9
Introduction En reprenant le concept de développement durable dans le domaine de l’or- ganisation du travail et de ses conséquences à long terme sur les compétences, le titre de cette contribution invite à renouveler le regard porté sur une réalité ancienne. Cette réalité est que si l’homme par son travail transforme son envi- ronnement, le travail transforme l’homme tout autant. Mais cette relation réci- proque doit avoir des caractéristiques bien précises pour pouvoir durer et être satisfaisante. Elle doit en particulier incarner l’idée que la production n’a pas qu’une finalité économique. Autrement dit, dans un contexte comme celui que nous connaissons, où l’on demande à la force de travail de servir plus longtemps, il peut être utile de revisiter cette utopie également ancienne selon laquelle la manière dont on produit vaut autant que ce que l’on produit. Cette condition s’impose plus que jamais si l’on veut prolonger « l’employabilité » des seniors. Les motifs humanistes convergent ici avec des nécessités économiques. Parmi les éléments constitutifs de la force de travail, ce texte aborde essen- tiellement celui de la compétence. Par compétence, il faut entendre l’ensemble des ressources, notamment cognitives, mobilisables pour l’action, et qui déter- minent ce que l’individu est capable de faire et prêt à faire dans une situation donnée. Nous défendons ici l’idée que les ressources qui fondent cette compé- tence sont une composante à part entière de la santé 1 , et qu’elles sont précaires, c’est-à-dire fragiles, incertaines. Leur stabilité n’est pas assurée. Par des méca- nismes que l’on commence à peine à entrevoir pour certains, ou plus connus pour d’autres, divers aspects du contenu et de l’organisation du travail semblent, en effet, influencer durablement le devenir de ces ressources durant la vie profes- sionnelle et au-delà. Ces influences s’exercent sur le système nerveux central, et sur divers aspects du fonctionnement et du développement cognitif qu’il sous-tend. Age et travail : les conditions du développement durable des compétences Jean-Claude Marquié et David Ansiau 1. Nous définissons la santé comme lʼensemble des ressources qui déterminent lʼenvie et la capacité dʼagir en accord avec soi et son environnement.

Age et travail : les conditions du développement … · déclins liés à l’âge soient plus importants ou plus rapides. La simplicité apparente de ce raisonnement masque pourtant

  • Upload
    hathu

  • View
    213

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Introduction

En reprenant le concept de développement durable dans le domaine de l’or-ganisation du travail et de ses conséquences à long terme sur les compétences, le titre de cette contribution invite à renouveler le regard porté sur une réalité ancienne. Cette réalité est que si l’homme par son travail transforme son envi-ronnement, le travail transforme l’homme tout autant. Mais cette relation réci-proque doit avoir des caractéristiques bien précises pour pouvoir durer et être satisfaisante. Elle doit en particulier incarner l’idée que la production n’a pas qu’une finalité économique. Autrement dit, dans un contexte comme celui que nous connaissons, où l’on demande à la force de travail de servir plus longtemps, il peut être utile de revisiter cette utopie également ancienne selon laquelle la manière dont on produit vaut autant que ce que l’on produit. Cette condition s’impose plus que jamais si l’on veut prolonger « l’employabilité » des seniors. Les motifs humanistes convergent ici avec des nécessités économiques.

Parmi les éléments constitutifs de la force de travail, ce texte aborde essen-tiellement celui de la compétence. Par compétence, il faut entendre l’ensemble des ressources, notamment cognitives, mobilisables pour l’action, et qui déter-minent ce que l’individu est capable de faire et prêt à faire dans une situation donnée. Nous défendons ici l’idée que les ressources qui fondent cette compé-tence sont une composante à part entière de la santé1, et qu’elles sont précaires, c’est-à-dire fragiles, incertaines. Leur stabilité n’est pas assurée. Par des méca-nismes que l’on commence à peine à entrevoir pour certains, ou plus connus pour d’autres, divers aspects du contenu et de l’organisation du travail semblent, en effet, influencer durablement le devenir de ces ressources durant la vie profes-sionnelle et au-delà. Ces influences s’exercent sur le système nerveux central, et sur divers aspects du fonctionnement et du développement cognitif qu’il sous-tend.

Age et travail : les conditions du développement durable des compétences

Jean-Claude Marquié et David Ansiau

1. Nous définissons la santé comme lʼensemble des ressources qui déterminent lʼenvie et la capacité dʼagir en accord avec soi et son environnement.

44 Age et travail : les conditions du développement durable des compétences 45Jean-Claude Marquié et David Ansiau

sent entre le vécu professionnel et le vieillissement. Au-delà des enjeux pratiques en termes d’amélioration des conditions de travail et de gestion des ressources humaines, la compréhension de ces liens a un intérêt scientifique majeur. On est, en effet, très loin de connaître la nature, la cinétique et les mécanismes des changements qui sont directement ou indirectement sous la dépendance des influences professionnelles.

Etudier les effets modérateurs (c’est-à-dire aggravants ou atténuateurs) du travail sur le vieillissement de l’organisme revient à répondre à la question : quelles caractéristiques des expériences professionnelles antérieures génèrent des ressources nouvelles et quelles sont celles qui constituent un facteur limitant dans le développement du travailleur et du retraité ? Si les expériences antérieures génè-rent des ressources nouvelles dans le domaine cognitif qui nous intéresse ici, on peut s’attendre à ce que les effets du vieillissement cognitif soient amoindris et que l’écart entre les travailleurs jeunes et âgés soit faible, voire favorable aux seniors. Par contre, si ces expériences génèrent des handicaps, on peut s’attendre à ce que les déclins liés à l’âge soient plus importants ou plus rapides. La simplicité apparente de ce raisonnement masque pourtant une réalité fort complexe, tant sont divers les parcours, les expériences, les traces qu’ils laissent dans l’organisme, les mécanismes par lesquels cela s’opère. Tant sont difficiles aussi à mettre en œuvre les méthodes permettant d’étudier ces phénomènes. L’ambition de ce texte est d’éclairer quelques aspects seulement de cette relation complexe.

La dimension cognitive des effets à long terme du travail

Le vieillissement est un phénomène complexe. Comme nous l’avons dit, nous n’abordons pas ici les aspects biologiques et sociaux du vieillissement : notre réflexion porte uniquement sur les aspects cognitifs du développement chez l’adulte. Dans ce domaine, plus que dans le domaine biologique, l’avancée en âge se manifeste de manière différente selon les ressources cognitives considérées : on sait que le déclin affecte principalement les composantes élémentaires du système de réception et de traitement des informations2, mais beaucoup moins les connais-sances produites par le fonctionnement du cerveau tout au long de la vie (par ex., Craik et Salthouse, 2000).

