32
APC-27:Layout 2 28/09/11 12:52 Page1

Agir par la Culture N°27

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Paul Magnette : un énorme ADN politique et culturel. Publics de la culture : Comment les décrire, les construire, les faire participer ?

Citation preview

Page 1: Agir par la Culture N°27

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:52 Page1

Page 2: Agir par la Culture N°27

temps fort

Lund i 12 septembre : ce gigantesque dr apeau pa lest in ien, souf f lé par 27 vent i la teur s,

s ’é rige au vent dev ant les inst i tut ions européennes pour qu’el les appuient la demande dereconna issance de l’É tat pa lest in ien auprès de l ’ONU. Une œuvre pol i t ique de l ’ar t is te l ié-

geo is A la in De C lerck avec la col labor at ion de AVAAZ.or g et de PAC .

I n fos : www.a laindec le rck .org

©Michel Tonneau

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:52 Page2

Page 3: Agir par la Culture N°27

sommaire

dossier

A l’ oc c as io n du c ol loq ue « P UB LI CS DE LA CU LT URE : S av oirr éinv en ter pour fa ir e s en s » q ui s e dér oul e les 18 et 19 o c-to bre à Br ux el les ( vo ir page 3 1) or gani sé par Présen ce e tA ct i on Cul turel les en par tenari at a vec le mag az ine La Sc ène,n ous c onsac rons no tre do ss i er à l a ques t i on de s p ubli c s .La r enco ntre av ec l es pub li cs , tous l es p ubli c s, ce ux qui son tl à c om me c eux q u’ il f aut all er ch erc her, c eux q u’on d its «c ap t if s » co mme c eux q ui sont « hor s- les - mur s » ( habi tants ,p assa nts etc. ) mai s aussi l es p ubl ic s ign orés ou en co re l esn on-p ubl ic s p osent ques t i on à to us l es p rof es s i onnel s d el ’ ac t i on cu ltu rel l e et aux a rt is tes dés i reu x d’ agi r dan s l em onde so ci al .Le s anal yses et in terv ent i ons de c e d ossi er s ’at tach ent àt rai ter des qu es t ion s c omm e : Que ll es sont le s év ol ut io nsd ans l es pra t iq ues c ul tur el les que l’ o n pe ut n oter au-j our d’ hui ? Q u’ entend- on p ar « pa rt i c ipa t ion » du publ ic ?C omme nt peut s e réal i ser une co -pr oduc t i on ent re spec ta-te ur ou l ’ habi tant et l es c r éateur s ? Q uel s sont le s p ubli c sn égl ig és et c omm ent les pr endr e m ie ux en c omp te ? D esex em ples d’ ac t ion s dév el oppées en Bel gi que f ranc opho ne ete n Fr anc e mont rent l es mu lt i pl es m ani ères de f air e, s us -c ep t ibl es de pe rme ttre une vér ita ble r enc ontr e et l a poss i-b il ité d ’ agir par l a c ultu re av ec de nouv el les r ègle s et d ansd e nouv eaux ter ri toi res .

PUBLICS DE LA CULTURE:Comment les décrire, les construire, les faire participer ?

La v is i on q ui domi ne d epui s les a n-nées 198 0, i mpul sée notamment parPi err e Bo urdi eu et s on o uvr age l aDi s t inc t i on ( 197 9) , pos e u n uni v erss oci a l où goûts ar t is t i ques et pr a-t iques cul ture ll es s ont i nt im ement l iésaux mi li eux s oc iau x d’ appar tenances .Ber nard Lahi re est rev enu en 2 00 4ave c « La cu ltur e d es i ndi vi dus »(20 04) s ur c es hy pothèses . N os goûtset pr at iques cu lture l les s ont-il s dus ànotre s eule c las s e soc i a le d’ appar te-nance ? Comment s e déc ide l a l égit i -mité ou l ’ il légi t im ité de c es goûts etprat i ques c ul ture l les aujour d’ hui ?

CL A S SES S OCI A LE S E T ST RAT ÉG IE S DEDIS T INC TI ON

Si l’on suit Pierre Bourdieu, notre univers social estcomposé :- d’une classe dominante cultivée (typiquement les

cadres et les professions intellectuelles supé-rieures) qui définit ce qu’est la culture légitime : laleur.

- d’une classe moyenne (Commerçants, cadres etemployés moyens, instituteurs) emprunte de« bonne volonté culturelle » et en phase d’acquisi-tion de cette culture légitime.

- et enfin, d’une classe dominée (typiquement les ou-vriers et petits employés), tenue à bonne distancede cette culture cultivée.

Les dominants, dont la culture EST la culture légi-time, travaillent ainsi à imposer leurs catégories surla base des productions culturelles qu’ils consom-ment, décrétant ce qui est légitime (digne d’intérêt,beau, classe, qui élève, noble…) ou illégitime (àéviter, laid, vulgaire, qui rabaisse, ignoble...). Ce quipermet de développer des stratégies de distinctionc’est-à-dire de différenciation et de maintien à dis-tance des autres catégories sociales.

En 2004, le sociologue Bernard Lahire a publié« La culture des individus », résultat d’une enquêtefleuve qui reprend les données de P. Bourdieu etcroise les méthodes quantitatives (statistiques) etqualitatives (entretiens) sur les pratiques culturellesdes Français. Si Lahire reconnait qu’ « on n’échappepas à son milieu social », c’est-à-dire que le milieusocial d’appartenance et le niveau de diplôme jouentfortement sur le rapport à la culture, il veut néan-moins sérieusement amender et complexifier la vi-sion du monde social binaire de Bourdieu. On nepeut pas réduire la société à une grossière carica-ture de cultures de classes où les cadres iraient àl’opéra, au théâtre et liraient des œuvres classiques,tandis que les ouvriers et les employés passeraientleur temps devant de la téléréalité et au karaoké.

En effet, on n’est pas seulement le produit de saclasse sociale mais aussi celui d’un ensemble de so-cialisations successives. On ne fait pas partie d’unseul groupe mais bien d’une multiplicité de réseaux: amis, conjoints (successifs), famille, milieux pro-fessionnels (successifs), fan-club, syndicats, partis,communautés religieuses, groupes de pairs etc.Chaque individu accumule ainsi un ensemble d’ex-périences et de compétences qui, toutes, amènent àun parcours beaucoup plus singulier que ne le laissepenser le tableau classique de la répartition des ca-pitaux culturels. On reconnaît là « l’homme pluriel »qu’avait déjà exposé Lahire dans une précédenteétude (L’homme pluriel, 1998).

Alors que Bourdieu pensait les individus comme por-teurs de goûts (de classe) très homogènes (se re-trouvant dans l’ensemble des pratiques légitimes oubien dans l’ensemble des pratiques illégitimes), onconstate dans les faits qu’il se produit, pour une ma-jorité des individus, une association des contraires,une culture des mélanges au sein de laquelle goûtset pratiques légitimes dans un domaine côtoientgoûts et pratiques illégitimes dans un autre. Pources profils « dissonants » (qui sont l’essentiel de lapopulation), l’opéra côtoie la fête foraine, le théâtrele karaoké etc. Et ce, quelle que soit la classe so-ciale.

Il n’y a donc pas de correspondance simple entredes goûts et la position sociale. Les acteurs ont « lesens de la situation » et ne sont pas en toute occa-sion soumis au seul habitus culturel qui lesobligerait à ne consommer que leur culture (sup-posée) de classe. A l’intérieur de petits groupes,suivant les trajectoires individuelles et les contextes,les hiérarchies (le beau et le laid, l’intéressant etl’inintéressant etc.) peuvent varier du tout au tout.Il n’y a pas une mais des légitimités culturelles quin’ont de validité que dans certaines petites zonesde l’espace social, dans un des nombreux micro-cosmes que chacun d’entre nous traverse quoti-diennement. De fait, les individus s’adaptent enpermanence aux situations qu’ils vivent. Ainsi « s’ilssentent que telle pratique hautement légitime danstel cadre (conjugal ou professionnel) ou à tel mo-ment (dans la vie courante) pourrait paraître pré-tentieuse, ringarde, absurde ou inadaptée dans telautre cadre (amical ou familial) ou à tel moment(durant le temps des vacances), ils accommodentleur comportement. » (p 147).

MU LT IP LI C AT I ON D ES C UL T URES LÉG I -TI M ES : QUAN D L A C UL TUR E C LAS S IQ UEPERD SO N RAN G

L’étude de Lahire dresse également le constat d’unebaisse de « l’intensité de la foi » dans la culture lit-téraire et artistique c’est-à-dire d’une diminution ducrédit qui lui est apportée dans sa capacité à per-mettre la distinction. Cette « culture légitime domi-nante », c’était la « haute culture » musicale,picturale, littéraire, cinématographique etc. (dansses formes consacrées comme avant-gardistes), etplus généralement les pratiques et goûts « très lé-gitimes », ces choix « rares » et « nobles » qui sontpotentiellement distinctifs sur les marchés culturelsdominants. Ainsi en est-il des visites de musée,l’opéra, la musique classique, la littérature classique- pratiques supposément défendues par la bour-geoisie et convoitées par la petite-bourgeoisie.

Les statistiques montrent que cette culture clas-sique légitime a largement perdu de son attrait au

10

La légitimité des pratiques culturelles en question

dossier

CC B

Y-NC

-SA

2.0

Sfer

WERNER MORON : AMENER A TOUS LES PRINCIPES ACTIFS DE L’ART

Qu i so n t v o s p u bl ics   ?

Tous les publics possibles et imaginables pourvuqu’ils suivent l’objectif qui est de créer une œuvred’art la plus exigeante qui soit, qu’ils souhaitent àtravers nos pédagogies aller d’une intuition jusqu’àla création d’une œuvre d’art. Nous ne nous adres-sons qu’à des individus. On les trouve parfois dansdes lieux institutionnels (CPAS, MJ, musées, maisonsde quartiers etc.). Mais on s’adresse chaque fois àune unité, un individu. Cet individu peut s’appuyersur un collectif, fait d’experts qui l’appuie, le sou-tienne dans ses intuitions pour réaliser quelquechose dans un univers chorégraphique, cinémato-graphique, théâtralisé, performé, multimédia etc.Cela se fait dans le cadre d’une pédagogie déve-loppée empiriquement au fil des rencontres et demes réalisations en tant qu’artiste : « Trajet réel /Trajet rêvé ».

Qu el le es t c e tt e pé d a go g i e  ?

Depuis un certain temps on est dans un monde plusobjectif, plus matérialiste, et on s’est quelque peuatrophié du point de vue de l’imaginaire. Il faut doncdévelopper tout une technique d’assouplissement,de gymnastique, de créativité, comme si on était deschiropracteurs artistiques. « Trajet réel / trajet rêvé »est un exercice  qui vise à créer un dénominateurcommun : à travers une question très simple, à la-quelle il est impossible de ne pas répondre (ex :

« décris-moi ta chambre », « quel est ton souvenir leplus lointain ? »), on montre à une personne qui secroit sans culture ou sans histoire qu’elle en estpleine. Qu’elle peut être elle-même le sujet d’uneœuvre. On obtient ainsi un support solide basé sursa réalité, sur lequel vont se greffer de petits mor-ceaux d’imaginaires par différentes techniques (dé-viation, lapsus). Par exemple : « décris ta rue », ony greffe un papillon qui parle ou une personne avec3 mains. Cela permet de voir comment se construi-sent les imaginaires. Qu’ils sont faits de créativitémais que tout n’est pas à inventer : on peut s’ins-pirer de sa réalité et de sa mémoire. J’ai démontéles « principes actifs de l’art », des processus quisont à l’œuvre chez les artistes et j’initie les indivi-dus. Je ne cherche pas à guérir ou émanciper lesgens. Mon objectif est qu’ils produisent une œuvred’art. L’idée est de créer une inflation artistique.Tous les gens qu’on rencontre ne vont pas rentrerdans une carrière artistique mais ils sont tous ca-pables de produire une œuvre qui fait sens à unmoment donné.

Vo u s al le z d eh o rs , «  à la re n co n t re d espu b li cs  ». De d an s, d a n s le s s a lle s, l es m u -sé e s, c e n ’e s t p lu s p o ss ib le   ?

Ça dépend de quoi on parle. Dedans pourquoi pastant qu’on obtient un vrai débat, qu’on puisse abor-der des sujets pleinement. Une œuvre d’art n’estpas là pour faire société mais pour poser une

question stridente et interpellante, qui fait polé-mique. Ça sera toujours une tension. Soit l’intérieurl’accepte, soit tout le monde se bride, souvent in-consciemment. En fait, on doit toujours être dedansET dehors (ne serait-ce que pour les moyens né-cessaires au développement d’une action).

Ce t ra va il av e c le s pu b li cs pa s se -t - il p a run e re co n n ai ss an ce f in a n ciè re d e le u r a p -p or t  ?

J’aimerais à l’avenir arriver à en faire une écono-mie. Avec les publics, quand on leur propose defaire un travail artistique, qu’il y ait une forme d’éco-nomie qui se mette en place. Spécialement avec despublics précarisés. Ça ce serait vraiment sérieux.Pas uniquement participer à un processus socio-culturel, mais dans la mesure où ils font un effort,produisent une œuvre potentiellement commercia-lisable, il serait bon qu’ils en trouvent rémunération,que ce soit l’opportunité de recevoir un cachet.C’est assez mal vu, c’est dommage. Car tout commeen psychanalyse, le fait qu’il y ait à un momentdonné un échange d’argent donne de l’importanceà ce qui est produit.

Pro p os re cu ei ll is p a r Au ré li en Be rt h ie r

http://www.paracommandart.org/

12

dossier

Wer ner Moron i nterv ient au se i n du col lec t if P arac ommandar t . Ce gro upe i nf ormel d’ar t i stes t rav a il le av ec tous les p u-bli cs en di f fér ents endr oits et es paces au gré des oppor tuni tés ou des dés ir s de s es membr es. Dans l es mus ées ou àl’ appe l d’ ins t itu ti ons ou bi en d’ in i t ia t i v e , en d ébarquant s pontanément d an s l ’ espac e publ ic , c omme der nièr ement eninv entant une c horégrap hie s ur l a Pl ac e Sa i nt -Léonard de L i ège avec l es i ndi gnés qu i l ’oc c upa ient . I l d éve l oppe danscet entr eti en s a vi si on des publi c s et prés ente l a d émarc he qu’ il ut il is e pour t rav a i ll er avec eux .

AUX ARTS CITOYENS ! UNE TENTATIVE DE MISE EN PARTAGE À VILLENEUVE-SUR-LOT

A ux A rts C i toyens ! s e déf i n it c omm eun pa noram a de s pr at iqu es ar t i s-t i ques e t c ultur e ll es av ec l ’ envi e d ep ropos er aux publ ic s l es act i ons l espl us di ver ses l iées à la c réat i on, desp rat i ques amateur s as s oc iat i v es ouenc adrées par l a c oll ec t iv ité au s e ind ’ate li ers m uni ci paux j us qu’ à un ep rogr ammat i on pr of es si onne l l e quis ’ ins c ri t en des li eux et des ho ra ir ess ur prenants .

Cela passe par des présentations des projets menésavec des artistes en milieu associatif, scolaire, so-cial, professionnel ou encore en association avecdes services municipaux qui ont choisi d’entrer encompagnonnage – d’accueillir durant 6 mois envi-ron une équipe artistique dans leur quotidien. Lesprojets peuvent être naissant, en cours ou aboutis.

Du point de vue de la programmation profession-nelle, c’est en référence au propos ou à la manièredont l’œuvre est présentée que le caractère citoyenpermet d’opérer les choix.

Il arrive toujours un moment où la nécessité de tran-cher dans ce qui fera ou pas partie d’une édition sefait sentir et pour proposer une grille évènemen-tielle qui soit réaliste, l’équipe du théâtre assumeraune programmation, mais celle-ci sera la plus pos-sible attentive aux propositions des partenaires.

L A QUES TI ON DES PUBL IC S

Public ou publics ? Le débat peut s’avérer houleux,nous avons fait le choix de considérer que la frag-mentation du corps social impose de considérer lepluriel en admettant que les intentions, du lien so-cial, de la rencontre, ont bien pour objet de fairepublic au singulier

Villeneuve-sur-Lot est forte avec le théâtre Georges-Leygues d’une expérience longue de bientôt 80 ans.Ce théâtre occupe une place centrale tant physi-quement que symboliquement, mais si un publicconstant y est attaché, sans réelle surprise, beau-

coup en ignorent tout ou presque.La fréquentation s’est construite logiquement enfonction de l’offre : elle est majoritairement compo-sée de personnes au capital culturel et social élevé.Un constat qu’il faut modérer grâce à l’action duCentre communal d’action sociale, lequel a depuislongtemps mis en place avec le théâtre une poli-tique tarifaire incitative (3 € par spectacle) pour lepublic des associations partenaires.

Parallèlement, le territoire dispose de dynamiquesassociatives souvent indépendantes, quelques-unesdans une coopération avec l’action culturelle de lacollectivité. Elles couvrent un champ très large dedisciplines et d’esthétiques.

Tout l’enjeu de Aux Arts Citoyens ! est d’offrir la pos-sibilité de croisements, de débats, d’une reconnais-sance par les différents acteurs comme par lesdifférents publics de l’existence et de l’intérêt d’ac-tions qu’ils connaissent peu et considèrent soit nepas être à leur portée, soit ne pas être digne d’in-térêt.

Dans ce dessein et même si de toute évidence cetteoption est difficile à assumer, le programme del’évènement accorde sensiblement la même place àune création amenée par une équipe de renomméeprofessionnelle et ou publique qu’à la présentationd’un atelier mené en temps scolaire.

Nous ne considérons pas Aux Arts Citoyens ! commeun festival. Il est pour nous un outil qui tâche de ré-sumer tout un pan de l’action culturelle et sociale, ila des fondements et des actions qui se retrouventsouvent sur une ou plus d’une saison, ce seraitpresque un « label ». Pragmatiquement, il faut bientraiter sa communication sous un aspect évène-mentiel.

Si de manière générale, chacun s’accorde à recon-naître la fragmentation, les groupes attirés par telou tel type d’offre, le plus difficile est d’avoir uneconnaissance réelle des catégories de public qui endécoulent en dehors des grands traits presque ca-ricaturaux (Les jeunes et les musiques actuelles, lesmusiques et danses traditionnelles, le théâtre clas-

sique pour un public érudit…).Sur ce point, nous avons commencé à structurerune cellule de médiation qui traverse les servicesculturels de la collectivité et un groupe de travail oùnous rejoignent les secteurs associatifs, scolaireset sociaux, accompagnés par une sociologue qui in-terroge la relation du public à la culture.

UN E AC TI ON DANS L A V I LL E

En action, nous avons choisi avec Aux Arts Citoyens !d’aller à la rencontre de la ville là où se trouvent,agissent ou vivent, les gens.

Marchés, écoles, centres sociaux, club de troisièmeâge, espace public, local associatif, centre culturel,hall de la mairie, jardin caché ou quartier excentré.Durant dix jours, nous allons à la rencontre et ten-tons de convaincre qui nous rencontrons d’en fairede même ; pour terminer par une journée en fa-mille au parc.En ce lieu, on a pu sentir dès la seconde éditionavec une offre variée, que se croisent, se rencon-trent, réellement des publics qui en forment un.

Le nom même interpelle et fait débat attirant despersonnes qui se soucient à titre personnel et ouprofessionnel du corps social, si une proposition estpropice au débat, il déborde souvent et le principed’une rencontre multiple avec plusieurs propositionsd’une même équipe artistique semble séduire.

C’est de ne pas traiter Aux Arts Citoyens ! unique-ment en évènement qui fait son sel. L’inscriptiondans la durée nourrit des rencontres entre acteursqui ne travaillaient pas ensemble. Modestement, AuxArts Citoyens aide à regarder différemment son en-vironnement et nous l’espérons à retrouver le goûtde participer.

S e rge Bo rra s

Prochaine édition de AUX ARTS CITOYENS !Du 9 au 17 juin 2012 à Villeneuve-sur-Lotdans le Lot et Garonne (France)

13

dossier

©Service Culturel Municipal

14

« Les fans de médias sont des consommateurs quiproduisent, des lecteurs qui écrivent,

des spectateurs qui participent» Henry Jenkins.

« La distinction entre auteur et public, maintenueconventionnellement par la presse bourgeoise,

commence à s’effacer dans la presse soviétique.Là, le lecteur est à tout moment disposé à devenirun scripteur, à savoir un descripteur ou encore unprescripteur. C’est à titre d’expert - fut-ce non paspour une spécialité mais pour le poste par lui oc-

cupé - qu’il accède au statut d’auteur. » W. Benjamin.

Les m anièr es do nt l es s c ien ces hu-mai nes s e so nt penc hées sur l es p ra-t i ques c ul ture l les s e s ontpro fo ndément div er si f iées au f il desder nièr es dé cenn ies , no tamment enc e q ui c onc er ne le s tatut qu’ e ll es ac -c ordent au réc epteur ou au publ ic desprod uct i ons cul ture l les .

Après guerre, certains théoriciens de l'École dite deFrancfort, marqués par l’expérience des régimes to-talitaires et par les évolutions rapides des tech-niques de production et de diffusion, ont forgé leterme d’Industries Culturelles pour désigner cequ’ils identifiaient comme une rationalisation indus-trielle des productions de l’Esprit, et alerter sur lesdangers qu’elle faisait courir tant aux Beaux-Artsqu’à une culture populaire « authentique ». Inspirésd’une critique de la propagande, leurs argumentsmettaient en avant le pouvoir d’imposition idéolo-gique de ces industries sur « les masses ». Aux ré-cepteurs, aliénés par cette standardisation motivéepar le seul profit, ne restait que la mince possibilitéde s’émanciper et de reconquérir une subjectivitéau contact des rares productions culturelles per-mettant la prise de conscience de ces mécanismesles empêchant de connaître et de revendiquer leursintérêts propres. Le personnage du récepteur étaitainsi noyé dans « la masse » et sans réelle épais-seur, largement impuissant devant ce qu’il pouvaitêtre amené à consommé.

L E REC EPTEUR SORT DE L ’O MBRE

Ce personnage s’est étoffé à l’occasion d’un pre-mier mouvement de diversification épistémologique.En 1957, R. Hoggart publiait en Angleterre Theuses of Literacy (traduit en français par « La cul-ture du pauvre »). Dans cette célèbre enquête, ildécrit les rapports que les classes populaires - dontil est issu - entretiennent avec les productions mé-diatiques. Pour lui, les effets des messages émis parles médias de masse ne rencontrent pas le consen-tement passif des récepteurs. Une observation finemontre au contraire toute leur capacité à prendrede la distance avec ce qui leur est proposé, à n’yaccorder qu’une « attention oblique ». Cette résis-tance des récepteurs passe par une large gammed’attitudes allant de l’ironie railleuse à l’indifférence.De façon similaire, M. de Certeau, sans nier toute laprégnance de mécanismes de domination, décriraau terme d’une enquête menée au début des an-nées 1980 (L’invention du quotidien), toutes lesruses et tactiques que les consommateurs (au senslarge) mettent en œuvre pour déjouer et détournerles formes de codages culturels qui voudraient s’im-poser à eux. Ces auteurs et quelques autres ouvri-rent ainsi la voie à l’exploration d’une densiténouvelle de l’activité de réception, comme du rôle derécepteur. Nombre de travaux ont porté depuis surtout ce qui peut limiter et compliquer les effets desmessages culturels, qu’il s’agisse des dispositionsliées aux origines sociales, ethniques, au genre, ouencore de la dimension collective de la réception,au sein de la famille ou de réseaux affinitaires.

