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eut-on élaborer la question de la culpabilité sans poser, latéralement, la question des effets attachés à l’interprétation portant sur cette même culpabilité ? Ouvrir la seconde question invite à tenir compte de ce qui, dans l’opération psychanalytique, agit comme interprétation sédimentée. Sédimentation particulièrement évidente, lorsque ce qui est livré par le patient est d’emblée saturé d’interprétations supposées, comme dans la formule fréquemment posée d’entrée de jeu à la manière d’une certitude cautionnée par l’ensemble de l’appareillage psychanalytique : « je (me) culpabilise » ; comme si, face à ce constat, la complicité de l’analyste était hors de doute. Si le repérage de la culpabilité a eu, pendant un temps, un effet d’ouverture, de catalyseur de connexions inconscientes, il semble qu’actuellement la mise à jour de cette dimension risque parfois de provoquer un effet de confort interprétatif. Le démontage de l’illusion de culpabilité peut en effet être rencontré comme inscrit dans l’appareillage interprétatif transmis : on sait que le sentiment de faute nous enferme dans un « univers morbide » La culpabilité et l'éthique originaire Monique SCHNEIDER P

2 Schneider

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    eut-on laborer la question de la culpabilit sans poser,latralement, la question des effets attachs linterprtation portant sur cette mme culpabilit ?

    Ouvrir la seconde question invite tenir compte de ce qui, dans loprationpsychanalytique, agit comme interprtation sdimente. Sdimentationparticulirement vidente, lorsque ce qui est livr par le patient estdemble satur dinterprtations supposes, comme dans la formulefrquemment pose dentre de jeu la manire dune certitude cautionnepar lensemble de lappareillage psychanalytique : je (me) culpabilise ;comme si, face ce constat, la complicit de lanalyste tait hors de doute.

    Si le reprage de la culpabilit a eu, pendant un temps, un effet douverture,de catalyseur de connexions inconscientes, il semble quactuellement lamise jour de cette dimension risque parfois de provoquer un effet deconfort interprtatif. Le dmontage de lillusion de culpabilit peut en effettre rencontr comme inscrit dans lappareillage interprtatif transmis : onsait que le sentiment de faute nous enferme dans un univers morbide

    La culpabilitet l'thique originaire

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    dont il nest plus question dtre dupe. Le dmontage conduit alors faireapparatre lillusion de toute-puissance lie la position de soi commecoupable ou, dans certaines perspectives, il conduit renverser la directiondu vecteur culpabilisant, en se dcouvrant soi-mme comme otage delautre, un autre foncirement alinant, donc coupable potentiel.

    Le problme nest peut-tre pas tant de contester ces connexionsinterprtatives, connexions qui peuvent savrer efficaces, que desinterroger sur les risques de renversement pouvant affecter leur mise enuvre : fonctionner, non plus comme catalyseurs, mais comme billons oucomme agents de stagnation. Interrogation qui pourra conduire, non quelque dpassement des mises en relation auxquelles a recours le travailanalytique, mais une exploration senfonant du ct de lorigine : quelles fonctions a pu rpondre, pour Freud, ds ltablissement descoordonnes de lespace analytique, la revendication de culpabilit ?

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    L a f o n c t i o n d e l a c u l p a b i l i t d a n s L I n t e r p r t a t i o n d e sr v e s

    Alors que, dans les crits thoriques ou cliniques, la mise jour de laculpabilit constitue lun des axes du travail analytique, mais non sonvecteur dominant, il en va tout autrement si on senfonce dans le texte quiconstitue la fois une tentative de thorisation du rve et un itinraire auto-analytique. Dans cet crit fondateur, LInterprtation des rves, la rfrence la faute suppose apparat ds louverture de la bouche. Bouche oniriqueet oraculaire, celle de la patiente nomme, dans le rcit du rve, Irma. Labouche souvre bien , dit Freud. Bouche dlivrant essentiellement unmessage de souffrance : Si tu savais comme jai mal . Message quiintervient, non pas comme parole inaugurale, mais comme rponse .Rponse prcisment charge dune fonction de disculpation. La scneinterprtative onirique campe en effet un dcor plac sous le signe delthique : Freud adresse des reproches sa patiente, puis nonce uneformule qui peut tre reue comme dlivrant les fondements ou lun desfondements de lopration analytique : Si tu souffres encore, cest

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    rellement par ta seule faute1 . Culpabilit et souffrance se rpondent icien une structure de chiasme : est donne dabord linterprtationaccusatrice, accusation laquelle rpond laveu de la souffrance, mais larfrence la souffrance tait dj implique dans lnonciation dsignantla faute, puisque la proposition subordonne anticipait, par le truchementdu conditionnel, laveu de souffrance : Si tu souffres encore . La riposte laquelle se livre la patiente consistera donc seulement soulignerlintensit dune telle souffrance et son impact corporel : Si tu savaiscomme, maintenant, jai mal, la gorge, lestomac et au ventre, celamtrangle . En rponse laccusation faisant tat dune faute , lasouffrance nest pas seulement dite, elle est exhibe, tale dans son emprisecorporelle.

    La corrlation ainsi tablie entre la souffrance et la faute produit-elle uneffet douverture ou de fermeture ? En un sens, le nouage des deuxdimensions a une porte fondatrice et une direction essentielle du travailanalytique se trouve par l indique : cesser de se prsenter comme passifet chercher dans quelle mesure des dsirs ou des dfenses se trouventimpliqus dans ce qui est originairement vcu comme contrainte etimpuissance. Dans cette perspective, lnonciation profre par Freud enrve se trouve pourvue dune fcondit interprtative dcisive, si du moinson indique un inflchissement possible, dailleurs moins perceptible enallemand quen franais, de la culpabilit vers la responsabilit.

