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Laura CLAIR M2 Recherche « Histoire de l’art appliquée aux collections », Ecole du Louvre Ecole du Louvre, Palais du Louvre Istituto Veneto di Scienze, Lettere e Arti XVI e Séminaire d’histoire de l’art vénitien Le tableau d’autel à Venise entre Moyen Age et Renaissance Venise, Vérone 4-12 juillet 2012

36 titien pala pesaro laura clair

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Laura CLAIR

M2 Recherche « Histoire de l’art appliquée aux collections », Ecole du Louvre

Ecole du Louvre, Palais du Louvre

Istituto Veneto di Scienze, Lettere e Arti

XVIe Séminaire d’histoire de l’art vénitien

Le tableau d’autel à Venise entre Moyen Age et Renaissance

Venise, Vérone

4-12 juillet 2012

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Titien, Pala Pesaro, huile sur toile, 480 x 266 cm., Santa Maria Gloriosa dei Frari,

Venise, 1519-1526.

En 1519 Jacopo Pesaro, évêque de Paphos sur l’île de Chypre, commande à Titien un grand

retable pour la chapelle funéraire de la famille Pesaro dans l’église des Frari de Venise. Cette

œuvre fait partie d’un cycle de commande pour l’église des Frari parmi laquelle figure

l’Assunta, en rapport avec le culte marial et l’influence de l’ordre franciscain à Venise. En

effet, le 3 janvier 1518 l’autel de l’Immaculée Conception est concédé à Jacopo Pesaro et il

obtient l’autorisation d’ériger son propre monument funéraire sur le mur à la droite de l’autel.

Le 8 décembre 1526, le tableau est en place pour la célébration de la fête de l’Immaculée

Conception.

La particularité la plus significative de l’œuvre de Titien réside dans l’asymétrie de la

composition, où la Vierge et l’enfant sont décentrés. Le choix imposé par cette composition

asymétrique renvoie éventuellement à l’Immaculée Conception et au texte de

L’Ecclésiastique (24, 4) : « Et tronus meum in columna nubis » (« Et mon trône était une

colonne de nuées. »)1. Cette composition audacieuse et novatrice, où se confondent dévotion

et civisme, mélange deux genres : la sainte conversation et le tableau votif. Cette œuvre

appartient à la même catégorie de peinture que la Vierge de la Victoire de Mantegna, (1496,

Paris, musée du Louvre) (fig. 3), car il s’agit d’une sainte conversation avec donateur

agenouillé. La Pala Pesaro emprunte à l’image votive cet équilibre entre mouvement narratif

et immobilité iconique. L’image votive privilégie d’ordre général le format horizontal et la

vue de profil comme dans le tableau antérieur de Titien intitulé Jacopo Pesaro, évêque de

Paphos, présenté à Saint Pierre par le pape Alexandre VI (1506-1511, Anvers, musée royal

des Beaux-arts) (fig. 4). Titien accorde un rôle important aux membres de la famille Pesaro

dans le fonctionnement du tableau comme image de culte. Les six portraits vus de profil, sont

alignés parallèlement au plan de la représentation, excepté le visage du plus jeune de la

famille qui se tourne vers le spectateur et fait figure de personnage admoniteur. C’est grâce à

ces différents personnages que le spectateur peut accéder à la Vierge et à l’Enfant. Jacopo

Pesaro est présenté agenouillé en prière devant la Vierge et observé par sa famille (Fig. 2).

Saint Pierre au centre de la composition, que l’on identifie aux clefs du paradis posées au sol,

1 Le siècle de Titien : âge d’or de la peinture à Venise [exposition, Paris] Grand Palais, 9 mars-14 juin 1993,

1993, RMN, p. 555.