L ES FANS : UN E C ULT URE PART I CI PAT IVE

Certains auteurs, comme H. Jenkins (professeur auM.I.T et spécialistes des cultures médiatiques et po-pulaires), franchissent un pas supplémentaire danscette transformation de la description des rapportsentre production et réception. Inspiré par des tra-vaux comme ceux de J. Fiske et sa défense des cul-tures populaires, H. Jenkins enquête dès les années1990 sur les pratiques des fans, en mettant l’ac-cent sur la diversité et la créativité avec laquelle ilsfont de leur réception une véritable production cul-turelle alternative. Ses travaux les plus récents(Convergence Culture, 2006) prennent la mesure

des évolutions qu’entraine la massification desusages d’internet. Il constate la généralisation ré-cente de ces diverses formes de participation despublics aux productions culturelles : qu’il s’agissedes échanges plus ou moins légaux de contenus,véritable prise en charge, par les publics eux-mêmes, de la recommandation et de la diffusion, oude la multiplicité d’interactions que permettent lesdiscussions en ligne, ou encore de toutes les formesde créations (littéraires, filmiques...) détournant,complétant, imitant les productions venues « d’enhaut ». L’émergence d’une « culture participa-tive » fait du récepteur un personnage intrinsè-quement et visiblement actif et collectif, et durapport à la culture une écriture tout autant qu’unelecture (L. Lessig, Remix Culture, 2008). Elle implique également l’acquisition de nouvellescompétences (techniques comme relationnelles) quideviennent les nouveaux discriminants de l’accès àcette culture participative (Jenkins parle à ce titred’une « participation gap » et prône une éducationà ces nouvelles pratiques créatives). Il est souventreproché à H. Jenkins une forme d’idéalisme, dumoins l’absence d’un discours critique quant à cequi s’apparente davantage à une mutation de l’em-prise des industries culturelles qu’à sa disparition.Les industries culturelles ont en effet largement prisen compte ces mutations de la réception, et travail-lent à les anticiper. Sans doute faut-il inclure désor-mais les géants du web que sont devenus Facebookou Google au nombre de ces industries, et H. Jen-kins insiste peu sur l’inégale répartition des profitsgénérés par ces nouvelles formes de production. Les positions d’H. Jenkins ont peut-être toutefoisdes points communs avec celles de l'École de Franc-fort, et l’on oublie parfois que leurs critiques des In-dustries culturelles étaient précisémentaccompagnées d’un appel à une subversion de ladissymétrie des rôles culturels, au profit d’une véri-table redistribution du pouvoir culturel.

Pi e rre Gro s demouge

Pierre Grosdemouge est chargé d’étudessociologiques & Doctorant à l’Université de Lyon 3. Il anime également leblog http://blog.cultureordinaire.net

blalbla

De la réception à laparticipation, lesapproches d’un rôle culturel

dossier

© HVDZ - Flora Loyau

Alain lapiowerLES PUBLICS IGNORÉS DU HIP-HOP

Ala in Lapio wer es t l e di rec teur del’ ASBL Lezar ts Ur ba ins qui ent repr enddepuis pl us de 20 ans mai ntenant dedéf en dre et s outeni r l a c réat io n hip -hop au s ens lar ge ( rap, R’ n’ B , gr a f fs ,dans e, st r eet- art , s l am…) . Ces co u-rants urba i ns , « urba i ns » ne v oul antpas di re « de la vi ll e » mais bien « desquar t ier s re j e tés de l a vi l le » , ontréus si à arr ac her une rec onna i ss anc eet une c erta i ne l égit i mi té apr ès moul tpérip ét ies et années de ga l ère . I ss usdes mi li eux popul a ires -permet tant aupas sa ge de rec onna i t re que ce ux- cié ta ient ac teurs de c ultur e- i ls repr é-sen ta ient av ant to ut de nouv e ll esfo rmes per t i nentes pour l’ époque eten poin te s ur le pl an de la d émarc heest hét iqu e. Auj our d’ hui enc ore, il ssu sc i tent un engouem ent aus s i in -tens e que peu médi at i sé et dif f us é.Ala i n Lap iow er r evi ent sur c es publ ic spour a i nsi dir e ignor és.

Pou r vo u s q u el s so n t l e o u l es pu b li cs d uhi p -ho p ?

Il y a ce que je nommerais un public « naturel » dontla sensibilité privilégie ces cultures urbaines parcequ’elles correspondent à des héritages culturels.Dans les quartiers populaires en Belgique, il y a unetrès forte présence de l’immigration qui est issuedu Maghreb, d’Afrique noire (ou d’Europe du sud).Et dans ces populations-là, il y a des affinités versces cultures urbaines pour des raisons d’identifica-tion : les jeunes des quartiers pourris s’identifientaux blacks du Bronx. Il y a également des affinitésesthétiques qui font que beaucoup de gens dont les

racines remontent à l’Afrique sont sensibles à cesmusiques qui proviennent, après de longs détours,de l’Afrique. La rythmique funk, qui est la rythmiquedu rap, descend du vieux rhythm’n’blues, qui des-cend du blues etc. qui descend d’Afrique.Et puis, il y a une conjonction avec des choses quisont dans l’air du temps. Il y a des phénomènes degénérations qui se jouent. Le rap a été dépositairede la révolte et de sentiments de frustration de tousles jeunes qui habitaient dans les quartiers de re-légation. Il l’a aussi été pour tous ceux qui voulaientpartager ce contenu de révolte, d’un refus dumonde comme il va. A d’autres époques, ça a été lecas avec d’autres musiques, par exemple le rock.Mais le rock n’est plus ça, c’est une musique au-jourd’hui convenue qui fait partie de l’establishment.Le rap pas. Ça veut dire que plein de jeunes - pasforcément issus de l’immigration ou des classes dé-favorisées- vont rejoindre ce courant-là. Ils n’ac-ceptent pas le monde comme il est. Ils veulent sedémarquer. lls veulent une musique qui rue dans lesbrancards et qui met le doigt sur les trucs qui nesont pas acceptables.Dans les grandes villes, à Bruxelles par exemple,pour la majorité des jeunes des milieux populaires,c’est leur musique. Ils écoutent ça, pas toujours né-cessairement du rap dur, mais ils écoutent NRJ ouFun Radio car c’est là qu’ils entendent du hip-hopou du R’n’B. Ça fait partie de leur monde. Mais il y a toujours eu un décalage incroyable entrele public potentiel de ces musiques et la réalité dela diffusion culturelle dont ce public peut profiter. Ily a très peu de concerts de rap. Vraiment pas assezpar rapport au nombre de personnes qui appréciele rap.

Il y a d o nc be a u co u p d’ a t t en t e s e t u nla rg e p u bl ic i g no ré .

Oui. Il y a eu une grande frustration pendant de

nombreuses années. Il y a toujours une difficultéavec cette musique. Le rap, il suffit d’en prononcerle nom, et il y a quelque chose qui ne va pas. Jeprends toujours cet exemple : en Belgique, la RTBF,notre radio-télé nationale, aujourd’hui en 2011,alors que le rap existe depuis 25 ans, 20 ans enBelgique (1989 avec Benny B), notre radio-télé deservice public, qui a une mission culturelle impor-tante, n’a toujours pas accepté que le rap y soit dif-fusé. Il n’y a toujours pas une seule émissionconsacrée au rap. Je crois qu’il y a une petite émis-sion, arrachée après des années de bataille quipasse le dimanche à 23h30 sur Pure FM. Elle estprésentée par Sonar mais il ne peut même pas par-ler, seulement diffuser de la musique. Je pourraisfaire le même constat pour la danse hip-hop. C’està l’image de ce qui ne va pas dans ce domaine. Pourmoi, c’est une injustice culturelle, une inégalité cul-turelle. Une inégalité de traitement.

Par ra p p or t à d ’a u t res co u ran t s ?

Evidemment ! Je ne demande pas que ce soit mieuxconsidéré que les autres genres. Je demande sim-plement qu’il ait « droit de cité ». Alors, certes on aavancé, je ne dis pas que rien n’a été fait, d'ailleurssi notre association Lezarts urbains existe, c’estqu’il y a une certaine considération. Mais la difficultéimportante, c’est quand je vais voir des opérateurs,même ceux avec qui je m’entends très bien. Si je disle mot « rap » je vois une réaction physique chez lesgens [Alain mime un mouvement de recul, ndlr].Les programmateurs sont réticents.

Est -ce q ue ç a a vo ir a ve c ce tt e id é e q u evo u s dé v el op p e z p arf o is q u ’o n a af f ai re àun p ub l ic im m é di a te m e nt « s u sp e ct » , d es« b a sk et -c ap u ch e » q ui t ra in e n t u ne ré p u -ta t io n d ’ em b ro u il le s, d ro g u e s, b ag a rr eset c . ?

15

dossier

© HVDZ - Flora Loyau

© Dati Bendo

La Compagni e H endri ck Van D er Zee( HVD Z), c réée par Guy Al louc herie en19 97, es t i ns ta ll ée à Loos -en-Gohe l le , dans l e bas si n min i e r du P as -de-Ca l a is . El le pours u it une rec her cheax ée autour de la re l a t ion a r t- popula -t i on-s oci é té . Le t rav a i l sur les r éci t sde vi e , l’ en f ance , l a mémoi re ou l a c u l-ture ouv riè r e, la plac e de l ’a r t dans las oci é té s ont autant de s u je ts qu i nour-ri s sent l ’ écr itur e e t l a parol e de lac ompagnie .Ce t te r echer che se d éve l oppe s ur unmode d’ écoute e t de li en à l’ ins ta r des« Ve il lées » , sp ectac le - act i on c ons is -tant à «par tous l es moyens , c ir que ,dans e , théâ t re , v idéo, a l le r à l a ren-c ont re des gens pour c oll ecte r des té -moi gnages e t inv ente r ensem ble desf or mes d' a rt où les gens s e sententc oncer nés par ce qu i s' y dit e t c e qu is ' y f a it ». Guy Al l ouch erie rev ient ic is ur les i n tent ions d e la com pagniedans c es r enc ont res av ec un te rri to iree t s es habi tants .

C o mm e nt f o nc t io nn e nt l es p r in ci pe s d e vo ss pe c ta c le s p a r t ic ip a t if s, co m m e l e s Ve il-l ée s o u l es Po r t ra it s d e v ill ag e ?

Le but du jeu est d’aller à la rencontre des gens. Àun moment donné, je ne savais plus très bien le sensde ce qu’on faisait. On faisait des spectacles sur desscènes de théâtre et j’avais l’impression qu’ilss’adressaient toujours aux mêmes gens, alors qu’il yavait tout un public que je ne voyais jamais au théâ-tre. Comment se fait-il que tous ces gens-là ne ve-naient pas ? J’ai donc pensé qu’il devait y avoir debonnes raisons, que ce n’est pas uniquement parcequ’ils n’étaient pas informés. Apparemment, ilsn’étaient pas sensibles à la forme de théâtre quenous proposions. L’idée de départ était d’aller voirles gens, les uns après les autres, avec comme point

de départ de parler de culture. D’aller les rencontreren se disant que de toute façon tout le monde a unedéfinition de la culture. Et, je ne sais pas plus que lesautres ce qu’est la culture. Il serait donc intéressantd’avoir l’avis de tout le monde, puisqu’il n’y a pas devérités en ce qui concerne l’art et la culture. En plus,comme on est situé sur un ancien site minier, on estentouré de cités ouvrières et les ouvriers n’ont pasvraiment dans leurs pratiques habituelles d’aller authéâtre ou d’aller voir de la danse. On s’est demandé: « Mais que doit-on faire, qu’est-ce qu’on peut fairepour trouver le lien, pour créer une œuvre qui inté-resse, pour laquelle les gens se sentent concernéspar ce qui se dit et ce qui se fait ? » On est donc allésà la rencontre des gens dans les quartiers, dans unpremier temps ici tout autour, dans les quartiers po-pulaires. Après, on est partis un peu partout, enFrance, au Brésil, et on va sans doute le faire au Ca-nada l’année prochaine. Mais l’idée de départ étaitcelle-là : puisque les gens ne viennent pas, allonsvers eux. Personne ne détient de vérité sur le sujetde l’art et de la culture. Peut-être que la meilleurefaçon de faire, c’est d’inventer avec les gens… Enétant au milieu des cités ouvrières, il était impossiblede continuer à faire un théâtre qui soit complètementen dehors des réalités du quartier. Cela aurait été ducynisme de ma part. C’est pourquoi, on est allés à larencontre de tout le monde. Les Veillées sont desspectacles faits pour rencontrer les gens, discuteravec eux et pour parler de la mémoire ouvrière et dela culture ouvrière. Mais, pas que de la mémoire : lesgens nous racontent aussi le présent, comment on vitdans le quartier, comment on vit ensemble. Aprèsune résidence de dix jours à trois semaines, onmonte un spectacle, avec des acteurs et des acro-bates, dont les gens et le quartier sont les acteursprincipaux. Le but est de tout mettre au service del’idée que l’œuvre d’art se construit ensemble.

A ve z -vo u s l’ im p re ss io n o u l’ en v ie d ’ a p-p o r t e r q u el qu e c h os e a u x ge n s ?

Je leur dois tout, puisqu’on construit tout avec eux.Si je leur apporte quelque chose ? C’est à eux qu’ilfaudrait demander, il faudrait aller voir à

Maisnil-lès-Ruitz où on a fait le dernier Portrait devillage. Vous pouvez consulter notre blog(http://www.hvdz.org/blog/), où l’on montre un peules réactions des gens. Les gens ne viendraient passi nombreux à chaque fois, si on ne leur apportaitrien, mais c’est difficile de parler à leur place.

E st -c e u ne en vi e d e vo t re p a r t d ’ ai d er le sg e ns ?

Non. L’envie est de travailler ensemble. Le but est dedire : « On fait une œuvre d’art ensemble ». Ils m’ap-portent tout autant que je leur apporte. L’envie estde faire quelque chose ensemble et de se demanderensuite : « Est-ce que c’est ça ? Est-ce qu’on setrompe ? » C’est-à-dire de se questionner sur la per-tinence de l’œuvre. Ce qui m’intéresse, est de tra-vailler ensemble, dans le domaine artistique, quiparait être réservé à quelques-uns. Être artiste estla chose la mieux partagée qui soit au monde etquand on fait une Veillée, il faut que la porte soit ou-verte à toutes les participations. Dans une Veillée,on rencontre le plus de gens possibles, parce quechaque vie est une œuvre d’art. D’ailleurs, c’est trèsbizarre qu’au fil du temps l’art soit devenu la pro-priété de quelques-uns, ce qui me semble une im-posture totale. C’est peut-être une posture un peupolitique ou philosophique, mais je pense que çachangera peut-être. C’est une certaine vision du tra-vail qui a voulu cette situation. Ces dernières années,cela s’est particulièrement accentué avec le marchéde l’art, particulièrement dans l’art contemporain,mais même au théâtre. J’ai horreur de l’idée du ta-lent. Sartre disait que le talent était un crime contresoi-même et contre les autres. Pourquoi certains au-raient-ils plus de talent que d’autres ? Qu’est-ce quec’est que cette histoire ? C’est vraiment une pure in-vention. Je m’inscris en faux contre tout ça, avec cetteenvie de faire bouger le monde et de changer la vie.

Pro po s re cu e ill is p a r Ré m i G ia ch et t i

www.hvdz.org

17

dossier

Guy Alloucherie : “Les gens ? je leur dois tout,on construit tout avec eux”

© Julien Desmet

© HVDZ - Flora Loyau

dossier

TeMPs fOrT

ÉDITO

POrTrAIT CULTUreL :• Paul Magnette : Un énor me ADN po l i t ique

et cu l tur el

CôTÉ NOrD :• Wim Vandekeybus : Chorégr aphe e t

danseur intu i t i f s

DOssIer  : PUBLICs De LA CULTUre

Comment les décr i re , les constr u i re , les fa i repar t ic iper ?

• La légi t im ité des p ra t iques cu l ture l les enquestion par Aurélien Berthier

• Werner Moron : Amener à tous les p rincipesac t i fs de l ’ar t

• Serge Borras : A ux Ar ts Ci toyens ! Une ten-ta t i ve de m ise en par t age à Vi l leneuve-sur -lo t

• De la récept ion à la par t ic ipat ion, les ap-proches d ’un rôle cu l tur el par Pierre Grosdemouge

• Alain Lapiower : Les publ ics ignorés duH ip-hop

• Guy Alloucherie : « Les gens ? Je leur doistout , on constr u i t tout avec eux »

rÉfLeXIONs  : • Un jour na l is t e f ace aux banques : Denis

Robert et l ’a f fa i re C lear stream

à BAs LA CULTUre  : • Pet i t é loge du souvenir de v acances

par Denis Dargent

MÉDIAs :• La Démocr at ie in te r ne t : plu s subver s ive

qu’i l n’y par aî t par Marc Sinnaeve

MOUVeMeNT sOCIAL• Marc Jacquemain : Du « pr intemps ar abe »

aux mouvements des « ind ignés »

ÉDUCATION POPULAIre• Christian Maurel : l ’ éducat ion popu la i re ,

g r a in de sab le e t gout t e d ’hu i l e dusystème ?

DÉCOUVerTes

2

4

5

8

10

12

13

14

15

17

18

20

21

23

24

26

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:52 Page3

Page 4: Agir par la Culture N°27

édito Depuis 40 ans, PAC travaille sur les questions liées aux politiques culturelles publiques. Ce travail de réflexion et depropositions s’inscrit dans notre préoccupation de promouvoir des politiques publiques axées sur l’émancipation desindividus et des groupes. Cette émancipation passe par l’accès de tous aux productions culturelles et artistiques,mais aussi par des politiques qui favorisent l’expression multiculturelle, les pratiques novatrices, les cultures popu-laires, et la participation des publics aux processus d’expression et de création. Les politiques initiées, tant en francequ’en Belgique, dans la foulée de mai 68 ont produit d’incontestables effets positifs. Il est évident que l’accès aux œu-vres s’est démocratisé ces quarante dernières années. Mais la société a connu des mutations profondes tant dansla structuration sociale et l’accès au savoir, que dans la production économique et culturelle. Les formes de produc-tions culturelles individuelles et collectives se sont transformées et il faut malheureusement constater que les inéga-lités économiques, sociales et culturelles se sont creusées durablement. Il nous apparait donc important d’interrogerle chemin parcouru par rapport à nos idéaux de transformation sociale et d’émancipation collective.

C’est l’objet du dossier de ce numéro et du colloque « Publics de la Culture : savoir réinventer pour faire sens » quenous proposons les 18 et 19 octobre prochains en partenariat avec le magazine « La scène ». Quels publics touchons-nous ? Quelles sont aujourd’hui les pratiques culturelles de nos concitoyens ? Quel rôle les réseaux sociaux peuvent-ils jouer dans la mobilisation des publics ? Comment évalue-t-on les projets participatifs et la co-construction deprojets par les artistes et une population ?Autant de questions et de pistes à débattre pour poser les nouvelles bases de politiques culturelles progressistes.

Nous accueillons dans ce numéro un grand entretien culturel passionnant avec Paul Magnette. Dans le cadre de notrecycle PHILO, nous avons prévu un prolongement plus politique à cet entretien à l’occasion d’un débat qui le mettraen présence de raffaele simone (auteur du « monstre doux », ouvrage qui analyse les dérives de la Gauche et le sys-tème Berlusconi). Le rendez-vous est fixé le 17 novembre à 20h à l’IHeCs. Plus fun mais tout aussi porteur de sens,nous coproduisons le concert de Zebda (voir page 30) dans le cadre du festival des libertés organisé par nos amisde Bruxelles Laïque. Nous vous proposons des places à un tarif vraiment préférentiel. Alors, venez nombreux nous

rejoindre pour « Tomber la chemise ! » Yanic samzun

secréta i r e généra l

4

RECEVOIR GRATUITEMENT

AGIR PAR LA CULTURE

AGIr PAr LA CULTUre est gratuit. si vous habitez en Belgique, vouspouvez le recevoir gratuitement chez vous. Pour les autres pays, desfrais de ports peuvent s’appliquer (nous contacter).

NOM : .....................................................................................................

PreNOM : ...............................................................................................

ADresse : ...............................................................................................

CP : ..........................................................................................................

VILLe : ....................................................................................................

PAYs : ......................................................................................................

eMAIL : ....................................................................................................

A renvoyer par courrier ou par mail à :

AGIr PAr LA CULTUre/ PAC - 8 rue Joseph stevens - 1000 [email protected]

egalement possible via notre site www.agirparlaculture.be

PAUL MAGNETTE : UN ENORME ADN POLITIQUE

ET CULTUREL

AGIr PAr LA CULTUre N°27Une publication de Présence et Action Culturelles AsBL – 8, rue Joseph stevens - 1000Bruxelles – Belgique - www.pac-g.be - N° Tél : 02 545 79 11

Tirage : 12.500 exemplaires, imprimés sur papier recyclé

editeur responsable : Yanic samzunrédacteur en chef : Aurélien Berthier - [email protected] – 02 545 77 65equipe rédactionnelle : sabine Beaucamp, Jean Cornil, Denis Dargent, Yanic samzun,Marc sinnaeve.

Ont participé à ce numéro : Nadège Albaret, serge Borras, Jean-Luc Degée, rémi Gia-chetti, Pierre Grosdemouge, Nathalie Misson.Lay-out : Nino LodicoMailing : Maria CasalePhoto couverture : Malgré nos recherches, nous n'avons malheureusement pu retrouver l'auteur dela photographie d'une foule qui illustre notre couverture. Qu’il n’hésite pas à se manifester. Nous ferons alors le nécessaire pour mentionner nos sources.

Pour recevoir gratuitement AGIr PAr LA CULTUre par la poste ou pour vous désinscrirede la liste d’envoi, prière de contacter Maria Casale par mail ([email protected]) oupar téléphone (02/545 79 11) ou de vous rendre sur le site www.agirparlaculture.be

Le contenu des articles n’engage que leur(s) auteur(s). Tout les articles peuvent libre-ment être reproduits à condition d’en mentionner la source.

Conformément à la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée àl'égard des traitements de données à caractère personnel, vous pouvez consulter, fairemodifier vos informations de nos fichiers d’abonnés ou vous opposez à leur utilisation.

