30
1 Trois nouvelles publiées sous le pseudonyme de Bolotessa 1) L'OEIL 2) [email protected] 3) TOHU-BOHU AU PARADIS L'ŒIL Texte paru dans le magazine « Nouvelle Donne » en mars 2001. (Sélectionné à l’unanimité par le comité de rédaction). Moustaire était en train de se raser quand son dernier œil s'échappa de son orbite gauche. Pour tout dire, cela ne le surprit guère. Il l'avait auguré. Depuis quelques jours même il y pensait un peu trop souvent. On ne pouvait dire qu'il l'avait souhaité, évidemment, mais il s'était résigné à l'idée de n'avoir plus l'usufruit de son regard bleu gris qui plaisait tant aux femmes et par lequel il était passé maître dans l'art de canaliser les émotions qu'il souhaitait manifester, ou de forclore celles qu'il voulait escamoter. Pour le moment, en tout cas, barbouillé de crème sur la moitié du visage, il ne put s'empêcher de pester. Cinq minutes plus tard il aurait pris la chose sans cet éclat. Moustaire posa le rasoir mécanique sur la tablette sans rien casser et partit à tâtons à la recherche de son œil. Sans doute avait-il roulé dans le lavabo ; conviction vite démentie par l'inspection infructueuse des parois lisses de la vasque. Il ne pouvait s'être coincé dans le siphon, car Moustaire avait pris la précaution de l'obstruer. Il avait eu beau s'être attendu à cette privation imminente du sens auquel il tenait le plus, pendant une ou deux secondes il s'était figé de stupeur et une pensée fugace lui avait traversé l'esprit : "cela aurait pu se produire au beau milieu d'une foule, dans la rue ou le métro". Il y avait moindre mal, car il se trouvait chez lui, qui plus est dans plus petite la pièce de l'appartement ; il le dénicherait facilement.

3 nouvelles

Embed Size (px)

Citation preview

1

Trois nouvelles publiées sous le pseudonyme de Bolotessa

1) L'OEIL

2) [email protected]

3) TOHU-BOHU AU PARADIS

L'ŒIL

Texte paru dans le magazine « Nouvelle Donne » en mars 2001. (Sélectionné à l’unanimité par le comité de rédaction). Moustaire était en train de se raser quand son dernier œil s'échappa de son orbite gauche. Pour tout dire, cela ne le surprit guère. Il l'avait auguré. Depuis quelques jours même il y pensait un peu trop souvent. On ne pouvait dire qu'il l'avait souhaité, évidemment, mais il s'était résigné à l'idée de n'avoir plus l'usufruit de son regard bleu gris qui plaisait tant aux femmes et par lequel il était passé maître dans l'art de canaliser les émotions qu'il souhaitait manifester, ou de forclore celles qu'il voulait escamoter. Pour le moment, en tout cas, barbouillé de crème sur la moitié du visage, il ne put s'empêcher de pester. Cinq minutes plus tard il aurait pris la chose sans cet éclat. Moustaire posa le rasoir mécanique sur la tablette sans rien casser et partit à tâtons à la recherche de son œil. Sans doute avait-il roulé dans le lavabo ; conviction vite démentie par l'inspection infructueuse des parois lisses de la vasque. Il ne pouvait s'être coincé dans le siphon, car Moustaire avait pris la précaution de l'obstruer. Il avait eu beau s'être attendu à cette privation imminente du sens auquel il tenait le plus, pendant une ou deux secondes il s'était figé de stupeur et une pensée fugace lui avait traversé l'esprit : "cela aurait pu se produire au beau milieu d'une foule, dans la rue ou le métro". Il y avait moindre mal, car il se trouvait chez lui, qui plus est dans plus petite la pièce de l'appartement ; il le dénicherait facilement.

2

Seulement, son œil, en quittant sa cavité orbitale avec un léger bruit de succion cocasse, avait pu rouler n'importe où après avoir rebondi mollement sur le bord du lavabo. Mollement et presque imperceptiblement comme une minuscule balle en caoutchouc pour chien. " Procédons avec méthode ", pensa-t-il. "Pas de panique. De borgne, je suis devenu aveugle, mais je dois me maîtriser. Avant tout, bien faire attention en déplaçant les pieds, pour ne pas risquer de l'écraser. Opérer ensuite aussi scrupuleusement en me mettant à genoux. Enfin, faire glisser ma dextre lentement sur le carrelage, latéralement d'abord, puis d'avant en arrière, centimètre par centimètre et ce, s'il le faut, jusqu'aux plinthes des trois murs de la salle de bains. Le quatrième auquel il tournait le dos était masqué par la machine à laver et le panier à linge sale. Il convint qu'il l'examinerait en dernier. Il n'avait aucune envie de se traîner à quatre pattes toute la matinée, repoussant son précieux organe comme une bille d'écolier à chaque fois qu'il s'en approcherait un peu vite ; mieux valait dès le début agir avec circonspection. Moustaire commença par reculer ses pieds sans les soulever du sol, manœuvre rendue aisée par la condensation qui s'était formée après sa douche sur les carreaux de faïence bleue, puis fléchit les genoux et tout en gardant sa main gauche fermement accrochée au lavabo glissant, tâtonna délicatement de la droite juste devant lui. Ce faisant, il se rendit compte que déjà il relevait la tête comme un aveugle. Il ne s'en amusa pas et s'obligea à l'abaisser, mimant l'homme jouissant de tous ses sens qu'il ne serait jamais plus et passa sa main à l'emplacement qu'il réservait à l'appui de son genou droit. Rien. Il fit de même pour le gauche, sans plus de succès. C'eût été trop simple ! Voilà, il était à genoux sur le carrelage qui déjà lui meurtrissait les rotules. Bien qu'athée, il envisagea un court instant l'éventualité d'une petite prière, mais pensée vite envolée, il ne pouvait compter que sur sa détermination. Il songea alors au premier œil qu'il avait perdu et fut pris d'un moment d'abattement qui le vit poser son front sur le bord du lavabo. Le contact dur et froid avec l'émail tétanisa tous les muscles de son corps. De quel genre de maladie souffrait-il ? Une sorte de lèpre sans doute... Il avait entendu dire que ce mal œuvrait insidieusement et sans douleur, mais il lui semblait aussi qu'il s'attaquait d'abord aux membres et pas spécifiquement à la vue. De toute façon, il n'en saurait rien, car il avait décidé de ne pas consulter de médecin. Il n'avait jamais été malade de toute sa vie et l'idée d'aller hanter la salle d'attente d'un vulgaire médicastre choisi au hasard le rebutait. En fait, il n'osait s'avouer sa peur démesurée d'apprendre qu'il était victime d'un mal incurable et rarissime l'entraînant inéluctablement vers la mort. Il se disait que, de toute évidence il serait fixé dans quelques mois ou semaines et il ne profiterait de ce laps de temps qu'à la condition de continuer à espérer dans le doute et non dans la lutte contre la certitude clinique de sa fin prochaine. D'ailleurs, pour l'instant, il ne saignait pas plus qu'il ne souffrait. Cela s'était produit comme la

3

première fois, l’œil malade s'était détaché du nerf optique tel un fruit mûr de sa branche. Mûr... Cette métaphore l'intrigua. Malade... ou mûr ? La différence pouvait être cruciale ! Si ses yeux avaient présenté quelque anomalie ou dysfonctionnement, il s'en serait bien rendu compte tout de même ! Il avait toujours eu une vue parfaite ; jamais une goutte de collyre sur la cornée, jamais une allergie, aucun glaucome ou compère loriot. Une acuité visuelle exceptionnelle qui s'adaptait rapidement à toute variation lumineuse. Il était quasiment nyctalope et ne portait pas davantage de lunettes de soleil en pleine lumière. Alors, s'il avait eu une si bonne vue et il se le rappelait très nettement, qu'avait-il bien pu se produire qui l'en privât en trois semaines à peine ? Il envisagea ensuite le concept de mûrissement. Se pouvait-il que ses yeux fussent tombés parce qu'ils étaient... mûrs ? Il savait que son hypothèse était une folie, mais n'en poursuivit pas moins son absurde raisonnement : bien sûr qu'un œil n'avait rien de commun avec un fruit, excepté sa sphéricité, si l'on prenait l'exemple d'un fruit rond naturellement, mais en déplaçant l'analyse vers la notion de regard, au-delà même de la simple vision, plutôt de la perception, alors il serait peut-être possible d'y "voir clair. "Poursuivons le développement "se dit-il. Qu'est-ce qui aurait pu, en dehors de toute considération médicale, avoir suscité un phénomène si étrange ? Avait-il vu trop de choses dans sa vie ? Avait-il usé son regard ? Ou bien en avait-il vu suffisamment ? Il passa en revue les grands événements de son existence, de ses plus grandes joies aux peines et souffrances les plus intenses, mais n'y décela rien d'extraordinaire. Il avait posé son regard sur quantité d'êtres et de choses au gré des circonstances et en avait enregistré les particularités sur le moment, mais depuis, sa mémoire avait trié et filtré ces informations par ordre d'utilité et d'importance. Quelques visages familiers resurgissaient de temps à autre à son insu, ou bien à la faveur d'une association d'idées suivant les mouvements imprévisibles et anarchiques de la pensée, mais pour ce qui concernait les lieux et les choses, il n'en restait presque rien. Qu'avait-il fait de son regard ? Il ressentit un malaise étrange. Oh, il y avait probablement quelque vérité voilée dans ce qu'il venait d'énoncer ! Mais Moustaire hésita à poursuivre son introspection. Pourtant, il le fallait car il devait comprendre pour accepter. Ses yeux l'avaient quitté, non parce qu'ils étaient fatigués ou blets, mais parce qu'il ne s'en était jamais servi que pour voir. "Et alors", ne put-il s'empêcher d'objecter ! Mais sa conscience, qu'il venait de mettre à contribution, avait maintenant la bride sur le cou : alors ? Tu n'as jamais rien "regardé" de toute ta vie ! Tu n'as fait que "voir" ; voir une chaise pour t'asseoir, voir les automobiles dans la rue pour ne pas te faire écraser, voir "midi à ta porte" et au bout du compte, tu n'as jamais "vu plus loin que le bout de ton nez !" Tes yeux ne t'ont servi qu'à reconnaître ce que les mots te désignaient depuis toujours. Mais quand tu te surprenais à "regarder"