    Lnonciation fondatrice se trouve nanmoins habite, en un autre sens,par une corrlation archaque, faisant resurgir dantiques mises en scne ausein desquelles se joue la rfrence la faute. Si on se rfre un livrefondamental, mais non isol, le Livre de Job, on voit luvre le mmeenchanement de plaintes et de rponses que dans le rve dIrma. Job quidlivre des paroles de souffrance et daccusation, ses consolateurs opposentun discours qui fait de la prsomption de culpabilit une rponse lasouffrance : quil cherche en lui-mme les fautes quil a pu commettre ; lasouffrance qui lui est chue apparatra alors comme porteuse de sens,comme expression dun chtiment. Se trouvent donc nous dans ce textelaveu de souffrance, lappel la faute et la qute dintelligibilit : cest pourque la souffrance ne soit pas vcue comme mutilation du sens quadvient

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    le recours la culpabilit, recours ayant pour effet de dplacer lventuelscandale, la souffrance trouvant ainsi sinsrer dans le dploiement dunvaste procs. Exigence de causalit et exigence de culpabilit auraient ainsipour fonction de billonner la plainte qui sexprime dans lexhibitiondune souffrance.

    Dans une telle perspective, le recours la culpabilit pourrait tre pourvudune fonction dfensive : accuser pour ne pas entendre. Articulation quipourrait dailleurs tre comprise par rfrence aux jeux de langage analyss par Wittgenstein. Que signifie en effet le jai mal , envisag,non dans sa teneur informative, mais dans la performance en quoi ilconsiste ? Une telle nonciation peut en effet constituer un quivalentdeffraction, de mise en demeure ou de rupture dquilibre ; non pasmessage parmi dautres, mais manifestation pouvant se trouver chargedune dimension dagression potentielle. Le cest ta faute interviendraitalors comme riposte dfensive, tentative pour colmater la brche qui vientde sinscrire.

    On retrouve dailleurs un effet de clture analogue dans la faon dontFreud met fin au rcit qui livre lexprience traumatique de la chute et dela blessure la mchoire : Das geschieht dir recht , traduit par cest bienfait pour toi2 , expression qui renonce rendre le recours ce qui est recht : droit. Revendication fulgurante de culpabilit qui, en se rfrant un principe de justice immanente, a pour effet dannuler ce qui, danslaccident, intervient comme effraction dorigine externe. L o la matrisesubjective dfaille, le recours la faute permet, dans une certaine mesure,de rtablir magiquement la souverainet du sujet. Par ce biais, le recours la faute peut tre regard comme sinsrant dans des processusdannulation rtroactive, annulation post-traumatique. Laccusationadresse Irma par Freud rveur fait dailleurs cho la formule vindicativeque lenfant bless sadressa lui-mme.

    Il ne sagit dailleurs pas de rduire le recours la faute la seule fonctiondannulation ou de billon suturer la plaie, fermer la bouche , maisdtre sensible ce qui, dans le recours interprtatif au sentiment de faute,peut fermer la voie dautres mises en perspective. Si la fonction du recours

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    la faute peut tre de suturer la souffrance ou le trauma, on pourrait treamen parler de culpabilit-cran, tout comme on parle de souvenir-cran. La culpabilit agirait alors comme un cataplasme : couvrir unesouffrance ou un malaise dont on ne veut rien savoir.

    Coupable, non coupable ? Quel est le plus terrifiant ? La fonction dvolue la prsomption de culpabilit apparat au plus haut point nigmatique,si on sengage dans le dtail de l Analyse qui suit le rcit du rve dIrma.Freud y rassemble une srie dincidents, familiaux, intimes ouprofessionnels, qui le font apparatre comme travaillant au service de laParque funbre, incidents qui, loin de plaider en sa faveur lintrieur dece quil prsente lui-mme comme un vaste Plaidoyer3, semblent constituerautant de preuves charge. Ce qui nempche pas Freud, aprs avoirrassembl ce redoutable dossier, dinterprter ainsi le dsir qui aurait animlensemble du rve : ne pas tre responsable de la maladie dIrma (anIrmas Krankheit unschuldig zu sein)4. Conclusion la fois tonnante etlogique, reposant sur un a priori qui concerne lorientation du dsir ; apriori selon lequel la position du non-coupable est prfrable celle ducoupable, prfrence dans laquelle sengagerait le dsir pos lorigine durve.

    Nanmoins, si on accepte la corrlation tablie par Freud entre le travail dudsir et llaboration du rve, on peut se demander dans quel sens travaillele greffier qui a tabli les pices du dossier, pices aptes nourrir unrquisitoire plutt quune plaidoirie. Immdiatement avant dnoncer laconclusion concernant le dsir luvre dans le rve, dsir de ne pas treresponsable de la maladie dIrma , Freud avance une remarque qui semblealler dans un sens diamtralement oppos celui qui va se trouver promu : Cela vaut la peine de le remarquer : on trouve aussi, dans ce matrielconstitu dun ensemble de penses, des souvenirs pnibles, qui parlent enfaveur de laccusation porte par mon ami Otto plus quils ne contribuent ma dfense5 .

    Quelle est donc lintention secrtement poursuivie par le rve et parlample tissu associatif qui lenserre ? Tout semble se passer comme si, dansle texte qui labore cette question, deux rdacteurs brouillaient leurs

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    critures : la voix du procureur et la voix de lavocat. Il est vrai que cettedernire lemporte, lorsquil sagit de prciser le cadre lintrieur duquelprend place le rcit du rve et ce que Freud nomme l Analyse . En effet,immdiatement avant le texte du rve, Freud dit son intention dcrire, ausujet dIrma, un texte clinique valant comme justification (Rechtfertigung)6, donc comme dfense de lventuel inculp. Positionraffirme en fin de chapitre, immdiatement aprs qua t produite laremarque portant sur le caractre quivoque des lments pouvant servir depreuve charge ou dcharge. Cest aprs avoir pris la mesure du caractreinquitant du dossier que Freud donne, concernant le rve, le verdict final :dsir de ne pas tre responsable de la maladie dIrma . Un tel dsir, dontlefficience na pas tre conteste, ne saccouple-t-il pas secrtement avecle dsir antagoniste, celui dtre reconnu responsable ou coupable ?