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occupe une place charnière dans la dynamique de la composition. Son regard est porté sur

Jacopo mais son corps est à la fois tourné vers la Vierge. A l’extrémité droite de la

composition, Saint François qui porte la bure et montre ses stigmates, présente à l’Enfant

Jésus les membres de la famille Pesaro. La Pala Pesaro est visible lorsque le spectateur

remonte la nef en direction du chœur de l’église. On l’aperçoit de manière oblique et Titien a

élaboré la disposition interne de la composition en fonction de cette approche angulaire. Le

point de fuite de la perspective sort à gauche de la Pala, ce qui met en évidence l’abandon

opéré par Titien de la frontalité traditionnelle de la sainte conversation. La Pala doit en effet

répondre à une fonction de peinture murale qui implique qu’elle soit continuellement visible

selon les différents angles de vues lorsque l’on parcourt la nef. La présence des marches à

gauche de la Pala renforce l’asymétrie et la structure oblique de la composition et invite le

spectateur à rentrer dans l’espace peint et accéder à la Vierge. Cependant, l’agencement des

membres de la famille Pesaro qui obéit à une approche frontale, modifie de façon subtile la

structure oblique de l’espace. Néanmoins, elle doit également faire office de tableau d’autel,

en proposant une confrontation visuelle directe, nécessaire lorsque l’on veut rendre un culte à

l’autel. Alors un jeu de regard s’opère et le spectateur commence par rencontrer le jeune de la

famille Pesaro, puis son regard suit celui de ses aînés et se porte vers la gauche en direction de

Jacopo Pesaro. Ce dernier regarde en tournant la tête vers la droite, tout en étant présenté à la

Vierge par son saint protecteur saint Pierre. Par ailleurs, Titien répond au défi que constituait

l’emplacement de l’autel. En effet, les chapelles de l’église des Frari ne sont pas contenues

dans des espaces clos indépendants. De manière générale, dans l’espace restreint d’une

chapelle fermée, le mouvement du spectateur est limité par l’architecture de l’église.

Cependant, le spectateur jouit par rapport à l’autel Pesaro d’une certaine liberté de

mouvement et la dynamique de la composition proposée par l’artiste, a pour fonction d’établir

une relation entre l’espace représenté du tableau et celui de l’église.

Des études radiographiques du tableau ont été entreprises pour évaluer les différentes

solutions architecturales envisagées par Titien. En 1877, August Wolf a constaté qu’on

pouvait discerner derrière les colonnes de la Madone, les traces d’une voûte en berceau

prenant appui sur le mur à droite de l’autel. Cette hypothèse révèle que la sainte conversation

était installée sous une voûte majestueuse, composition qui évoque peut être la structure de

l’Annonciation (1519, Trévise, Chapelle Malchiostro) (Fig. 5). Le style et le détail décoratif

prolongeait l’architecture extérieure de l’autel dans le tableau. Le mur de droite et la base du

trône de la Vierge sont de style lombard c'est-à-dire un marbre rouge de Vérone encastré dans

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du marbre blanc, tel que l’affirme Antonio Sartori dans son ouvrage intitulé Santa Maria

Gloriosa dei Frari (Padoue, 1956, 2e édition)

2. Titien réussit un tour de force en proposant

une union entre l’espace réel et l’espace peint, en reliant l’architecture matérielle de l’autel et

l’architecture feinte du tableau, tout en conservant une asymétrie dans la composition. A

l’aide des radiographies, on constate plusieurs essais de composition de Titien. Dans un

premier temps, il essaye un dessin comprenant un fond avec un entablement horizontal

soutenu par deux colonnes. Mais il abandonna cette idée considérant peut être qu’elle

accentuerait l’approche frontale du tableau. Puis il avait prévu de tendre un grand rideau

derrière la Vierge, comme un drap d’honneur qu’il abandonna également. En troisième lieu,

l’artiste voulut expérimenter la mise en place de deux colonnes massives en arrière-plan

couronnées de chapiteaux, mais en définitive, il décida de supprimer les chapiteaux et

d’étendre les colonnes au-delà de l’espace de représentation. Les colonnes contrastent

fortement avec le style architectural polychrome de l’autel, car elles présentent un nouvel

ordre d’une architecture céleste. Elles montent littéralement vers le ciel et conduisent notre

regard vers les deux anges debout sur les nuages qui portent la croix, symbole et instrument

du salut. Ainsi, la Pala Pesaro de Titien innove grâce à la double transformation de la sainte

conversation traditionnelle : la composition architecturale asymétrique et l’élan narratif lié à

l’agencement des figures. Le tableau d’autel est enfin libéré de son axialité iconique et

découvre une nouvelle souplesse tant narrative que structurelle.