Cette publication reçoit le soutien du service Éducation permanente du Ministère de lafédération Wallonie Bruxelles, de la Loterie Nationale, de la région wallonne et del’Agence du fonds social européen.

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page4

Page 5: Agir par la Culture N°27

Ton parcour s po l i t i que est connu debeaucoup. O n en sa i t peu ou mo ins, enr ev anche , sur ton cheminement per son-nel , sur le mi lieu dans lequel tu as grandi ,les études que tu as fa i tes , ou encore tespremier s émo is ?

Mon parcours est long. J’ai eu beaucoup de chanceparce que je suis né dans un milieu post soixante-hui-tard très typique, car j’avais des parents qui n’étaientpas carolos. Ma mère était d’origine franco-flamandeet tournaisienne, et mon père liégeo-namurois. Ils sesont installés à Charleroi parce qu’au début des an-nées 70, Charleroi était véritablement le symbole desluttes sociales. C’était l’endroit où il fallait aller, où il yavait de grandes crises, et des grands mouvementssociaux comme à Liège. Bien plus qu’à Liège, même: c’était la capitale de tout ce qui bougeait dans lecorps social, y compris sur le plan culturel.

J’ai grandi là et dans des tas de combats qui ont étéextrêmement formateurs. Mes parents, notamment,ont fait la grève de la faim en 1970 contre les me-sures d’éloignement des étudiants étrangers. Ils ont

été fondateurs de tous les cercles interculturelspossibles et imaginables. Ils ont été militants anti-nucléaire, je suis allé à Chooz et dans toutes lesgrandes manifestations des années 80.

C’est véritablement une chance que d’avoir reçu enhéritage, à travers cette enfance festive et militante,un énorme ADN politique et culturel. C’était bienavant le Ps parce que mes parents n’étaient pas so-cialistes, ils étaient communistes. Le Ps est pour moiun parcours personnel et plus tardif, mais la gaucheétait présente chez moi bien avant.

Quand tu é tais adolescent , quel éta i t tonr appor t à la cu l ture ?

J’entendais Philippe Katerine, l’autre jour sur franceInter en revenant de vacances. Il expliquait com-ment, perdu dans sa Vendée natale à 15-16 ans, ilavait lu tous les livres possibles et imaginables. C’estfrénétique : tu en dévores un, puis deux… C’est unémerveillement et tu ne peux plus t’arrêter, tu veuxavoir tout lu, tout digéré et tout connaître. J’ai connuun peu ce syndrome-là aussi. Ce que l’on nous en-

seignait à l’école était quand même très orienté versla littérature française. C’est un peu la faiblesse dela Communauté française de Belgique : on ne lisaitaucune littérature américaine, si bien que lorsquej’ai découvert la littérature américaine vers les 20ans, j’en suis devenu et resté un fan. Les grandsromanciers américains ont un sens du récit extra-ordinaire que les écrivains français ou francophonescontemporains n’ont pas ou peu. Cela ne nous em-pêchait pas, à l’époque, d’être « gavés » de Gidepour qui j’ai une immense admiration, de Camus, desartre que j’aime comme romancier, de la grandepoésie d’Aragon… Puis, j’ai découvert les auteursitaliens…

Les au teur s amér ica i ns , ju stemen t .Que l les sont tes ré fé rences ?

Un peu de tout, Norman Mailer, Philip roth, Jona-than franzen… Ce que je trouve fascinant, ce sontles grands récits épiques que proposent Philip rothou Jonathan franzen. C’est la tradition d’un réalismesocial pas si éloigné de la littérature italienned’après-guerre : Pasolini, Antonio Vitorino…

5

portrait culturel

© V

ince

nt C

hiav

etta

PAUL MAGNETTE : UN ENORME ADN POLITIQUE

ET CULTUREL

Baigné dès l ’enfance dans le chaudron post soixante-hui ta rd des luttes socia les , dont Char leroi éta i t a lor s l ’emblème,Paul Magnette nous l iv r e ic i les r ac ines, fami l ia les, mi l i t antes, a r t is t iques… de son ADN pol i t ique e t cu l ture l . Un por-t r ai t de tr aver se réal isé par les membres du comité de rédact ion d’Agir par la cu l ture . Le min ist r e fédéral be lge du C l i -mat e t de l ’energie y prend à r ebrousse-poi l nos imagina ir es de l ’h is toi r e ancienne . I l dévo i le sa f asc ina t ion pour lesgrands romanc ier s amér icains , son a tt i r ance pour la l i t tér ature et le c inéma contempora ins… f lamands, « même s i cen’est pas dans l ’a i r du temps de di r e cela». et pu is , « son » I t al ie , b ien sûr : la te r r e rouge de l ’emi l ie -romagne , ma isaussi « le musée d’arch i tecture à c iel ouver t » qu’est Tur in . Une auto-évocat ion émai l lée de b ien d’aut res sur pr ises…

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page5

Page 6: Agir par la Culture N°27

Tu as un r a ppor t b ien par t i cu l i e r àl ’ I ta l ie, non ?

C’est un peu le hasard, mais c’est aussi lié auxvoyages avec mes parents quand j’étais enfant, puisadolescent. J’y suis retourné seul, puis avec desamis. Il y a des choses difficilement explicables,comme ces endroits sur terre où tu te sens incroya-blement bien. Pour moi, c’était l’Italie et ça l’est tou-jours d’ailleurs. La région dont je suis tombéamoureux, c’est l'Émilie-romagne, la « terre rouge ».Cette région, aujourd’hui encore, est restée très po-litique. Ce n’est pas la belle Italie des cartes pos-tales avec les vallons toscans que je trouvemagnifiques, c’est la plaine du Pô, c’est Bologne,ferrare… Il y fait un peu plus âpre, on y mange di-vinement bien, les villes et les filles sont sublimentbelles.

e t en Be lg ique , t u as un aut eur, un ro -manc ie r favor i ?

emile Tissier. C’est un très beau témoignage de cequ’est le parcours d’un intellectuel à gauche dansles années 30, si difficiles. On lui doit cette très belleexpression pour tous les acteurs intellectuels de lagauche : « Je suis un membre honoraire du prolé-tariat ». On ne sera jamais un prolétaire quand onest un dirigeant, mais on peut l’être quand même,d’une certaine manière, en tant que « membre ho-noraire ».

e t dans le c inéma ou l ’a r t be lge , l esf rèr es Dardenne par exemple ?

Je ne suis pas un fana de belgitude. et ceux qui mefrappe le plus, je le reconnais, sont flamands. Cen’est pas fort dans l’air du temps de dire cela, maisje viens de lire le livre de Tom Lanoye et celui de Di-mitri Verhulst qui viennent, tous les deux, d’être

traduits en français. Ce sont là, à mon sens, deuxmagnifiques romans : « De Helaasheid der Dingen »,mal traduit en français « La merditude des choses »,et « spraakeloos » de Tom Lanoye, un portrait sur samère qui a perdu l’usage de la parole. Un peu àl’instar d’Hugo Claus qui a fait un portrait de la Bel-gique profonde. Ce n’est pas un portrait flamand,mais bien plus de la Belgique. D’ailleurs, les deuxromanciers sont très antinationalistes et ouverts àla culture française. et dans le cinéma, c’est aussi du côté flamand, mesemble-t-il, qu’il y a un dynamisme. rundskop, « Têtede bœuf », film qui vient de sortir sur le trafic, lesmafias des hormones, est un film vraiment marquantavec une belle prestation d’acteurs.en revanche, je ne suis pas un grand fan des filmsdes frères Dardenne je l’avoue, même si je les aitous vus. Je trouve qu’ils ont eu une période assezmagique autour de « rosetta », « Le fils » et « L’en-fant ». « La Promesse », j’aimais moins car il y a uncôté donneur de leçons, rédempteur, qui est revenuavec « Le silence de Lorna » et « Le Gamin au Vélo ».J’ai eu l’occasion de le leur dire, donc j’assume par-faitement. « rosetta », « Le fils » et « L’enfant » sonttrois films durs, bruts, qui sont dans la vraie tradi-tion du réalisme social, un peu à l’italienne avec enplus cette caméra épaule, expérimentale. C’est par-fois un peu dur, mais leur caméra glisse sur leschoses avec discrétion, avec délicatesse, et ellecerne des aspects de la vie qui sont peu mis augrand jour, sans jugement aucun. Tandis que dansles derniers il y a toujours le sauveur, le rédemp-teur, c’est un thème moral avec lequel j’ai un peude mal. Calvino disait justement « Dans les arts, on ne doitjamais représenter la vertu ». Je trouve qu’il a rai-son. On ne demande pas ni à la littérature ni au ci-néma de représenter le bien, on doit représenterles dilemmes et c’est à chacun ou aux lecteurs de sefaire sa propre leçon.

Quelle es t ta pér iode préférée de l ’h is to i r eanc ienne et de l ’histo ir e con tempor a ine ?

Ce que je trouve fascinant dans l’histoire ancienne,c’est que les périodes que l’on trouve être des pé-riodes formidables ne le sont pas du tout en réa-lité. Nous sommes occupés à le redécouvrir. Parexemple, j’ai été longtemps fasciné par la rome ré-publicaine, au Ier siècle avant notre ère, parce qu’ily avait le génie architectural et urbanistique, beau-coup plus que philosophique (il y a peu de poètes,de philosophes à cette époque-là, même s’ils met-tent tout leur génie en œuvre). C’est un peuple com-posé de juristes et d’ingénieurs, et cela paraîtcaptivant. et puis, quand on relit l’histoire au-jourd’hui, on se rend compte qu’il s’agissait de ci-vilisations horribles, violentes, machistes, brutales,meurtrières.La série télévisée « rome », de ce point de vue-là,est remarquablement bien faite en ce qu’elle remeten mémoire toute cette dureté de rome. Dans letrès beau livre sur l’histoire des villes de Lewis Mum-ford, celui-ci fait toute l’apologie de la ville étrusqueen disant qu’elle était aussi belle que la ville ro-maine, mais beaucoup plus propre, plus aérée.C’est exactement la même chose pour la renais-sance et le Moyen-Âge. Nous avons une vision en-jolivée de la renaissance avec l’arrivée de laperspective, de l’architecture, de florence et la Ga-lerie des Offices, des grands peintres… Pour au-tant, la renaissance est une période terriblementbrutale, violente. elle représente la peste, les mala-dies, les meurtres, les villes pestilentielles. Demême, la fin du Moyen-Âge présente dans nos ima-ginaires est généralement identifiée à une périodehorrible, alors qu’elle est en fait la période où l’onredécouvre Aristote, les textes grecs, où le villagemédiéval est un village beaucoup plus ouvert, oùles classes sociales se mélangent, etc.en fin de compte, je n’ai pas une période préférée,

6

portrait culturel

© V

ince

nt C

hiav

etta

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page6

Page 7: Agir par la Culture N°27

mais je considère que certaines périodes sont my-thiques. Paradoxalement, la rome antique, la re-naissance, la révolution française ne sont pasforcément les plus belles d’entre elles.

Tu évoques beaucoup l ’arch i tectur e. Que lest ta v i l le préfé rée de ce po int de vue ?

J’adore des tas de villes européennes. Je trouve queTurin est un musée d’architecture à ciel ouvert ex-traordinaire, qui n’est pourtant pas la ville la plusconnue. Mais il est infiniment plus passionnant depasser un week-end à Turin qu’à florence par exem-ple. en espagne, Grenade est une ville sublime. De plus,c’est une ville à la fois très catholique, à l’espagnole,mais aussi une ville juive et une ville musulmane,dotée d’une richesse architecturale – l’Alhambra estun joyau absolu - une ville très agréable, la magie del’Andalousie.

Que l est ton r appor t à la mus ique ?

Je l’ai apprise, car mes parents ont voulu qu’on nelaisse rien de côté. J’ai donc fait 5 ans de solfège, dusaxophone. Je n’étais pas très doué et je n’ai pas per-sévéré, mais j’ai un frère qui joue magnifiquementbien du piano et qui touche à tous les instrumentsqu’on lui met entre les mains. Je reste quand mêmepersuadé que cela reste une question de don. si tune l’as pas, ce n’est pas la peine d’insister.

et tes goûts mus icaux ?

extrêmement éclectiques. Ma première grande fas-cination est sans hésitation Gainsbourg que je conti-nue à écouter très régulièrement. Bashung aussi.Moins ferré, Brassens ou ferrat. eux, ce sont mesparents. Il s’agit d’une autre génération.J’aime Aznavour, mais, en fin de compte, je ne suispas un grand fan de la chanson française. Je trouve

qu’il y a un appauvrissement terrible dans la chan-son française à part Katerine.

et la mus ique c lass ique ?

J’en écoute pas mal. J’avais la chance quand j’étaisétudiant à Bruxelles d’assister aux spectacles qua-siment tous les soirs, gratuitement le plus souvent.en cherchant bien, il existe des tas de possibilités.Ainsi, on pouvait, en tant qu’étudiant, se rendre àl’opéra à La Monnaie pour 10 euros. Dans la mêmeveine, Ars Musica et les Beaux-Arts pratiquaientaussi des tarifs bon marché. Aujourd’hui je conti-nue, j’assiste à des concerts à Bozar ou au Conser-vatoire, avec toutefois une prédilection pour lamusique française du début du XXème siècle : ravel,saint-saëns, Debussy.

Côté rock a lor s ? Le rock be lge ?

deUs est un très grand et bon groupe de rock’n’roll.J’écoute moins Ghinzu, même si je dois le reconnaî-tre, c’est un grand mélodiste. Le rock doit être unpeu âpre, et Ghinzu manque d’âpreté. Avec desgroupes comme Vismets, Puggy, nous sommes tou-jours dans la même déclinaison, la même répétition.deUs, lui, a vraiment donné un son, une tonalitébelge, anversoise, flamande. Il se passe vraimentquelque chose quand on écoute les disques dedeUs. Ils ont presque 20 ans aujourd’hui et ils n’ontpourtant pas pris une ride. Il existe une vraie re-cherche musicale propre à Tom Barman, le chan-teur du groupe. J’ai découvert, récemment, romanoNervoso, du rock’n’roll louviérois, un rock brutal.J’aime assez.

rousseau, Marx, Jaurès, Gramsci. Je lis beaucoup dechoses, mais je n’ai pas un maître à penser en par-ticulier. Je trouve néanmoins – même si ce n’est pasquelqu’un pour qui j’ai une immense affection à titrepersonnel – que Pierre rosanvallon a créé uneécole française vraiment remarquable. Tous les li-vres de la collection de la république des idées sontvraiment excellents. Il s’agit d’une véritable géné-ration de chercheurs dans le domaine des sciencessociales. A une époque, il y avait des maîtres à pen-ser comme sartre, foucault, Lévi-strauss, ClaudeLefort. Aujourd’hui, il n’y a plus de maîtres à penser,et ce n’est pas plus mal. Pierre Bourdieu était peut-être le dernier dans le domaine des sciences so-ciales françaises. Ce qui n’empêche pas, donc, énormément de jeuneschercheurs de réaliser un superbe travail. Comme lelivre de Thomas Piketty sur la réforme fiscale que jelisais hier.Les conférences d’edgar Morin sur la ghettoïsationbien plus prononcée en france qu’en Belgique (bienqu’à Bruxelles elle reste très prononcée), sont ex-trêmement intéressantes. Le travail qu’a réaliséLouis Chauvel sur le fossé entre les générations,aussi. C’est ce qu’on a appelé la « nouvelle critiquesociale » : il s’agit-là de sciences sociales engagéesqui touchent à de nouvelles problématiques socialesdont on parle peu, mais qui nourrissent véritable-ment la Gauche.

Propos recue i l l i s par sab ine Beaucamp,Aurél ien Ber th ie r, Jean Cor n i l ,

Denis Dargent e t Yanic samzun. sélect ion des quest ions :

sabine Beaucamp et Jean Cor n i l

retrouvez l ’ in tégr al i té de l ’ in ter v iewsur no tre s i te www.agir par lacu l tur e.be

7

portrait culturel

© V

ince

nt C

hiav

etta

© V

ince

nt C

hiav

etta C hangeons de r eg is t re , pou r f i n i r, s i t u

veux . Que l l es sont les f i gu r es i nt el lec -tue l les qu i insp irent ton act ion po l i t iqueaujourd ’hu i ?

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page7

Page 8: Agir par la Culture N°27

8

côté nord

Vot re b iographie mentionne que vous avezentamé des études de psycho logie . La psy-c holog ie , l e corps et l ’espr i t sont - i l s l e f i lconducteur de vos spectac les ?

Je ne pense pas vraiment, j’ai fait deux ans de candi-dature en psychologie, puis j’ai décidé d’arrêter, car jen’aimais plus et n’assumait plus ce choix. Quelquepart, dans mes spectacles, je dirais que je fais un peude psychologie sociale en ce sens que j’agis sur lemental du danseur de manière intuitive, je lui laisseensuite sa propre création, sa propre évolution surscène. Je ne suis pas quelqu’un de théorique, pas unintellectuel. Je vis de mon intuition et la fait partagerauprès des danseurs. Je ne suis pas dirigiste.

Vous avez créé vo tr e compagnie de dansec ontempora ine « Ul t ima Ve z » , avez- vouspensé à fonder vo tre propre école de danseà l ’ in star d’Anne Teresa De Keer smaec kerpar exemple ?

J’ai effectivement fondé en 1986, la compagnie dedanse « Ultima Vez », mais ça s’arrête là. Non, je n’aijamais songé à créer une école de danse, simplementparce que je n’en vois pas l’utilité. Mes danseurs onttoujours suivi beaucoup de cours de danse, ils vien-nent d’un peu tous les coins du monde. Je dirais quema compagnie de danse contemporaine s’appuie surdes échanges et des techniques. Il s’agit-là véritable-ment d’une école du voyage, nomade, on goûte auxplaisirs d’échanger les techniques. Je participe à 4 ou5 workshops partout dans le monde, c’est là que jedécouvre toujours intuitivement mes danseurs. Je lesforme par la suite, le travail s’effectue d’un communaccord.

Vous êtes chorégraphe, danseur, c inéasteet même photographe, ces mul t ip les d isc i -p l ines se re tr ouvent -el l es dans vos specta-c les ?

Le mélange des disciplines est une technique que j’ap-précie. Ce que j’aime c’est travailler la performance, jesuis très physique, spontané. L’être humain est faitpour être un performer. J’essaie de bien mener la tech-nique pour faire apparaître une certaine qualité dedanse. Comme je dis toujours : on ne mange pas lafourchette, on mange ce que la fourchette prend ! Jeconstruis au fur et à mesure mon spectacle avec lesdanseurs, j’endosse simplement le rôle de guide. Lepublic doit comprendre pourquoi on bouge et dequelle manière. C’est là mon souci premier. Un boncréateur pour moi doit tuer le père !

Du premier spectac le « What the body doesnot r emember » en 19 87 à Oed ipus /bêtnoi r en 2011, comment la danse a évoluédans vo tr e tê te e t dans les ges tes ?

sur scène, je veux avant tout construire un universthéâtral, que le théâtre et la danse se fondent l’undans l’autre. Oedipus/bêt noir relève de la mytholo-gie. Dans ce spectacle, je joue le rôle d’Œdipe, l’an-tihéros tragique qui, à son insu, tue son père etépouse sa mère. L’interprétation est totalement libre,seize acteurs, danseurs et musiciens donnent le mou-vement autour de moi. Je n’aime pas trop montrerqu’ils sont des danseurs dans un spectacle de théâ-tre. Je préfère des danseurs qui peuvent se révélerdes acteurs. Dans Oedipus/bêt noir je mets en scèneaussi bien 5 à 6 enfants, dont mon fils de 10 ans, quedes personnes de 65 ans et 80 ans, l’âge s’adapte. Lamusique tient un rôle important dans ce spectacle, leshurlements des guitares des trois musiciens, les ton-nerres de leurs percussions glacent et touchent lespectateur au plus profond de son être. Ce spectaclea été joué jusqu’à présent à Amsterdam et à Vienne.Depuis le 15 septembre, il est à l’affiche du KVs àBruxelles, ensuite s’en suivront des représentationsà Gand, Ostende, Bruges, Anvers, Hasselt et Turnhout.

Q ue l les sont le s pr inc ipa les qua l it és quevous r echerc hez c hez vos danseu r s ?

Chaque danseur est unique, il doit être éclectique jerecherche surtout la qualité du mouvement, une pré-sence, une certaine fragilité, une complémentarité augroupe formé, un défaut peur s’avérer une véritablequalité. Pour mes spectacles, j’auditionne environ 700personnes. Je reconnais très vite les personnes quiapportent ce petit plus dont j’ai besoin. Il n’y a pas unprofil spécifique, encore une fois je privilégie l’intui-tion avant tout !

s i vous ut i l isez le cor ps et l ’espr i t pour lada nse, que l r e gard u t i l i se z-vous pour le7 ème Ar t ? Notamment pou r le f i lm« Monkey sandwic h » ?

Monkey sandwich est une fiction, un long métrage quientraîne mes collaborateurs (et les spectateurs, biensûr) dans la folie sensible et innovante, un de mesdons incontestés ! C’est un regard posé sur desmythes urbains. Ce long métrage fait fusionner cinémaet art vivant de la scène. Il a été sélectionné lors dela clôture de la Biennale de Venise, section film.

Par lez-nous de l ’an t i -spectac le « r ad ica lWrong » , vo t r e expér ience de c horé-graphe/c inéaste avec des jeunes talents àqui vous avez donné car te b lanc he ?

Il s’agit d’un spectacle destiné aux jeunes de 12 à 18ans. C’est une succession de sketches où le spectacletue le metteur en scène, celui- ci s’efface progressi-vement. Il dure 1h30 et met en exergue tous les cli-chés que l’on attribue aux jeunes. Il explique commentceux-ci cherchent et sont en quête de leur identité. Letalent des performers étonne, on passe du théâtredansé énergique au théâtre tout court, très narratif.

Propos r ecue i l l is par sab ine Beaucamp

www.ult imavez .com

Wim Vandekeybus, chorégraphe et danseur intuitifs

Chorégr aphe e t danseur f lamand nat i f de L ier r e Wim Vandekeybus a débuté en 1987 dans les spectacles de Jan fabreet T h ie r r y De Mey. I l a ensui te su iv i son propre chemin dans le monde de la danse, du théâtre et du c inéma. Aujourd’hu i ,à 47 ans, i l a c réé p lus de 28 product ions qu’ i l a jouées sur la scène inter na t iona le. Wim Vandekeybus tr avai l le l ’es-pr i t e t le cor ps. I l osc i l le dans un univer s v iscéral , ins t inc t i f et i r r at ionnel . I l es t d’une sauvager ie phys ique é tonnante ,indomptable . rencontre avec l ’a r t is te .