    Un point de traduction exige dailleurs de se trouver prcis au passage. Levu revendiqu par Freud concerne la position de non-culpabilit plutt que de non-responsabilit , puisque le terme allemand estunschuldig. La traduction en franais exige nanmoins le passage constantdun terme lautre, dans la mesure o on est coupable dune action, nondun tat de fait, ce qui rend impossible de traduire par non coupable dela maladie dIrma . Cette contrainte lexicale entrane-t-elle le risque duncontre-sens ? Une tradition humaniste nous invite en effet distinguer laculpabilit, suspecte de connotations religieuses, et la responsabilit,solidaire dun idal humaniste et lac. Le travail analytique est parfoiscompris comme devant favoriser le passage dun registre lautre.

    Or lun des enjeux du texte freudien peut effectivement recouper cetteperspective, dans la mesure o la dernire page de LInterprtation des rvesconstitue une invitation revendiquer la responsabilit (Verantwortung)de nos rves immoraux7 , mais la coupure entre les termes de Schuld et deVerantwortung nest pas aussi rigoureuse que le voudrait une lectureidaliste. Dans la rflexion faisant suite lanalyse du rve dIrma, Freudcrit au sujet de la conclusion laquelle aboutit le rve : Quant laresponsabilit (Verantwortung) au sujet de ltat de sant dIrma, le rvemacquitte (spricht mich frei)8 . quelques lignes de distance, la mmesituation se trouve nonce en faisant rfrence la culpabilit (Schuld) ou

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    la responsabilit (Verantwortung), sans que soit revendique unediffrence entre ces deux registres.

    Si une alternative travaille en sourdine le texte, elle doit reposer, non surla coupure entre culpabilit et responsabilit, mais plutt sur lcart entreles deux visages de la culpabilit : la fois menace et recours. La questionen vient ainsi se resserrer : quelle serait donc lconomie dunerevendication de culpabilit ? Question qui se rpercute sur plusieursniveaux, sans quil soit ncessaire de poser une lecture comme livrant la cldu processus pris dans son ensemble.

    loccasion dun retour au rve non vixit, le rseau associatif reconduit lnonciation qui scande aussi bien le rcit de laccident traumatique quela rponse onirique adresse Irma : dans la lutte mort qui se joue avecle rival, rintervient en effet, dans la proximit de la scne du cimetire, le cest bien fait pour toi vindicatif et accusateur ; reproche qui est alorsadress celui qui est mort. la suite de quoi sbauche une brve ftemaniaque : ce nest pas moi qui suis mort, mais lui . Le travailinterprtatif qui dcle un tel mouvement conduit Freud une ractionquelque peu sidre : On ne peut pas se dissimuler quil faut une grandematrise de soi pour interprter et communiquer ses propres rves. On doitse dvoiler comme lunique sclrat parmi les nobles mes avec lesquelleson partage lexistence9.

    La juxtaposition de ces deux termes, unique sclrat , laisse apparatreune trange conomie interne : dune part, aveu dun sentimentdindignit, sentiment qui pourrait conduire celui qui le confesse vouloirrefluer dans lombre ; dautre part, prsentation de soi comme unique .Si lourde porter que soit la revendication de culpabilit, elle semble trepourvue dune fonction singularisante : disparition de lautre qui sesttrouv en position de victime, quil sagisse de la patiente menace ou delami imaginairement envoy au cimetire ; disparition qui permetlquivalent dune lection maudite, de lmergence de soi comme porteurde larme destructrice, comme sombre vicaire des Parques.

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    Si inconfortable que soit la dnonciation de soi comme coupable, elle offreen effet lavantage de situer le coupable du ct de ce qui prside la vie et la mort, non du ct de ce qui souffre, se trouvant ainsi condamn lavulnrabilit. Il sagit peut-tre moins de se penser comme coupable de telou tel mfait, ce qui limite la revendication de toute-puissance quelqueterritoire singulier, que de se placer, par rapport au jeu du destin, du ctdes puissances qui y prsident. Prise de hauteur et prise de distance sontalors ncessaires pour que soit neutralise la plainte mise par lautre, le situ savais comme jai mal qui risquerait de constituer un autre centre degravit autour duquel viendrait sorganiser la mise en scne. Comme Ulyssesattachant au mt du vaisseau ou remplissant de cire les oreilles de sesmatelots pour que ne soit pas entendu le chant des Sirnes, il sagit, enconstruisant le territoire insulaire dont sempare l unique sclrat , demettre fin une coute ouverte ou un appel ; autant dlments chargsdune menace quil sagit docculter.