Au-delà des défis d’ordre architectural, Titien se confronte également aux transformations

dans les techniques picturales. En relevant le défi d’employer la peinture à l’huile dans ses

ouvrages, l’artiste s’intéresse et apprend à maîtriser de mieux en mieux la lumière, élément à

la fois expressif et formel de son art. Antonello Da Messina a joué un rôle important à Venise,

en apportant la technique de la peinture à l’huile des Flandres3. Lorsqu’il réalisa la Pala de

San Cassiano en 1475-1476 (Vienne, Künsthistorisches museum), il se confronta au problème

du traitement du tableau d’autel à la peinture à l’huile. La peinture à l’huile permet des effets

plastiques différents de la fresque et de la tempera. C’est la conjointure de la toile et de la

peinture à l’huile qui va permettre le développement du colorito. Grâce à cette technique,

Titien a pu privilégier la peinture sur toile, affine le détail et atténue le contour des formes et

joue avec les ombres, ce qui crée un effet de relief par l’abolition du contour. L’artiste a sondé

le potentiel expressif de la lumière et par conséquent de son corollaire inévitable : l’ombre.

2 SARTORI, 1956, p. 28.

3 Selon la « légende » initiée par F. Sansovino (1528).

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L’une des caractéristiques du colorito réside dans l’utilisation de la couleur en tant

qu’expression. Le colorito joue un rôle dans la signification symbolique de l’œuvre. A l’instar

de la prouesse structurelle de la composition asymétrique de la Pala Pesaro, Titien utilise la

couleur comme support d’une signification divine. L’artiste accentue la zone de lumière au

niveau des marches situées au premier plan de la représentation, signifiant ainsi le chemin

tracé vers la Vierge et le salut divin.

En conclusion, nous pouvons constater que Titien demeura une source constante

d’information pour les autres artistes. Véronèse s’inspira fortement de la Pala Pesaro pour sa

première commande vénitienne. Il s’agit de la représentation de la Sainte Famille avec sainte

Catherine et saint Antoine l’abbé (Fig. 6) destinée à la chapelle Giustiniani de San Francesco

della Vigna, connu sous le nom de retable Giustiniani. La composition asymétrique du retable

renvoie à la disposition en diagonale de l’œuvre de Titien. Cependant, la disposition du

retable Giustiniani au sein de la chapelle de l’église ne pouvait se voir que de face. La

prouesse technique inspirée par l’œuvre de Titien ne pouvait donc pas s’adapter au contexte

architectural de l’église San Francesco della Vigna.

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Annexes

-

Fig. 1. Titien, Pala Pesaro, 1519-1526, Huile sur toile, 480 x 266 cm. Venise, Eglise des

Frari.

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Fig. 2. Titien, Pala Pesaro (détail), 1519-1526, Huile sur toile, 480 x 266 cm. Venise, Eglise

dei Frari.

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Fig. 3. Andrea Mantegna, Madone de la Victoire, 1496, tempera sur toile, Paris, Musée du

Louvre.

Fig. 4. Titien, Jacopo Pesaro, présenté à saint Pierre par le pape Alexandre VI, 1506-1511,

huile sur toile, 146 x 184 cm, Anvers, musée royal des Beaux-arts.

Fig. 5. Titien, Annonciation, 1519, huile sur bois, 179 x 207 cm, Trévise, Duomo chapelle de

Malchiostro.

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Fig. 6. Véronèse, Retable Giustiniani, 1551, huile sur toile, 313 x 190 cm., Venise, Eglise

San Francesco della Vigna.