© D

anny

Wille

ms

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page8

Page 9: Agir par la Culture N°27

dossier

© D

anny

Wille

ms

A l ’occas ion du co l loque « PUBLICs De LA CULTUre : savoirré inventer pour f ai r e sens » qu i se déroule les 18 et 19 oc-tobre à Br uxel les (vo i r page 31) organisé par Présence etAct ion Cul ture lles en par tenar ia t avec le magazine La scène ,nous consacrons not re doss ie r à la quest ion des publ ics.La r encontre avec les publ ics, tous les publ ics, ceux qui sontlà comme ceux qu’ i l faut a l ler chercher, ceux qu’on di ts «capt i fs » comme ceux qui sont « hor s- les-murs » (hab it ants ,passants et c. ) mais auss i les publ ics ignorés ou encore lesnon -publ ic s posent quest ion à tous les pro fess ionne ls del ’ac t i on cu l t ur e l le et aux ar t is tes dés i r eux d ’ag ir dans l emonde socia l .Les ana lyses e t inte r vent ions de ce doss ier s ’at tachent àt r ai ter des quest ions comme : Quel les sont les évo lut ionsdans les p ra t iques cu l t ur e l les que l ’on peut no ter au-jourd ’hu i ? Qu’entend-on par « par t ic ipa t ion » du publ ic ?Comment peut se réa l iser une co-produc t ion ent re spec ta-teur ou l ’hab i tant e t les créateur s ? Que ls sont les publ ic snég l igés e t comment les p rendre m ieux en compte ? Desexemp les d’act ions développées en Be lgique fr ancophone eten france mon tren t l es mul t i pl es man ières de fa i r e , sus-cept ibles de per mettr e une vér i table r encontre et la possi -b i l i té d’ag ir par la cu l ture avec de nouve l les règles et dansde nouveaux ter r i to i r es.

PUbLICs DE LA CULTURE:Comment les décrire, les construire, les faire participer ?

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page9

Page 10: Agir par la Culture N°27

La v is i on qu i dom ine depu is l es an -nées 1980, impulsée notamment parP i e r re Bou rd ieu e t s on ouv ra ge laD is t i nc t i on (1979) , pose un uni ver ssoc i a l où goûts ar t i s t i ques e t p r a-t iques cu lturel les sont int imement l iésaux m i l ieux sociaux d’appar tenances.Ber nard Lahi r e es t r evenu en 2004avec « La cu l tu re des i nd i v idus »(2004) sur ces hypothèses. Nos goûtse t p rat iques cu l turel les sont- i ls dus ànotre seule c lasse soc iale d’appar te-nance ? Comment se décide la légi t i -m i té ou l ’ i l légi t imi té de ces goûts etpra t iques cu l t urel les au jourd’hu i ?

C LAsses sOCI ALes eT sTr ATÉGI es DeDIsT INCTION

si l’on suit Pierre Bourdieu, notre univers social estcomposé :- d’une classe dominante cultivée (typiquement les

cadres et les professions intellectuelles supé-rieures) qui définit ce qu’est la culture légitime : laleur.

- d’une classe moyenne (Commerçants, cadres etemployés moyens, instituteurs) emprunte de« bonne volonté culturelle » et en phase d’acquisi-tion de cette culture légitime.

- et enfin, d’une classe dominée (typiquement les ou-vriers et petits employés), tenue à bonne distancede cette culture cultivée.

Les dominants, dont la culture esT la culture légi-time, travaillent ainsi à imposer leurs catégories surla base des productions culturelles qu’ils consom-ment, décrétant ce qui est légitime (digne d’intérêt,beau, classe, qui élève, noble…) ou illégitime (àéviter, laid, vulgaire, qui rabaisse, ignoble...). Ce quipermet de développer des stratégies de distinctionc’est-à-dire de différenciation et de maintien à dis-tance des autres catégories sociales.

en 2004, le sociologue Bernard Lahire a publié« La culture des individus », résultat d’une enquêtefleuve qui reprend les données de P. Bourdieu etcroise les méthodes quantitatives (statistiques) etqualitatives (entretiens) sur les pratiques culturellesdes français. si Lahire reconnait qu’ « on n’échappepas à son milieu social », c’est-à-dire que le milieusocial d’appartenance et le niveau de diplôme jouentfortement sur le rapport à la culture, il veut néan-moins sérieusement amender et complexifier la vi-sion du monde social binaire de Bourdieu. On nepeut pas réduire la société à une grossière carica-ture de cultures de classes où les cadres iraient àl’opéra, au théâtre et liraient des œuvres classiques,tandis que les ouvriers et les employés passeraientleur temps devant de la téléréalité et au karaoké.

en effet, on n’est pas seulement le produit de saclasse sociale mais aussi celui d’un ensemble de so-cialisations successives. On ne fait pas partie d’unseul groupe mais bien d’une multiplicité de réseaux: amis, conjoints (successifs), famille, milieux pro-fessionnels (successifs), fan-club, syndicats, partis,communautés religieuses, groupes de pairs etc.Chaque individu accumule ainsi un ensemble d’ex-périences et de compétences qui, toutes, amènent àun parcours beaucoup plus singulier que ne le laissepenser le tableau classique de la répartition des ca-pitaux culturels. On reconnaît là « l’homme pluriel »qu’avait déjà exposé Lahire dans une précédenteétude (L’homme pluriel, 1998).

Alors que Bourdieu pensait les individus comme por-teurs de goûts (de classe) très homogènes (se re-trouvant dans l’ensemble des pratiques légitimes oubien dans l’ensemble des pratiques illégitimes), onconstate dans les faits qu’il se produit, pour une ma-jorité des individus, une association des contraires,une culture des mélanges au sein de laquelle goûtset pratiques légitimes dans un domaine côtoientgoûts et pratiques illégitimes dans un autre. Pources profils « dissonants » (qui sont l’essentiel de lapopulation), l’opéra côtoie la fête foraine, le théâtrele karaoké etc. et ce, quelle que soit la classe so-ciale.

Il n’y a donc pas de correspondance simple entredes goûts et la position sociale. Les acteurs ont « lesens de la situation » et ne sont pas en toute occa-sion soumis au seul habitus culturel qui lesobligerait à ne consommer que leur culture (sup-posée) de classe. A l’intérieur de petits groupes,suivant les trajectoires individuelles et les contextes,les hiérarchies (le beau et le laid, l’intéressant etl’inintéressant etc.) peuvent varier du tout au tout.Il n’y a pas une mais des légitimités culturelles quin’ont de validité que dans certaines petites zonesde l’espace social, dans un des nombreux micro-cosmes que chacun d’entre nous traverse quoti-diennement. De fait, les individus s’adaptent enpermanence aux situations qu’ils vivent. Ainsi « s’ilssentent que telle pratique hautement légitime danstel cadre (conjugal ou professionnel) ou à tel mo-ment (dans la vie courante) pourrait paraître pré-tentieuse, ringarde, absurde ou inadaptée dans telautre cadre (amical ou familial) ou à tel moment(durant le temps des vacances), ils accommodentleur comportement. » (p 147).

MULT IPL ICAT ION Des CULTUres LÉGI -T IMes : QUAND LA CULTUre CLAssIQUePerD sON rANG

L’étude de Lahire dresse également le constat d’unebaisse de « l’intensité de la foi » dans la culture lit-téraire et artistique c’est-à-dire d’une diminution ducrédit qui lui est apportée dans sa capacité à per-mettre la distinction. Cette « culture légitime domi-nante », c’était la « haute culture » musicale,picturale, littéraire, cinématographique etc. (dansses formes consacrées comme avant-gardistes), etplus généralement les pratiques et goûts « très lé-gitimes », ces choix « rares » et « nobles » qui sontpotentiellement distinctifs sur les marchés culturelsdominants. Ainsi en est-il des visites de musée,l’opéra, la musique classique, la littérature classique- pratiques supposément défendues par la bour-geoisie et convoitées par la petite-bourgeoisie.

Les statistiques montrent que cette culture clas-sique légitime a largement perdu de son attrait au

10

La légitimité des pratiques culturelles en question

dossier

CC B

Y-NC

-sA

2.0

sfer

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page10

Page 11: Agir par la Culture N°27

11

dossier

cours des trois dernières décennies, et ce aux yeuxmêmes d’une large fraction de la classe dominante.Par exemple, s’il est vrai que les cadres vont plussouvent au concert classique que les ouvriers, il fautimmédiatement préciser que la proportion de ca-dres s’y rendant est très minoritaire. Bref, àl’analyse, on s’aperçoit que les cadres et profes-sions intermédiaires ne sont pas beaucoup plus in-téressés par la « haute culture » que les ouvriers.

Cette dilution de la légitimité classique est due à unensemble de facteurs et d’évolutions sociologiques :

- D’abord, une concurrence accrue des institutions(État, École, famille, groupe de pairs, critiques,Médias audiovisuels, internet…) qui légitimentdes biens et pratiques culturelles différents et dif-férenciés. Ainsi, la culture légitime a ouvert sesportes à un ensemble de genres auparavant ban-nis. On peut citer par exemple la bande-dessinée(devenu pour une part « roman graphique »), unepartie des programmes télévisés (récemmentcertaines séries télévisées, notamment améri-caines), le roman policier, le rock ou encore lachanson française « à texte ». Tous ces genresont acquis « leur lettre de noblesse » et, à l’instarjadis du jazz ou du cinéma, rentrent dans l’ordreculturel légitime dominant après une périoded’exclusion.

- ensuite, par une plus grande part de consom-mation privée de la culture (chez soi devant satélé, son ordinateur ou sa hi-fi plutôt qu‘en publicau musée, théâtre, cinéma etc.) qui permet unrapport plus détendu à la culture, détaché du ju-gement comparatif.

- Puis, par le développement de la possibilité degratuité de la culture (télévision, radio, internet etdans une moindre mesure les bibliothèques) quifavorise une consommation « pour voir », « quin’engage à rien ».

- enfin, last but not the least, par un besoin accrude détente corrélé avec des cadences profes-sionnelles de plus en plus appuyées. Une justifi-cation de mieux en mieux assumée, notamment

par les cadres, qui légitiment ainsi une consom-mation du karaoké, ou de la téléréalité dans lebut de « se vider la tête ».

O BJeT CULTUreL eT MANIères DePrAT IQUer

Dans le champ des pratiques culturelles, le croise-ment de facteurs sociaux (classes sociales, sexe,âge etc.) ne donne pas une vision fidèle des pra-tiques réelles des individus car les chiffres ne ren-dent pas compte du rapport aux pratiques : honteuxou fier, passionné ou routinier, contraint ou volon-taire, premier degré ou second degré… Or, le mo-ment et la manière compte autant que l’objetculturel qui est consommé. frédéric Martel, dontl’analyse des pratiques culturelles reste faible,croyait reconnaître dans son livre « Mainstream »une consommation unifiée par laquelle « tout lemonde » s’abreuverait de productions culturellestoujours plus universelles. Lahire se base pour sapart sur des données récoltées sur le terrain. Ilconstate que si « tout le monde » (le cadre commel’ouvrier) peut partager les mêmes pratiques, c’estrarement avec les mêmes intentions - par exempleon peut regarder de la téléréalité par curiosité, pourse divertir, pour se vider la tête ou… pour se mo-quer… et de la même manière - par exemple, ilexiste un monde entre regarder des séries améri-caines en version originale sous-titré (légitime) ouen version doublée (illégitime).

Une autre tendance majeure est la montée del’éclectisme. Ce qui était mal vu il y a encorequelques décennies (la culture « cabaret », « zap-ping », « best of ») devient une norme. Le « mélangedes genres » devient une « marque de culture ».Dans le but d’avoir une pratique légitime de la cul-ture, il devient plus important d’aimer des chosesdifférentes et différenciées (issues notamment desmondes réputés légitimes et de ceux réputés illégi-times) que d’aimer des choses légitimes.Mais,comme le constatent d’autres sociologues, à l’instar

de Tony Bennett, cette diversité des goûts est leplus souvent le fait des classes supérieures. elle au-rait même une fonction distinctive en elle-même :faire preuve d’éclectisme permet de manifester sacapacité à s’encanailler… à condition de mesurerses incursions dans les cultures populaires.

LA CULTUre Des INDIVIDUs

On est donc moins dans une « guerre mondiale »qui opposerait deux camps (Les cadres versus lesouvriers) mais dans une multitude de conflits très lo-caux. On n’est pas dans UNe distinction de classemais dans de nombreux processus de différencia-tion entre les individus où, si la classe sociale ou leniveau de diplôme conserve bien une importance,de nombreux autres facteurs rentrent en ligne decompte afin de définir une multitude de distinctions« en petit ». « Il n’y a pas de légitimité tout-terrain »,pas d’instances de légitimité unique. Les frontièresentre haute et basse culture, mouvantes et en re-définitions permanentes, loin d’être définies par lesindustries culturelles ou l’État, sont en réalité défi-nies à l’échelle de chaque individu, dans le cadrede guerres symboliques perpétuelles qui se mènentdans toutes les régions du monde social au gré desgenres et des manières de consommer. si un largepan de la culture est partagé, les processus de dis-tinction, la définition des goûts et dégoûts portentde moins en moins sur certains objets ou pratiquesque sur les manières de les consommer. On semblealler vers toujours plus de morcellement, deconsommation spécifique, pour ainsi dire « indivi-dualisée » et au cas-par-cas, loin de la consomma-tion de masse mainstream de quelques produitsuniques.

Auré l ien Ber th ier

Bernard LahireLa cu l ture des indi vidusDissonances culturelles et distinction de soiLa Découverte, 2004

CC BY 2.0 Wili Hybria

CC B

Y-NC

-sA

2.0

sfer

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page11

Page 12: Agir par la Culture N°27

WERNER MORON : AMENER A TOUs LEs PRINCIPEs ACTIFs DE L’ART

Qui sont vos publ ics ?

Tous les publics possibles et imaginables pourvuqu’ils suivent l’objectif qui est de créer une œuvred’art la plus exigeante qui soit, qu’ils souhaitent àtravers nos pédagogies aller d’une intuition jusqu’àla création d’une œuvre d’art. Nous ne nous adres-sons qu’à des individus. On les trouve parfois dansdes lieux institutionnels (CPAs, MJ, musées, maisonsde quartiers etc.). Mais on s’adresse chaque fois àune unité, un individu. Cet individu peut s’appuyersur un collectif, fait d’experts qui l’appuie, le sou-tienne dans ses intuitions pour réaliser quelquechose dans un univers chorégraphique, cinémato-graphique, théâtralisé, performé, multimédia etc.Cela se fait dans le cadre d’une pédagogie déve-loppée empiriquement au fil des rencontres et demes réalisations en tant qu’artiste : « Trajet réel /Trajet rêvé ».

Que l le est ce t te pédagogie  ?

Depuis un certain temps on est dans un monde plusobjectif, plus matérialiste, et on s’est quelque peuatrophié du point de vue de l’imaginaire. Il faut doncdévelopper tout une technique d’assouplissement,de gymnastique, de créativité, comme si on était deschiropracteurs artistiques. « Trajet réel / trajet rêvé »est un exercice  qui vise à créer un dénominateurcommun : à travers une question très simple, à la-quelle il est impossible de ne pas répondre (ex :

« décris-moi ta chambre », « quel est ton souvenir leplus lointain ? »), on montre à une personne qui secroit sans culture ou sans histoire qu’elle en estpleine. Qu’elle peut être elle-même le sujet d’uneœuvre. On obtient ainsi un support solide basé sursa réalité, sur lequel vont se greffer de petits mor-ceaux d’imaginaires par différentes techniques (dé-viation, lapsus). Par exemple : « décris ta rue », ony greffe un papillon qui parle ou une personne avec3 mains. Cela permet de voir comment se construi-sent les imaginaires. Qu’ils sont faits de créativitémais que tout n’est pas à inventer : on peut s’ins-pirer de sa réalité et de sa mémoire. J’ai démontéles « principes actifs de l’art », des processus quisont à l’œuvre chez les artistes et j’initie les indivi-dus. Je ne cherche pas à guérir ou émanciper lesgens. Mon objectif est qu’ils produisent une œuvred’art. L’idée est de créer une inflation artistique.Tous les gens qu’on rencontre ne vont pas rentrerdans une carrière artistique mais ils sont tous ca-pables de produire une œuvre qui fait sens à unmoment donné.

Vous a l l ez dehor s, «   à la rencontr e despubl ics » . Dedans, dans les sal les, les mu-sées, ce n’est plus poss ible  ?

Ça dépend de quoi on parle. Dedans pourquoi pastant qu’on obtient un vrai débat, qu’on puisse abor-der des sujets pleinement. Une œuvre d’art n’estpas là pour faire société mais pour poser une

question stridente et interpellante, qui fait polé-mique. Ça sera toujours une tension. soit l’intérieurl’accepte, soit tout le monde se bride, souvent in-consciemment. en fait, on doit toujours être dedanseT dehors (ne serait-ce que pour les moyens né-cessaires au développement d’une action).

Ce t rava i l avec les publ ics passe-t- i l parune reconnaissance f inanc iè re de leur ap-por t  ?

J’aimerais à l’avenir arriver à en faire une écono-mie. Avec les publics, quand on leur propose defaire un travail artistique, qu’il y ait une forme d’éco-nomie qui se mette en place. spécialement avec despublics précarisés. Ça ce serait vraiment sérieux.Pas uniquement participer à un processus socio-culturel, mais dans la mesure où ils font un effort,produisent une œuvre potentiellement commercia-lisable, il serait bon qu’ils en trouvent rémunération,que ce soit l’opportunité de recevoir un cachet.C’est assez mal vu, c’est dommage. Car tout commeen psychanalyse, le fait qu’il y ait à un momentdonné un échange d’argent donne de l’importanceà ce qui est produit.

Propos recue i l l i s par Auré l ien Ber th ier

http://www.paracommandart.org/

12

dossier

Wer ner Moron inte r v ient au sein du col lec t i f Paracommandar t . Ce groupe in fo r mel d’ar t is tes tr ava i l le avec tous les pu-bl ic s en di f fé rents endroi ts e t espaces au gré des oppor tuni tés ou des dés i r s de ses membres. Dans les musées ou àl ’appe l d’ ins t i tut ions ou bien d’ in i t ia t ive , en débarquant spontanément dans l ’espace publ ic , comme der n iè rement eninventant une chorégraphie sur la Place saint-Léonard de L iège avec les ind ignés qui l ’occupaient . I l déve loppe danscet entr et ien sa v is ion des publ ics e t présente la démarche qu’ i l ut i l i se pour t r ava i l ler avec eux .

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page12

Page 13: Agir par la Culture N°27

AUX ARTs CITOYENs ! UNE TENTATIVE DE MIsE EN PARTAGE à VILLENEUVE-sUR-LOT

Aux Ar ts Ci toyens ! se dé f in i t commeun panor ama des pra t iques ar t i s-t iques e t cu l t u re l l es avec l ’env ie deproposer aux publ i cs les act ions lesp lus d iver ses l iées à la c réa t ion, despr a t iques amateur s assoc ia t i ves ouencadrées par la co l lect i v i t é au se ind ’ a te l ie r s muni c i paux j usqu ’à unepro grammati on pro f ess ionne l l e qu is ’ inscr i t en des l ieux e t des hora i ressur prenants .

Cela passe par des présentations des projets menésavec des artistes en milieu associatif, scolaire, so-cial, professionnel ou encore en association avecdes services municipaux qui ont choisi d’entrer encompagnonnage – d’accueillir durant 6 mois envi-ron une équipe artistique dans leur quotidien. Lesprojets peuvent être naissant, en cours ou aboutis.

Du point de vue de la programmation profession-nelle, c’est en référence au propos ou à la manièredont l’œuvre est présentée que le caractère citoyenpermet d’opérer les choix.

Il arrive toujours un moment où la nécessité de tran-cher dans ce qui fera ou pas partie d’une édition sefait sentir et pour proposer une grille évènemen-tielle qui soit réaliste, l’équipe du théâtre assumeraune programmation, mais celle-ci sera la plus pos-sible attentive aux propositions des partenaires.

LA QUesTION Des PUBLICs

Public ou publics ? Le débat peut s’avérer houleux,nous avons fait le choix de considérer que la frag-mentation du corps social impose de considérer lepluriel en admettant que les intentions, du lien so-cial, de la rencontre, ont bien pour objet de fairepublic au singulier

Villeneuve-sur-Lot est forte avec le théâtre Georges-Leygues d’une expérience longue de bientôt 80 ans.Ce théâtre occupe une place centrale tant physi-quement que symboliquement, mais si un publicconstant y est attaché, sans réelle surprise, beau-

coup en ignorent tout ou presque.La fréquentation s’est construite logiquement enfonction de l’offre : elle est majoritairement compo-sée de personnes au capital culturel et social élevé.Un constat qu’il faut modérer grâce à l’action duCentre communal d’action sociale, lequel a depuislongtemps mis en place avec le théâtre une poli-tique tarifaire incitative (3 € par spectacle) pour lepublic des associations partenaires.

Parallèlement, le territoire dispose de dynamiquesassociatives souvent indépendantes, quelques-unesdans une coopération avec l’action culturelle de lacollectivité. elles couvrent un champ très large dedisciplines et d’esthétiques.

Tout l’enjeu de Aux Arts Citoyens ! est d’offrir la pos-sibilité de croisements, de débats, d’une reconnais-sance par les différents acteurs comme par lesdifférents publics de l’existence et de l’intérêt d’ac-tions qu’ils connaissent peu et considèrent soit nepas être à leur portée, soit ne pas être digne d’in-térêt.

Dans ce dessein et même si de toute évidence cetteoption est difficile à assumer, le programme del’évènement accorde sensiblement la même place àune création amenée par une équipe de renomméeprofessionnelle et ou publique qu’à la présentationd’un atelier mené en temps scolaire.

Nous ne considérons pas Aux Arts Citoyens ! commeun festival. Il est pour nous un outil qui tâche de ré-sumer tout un pan de l’action culturelle et sociale, ila des fondements et des actions qui se retrouventsouvent sur une ou plus d’une saison, ce seraitpresque un « label ». Pragmatiquement, il faut bientraiter sa communication sous un aspect évène-mentiel.

si de manière générale, chacun s’accorde à recon-naître la fragmentation, les groupes attirés par telou tel type d’offre, le plus difficile est d’avoir uneconnaissance réelle des catégories de public qui endécoulent en dehors des grands traits presque ca-ricaturaux (Les jeunes et les musiques actuelles, lesmusiques et danses traditionnelles, le théâtre clas-

sique pour un public érudit…).sur ce point, nous avons commencé à structurerune cellule de médiation qui traverse les servicesculturels de la collectivité et un groupe de travail oùnous rejoignent les secteurs associatifs, scolaireset sociaux, accompagnés par une sociologue qui in-terroge la relation du public à la culture.

UNe ACT ION DANs LA V ILLe

en action, nous avons choisi avec Aux Arts Citoyens !d’aller à la rencontre de la ville là où se trouvent,agissent ou vivent, les gens.

Marchés, écoles, centres sociaux, club de troisièmeâge, espace public, local associatif, centre culturel,hall de la mairie, jardin caché ou quartier excentré.Durant dix jours, nous allons à la rencontre et ten-tons de convaincre qui nous rencontrons d’en fairede même ; pour terminer par une journée en fa-mille au parc.en ce lieu, on a pu sentir dès la seconde éditionavec une offre variée, que se croisent, se rencon-trent, réellement des publics qui en forment un.