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    L a m i s e v i e c o m m e t r a n s g r e s s i o n n i g m a t i q u e

    Dans la menace, diffuse ou aveuglante, de culpabilit, une dimension setrouve souligne par les approches tant thoriques que cliniques : lerapport la mort. Derrire limage de l unique sclrat , se profile lasilhouette de celui qui sera le meurtrier du pre. On rencontre la mmeprgnance du thme de la mort dans le dossier accusateur qui est rassembl la suite du rve dIrma. Dans cet entrelacs de fautes supposes, lactemdical est la cible dun clairage impitoyable : danger attach au remde,en loccurrence la cocane, qui peut aussi bien soulager la souffrance quemettre en danger la vie, proximit de ce qui gurit et de ce qui tue. Lesulfonal sinscrit dans ce sillage dinventions incertaines, lintrieurdesquelles lagent de vie se distingue mal de lagent de mort. Ensemble defautes professionnelles qui servent peut-tre dcran pour dissimuler unescne plus intime :

    La malade qui a succomb lintoxication portait le mme prnom quema fille ane. Jusqu prsent je navais jamais song cela ; cela

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    mappa ra t ma intenant comme une sanct ion du des t in(Schicksalsvergeltung). Tout se passe comme si la substitution de personnesse poursuivait ici dans un autre sens : cette Mathilde pour lautre ; il pouril, dent pour dent. Il semble que jaie recherch toutes les circonstanceso je pourrais me reprocher quelque manque de scrupules sur le planmdical10.

    lintrieur du jeu de substitutions que rvle Freud, on nassiste passeulement un change portant sur la victime suppose, mais, plusfondamentalement peut-tre, un changement de registre. La remarquequi clt cette analyse du jeu de permutations invite en effet recevoir lafaute professionnelle comme cran permettant dabriter des forfaits situssur un autre plan ; do la stratgie mise en uvre par Freud : rechercherles occasions pour sattribuer une faute mdicale. Registre quipermettrait peut-tre de voiler une faute quil est difficile de prsentercomme manquement : la responsabilit ou la culpabilit qui serait attache la production de la vie, lintrieur dun cadre indissolublement rotiqueet familial. Faute quon serait tent de dire inconcevable, tant elle renvoie un interdit dont il est presque impossible de dployer lnonc.

    Autant la faute professionnelle se prte une exhibition publique, dans sapossibilit de devenir la cible dune dnonciation, autant la faute ventuellequi serait lie la production de la vie apparat comme non rationalisable,comme chappant toute mise en forme symbolique. Un tel interdit nepeut sapprhender que sous une forme indirecte et masque, se cachant enquelque sorte derrire une lgislation se prtant lnonciation officielle.On comprend alors que la faute professionnelle, en particulier la fautemdicale, puisse apparatre comme le lieu dinscription privilgi rendantpossible une dnonciation.

    Or, dans la situation qui sert de contexte au rve dIrma, se trame uneentreprise ayant trait la mise en route dune vie. Lallusion la scneintime se glisse dailleurs dans un lieu textuel quon pourrait dsignercomme situ dans le sous-sol de la page, dans la contre viscrale delcriture. Cest aprs avoir voqu la pleur dIrma et le thme des faussesdents que Freud fait apparatre une autre personne , qui est demble

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    situe dans un champ nappartenant pas la responsabilit mdicale durveur : Elle nest pas non plus ma patiente et je naimerais pas lavoirpour patiente11 . Aprs cette rduplication du statut de non-patiente,intervient la note de bas de page, venant rvler la dimension prive de lapersonne concerne :

    Cest cette troisime personne galement quil convient de rapporter lesmaux de ventre au sujet desquels je ne me suis pas encore expliqu. Il sagitnaturellement de ma propre femme. Les maux de ventre me rappellent uneoccasion o je maperus clairement de sa pudeur. Je dois convenir que,dans ce rve, je ne suis pas trs aimable pour Irma et pour ma femme12.

    lintrieur de la stratification typique du travail du rve et du jeuinterprtatif, on se trouve en prsence dune superposition de scnes, lascne mdico-professionnelle permettant la fois dexprimer parprocuration et de voiler ce qui se joue avec la femme pose comme non-patiente. La seringue se charge alors dune double signification, ce queDidier Anzieu a labor dans son travail sur lauto-analyse de Freud : lafois instrument mdical et membre viril, injectant dans la non-patiente unliquide sminal. Liquide plac sous le signe de limpuret, puisque laseringue ntait pas propre (rein) . Le terme rein renvoie en effet ce quichappe la souillure ; il peut dsigner ce qui est propre , mais aussi cequi est vierge, immacul . La faute renverrait-elle lopration qui, touten pouvant tre fantasme comme souillure impose la femme, sert enmme temps de prlude lmergence dune vie ? On sait que le ventresouffrant, celui de la femme de Freud, abrite une vie embryonnaire qui sedvoilera plus tard comme tant celle dAnna.

    En quoi la faute vitale peut-elle se trouver dans un rapport de substitutionmtaphorique avec la faute mdicale, qui fait planer une menace de mort ?On peut videmment arguer du risque de mortalit li laccouchement et la naissance, mais il sagirait peut-tre dune rationalisation permettantde masquer la droute qui peut semparer du champ reprsentatif, lorsquilsagit de concevoir ce que peut reprsenter le lancement dune vie nouvelle.Freud a reconnu que la mort tait irreprsentable pour linconscient, maisil est possible que lmergence dune vie nouvelle le soit tout autant,

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    dautant plus que la violence quelle reprsente peut tre difficilementrationalisable. Nanmoins, il est possible que la ncessit dans laquellenous sommes, pour exister, davoir t conus, soit proprementinconcevable. Inconcevable qui a t plac par l laborationpsychanalytique dans la proximit de la scne primitive, mais qui atteintdautres champs : comment peut-il en rsulter une expansion du nombredes vivants ? La reprsentation de soi comme non encore n ou non encoreconu est probablement tout aussi vertigineuse que la reprsentation de lamort, mais, tant donn la complicit qui noue lmergence de la question pourquoi ? et le vu infanticide, la perplexit lie la naissance setrouve localise, dans lapproche psychanalytique, du ct de la rivalitentre enfants, hypothse qui permet dviter partiellement la dimensiontraumatique attache la reprsentation de soi comme non encore n.