4

vraiment, ils ne faisaient que s'emparer de la réalité pour l'assujettir à ta volonté et à tes plaisirs personnels. Il se refusa à admettre les sous-entendus moralisateurs que sa présomption impliquait. Ainsi, il aurait été "puni" – par qui, par quoi ? – d'avoir mal utilisé ses yeux, de n'avoir pas su regarder le monde et ses constituants comme il aurait dû le faire ? "Soyons sérieux !" Quel mal avait-il fait ? Son regard n'avait-il été "que" concupiscent ? Il commençait à s'énerver et de plus, il avait affreusement mal aux genoux. Depuis un quart d'heure, il n'avait plus bougé et ses jambes étaient complètement ankylosées. "Ça ne rime à rien de se torturer de la sorte. Tu es aveugle, cela devrait te suffire !" Moustaire tenta de se relever en prenant appui des deux mains sur le lavabo, mais n'y réussit qu'avec un extrême embarras. "Rien à foutre de mon œil !" Il aurait aimé pleurer tout son saoul à cet instant, mais ses glandes lacrymales inutiles s'étaient sans doute desséchées. Il fut alors submergé par un accès de rage incoercible. Il poussa des hurlements atroces et se mit à bondir en tous sens. Il sautait aussi haut qu'il le pouvait pour retomber aussi fort que possible sur toute la surface du réduit. "Je t'aurais saloperie !" gueulait-il à son œil déserteur. "Je t'écraserai comme un vulgaire cafard !" Et il bondissait toujours plus haut, faisant trembler le sol de la salle de bains, se cognant un peu partout, se blessant même au contact anguleux des étagères. Il semblait qu'il allait sauter ainsi jusqu'à ce que mort s'ensuive. Puis il s'arrêta, au bord de l'asphyxie, son cœur battant la chamade et les poumons en feu. Appuyé de nouveau sur le lavabo, il releva la tête comme pour se regarder dans le miroir qui lui faisait face, mais il évoluerait désormais dans les ténèbres les plus noires. Rien, il ne verrait plus rien. Alors, il porta peureusement la main à ses orbites vides, effleurant ses paupières collées et insinua sans raison son index droit entre les rideaux de chair immobiles de celles de gauche. Son doigt s'enfonçait lentement dans l'espace inoccupé. La première phalange disparut sans qu'il ait pu toucher le fond de la cavité, ce qui l'incita à poursuivre son exploration. Les deuxième et troisième phalanges s'immiscèrent à leur tour sans plus de difficulté. Il n'éprouvait aucune douleur particulière, juste un curieux plaisir morbide. Maintenant, il tentait d'introduire le majeur et l'annulaire et à sa grande surprise y parvint. Un court instant, il s'emmêla les doigts dans le fin filament de son nerf optique, mais il réussit à le repousser dans un coin en en faisant une petite boule comme une crotte de nez. Sous la peau de sa main presque entièrement enfournée, s'il sentait bien l'ossature de son crâne, il lui semblait qu'à chaque fois qu'il la touchait, elle s'écartait pour faciliter sa progression. Pourtant, il n'éprouvait aucun changement dans sa complexion physique ; pas le moindre malaise. Moustaire se demanda une minute s'il devait continuer et quel profit il en retirerait. Avec sa chance actuelle, sans doute resterait-il coincé dans cette inconcevable posture, la main enfoncée dans la tête et il serait contraint de

5

faire appel à un médecin. Ou alors il en mourrait et tout serait dit. Qu'on le retrouve étendu chez lui au bout de plusieurs jours dans un état de décomposition avancé, par contre, il s'en moquait comme d'une guigne. Il haussa les épaules et prit le parti de poursuivre. Son avant-bras commença à rentrer, lui aussi, sans forcer, mais il se trouva un peu embarrassé au niveau du coude. "Le doigt dans l’œil jusqu'au coude !". Il ne put s'empêcher d'en rire, mais fut aussitôt saisi d'une terrible quinte de toux dont il crut bien qu'elle l'emporterait. Comme par magie, Moustaire sentit son corps se dilater, ce qui l'autorisa à reprendre son souffle. Il aurait payé cher pour pouvoir se regarder dans le miroir juste en face de lui. Est-ce que son organisme se distendait réellement, ou bien son bras avait-il réduit de volume pour que s'accomplisse cette incroyable incursion ? Il ne le saurait jamais, même s'il devait sortir vivant de l'aventure. Il était toujours bloqué au niveau du coude. À l'évidence, il ne réalisait pas bien comment il lui serait possible de rentrer complètement en lui-même, car c'est bien ce qu'il se savait déterminé à faire. Impossible de faire passer ses épaules et son torse par son orbite, si large fut-elle ! Alors, comment procéder ? L'autre bras d'abord. Mais par l'orbite gauche ou bien la droite ? La question lui parut insoluble. Il se prit à regretter d'avoir introduit son index droit dans sa cavité gauche. Il aurait l'air malin maintenant s'il insérait son index gauche dans celle de droite ! Heureusement que personne ne le voyait. Après mûre réflexion, Moustaire convint que la chose n'avait pas la moindre importance. Eh oui, qu'il eût choisi la gauche ou la droite, il ne pouvait s'introduire que par une ouverture, pas par deux ! Avait-on jamais vu quiconque descendre dans deux trous simultanément ? Et l'entrejambe ? OK, le problème était réglé. Il engagerait son bras gauche dans... Mais non ! Il s'était leurré depuis le début ! Machinalement, poussé par le désespoir sans doute, il avait eu envie d'introduire un doigt entre ses paupières closes, pour "voir" l'effet que ça faisait, alors qu'il aurait dû commencer par ses pieds ! C'était cela la logique de l'affaire. De cette manière, il pourrait s'y glisser comme dans n'importe quelle brèche. Il ne doutait pas un instant d'y réussir, puisque son corps lui céderait le passage. Moustaire retira avec circonspection son bras droit de son orbite gauche aussi simplement que s'il avait retiré un doigt de sa bouche après avoir goûté une sauce et en retrouva l'usage comme avant. Puis sans surseoir, il s'allongea par terre, attrapa ses orteils et entreprit de ramener ses pieds vers sa figure. Ses genoux craquèrent bien un peu, mais c'était normal étant donné qu'il comptait les plier à l'inverse de leur sens habituel, comme des pattes d'oiseau. Il pouvait très nettement sentir son corps se ramollir, mais fut néanmoins en mesure de manipuler ses membres avec assez de dextérité pour réussir à plonger ses deux pieds réunis en même temps dans son orbite gauche. Oui, il n'en changeait pas. Les paupières droites s'avéreraient sans doute trop soudées par trois semaines d'obturation. L'affaire se déroula aussi aisément qu'il l'avait prévu.

6

En spéléologue de l'impossible, il s'absorbait en lui-même dans une plénitude grandissante. Le modèle tridimensionnel du "ruban de Moebius" lui revint alors en mémoire. Il allait être un "ruban de Moebius" vivant, comme cette bande de papier dont les extrémités collées à l'inverse constituaient une figure ne comportant ni envers, ni endroit. Cela le conforta dans l'idée que l'expérience qu'il venait d'entreprendre pouvait être qualifiée de "scientifique" bien qu'absolument extravagante. Ses cuisses se comprimèrent pour pouvoir passer et quand ses fesses se présentèrent à l'entrée, il dut les pousser un coup sec, en se tenant les reins comme dans l'exécution d'une chandelle, pour leur permettre de franchir le porche orbital. La manœuvre fut couronnée de succès avec un bruit de débouche évier qui l'aurait amusé s'il en avait eu le temps. Ne subsistaient plus à l'extérieur que ses bras, son torse et sa tête. Il allait lui falloir prendre une profonde inspiration avant d'intégrer le tout, pour que la descente puisse se poursuivre dans sa dimension autre. Il devait agir prestement sous peine de rester coincé quelque part et de mourir asphyxié. Moustaire s'adressa mentalement des encouragements et exhorta son corps de vive voix à lui permettre de relever ce défi. Bien sûr, il se demandait ce qui se produirait si son crâne se refusait à suivre. Sa tête allait-elle éclater, imploser ? Il serait bientôt fixé, car il n'en délibéra pas davantage. Il croyait, même si un doute minime subsistait, qu'il réussirait à s'investir en totalité. Moustaire suroxygéna son cerveau par de profondes et répétées respirations et se lança dans son apnée viscérale. Sa cage thoracique se recroquevilla sur elle-même comme une éponge qu'on presse et disparut dans l'orbite ; puis ses bras se réunirent pour le grand plongeon et sombrèrent dans le puits organique. Sa tête enfin eut à subir un grand bouleversement. Comme il s'y était attendu, tout n'alla pas sans difficulté. Sa pensée se brouilla et il fut victime d'hallucinations visuelles et auditives. Cela provenait sans doute de la mauvaise irrigation de son cerveau. Pendant un moment, il lui fut impossible de savoir s'il était encore vivant ou non. Il crut même se voir depuis le plafond de la salle de bains, telle une boule informe et monstrueuse agitée de soubresauts. Puis il ressentit, sans douleur cependant, le ramollissement de sa boîte crânienne. Du moins c'est ce qu'il imaginait être en train de se produire, car il sentit sa tête se retourner comme une chaussette. Et puis il se mit à dégringoler tout entier dans sa trachée-artère, avec l'identique sensation de chute qui apparaît quelquefois à la lisière du premier sommeil. Une glissade infinie qui l'amena un peu sèchement dans son estomac en rebondissant comme sur un trampoline. Le trajet s'annonçait sous les meilleurs auspices et de nouveau il respirait normalement. Il s'accorda un temps de repos bien mérité qu'il mit à profit pour palper son corps sur toute sa surface et s'assurer qu'il était entier. Il était sain et sauf. Rassuré, bien qu'il n'ait pas osé toucher sa tête de peur d'effleurer son cerveau extériorisé, Moustaire fut tenté un court instant par l'éventualité de rester confiné quelque temps au cœur de son intimité physique, mais bien vite l'action des premiers sucs gastriques ne tarda