2. Le système cognitif humain est caractérisé par deux grands types de ressources qui évoluent diffé-remment avec le temps. On distingue, dʼune part, les connaissances, fruits de lʼexpérience, qui sont stables ou augmentent même au cours de la vie adulte. Et, dʼautre part, les mécanismes fondamentaux de réception et de traitement de lʼinformation, qui se caractérisent par un déclin au cours de la vie adulte, généralement progressif et modéré avant la soixantaine. Les mécanismes fondamentaux de réception et de traitement de lʼinformation sont des mécanismes du système nerveux central et périphérique qui permettent de percevoir les signaux de lʼenvironnement, de sélectionner et traiter, parmi la multitude de ceux qui sont présents dans lʼenvironnement, ceux qui sont pertinents pour lʼindividu. Les méca-nismes fondamentaux de réception et de traitement de lʼinformation et les connaissances du sujet sont des ressources complémentaires et, dans la réalité, fortement imbriquées dans la plupart des activités humaines. Dans nos travaux, notre intérêt pour les mécanismes fondamentaux (attention, mémoire de travail, capacité à traiter rapidement les informations…) à côté de celui porté aux mécanismes de plus haut niveau tels que le raisonnement ou la prise de décision, se justifie par le fait que nous considérons que ces mécanismes fondamentaux constituent une composante à part entière des ressources de santé, notamment en raison de leur très forte dépendance à lʼégard du substrat biologique.

Dans cette contribution, nous abordons la question de savoir en quoi le travail peut être un facteur de développement durable ou au contraire d’érosion accélérée des compétences. Nous délimitons d’abord notre propos. Ce dernier concerne surtout les effets du travail sur le vieillissement, et non l’inverse (pour la relation inverse, voir Marquié, Paumès et Volkoff, 1995), ainsi que la dimension cognitive de ces effets. Il illustre principalement les mécanismes neurophysiologiques par lesquels le travail influence les changements cognitifs à long terme. Ce faisant nous précisons aussi le cadre conceptuel utilisé pour aborder cette question, et les enjeux sociaux et indivi-duels qui la sous-tendent. La suite de notre contribution illustre par deux résultats de recherche récents les effets du travail sur le développement durable des compétences en distinguant deux parties. La première est consacrée aux expériences cognitives de travail. Elle se concentre essentiellement sur les effets des caractéristiques cognitives des environnements de travail. La seconde partie s’intéresse au travail posté, en tant qu’exemple d’expériences non cognitives de travail susceptibles d’aggraver les effets du temps sur le plan cognitif. La conclusion souligne l’importance de prendre en considération, dans l’organisation du travail, la formation et la gestion des carrières, les besoins et les caractéristiques évolutives des individus, pour favoriser un vieillis-sement réussi au cours de la vie professionnelle et au-delà.

Définitions et enjeux

Travail et vieillissement

Dans ce chapitre, nous parlons de vieillissement pour évoquer des phénomènes qui surviennent tout au long de la vie adulte. Cela signifie que notre propos ne concerne pas la vieillesse, une notion associée à l’idée d’un état stable et tardif. Il concerne le vieillissement, c’est-à-dire un processus de changements (on peut aussi parler de développement), fait de pertes mais aussi de gains, et qui s’étale tout au long de la vie adulte. Le vieillissement est donc conçu ici comme une trajectoire développementale susceptible d’être orientée différemment selon les expériences de la vie, notamment professionnelle. Dans cette conception « processuelle » et qui n’est pas seulement négative du vieillissement, le rapprochement entre les termes « travail » et « vieillissement » n’a plus rien d’incongru, quel que soit le sens de la relation que l’on considère entre ces termes.

On peut être frappé de constater à quel point les débats sociaux les plus actuels, tels que ceux relatifs à la réforme des retraites, au maintien dans l’emploi des seniors, à la formation tout au long de la vie ou encore aux conditions du vieillissement réussi, sont souvent déconnectés des réalités du travail. Pourtant ces questions sont directement tributaires de l’expérience vécue tout au long des quarante ans de la vie professionnelle. Les expériences ne s’empilent pas les unes sur les autres. Elles nour-rissent un processus de construction continu. L’individu est une machine à intégrer. La psychologie nous enseigne depuis longtemps que l’on ne peut donc pas découper la vie d’un homme ou d’une femme en morceaux indépendants les uns des autres. Le vieillissement de la population active, le recul de l’âge de la retraite dans les pays industrialisés, et d’autres bouleversements des modes de vie et de travail devraient donc nous inciter aujourd’hui à revisiter plus systématiquement les liens qui s’établis-

46 Age et travail : les conditions du développement durable des compétences 47Jean-Claude Marquié et David Ansiau

certaines conditions, de recourir à des stratégies leur permettant de pallier tout ou partie de ces déficits. Il est important toutefois d’insister sur l’idée que cela n’est possible que dans certaines conditions : celles, nous dit l’ergonomie, qui offrent précisément suffisamment de marges de manœuvre pour que puissent s’exprimer les stratégies que les anciens ont progressivement construites pour maintenir leurs performances et préserver leur santé.

Les tâches, les méthodes et les techniques de travail, dans tous les secteurs, solli-citent de plus en plus le système cognitif et mettent en jeu des activités mentales de plus en plus raffinées. Elles requièrent des niveaux élevés et prolongés de vigi-lance, une grande réactivité et une capacité de traitement rapide des informations. Elles nécessitent une attention portée à de nombreux paramètres de la situation, une analyse fine de cette dernière pour dégager les éléments pertinents, une mémoire fiable, des raisonnements élaborés, des décisions sûres. Elles reposent moins qu’auparavant sur la prise directe d’informations sensorielles (visuelles, kinesthé-siques, auditives…) et davantage sur le traitement d’informations abstraites. Aussi est-il important de concevoir des situations de travail où les opérateurs peuvent effectuer au mieux ces traitements. Cette exigence vaut pour tous les opérateurs, jeunes et âgés. Mais elle peut, dans certaines situations, particulièrement critiques d’un point de vue perceptif ou cognitif, et dans les situations où l’expérience des plus âgés ne peut pas jouer un rôle important, mettre ces derniers en plus grande diffi-culté. Même si les déficits liés à l’âge sont modérés dans la période de la vie profes-sionnelle, ils ne doivent pas être pour autant négligés. Concevoir des situations de travail qui tiennent compte des changements liés à l’âge, à l’usure due aux expé-riences antérieures, et qui permettent par ailleurs une optimisation des processus mentaux, constitue un des défis actuels de la psychologie ergonomique.