    Le recours des contes, en particulier celui de La mort marraine des frresGrimm, permettra de poser des chanons intermdiaires, nous mettantpeut-tre sur la voie de reprsentations la fois efficientes et inavouables.La fin du conte nous conduit en effet dans un sous-sol peupl de bougies,chaque flamme reprsentant une vie ; or une flamme nouvelle ne peutsallumer que si une autre steint, comme si la naissance ntait possiblequen sinsrant dans un systme dchange des vies. Thme que rencontredailleurs Benveniste en tudiant les institutions indo-europennes. Unereprsentation de la filiation semble en effet sarc-bouter sur lquivalenceentre la naissance du petit-fils et le retour du grand-pre, lenfant tantappel un petit grand-pre . Benveniste interprte ainsi cette lecture :

    proprement parler, il ny a pas naissance, parce que lanctre na pasdisparu, il a seulement subi une occultation. [...] Le jeune enfant estcomme la reprsentation diminutive de lanctre quil incarne : cest unpetit grand-pre qui renat avec un saut par-dessus une gnration13. )

    Quil sagisse de la filiation meurtrire du conte ou de la filiation parrincarnation, un mme prsuppos est luvre : lmergence dunnouvel enfant ne saurait se concevoir comme non violente. Soit la flammenouvelle exige lextinction dune autre, soit lapparition dune flammenouvelle est dnie : il ny a pas naissance . Reprsentation continuiste

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    qui est dailleurs agissante dans lenchanement associatif qui fait suite,chez Freud, au rve de la dissection anatomique. Apparat en effet unetrange figure dfiant le monde de la gnration et de la corruption ; Freudse rfre cet trange roman dans lequel lidentit dun personnage semaintient pendant une succession de gnrations couvrant deux milleans14. Figure qui sinsre parfaitement dans lune des reprsentations quihante la thmatique freudienne de la filiation, celle de lenfant-revenant15.

    La lecture continuiste exige sans doute dtre rfre une autrereprsentation quelle tente de dsamorcer : celle de lenfant dont lanaissance constitue lquivalent dun meurtre. Tel est en effet le premiertemps du mythe dipien : avant mme quil y ait eu naissance, loracleprsente celui qui va natre comme futur meurtrier ; do la ncessit deneutraliser prventivement cette naissance-meurtre. Il est significatif queFreud nait retenu, pour poser les fondements de la psychanalyse, que cequi constitue le second temps du mythe : non pas ce qui concerne lattentede lenfant et la raction des parents, mais ce qui a trait aux actes quipeuvent tre attribuables dipe. Le parricide et linceste peuvent en effettre poss comme transgressifs ; comment la naissance serait-elle regardecomme transgression, mme si, un niveau inconscient de lecture, elle estapprhende comme menace ?

    Il serait dailleurs factice dattribuer un tel masquage reprsentatif uneopration de dguisement. Mieux vaut reconnatre en ce lieu un pointdachoppement, un irreprsentable aussi dcisif que celui qui atteint lareprsentation de la mort. Tout se passe comme si la reprsentation de lasocit comme constitue dun nombre limit de personnages,personnages lis entre eux par un contrat tacite ou explicite, rendaitimpensable la survenue dun tre nouveau, tre non-contractant. La loiprotge lensemble des vivants, enserrant leurs actes dans un rseau dejustifications ; elle ne saurait prescrire lapparition de tel vivantsupplmentaire. Enfant apprhend comme agresseur virtuel, commerisquant de disloquer le groupe des contractants. Sentiment dinterdit quia dailleurs pour corollaire, lorsque la brche est salue et accueillie, lapossibilit du merveilleux, version festive de linjustifiable. Trs souvent,seule cette dernire version se trouve officiellement reconnue, dniant ainsi

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    la lecture plus sombre. On assiste dailleurs actuellement un gommageculturel de la version plus noire. Dans les recueils des contes de Grimm quise livrent une slection, comme dans celui qua produit Marthe Robert,se trouvent limins tous les contes qui mettent en scne la mort dunenfant innocent et merveilleux et qui rpondent une structure assezdiffrente du modle optimiste propos par Greimas. Le thme dune restitution de lordre , thme pos comme marquant la fin du conte, nesavre pertinent que si on fait de la mort de lenfant le prolongement dunetelle restitution de lordre , la vie, dans sa dimension dmergencenaturelle, tant alors pose comme ce qui trouble la paix des cimetires.

    Le thme qui fait apparatre lenfant comme tant la fois porteur dunemenace et expos une menace raffleure peut-tre la fin du rve dIrma,dans le fragment o est envisage l limination du poison . Poisonqui est dailleurs en attente dune connexion associative. Dans les TroisEssais, Freud envisagera en effet la chimie sexuelle en lapparentant auxeffets provoqus par une intoxication. Le thme du poison pourrait ainsiapparatre en un lieu de carrefour : conjonction de la sexualit et de laprocration. Conjonction qui, avant dtre proprement parler coupable,apparat, en un sens, comme impensable. On croit vouloir faire lamour eton fait des enfants, comme si la puissance de vie semparait dun champdestin la rencontre, pouvant ainsi faire effraction dans un systmeintentionnel. Ne revient-on pas ainsi une dualit qui sest peut-tretrouve recouverte par limportance accorde la dualit vie-mort ? Cesten effet en distinguant la vise de la sexualit de celle qui animelautoconservation que Freud a fait apparatre deux vecteurs pulsionnels :lun serait orient vers la survie individuelle, lautre vers la survie delespce. Notion quil est difficile dlaborer, tant lorientationindividualiste caractrise le champ culturel dans lequel sinsre lapsychanalyse, mais dont le caractre nigmatique pourrait tre rapport cet autre irreprsentable qui marque le lieu de la naissance.

    Dans bien des parcours analytiques, nest-ce pas en ce lieu darticulationindductible, incomprhensible selon les exigences dune approchesacharnant sparer les maillons dune chane causale, quapparat unsentiment diffus de culpabilit ? Raction frquente chez des hommes

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    pendant la grossesse de leur compagne, quand lenfant nest pas encore l,comme si le champ du vouloir propre se trouvait dbord. Lexasprationvolontariste un enfant si je veux, quand je veux peut apparatrecomme une dfense venant protger contre lentre dans cet autre espace ;espace dsorientant une vision planifiante du vouloir.