7

pas à se faire sentir par des picotements, suivis du déclenchement du processus de malaxage. "Eh", se dit-il, "je ne suis pas une plâtrée de nouilles !" Mais son estomac, conçu pour cette besogne, ne tint aucun compte de sa remarque ; il avait un gros travail à faire et s'y attelait sans attendre. Moustaire décida d'évacuer les lieux, car il commençait à avoir envie de se vomir. Mais il devait se remémorer les entrailles qu'il allait traverser. Il fit appel à ses vagues réminiscences anatomiques en tentant de garder la tête froide malgré l'ambiance peu propice à la concentration et il crut se souvenir : le duodénum. Ce ne serait pas le plus difficile. Un court tunnel vite traversé qui le conduirait à l'intestin grêle d'une longueur de 7 à 8 mètres. Là, par contre, il ne faudrait pas lanterner pour échapper aux nombreuses enzymes qu'il produisait, sinon il risquait de périr dans des souffrances atroces. "Allons !" Et il partit en se faufilant dans l'étroit duodénum. Sitôt franchi le petit boyau, il s'agita comme un vers en pénétrant dans l'intestin grêle. "Hardi, petit !" De fait, les picotements stomacaux se muèrent en vives brûlures au contact de la pilosité de la muqueuse intestinale et il ne rêva plus que de sortir de là au plus vite. "Fonce, Moustaire, fonce !" Il jouait des coudes et poussait avec ses pieds aussi vite que le lui permettait sa faible liberté de mouvement. Il n'en finirait jamais ! Quelle distance avait-il parcourue ? Deux, trois mètres ? Ne te pose pas tant de questions, ta survie en dépend ! Il avait pris un bon rythme bien qu'il fût un piètre sportif et il fixa son mental sur la prochaine étape. "C'est cela, bien Moustaire, si tu t'accroches, tu viendras à bout de cette épreuve de pentathlon physiologique !" La galerie s'élargissait. Seulement il aurait maintenant à passer un cap décisif et il se rendit compte qu'il allait devoir se glisser au beau milieu des excréments de son repas de la veille au soir... Cette idée le répugna. Non qu'il fut mauvais, bien au contraire, puisqu'il avait dîné dans un grand restaurant, mais son gros intestin n'avait pas plus de considération pour un menu trois étoiles que pour une boîte de raviolis. "Heureusement, se dit-il," que je ne suis pas sujet à flatulences, sinon j'avais toutes les chances d'y rester. Il s'arma de courage et continua sa reptation, conscient qu'il touchait au but. Un moment pénible à endurer. Ce dernier tronçon ne devait pas excéder deux mètres. Effectivement, il eut bientôt l'impression de se trouver à l'entrée d'un goulet d'étranglement. Oui, bien sûr, le rectum ! Derrière lui, tous les passages qu'il avait empruntés les uns après les autres s'étaient ratatinés sur eux-mêmes. S'il avait eu le désir de rebrousser chemin, il n'en aurait pas eu la possibilité. Mais Moustaire comptait aller de l'avant, même sans savoir ce qui l'attendait à l'autre bout. De toute manière, il était dans le sens de la marche et ses muscles abdominaux le poussaient vers la sortie. Il s'arrêta tout de même un moment pour reprendre des forces. Il lui en faudrait pour affronter ses sphincters puissants et retors qui feraient peut-être en sorte de le retenir, car il avait toujours été sujet à une persistante

8

constipation. Il se sentait extrêmement oppressé et à l'étroit à l'entrée du rectum, mais il avait plus que jamais la volonté inébranlable de se retrouver dehors. Encore quelques centimètres. Il prit une profonde inspiration – ce qu'il regretta immédiatement – pour gonfler son thorax atrophié et forcer le passage, puis fonça tête baissée vers le futur. Il serpenta si bien, se démena avec tant d'énergie, qu'il ne tarda pas à sentir sur la peau de son visage un courant d'air frais salutaire. Ça y était ! Quand sa tête fut passée, ses épaules suivirent et il se retrouva un peu vite à son goût étendu sur le sol froid de la salle de bains. Lorsqu'il recouvra l'usage de ses membres, il cria victoire. Il respirait à pleins poumons un air moins vicié qu'à l'intérieur et son cœur débordait de joie ! Il venait de vivre une expérience périlleuse et s'en était sorti comme un grand ! Moustaire était fier de lui. Ses mains reconnurent pour appui le bord familier du lavabo et l'utilisèrent pour se mettre debout. Désormais, il pouvait prendre tout son temps pour récupérer. Mais bon sang, quelle puanteur ! Il ouvrit alors le robinet d'eau froide et se passa la tête sous l'eau, car c'était le plus urgent ; après, il prendrait une bonne douche. Il se savonna avec application, se massant le visage longuement, puis s'empara d'une serviette pour s'essuyer et se redressa. Il se sentait bien mieux, en pleine forme, calme et en paix avec lui-même. Moustaire reposa la serviette à sa place et s'approcha tout près du miroir : "bon – se dit-il – maintenant... Reconsidérons les choses avec un regard neuf."

ppeerrcceevvaall@@ee--ggrraaaall..ffrr

Nouvelle parue le 15 novembre 2001 dans l’ouvrage collectif

« Les chevaliers sans nom », Tome 1, aux éditions Nestiveqnen.

Sujet : Tout va bien, ne t’inquiète pas.

Date : 18/12/2005 16:45:06 Paris, Madrid (heure d’hiver)

From: [email protected] To: [email protected]

Bonjour Mère

Ça y est, je suis installé dans mon nouveau bureau et je t’écris pour te donner mon e-mail : [email protected]. Je suis affecté à la sécurité du réseau de l’entreprise et je prends mon travail très à cœur. Les locaux sont lumineux

9

et les gens très sympas. J’aime beaucoup cette ambiance chaleureuse et conviviale qui prévaut dans la Nouvelle Spiritualité. On rigole bien, on mange des cookies et on parle de l’e-Gnose toute la journée. La concurrence sera probablement très rude, mais j’ai enfin l’impression d’être utile et d’avoir trouvé ma place dans le monde, auprès de tous ces e-adeptes dont je fais maintenant partie.

Je t’embrasse, prends bien soin de toi.

Ton fil qui t’aime.

PS : je n’ai pas encore d’ordinateur où je loge, donc, écris-moi au bureau pour l’instant.

Sujet : Re : Tout va bien, ne t’inquiète pas.

Date : 18/12/2005 20:05:09 Paris, Madrid (heure d’hiver)

From: [email protected] To: [email protected]

Mon cher Enfant Enfin tu consens à me donner de tes nouvelles ! J’étais morte d’inquiétude depuis ton départ. Comment as-tu pu laisser ta mère dans la plus intolérable des incertitudes ? Je t’ai vu mort cent fois dans mes rêves éveillés, car je n’ai pas fermé l’œil depuis ton départ. Que fais-tu dans l’endroit maudit où tu te trouves actuellement que tu ne pouvais faire chez nous ? Manges-tu chaque jour à ta faim ? Tu n’as pris aucun vêtement chaud et nous sommes en plein hiver, j’espère que tu n’es pas tombé malade. Je ne parviens pas à m’expliquer pourquoi tu t’es enfui de la maison. Étais-tu donc si malheureux avec ta mère, ne m’aimes-tu donc plus ? Ah, réponds à mes questions je t’en supplie, ne me laisse pas mourir de chagrin sans comprendre ! Les larmes me viennent, je ne peux plus continuer…

Je t’embrasse.

Maman.

Sujet : Ne sois pas triste.

Date : 19/12/2005 22:45:00 Paris, Madrid (heure d’hiver)

From: [email protected] To: [email protected]

10

Ma chère Mère

Je suis bien triste que tu sois si bouleversée. Mon but n’était pas de te faire souffrir, bien au contraire. Je voulais simplement qu’un jour tu puisses être fière de ton fils. Pour cela il fallait que j’accomplisse quelque chose d’extraordinaire. Je savais que tu ne me laisserais pas partir, c’est pour cette raison que je ne t’ai pas fait part de mes intentions. Rassure-toi, je vais bien. Je mange à ma faim et j’ai un logis, petit, mais confortable. Mes camarades et moi travaillons dur, mais notre intéressement au projet nous motive. Lors d’une table ronde qui s’est tenue hier, notre directeur a précisé les objectifs, chacun de nous a une tâche précise et de la plus haute importance. Nous sommes tous une pièce cruciale du puzzle e-mystique. Je t’en dirai plus la prochaine fois, Arthur vient d’arriver, il n’a pas l’air de très bonne humeur.

Je t’embrasse.

Ton fils qui t’aime.

Sujet : Re : Ne sois pas triste.

Date : 19/12/2005 23:55:09 Paris, Madrid (heure d’hiver)

From: [email protected] To: [email protected]

Mon cher Fils.

Tu n’avais pas besoin de vouloir faire quoi que ce soit d’extraordinaire pour que je sois fière de toi. Ton labeur à la ferme me remplissait déjà d’orgueil. Tu avais magnifiquement réussi à remplacer ton père. Eût-il été encore de ce monde, mon mari bien-aimé aurait remercié le ciel de t’avoir comme fils. Au lieu de cela, tu pars courir le monde à la recherche de je ne sais quelle chimère et tu abandonnes ta mère ! Qui plus est, tes explications plus que succinctes sur le fonctionnement de ce diabolique ordinateur font que je passe plus de temps à essayer de t’envoyer un message qu’à vaquer aux travaux agricoles. J’entends d’ici les vaches meugler de n’avoir pas été traites. Ne sois pas surpris quand tu reviendras – ce jour adviendra-t-il ? – si tu trouves la ferme en ruine et moi six pieds sous terre, morte de tristesse. Mais je suis sûre que tu t’en fiches comme de ta première brassière. Je t’embrasse. Ta mère qui t’aime.

PS : Qu’est-ce que c’est que ce pseudonyme que tu t’es choisi, Perceval ?

11

Sujet : Nous avons eu des problèmes.

Date : 23/12/2005 08:45:00 Paris, Madrid (heure d’hiver)

From: [email protected] To: [email protected]

Ma très chère Mère.