Diversité des influences et pluralité des mécanismes d’action

Les facteurs professionnels susceptibles d’influer sur le développement des fonc-tions mentales du travailleur sont divers. Parmi ces influences on peut distinguer les expériences4 cognitives et non cognitives de travail. Les expériences cognitives renvoient aux situations professionnelles où l’implication du système cognitif est centrale : la réception et le traitement des informations, la résolution de problèmes, la prise de décision sont des composantes importantes de l’activité. Les expériences non cognitives de travail font référence aux autres types d’influence. Ainsi, on peut considérer que le travail en horaires postés, l’exposition à des toxiques, le bruit dans sa composante physique et physiologique, ou encore le stress, donnent lieu à des expériences de nature non cognitive, même si les effets secondaires de ces influences

4. Nous parlons ici dʼexpérience dans le sens de ce que vit lʼindividu et des influences quʼil reçoit du fait de sa pratique et de son comportement dans les environnements quʼil traverse. L̓ expertise nʼest quʼune des formes de cette expérience et les connaissances expertes ne sont quʼune des traces laissées par lʼexpérience professionnelle. Bien que lʼexpertise soit un champ important de lʼétude du fonction-nement cognitif au travail, notre propos dans ce chapitre concerne surtout la partie « processus » ou machinerie cognitive du système cognitif, plutôt que la partie « produit » (connaissances produites par la machinerie cognitive).

Plusieurs raisons justifient qu’on s’intéresse plus qu’auparavant aux aspects cognitifs des effets à long terme du travail. Une de ces raisons est la faible connais-sance que l’on a encore de la nature et de l’ampleur des effets des conditions de travail sur le vieillissement du système nerveux central, support des fonctions cognitives. Une autre raison réside dans la sollicitation de plus en plus intensive des fonctions cognitives dans les situations professionnelles et dans la vie courante : les effets négatifs du travail sur les ressources cognitives ont donc, plus que jamais, une incidence néfaste en retour sur le travail lui-même. Une troisième raison est la nécessité de mieux connaître les stratégies de compensation mises en œuvre au cours du vieillissement, en particulier dans les situations professionnelles. Enfin, une raison non négligeable est l’aspiration grandissante à un vieillissement réussi dans ce domaine cognitif, avec la prise de conscience de la précarité des ressources mentales au grand âge.

La dimension cognitive des effets à long terme du travail a été fortement négligée jusqu’à présent dans les travaux de recherche en psychologie et en ergonomie. En particulier les effets du travail sur la catégorie des ressources cognitives qui subit les effets les plus délétères du temps. Elle a été principalement traitée au travers de l’expertise, c’est-à-dire des effets de l’activité professionnelle en termes d’enrichis-sement de la base de connaissances déclaratives et procédurales, au sens de Tulving (1985) 3, une base de connaissances qui reste très spécifique à la classe de situations qui l’a générée. On parle de l’expertise du conducteur automobile, du contrôleur aérien, de l’ouvrier qualifié. Les acquis de ce type sont essentiellement réutilisables dans la situation d’origine. Par contre, on a très peu traité, et de manière dispersée, des effets du travail sur des aspects du système cognitif qui peuvent être réinvestis dans d’autres secteurs de la vie de la personne, et de manière durable, bien au-delà de la vie professionnelle. Ces aspects relèvent des mécanismes fondamentaux de réception et de traitement de l’information qui sont plus directement sous la dépen-dance du système nerveux et de son état fonctionnel. Les caractéristiques de ce dernier font que les traces imprimées par les expériences sont souvent persistantes et influencent durablement les comportements ultérieurs (comme nous le verrons dans la partie suivante à propos du niveau neurophysiologique). La découverte récente que le cerveau adulte a une plasticité beaucoup plus grande que ce qu’on croyait jusqu’alors conduit à penser que l’impact de la vie professionnelle sur la qualité du vieillissement cognitif a également été sous-estimé.

Les processus cognitifs évoluent de façon variable selon les personnes et avec le temps. Les situations de travail intègrent rarement cette diversité et cette variabilité inter- et intra-individuelle, parce que la conception du travail s’en trouverait très complexifiée et parce que les hommes disposent d’extraordinaires facultés d’adap-tation qui masquent, au moins pour un temps, les difficultés potentielles. En situa-tion « naturelle », on constate bien souvent que les personnes âgées maintiennent un très bon niveau de performance jusque très tard dans la vie. Ceci signifie que, en dépit des déficits associés à l’âge, les personnes vieillissantes sont capables, dans

3. Déclaratives, cʼest-à-dire conscientes et donc verbalisables ; procédurales, cʼest-à-dire largement automatisées et donc peu accessibles à la conscience.

48 Age et travail : les conditions du développement durable des compétences 49Jean-Claude Marquié et David Ansiau

Figure 1. Les effets du vieillissement et de l’environnement professionnel sur l’opérateur

Deux exemples des conséquences cognitives à long terme du travail

Un travail mentalement exigeant mais riche et créatif favorise une évolution plus favorable de l’efficience cognitive

Depuis quelques années, des recherches en psychologie cognitive du vieillis-sement s’intéressent aux effets potentiellement bénéfiques de la stimulation cogni-tive sur le maintien des performances cognitives au cours de la vieillesse. Certains de ces travaux reposent sur l’idée que les déclins cognitifs liés à l’âge seraient dus à la confrontation avec des environnements intellectuellement moins complexes et stimulants avec l’avancée en âge et donc à un manque de pratique cognitive (disuse en anglais). Un manque de pratique aurait pour conséquence une atrophie des processus cognitifs et des compétences concernés. Cette conception est parfois résumée par l’adage Use it or lose it (utilise-le ou perds-le). Si le manque d’utilisa-tion des compétences cognitives peut expliquer ou accentuer le déclin cognitif lié à

peuvent être observés dans la sphère cognitive. Comme le montre la figure 1 (page ci-contre), les expériences cognitives et non cognitives peuvent être des ressources et avoir un impact positif sur le travailleur. Elles peuvent aussi être des contraintes et avoir un impact négatif. Les recherches menées en psychologie ergonomique, en neurosciences et en épidémiologie concourent à éclairer les effets des conditions de travail sur la santé et le bien-être de l’opérateur, et cela inclut le domaine des compétences cognitives. Elles suggèrent une diversité de mécanismes hypothéti-ques susceptibles de rendre compte des effets modérateurs du travail sur les chan-gements survenant avec l’âge dans les ressources cognitives. On peut regrouper ces mécanismes dans trois niveaux, neurophysiologique, stratégique, affectif et méta-cognitif.