    Interprtant le rve inquitant dune femme, rve infanticide, Freud arecours une expression o peut se dire la connexion entre lentre delenfant dans le ventre maternel et tout un univers daccusations. La jeunefemme, dit Freud, aurait aim jouir quelque temps encore de sa libertavant les misres (Beschwerden) de la maternit16 . Le terme allemand estlui-mme lourd de connotations quil est impossible de rendre en franais ;il renvoie aux misres et aux infirmits aussi bien quaux plaintes,griefs, rclamations et aux charges . Le sentiment de culpabilit neconstituerait-il pas lquivalent dun comportement de couvade : unefaon, pour Freud, daccompagner la grossesse de sa femme, de porteraussi, sa manire, une part du poids et de se rinscrire, en tant quecooprant actif, dans un processus qui droute les points de represubjectifs ou individualistes, ceux qui balisent la vise de conservation ?

    Dans la mesure o ros, dpassant le service de lindividu, peut tre vucomme travaillant en vue dune continuation de la vie, napparat-il pas, dumme coup, sous un jour trange, comme sil contribuait la mise mortdes territoires individuels ? Lun des visages de la culpabilit pourrait alorsapparatre en ce lieu de crise, lieu o sarticulent des dimensionshtrognes et o se dvoile la violence inflige la culture, dans sonvouloir gestionnaire, par la nature, semployant drouter la planification.Do, parfois, la honte ou la gne semparant de laveu par lequel unhomme annonce quil va tre pre, comme si les lois de la vie staientjoues de lui. Droute qui, videmment, peut atteindre de plein fouet lelieu o la femme tente de sorienter quant son dsir.

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    Ce qui affleure la limite de llaboration consciente, lorsquil sagit duncontexte culturel dit civilis, se trouve gnralement mis nu par Freud,grce au truchement opr par un mcanisme de procuration. Laprogression thorique, telle quelle se dveloppe dans Totem et tabou, estrvlatrice cet gard. On retient gnralement le moment terminal, o sedonne larticulation entre le meurtre du pre et la naissance dune loiposant les fondements de lthique et du social, mais on coupegnralement cette conscration finale du reprage initial donn par Freudconcernant le lieu primordial de lthique. Le tabou des primitifs est eneffet demble pos dans son articulation avec les formulations les plusaigus de la morale civilise :

    Nous avons une vague ide que le tabou des primitifs de la Polynsie nenous est pas aussi tranger que nous tions disposs le croire toutdabord ; que les prohibitions, dictes par la coutume et par la morale,auxquelles nous obissons nous-mmes, sont, dans leur tre mme, dans unrapport de parent avec le tabou primitif et que lexplication de la naturepropre du tabou pourrait projeter une certaine lumire sur lobscureorigine de notre impratif catgorique17.

    Laffirmation dun rapport de parent surprend dautant plus que, danscette tape de la recherche, Freud met devant nos yeux des exemples quisemblent nous renvoyer la terreur sacre plus quaux impratifs quicommandent lthique :

    Celui qui a eu le malheur de violer une de ces prohibitions devient lui-mme prohib et interdit, comme sil avait reu la totalit de la chargedangereuse. Cette force est inhrente toutes les personnes qui prsententquelque chose de particulier, aux rois, aux prtres, aux nouveaux-ns ; elleest inhrente tous les tats quelque peu exceptionnels, tels que lamenstruation, la pubert, la naissance ; ou des tats mystrieux, tels quela maladie, la mort, tout ce qui est susceptible de se rpandre et de semerla contagion18.

    Les rois et prtres, dtenteurs dune charge dangereuse lie lexercicede leur pouvoir, annoncent le sort qui sera, en fin de parcours, rserv au

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    pre. Le fait quils soient exposs linterdit est donc comprhensible dansla logique freudienne. Comment les nouveaux-ns peuvent-ilsapparatre dans le sillage de ceux qui sont poss comme reprsentants dupouvoir ? Freud tablit ici une connexion quil ne reprendra pas soncompte dans la fin du texte. Lexigence thique est en effet situe, lors decette brve incursion exotique, dans le voisinage de ce qui a trait laproduction de la vie : les nouveaux-ns, la menstruation, les tats depassage la pubert. Une vie apprhende comme contagionincontrlable, comme mouvement de se rpandre. Menace associe cellede la maladie et de la mort, mais sans que la terreur lie la mort permettedocculter leffroi li la contagion de la vie. Est-ce linvitation comprendre autrement la peste qui menace Thbes, peste faisantraffleurer le thme dune naissance annonce la manire dune menaceplanant sur le pouvoir ?

    Associ au tabou qui concerne lexercice du pouvoir, apparat ainsi untabou touchant au fonctionnement du vivant : naissance, croissance, vie susceptible de se rpandre et de semer la contagion . Il ny a dailleurs pas tenter dassagir le texte en ramenant lunit ce que Freud dsigne icicomme tant au fondement de lthique. Deux principes sont ici luvre : principe dunit dans la mise en place de pouvoirs officiels,principe de multiplicit vivante, relativement incontrlable19. Deuxdirections dont la premire est souvent appele recouvrir la seconde, cettedernire tant apprhende comme droutant le projet de matrisethorique. Maria Torok a fait remarquer la faon dont la figure de Mose,dans luvre de Freud, occultait celle dAbraham. Le thme des tables dela Loi ne vient-il pas stabiliser, au risque de la ptrifier, une promesse qui,avec Abraham, souvrait sur lexpansion de linnombrable ? Une certainepassion de lthique ou de la loi peut, dans une certaine mesure, refoulerce qui est prsent comme le dsir majeur dAbraham : dsir dunedescendance innombrable.