Excuse-moi de ne pas t’avoir écrit ces jours derniers, nous avons beaucoup de problèmes ici. J’ai bien reçu tes 22 e-mails, mais le temps pour y répondre m’a cruellement manqué, je te prie de le croire. Sans vouloir te noyer dans un flot de détails technologiques, sache que nous avons été attaqués deux jours durant par des hordes de pirates enragés. J’avais pourtant envisagé un grand nombre d’intrusions possibles, mais nos pare-feu n’ont pas résisté aux envahisseurs. Nous avons défendu notre position bec et ongles et hormis quelques dégâts mineurs, nous nous en tirons bien. Depuis, nous vérifions qu’aucun cheval de Troie n’est resté dans la place. Cet assaut surprise aura eu au moins un avantage, celui de nous faire savoir que nous sommes sur le bon chemin. Nos rivaux nous prennent désormais au sérieux. Arthur m’a passé un sérieux savon, puis nous a tous chargé de préparer une riposte. C’est une guerre sans merci, mais l’équipe qui la gagnera sera le fer de lance de la Nouvelle Spiritualité.

PS : ce n’est pas moi qui ai choisi le nom de Perceval, c’est Arthur.

Je t’embrasse.

Ton fils

Sujet : Re : Nous avons eu des problèmes.

Date : 24/12/2005 9:30:09 Paris, Madrid (heure d’hiver)

From: [email protected] To: [email protected]

Mon cher Fils. Mon Dieu, qu’est-ce que tu m’apprends ! Tu as été attaqué ? Es-tu blessé ? Qui sont ces pirates dont tu parles ? Tes dernières paroles me font frémir. Quelle gloire y a-t-il à mourir au combat ? Vivre est bien plus difficile que mourir. Contre qui, pour quoi veux-tu batailler ? Ta jeunesse peut me permettre de comprendre ton insouciant comportement, même si elle ne l’excuse pas. Tu prendras conscience plus tard que tes désirs de conquêtes sont

12

illusoires, si tu vis assez longtemps pour cela. J’aurais tant aimé que tu sois là pour Noël, mais je pense que tu ne viendras pas, n’est-ce pas ?

Je t’étreins.

Maman

Sujet : sans sujet

Date : 25/12/2005 9:45:00 Paris, Madrid (heure d’hiver)

From: [email protected] To: [email protected]

PRT.B.™QÙìåÊ> &^*&Ì\ò¢¬—rŠ(yxÕ­Ý-°¯öú!±a~sŒgÂ?»M{T ˜U@-}³~8°øà12 ›U-šEl%ƒæaVÆž 2yÈtó ]u³=ñÜʹ¸ñ&Ž [ò2SÑÍæVÖ°E:ýæð(gÚâ(’G*ñÆùr.‹[±KÙB–û‰Jg»axÒ¯•§ˆßg</ŠŠ—î°˜ü2ž Þö-IVW{†?±|{«G'-ï@^.BK’Ÿ5a]•ÏÂÝY“Œàß|°12Ö±ˆÒ3‡0ÀßC)¨/A+SþÅP‘#Šï–‹É˜ZZpßþúŒmT>ðKTBAÇó#M‚ÃéýR12ùÝýóô-Cãánw³“kV9úé®ùú0싈гØÝ<еïkÓ€úöz'ôrœÖõë½ðÜ

^ÙéÖ]×Ç‚ô®á12ey?ÙvDAÆŠŽï!Þ\ÐëNä2ÚO¯­›0»¨ÞªÊLB¿Äê~'L", n\¡¬Õ†ÂD©»%:ÆFÍm<};à£4fÉ%„㛳=$-âhdý

Sujet : Re : sans sujet

Date : 25/12/2005 10:30 :00 Paris, Madrid (heure d’hiver)

From: [email protected] To: [email protected]

Mon cher Fils Ton dernier message est proprement illisible ! J’ignore si j’ai fait quelque chose qu’il ne fallait pas ou si c’est un problème avec l’ordinateur, en tout cas, tout cela n’a aucune signification pour moi. Veux-tu bien m’écrire comme avant, ou me téléphoner, ce qui serait quand même plus pratique. Pourquoi t’obstines-tu à ne pas vouloir me parler ?

Ta mère

13

Sujet : Explication

Date : 25/12/2005 11:45:00 Paris, Madrid (heure d’hiver)

From: [email protected] To: [email protected]

Chère Maman

Désolé pour le précédent message. En fait, il était crypté, mais j’ai négligé de t’envoyer le programme qui permet de le décrypter. Tu le trouveras cette fois-ci en pièce jointe. Tu n’as qu’à cliquer dessus deux fois et à l’enregistrer sur le disque dur. Puis tu vas à l’emplacement où il est archivé et tu cliques dessus une fois pour lancer son installation. Lorsque ce sera fait, tu n’auras plus qu’à ouvrir mon précédent message avec ce logiciel et à saisir le mot de passe d’ouverture : c’est le nom de notre chien que j’ai choisi.

Pour chiffrer tes prochains messages, lance le programme, tape ton message dans la zone de saisie, puis clique sur « Crypter » et « envoyer ». Je sais que cela paraît compliqué, mais nous ne pourrons plus communiquer que par messages codés désormais. La situation ici nous oblige à une extrême prudence suite aux derniers événements. Je t’en dirai plus dans mon prochain courriel.

PS : rassure-toi, je vais bien. Les attaques que nous avons essuyées sont virtuelles.

Je te souhaite un joyeux Noël. J’espère que tu n’as pas passé le réveillon seule à te morfondre. As-tu invité Mme Petit à te tenir compagnie ? Je t’embrasse.

Ton fils

Sujet : Foutaises…

Date : 29/12/2005 9:30 :00 Paris, Madrid (heure d’hiver)

From: [email protected] To: [email protected]

Mon cher fils.

Que de mystères pour pas grand-chose, j’en suis sûre ! Des enfantillages, voilà ce que c’est. En attendant, ici je suis confrontée à des épreuves bien réelles. Plusieurs porcs ont été frappés d’une maladie inconnue en quelques jours et ont dû être sacrifiés. D’autres sont déjà contaminés par un étrange virus qui se répand comme une traînée de poudre et je crains de perdre tout le

14

troupeau si ça continue. Le vétérinaire n’a pas la moindre idée de ce que ça peut être. Nos voisins se font un sang d’encre pour leur bétail, car certains sont déjà infectés. C’est à la maison que tu devrais être, pour m’épauler et sauver ce qui peut l’être encore. Je me répète, je sais, et en pure perte, je le sais aussi. Alors adieu, et amuse-toi bien… Ta triste mère.

Sujet : Réponds-moi, s’il te plaît.

Date : 04/01/2006 20:17:00 Paris, Madrid (heure d’hiver)

From: [email protected] To: [email protected]

Chère Maman J’espère que tu vas bien. Sans nouvelles de toi depuis la nouvelle année, je dois dire que je m’inquiète fort. Est-ce que l’épidémie porcine a été éradiquée ? Cesse donc de m’en vouloir s’il te plaît, la quête que je poursuis est si importante qu’elle changera non seulement ma vie, mais aussi la tienne. Je sais que tu ne me crois pas, mais si tu pouvais faire preuve d’un peu de patience, tu verrais dans un avenir proche que j’ai raison et que je n’ai pas agi en vain. Je t’en dirai plus très bientôt, car je dois maintenant me préparer.

Je t’embrasse.

Ton fils

Sujet : Nous avons vaincu !

Date : 10/01/2006 8:17:00 Paris, Madrid (heure d’hiver)

From: [email protected] To: [email protected]

Ma chère Mère Oh, que d’aventures vécues depuis mon dernier courrier ! Nous remportâmes une victoire totale contre nos assaillants. Notre stratégie était bien arrêtée, et pour la mettre en œuvre, nous dûmes endosser nos cuirasses électroniques bardées de capteurs sensoriels et de e-protections (pour schématiser, imagine-nous tels des chevaliers du Moyen Âge prêts à partir en croisades.) Contrairement à nos agresseurs, qui s’étaient contentés d’envoyer contre nous de rudimentaires programmes destructeurs, Arthur avait décidé

15

de propulser les avatars de ses meilleurs collaborateurs directement au cœur de leur système pour les anéantir. Notre attaque-surprise fut couronnée de succès en un temps-record, sans rencontrer la moindre résistance. Nous anéantîmes les ressources de nos adversaires, mettant à mal définitivement toute leur installation. Il est bien certain maintenant que ces misérables ne nous causeront plus aucune opposition.

J’aimerais bien que tu m’écrives pour me dire si tu vas bien. Ne crois pas que je t’oublie, car il n’en est rien.

Ton fils aimant.

Sujet : En attendant de tes nouvelles.