Le niveau neurophysiologique renvoie à des facteurs professionnels (environ-nementaux, organisationnels…) qui ont un effet sur le système nerveux central. Certains peuvent avoir un effet délétère spécifique. C’est le cas notamment des agents neurotoxiques (solvants organiques…). D’autres peuvent induire une réac-tion de stress non spécifique, qui – à plus ou moins long terme – pourra altérer le fonctionnement cognitif (via, par exemple, l’influence des hormones du stress sur certaines zones du cerveau). Dans le même ordre d’idée, certaines études suggèrent qu’une pratique cognitive spécialisée, intensive et durable est capable d’induire des modifications structurales dans le système nerveux central, par exemple au niveau de l’hippocampe (Maguire, Gadian, Johnsrude, et al., 2000).

Le niveau stratégique est d’ordre purement cognitif. Il résulte de l’accroissement, dû au travail, de la base de connaissances déclaratives et procédurales. Il corres-pond à plusieurs types de stratégies optimisatrices émergeant au cours du vieillis-sement et qui ont donné lieu à des tentatives de formalisation (Dixon et Bäckman, 1995 ; Marquié, 1997 ; Marquié et Isingrini, 2001 ; Salthouse, 1990), notamment la compensation et l’accommodation.

Le niveau métacognitif et motivationnel enfin, concerne des mécanismes qui agissent davantage sur l’aspect intensif de l’activité cognitive, c’est-à-dire sur la disponibilité et la mobilisation des ressources cognitives (croyances d’auto-efficacité, anxiété liée à l’apprentissage, effort investi dans une tâche, persévérance dans l’action, choix de stratégies plus ou moins adaptées), que sur leur état absolu. La maîtrise des nouvelles technologies par les opérateurs vieillissants (Marquié, Jourdan-Boddaert et Huet, 2002) et la formation professionnelle (Paumès et Marquié, 1995) sont des domaines qui illustrent assez bien comment fonctionne ce mécanisme. L’hypothèse que l’on peut formuler est que certaines formes d’organisation du travail façonnent au cours des ans une image de soi et de ses propres capacités qui retentit sur ce que l’individu est prêt à faire à divers âges de sa vie et sur les défis cognitifs qu’il est prêt à relever (notamment dans les apprentissages professionnels).

Dans la partie suivante, nous présentons deux résultats de recherches qui illus-trent les effets durables, sur le développement des ressources cognitives au cours de la vie adulte, d’expériences cognitives de travail dans le premier cas, et d’expé-riences non cognitives, dans le second.

50 Age et travail : les conditions du développement durable des compétences 51Jean-Claude Marquié et David Ansiau

VISAT : un outil de recherche sur le rôle du travail dans le développement durable de la santé et des compétences

(Marquié, Jansou, Baracat et al., 2002)

VISAT est une étude longitudinale de nature pluridisciplinaire. Son but est de préciser dans quelle mesure et comment les conditions de travail influencent, à court et à long terme, la santé et le vieillissement des individus. Elle repose sur des mesures effectuées à l’occasion de la visite médicale du travail (200 médecins impliqués dans trois régions du sud de la France : Midi-Pyrénées, Aquitaine, Languedoc-Roussillon). Elle porte sur un échantillon de 3 200 sala-riés actifs ou retraités de tous secteurs âgés de 32 à 62 ans en début d’étude, en 1996. Au terme d’un suivi de 10 ans ponctué de trois recueils (1996/97, 2001/02, 2006/07) les participants ont, en fin d’étude, entre 42 et 72 ans. En 2001, 70 % des participants ont été revus. Le dernier recueil est en cours.

Les données concernent :– les caractéristiques générales et professionnelles des partici-

pants : emploi, conditions de travail actuelles et passées, durées d’ex-positions à diverses nuisances et contraintes ;

– les conditions de vie hors travail : activités sociales, physiques, qualité du sommeil… ;

– la santé auto-évaluée sur diverses échelles (santé globale, santé mentale, stress perçu…) et la santé évaluée par le médecin dans le cadre d’un examen clinique. Celui-ci inclut diverses mesures classi-ques (pouls, pression artérielle, poids, taille, vision, audition, capa-cité vitale...) et des informations concernant la santé objective : les pathologies actuelles et passées, les arrêts de travail, la prise de médi-caments, les comportements à risque. Le médecin procède également à une évaluation neuropsychologique à l’aide de divers tests cogni-tifs. Il s’agit de tests de mémoire épisodique (trois apprentissages successifs d’une liste de 16 mots concrets et abstraits, avec rappel libre immédiat, un test de rappel différé et un test de reconnaissance), du test d’attention adapté de Sternberg (avec deux sous-tests variant par la charge mnésique) et d’un test de vitesse de traitement de l’in-formation (test du code de la WAIS R).Les salariés retraités sont suivis par leur ancien médecin du travail.

Les médecins du travail sont des partenaires à part entière de l’étude : ils peuvent participer à toutes les étapes de l’étude, pas seulement au recueil des données.

La conception longitudinale de l’étude a pour but de lever plusieurs diffi-cultés majeures rencontrées dans l’approche transversale du vieillissement et de la santé au travail, notamment la dissociation entre les effets de génération et ceux propres au vieillissement, le problème des relations de causalité entre variables, et celui des biais de sélection (healthy worker effect), un biais omni-présent dans ce type de recherches.

l’âge, on peut s’attendre à ce que la pratique délibérée5 de telles compétences puisse au moins résulter en une stabilisation du déclin des performances. La pratique pourrait même, selon certaines hypothèses optimistes, inverser les déclins dus au vieillissement (Baltes et Baltes, 1990). D’autres auteurs considèrent que, même si le vieillissement cognitif n’est pas dû à un manque de pratique, une pratique déli-bérée, intensive et régulière permet d’atténuer notablement les déclins.

Ces travaux fort intéressants rejoignent une intuition ancienne en psychologie et en sociologie du travail selon laquelle le travail que l’on fait déteint forcément sur la personnalité et les comportements, y compris sur les aptitudes intellectuelles (par ex., Friedmann, 1964 ; Kohn et Schooler, 1973). Ce fait est souvent tenu pour acquis. Il n’est pourtant guère démontré. En d’autres termes, quand on y regarde de plus près, on constate qu’on ne sait quasiment rien sur la nature, l’ampleur et la persistance à long terme des effets de cette contamination, en particulier dans le domaine cognitif. Les obstacles sont conceptuels et méthodologiques. Conceptuels, parce que la prédominance des conceptions fixistes de l’intelligence et l’idée forte-ment ancrée jusqu’à récemment que le cerveau adulte était peu ou pas plastique ne poussaient pas les chercheurs à explorer cette hypothèse. Méthodologiques, car il est extrêmement difficile de séparer les influences professionnelles de toutes les autres influences possibles sur la cognition et son développement.