    La tension entre les deux exigences envisages est en travail dans le pomeparodique envoy par Freud Fliess, pour fter la naissance du fils de cedernier :

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    Salut au pre qui, tout au fond du calcul, a trouv endiguer la puissance du sexe fmininPour quil porte sa part dobissance la loi20.

    La loi surgit ici au sein dun mouvement visant endiguer une expansionfantasme comme incontrle, dbordante, comme si la vie se manifestaitdans un mouvement de dsobissance fondamentale lgard de la loi,comme si, assigne rsidence dans le lieu fminin, elle reprsentait unfoyer de rbellion. Or cest prcisment le dpaysement provoqu parlengagement dans des cultures vues comme primitives, comme nemenaant pas de semer quelque contagion en territoire civilis, qui permet Freud, dans ces analyses incipiales de Totem et tabou, de rinsrer dansune perspective thique des territoires quil prfrait tenir lcart. Le continent noir polynsien, dans son rapport un pullulement vital,nentretiendrait-il pas une complicit secrte avec le continent noir fminin ? Constitue-t-il ce qui doit tre soumis la loi ou ce qui est capabledinitier une autre dimension de lexigence thique ? Dimensioninhrente une contre situe en de de ce qui se met en place partir dela structure dipienne ?

    La structure bifocale qui se dessine dans luvre de Freud apparat demanire plus manifeste au niveau de lhritage. La dualit de la vie et de laloi est au centre de la conception lacanienne de lthique ; conception partir de laquelle peut tre rinterrog le texte freudien. Partant de la figuredAntigone, Lacan situe en effet lthique dans un mouvement detranscendance radicale lgard de la temporalit propre au vivant :

    une poque qui prcde llaboration thique de Socrate, Platon etAristote, Sophocle nous prsente lhomme et linterroge dans les voies dela solitude, et nous situe le hros dans une zone dempitement de la mortsur la vie, dans ce rapport avec ce que jai appel ici la seconde mort. Cerapport ltre suspend tout ce qui a rapport la transformation, au cycledes gnrations et des corruptions, lhistoire mme, et nous porte unniveau plus radical que tout, en tant que comme tel il est suspendu aulangage21.

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    Dans une telle perspective dualiste, la vie est situe du ct de la nature, delinfra-humain, et la passion thique se donne comme anticipation dunemort situe au-del de toute menace de corruption. Mort absolutise,indiquant le champ o se meut le hros. Cest cette vise quest rapportela parole que, dans dipe Colone, Lacan attribue tort dipe22, alorsquelle est prononce par le chur : , ntre jamais n . Parole posecomme la parole dernire ddipe et qui se trouve ainsi retraduite lafin du Sminaire : Plutt, ne pas tre23. Traduction qui gomme larfrence la temporalit du vivant, puisque ce qui est en question nest pasle fait dtre, mais le fait d tre n ou de ne pas tre n (m phynai),terme qui renvoie au radical prsent dans physis. Lacan radicalise ainsi cettevise :

    Cest l la prfrence sur laquelle doit se terminer une existence humaine,celle ddipe, si parfaitement acheve que ce nest pas de la mort de tousquil meurt, savoir dune mort accidentelle, mais de la vraie mort, o lui-mme raye son tre. Cest une maldiction consentie24.

    Lacan fait ainsi saillir une ligne de partage qui est effectivement prsentedans le paysage freudien lutte laquelle se livrent le dferlement vivantet la loi anti-conceptionnelle, anti-vie , mais cette dualit de rgnesfait-elle lobjet, chez Freud, dune lecture manichenne : opposition dudsordre et de lordre ? Il peut tre intressant de se rfrer au passage loccasion duquel Freud rencontre, sans dailleurs le rattacher au tragiquedipien, le m phynai promu par Lacan comme nonant la viseultime de lthique. Changement de contexte : cest prcisment dans sonanalyse portant sur le trait desprit que Freud rencontre cette formulegrecque :

    Ne jamais tre n, voil lidal pour les mortels fils de lhomme ! Mais,ajoutent les sages des Fliegende Bltter, cest peine si cela arrive une fois surcent mille . Cette addition moderne ce prcepte de la sagessetraditionnelle est un non-sens absolu. [...] Elle dmontre que ce prcepteuniversellement respect ne vaut gure mieux quun non-sens. Qui nestpas n nest pas un fils de lhomme, il ny a donc pour lui ni bien, nimeilleur25.

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    Raction qui ne tmoigne daucune complicit lgard du rgne de la non-vie ; cest au contraire la drision tourne contre le vivant qui semble elle-mme drisoire. Un tel mouvement de dgagement lgard de lafascination tragique peut tre mis en rapport avec les brves analysesprsentes au dbut de Totem et tabou : le monde du vivant est alorsapprhend, non pas comme enferm dans une rgulation naturelle quiservirait dobjet dtude aux sciences de la nature, mais comme provoquantune raction de terreur sacre. Le mode de production de la vie, dans sescaractres de contagion, de dissmination et douverture sur le multiple, estdonc repris lintrieur du systme culturel pour faire lobjet dun taboupos comme fondement originaire de la prescription thique et del impratif catgorique .

    Univers de la contagion qui travaille en sens inverse de celui que tenteddifier le recours la culpabilit. Autant cette dernire travaille au servicedune finalit de cloisonnement cest lui qui, cest moi qui , autant laprise en compte de la propagation vivante dbouche sur un univers de contagion , comme si la vie travaillait rendre permables les frontiresidentitaires. Il ne sagit dailleurs pas doprer un choix entre ces deuxmodles de lexigence thique, mais de faire apparatre un mouvement delun lautre, de faire en sorte que la subjectivation dipienne nenterre pastrop radicalement une structure plus archaque, la fois inquitante etcapable de maintenir ouverte une complicit lgard du vivant, un vivantrinsr dans un regard culturel qui le pose la fois comme transgressif ,inquitant et prometteur.