Date : 22/01/2006 7:32:00 Paris, Madrid (heure d’hiver)

From: [email protected] To: [email protected]

Très chère Mère. Que deviens-tu ? Mon esprit et mon cœur se tournent vers toi à chaque instant. As-tu tellement d’embarras que tu ne puisses me tenir informé ? Ou est-ce peut-être à dessein que mes courriers restent lettre morte ? Je ne sais que penser devant ton silence persistant et me perds en conjectures. Si tu ne me réponds pas, je serai à même d’en conclure que ton dernier « adieu » en était vraiment un et je cesserai de t’écrire pour de bon. Cependant, j’ai tant de choses à te raconter, tant de choses que j’aimerais partager avec toi ! De nouvelles et électrisantes perspectives se sont dévoilées ces jours derniers ! Si tu avais pu voir ça de tes yeux ! J’en tressaille encore rien que d’évoquer ces souvenirs. Tout cela dépasse l’imagination. Alors que la plus épouvantable des e-batailles faisait rage, que chacun luttait pour anéantir les protections de son adversaire, je fus ébloui par une vision féerique. Là, devant moi, apparut soudain un avatar luminescent extraordinaire. Son enveloppe avait l’apparence et la plastique d’une femme jeune et superbe. Elle me regardait en souriant avec bienveillance. Je ne sentais plus les coups que mon rival me portait et ne voyait plus devant moi qu’une forme d’énergie grossière s’agitant en tous sens, essayant de m’atteindre sans y parvenir. La merveilleuse incarnation m’enjoignit de la suivre. Elle saisit ma main et m’emmena à l’écart du conflit, puis elle ouvrit sa bouche sensuelle pour me parler, mais ce ne furent pas des mots qui franchirent ses lèvres. Surgissant du fond de sa gorge, des lignes de code inconnues jaillissaient d’elle comme autant de révélations. Mais si j’en saisissais l’importance, leur sens m’échappait. Devant moi tous ces caractères sibyllins flottaient en s’agençant,

16

semblant composer des mots, puis des formules incompréhensibles. Bientôt, ils envahirent tout mon champ de vision, montèrent vers l’e-firmament, couvrirent l’e-horizon et m’entourèrent en une spirale envoûtante qui alla s’accélérant. Le tourbillon enfla tant et si bien que tous nos adversaires furent propulsés au loin, alors que mes camarades restaient campés sur leurs jambes sans effort apparent, leurs visages à peine caressés par une brise légère, et stupéfaits d’une déroute aussi miraculeuse que totale. Pendant ce temps, le code en mouvement grossissait, rapetissait, palpitait comme des myriades de cœurs fous, tournant de plus en plus vite jusqu’à former comme un mur devant mes yeux, un mur dont l’opacité le devait à l’extrême vitesse de rotation des caractères. Je me sentis subitement comme un prisonnier dont la geôle se referme sur lui, en proie à la plus étrange suffocation. J’avais à la fois l’impression d’étouffer et celle de respirer un air nourricier d’une pureté incomparable. Alors, cela se produisit. La prodigieuse tornade s’arrêta net et sans un bruit. L’accalmie dura une fraction d’éternité ; mon cerveau était devenu incapable d’émettre le moindre signal électrique et un instant je me crus mort. Un instant seulement, car mon corps digital fut bientôt agité de soubresauts si incontrôlables que je le sentais se disloquer. Je pris alors conscience que le code ésotérique s’engouffrait en moi par tous les pores de ma peau, traversant ma cuirasse numérique et toutes mes protections ! Je devins un extravagant vortex, disparaissant même - je le sus plus tard - à la vue de mes compagnons. Je perdis ensuite toute notion du temps et lorsque je m’éveillai comme d’un rêve, mes camarades me regardaient béatement, à genoux, comme sous l’empire d’une hallucination psychédélique. Je leur demandai de se relever et leur enjoignis simplement de me suivre. « Rentrons », leur dis-je. De retour dans le local de réalité virtuelle, nous nous débarrassâmes de nos harnais, de nos capteurs et tentâmes de verbaliser cette énigmatique expérience. Je compris à cet instant que moi seul avais vu l’Apparition ; qu’à la place du cyclone sémantique, mes compagnons d’armes n’avaient fait que constater la bizarrerie des spasmes qui me secouaient. Lorsque j’eus raconté ce que j’avais vécu, l’enthousiasme le céda à l’abasourdissement et je fus crédité d’une toute nouvelle aura auprès de mes camarades. Même Arthur, qui pourtant n’avait pas quitté son fauteuil directorial, posait sur moi un regard différent. Mais bientôt le pragmatisme reprit ses droits et il fut décidé que nous devions mettre à plat et analyser ces nouvelles informations. Je pourrai t’en dire plus la prochaine fois.

Je t’embrasse.

Ton fils

17

Sujet : Reviens.

Date : 22/01/2006 9:30 :00 Paris, Madrid (heure d’hiver)

From: [email protected] To: [email protected]

Mon cher Enfant Ta quête stupide t’a rendu fou, voilà ce que je constate. Ton jargon et tes délires prouvent que tu es complètement déconnecté de la réalité la plus élémentaire. Cela m’attriste, mais tu l’as bien cherché. Et puis qu’est-ce que c’est que cette fille dont tu parles ? De toute façon je m’en fiche. Tu ferais mieux de rentrer à la maison pendant qu’il en est encore temps.

Je t’embrasse.

Ta mère

Sujet : Je viendrai peut-être ce week-end…

Date : 27/01/2006 11:45:00 Paris, Madrid (heure d’hiver)

From: [email protected] To: [email protected]

Maman

Les analyses de données ont fait apparaître que ce que j’ai vu et ressenti n’était que la résultante d’un bug. J’ai du mal à admettre ces résultats, moi qui croyais avoir été le témoin et le protagoniste d’un événement aux conséquences insoupçonnées. Toutes ces lignes de code que j’ai vu virevolter devant moi et me submerger, tout cela n’était en fait que la désagrégation de mon avatar, mon moi numérique. Quant à la femme, je suis, à ce sujet, l’objet de sarcasmes de la part de l’équipe. Comme personne ne l’a vue à part moi, tout le monde s’accorde à dire que je l’ai purement et simplement imaginée, pourtant je sens bien qu’elle existe, si seulement je pouvais le prouver…

Je dois dire que cette aventure m’a épuisé. Je n’en peux plus et je ne sais que croire. De plus, Arthur m’a fait une désagréable surprise ce matin. Lorsque je suis arrivé au bureau, il y avait quelqu’un d’autre à ma place. C’est un certain Jean-Pierre Gauvain, un champion de la sécurité des systèmes, paraît-il. Je suis maintenant affecté à la protection des sharewares. Tu ne pourras plus m’écrire à mon ancien e-mail. Désormais, ce sera [email protected], ainsi en a décidé Arthur.

Ton fils qui t’aime.

18

TOHU-BOHU AU PARADIS

Nouvelle publiée dans le recueil : « Nos Pirates » aux éditions Nestiveqnen en septembre 2002.

Mes doigts trituraient le sable blanc de la plage et mon regard se perdait au loin, vers l’horizon cristallin où l’azur rejoignait l’onde dans un camaïeu presque parfait. L’air du matin était frais, mais déjà une brume de chaleur parcourait la plage, poussée par une brise caressante.

—Plus vite Vendredi…

—Bien Maît’e. Vendredi accéléra graduellement la cadence. L’océan commençait à

tanguer devant mes yeux, aussi baissais-je la tête pour être tout à mon affaire et fixais-je mon attention sur un coquillage dont la spirale symbolisait la volupté que je sentais monter en moi.

—Insulte-moi… —Maî’te êt’e sû’ vouloi’ ? — Dépêche-toi, je sens que je pars… Ses mains se crispèrent sur mon fessier et ses doigts vigoureux

s’enfoncèrent dans ma chair. Je ne réfrénai pas un hurlement plaintif de loup dominé.

— Le Maît’e est méchant. Le Maît’e est mon esclave, le Maît’e est… —J’ai dit des insultes, espèce de sale nègre anthropophage !

Je l’entendis prendre une profonde inspiration avant de lâcher : — Pé’onnelle, Cy’ano à quatt’e pattes, boug’e de ma’chand de guano,

petit blanc, anacoluthe, tapette hawaïenne… —Je suis une femme, je suis une femme, murmurai-je honteusement… Le rythme de ses coups de rein s’accéléra et mon anus se dilata comme

charogne au soleil. Lorsqu’il me saisit les gonades dans une heureuse initiative, un réflexe me porta vers lui et le fit culer. J’ahanai. Mon vocabulaire s’envolait avec mes spasmes ; « Rhââââaaaa… » J’étranglai son phallus de mes sphincters pour accroître son plaisir et hissai le grand foc ; encore quelques secondes et un déferlement homérique détonerait dans mes entrailles rassasiées.

—Vas-y, oui, VAS-Y ! lui criai-je pour l’encourager. Notre élan contre nature prit fin dans un double cri d’exaucement et

nous nous évaporâmes ensemble à cent mille lieues de notre îlot paradisiaque, dans les sphères sibyllines et à jamais inviolées de l’assouvissement.

19

Une mouette passa près de nous en piaillant et crottant, comme pour faire chorus à notre délivrance.

Je m’affalai sur le sable et Vendredi me couvrit de son corps musculeux. Je séjournai un moment encore dans l’anéantissement, mes pensées pulvérisées par l’orgasme que nous venions de partager, puis m’arc-boutai sur les avant-bras pour signifier à mon nègre de se relever. Après plusieurs tractions sans effet, je tournai la tête. Il s’était pâmé, vaincu par une jouissance extatique.

—Lève-toi grand sauvage ! Il s’ébroua et grogna enfin. D’une bourrade, je le renversai sur le sable. Il s’y étala les bras en croix, le regard vague.

Je me redressai péniblement. Déjà mon humeur s’assombrissait et je ne pouvais que le constater, tandis que lui demeurait captif de sa fruste béatitude. La colère me prit et j’assénai un coup de pied sur sa longue verge encore roide et poisseuse, ce qui le fit redescendre sur-le-champ. Il ouvrit ses yeux bruns emplis de stupeur et les ficha dans les miens.

—Allons prier pour expier nos péchés, dis-je en maugréant. Il me suivit en direction d’une petite grotte où j’avais aménagé une

chapelle. Tout en marchant, je me traitais d’infâme sodomite, d’uraniste, de pédéraste et d’homophile, sans en tirer le moindre soulagement, puis je songeais à ma femme restée au pays et qui était maintenant vieille et ridée ; je haussai les épaules.

C’est alors que la terre trembla. —Mon Dieu… le volcan, m’écriai-je ! Nous partîmes en courant par une sente escarpée, vers un promontoire

d’où nous pourrions apercevoir le cône du géant qui dominait l’île. Parvenus essoufflés sur un pic verdoyant, nous fûmes saisis par un spectacle inouï. Le volcan s’était bel et bien réveillé, et tout semblait indiquer que nous allions vivre des jours funestes. Des fumerolles s’échappaient du sommet ; des effluves soufrés descendaient de ses flancs et irritaient déjà notre odorat, bien que nous nous trouvassions à une demi-lieue du monstre. Machinalement, comme pour me rassurer, je saisis le membre viril de mon ami et commençai à le pétrir. Vendredi se tourna vers moi.