Nous avons engagé des travaux de recherche sur cette question ces dernières années. Ils reposent sur les données issues de la cohorte VISAT « Vieillissement, Santé, Travail » (pour plus d’informations sur les détails méthodologiques de l’étude VISAT, voir encadré page ci-contre). Cette étude porte sur plus de 3 000 salariés qui étaient âgés de 32 à 62 ans au début de l’étude, il y a près de 10 ans, et confrontés à une grande diversité de situations professionnelles. Les résultats d’analyses trans-versales effectuées sur le premier recueil de données de 1996 montrent qu’à tous les âges les salariés qui ont un travail intellectuellement exigeant, mais qui permet d’apprendre et de progresser dans les compétences, ont un niveau de fonctionne-ment cognitif significativement plus élevé6. Ce dernier est mesuré par divers tests neuropsychologiques de mémoire épisodique, de vitesse de traitement et d’atten-tion reconnus comme reflétant bien l’efficience des mécanismes fondamentaux de réception et de traitement des informations. Ces résultats ont été obtenus même après ajustement sur divers facteurs possibles de confusion, c’est-à-dire toutes choses égales par ailleurs en ce qui concerne le sexe, le niveau d’études des indi-vidus, et le degré de participation dans des activités culturelles en dehors du travail, notamment. Ils suggèrent donc que certaines caractéristiques du travail pourraient retentir sur le système cognitif de l’individu et affecter ainsi le comportement dans d’autres domaines que le domaine professionnel, puisque ces processus cognitifs ne sont pas spécifiques aux situations de travail.

5. Cʼest-à-dire une pratique qui ne repose pas sur la seule répétition du comportement mais aussi sur une activité réflexive intense concernant les moyens de progresser.6. Etait considéré comme ayant ces caractéristiques un travail « varié », « qui permet dʼapprendre » et de « progresser dans les compétences » par la formation et le contenu du travail lui-même ; mais aussi un travail qui demande un effort mental soutenu et constant, nécessitant de « traiter beaucoup dʼinfor-mations à la fois », de « devoir retenir beaucoup dʼinformations à la fois ».

52 Age et travail : les conditions du développement durable des compétences 53Jean-Claude Marquié et David Ansiau

premier recueil prédisaient l’efficience cognitive lors de ce même recueil (approche transversale), puis lors du deuxième recueil (approche prospective transversale) et, enfin, si elles prédisaient l’évolution de l’efficience entre les deux recueils (approche prospective longitudinale). Les résultats ont confirmé sur les données du deuxième recueil une association statistiquement significative et positive entre des caracté-ristiques cognitives stimulantes du travail et la performance obtenue aux tests de mémoire épisodique verbale7, de vitesse et d’attention. Plus intéressant encore, nous avons trouvé que ces caractéristiques du travail prédisaient une évolution à cinq ans plus favorable des performances aux tests de vitesse et d’attention (moindre déclin des performances ou bien maintien). Ces résultats ont été observés non seulement dans les analyses univariées (variables prises deux à deux) mais aussi multivariées, c’est-à-dire après ajustement sur de nombreux autres facteurs de confusion que sont, entre autres, le niveau d’études, la catégorie socio-professionnelle, l’activité physique, l’état de santé et les activités culturelles dans la vie hors travail. Le fait de disposer de deux mesures successives de l’efficience cognitive nous a permis égale-ment de contrôler le niveau de base dans les analyses de régression multiple. En ajustant nos données sur ce niveau de base, nous avons donc analysé le changement à cinq ans en faisant comme si tous les individus étaient initialement identiques au regard des aptitudes cognitives mesurées. Cette procédure réduit considérablement le risque que les changements plus favorables observés sur le plan cognitif chez les salariés « plus stimulés » ne soient dus qu’à un simple effet de sélection. Ainsi, ces résultats soutiennent la thèse selon laquelle des conditions de travail favorables sur le plan cognitif jouent un rôle positif non seulement dans le niveau de fonction-nement cognitif à un moment donné, mais aussi peut-être dans le développement cognitif lui-même. Elles protégeraient dans une certaine mesure des effets délétères du vieillissement cognitif (Schooler, Mulatu et Oates, 1999), pas seulement en ajou-tant des ressources via les connaissances produites par l’expérience (le software, pour prendre une analogie informatique), mais aussi via son action favorable sur la machinerie cognitive elle-même (hardware).

Le travail posté a des effets délétères sur la mémoire au bout de quelques années

Les caractéristiques cognitives du travail ne sont pas les seules influences professionnelles susceptibles d’affecter le fonctionnement cognitif. D’autres facteurs professionnels, comme l’exposition aux neurotoxiques, la désynchroni-sation durable des rythmes circadiens et le stress chronique sont susceptibles de jouer un rôle, direct ou indirect, dans la diversité des profils de vieillissement par leur action parfois durable sur le système nerveux central. Parmi ces facteurs, nous avons étudié surtout les horaires atypiques de travail. Divers travaux ont montré les conséquences à court terme, c’est-à-dire le lendemain ou les jours suivants, de la perturbation des rythmes biologiques sur la vigilance et divers aspects des performances cognitives (par ex., voir Ansiau, Wild, Niezborala et al., 2007). Mais il n’existe pratiquement pas de travaux étudiant comment plusieurs

7. Apprentissage et rappel immédiat de listes de mots.

Ces résultats ne permettent pas d’affirmer, cependant, que les relations obser-vées reflètent des effets du travail sur le système cognitif. Le lien entre stimula-tion cognitive et efficience neuropsychologique peut tout aussi bien résulter d’un processus de sélection qui conduirait les individus qui réussissent mieux à ce type de test à occuper ou à se maintenir dans les emplois qui ont les caractéristiques de stimulation cognitive favorables que nous avons indiquées (Hultsch, Hertzog, Small et al., 1999). Ils ne permettent pas non plus de dire si les effets supposés du travail persistent au-delà de la cessation de l’activité professionnelle et influencent l’évolu-tion du fonctionnement cognitif au cours du temps. En d’autres termes, un travail intellectuellement exigeant mais générateur de ressources cognitives nouvelles a-t-il un effet protecteur à l’égard des déclins habituels liés au vieillissement cognitif, et réduit-il le risque de survenue des maladies neurologiques de la sénescence ? Quelques travaux récents suggèrent que cela puisse être le cas (voir par ex., Bosma, van Boxtel, Ponds et al., 2003).

Figure 2. Relation entre les caractéristiques cognitives du travail et l’efficience cognitive mesurée par divers tests. Données transversales VISAT de 1996 (d’après Marquié, Ansiau, Soubelet et Rico-Duarte, 2006).