Le nom même interpelle et fait débat attirant despersonnes qui se soucient à titre personnel et ouprofessionnel du corps social, si une proposition estpropice au débat, il déborde souvent et le principed’une rencontre multiple avec plusieurs propositionsd’une même équipe artistique semble séduire.

C’est de ne pas traiter Aux Arts Citoyens ! unique-ment en évènement qui fait son sel. L’inscriptiondans la durée nourrit des rencontres entre acteursqui ne travaillaient pas ensemble. Modestement, AuxArts Citoyens ! aide à regarder différemment sonenvironnement et nous l’espérons à retrouver legoût de participer.

serge Bor ras

Prochaine édition de AUX ArTs CITOYeNs !Du 9 au 17 juin 2012 à Villeneuve-sur-Lotdans le Lot et Garonne (france)

13

dossier

©service Culturel Municipal

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page13

Page 14: Agir par la Culture N°27

14

« Les fans de médias sont des consommateurs quiproduisent, des lecteurs qui écrivent,

des spectateurs qui participent» Henry Jenkins.

« La distinction entre auteur et public, maintenueconventionnellement par la presse bourgeoise,

commence à s’effacer dans la presse soviétique.Là, le lecteur est à tout moment disposé à devenirun scripteur, à savoir un descripteur ou encore unprescripteur. C’est à titre d’expert - fut-ce non paspour une spécialité mais pour le poste par lui oc-

cupé - qu’il accède au statut d’auteur. » W. Benjamin.

Les man ièr es don t l es sc i ences hu -maines se sont penchées sur les p ra-t iques cu l tu re l les se sontpro fondément di ver s i f iées au f i l desder n iè r es décenni es , notammen t ence qui concer ne le s tatut qu’el les ac -cordent au récepteur ou au publ ic desproduc t ions cu l ture l les.

Après guerre, certains théoriciens de l'École dite defrancfort, marqués par l’expérience des régimes to-talitaires et par les évolutions rapides des tech-niques de production et de diffusion, ont forgé leterme d’Industries Culturelles pour désigner cequ’ils identifiaient comme une rationalisation indus-trielle des productions de l’esprit, et alerter sur lesdangers qu’elle faisait courir tant aux Beaux-Artsqu’à une culture populaire « authentique ». Inspirésd’une critique de la propagande, leurs argumentsmettaient en avant le pouvoir d’imposition idéolo-gique de ces industries sur « les masses ». Aux ré-cepteurs, aliénés par cette standardisation motivéepar le seul profit, ne restait que la mince possibilitéde s’émanciper et de reconquérir une subjectivitéau contact des rares productions culturelles per-mettant la prise de conscience de ces mécanismesles empêchant de connaître et de revendiquer leursintérêts propres. Le personnage du récepteur étaitainsi noyé dans « la masse » et sans réelle épais-seur, largement impuissant devant ce qu’il pouvaitêtre amené à consommé.

Le reCePTeUr sOrT De L’OMBre

Ce personnage s’est étoffé à l’occasion d’un pre-mier mouvement de diversification épistémologique.en 1957, r. Hoggart publiait en Angleterre Theuses of Literacy (traduit en français par « La cul-ture du pauvre »). Dans cette célèbre enquête, ildécrit les rapports que les classes populaires - dontil est issu - entretiennent avec les productions mé-diatiques. Pour lui, les effets des messages émis parles médias de masse ne rencontrent pas le consen-tement passif des récepteurs. Une observation finemontre au contraire toute leur capacité à prendrede la distance avec ce qui leur est proposé, à n’yaccorder qu’une « attention oblique ». Cette résis-tance des récepteurs passe par une large gammed’attitudes allant de l’ironie railleuse à l’indifférence.De façon similaire, M. de Certeau, sans nier toute laprégnance de mécanismes de domination, décriraau terme d’une enquête menée au début des an-nées 1980 (L’invention du quotidien), toutes lesruses et tactiques que les consommateurs (au senslarge) mettent en œuvre pour déjouer et détournerles formes de codages culturels qui voudraient s’im-poser à eux. Ces auteurs et quelques autres ouvri-rent ainsi la voie à l’exploration d’une densiténouvelle de l’activité de réception, comme du rôle derécepteur. Nombre de travaux ont porté depuis surtout ce qui peut limiter et compliquer les effets desmessages culturels, qu’il s’agisse des dispositionsliées aux origines sociales, ethniques, au genre, ouencore de la dimension collective de la réception,au sein de la famille ou de réseaux affinitaires.

Les fANs : UNe CULTUre PArT IC IPATIVe

Certains auteurs, comme H. Jenkins (professeur auM.I.T et spécialistes des cultures médiatiques et po-pulaires), franchissent un pas supplémentaire danscette transformation de la description des rapportsentre production et réception. Inspiré par des tra-vaux comme ceux de J. fiske et sa défense des cul-tures populaires, H. Jenkins enquête dès les années1990 sur les pratiques des fans, en mettant l’ac-cent sur la diversité et la créativité avec laquelle ilsfont de leur réception une véritable production cul-turelle alternative. ses travaux les plus récents(Convergence Culture, 2006) prennent la mesure

des évolutions qu’entraine la massification desusages d’internet. Il constate la généralisation ré-cente de ces diverses formes de participation despublics aux productions culturelles : qu’il s’agissedes échanges plus ou moins légaux de contenus,véritable prise en charge, par les publics eux-mêmes, de la recommandation et de la diffusion, oude la multiplicité d’interactions que permettent lesdiscussions en ligne, ou encore de toutes les formesde créations (littéraires, filmiques...) détournant,complétant, imitant les productions venues « d’enhaut ». L’émergence d’une « culture participa-tive » fait du récepteur un personnage intrinsè-quement et visiblement actif et collectif, et durapport à la culture une écriture tout autant qu’unelecture (L. Lessig, remix Culture, 2008). elle implique également l’acquisition de nouvellescompétences (techniques comme relationnelles) quideviennent les nouveaux discriminants de l’accès àcette culture participative (Jenkins parle à ce titred’une « participation gap » et prône une éducationà ces nouvelles pratiques créatives). Il est souventreproché à H. Jenkins une forme d’idéalisme, dumoins l’absence d’un discours critique quant à cequi s’apparente davantage à une mutation de l’em-prise des industries culturelles qu’à sa disparition.Les industries culturelles ont en effet largement prisen compte ces mutations de la réception, et travail-lent à les anticiper. sans doute faut-il inclure désor-mais les géants du web que sont devenus facebookou Google au nombre de ces industries, et H. Jen-kins insiste peu sur l’inégale répartition des profitsgénérés par ces nouvelles formes de production. Les positions d’H. Jenkins ont peut-être toutefoisdes points communs avec celles de l'École de franc-fort, et l’on oublie parfois que leurs critiques des In-dustries culturelles étaient précisémentaccompagnées d’un appel à une subversion de ladissymétrie des rôles culturels, au profit d’une véri-table redistribution du pouvoir culturel.

P ie r re Grosdemouge

Pierre Grosdemouge est chargé d’étudessociologiques & Doctorant à l’Université de Lyon 3. Il anime également leblog http://blog.cultureordinaire.net

blalbla

De la réception à laparticipation, lesapproches d’un rôle culturel

dossier

© HVDZ - flora Loyau

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page14

Page 15: Agir par la Culture N°27

Alain Lapiower:LEs PUbLICs IGNORés DU HIP-HOP

A la i n Lap iower es t le d i r ec teu r del ’AsBL Lezar ts Urbains qui entreprenddepuis p lus de 20 ans ma intenant dedéfendre e t soutenir la créat ion h ip -hop au sens large (r ap, r ’n’B , g raf fs,danse , s tr ee t-ar t , s lam…). Ces cou-r ants urba ins, « urbains » ne voulantpas d i r e « de la v i l le » mais b ien « desquar t ie r s r e j e tés de la v i l l e » , ontréuss i à ar r acher une reconnaissanceet une cer ta ine légi t imi té après moul tpér ipét ies et années de ga lère . I ssusdes mi l ieux populai res -per mettant aupassage de r econna i t r e que ceux -c ié ta ient acteur s de cu l t ure- i ls r epré-senta ient av ant tout de nouve l lesfor mes per t inentes pour l ’époque eten po inte sur le p lan de la démarchees thé t i que . Au j ourd ’hu i encore , i lss usc i t ent un engouement auss i in -tense que peu méd ia t isé e t d i f fu sé .A la in Lap iower r ev ient sur ces publ icspour a insi di r e ignorés.

Pour vous quels sont le ou les publ ics duhip -hop ?

Il y a ce que je nommerais un public « naturel » dontla sensibilité privilégie ces cultures urbaines parcequ’elles correspondent à des héritages culturels.Dans les quartiers populaires en Belgique, il y a unetrès forte présence de l’immigration qui est issuedu Maghreb, d’Afrique noire (ou d’europe du sud).et dans ces populations-là, il y a des affinités versces cultures urbaines pour des raisons d’identifica-tion : les jeunes des quartiers pourris s’identifientaux blacks du Bronx. Il y a également des affinitésesthétiques qui font que beaucoup de gens dont les

racines remontent à l’Afrique sont sensibles à cesmusiques qui proviennent, après de longs détours,de l’Afrique. La rythmique funk, qui est la rythmiquedu rap, descend du vieux rhythm’n’blues, qui des-cend du blues etc. qui descend d’Afrique.et puis, il y a une conjonction avec des choses quisont dans l’air du temps. Il y a des phénomènes degénérations qui se jouent. Le rap a été dépositairede la révolte et de sentiments de frustration de tousles jeunes qui habitaient dans les quartiers de re-légation. Il l’a aussi été pour tous ceux qui voulaientpartager ce contenu de révolte, d’un refus dumonde comme il va. A d’autres époques, ça a été lecas avec d’autres musiques, par exemple le rock.Mais le rock n’est plus ça, c’est une musique au-jourd’hui convenue qui fait partie de l’establishment.Le rap pas. Ça veut dire que plein de jeunes - pasforcément issus de l’immigration ou des classes dé-favorisées- vont rejoindre ce courant-là. Ils n’ac-ceptent pas le monde comme il est. Ils veulent sedémarquer. lls veulent une musique qui rue dans lesbrancards et qui met le doigt sur les trucs qui nesont pas acceptables.Dans les grandes villes, à Bruxelles par exemple,pour la majorité des jeunes des milieux populaires,c’est leur musique. Ils écoutent ça, pas toujours né-cessairement du rap dur, mais ils écoutent NrJ oufun radio car c’est là qu’ils entendent du hip-hopou du r’n’B. Ça fait partie de leur monde. Mais il y a toujours eu un décalage incroyable entrele public potentiel de ces musiques et la réalité dela diffusion culturelle dont ce public peut profiter. Ily a très peu de concerts de rap. Vraiment pas assezpar rapport au nombre de personnes qui appréciele rap.

I l y a donc beaucoup d ’a t t entes e t unla rge publ ic ignoré .

Oui. Il y a eu une grande frustration pendant de

nombreuses années. Il y a toujours une difficultéavec cette musique. Le rap, il suffit d’en prononcerle nom, et il y a quelque chose qui ne va pas. Jeprends toujours cet exemple : en Belgique, la rTBf,notre radio-télé nationale, aujourd’hui en 2011,alors que le rap existe depuis 25 ans, 20 ans enBelgique (1989 avec Benny B), notre radio-télé deservice public, qui a une mission culturelle impor-tante, n’a toujours pas accepté que le rap y soit dif-fusé. Il n’y a toujours pas une seule émissionconsacrée au rap. Je crois qu’il y a une petite émis-sion, arrachée après des années de bataille quipasse le dimanche à 23h30 sur Pure fM. elle estprésentée par sonar mais il ne peut même pas par-ler, seulement diffuser de la musique. Je pourraisfaire le même constat pour la danse hip-hop. C’està l’image de ce qui ne va pas dans ce domaine. Pourmoi, c’est une injustice culturelle, une inégalité cul-turelle. Une inégalité de traitement.

Par rappor t à d’autr es cour ants ?

evidemment ! Je ne demande pas que ce soit mieuxconsidéré que les autres genres. Je demande sim-plement qu’il ait « droit de cité ». Alors, certes on aavancé, je ne dis pas que rien n’a été fait, d'ailleurssi notre association Lezarts urbains existe, c’estqu’il y a une certaine considération. Mais la difficultéimportante, c’est quand je vais voir des opérateurs,même ceux avec qui je m’entends très bien. si je disle mot « rap » je vois une réaction physique chez lesgens [Alain mime un mouvement de recul, ndlr].Les programmateurs sont réticents.

est-ce que ça a voi r avec ce t te idée quevous déve loppez parfois qu’on a a f fa i re àun publ ic immédia tement « suspect » , des« basket-capuche » qu i t ra inent une répu-t at ion d ’embroui l les , d rogues, bagar r ese tc. ?

15

dossier

© HVDZ - flora Loyau

© Dati Bendo

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page15

Page 16: Agir par la Culture N°27

16

C’est un public suspecté, tout-à-fait. Ce sont des mi-lieux qui font peur. Les classes populaires ont tou-jours fait peur. Au 19è siècle, on parlait des classesdangereuses. Il y a un long travail d’éducation per-manente -qui doit être fait et qu’on doit continuer àfaire - non pas avec les gamins mais avec les res-ponsables culturels ! Les premiers avec qui j’ai dûfaire ce travail, ce sont les pouvoirs publics car ilsn’étaient pas suffisamment informés. Après, il a falluconvaincre les opérateurs culturels que ça valait lapeine, que ce n’était pas si dangereux. On l’a fait,des gens se sont engagés, y compris fadila Laa-nan, et ont pris des risques. Grâce à ces personnes,le paysage a changé, en Belgique, ça a avancé, desinstitutions se sont ouvertes. Ils l’ont fait par convic-tion politique et je leur rends hommage. Mais mêmesi la question est moins aigue qu’il y a 10 ans, onreste tout de même dans une inégalité de traite-ment. Aujourd’hui, on est arrivé dans une périodede quota : beaucoup d’opérateur considèrent quesi, dans une saison, ils ont leur spectacle hip-hop,alors « c’est bon ». Or, ça ne correspond pas nonplus à la réalité !Les gens se trompent et passent à côté de quelquechose. Ils pourraient remplir leur salle facilement etplus souvent. Pour la danse hip-hop par exemple, ily a potentiellement un large public familial. C’est uni-quement à cause des fantasmes et des peurs desopérateurs ou des responsables des centres cultu-rels que cela ne se fait pas. sur le rap, on se trompecar la dangerosité qui a pu parfois être dans unecertaine période et qui a souvent été exagérée n’estplus. et puis, on se trompe sur le vrai public du rapaujourd’hui. C’est devenu un public composite avecune partie faite des jeunes de quartiers difficilesmais une autre grande partie faite des jeunes de lapetite classe moyenne.

C ’est donc un publ ic beaucoup plus nom-breux qu’on ne l ’ imag ine.

regardez, dans un magasin de disques, il y agrosso modo trois grands rayons pour les jeunes :le rock-pop, la techno et le hip-hop : on peut imagi-ner que le public du hip-hop, c’est au moins un 1/3

de l’audience ! On peut gagner de l’argent avec çaou faire venir des gens ! C’est que la rTBf n’a ja-mais compris : ils ont donné à rTL, à Plug, NrJ etc.du public qu’ils auraient pu garder avec de bonnesémissions, du bon rap alors que c’est du « rap demerde » qui passe sur les chaines privées, du « rapMTV », du pseudo-gangsta. Ils pourraient avoir unfort audimat avec une émission hip-hop de qualité.Mais le fait est que le rap n’est pas considérécomme convenable. Il y a des murs comme ça, pourmoi, ce sont des questions sociales et politiques, depolitique culturelle.

L’expo int i tu lée « exp lo si t io n » au Muséed’Ixel les v ient de se fer mer ses por tes. e l lea présenta it le tr avai l de plusieur s ar t i stesde st r eet-ar t . Le graf f au musée : r econ-na issance ou contre-sens ?

Les deux. C’est important que cette reconnaissanceait lieu. Il était temps. Maintenant, le street-art estun courant qui par définition est libre, d’abord axésur la rue, l’extérieur, rebelle la plupart du temps. Lestreet-art est rebelle, esthétiquement et matérielle-ment. L’expo aplatissait un peu le truc mais il étaittemps que ça se fasse.

Par r appor t à la quest ion de publ ic , est-ce que ce t ar t de e t dans la r ue est unefaçon de toucher autre chose que les vi -s i teur s des musées ?

Oui. C’est évident que la volonté des artistes dustreet-art c’est de rencontrer les publics là où ilssont c'est à dire rarement dans les musées. et ausside perturber le continuum, la routine. Une personnemarche dans la rue et son regard est attiré parquelque chose qui perturbe le paysage, qui n’estpas « à sa place », pas dans une place en principedestinée à cela. Après, quand il y a un paquet degraffitis, ça change de nature : ce n’est plus la pe-tite étincelle qui attire le regard, ça devient carré-ment une vague qui peut le submerger. On rentrealors dans une autre logique, celle de la rébellioncollective. Une rébellion qui pose d’ailleurs question

à la ville. J’ai toujours été très fort interpellé parcette rébellion : qu’est-ce qu’elle veut dire ? Pour-quoi existe-t-elle ?Par ailleurs, les artistes du street-art sont des ar-tistes qui ont une démarche intéressante, particu-lière qu’on ignore souvent car on est trop obnubilépar l’acte rebelle. On ne regarde pas comment c’estfait. Ici, à Lezarts Urbains, on passe beaucoupd’énergie à expliquer. Par exemple : « regardez cetag d’Osmose, comment il a écrit son ‘e’, qu’il a em-boité son e dans le M, la dynamique, la calligraphieetc ». C’est plus dur sur le tag que sur des dessinsde street-art. Je suis une des rares personnes quitrouve qu’un beau tag, ça existe ! On prépare d’ail-leurs un film sur le tag, qui sera prêt avant fin 2012.On veut attirer l’attention sur ce que personne neveut voir.

C’est vrai que c’est une question un peu particu-lière, qui n’est pas la même que celle du rap parceque le graffiti n’est plus uniquement le fait de milieupopulaire. C’est un truc de jeunes (toutes classesconfondues) plus qu’un truc de jeunes des classespopulaires. Mais il y a des choses qui sont du mêmeordre : ça fait chier les gens à cause de son côtérêche, son côté brutal. Les gens trouvent ça agres-sif. et ça l’est sans doute. Toutes les avant-gardesont toujours été considérées comme choquantes,rejetées ou minimisées. D’autres part, on voit bienque déjà un certain graffiti est devenu « classique »,une forme d’écriture née à New-York dans les an-nées 70-80 qui est utilisée par exemple en publi-cité. Il ne faut jamais oublier ce processus par lequelles formes deviennent classiques et enrichissent laculture générale, deviennent de la culture générale.

Propos recue i l l i s par Auré l ien Ber th ier

Pour avoir des infos sur l’action de Lezarts Ur-bains, les évènements qu’ils proposent, maisaussi l’actualité des cultures urbaines en Bel-gique francophone : www.lezarts-urbains.be

blalbladossier

© Julien Desmet

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page16

Page 17: Agir par la Culture N°27

La Compagn ie Hend r ic k Van De r Zee(HVDZ), créée par Guy Al louche rie en1997, es t ins ta l lée à Loos-en-Gohel le , dans le bassin minier du Pas-de -Cala is. el le pour su i t une recher cheaxée autour de la r e lat ion ar t -popula-t ion-soc iété . Le t r ava i l sur les réc i tsde vie , l ’ enfance, la mémoire ou la cul -tu re ouvr ière, la p lace de l ’ar t dans lasoc iété sont au tant de su jets qu i nour-r issent l ’ écr i tu r e et la pa ro le de l acompagn ie.Cet te r echer che se déve loppe sur unmode d’écoute e t de l ien à l ’ instar des« Vei l lées » , spec tac l e-act i on cons is -tan t à «par tous les moyens, c i rque,danse , théâ tr e, v idéo, a l ler à la r en-contre des gens pour co l lec te r des té-mo ignages e t inventer ensemble desfor mes d 'a r t où l es gens se sententconcer nés par ce qu i s 'y d i t et ce qu is ' y fa i t » . Guy A l loucher ie r ev i en t i c isur le s in ten t ions de la compagn i edans ces rencontr es avec un ter r ito i r ee t ses habi tan ts.

Comment fonctionnent les pr inc ipes de vosspec tac l es par t i c i pa t i f s, comme les Vei l -lées ou les Por tr a i ts de v i l lage ?

Le but du jeu est d’aller à la rencontre des gens. àun moment donné, je ne savais plus très bien le sensde ce qu’on faisait. On faisait des spectacles sur desscènes de théâtre et j’avais l’impression qu’ilss’adressaient toujours aux mêmes gens, alors qu’il yavait tout un public que je ne voyais jamais au théâ-tre. Comment se fait-il que tous ces gens-là ne ve-naient pas ? J’ai donc pensé qu’il devait y avoir debonnes raisons, que ce n’est pas uniquement parcequ’ils n’étaient pas informés. Apparemment, ilsn’étaient pas sensibles à la forme de théâtre quenous proposions. L’idée de départ était d’aller voirles gens, les uns après les autres, avec comme point

de départ de parler de culture. D’aller les rencontreren se disant que de toute façon tout le monde a unedéfinition de la culture. et, je ne sais pas plus que lesautres ce qu’est la culture. Il serait donc intéressantd’avoir l’avis de tout le monde, puisqu’il n’y a pas devérités en ce qui concerne l’art et la culture. en plus,comme on est situé sur un ancien site minier, on estentouré de cités ouvrières et les ouvriers n’ont pasvraiment dans leurs pratiques habituelles d’aller authéâtre ou d’aller voir de la danse. On s’est demandé: « Mais que doit-on faire, qu’est-ce qu’on peut fairepour trouver le lien, pour créer une œuvre qui inté-resse, pour laquelle les gens se sentent concernéspar ce qui se dit et ce qui se fait ? » On est donc allésà la rencontre des gens dans les quartiers, dans unpremier temps ici tout autour, dans les quartiers po-pulaires. Après, on est partis un peu partout, enfrance, au Brésil, et on va sans doute le faire au Ca-nada l’année prochaine. Mais l’idée de départ étaitcelle-là : puisque les gens ne viennent pas, allonsvers eux. Personne ne détient de vérité sur le sujetde l’art et de la culture. Peut-être que la meilleurefaçon de faire, c’est d’inventer avec les gens… enétant au milieu des cités ouvrières, il était impossiblede continuer à faire un théâtre qui soit complètementen dehors des réalités du quartier. Cela aurait été ducynisme de ma part. C’est pourquoi, on est allés à larencontre de tout le monde. Les Veillées sont desspectacles faits pour rencontrer les gens, discuteravec eux et pour parler de la mémoire ouvrière et dela culture ouvrière. Mais, pas que de la mémoire : lesgens nous racontent aussi le présent, comment on vitdans le quartier, comment on vit ensemble. Aprèsune résidence de dix jours à trois semaines, onmonte un spectacle, avec des acteurs et des acro-bates, dont les gens et le quartier sont les acteursprincipaux. Le but est de tout mettre au service del’idée que l’œuvre d’art se construit ensemble.