—Le Maî’te ne pense qu’à ça ! Sans lâcher ma prise, je répondis laconiquement :

—Je réfléchis… Si une éruption se produit, nous serons peut-être contraints de quitter l’île… Et le radeau qui n’est pas prêt ! Si nous restons, nous nous ferons griller les génitoires et tout ce qu’il y a autour ! Il va falloir nous remettre à l’ouvrage sans tarder… J’ai envie de t’enculer.

Vendredi poussa un soupir, se mit à quatre pattes sur le bord de la falaise et attendit mon bon vouloir. De nouveau une grande félicité m’envahit.

—Ah, Margaret, comme ton postérieur est rebondi, et chaud ton rectum ! Vendredi tourna la tête.

20

— Ma’ga’et ? —Et pourquoi pas Margaret ?! J’ai connu une Margaret à York, quand

j’étais jeune. Une ravissante gamine qui n’avait d’yeux que pour moi, du moins le croyais-je. J’en étais amoureux fou. Un jour maudit, je la surpris en compagnie de mon meilleur ami dans une encoignure de porte. Il avait retroussé sa robe et lui léchait la vulve. Lui ne s’aperçut pas de ma présence, mais je n’oublierai jamais le regard pervers qu’elle me lança. Un regard de défi plein de moquerie. Elle hanta longtemps mes rêves dans lesquels, pour me venger de son affront, je m’imaginai prendre cette chienne lubrique par le cul... ! Voilà toute l’histoire… Margaret !

Je n’avais pas sitôt terminé l’anecdote que mon ami, qui ne mettait pas beaucoup de cœur à l’ouvrage, se mit à glapir.

—Je te fais mal ? l’interrogeai-je avec la chrétienne compassion dont je ne me départais jamais.

De sa main droite il écarta des branchages qui nous masquaient le panorama et désigna du doigt un point sur l’océan.

—Rega’dez, Maît’e, là-bas ! À la vue d’une goélette ancrée à un demi-mille de la côte nord de mon île, tout mon sang quitta mes corps spongieux et je déculai sans même m’en rendre compte. Je me jetai à plat ventre à côté de Margaret, de Vendredi, veux-je dire. Une chaloupe avait été mise à flot qui se trouvait déjà à mi-chemin de la plage. —By Jove ! Qui sont ces importuns ? Descendons-y regarder de plus près.

Nous dévalâmes la colline à toute vitesse, nous vêtîmes, chargeâmes toutes les armes à feu dont nous disposions et fîmes provision de balles et de poudre. Nous quittâmes ce que j’appelai mon « château », édifié à l’est de l’île, avec chacun trois mousquets, deux pistolets et un fusil de chasse. Lorsque nous arrivâmes sur le rivage, un étrange équipage s’apprêtait à débarquer.

Nous nous approchâmes en Mohicans derrière les rochers façonnant la crique où ils venaient d’accoster. Je déployai ma longue-vue et la pointai vers les intrus. C’était, à n’en pas douter, une escouade de pirates ; de ces résidus d’humanité, misérables cloportes, forbans sans foi ni loi, qui foulaient le sable immaculé de mon île. Ils étaient quatre hommes de gabarits contrastés, vêtus de hardes élimées, coltinant pelles et pioches et armés jusqu’aux dents.

Un jeune et beau garçon d’environ quatorze ans, dont la vue m’enthousiasma aussitôt, les accompagnait, tenu en laisse à la ceinture par un grand bougre aux cheveux blonds filasse couverts d’un tricorne mité, dont l’apparence ne laissait pas d’être risible. Sa trogne était celle d’un lascar à qui l’on n’en pouvait compter. De son pantalon en lambeaux ne dépassait qu’une seule jambe, l’autre, sans doute emportée par un boulet de canon au cours d’un abordage, avait été remplacée par un pilon qui s’enfonçait dans le sable à chaque pas. Armé d’une béquille et de deux fusils en bandoulière, l’homme progressait cahin-caha en chantonnant. Sur son épaule gauche, un perroquet vert, tout aussi loqueteux que son maître, battait des ailes pour rétablir son

21

équilibre et déféquait avec la régularité d’un métronome sur le revers de sa redingote.

— Nous étions cinq sur le coffre du mort… Yo-ho-ho ! Et une bouteille de rhum ! La boisson et le diable ont expédié les autres… Yo-ho-ho ! Et une bouteille de rhum ! — Dans le cul, RRrrOoohhrrr, clama le perroquet en s’ébrouant. — Ta gueule, Capitaine Flint, intima un gaillard à la mine cireuse, un

jour prochain je te tordrai le cou ! L’homme à la jambe de bois s’esclaffa.

— Tooorrrdrrre le cou au capitaine Flint ! répliqua le perroquet, RRrOorrRhHh, ne rrrrêve pas Georrrrgeee, espèce de dépendeurrr d’andouilles ; je crrrèverrrrai tes yeux jaune pisse avant que tu aies pu bouger le petit doigt !

— C’est vrai, ton volatile nous tape sur le ciboulot, Silver, avec sa voix éraillée, fais-le taire, on a besoin de calme, ajouta un second flibustier pansu, à la mine patibulaire barrée d’une cicatrice blanchâtre.

— Vous devriez tous être excités comme des morpions dans l’astrakan d’une ribaude, répliqua Silver, au lieu de ça, vous cherchez querelle à un perroquet !

— Il a caqueté pendant toute la traversée et j’ai toujours un furieux mal de crâne… se plaignit le quatrième homme, barbu, dont la tête était bandée.

Silver sortit d’une des poches de son habit à pans carrés un morceau de parchemin qu’il déplia et inspecta les alentours, montrant du doigt quelque chose que ni moi ni Vendredi ne pouvions distinguer de notre position.

— Grand arbre, contrefort de la Longue-Vue, point de direction nord. Nord-Est. Quart Nord. Dix pieds.

Je me tournai vers Vendredi et lui massai la croupe.

— Que dis-tu de cela, brave moricaud ? Ces pirates m’ont tout l’air de chercher quelque chose. Viens, suis-moi !

Je me dressai. Vendredi restait accoudé au rocher.

— Le petit est appétissant. Sa chai’ blanche doit êt’e bien tend’e. Je m’arrêtai, furieux.

— Je croyais avoir réformé à jamais tes détestables penchants au cannibalisme !

— Vend’edi jamais goûté de blanc, Vend’edi en a assez de la chèv’e g’illée, bouillie, en ’agout !

Je tombai à genoux et implorai le ciel.

— Seigneur, j’ai failli. Tu m’as confié ce sauvage pour le ramener à Toi ; j’ai cru y être parvenu, mais j’ai failli à ma mission. Certes, la brebis égarée était noire, mais il n’empêche que j’ai présumé de mes forces

22

et péché par orgueil. Foudroie-moi, Ô Éternel, envoie-moi rôtir en enfer ! Amen.

Je bondis sur mes pieds, l’index accusateur.

— Si je te prends en train de mordre le galopin, je te fracasse le crâne, tiens-le-toi pour dit !

Nous contournâmes la crique et nous glissâmes en catimini dans la végétation, précédant la petite troupe de deux encablures1. Le bancal avait parlé d’un grand arbre, il ne pouvait s’agir que du plus majestueux pin de l’île ; ses ramifications étaient si larges qu’à son aplomb aucune flore n’avait pu trouver assez de soleil pour s’y épanouir. Nous nous séparâmes et nous cachâmes sous les frondaisons, en lisière de cette petite clairière, pour attendre leur venue. Si ces brigands s’avisaient de me contrarier en quoi que ce soit, nous les prendrions en feu croisé ; et comme ils se tiendraient à découvert, avec un peu de chance, nous aurions tôt fait de leur régler leur compte. Ils apparurent enfin derrière l’énorme tronc rouge et écaillé du pin qu’indiquait leur carte. Ils regardaient par terre comme des cochons cherchant des truffes.

— C’est ici ! lâcha Silver.

Les pirates entreprirent de retourner la terre avec acharnement. Le vieil éclopé se posa sur un rocher, à l’ombre du pin, se délesta de ses fusils, puis tira sur la longe qui entravait le jeune garçon pour l’inciter à se rapprocher de lui. Le jeune éphèbe s’assit en tailleur et sortit sans mot dire un calepin de sa poche dans lequel il se mit à griffonner.

Bientôt, ce furent des braillements et un remue-ménage de gorets s’ébrouant dans la poussière. Les larrons, disparaissant à demi dans la fosse qu’ils venaient de creuser, gesticulaient et s’escrimaient maintenant à coups de pioche sur ce que j’imaginais être d’énormes coffres au trésor.

Leur griserie était si contagieuse que je me redressai d’un bond pour tenter d’en voir davantage. Les heurts cessèrent bientôt et un silence religieux s’ensuivit, puis ce furent des cris de liesse extraordinaires. Je crus un moment dénombrer jusqu’à huit à douze bras brandissant chacun qui des colliers et des diadèmes, qui des calices, des crucifix richement ornés, de la vaisselle et des lingots d’or ! Pour couronner le tout, des poignées de pièces d’or jetées à pleines mains s’envolèrent sur tout le pourtour du déblai comme un bouquet final de feu d’artifice. Quelques-unes tombèrent près de moi dans les fourrés ; fort heureusement, pourrais-je dire, car il s’en était fallu de peu que l’extase de ces pirates ne me saisisse et ne me jette inconsciemment à découvert. J’en ramassai trois et les tournai dans ma paume. J’identifiai un doublon et deux sequins. Je me ressaisis bien vite et attendis la suite des événements.

1 Une encablure équivaut à environ deux cents mètres.

23

Sitôt les premiers émois passés, la raison, ou devrais-je plutôt dire la rapacité des flibustiers, reprit l’avantage, et dès lors tout s’enchaîna très vite. Le dénommé Morgan s’écarta des deux autres, toujours occupés à brasser l’or à pleines mains dans le ventre des coffres, et recula en lisière de la végétation sur mon flanc droit. Il siffla entre ses doigts et d'emblée, dix gueules noires de mousquets surgirent des buissons dans son dos.

—Jetez vos armes et levez les mains bien haut si vous tenez à votre peau ! intima-t-il à ses anciens camarades.

Gray et Merry lâchèrent les lingots qu’ils étreignaient et se redressèrent sans alarme excessive, pour sortir du trou avec précaution.