Une deuxième série d’analyses a été conduite ultérieurement sur les données relatives non seulement au premier recueil mais aussi au deuxième qui fut réalisé cinq ans plus tard, en 2001-2002 (Marquié, Ansiau, Soubelet et Rico-Duarte, 2006). La démarche transversale initiale a ainsi été complétée par une démarche prospec-tive transversale et longitudinale. Nous disposions des informations relatives aux conditions de travail pour tous les participants lors du premier recueil, et des infor-mations relatives à l’efficience neuropsychologique lors des deux recueils successifs. Nous avons donc examiné si les caractéristiques cognitives du travail mesurées au

54 Age et travail : les conditions du développement durable des compétences 55Jean-Claude Marquié et David Ansiau

tions de recherches étaient les suivantes : (i) est-ce que les travailleurs postés actuels présentent un fonctionnement cognitif altéré en comparaison avec les travailleurs qui n’ont jamais fait de travail posté ? (ii) Est-ce que les effets du travail posté dépen-dent de la durée d’exposition et de l’âge du travailleur ?

Nous avons trouvé que les travailleurs postés avaient des scores cognitifs aux différentes épreuves inférieurs à ceux des travailleurs qui n’avaient jamais été postés. Un effet de la durée cumulée du travail posté sur l’efficience cognitive a été observé pour la mémoire, mais pas pour la vitesse de traitement. Cet effet négatif sur la mémoire était maximum et particulièrement significatif entre dix et vingt ans d’exposition. L’absence d’effet de la durée d’exposition au travail posté sur la vitesse de traitement suggère que celle-ci, que nous avons trouvée légèrement mais significativement inférieure chez les travailleurs postés par comparaison avec les jamais postés, est immédiatement affectée. Un ralentissement du traitement de l’in-formation apparaît dès le début du travail posté, mais ce ralentissement ne varie pas avec le nombre d’années de pratique du travail posté.

L’effet négatif du travail posté sur l’efficience cognitive qui s’est avéré indé-pendant de l’âge mais dépendant de la durée d’exposition aux horaires postés, au moins pour la mémoire, n’a été observé cependant que chez les hommes. Ceci s’explique par le fait que les travailleurs postés hommes, dans notre échantillon, avaient des horaires de travail qui empiétaient davantage sur la période nocturne que les femmes : les hommes avaient plus souvent des horaires en 3 x 8 impliquant du travail de nuit, alors que les femmes étaient plus souvent en 2 x 8 (du type 6 h-14 h et 14 h-22 h).

Dans l’ensemble, cette étude révèle un effet délétère de la désynchro-nisation des rythmes biologiques sur le plan cognitif. Comme le montre la figure 3 (page suivante), cet effet semble passer davantage par des mécanismes de stress chronique que par les effets du travail posté sur le sommeil, car le contrôle statistique de la qualité du sommeil dans nos analyses n’a pas modifié les résul-tats. Nos conclusions rejoignent clairement les conclusions de l’autre étude qui a examiné les effets à long terme sur le plan cognitif de la perturbation chronique des rythmes biologiques. Il s’agit de l’étude de Cho, Ennaceur, Cole et al. (2000) qui était basée sur une approche plus psychophysiologique (imagerie cérébrale et dosage du cortisol, témoin du niveau de stress, en plus des tests cognitifs comme dans la présente étude). Ces effets sont-ils irréversibles ou réversibles ? S’ils n’étaient pas réversibles, ils signifieraient que le travail posté est un facteur de vieillissement accéléré sur le plan cognitif. Nos premiers résultats suggèrent que les déficits cogni-tifs observés sont peut-être réversibles après quelques années de retour en horaires normaux. Mais cette hypothèse devra être explorée plus avant dans les travaux à venir.

années de perturbation du rythme circadien, comme dans le cas du travail posté, affectent le fonctionnement cognitif et aggravent les difficultés liées à l’avancée en âge sur ce plan, à côté des autres conséquences néfastes déjà connues (voir par ex. Quéinnec, Gadbois et Prêteur, 1995). Nous avons exploré cette hypothèse dans des travaux récents.

Les effets négatifs du travail posté sont dus au fait que le système circadien prend plusieurs jours pour s’ajuster à un horaire de travail de nuit. Or la plupart des travailleurs de nuit n’atteignent jamais complètement le point où leurs rythmes sont appropriés pour dormir durant la journée et pour être vigilant la nuit. Du point de vue de l’activité de travail et des performances, cet ajustement est important pour deux raisons : (i) les rythmes circadiens physiologiques ne préparent pas les individus à dormir pendant la journée. Ceci implique nécessairement une privation partielle de sommeil car les travailleurs postés de nuit dorment en moyenne 1 à 2 heures de moins que leurs collègues travaillant de jour. Or des indices permettent de penser qu’une privation partielle de sommeil conduit à une baisse de performance (Harrison et Horne, 2000 ; Pilcher et Huffcut, 1996). (ii) Jusqu’à ce que l’ajustement circadien complet se fasse, les travailleurs postés de nuit travaillent durant la baty-phase8 de leurs rythmes circadiens psychologiques, ce qui conduit à une perfor-mance moindre (Folkard, 1996).

La perturbation chronique du sommeil peut constituer un mécanisme explicatif de conséquences possibles du travail posté sur l’efficience cognitive. Un autre méca-nisme explicatif peut être celui du stress répété induit par la désynchronisation du système circadien (Cho, Ennaceur, Cole et al., 2000). A ces effets spécifiques des horaires atypiques de travail viennent s’ajouter ceux du vieillissement. Le vieillis-sement augmente la sensibilité aux effets négatifs du travail posté sur la santé, en particulier à partir de 40 ans. Les changements dans certains paramètres de la rythmicité circadienne sont probablement l’un des mécanismes de ce processus en lien avec l’âge. De fait, le vieillissement diminue l’amplitude de beaucoup de rythmes circadiens, y compris le rythme de la production de mélatonine9 et accroît la tendance à la désynchronisation interne.