Avez -vous l ’ impr ess ion ou l ’env ie d’ap-por ter quelque chose aux gens ?

Je leur dois tout, puisqu’on construit tout avec eux.si je leur apporte quelque chose ? C’est à eux qu’ilfaudrait demander, il faudrait aller voir à

Maisnil-lès-ruitz où on a fait le dernier Portrait devillage. Vous pouvez consulter notre blog(http://www.hvdz.org/blog/), où l’on montre un peules réactions des gens. Les gens ne viendraient passi nombreux à chaque fois, si on ne leur apportaitrien, mais c’est difficile de parler à leur place.

est -ce une envie de votre pa r t d ’a ider lesgens ?

Non. L’envie est de travailler ensemble. Le but est dedire : « On fait une œuvre d’art ensemble ». Ils m’ap-portent tout autant que je leur apporte. L’envie estde faire quelque chose ensemble et de se demanderensuite : « est-ce que c’est ça ? est-ce qu’on setrompe ? » C’est-à-dire de se questionner sur la per-tinence de l’œuvre. Ce qui m’intéresse, est de tra-vailler ensemble, dans le domaine artistique, quiparait être réservé à quelques-uns. Être artiste estla chose la mieux partagée qui soit au monde etquand on fait une Veillée, il faut que la porte soit ou-verte à toutes les participations. Dans une Veillée,on rencontre le plus de gens possibles, parce quechaque vie est une œuvre d’art. D’ailleurs, c’est trèsbizarre qu’au fil du temps l’art soit devenu la pro-priété de quelques-uns, ce qui me semble une im-posture totale. C’est peut-être une posture un peupolitique ou philosophique, mais je pense que çachangera peut-être. C’est une certaine vision du tra-vail qui a voulu cette situation. Ces dernières années,cela s’est particulièrement accentué avec le marchéde l’art, particulièrement dans l’art contemporain,mais même au théâtre. J’ai horreur de l’idée du ta-lent. sartre disait que le talent était un crime contresoi-même et contre les autres. Pourquoi certains au-raient-ils plus de talent que d’autres ? Qu’est-ce quec’est que cette histoire ? C’est vraiment une pure in-vention. Je m’inscris en faux contre tout ça, avec cetteenvie de faire bouger le monde et de changer la vie.

Propos recuei l l is par rémi G iache tt i

www.hvdz.org

17

dossier

Guy Alloucherie : “Les gens ? je leur dois tout,on construit tout avec eux”

© Julien Desmet

© HVDZ - flora Loyau

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page17

Page 18: Agir par la Culture N°27

18

Très peu de gens conna issent le c learinget les chambres de compensation, C lear s-t r eam e t euroc lear. Pour riez-vous nousexpl iquer leur s fonct ions ?

Clearstream et euroclear sont des « clearinghouse », le terme anglais pour « chambre de com-pensation ». Ce sont des sociétés financières quipratiquent à haute dose le « règlement-livraison ».Les clients de ces deux firmes livrent leurs valeurs(principalement sous forme d’obligations, mais aussides actions, de l’or ou du cash) et leurs « contre-parties » les règlent de la même manière, par lemême canal informatique. André Lussi, le PDG deClearstream au moment de l’enquête et avant de sefaire virer, la définissait comme la « banque desbanques ». « Les particuliers ont des comptes dansdes banques et les banques ont des comptes cheznous » disait-il avant d’admettre qu’ils étaient « ef-fectivement les notaires du monde » : « Chez noustout est tracé, enregistré, archivé ». L’identité nota-riale des chambres de compensation n’est pas usur-pée. Dans un univers financier où les transactionsse sont dématérialisées, Clearstream, comme sa ri-vale belge euroclear, sont les carrefours informa-tiques où tout se règle, se dénoue et surtouts’enregistre. Les chambres de compensations sontà la fois des facteurs qui transfèrent à la vitesse des

fibres optiques et des notaires high tech qui archi-vent et garantissent les échanges financiers. A leurorigine, au début des années 1970, les deux firmesavaient inventé la « faxmoney ». fini les mallettes debillets ou les actions de papiers, les ordres se don-naient par télex, puis par fax. Grâce à la compensa-tion bancaire, il n’y avait plus aucun transfer tphysique d’argent ou de valeurs. Tout se noue etse dénoue par des jeux d’écriture comptables à l’in-térieur du réseau informatique de Clearstream, dansce que les banquiers appellent des « coffre for tsélectroniques ». Grâce à l’internet et aux progrès del’informatique, le montant des ordres d’achat et devente s’est ensuite démultiplié. en 40 années ce-pendant, malgré les changements d’actionnariats,le siège de Clearstream est toujours resté àLuxembourg, où les juges n’ont jamais été très re-gardants et où les politiques ont toujours été trèsprotecteurs à l’égard des banques et des trusts.

en janvier 2011, la firme devenue allemande a an-noncé avoir enregistré dans ses comptes 11,4 tril-lions d’euros de valeurs. Principalement desobligations. Un trillion c’est douze zéros : 11 400000 000 000 euros de valeurs appartenant auxclients de Clearstream ainsi enregistrées dans lesdisques durs des ordinateurs du Kirchberg, le quar-tier d’affaires à proximité de l’aéroport de Luxem-bourg. Il est intéressant de mettre ce chiffre enparallèle avec les 360 milliards de prêts auxbanques garantis par l’etat français en 2008. Je mesuis demandé pourquoi Clearstream ou euroclearn’étaient jamais mis à contribution pour garantir cesemprunts. Je me le demande toujours.

Que montre votr e enquête ?

Mon enquête est formelle : Clearstream, organismefinancier sain à l’origine, a été dévoyé. Des cour-riers, des listings, des microfiches, des témoignagespar dizaines, la plupart ayant été filmés, permettentde mettre à jour un système de comptes opaques,l’effacement organisé de transactions, la présenceen Clearstream de comptes de multinationales, la

probabilité for te d’une double comptabilité, l’hé-bergement de banques mafieuses ou liées au ter-rorisme, l’absence de contrôle des autoritésluxembourgeoises, la complicité des auditeurs, le li-cenciement du personnel qui refusait de procéder àdes manipulations comptables. J’en passe. Pour lapremière fois, les contours et les secrets d’une fi-nance véritablement parallèle ont été mis au jour.Pour euroclear, je ne sais pas. Je n’ai pas enquêté.Mais un papier du Nouvel economiste paru après lasortie de révélation$, mon premier livre, indiquaitque plus de 800 comptes suspects avaient été fer-més opportunément. Les chambres de compensa-tion, par l’essence même de leurs activités, sont trèsdifficiles à contrôler.

Comment e t pour quo i avez-vous jugé op-por tun de passer p lus de dix années à in-vest iguer sur C lear stream ?

J’ai passé trois ans à enquêter entre 1999 et 2002.J’ai fait deux livres et deux films. Après, je me suisbattu judiciairement pour faire valoir mes droits etla justesse de mon enquête. Il m’aura fallu dix anspour triompher. Dix ans pendant lesquels je n’ai paspu enquêter. Ce n’est pas un choix de ma part cettelangueur et cette longueur. Ce sont eux qui se sontacharnés contre moi. et mes seules armes étaientmes livres et mes articles dans la presse. Ou en-core cette bande dessinée qui sort en ce moment.

Comment expl iquez -vous l ’achar nemen tjudic ia i re des banques à votre égard e t laconc lus ion pos i t ive de l ’ar rêt de la Courde cassat ion f rançaise ?

La vérité prend du temps. elle s’infiltre partout. Ilsont tout essayé pour la nier, me faire taire. Ils n’ysont pas parvenus. La décision de la Cour de cas-sation redistribue les cartes. Mon enquête a été dé-finitivement jugée sérieuse, de bonne foi et servantl’intérêt général. De plus en plus de jeunes journa-listes, principalement sur le net, prennent contact,me posent des questions. Des articles vont sortir

réflexions

Denis rober t s ymbol ise depu is près de d ix ans l ’essence même du jour na l i sme d ’ invest igat ion, opiniâ t re et courageux . I ls ’est p longé dans les souter r a ins obscur s de la f inance inter nat iona le , ce l le don t tou t le monde par le mais dont peu com-pr ennent c la i rement les conséquences. L’éd it ion en un vo lume, « Tout C lear st r eam » et l ’ar rêt de la Cour de Cassat ion fr ança ise, qu i rend enf in just i ce à Denisrober t pour l ’ensemble de sa démarc he de jour na l i s te représentent deux occasions exceptionnel les de s’entreteni r aveclui .

Un journaliste face aux banques:Denis Robert et l’affaire Clearstream

© Dargaud- D.robert/L.Astier

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page18

Page 19: Agir par la Culture N°27

ici et à l’étranger. Des films sont en préparation. Jesuis sollicité mais je n’y participe pas. J’ai fait mapart de travail. Cette liberté, je l’ai obtenue en ré-sistant aux pressions et aux propositions. Dans cegenre de dossier, des transactions sont possibles.Personnellement, je n’ai jamais été acharné contreClearstream et j’étais prêt à un armistice. Mais cequ’il me proposait n’était pas acceptable. souvenez-vous de la page achetée par Clearstream dans leMonde. C’est public, on peut y lire que la firme medemande de retirer mes pourvois en cassationcontre un arrangement concernant leurs plaintes.Aujourd’hui que j’ai gagné, on comprend qu’ils aientcherché à tout prix à éviter cette défaite cuisante.

Vous souha i tez tou jour s avec fo rce l ’ou-ver tu r e d ’une enquête eur opéenne e tpar lementa i re malg ré l ’échec de la tenta-t i ve in i t iée par les par lementa i res euro-péens en 2001 ? Pourquo i une enquêtepar lementa i re ?

Il n’y a qu’une instance européenne avec un vraipouvoir coercitif qui peut faire avancer ce dossier. Ilfaut que des eurodéputés se rendent comptent quela finance dispose d’outils inconnus du grand publicpour asseoir son asservissement sur les peuples.Vous connaissez la phrase d’Henri ford : « si le peu-ple comprenait le système bancaire, il y aurait unerévolution avant demain matin ». Clearstream n’a ja-mais répondu à aucune de mes questions. Ils ontsu habilement jouer des plaintes pour me faire taireet intimider la presse et les politiques. Il est tempsaujourd’hui qu’ils s’expliquent et rendent descomptes. Le lobby bancaire reste très puissant àBruxelles. Ce que je représente est insupportablepour eux. La décision de la Cour de cass' n’entrepas dans leur espace temps. Mon enquête nuit aucommerce des banques. Mes livres montrent queles chambres de compensation sont les talonsd’Achille du libéralisme. elles sont les clés de voûtedu capitalisme clandestin. Je l’ai écrit et démontré ily a dix ans. Il y a dix ans, des eurodéputés s’étaientmobilisés et Bolkestein alors commissaire avait blo-qué leur initiative au nom de la souveraineté luxem-

bourgeoise. Quelle blague ! On voit bien aujourd’huique tous les pays, toutes les nations sont concernéspar les agissements de ces firmes supranationales.et que cela a des incidences sur les économies desetats.

Peut-on l ’ ima gi ner auss i au Par l emen tbelge ou à l ’Assemblée nat iona le ?

Bien sûr même si statutairement c’est plus difficiled’obliger un dirigeant de société dont la firme estbasée à Luxembourg de venir répondre à des dé-putés d’un autre pays. en france, Vincent Peillon etArnaud Montebourg avec leur mission antiblanchi-ment avaient essayé mais ils n’ont pas réussi à fairevenir les dirigeants de Clearstream. On en est restéà la surface des choses. Là, il faudrait un véritableaudit indépendant. ensuite, je suis sûr qu’on se ren-dra compte qu’il est urgent de mettre sous tutelleces sociétés qui jouent un si grand rôle dans l’écra-sement de nos économies.

su i te aux c r i ses success ives du ca pi ta -l isme, e t en par t icu l ier du capi ta l isme f i -nanc ie r, en quo i la régu la t i on e t lecontrôle des chambr es de compensat ionpeuvent- i ls êt re un é lément dé ter minantdans la r epr ise en main par les etats desgr ands mécan ismes économiques e t f i -nancie r s ?

Quand on est un bon informaticien, on est capablede discerner les flux qui entrent et sortent d’unpays, d’une banque, d’une institution. On peut ainsigérer les flux. Pour lutter contre les accidents de laroute, on met des radars. Pour gérer les flux, onmet des stations de péage. On contrôle les traficsgrâce à des caméras ou des hélicoptères. Il fautfaire la même chose avec les autoroutes de la fi-nance. former des gendarmes, les doter de moyensimportants. Je suis sûr d’une chose. C’est un inves-tissement qui peut rapporter des milliards auxcontribuables européens.

Vous ê tes auss i un éc r iv a i n . La f ic t ion

nous éc la i re -t -e lle plus sur l ’h isto i re quel ’ invest iga t i on jou r nal is t ique ou l essc iences soc iales ?

Ça dépend. Hunter Thomson disait que la fiction estle meilleur chemin pour dire le réel. Il a raison. Je mesouviens beaucoup plus des grands romans quedes essais journalistiques. Truman Capote a ouvertune voix intermédiaire. C’est lui qui m’a donné envied’écrire. La lecture de « De sang froid » a été dé-terminante dans mon parcours. Avec mes livres surClearstream, je suis allé au bout d’une confronta-tion avec le réel. Aujourd’hui, ce qui me fait sourire,c’est que je deviens pour beaucoup un personnagede fiction… Allez comprendre…

Propos r ecuei l l i s par Jean Cor n i l

Denis rober t ser a l ’ inv i t é d ’unecon férence or gan isée par P résenceet Act ion Cu l ture l les le 27 octobr e àBr uxe l les à 20h à l ’ IHeCs. I n fos surwww.pac-g.be

Tout Clear str eam, Les Arènes, 2011Ce livre reprend les trois enquêtes de Denisrobert sur la chambre de compensationluxembourgeoise Clearstream : "révélation$","La Boîte noire" et "Clearstream l’enquête".

L’a f fai r e des a f fa i res(avec Laurent Astier), Dargaud, 2009-2011L’affaire Clearstream racontée en bande-des-sinée en 4 tomes ! Les illustrations de cet ar-ticle sont issu du tome 3. Le tome 4 à paraîtreen novembre.

Un bl og qui compile de nombreuses inter-ventions de Denis roberthttp://lesoutien.blogspot.com/

retrouvez ce t te inte r vie w dans son inté-g ra l i té sur www.ag ir par lacu l ture .be

19

réflexions

© Dargaud- D.robert/L.Astier © Dargaud- D.robert/L.Astier

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page19

Page 20: Agir par la Culture N°27

Vous savez quo i ? Le v r a i p robl èmeavec l es photos e t les f i lms de v a-cances c’es t qu’ i ls ne v ie i l l i ssent pasen même temps que nous. se r eplon-ger dans les albums souvenir s ou ser epasser nos me i l leu res s équencesest iva les r angées sur un d isque dur,ça fout un ca fard monstre à la longue,non ? Jusqu ’au jour où, v ie i l l i ssantpour de bon, on t i r e un tr a i t déf in i t i fs ur ce f a tr as qui par a î t dorénavantr aconter l a v ie d ’au tr es per sonnesque nous-mêmes… Un peu commel ’ant i -por tr ai t de Dor ian Gray !

Non, croyez-moi, le meilleur ami de l’homme revenude vacances, c’est le souvenir usiné, manufacturé,l’objet de fabrication industrielle ou artisanale qu’onramène dans ses bagages, coincé entre un t-shirt« I love Pastis 51 » et le slip de bain à tête de mort.Au choix : un coquillage en céramique de Vallauris,le chameau magique de Djerba, le coq de Barcelos,une boule à neige du sacré-Coeur, un flamant roseen plastique de Camargue, une gondole de Venise,

un Ganesh de New Delhi, un crâne en sucre deMexico, un chalet thermomètre du Valais, unebouteille de sangria ouvragée de Málaga, une boîtede sardines de Dinard, la Tahitienne qui fait frou-frou... Que de souvenirs !

Ce n’est pas toujours de bon goût, avouons-le, etc’est généralement fabriqué par des Chinois pau-vres et opprimés… Mais néanmoins cette chose endur et en trois dimensions saura se montrer fidèleet surtout, elle vieillira docilement au même rythmeque vous.

Ou sans vous, si vous l’abandonnez aux puces…Ce qui serait dommage tant l’accumulation éclairéede ce genre d’objets procure in fine un véritablesentiment de plénitude chez l’homme et la femmemoyens modernes. et quand viendra l’âge de ran-ger les bagages pour de bon, vous serez fin prêtspour le grand voyage immobile, celui qu’on entre-prend grâce au pouvoir évocateur de toutes ces kit-scheries magnifiques, patiemment accumulées. Làoù photos et films ne susciteront plus que souve-nirs dépréciés et vaines nostalgies, le vrai souvenir

de vacances, lui, vous transportera immédiatementdans un ailleurs mythifié, une espace temporel nou-veau où l’esthétique désuète de cet objet, et lesconnotations sensuelles qui lui sont associées, vouspermettront de retrouver des émotions que l’âgen’a pas réussi à effacer. Luxe, calme, champagne àvolonté ! A l’âge du Cholestérol (comme il y eut l’âgedes Grandes épidémies et l’âge de l’Atome) et sousle règne terrifiant du tout bio, vous réapprendrezpeut-être à vivre sans entrave.

Comme le disait ce bon vieux Joris-Karl (Huysmans)dans A rebours (1884) : « Il se procurait ainsi, enne bougeant point, les sensations rapides, presqueinstantanées, d’un voyage au long cours, et ce plai-sir du déplacement qui n’existe, en somme, que parle souvenir et presque jamais dans le présent, à laminute même où il s’effectue, il le humait pleine-ment, à l’aise, sans fatigue, sans tracas (…). »

Denis Dargent

à bas la culture

Petit éloge du souvenir de vacances

© Nathalie Caccialupi

20

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page20

Page 21: Agir par la Culture N°27

La démocratie Internet :plus subversive qu’il n’y paraît…

Les « paléo-militants » de l’ère pré-numérique ontbeau jeu de fustiger l’activisme du clic qui n’exigeplus des cyber-acteurs de « sortir de soi », c’est-à-dire de sacrifier leur vie privée pour se dévouer àl’intérêt général. signe, leur est-il reproché, d’uneculture par trop individualiste et des engagements« liquides » sur Internet qui fragiliseraient les col-lectifs et l’action elle-même. est-ce à dire que lesformes nouvelles de participation citoyennes sur-fent exclusivement sur l’éphémère, la volatilité, voiresur la légèreté narcissique des convictions ou desdéterminations ? rien n’est moins sûr…

D’abord, note Cardon, parce que « l’expressivisme »du Net incorpore toujours l’interaction et la recon-naissance d’autrui dans son projet. Par ailleurs, l’im-pulsion des engagements « jeunes » qui se tissenten ligne, est aussi, en général, plus existentielle,plus marquée par l’impératif, voire l’urgence, du ré-sultat, par un sens pragmatique de l’utilité del’action.

Leurs ressorts sont néanmoins, il est vrai, plus dif-fus et plus intimes ; ils introduisent une attentionplus grande pour les projections de désirs ou d’at-tentes de bien-vivre personnels. Mais, pour le so-ciologue Antonio Casilli, auteur des Liaisonsnumériques, ils sont aussi finalement « peut-êtreplus subversifs que les engagements militantsd’hier ». Précisément parce qu’ils articulent les deuxdimensions, privée et publique, jugées antagonistesdans le cadre de l’engagement classique.

LA fOrCe Des COOPÉrATIONs fAIBLes

C’est ce qui est si difficile à admettre, et même àcomprendre, pour les militants orthodoxes : loin detoute communauté de destin, d’identité ou d’ap-partenance, les grands collectifs de l’Internet se for-ment de façon infiniment aléatoire, en dehors mêmedes espaces de débat politiques ou politisés. L’im-probable alchimie opère à partir des centres d’in-térêt personnels, des manières d’être singulières

des internautes, tels qu’ils se croisent et se décou-vrent éventuellement des points communs dansleurs expressions les plus ordinaires au cœur – ou,plutôt, en périphérie – de la vie numérique. exposi-tion de soi, communication privée en public : ainsis’engagent les coopérations faibles, qui sont, pourCardon, l’une des formes d’échange les plus origi-nales qui soient apparues avec les réseaux sociauxde l’Internet.

La « force des coopérations faibles » émerge, donc,en quelque sorte, quand les « petites » conversa-tions finissent par croiser les « grandes » et parcréer, le cas échéant, des formes nouvelles d’ac-tions collectives, décentrées, volatiles, protéi-formes… et potentiellement puissantes. Car, de ceséchanges au départ anodins et intéressés peuventnaître, ponctuellement, des liens plus forts entre in-dividus, autour d’une volonté d’engagement plus ex-plicite et plus déterminée.

médias

© Nathalie Caccialupi

21

On en a beaucoup d i t sur les «  révolut ions 2.0  » du monde arabe, ou sur les «  émeutes facebook » de l’é té dans les v i l les ang laises.en tombant , au passage, dans le p iège du déter min isme technologique. Mais l ’essent iel n’est pas là. Le web ne per met pas seule-ment de communiquer davantage et plus vi te , de faci l i ter les mobi l isa t ions ou de r enouve ler les poss ib i l i tés de c r i tique e t d ’act ionsocia le. en dim inuant les coûts d’entrée e t en l ibér ant la paro le p rofane, i l éla rg i t l ’espace publ ic . I l t r ansfor me, de la sor te , ler appor t au pol i t ique, e t l ’expér ience démocra t ique e l le-même. P lus qu’un labor a toi re , la «  démocr a tie Inter net  » est une réal i té endevenir. La penser est une ur gence , nous d i t Domin ique Cardon dans La démocr at ie I nter ne t .

CC- BY-NC 2.0 Laughing squid

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page21

Page 22: Agir par la Culture N°27

22

C’est là, aux yeux de Cardon, le principal mérite dé-mocratique de l’Internet : il jette des ponts entrenos conversations et un espace public plus auto-nome que celui dominé par les médias profession-nels, et il stimule de la sorte les capacités d’action,d’auto-organisation, de sensibilisation, de mobilisa-tion « par le bas » des publics concernés. 

C’est aussi l’argument central de La démocratie In-ternet : le réseau des réseaux accélère le déplace-ment du centre de gravité de la démocratie del’espace médiatico-institutionnel vers « la société enconversation  ». La libération de l’expression pu-blique des individus nourrit, potentiellement aumoins, ce qui est, pour Cardon, la source la plus es-sentielle de l’exercice de la souveraineté populaire :c’est moins l’élection qui est au fondement de la re-présentation politique, soutient-il, que « l’existenced’un espace le plus riche et le plus autonome pos-sible dans lequel les citoyens peuvent exercer leurliberté de penser, de dire et de faire ».