—Ah, voici que l’affaire prend tournure ! dit Silver un sourire en coin.

Il n’avait pas terminé sa phrase que Gray, qui se trouvait juste en face de Morgan, ouvrit la bouche à son tour :

—Holà, vous autres !

Alors, à cette injonction, les taillis bruissèrent derrière lui et le soleil, qui avait tourné, jeta ses feux sur les canons d’une seconde batterie de mousquets.

Avant que quiconque eût pu exprimer un sentiment de stupeur, les derniers candidats à l’escarmouche se dévoilèrent, probablement sur un simple signe de Merry, et ce fut sur mes deux flans, à quelques pieds de moi, que jaillit le dernier alignement de fusils.

Je n’esquissai plus un geste et cessai de respirer. Je n’avais pas entendu ces canailles se faufiler. Silver partit d’un grand éclat de rire, immédiatement imité en cela par son affreux perroquet.

—Ah, messieurs, nous voici devant la plus belle brochette d’écumeurs des mers qu’il m’ait été donné de voir ! Pour rien au monde, je n’aurais raté ce moment historique !

Il s’adressa à Tom Morgan.

—Quelle affliction a dû s’emparer de toi quand tu as fait le deuil de la barbe fournie qui t’a procuré ton nom de guerre, Edward. Qui ne te connaît, au moins de nom, dans la génération des gentilshommes de fortune ! Il se tourna vers les deux autres. Messieurs, je vous présente le trop fameux Edward Teach, dit Barbe Noire, capitaine du « Queen’s Anne Revenge », grand ferrailleur, égorgeur, ripailleur ; que Satan te réserve une place de choix dans sa fournaise !

Profitant de l’abasourdissement général, Silver se tourna vers Gray.

—La Providence est rieuse, qui a contraint ton visage glabre à se dissimuler derrière cette barbe hirsute qui ne sied pas à ton visage

24

osseux… l’Olonnais, dont la notoire cruauté fait mouiller leurs chausses aux capitaines espagnols. Sois le bienvenu !

Silver tira sur son brûle-gueule et apostropha le dernier des mystérieux personnages.

—Quant à toi, je cesserai de t’appeler George Merry, pour te donner le nom d’un flibustier dont le palmarès n’a rien à envier aux précédents, Jack Rackham. Ta présence nous honore !

Cette réunion impromptue de pirates sur mon île, si renommés fussent-ils, commençait à m’indisposer sérieusement ; et je décidai de passer à l’action. Après avoir armé en silence les percuteurs de toute mon artillerie, je saisis les deux pistolets pendus à ma ceinture, et étendis les bras de chaque côté de mon corps en visant au jugé les ennemis invisibles cachés à quelques pas de moi. Après avoir recommandé mon âme à Dieu, je pressai les détentes simultanément, ne me souciant même pas d’attendre, comme confirmation de ma réussite, le bruit des corps qui s’écroulèrent de part et d’autre. Je me mis aussitôt à hurler le nom de mon compagnon pour l’inciter à m’imiter.

—Vendrediiiii !

Dès cet instant, un déluge de feux croisés traversa la petite clairière de part en part et j’agis d’instinct pour abattre le plus grand nombre d’adversaires possible. Je laissai tomber mes pistolets, ramassai rapidement un mousquet et tirai sur ma gauche en direction d’un nuage de fumée.

Les glorieux pirates avaient vite réagi et s’étaient rués à couvert chacun du côté de ses partisans. Silver s’était laissé glisser de son rocher vers l’arrière et dissimulé à l’abri du tronc du grand pin, en compagnie de l’adolescent. Il vida ses pistolets dans ma direction, heureusement sans succès. Je pris un second fusil, puis un troisième, et continuai à faire feu avec promptitude. En peu de temps, l’espace devant moi fut envahi par un brouillard si dense que je n’y voyais plus rien. L’odeur âcre de la poudre me piquait les yeux et le nez. Tout le monde tirait sur tout le monde au jugé, sans qu’il soit permis de voir qui était touché, ni combien de combattants étaient morts. L’engagement ne dura pas plus de quelques minutes et ce fut lorsque toutes les armes se trouvèrent à court de munitions, qu’un silence pesant plana sur l’endroit. Puis, les bosquets remuèrent comme sous l’effet d’une bourrasque et les rescapés se précipitèrent à découvert, sabres brandis, pour un combat au corps-à-corps. Je dégainai moi aussi ma lame, mais une force obscure m’enjoignit d’attendre encore avant d’y prendre part. Quelle ne fut pas ma stupeur de voir mon Vendredi jaillir de son buisson en hurlant, sa machette levée bien haut. Je pestai et bondis hors de mon abri pour lui ordonner de retourner à couvert. Par bonheur, il me vit faire de grands gestes à son attention et, après avoir jeté un regard halluciné autour de lui, il se ravisa et rentra tout penaud dans les fourrés.

25

Malheureusement, ma survenance n’était pas passée inaperçue et deux sabreurs se précipitèrent sur moi. J’esquivai un premier assaut en me baissant et portai en retour un coup violent au dos de mon adversaire d’une rotation du bras. Il s’affaissa lourdement et je fus dans l’obligation de prendre appui du pied sur son corps pour désengager mon sabre de ses côtes. Le second assaillant ne m’approcha pas de plus d’une demi-toise2 et s’immobilisa quand il reçut dans le ventre une bonne longueur de métal.

Une nouvelle salve d’artillerie claqua dans l’air irrespirable. Je me demandai d’où elle avait pu partir, quand je vis descendre des branches du grand pin plusieurs nuages de fumée blanche. Au sol, la moitié des escrimeurs s’écroulèrent, quant à l’autre, elle fut pétrifiée pas la subite explosion de boulets de canons de toutes tailles, qui se mirent à pleuvoir par dizaines. Tout ce qu’ils touchaient, hommes ou broussailles, s’enflammait aussitôt. Le plus surprenant était qu’après avoir heurté le sol, ils semblaient ramollir. Certains en reçurent des petits sur la tête et ne purent s’en débarrasser avec leurs mains, qui prirent feu immédiatement ; d’autres, affolés, s’y engluèrent en détalant, leurs pieds fondant après quelques pas comme métal à la forge. Des ramures du pin qui s’était enflammé tombaient maintenant des torches humaines, et même John Silver, dont le flegme avait jusqu’à présent démontré un caractère bien trempé et la maîtrise de la situation, perdait son sang-froid. Dame ! C'étaient sans doute ses propres hommes qu’il avait placés là-haut, pour contrecarrer la duplicité des illustres flibustiers !

La confusion, à cet instant, était à son comble et le seul vainqueur de ce combat inégal serait l’impitoyable volcan de mon île, qui manifestait sa terrible colère en projetant sur nous ses boulets de lave ! Pour ajouter à ce début de journée tourmentée, un épais nuage de cendres obscurcit le ciel et, me retournant, j’entendis crépiter les broussailles ; une chaleur suffocante m’atteignit en plein visage. Il était temps de déguerpir, et au plus vite, sinon je finirai happé par la langue de magma qui avançait sur moi.

Je me jetai dans la clairière en courant droit devant, sautai par-dessus la fosse au trésor dans laquelle s’agitaient quelques gaillards qui croyaient pouvoir dérober au volcan une partie du butin, et filai en direction de la grève. Dans ma course effrénée, je passai comme l’éclair devant Silver et le garçon, qui n’eurent que le temps de m’apercevoir, mais fus rattrapé, alors que je débouchai sur le rivage, par mon cher Vendredi, qui tricotait des jambes comme personne. Nous nous précipitâmes vers la chaloupe de Silver, y grimpâmes, et c’est seulement à cet instant que nous nous retournâmes pour évaluer la situation, à bout de souffle.

2 Approximativement un mètre.

26

Le cône du volcan crachait le feu tel douze dragons et sa lave se déversait en larges coulées à travers la végétation, embrasant tout sur son passage. Nul doute qu’à cette heure, le trésor ait été enseveli et fondu !

Face à nous se dispersaient des survivants dans la plus grande des épouvantes. Pas un n’avait encore eu l’idée de prendre d’assaut notre embarcation, car ils comptaient sans doute rejoindre leurs propres navires ancrés quelque part autour de l’île. Aussi n’attendîmes-nous pas davantage et, d’un seul regard, Vendredi et moi saisîmes chacun un aviron pour commencer à souquer ferme en direction de la goélette.

C’est alors qu’apparurent sur le rivage Silver et le garçon. D’abord stupéfaits de nous voir partir avec leur canot, ils nous firent bientôt de grands signes pour que nous venions les chercher. Je jetai un œil à Vendredi qui pagayait machinalement, puis je fus pris d’un doux émoi à la vue de l’adolescent qui agitait les bras. Mon aviron brassant moins d’eau, la chaloupe amorça d’elle-même un demi-tour en direction de la plage. Je décidai de l’y aider. Vendredi, qui éprouvait quelque difficulté à faire une chose et en penser une autre, ne se rendit compte de la manœuvre qu’à notre échouage sur le sable.

—Bougres de salopards, descendez tout de suite de ce canot ! hurla Silver en nous braquant avec deux pistolets.

—Nous ne sommes pas de ces pirates qui en voulaient à votre or, mais des naufragés vivant dans cette île depuis vingt-huit ans et qui désespéraient d’être un jour secourus, mentis-je.

—Vous comptiez me voler mon navire et vous invoquez ma pitié !

Le garçon s’interposa.

— Calmez-vous Long John, dit-il, s’ils n’avaient pas fait demi-tour, nous aurions probablement péri sur cette île....

— Jim, ne te mêle pas de ça ! — …Et de toute façon vos pistolets sont déchargés. Silver grommela en jetant un regard assassin à l’adolescent.

— Montez, John, insista-t-il ! « Oh, quelle douce et agréable voix possède ce jouvenceau », me dis-je à cet instant.

Silver se laissa convaincre, mais je continuai à craindre pour nos existences. Le vieil estropié grimpa dans la barcasse. Ils s’emparèrent chacun d’un aviron et commencèrent à ramer.