Nous avons conduit une étude (Rouch, Wild, Ansiau et al., 2005) dont l’objectif était d’examiner la relation entre le travail posté et l’efficience cognitive et d’évaluer le rôle médiateur hypothétique de la qualité du sommeil sur cette relation. L’étude reposait sur les données de l’étude VISAT (voir « Encadré » page 51). Nos ques-

8. La batyphase définit la position temporelle du creux de la fonction sinusoïdale qui représente le rythme circadien (le minimum du cycle). Elle sʼoppose à lʼacrophase, position temporelle du pic de la fonction.9. Le rythme veille-sommeil dépend, entre autres, dʼune structure du système nerveux central, la glande pinéale. Cet organe reçoit du système visuel des informations sur lʼalternance lumière-obscurité et réagit par la sécrétion dʼune hormone, la mélatonine. La mélatonine informera ainsi lʼorganisme sur la durée du jour et de la nuit : cʼest un donneur de temps qui nous permet de nous adapter à notre environnement. Pour cela, elle est produite la nuit (avec un pic de sécrétion à 2 heures du matin) et est quasiment nulle le jour. La mélatonine stabilise ou renforce le rythme circadien, elle accentue la baisse nocturne de la température et facilite lʼendormissement. Chez les sujets âgés, le taux de mélatonine est en baisse. Il provoquerait, en partie, lʼavance de phase de près de deux heures du cycle veille-sommeil observée chez les personnes âgées par rapport aux sujets jeunes.

56 Age et travail : les conditions du développement durable des compétences 57Jean-Claude Marquié et David Ansiau

là une des conditions importantes d’un vieillissement réussi. Or les travailleurs âgés sont ceux qui bénéficient le moins de la stimulation cognitive qu’apporte la formation continue. De même, les enquêtes européennes (par ex., Molinié, 2003) sur les conditions de travail aussi bien que les résultats de l’étude VISAT révè-lent que les travailleurs âgés rapportent des conditions de travail moins variées et stimulantes. Ceci montre qu’à côté de facteurs d’organisation du travail dont les effets sont mieux connus, l’effet du contenu du travail lui-même n’est pas anodin (Marquié, 2006).

Plusieurs travaux suggèrent aussi des effets à long terme sur le fonctionnement cognitif des expériences non cognitives de travail. Les données de la littérature indiquent que les horaires atypiques de travail ont des conséquences négatives sur la santé et les activités des travailleurs, et que cette contrainte de travail est moins bien tolérée avec l’avancée en âge. Il ressort de nos travaux consacrés à ce thème dans le cadre de l’étude VISAT que l’efficience cognitive peut aussi être perturbée par des horaires de travail atypiques, pas seulement à court terme mais aussi à long terme. Un résultat particulièrement remarquable est que dix à vingt ans de pratique du travail posté semblent ajouter de la perte d’efficience mnésique à celle généralement liée à l’âge.

Plus que jamais, nous sommes dans l’obligation d’agir sur les conditions de travail si l’on veut allonger les carrières ou tout simplement maintenir en activité jusqu’au terme normal celle des générations actuellement nombreuses des quin-quagénaires. Les réformes actuelles qui touchent à la durée de la vie active peuvent être une chance exceptionnelle. Elles nous mettent devant de telles contradic-tions entre les objectifs visés et l’organisation des moyens de production, qu’elles vont nous obliger à mettre en débat notre manière de penser le travail, et au-delà notre modèle de société. Elles vont nous obliger à revisiter de nombreux aspects de l’organisation du travail, de la conception des postes, du management et de la formation pour que le milieu professionnel ne soit plus organisé comme les Jeux olympiques10. Des mesures qui favorisent l’intégration de tous, jeunes et vieux, dans et par le travail, et qui valorisent toutes les facettes des compétences.

Le vieillissement démographique d’un côté et l’évolution des situations de travail de l’autre modifient, en effet, sérieusement la donne. Par exemple, l’ex-ternalisation des tâches ou la professionnalisation des métiers qui permettaient jusque-là le reclassement de travailleurs en santé précaire, souvent âgés, rendent désormais plus difficiles les solutions de type réaffectation vers des postes moins durs (Gonon, Delgoulet et Marquié, 2004). Ils rendent encore plus cruciale la ques-tion de l’amélioration et de l’adaptation des conditions de travail. Des conditions de travail adaptées incluant une formation tout au long de la vie sont les seules capables de promouvoir une vieillesse réussie. L’amélioration des conditions de travail et la gestion des ressources cognitives, physiques et sociales des opérateurs, dès le début et tout au long de la carrière, contribuent fortement à remplir ces conditions. Progresser dans la voie d’un vieillissement réussi à la fois au travail et grâce au travail implique de mieux préciser les mécanismes en jeu et de convaincre

10. Compétition basée sur une catégorie limitée de ressources socialement valorisée.

Figure 3. Schéma des liens hypothétiques testés entre le travail posté, l’âge et le sommeil, d’une part, et l’efficience cognitive, d’autre part. La flèche n° 5 indique le lien effectivement observé chez les hommes

dans l’étude VISAT (d’après Rouch, Wild, Ansiau et al., 2005).

Conclusion

Nos propres recherches aussi bien que d’autres recherches à l’intersection entre la psychologie cognitive, la psychologie du travail, la psychologie du vieillisse-ment, les neurosciences et l’ergonomie suggèrent l’existence d’un impact, variable selon leur nature et leur intensité, des expériences professionnelles sur le déve-loppement intellectuel de l’adulte. Des validations convergentes de ces premiers travaux sont nécessaires. De même que des précisions sur divers aspects de ces relations (causalité, temporalité, nature plus précise des influences) entre expé-riences professionnelles et vieillissement cognitif. Dès à présent, il apparaît que des tâches mentalement exigeantes mais diversifiées et obligeant l’individu à une activité créatrice et gratifiante lui permettent de se constituer une sorte de réserve cognitive : cette réserve cognitive compenserait en partie les effets des pertes neuronales liées à l’âge. Il est probable aussi que des composantes plus affectives ou motivationnelles jouent un rôle positif dans la mise en action de la réserve cogni-tive. Certains travaux récents suggèrent qu’un haut niveau d’études, de même que des activités sociales et de loisirs riches tout au long de la vie (même à des âges avancés) jouent un rôle protecteur à l’égard du risque de démence au cours de la vieillesse (Crowe, Andel, Pedersen et al., 2003). Il apparaît donc indispensable de protéger la réserve cérébrale des agressions physiques (vasculaires, traumati-ques, carentielles…) et d’optimiser la réserve cognitive par une sollicitation régu-lière et variée des différents processus cognitifs tout au long de la vie adulte. C’est