Ce que rend possible l’Internet, en fin de compte,c’est un couplage original entre affirmation expres-sive de soi et action collective.

Les INÉGAL ITÉs D’UsAGes

C’est évidemment plus un horizon, une potentialité,admet toutefois Cardon, qu’une réalité.

Une des limites est imposée par l’état réel de la car-tographie sociologique du Net. elle tient dans la per-sistance des disparités entre les ressourcesculturelles et sociales des internautes, dans lagrande diversité même des pratiques numériquesdes uns et des autres, des plus ludiques ou futilesaux plus érudites. Ceci en fonction du capital cultu-rel, social et politique des usagers. en un mot, laquestion posée est moins celle de la ou des frac-tures numériques (les inégalités matérielles ou fi-nancières d’accès), que celle des inégalités socialesou socioculturelles qui préexistent aux dispositifstechniques et que ceux-ci ne font que reproduire,voire creuser.

Deux attitudes se font jour en réaction à ce dés-équilibre dans les modalités et les objets de la par-ticipation à l’espace numérique.

D’aucuns voient dans le développement des usages« au rabais » un effet pervers de la transformationde la morphologie sociale d’Internet, liée à l’arrivéede milieux sociaux beaucoup plus divers. La

massification de l’accès aux technologies d’expres-sion et de communication serait donc, dans cette lo-gique, le cheval de Troie d’une reféodalisation del’espace numérique  : par l’odeur de masses allé-chées, les institutions de l’espace public traditionnel(médias, partis, gouvernements, entreprises, indus-triels du secteur lui-même…) investissent de fait leNet de leurs logiques d’audience et de marketing.

De son côté, Dominique Cardon répond en deuxtemps. D’une part, avec l’intellectuel et activiste ca-nadien Cory Doctorow, il réfute le caractère totali-taire de cette «  reféodalisation  »  : malgré lamultiplication exponentielle des futilités à portée declic, les portes d’entrée à des espaces de débat sé-rieux et pertinents, relèvent-ils avec force, n’ont ja-mais été aussi nombreuses dans l’histoire del’humanité. D’autre part, Cardon refuse le repli éli-taire comme réponse à la massification du web. Pourlui, sans renoncer aux idéaux démocratiques de l’In-ternet, il faut tolérer une grande hétérogénéité dequalités des personnes entrantes, si l’on veut« conjurer les formes de disqualification symboliquequi ont séparé les publics cultivés des publics po-pulaires dans l’espace public traditionnel ».

C’est la raison pour laquelle, dans l’esprit Internet,les participations même minimes, comme émettreun vote sur un article, appuyer sur le bouton « I like »de facebook, rédiger un lien sur Twitter, poster uncommentaire à chaud sur un blog…, ne sont pasdévalorisées. Il s’agit d’une sorte de reconnais-sance, bienveillante, d’une inégalité des formes departicipation, au cœur même, il est vrai, de la libé-ration des expressions personnelles publiquesqu’ont permise des formes de participation moinsexigeantes socialement et culturellement.

se CHANGer sOI-MÊMe D’ABOrD

Une autre facette de l’ADN de l’action collective surInternet, c’est une dynamique de l’auto-organisa-tion, ainsi que la règle du consensus ; toutes deuxse veulent respectueuses de l’autonomie des indi-vidus, et sont centrales dans l’objet même de l’en-gagement. Il s’agit là, aussi, d’ailleurs des normesde fonctionnement affichées et revendiquées prin-cipalement, aujourd’hui, dans les formes d’expres-sion et d’organisation du mouvement des Indignés.

On n’y cherche pas à « fédérer » les énergies sépa-rées en un tout unique et plus fort pour s’attaquerde front au système économique, par exemple, ouchanger radicalement le cœur de l’institution

politique en prenant le pouvoir. On opte plutôt pourun cadre de type « confédéral », pour élaborer, en-semble, un autre possible démocratique. A traversle débat, et par consensus. Jamais via le vote ou unedécision majoritaire imposée à la minorité.

Ce qui est premier, ce n’est pas le projet politique,c’est le processus démocratique, l’aspiration à uneréappropriation de la démocratie par le sujet : la vo-lonté des individus et des groupes, comme le ditAlain Touraine, d’être maîtres de leur propre avenir,de se commander eux-mêmes en fonction de leurdroit. Parce que sans cela, dit une Indignée fran-çaise, c’est vraiment « tout qui tombe ».

On retrouve là les traits constitutifs de la visée li-bertaire des pionniers du web, issus d’une desfranges de la contre-culture américaine des années1970 (elle donnera lieu à la naissance des commu-nautés hippies). C’est ce qui unit les Indignéscontemporains des places publiques européennesaux concepteurs « culturels » de l’Internet : ni lesuns ni les autres ne veulent changer d’abord la po-litique ou la société ; ils pensent que l’on ne peutpas transformer le système sans commencer par sechanger soi-même.

L’éthique profondément personnelle qui caractérisenombre d’engagements, pourtant collectifs, desjeunes aujourd’hui, naît en partie de là : de ces va-leurs individualistes nées des mouvements d’éman-cipation des années 1960 et 70 qui ont constitué lebain idéologique dans lequel s’est forgé l’esprit In-ternet. Il caractérise aussi bien la volonté d’auto-organisation des acteurs engagés du réseaunumérique, qu’une approche fortement critique dela représentation politique, de la régulation institu-tionnelle, de l’organisation partisane ou de l’autoritépublique en général.

Il n’empêche… Dans la visée libertaire, à la diffé-rence de la vision libérale, il n’y a pas de consente-ment à l’ordre établi ; le projet de transformationindividuelle est toujours associé au renouvellementdes formes sociales existantes : est, notamment,mis en exergue le rêve d’une société réconciliée,sans frontières entres les âges, les sexes, les caté-gories socioprofessionnelles. « C’est d’ailleurs parcette manière de produire des solidarités dans uncontexte d’individualisation expressive, relève Do-minique Cardon, que l’Internet peut revendiquer uneforme politique propre ».

Marc s innaeve

médias

CC- BY-NC 2.0 Laughing squid

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page22

Page 23: Agir par la Culture N°27

Marc Jacquemain:Du « printemps arabe » aux mouvements des « indignés »

Q ue l r egar d por tes- t u sur les mouve-ments soc iaux qui se lèvent un peu par-t out en eur ope e t dans le monde , des«  indignés  » aux révolut ions arabes ?

Les indignés et les « révolutions arabes », cela par-ticipe d’un même désir de justice sociale mais dansdes contextes très différents. On ne « révolutionne »pas une démocratie libérale comme on révolutionneune dictature. Dans une dictature largement cor-rompue, un moment de ras-le-bol populaire peutparfois suffire pour évacuer le sommet, un peucomme le couvercle d’une marmite qui saute sousla pression. Cela donne une évidente bouffée d’oxy-gène mais construire une société juste est une touteautre histoire. C’est précisément ce que montre lemouvement des « indignados » en espagne. Ils sontune étape au-delà des egyptiens ou des Tunisiens :les jeunes espagnols vivent déjà dans une démo-cratie, mais ils n’y trouvent plus d’offre politiquepour les représenter. Il ne suffira pas de « faire sau-ter le couvercle » parce que c’est tout le contenu dela marmite qui est en train de « mal tourner ». Lagrande force du capitalisme, plus encore en démo-cratie libérale qu’ailleurs, c’est de s’inscrire au cœurmême de nos aspirations et de façonner nos envies.On peut crier « dégage » au dictateur mais pas à lalogique capitaliste, parce qu’elle est partout, etd’abord en nous-mêmes.

face aux contradict ions cro issantes entre«   les peup les e t les él i tes mondia l isées  »penses- tu que nous sommes à la ve i l le deboule ver semen ts po l i t iques maj eur s ou,au contra i re , que les ver tus de la régula-t ion po l i t ique par l a démocr a t i e r epré-sentat i ve conser veront le dessus ?

La démocratie représentative fonctionne encore àl’échelle locale, mais elle n’existe pas, ou pratique-ment pas, là où se décident les mouvements de fondqui orientent nos sociétés. elle n’existe pas au G8,au G20, au fMI, à la Banque Mondiale et elle existeà peine au niveau des instances européennes. elleexiste encore moins au sein des grandes entre-prises, des fonds de pension ou des bourses. Ladémocratie représentative n’a jamais été vraimentessayée au-delà de l’échelon national, de moins enmoins pertinent. Une démocratie représentative àl’échelle mondiale serait déjà en soi un bouleverse-ment politique majeur.

Ce boui l lonnement , par fois aux l imi tes del a déma gog ie , s igne- t- i l les l im i tes despar t is, des synd ica ts ou des ONG quant àl a lég i t im i t é e t à la r eprésen ta t i on desc i toyens ?

Les partis, les syndicats et les ONG disposent tousd’une part de légitimité. Mais il s’agit chaque foisd’une légitimité très partielle. Les partis, parce qu’ilsopèrent tous à une échelle bien trop locale et ontdonc intériorisé les « contraintes » qui pèsent « au-dessus » : celles des marchés et des instances su-pranationales. Les syndicats défendent (comme ilspeuvent) les droits des travailleurs au moment où

une partie considérable de la population n’a plusqu’un accès très précaire au travail et au moment-même où la « vie au travail », qui est pourtant aucœur de la vie tout court, dans nos sociétés, est demoins en moins perçue comme un sujet de débatpolitique. Les syndicats, n’ont jamais vraiment pu etsemblent pouvoir de moins en moins formuler desprojets politiques convaincants qui englobent les au-tres aspects de notre vie, comme citoyens, commehabitants, usagers, consommateurs, ou simplementcomme personnes soucieuses de trouver un sensà leur vie. Quant aux ONG, leur légitimité – qui estréelle dans l’opinion – si elle a l’avantage de jouerau niveau mondial, est encore plus « sectorisée » :Msf soigne, Amnesty défend les libertés politiques,Greenpeace défend l’environnement, mais cettespécialisation réduit considérablement leur capacitéde s’attaquer aux injustices fondamentales. On ditsouvent que les générations futures n’ont pas delobby pour les défendre. Il semble qu’aujourd’hui, ilen aille de même pour la justice sociale : ce n’estplus le business de personne, du moins à l’échellequi compte. Il y a donc une demande sociale fonda-mentale pour laquelle il n’y a pas d’offre politiqueadéquate.

Je suis bien incapable de dire quelle alternative« progressiste et crédible » pourra se dessiner, maisje suis profondément convaincu qu’elle supposeraune révision majeure de nos schémas politiques :l’alternative ne passera pas par la résistance à lamondialisation mais par son approfondissement,comme l’ont bien compris – sans convaincre – lesaltermondialistes.

Propos r ecuei l l i s par Jean Cor n i l

mouvement social

Comment penser les mouvements soc iaux qui ont profondément émai l lé l ’année 2011 ? Des révo lt es aux révolut ions,des indignat ions aux propos i t ions. rencont re avec Marc Jacquema in, p ro fesseur de socio log ie à l ’Un iver si té de L iège .

23

CC BY-NC-ND 2.0 Calafellvalo

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page23

Page 24: Agir par la Culture N°27

24

Vous dé f in issez no t ammen t l ’éducat i onpopul a i r e comme é t ant l ’éducat i on dupeup le, par le peup le e t pour le peuple .Ma i s comment dé f in i r ce qu’est le« peuple » ?

Partons d'une définition du peuple au sens politiquedu terme, c'est-à-dire le peuple appelé à s’expri-mer sur la direction de ses représentants, sur la dé-finition des lois : le peuple constitutif de la volontégénérale, au départ chez rousseau. Ce peuple esten crise. A tel point que des gens, comme rosan-vallon, parlent d’un « peuple introuvable », ce quipeut même nous amener à ce qu’on appelle une «contre démocratie ». Ça peut avoir un aspect posi-tif, mais ça peut aussi nous amener de l’autre côté.On a des traces en france et peut-être aussi en Bel-gique d’« impolitique » c'est-à-dire de suppressiondu politique, « politique » étant entendue dans lesens où les citoyens participent à la volonté géné-rale, s’investissent dans l’espace public, sont ci-toyens et co-constructeurs du droit, soit d’unemanière directe, soit par délégation de pouvoir.

Alors, envisageons le « peuple souffrant », je n’aipas trouvé de meilleur terme. Au XIXe siècle on sait

en gros ce qu’est ce « peuple souffrant » : c’est lepeuple qui mène un combat contre la forme de dé-mocratie instituée qui est celle du libéralisme. Cepeuple essaye de promouvoir effectivement uneautre manière de vivre ensemble avec des formesdiverses qui vont faire débat tout au long du XIXesiècle : le socialisme utopique de Proudhon, de Ba-kounine, celui de, Marx, de Jaurès… Le peuplesouffrant est porteur d’alternatives. Ces alternativessont discutables, elles sont contradictoires, ellesvont faire conflit, et quelquefois même elles vontprendre des formes dramatiques, comme ce fut lecas pendant la guerre d’espagne.

Aujourd’hui, malheureusement, le peuple souffrantpeut être identifié comme un peuple en creux. Il y aun affaiblissement des organisations de masse.Particulièrement des organisations politiques por-teuses d’alternatives : celles qui sont censées l’em-porter d’une manière radicale n’ont pas vraimentd’audience et n’arrivent pas ce structurer, elles ontmême tendance à ce replier sur elles-mêmes.

enfin, il y a ce peuple souterrain, dont on ne parlepas beaucoup qui est le peuple identitaire, au sensanthropologique du terme, celui qui permet à des

gens d’établir entre eux un lien social tellement fortqu'ils ont tendance bien évidemment à se couperdu peuple au sens universel et politique du terme.

N'y a- t- il a pas une tendance de cer tainesor gan isa t ions d ’éducat ion popu la i re às ’ intér esser un iquement aux populat ionsles plus pauvres, et à déf in ir la souf francenon pas en ter me d’exp loi t at i on, d’a l ié -na t ion, de dominat ion ma is en te r me decapi ta l économique ?

Tout à fait. Ça veut dire que si on pense aux plusdéfavorisés uniquement sous cet angle-là, on aurabeaucoup de mal à s’engager dans une démarched’éducation populaire avec eux. Cette démarche, cen’est pas de les confiner dans le rapport écono-mique, le capital économique qu’ils n’ont pas. C’estau contraire de prendre en compte d’autres di-mensions : des dimensions culturelles, des dimen-sions d’organisations spécifiques, etc. C’est ce quiva permettre, peut-être, de faire un parcours versle haut, un parcours ascensionnel. et c’est ce parquoi cette démarche se distingue d’une logique pu-rement d’assistanat qui, elle, traite le social par leseul travail social. sauf qu’en france, je ne sais pas

éducation populaire

Christian Maurel : l’éducation populaire, grain de sableet goutte d’huile du système

P lus les cr ises f inancières, économiques, sociales, po l i t iques e t envi r onnementales se développent, plus la quest ion du« que fai r e ? » se f ai t pressante. Ces cr ises mettent en lumière une cer taine pr ise de conscience de l ' urgence de pen-ser e t a g ir au t r ement ma i s pr ovoque en même temps un décour ageant sent imen t d ' impui ssance ind iv i due l l e etcol lect ive.A l ' image de ce qui s 'es t const ru i t dans les révolut ions arabes e t le mouvement des ind ignés, i l est poss ible de tr ans-for mer la pu issance de soumiss ion en puissance d 'act ion : c 'est toute la fonct ion de l 'éducat ion populai r e que dé fendChr is t ian Maurel . Nous l ' avons inter rogé au mois de ju in der n ier, après son inte r vent ion lor s de la r encont re in i t iée parle Conse i l supér ieur de l 'educat ion Per manente .

IMAGes-GsArA

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page24

Page 25: Agir par la Culture N°27

25

si c’est aussi vrai en Belgique, il est en train de seconstruire progressivement un travail entre la ques-tion sociale, les travailleurs sociaux et la questionculturelle, les travailleurs culturels. Ils en arrivent àdire que l’appropriation culturelle et artistique nepeut pas se limiter à de l’offre même avec une fortedose de médiation. Donc, le champ artistique et cul-turel est, aujourd’hui, positivement percuté par uncertain nombre d’expériences. On en arrive à direqu’on est obligé de faire appel à des pratiques ac-tives d’éducation populaire. Même s’ils n’osent pastrop employer ce terme et parlent plutôt de « l’ar-tiste en résistance» ou d’« l’intervention artistiquedans le champ social ».

Dans que l le mesure le fa i t de dépendred ’un pouvoir publ ic ou d’un pi l ie r inst i tu-t ionnal isé (par t i , syndica t…) favor ise ouf r e i ne les démarc hes d ’éducat i onpopulai r e ?

C’est une question qui apporte une réponse ambi-valente et de Normands ! sans moyens, c’est trèsdifficile de faire de l’éducation populaire, sauf à pen-ser que le militantisme suffit. et d’autre part, si onva chercher des moyens, alors il faut rendre descomptes. et ce pourquoi les structures ou les pou-voirs publics vous financent n’est pas forcément cepour quoi vous défendez un projet d’éducation po-pulaire. si je vais expliquer à un Maire que je vaisfaire de l’éducation populaire pour faire de la trans-formation sociale, déjà ça va le faire un peu frémir.Il va me demander : « Vous voulez transformer quoi? ». Mais alors, si je dis que je veux « révolutionnerles rapports sociaux », alors là, j’ai quand même be-soin de m’expliquer longtemps et ça ne va pas êtreévident !

Donc les structures d’éducation populaire sontprises dans cette ambiguïté, cette contradiction,dans les ambivalences des actions socioculturellesau sens large du terme. C'est-à-dire qu’elles sont àla fois des espaces de transformation des rapportssociaux et des espaces de reproduction des rap-ports sociaux. elles sont les deux à la fois.

Je suis devenu jeune directeur de MJC (Maison dejeunes et de la culture) dans les années 1970 onétait, en france, dans une démarche très politique,juste après Mai 68. Je me suis alors demandé si lesMJC était le grain de sable qui empêcherait le sys-tème de fonctionner et l’amènerait à se gripper ousi c’était au contraire la goutte d’huile qu’on metdans les engrenages pour que ça fonctionne ? ». enfait, c’est malheureusement un peu les deux ! C’estle grain de sable et la goutte d’huile ! On est dansl’ambivalence. C’est pour ça que les acteurs du tra-vail de l’éducation populaire ne sont pas forcémenttous les jours très à l’aise avec eux-mêmes par rap-port à ces questions-là.

Vous donnez une autr e dé f in i t ion del ’éducat ion popula i re : « l 'éducat ion po-pula i r e, c' est la dimens ion cu l tur e l le dumouvement socia l » . Comment ce l ien semani feste- t - i l au jourd’hu i ?

C’est assez évident selon moi, c’est une des filia-tions des courants de pensées de l’éducation po-pulaire reliée au mouvement ouvrier. Aujourd’hui, jepense que des mouvements sociaux défendant ledroit au logement, le refus de la double peine, l’an-tiracisme, des mouvements sociaux qui apparais-sent très spécifiques et centrés sur une questionparticulière sont en même temps des mouvementsd’éducation populaire : ils interpellent les rapportssociaux d’une manière plus globale que l’objet pourlequel ils sont censés s’investir. Par exemple, « DroitAu Logement » mobilise des mal logés ou amènedes gens à se mobiliser à Paris pour investir desbâtiments qui ne sont pas occupés depuis desannées. Il y a donc une dimension d’éducation populairedans ces mouvements -même s’ils ne s'en récla-ment pas toujours- parce qu’il y a une consciencecollective qui se met en route, une association entrel’individu et le collectif. Il y a une prise de conscience,une réflexion et une logique d’action qui interpel-lent à travers un évènement particulier, qui inter-roge le rapport entre individu et les droitsfondamentaux dans cette société.

est-ce qu'on pour rai t di re que l'éducat ionpopula ir e se dis tingue de l 'éducat ion per-manente par l a p r i or i té accor dée à laper spec t ive d'émancipa t ion co llect i ve surcel le de l 'émancipat ion indi viduel le ?

Cela dépend de ce qu’on entend par « émancipationindividuelle ». L’émancipation individuelle, je vaisavoir une définition un peu simpliste, c’est sortir toutseul de la place qui nous a été assignée. Par exem-ple, dans le discours type : « J’étais chômeur, jen’avais pas de boulot, j’accède à un emploi, je mesuis formé, j’ai utilisé les aides, j’ai été accompa-gné, et à la limite, que l’autre à côté n’ait pas d’em-ploi, ce n’est pas mon problème, c’est le sien. Moi,ça a été le mien je l’ai réglé et voilà ! ». Ça c’est uneforme d’émancipation individuelle. Or, selon moi, iln’y a véritablement d’« éducation populaire » quelorsqu’il y a un travail où se renvoient émancipationcollective et individuelle. La dimension collective meparait être un élément essentiel de l’éducationpopulaire.

D’autre part, même si on travaille sur le manque,même si on travaille sur ce qui nous indigne et nousaffecte, il n’y a véritablement d’éducation populaireréussie que lorsque l’individu engagé dans ce pro-cessus y trouve à un moment son désir, y trouve unplaisir.