    Les traces laisses dans luvre freudienne par cette lecture de lexigencethique peuvent tre situes dans un texte du dbut, lEsquisse. Cest eneffet en analysant lcoute de la dtresse que Freud fait apparatre un modedintrication des diffrents systmes psychiques, mode fait dempitementet de procuration, la lecture du cri exigeant non seulement l aidetrangre constitue par les soins, mais, prioritairement, une lectureopre de lextrieur, par un tre que Freud nomme le Nebenmensch. trequi nest dailleurs pas enferm par Freud dans la fonction consistant porter secours, puisquil rapparat, dans un autre passage de lEsquisse,

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    comme tant lui-mme metteur dun cri. Un cri dans lequel lenfantrentendrait son propre cri. Freud dit en effet concernant ce premier objetquest le Nebenmensch : Lorsque celui-ci crie, le sujet se souvient de sespropres cris et revit ses propres expriences douloureuses26 . Cest cetteexprience, non dpourvue deffets de brouillage et de contagion, queFreud pose aux fondements de lthique :

    Lorganisme humain, ses stades prcoces, est incapable de provoquercette action spcifique qui ne peut tre ralise quavec une aide trangre(fremde Hilfe) et au moment o lattention dune personne exprimentese porte sur ltat de lenfant. Ce dernier la alerte, du fait dune dchargese produisant sur la voie des changements internes (par les cris de lenfant,par exemple). La voie de dcharge acquiert ainsi une fonction secondairedune extrme importance : celle de la comprhension mutuelle. La dtresseinitiale de ltre humain devient ainsi la source originaire de tous les motifsmoraux (die Urquelle aller moralischen Motive)27.

    Ny a-t-il pas antagonisme entre cette permabilit dcoute, se nourrissantdune attention ouverte sur linfra-subjectif Winnicott et NicolasAbraham28 sauront en rendre compte et le sentiment dtre accul, dansle rve dIrma, une limite de lcoute, limite de lattention porte laplainte ? Moment de rupture qui, en sectionnant ce qui peut apparatrecomme de lombilical continu, fait surgir, la manire dun recours, lapense de la faute. Pense sefforant de mettre un terme la permabilitde lcoute, pour tracer des territoires subjectifs vus comme tanches,comme sefforant dendiguer un rgime de contagion inscrit dans levivant.

    Endiguer ce qui, dans le rve, senracine aussi bien dans le cri primordialque dans la bouche fminine. Do la possibilit de faire raffleurer unthme freudien, passant parfois pour dsuet : la spcificit de la positionfminine dans son rapport au surmoi. Thme qui peut se retrouver taysur de nouvelles exigences : si lunivers de la faute, tel quil sarticule dansune problmatique dipienne, peut servir de billon pour faire taire uneplainte de femme, ne peut-on dceler une complicit souterraine entre lefminin un fminin connect au maternel et ce qui sorigine danscette Urquelle (source originaire) de tous les motifs moraux , sourcequi dsoriente les repres sparateurs ?

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    1. LInterprtation des rves, trad. Meyerson-Berger, Paris ,1967, P.U.F., p . 99.Traduction modifie. Die Traumdeutung. Studienaussgabe, S.Fischer Verlag,Frankfurt am Main, 1972, p. 127, (Dsormais, IR, p. 99, SA, p. 127).

    2. IR , p.477. SA,p.534. Jai analys la fonction de cette nonciation dans Pre, nevois-tu pas...?, Paris, Denol, l985.

    3. En franais dans le texte. IR, p.lll, SA, p.133.

    4. IR, p.112, SA, p. 139.5. IR, p. 112, SA, p. 139.

    6. IR, p. 99, SA, p. 127.7. IR, p. 525, SA, p. 587.

    8. IR, p. ll0, SA, p. 137.

    9. IR, p. 414, SA, p. 467.10. IR, p. 104, SA, p. 131.

    11. IR, p. 103, SA, p. 130.12. IR, p. 103, note 1, SA, p. 130.

    13. Vocabulaire des institutions indo-europennes, t. I, Paris, Minuit, 1969, p. 235.

    14. IR, p. 387, SA,p. 439.15. Thme analys lors dune prcdente tude : Pre, ne vois-tu pas.... Le pre, le

    matre, le spectre dans LInterprtation des rves, op. cit., p. 165 177.

    16. IR, p. 116, SA, p. 144.17. Totem et tabou, Paris, Payot, 1980, p.33-34, G.W., IX, p. 31-32.

    18. Ibid., p. 33, G.W., IX, p. 31.

    19. Le thme du vivant envisag dans sa complicit avec linnombrable est au centredun des rves analyss dans La Part de lombre, Paris, Aubier, 1992, p. 161-166.

    20. Cit par Max Schur in La Mort dans la vie de Freud, Paris, Gallimard, 1975,p. 245-246.

    21. Le Sminaire. Livre VII. Lthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 331.22. Ibid., p. 292.

    23. Ibid., p. 353.

    24. Ibid., p. 353.25. Le Mot desprit et ses rapports avec linconscient, Paris, Gallimard, 1979, p. 91.

    26. in La naissance de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1956, p. 348.27. Ibid., p. 336.

    28. Le thme dvelopp par N.Abraham ce creux de mre en nous avec son creuxdenfant nous reconduit ce lieu,indissolublement ombilical, infantile etmaternel, o la subjectivit nest pas pose dans la segmentation. In Parenthmes, Introduction Hermann in I.Hermann, Linstinct filial, Paris,Denol, 1972, p. 19.