58 Age et travail : les conditions du développement durable des compétences 59Jean-Claude Marquié et David Ansiau

Kohn M.L., Schooler C. (1973). Occupational Experience and Psychological Functioning: an Assessment of Reciprocal Effects. American Sociological Review, 34, 659-678.Maguire E.A., Gadian D.G., Johnsrude I.S., Good C.D., Ashburner J., Frackowiak R.S.J. and Frith C.D. (2000). Navigation Related Structural Change in the Hippocampi of Taxi Drivers, Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 97, 398-403.Marquié J.-C. (1997). Vieillissement cognitif et expérience : l’hypothèse de la préser-vation, Psychologie française, 42, 333-344. Marquié J.-C. (2006). Le travail, facteur de développement cognitif ou d’usure prématurée ? Retraite & Société, 49, 180-187. Marquié J.-C., Isingrini M. (2001). Aspects cognitifs du vieillissement normal. Dans E. Aubert, J.-M. Albaret (s/d), Vieillissement et psychomotricité. Marseille, Solal, (p. 77 - 113).Marquié J.-C., Jourdan-Boddaert L. and Huet N. (2002). Do Older Adults Underestimate their Actual Computer Knowledge? Behaviour & Information Technology, 21, 273-280.Marquié J.-C., Paumès D. et Volkoff S. (1995). Le travail au fil de l’âge. Toulouse, Octarès Editions, (Coll. Travail et activité humaine).Marquié J.-C., Ansiau D., Soubelet A. et Rico-Duarte L. (2006). Les effets des condi-tions de travail sur le vieillissement cognitif : quels mécanismes sont en cause ? XIVème Congrès de Psychologie du Travail et Développement des Personnes et des Organisations, Hammamet (Tunisie), 7-10 juillet.Marquié J.-C., Jansou P., Baracat B., Martinaud C., Gonon O., Niezborala M., Ruidavets J. B., Fonds H. and Esquirol Y. (2002). Aging, Health, Work: Overview and Methodology of the VISAT Prospective Study, Le Travail humain, 65, 3, 243-260. Molinié A.-F. (2003). Age et conditions de travail dans l’Union européenne. Dublin, Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail.Paumès D., Marquié J.-C. (1995). Travailleurs vieillissants, apprentissage et formation professionnelle. Dans J.-C. Marquié, D. Paumès et S. Volkoff (coord.), Le travail au fil de l’âge. Toulouse, Octarès Editions, (Coll. Travail et activité humaine), (p. 391-410).Pilcher J.J., Huffcutt A.I. (1996). Effects of Sleep Deprivation on Performance: a Meta Analysis, Sleep, 19, 318-326.Quéinnec Y., Gadbois C. et Prêteur V. (1995). Souffrir de ses horaires de travail : poids de l’âge et histoire de vie. Dans J.-C. Marquié, D. Paumès et S. Volkoff (coord.), Le travail au fil de l’âge. Toulouse, Octarès Editions, (Coll. Travail et activité humaine), (p. 277-304).Rouch I., Wild P., Ansiau D. and Marquié J.-C. (2005). Shiftwork Experience, Age, and Cognitive Performances, Ergonomics, 48, 1282-1293. Salthouse T.A. (1990). Cognitive Competence and Expertise in Aging (p. 310-319). In J.E. Birren, W.K. Schaie (Eds.), Handbook of the Psychology of Aging. San Diego, CA: Academic Press.Schooler C., Mulatu M.S. and Oates G. (1999). The Continuing Effects of Substantively Complex Work on the Intellectual Functioning of Older Workers, Psychology and Aging, 14, 483-506. Tulving E. (1985). How Many Memory Systems are there? American Psychologist, 40, 385-398.

les employeurs de la nécessité d’anticiper le vieillissement individuel et collectif. Les conditions de travail ne pourront plus être pensées de manière « intemporelle » (telle conception de poste convient à tout individu de n’importe quel âge) mais bien de manière évolutive selon les âges (tel poste peut s’adapter selon les âges des opéra-teurs). Permettre de travailler jusqu’à l’âge désiré est un enjeu capital. Et le désir de poursuivre plus tard sa carrière est un signe positif pour l’entreprise. Répétons-le, le problème de la santé et de l’obsolescence des compétences des travailleurs se règle plus difficilement aujourd’hui par les départs précoces à la retraite et les reclasse-ments. Si « retraite anticipée », « reclassement » et « amélioration des conditions de travail » sont dans une même barque, et si « retraite anticipée » et « reclassement » viennent à tomber à l’eau, que reste-t-il ?

Bibliographie

Ansiau D., Wild P., Niezborala M., Rouch I. and Marquié J.-C. (2007). Effects of Working Conditions and Sleep of the Previous Day on Cognitive Performance. Applied Ergonomics 39, 99-106.Baltes P.B., Baltes M.M. (1990). Psychological Perspectives on Successful Aging: the Model of Selective Optimization with Compensation (p. 1-34). In P.B. Baltes and M.M. Baltes (Eds.), Successful Aging: Perspectives from the Behavorial Sciences. New-York: Cambridge University Press. Bosma H., van Boxtel M.P., Ponds R.W.H.M. and Houx P.J. (2003). Mental Work Demands Protect against Cognitive Impairment: MAAS Prospective Cohort Study. Experimental Aging Research, 29, 33-45. Cho K., Ennaceur A., Cole J.C. and Suh C.K. (2000). Chronic Jet Lag Produces Cognitive Deficits, Journal of Neuroscience, 20, 1-5. Craik F.I.M., Salthouse T. A. (2000). The Handbook of Aging and Cognition, Second Edition. Mahwah (N.J.): Lawrence Erlbaum Associates. Crowe M., Andel R., Pedersen N.L., Johansson B. and Gatz M. (2003). Does Participation in Leisure Activities Lead to Reduced Risk of Alzheimer’s Disease? A Prospective Study of Swedish Twins, Journal of Gerontology. Series B, Psychological Sciences and Social Sciences, 58, 249-255. Dixon R. A., Bäckman L. (1995). Concept of Compensation: Integrated Differenciated and Janus-Faced (p. 3-19). In R.A. Dixon, L. Bäckman (Eds.), Compensating for Psychological Deficits and Declines. Hillsdale (N.J.): Laurence Erlbaum Associates. Folkard S. (1996). Effects on Performance Efficiency (p. 65-87). In W. P. Colquhoun, G. Costa, S. Folkard and P. Knauth (Eds), Shiftwork: Problems and Solutions. Frankfurt am Main: Peter Lang. Friedman G. (1964). Le travail en miettes. Paris, Gallimard.Gonon O., Delgoulet C. et Marquié J.-C. (2004). Age, contraintes de travail et changements de poste : le cas des infirmières, Le Travail humain, 67, 2, 115-133.Harrison Y., Horne J.A. (2000). The Impact of Sleep Deprivation on Decision Making: a review, Journal of Experimental Psychology: Applied, 6, 236-249. Hultsch D.E., Hertzog C., Small B.I. and Dixon R.A. (1999). Use it or lose it: engaged fitestyle as a buffer of cognitive decline in aging? Psychology and Aging, 14, 245-263.