À peine nous éloignions-nous que deux énergumènes déboulèrent sur la plage. Ils s’enfoncèrent dans l’eau en courant et tentèrent de nous accoster, ce qui donna lieu à une scène surprenante : Silver laissa tomber son aviron,

27

amena à l’horizontale sa béquille devant lui, pointa son pilon droit sur les gredins et fit feu avec les accessoires de son infirmité. Deux explosions secouèrent notre esquif, mais quand la fumée se fut dissipée, les drôles étaient toujours en vie, les avant-bras sur le bord de la barque. Vendredi et moi nous précipitâmes à la proue avec nos rames, et nous leur assénâmes plusieurs coups sur la tête jusqu’à ce qu’ils lâchent prise, assommés.

— Ces gibiers de potence ont pas volé une bonne rrrrrouste ! fit le perroquet.

Lorsque nous considérâmes Silver, nous ne pûmes réprimer un fou rire que partagea aussi le jeune Jim. Sa figure était noire de suie, sa béquille n’aurait plus d’utilité que pour un nain et sa jambe de bois ressemblait à une allumette brûlée.

— Nom de nom de saloperie de sable humide ! Il a bouché les canons de mes armes secrètes. Crédié, j’ai bien failli y rester !

Nous ne pouvions cesser de pouffer, aussi Long John fut-il bientôt gagné par notre hilarité. Enfin, nous reprîmes notre souffle et empoignâmes les avirons.

Comme nous approchions du navire, Silver tourna la tête pour nous placer près de l’échelle de coupée bâbord.

—Par les cornes de George II, je vais étriper celui qui s’est permis de hisser l’Union Jack3 sur L’Hispaniola !

Tous, nous nous retournâmes et vîmes en haut du grand mât le pavillon de ma patrie d’origine. De toute évidence, il flottait à la place du Jolly Roger4. Silver étouffa une bordée d’injures et nous enjoignit de recharger les pistolets. Nous abordâmes le bâtiment en silence et tendîmes l’oreille.

Des coups de fouet lacéraient l’air et la chair d’un pauvre bougre qui geignait. Je montai sur l’échelle le plus discrètement possible et passai la tête par-dessus le bastingage.

Sur le pont se trouvaient réunis une douzaine de matelots et, d’après ce que je pus voir, trois officiers. La plupart me tournaient le dos, occupés qu’ils étaient à assister au déplorable spectacle. Le marin à la torture était lié au grand mât, nu comme un ver, et c’était un homme en habit de capitaine qui zébrait son dos et ses fesses avec un chat à neuf queues. Les coups pleuvaient avec régularité, et j’en comptai dix-huit. Lorsque la punition prit fin, on détacha le supplicié qui s’affala à demi inconscient dans les bras de ses camarades et on le descendit dans l’entrepont. Le capitaine sortit un mouchoir de sa poche et s’épongea le front.

—Et maintenant, à qui le tour ? 3 Drapeau anglais.

4 Drapeau à tête de mort des pirates.

28

Il y avait pléthore de candidats, en attestaient les mains qui s’élevèrent avec empressement.

—Toi ! indiqua l’officier, tu es le pire gabier5 que j’aie jamais vu, je vais te faire passer l’envie de trémousser ton cul sur les marchepieds6 !

On s’empara du matelot désigné et l’attacha comme son prédécesseur, après avoir baissé son pantalon. De nouveau le fouet claqua et les râles montèrent.

Je descendis dans le canot et informai mes compagnons d’infortune de ce que j’avais vu. Mon récit les laissa aussi perplexes que moi.

Nous dûmes maîtriser Silver, qui voulait juste occire les intrus et récupérer son navire, et qui sautillait sur son unique jambe au risque de nous faire chavirer. Vendredi paraissait troublé par mes déclarations et Jim ne comprenait pas le sens de mes propos. Après mûre réflexion, nous convînmes qu’il était préférable de voir la tournure que prendraient les événements avant de monter à bord. Le rapport de forces ne jouait pas en notre faveur : nous n’étions que quatre, dont un éclopé et un enfant, et si là-haut les « châtiments » se poursuivaient, il n’y aurait bientôt plus aucun homme valide pour s’opposer à notre offensive. Nous attendîmes donc fiévreusement que chacun eût été flagellé selon son mérite.

Sur l’île, le déluge de feu continuait, qui la métamorphoserait pour toujours en une éminence de basalte, un gros caillou noir au milieu de l’océan. J’éprouvais une immense tristesse. J’avais passé là-bas les plus belles années de ma vie et j’en étais chassé à tout jamais…

Le silence se fit enfin sur l’Hipaniola, m’arrachant à ma mélancolie.

Je repassai la tête au-dessus le plat-bord, un pistolet dans chaque main, et constatai que seuls demeuraient sur le pont le pervers capitaine, un officier et trois matelots, en conversation sur le gaillard d’arrière. Je me retournai et fis signe à Vendredi, lui aussi armé, de monter à ma suite. Nous sautâmes prestement sur le pont, nous rapprochâmes sans nous faire voir de nos ennemis en louvoyant et nous découvrîmes au moment où nous survenions sur eux.

—Haut les mains !

Ils sursautèrent. Je grimpai les marches de la dunette.

—Qui êtes-vous ? demanda le capitaine.

—Je m’appelle Robinson Crusoé, répondis-je, et vous ?

J’entendis dans mon dos clopiner Silver qui pestait, soutenu par Jim.

5 Matelot chargé du travail dans la mâture.

6 Cordage suspendu sous une vergue permettant aux gabiers d’être à la bonne hauteur pour serrer la voile.

29

—Je suis Long John Silver, capitaine de l’Hispaniola, que faites-vous sur mon navire ?!

Le capitaine anglais se tourna vers son second.

—Vous m’avez l’air de pitoyables pirates, messieurs !

Ils s’esclaffèrent.

—Présentez-vous Sir, avant de sauter à la baille - intima Silver - j’abomine vos airs suffisants ; vous devriez un peu en rabattre, vous n’êtes pas du bon côté du pistolet.

—Mon nom est William Bligh, capitaine de la Bounty. Victime d’une mutinerie, je fus abandonné dans une chaloupe avec dix-huit de mes hommes à la merci des caprices de l’océan. Nous parcourûmes quatre mille milles avant de repérer le navire dont vous vous attribuez la propriété - mais que vous avez sans doute arraché à son véritable commandant - et d’en prendre possession au nom de sa gracieuse majesté le roi George II…

—Que tu crois, espèce d’aristocrate de mes deux ! objurgua Silver aux propos de Bligh, en prenant sa tête pour cible.

Un coup partit, mais pas de l’arme de Long John, qui chancela, touché à l’épaule. Son perroquet l’échappa belle et s’envola dans les vergues en babillant. Je me retournai et vis, sortant d’une écoutille, un officier armé dont un des pistolets fumait. Il me coucha en joue de l’autre, mais, faisant un pas de côté, je pus l’aligner et faire feu avant lui, de sorte qu’il me manqua. Touché en pleine poitrine, je sus qu’il avait son compte. Me précipitant vers Silver, je vis que Bligh était aussi à terre, entouré de ses hommes et qu’il était blessé au thorax.

La blessure de John n’était pas très grave, la balle était ressortie, mais lui avait traversé l’omoplate et fracassé l’os de la clavicule du même côté que son moignon. La motricité de ce vieux forban s’en trouverait davantage réduite pendant quelque temps.

Quant à William Bligh, son état semblait plus sérieux et il s’était évanoui de douleur. Sa vareuse s’empourprait rapidement. Ses fidèles entreprirent de la lui ôter pour lui donner de l’air et examiner la blessure, ce qui fut fait avec difficulté. La chemise, par contre, n’opposa pas de résistance, car elle fut mise en lambeaux. Alors qu’on pensait avoir atteint la plaie, un sous-vêtement s’interposait encore. Une large bande de tissu très serré s’enroulait autour du torse du capitaine et elle dut être tranchée par le milieu. Enfin, la blessure nous apparut…

Nous fûmes comme frappés d’aphasie… Nous nous dévisageâmes en coin pour nous assurer que nous ne rêvions pas…

30

Silver s’était traîné vers nous, surpris par ce brusque silence, et ce fut lui qui le rompit par un formidable éclat de rire.

—Tudieu, une femelle, ce fichu capitaine est une virago ! Ah, ah, ah… !

Sous nos yeux ébahis, une paire de petits seins rondelets se soulevait par saccades…

Le choc passé, c’est Vendredi qui réagit le plus rapidement, en prenant « la capitaine » dans ses bras pour la porter dans sa cabine. Quant à moi, j’aidai Jim à relever Long John et nous l’installâmes confortablement à l’ombre du cagnard7, en attendant que je me charge de ses soins…

******

Ces fortes émotions établirent une sorte de paix tacite entre l’équipage britannique et notre petit groupe. Nous appareillâmes enfin et Silver décida de mettre le cap sur l’Île de la Tortue, grand repaire de la flibuste, pour se refaire une santé, ripailler et oublier ses mésaventures… Nous y retrouvâmes Barbe noire et Rackham riant, autour d’innombrables bouteilles de rhum, des facéties du destin qui nous avait été contraire, mais n’eûmes plus aucune nouvelle de l’Olonnais. J’imaginai son corps calciné enserré par la lave dans la sépulture du trésor, dont il serait le gardien pour l’éternité…

Vendredi s’occupa si bien de Bligh - dont le nom de baptême était Mary-Elizabeth - la soignant et la veillant toutes les nuits jusqu’à ce qu’elle soit tirée d’affaire, que naquit entre eux une tendre complicité. Elle n’en guérit que plus vite et son caractère s’amenda, au grand dam de son équipage…

De mon côté, j’apprenais à mieux connaître Jim Hawkins, qui semblait m’apprécier et je dois avouer que je ne ménageai pas mes efforts pour me concilier ses faveurs…

Je découvris ainsi comment il s’était trouvé mêlé à cette incroyable aventure, qu’il était devenu au fil des jours le biographe de Long John Silver, et que celui-ci lui avait expressément demandé de contrefaire le véritable dénouement de leur quête sur « l’Île au Trésor », au profit d’un épilogue apte à populariser sa légende de « plus fameux pirate de tous les temps »…

7 Toile pare-vent placée sur le côté d'une dunette.