Propos recue i l l i s par Jean-Luc Degée

Christian Maurel, sociologue et militant, estl’auteur de :

educat ion popula i re e t pu is sanced 'agir, Les processus culturels de l'émanci-pationL’Harmattan, 2010

educat i on popu la i r e e t t r av ai l de lacu l ture , eléments d'une théorie de la praxis L’Harmattan, 2001

IMAGes-GsArA

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page25

Page 26: Agir par la Culture N°27

26

r OMANUne amit ié espagnole Ilan Greilsammer Grasset, 2010

Léon Blum attablé à un banquet socialiste le 3 dé-cembre 1936 entre Narbonne et Toulouse. La scèneest superbement décrite, avec humour et émotion,entre les courtisans en quête d’une subvention et lalassitude du Président du Conseil. Cela nous feraitpresque penser à des moments si classiques de lavie politique ! C’est surtout le chapitre inaugurald’un très beau roman, écrit en français par un écri-vain israélien, spécialiste de la civilisation française,qui résonne d’un amour perdu entre le leader so-cialiste et Maria, une ardente révolutionnaire espa-gnole en pleine guerre civile. Le héros du frontpopulaire amoureux, profondément humain, contra-dictoire face à la fougue sans concession d’une bellejeune femme sur les ruines de Madrid. Intense etcaptivant roman qui au-delà des personnages, nouspermet de revivre une époque déchirée « où la po-litique était un engagement » (Jean Cornil)

POLArCr imes de se ine Danielle Thiéry rivages/Thriller, 2011

Une intrigue au cœur d’une catastrophe climatique.suite à des pluies torrentielles, la seine connaît unecrue exceptionnelle qui ravage Paris. Nous sommes

en 2013. Au cœur de labrigade de la police desChemins de fer, dé-marre une enquêtesuite à la découvertedu corps d’un commis-saire et d’un petit dea-ler, qui va nousconduire pas à pas etjusqu’à la dernière ré-plique dans un étour-dissant drame humain toujours dans des décorsnoyés sous un ciel battant. Danielle Thiéry, commis-saire divisionnaire, dans un style percutant, nousoffre un thriller original sur les noirceurs abyssalesde l’âme humaine. (JC)

essAI / PHILODeepwater Hor i -zon, eth ique de lanat ur e e t ph i loso-ph ie de l a c r is eéco logiquestéphane ferretseuil, 2011

De la dynamite théo-rique. Voilà comment,en paraphrase d’epicure, je pourrais qualifier l’es-sai de stéphane ferret sur l’éthique de la nature etla philosophie de la crise écologique, en ces tempsde pensées convenues, anémiées par l’émotion del’instant et la vue à très court terme. Une réflexionstimulante et surtout très originale sur l’enjeu cen-tral de notre modernité, du bouleversement clima-tique à l’effondrement de la biodiversité. La thèsemajeure du livre est claire : la vision du monde ex-clusivement humaniste conduit au désastre. ens’appuyant notamment sur spinoza et Darwin, sté-phane ferret entend réhabiliter la valeur et lesdroits des êtres de nature, des éléphants aux fo-rêts, en décentrant l’homme du cœur de notre cos-mos. Il fait exploser nos repères et nos certitudescomme la plate-forme pétrolière dans le golfe duMexique le 20 avril 2010. Le moins que l’on puisseécrire c’est que cela nous change du prêt à pensermental que nous servent à satiété les commenta-teurs et analystes les plus en vue. (JC)

essAI / TeMOIGNAGeI l faut tenter de vi vrerobert redeker seuil, 2007

Un philosophe français frappé par des menaces de

mort le 19 septem-bre 2006, après lapublication d’une tri-bune dans le figaro,titrée « Contreles intimidations isla-mistes, que doit fairele monde libre ? ».Une vie totalementbouleversée, le dé-sarroi de sa famille,le changement conti-nuel de lieux sousprotection policière et ce, à vie. Le dédain affichépar certains de ses collègues dans « l’enfer » de lasalle des profs : pas de soucis pour combattre lesdérives du catholicisme intégriste mais émettre uneopinion face au fanatisme musulman relève dutabou. robert redeker nous offre le récit poignant,douloureux et désabusé de sa condamnation à mortpar un imam sur un site islamique, au pays de la laï-cité et des droits de l’homme. Une ode et un com-bat permanent pour la liberté d’expression mêmesi je ne partage pas la virulence de ces analyses.(JC)

essAI / POLIT IQUePenser à gaucheOuvrage collectifeditions Amsterdam, 2011

Les Éditions Amsterdam publient un volumineux« Penser à gauche. figures de la pensée critiqueaujourd’hui » qui m’apparaît comme une source

découvertes

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page26

Page 27: Agir par la Culture N°27

27

quasi inépuisable de réflexions, de questions, d’ana-lyses pour la gauche contemporaine. De la mondia-lisation néolibérale au postmarxisme, de lacroissance au postcolonialisme, de la critique du tra-vail aux expérimentations alternatives, ce livre, ré-digé à partir d’un nombre impressionnantd’ouvrages dont beaucoup sont des références, telsAntonio Négri, serge Latouche, Luc Boltanski, Gior-gio Agamben, Yves Citton ou Isabelle stengers,dresse un panorama très divers et international detous les courants critiques qui refusent l’ordre do-minant du monde. Je le conçois un peu comme undictionnaire alternatif dans lequel on peut piocher àson gré dans telle ou telle famille de pensées enrupture avec le conformisme libéral et social-dé-mocrate. Une mine à creuser sans cesse pour ré-générer notre mental et nos actions. (JC)

essAI/ DeBATs11 janv ier 2009, Br uxel les, manifestat ion contre l’o ffens iveà GazaOuvrage Collectifeditions du souffle, 2010

Les editions du souffle sont une maison d’éditionbruxelloise indépendante. elle publie des ouvragesartistiques et/ou politiques. C’est ce dernier aspectque concerne cet opus qui se veut un contrepoint àune saillie médiatique perçue comme révélatrice decertaines visions dont il conviendrait de se méfier. «11 janvier 2009 » compile ainsi une série d’articles(eric Hazan, Henri Goldman,Bougnoulosophe.be…) qui critiquent certains dis-cours à tendance islamophobes s’incarnant no-tamment dans la carte blanche du soir « Le pouvoiraux « barbus » ? Non merci ! » du 14/01/2009, untexte cultivant les clichés et portant le discrédit àcette manifestion d’ampleur contre les bombarde-ments israélien à Gaza durant l’opération « Plombdurci ». Différents auteurs se succèdent, apportentréponses à un certain mépris pour les manifestantset élargissent le débat à une échelle plus sociétale

: place de la jeunesse à Bruxelles, notamment d’ori-gine maghrébine, climat de méfiance envers la com-munauté dite « arabo-musulmane » et interprétationlocale de phénomène géopolitique. (Aurélien Berthier)

www.editionsdusouffle.be

essAI/ DeBATsAnder lecht , Pr intemps 2008réponse à une soci o log ie du manque :p ropos i t ion d’enquêteChikago.beeditions du souffle, 2009

« Anderlecht, Printemps 2008 » est le fait d’un col-lectif, Chikago.be dont le nom rend hommage àl’ecole de Chicago, mouvement de chercheurs deterrain engagé qui ont fondé la sociologie urbainemoderne et compréhensive. Il se veut une prise deposition concernant un article du Monde diploma-tique qui rend compte de l’étude « Jeunes en ville,Bruxelles à dos » d’Olivier Bailly et Julie Cailliez. Cetteétude concluait à l’enfermement et l’auto-exclusiondes populations populaires dans leur quartier à par-tir d’un indicateur discutable : leur mobilité dans larégion Bruxelles-Capitale. Car les sociologues nesont pas exempts des clichés (« les jeunes de quar-tiers sont enfermés dans leur quartier») ou de choixpolitiques ou philosophiques (la ville est un terri-toire à parcourir suivant ses besoins, adhésion àl’idéologie de la « mobilité » prise comme marqueurd’intégration sociale). De là, une critique des choixde constitution des groupes et des recettes quelquepeu institutionnelles de ces chercheurs. et des re-commandations, repartir de l’idée d’une ville commeterrain de recherches de nouvelles expériences :comment se fabrique des nouveaux mondes ?Quelles connexions souterraines remettent en causele modèle du « pauvre captif du ghetto » ? refairede la sociologie et repartir en quête de cette so-ciété du coin de rue. (AB)

www.editionsdusouffle.be

essAI/HIsTOIrefemmes de d icta teurDiane Ducreteditions Perrin, 2011

Diane Ducret est unejeune femme, ancienneélève de la sorbonne etde l’ecole normale supé-rieure, auteure de filmsdocumentaires culturelset animatrice d’émissions dédiées à l’histoire. elleévoque dans un remarquable essai, « femmes de dic-tateur », la vie privée des tyrans d'hier. Le livre met augrand jour des courriers flamboyants, osés entre lesdictateurs et leurs dames admiratrices, amoureuses,égéries, soumises, charmeuses, influentes, érudites,suicidaires, légères. Des femmes qui en général onteu un pouvoir décisif dans la carrière et les orienta-tions politiques de ces hommes- là ! Ils : ce sont Mussolini, Hitler, Mao, Bokassa, Lénine,staline, salazar, Ceausescu, Milosevic...tous ces dic-tateurs véritablement tétanisés par leurs femmesrégentant leur vie privée. elles : Ce sont Nadia, Clara,Magda, Jiang Qing, elena, Catherine, Mira,eva…elles partagent à leur façon d’être elles-mêmes leurs passions triomphantes, leurs viestrompées et sacrifiées, parfois jusqu'à la mort.Toutes ont pesé, à leur manière, sur le destin de ceshommes qui firent l'histoire sanglante du XXe siè-cle. Dans cet essai, on parle avec pudeur de lasexualité qui est incontestablement l'un des res-sorts du pouvoir absolu, et les dictateurs ont be-soin d'enrôler les femmes dans leurs entreprises dedomination. Ces femmes qui ont croisé un jour lechemin et passé par le lit de ces mégalomanes. « Lafoule, comme les femmes, est faite pour être violée», écrivait Mussolini, toujours volontaire pour soule-ver le peuple et les jupons. Les petites fiancées desdespotes rêvaient de passer à la postérité, elles ontfini dans les poubelles de l'Histoire. A aucun mo-ment, Diane Ducret ne tire de conclusion, politiqueou psychologique, elle relate de jolies histoires et"tend un miroir aux femmes", pour démontrer leurrôle et responsabilité dans les drames de l'Histoire !Ce livre est plaisant à lire, surprenant d’un bout àl’autre, aucun moment d’ennui, de soupir inabouti.Le lecteur se perd curieusement, fébrilement dansles méandres et vies sentimentales, tragiques etperverses de ces personnages féminins et mascu-lins. Un livre éclairant au moment où Leila Ben Ali estsacrée femme la plus détestée. et où l'on chiffre lafortune des Moubarak à 70 milliards de dollars...(sabine Beaucamp)

découvertes

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page27

Page 28: Agir par la Culture N°27

28

C INÉMA/DVDOù va la nu i t Un film de Martin Provost

Martin Provost (l'auteur qui a remporté le césar dumeilleur réalisateur pour séraphine en 2009) nousrevient avec un nouveau film. « Où va la nuit » estun thriller psychologique qui n’est pas sans rappe-ler les ambiances de Georges simenon. Dans cetteadaptation d'un roman irlandais (Mauvaise Pentede Keith ridgway) nous voyageons entre des dé-cors intérieurs tournés dans le Nord de la france etdes scènes extérieures tournées à Bruxelles. Uneville que l’on (re)découvre absolument saisissantetellement elle est filmée avec beaucoup de subtilitéet de clairvoyance. L’histoire met en image une cam-pagne sinistre, un accident mortel provoqué par unalcoolique violent, qui sera lui-même assassiné parson épouse rose, jouée par une Yolande Moreauabsolument magistrale. si le film avait été présentéà Cannes, gageons qu’à coup sûr elle aurait rem-porté le rôle de la meilleure interprète féminine tantelle vit son personnage avec une authenticité, unnaturel, une humilité qui n’appartient qu’à elle. L’his-toire raconte la sombre vie d’une femme qui a sup-porté de longues années un mari violent, soûlardet qui n’en peut plus et qui décide un soir de le tuer.Le fils gay lui, a quitté le logis familial depuis bellelurette et c’est à Bruxelles que sa mère le retrouve.Mais elle se verra cernée par les soupçons des au-tres, de son fils et vivra sa propre culpabilité. La fins’apparente à un remake de Thelma et Louise, ce-pendant moins tragique, mais tout aussi intense

dans le geste. Un bon moment cinéma, où l’on setrouve véritablement happé par l’écran, emmenépar Yolande Moreau, tant l’interprétation est forte.sortie en salle en mai dernier et actuellement enDVD. (sB)

C INeMA/DVD Le Nom des gensUn film de Michel Leclerc

Ce film français coécrit par Michel Leclerc et BayaKasmi a fait l’objet d’une sélection spéciale de la se-maine critique lors du dernier festival de Cannes.sorti en salle en novembre 2010, on peut le quali-fier de comédie sentimentale politique. L’histoire meten scène les obsessions françaises de l’identité.Jacques Gamblin tient le rôle d’Arthur Martin (pas delien de parenté avec les cuisines), plutôt fils de fran-çais moyen, à ceci près que sa mère est née Cohenet que ses parents ont été déportés et exterminés.Mais c’est un sujet tabou dans la famille. sara fo-restier (Bahia dans le film) séduit quant à elle desmilitants de l'UMP ou du front national dans l’ob-jectif de les rallier à la Gauche française. Dans la vie,elle est une jeune fille, légère exhibitionniste,(jusqu’à prendre le métro complètement dénudée)qui vit de petits boulots et de la bonté des inconnusde droite ainsi dupés. Bahia incarne la fille d'un im-migré algérien et d'une gauchiste française. A l’ins-tar de la famille Martin, Bahia ne parle pas non plusdes oncles abattus sans jugement par l'armée fran-çaise, ni du professeur de piano pédophile qui l'aviolée alors qu’elle était encore qu’une enfant. Cefilm tourne habilement à l’absurde les rapports des

gens vis-à-vis de la politique, cela en devientpresque des « risibles Amours » à la Kundera. Onpeut aussi s'amuser de procédés qui consistent àglisser de vrais morceaux d'actualité dans le scé-nario (le virus H5N1, que traque Arthur par exem-ple) ou encore à créer la surprise lors del’apparition furtive de l’ancien Premier ministre Lio-nel Jospin en fin de scénario. Un moment étonnantoù sara forestier a pour réplique : « Un Jospinisteaujourd’hui, c’est aussi rare qu’un canard mandarindans l’île de ré ». Un film à la fois pathétique et in-terpellant sur la question brûlante de l’identité na-tionale. A découvrir (sB)

C INeMA/DVDLa fam i l le WolbergDe Axelle ropert

si l’accroche du nom Wolberg porté par le Maired’un petit village du sud-ouest de la france ne s’af-fichait pas à l’écran, on pourrait croire qu’il s’agitd’un film français des plus banals où il est commu-nément question d’amour, de tromperies, de dis-putes familiales, de situations compliquées. sommetoute les choses de la vie quoi ! Détrompez-vous, ily a bien plus. sa réalisatrice, Axelle ropert, incon-nue jusqu’alors, nous entraîne dans un univers peufréquent dans le cinéma indépendant. Le scénario,plein de fantaisies et de vitalité, nous donne ici uneoccasion de réfléchir au sens de nos actes et noscomportements au sein de la cellule familiale. simonWolberg, à la fois père, Maire, fils et époux nous jetteà la figure une personnalité forte et écrasante. Ilcache aux siens qu’il est atteint d’un cancer despoumons et dès lors il redouble envers et contretout, d’attention exagérée, de surprotection etd’amour étouffant. Il veut se voiler la face, écartertout ce qui pourrait nuire au bon fonctionnementqu’il estime lui être indispensable à l’image d’une

découvertes

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page28

Page 29: Agir par la Culture N°27

29

famille heureuse et épanouie. simon en devientpresque ridicule, absurde dans ses façons deconcevoir le déroulement familial parfait, irrépro-chable. Assommant de contradictions, de violence,de délicatesse, d’interdictions, d’autorité. Jusqu’àdévelopper une théorie obsessionnelle contre lesblonds (comme l’était l’ex-amant de sa femme, in-terprété par Jocelyn Quivrin parti trop tôt). Jusqu’àchasser son beau-frère de passage, car trop bo-hème à son goût et par conséquent un contre-exemple pour son fils. Jusqu’à s’infiltrerpersonnellement dans la vie privée de ses conci-toyens. Il interdit à sa fille (qui fête ses 18 ans etqui veut prendre le large) de mourir. et contraint safemme à faire vœu de fidélité. Imbuvable et pourtanttellement vrai, à fond dans son personnage, fran-çois Damiens (un acteur belge) excelle et rend cettecomédie dramatique émouvante, excentrique, tra-versée de sentiments forts, sincères, de bons senset de moments loufoques. Bon nombre d’entre nouspourraient s’y retrouver au détour de certainesscènes. sorti en 2009, ce film peu connu mérite quel’on s’y attarde. Nouveauté en DVD. (sB)

DOCUL’Orchestr a di P iazza Vi t tor ioD’Agostino ferrente2006

La Piazza Vittorio, est située dans le quartier del’esquilin à rome où se rencontrent toutes les na-tionalités du monde et où les Italiens y habitent enminorité. Une poignée d’habitants décide, au débutdes années 2000, de monter le projet d’un orches-tre de musiques à géométrie variable qui regrou-

perait des musiciens et des traditions des 5 conti-nents. Le docu d’Agostino ferrente retrace l’aven-ture culturelle de la constitution de cet orchestre etde la préparation de leur premier concert. Lesstress de l’organisation (un joyeux bordel), les ten-sions, nées de rivalités entre traditions musicalesou d’inévitables quiproquos, n’empêchent pas le ré-sultat et de voir éclore cet orchestre hors-normeoù musiciens confirmés de contrées reculées cô-toient ceux qui sont autodidactes et du quartier. Leprojet se perpétue aujourd’hui encore et a pris del’ampleur, de nombreuses tournées sont organiséesdans le monde entier. (AB)

www.orchestradipiazzavittorio.it www.myspace.com/orchestradipiazzavittorio

DOCULa batai l le du cana lPOA-PTTL2011

Conçu par le collectif PTTL (Plus Tôt Te Laat) pourl’édition 2011 du festival de cinéma Plein Open Air,qu’organise l’équipe du Cinéma Nova, « La Batailledu Canal » traite en 20 minutes du phénomèned’embourgeoisement des rives du canal deBruxelles et de ses abords. On y découvre, souventavec effroi, la privatisation en cours de cet outil d’in-térêt collectif sur le ton d’un documentaire histo-rique singeant les discours lénifiants despromoteurs immobiliers, des médias et des pou-voirs publics. Ces berges sont en effet promises àun avenir fait d’une gentrification plus que certaine.On apprend ainsi entre autres que « Bruxelles-Ca-pitale de l’europe » aura enfin la marina qu’elle mé-

rite (!),que les lofts à un million et les tours (aussidesign que mégalo) fleuriront à la place des « vieilles» industries et restes de quartiers populo ou encoreque le Marché des Abattoirs a « vocation » à perdreson aspect braderie bon marché pour devenir ungigantesque marché bobo… Ce documentaire àl’humour noir fait souvent rire, mais on rit évidem-ment jaune face à ce mouvement de « réhabilitation» où chacun ne trouvera pas son intérêt. Un phéno-mène dont les implications sociopolitiques méritentque l’on s’y penche plus souvent (AB).

www.pttl.be

sTreeT ArTsar a Cont i

sara Conti alias saracadabra affectionne tout par-ticulièrement la matriochka. Ces poupées russes quiont pris leurs quartiers dans l’artisanat russe du19e siècle sont devenues sous ses traits tour à tourguerrières en armures, saintes, voilées, parachu-tistes ou Cheval de Troie. Cette jeune femme a eul’idée de les faire exister dans un univers résolu-ment contemporain, celui de l’art urbain, entre l’af-fiche et le tag. Ces bombes féminines jouent un rôleprincipal dans l’univers coloré et fantastique de l’ar-tiste belge. elle utilise les techniques d'impressioncomme la sérigraphie et l'impression digitale. Laphotocopie lui permet de coller dans des espacespublics, des matriochkas découpées, accompagnéesde textes. Les badauds curieux ont déjà sûrementcroisé son travail sur les murs. sur fond de motifs decercles réguliers, la fameuse silhouette à la conno-tation de fécondité affiche les attributs flagrants desa féminité, vulve et seins apparents. (sB)

www.saraconti.com

découvertes

©sar a Conti

©PTTL

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page29

Page 30: Agir par la Culture N°27

30

MUsIQUe /r OCK

Jacno futurePolydor, 2011

sortie d’un albumhommage pourJacno alias DenisQuilliard. Unequinzaine d’ar-tistes ont suivi leur envie de réinterpréter le réper-toire de Jacno y compris la discographie du tempsde stinky Toys et elli et Jacno. Tout s’ouvre sur unmagnifique portrait en noir et blanc de Jacno parJean-Charles de Castelbajac, son ami de toujours.Initiative heureuse et pleinement réussie. On y re-trouve des artistes comme Dominique A, Home(Benjamin Biolay et Chiara Mastroianni) intreprétant« D’une rive à l’autre », mais aussi Brigitte fontaineplus déjantée que jamais, etienne Daho dans «Amoureux solitaires », Thomas Dutronc, Higelin dans« Mauvaise humeur », Miossec & Les Valentins ;Christophe pour « Je viens d’ailleurs » ; Katerine,francis et ses peintres. On vous le conseille ! (sB)

Bi l l Ca l lahanApocalypseDrag City, 2011

Ce songwritter amé-ricain sort son troi-sième album« Apocalypse ». Cetalbum nous plongesouvent dans deux univers, la poésie et les probléma-tiques très personnelles du chanteur, à savoir ses rap-ports très intimes avec l’espace et la liberté, unetension qui oppose la ville et la campagne, le présentet le passé, le mythe et la réalité. Bill Callahan utiliseses morceaux pour placer une distance tant physiqueque temporelle entre lui et le monde, son respect pourles hommes et les cultures. Une sensation de libertéprend son envol sur les sept titres qui composent l’al-bum.sa voix est puissante, ténébreuse, teintée de mélan-colie, elle fait souvent penser à stuart staples (chan-teur des Tindersticks) et à Lou reed, rien que ça ! (sB)

fleet foxesHelplessness BluesBella Union, 2011

second albumpour ce groupede seattle, sonécriture s’estsensiblement af-finée, les chantssont murmurés,les guitaressont lyriques,mélancoliques àla façon de « simon & Garfunkel », une sorte de folk-pop plus léchée, plus rusée. Pour ceux et celles quiconnaissent déjà les talents vocaux de fleet foxes,ce second album ne les décevra pas. en effet, ilsjouent de la vir tuosité entre l’écho léger et l’effetchoral « Montezuma » ou encore « Battery Kinzie »en sont de parfaites démonstrations. Au niveau desarrangements on appréciera le violon orientalisantsur « Bedouin Dress » et la flûte éphémère sur « Lo-relei » sans oublier l’instrumental « Cascades » ouencore « sim sala Bim » les guitares tout à la fois dé-licates et énergiques préviennent l’emballement finaltant attendu ! Une belle réussite. (sB)

romano Ner vosoItalian stallions, 2010Pias

romano Ner-voso, pas banalcomme nom,très rock’n’rolldans l’attitudeet dans la mu-sique qu’ils dé-gagent, àcoups de déci-bels nerveux. Au fil des différents morceaux on re-trouve avec bonheur leur principale influence, celledes ramones. Groupe originaire de La Louvièreformé en 2008, romano Nervoso forme un mé-lange soufflant et décoiffant. Ils ont déjà pas malroulé leur bosse sur les terres anglaise, italienne,hollandaise et française. Partout où romano Ner-voso joue le mot est unanime c’est du rock promet-teur! en juillet dernier ils étaient présents sur lascène du Dour festival et cerise sur le gâteau, ilssortent leur premier album. résultat : pas moinsd’une douzaine de titres dynamiques, à la fois tein-tés d’humour et d’humilité. Avec "Loose Control" quidémarre en force sur l’album, perte de contrôle ga-ranti ou assuré ? et puis, il y a cette pochette auxquatre phallus, osée les petits gars (clin d’œil auNever mind the Bollocks : des sex Pistols !) On lesdécouvre…(sB)

découvertes

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page30

Page 31: Agir par la Culture N°27

Titreblalbla

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:53 Page31

Page 32: Agir par la Culture N°27

APC-27:Layout 2 28/09/11 12:54 Page32