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« SOUVERAINISTES » ET SOUVERAINETE Alain de Benoist Comme tant d’autres phénomènes contemporains, le « souverainisme » constitue aujourd’hui un élément transversal du paysage politique français. On trouve en effet ses représentants aussi bien à droite qu’à gauche, ce qui ne saurait d’ailleurs étonner tant l’esprit jacobin reste omniprésent dans la classe politique. Certains souverainistes se réclament de Maurras, d’autres du général de Gaulle, d’autres encore de Jules Ferry. Ils ne se déclarent pas nécessairement nationalistes — beaucoup préfèrent se dire, plus pudiquement, « nationistes » ou « nationaux- républicains » —, mais tous approuvent le principe politique fondamental qu’Ernest Gellner voyait au fondement du nationalisme, à savoir « que l’unité politique et l’unité nationale doivent être congruentes » 1 . Tous font également grand cas du principe de souveraineté étatique, qu’ils définissent comme associant étroitement puissance et liberté. Un État souverain serait un État qui, non seulement serait toujours maître chez lui, mais ne se laisserait jamais rien imposer par une autre autorité que la sienne, un État qui pourrait donc exercer sa puissance sans être limité par rien, et dont les représentants, quoique tenant éventuellement leur pouvoir du suffrage populaire, ou pour cette raison même, jouiraient par là d’une autorité absolue 2 . Sur la base de cette conception de la nation et de l’Etat, les souverainistes interprètent la construction européenne comme portant atteinte aux prérogatives de de l’État républicain, et tout transfert de souveraineté comme abandon ou comme dépossession. L’intégration de la France à l’Europe est chez eux régulièrement présentée comme arrachement, aliénation, perte de liberté, suppression de l’« exception française », etc. Cette analyse se fonde sur des antinomies binaires inspirées d’un modèle de jeu à somme nulle : tout ce qui est gagné par l’un (l’Europe) ne peut qu’être perdu par l’autre (la nation). Ce qui renforce l’Europe ne saurait donc jamais profiter aux nations qui la composent. Les souverainistes n’ont par ailleurs pas oublié que la construction de la nation s’est faite en France, non sur la base de la diversité locale, mais à partir d’une lutte incessante menée par le pouvoir central, avec des pouvoirs toujours renforcés, contre les particularismes locaux, qu’ils soient culturels, linguistiques, religieux ou sociaux. Ils ne l’ont pas oublié, et ils souhaitent poursuivre dans la même voie. C’est pourquoi, en arrière-plan de leur discours, s’exprime toujours une profonde défiance vis-à-vis de toute renaissance des pouvoirs régionaux ou d’une reconnaissance des langues régionales, qui équivaudrait selon eux à une « balkanisation » de la nation ou à un retour aux « féodalités ». D’où l’exaltation, de Le Pen à Robert Hue en passant par Pasqua et Chevènement, non pas de l’union, mais de l’unité comme idéal d’homogénéité dans à peu près tous les domaines. D’où la confusion, constamment entretenue, entre l’idée d’autonomie et celle d’indépendance. D’où le refus de toute reconnaissance publique des identités collectives singulières, régulièrement dénoncées comme « corps étrangers », « États dans l’État », porteurs des « vieux démons » du communautarisme et de la division.

Alain de Benoist Souverainistes et souverainete

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Alain de Benoist Souverainistes et souverainete

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  • SOUVERAINISTES ET SOUVERAINETE

    Alain de Benoist

    Comme tant dautres phnomnes contemporains, le souverainisme constitueaujourdhui un lment transversal du paysage politique franais. On trouve en effetses reprsentants aussi bien droite qu gauche, ce qui ne saurait dailleurstonner tant lesprit jacobin reste omniprsent dans la classe politique. Certainssouverainistes se rclament de Maurras, dautres du gnral de Gaulle, dautresencore de Jules Ferry. Ils ne se dclarent pas ncessairement nationalistes beaucoup prfrent se dire, plus pudiquement, nationistes ou nationaux-rpublicains , mais tous approuvent le principe politique fondamental quErnestGellner voyait au fondement du nationalisme, savoir que lunit politique et lunitnationale doivent tre congruentes 1. Tous font galement grand cas du principe desouverainet tatique, quils dfinissent comme associant troitement puissance etlibert. Un tat souverain serait un tat qui, non seulement serait toujours matrechez lui, mais ne se laisserait jamais rien imposer par une autre autorit que lasienne, un tat qui pourrait donc exercer sa puissance sans tre limit par rien, etdont les reprsentants, quoique tenant ventuellement leur pouvoir du suffragepopulaire, ou pour cette raison mme, jouiraient par l dune autorit absolue2.

    Sur la base de cette conception de la nation et de lEtat, les souverainistesinterprtent la construction europenne comme portant atteinte aux prrogatives dede ltat rpublicain, et tout transfert de souverainet comme abandon ou commedpossession. Lintgration de la France lEurope est chez eux rgulirementprsente comme arrachement, alination, perte de libert, suppression del exception franaise , etc. Cette analyse se fonde sur des antinomies binairesinspires dun modle de jeu somme nulle : tout ce qui est gagn par lun(lEurope) ne peut qutre perdu par lautre (la nation). Ce qui renforce lEurope nesaurait donc jamais profiter aux nations qui la composent.

    Les souverainistes nont par ailleurs pas oubli que la construction de la nationsest faite en France, non sur la base de la diversit locale, mais partir dune lutteincessante mene par le pouvoir central, avec des pouvoirs toujours renforcs,contre les particularismes locaux, quils soient culturels, linguistiques, religieux ousociaux. Ils ne lont pas oubli, et ils souhaitent poursuivre dans la mme voie. Cestpourquoi, en arrire-plan de leur discours, sexprime toujours une profonde dfiancevis--vis de toute renaissance des pouvoirs rgionaux ou dune reconnaissance deslangues rgionales, qui quivaudrait selon eux une balkanisation de la nationou un retour aux fodalits . Do lexaltation, de Le Pen Robert Hue enpassant par Pasqua et Chevnement, non pas de lunion, mais de lunit commeidal dhomognit dans peu prs tous les domaines. Do la confusion,constamment entretenue, entre lide dautonomie et celle dindpendance. Do lerefus de toute reconnaissance publique des identits collectives singulires,rgulirement dnonces comme corps trangers , tats dans ltat , porteursdes vieux dmons du communautarisme et de la division.

  • Ardents dfenseurs de lesprit rpublicain , soucieux de sauvegarder lidal decitoyennet, critiques souvent pertinents de lidologie des droits de lhomme,adversaires de la mondialisation librale et de lhgmonisme amricain, hier encoreau premier rang de la protestation contre la guerre en Serbie, les souverainistes nesont pas sans mrites. On na pas de mal sympathiser avec certains de leursplaidoyers contre labandon de fausses fatalits, leur refus de voir confisqus lesmoyens de laction collective ou leur dsir dtre les porte-parole dun peuple qui nesappartient plus. Sur bien des plans, ils forcent donc la sympathie. Et pourtant, ils setrompent notre avis compltement lorsquils sobstinent professer un jacobinismesans failles et faire de ltat-nation la norme indpassable de la vie publique.

    Ils se trompent dabord dpoque, en surestimant les capacits daction desgouvernements et des tats, auxquels ils continuent dattribuer des pouvoirs quifurent les leurs au XIXe sicle mais quils perdent aujourdhui un peu plus chaquejour, et en sous-estimant la ralit dune mondialisation quils dclarent pourtantvouloir combattre. Ils sabusent en se refusant reconnatre que lun desphnomnes les plus vidents de la priode actuelle est limpuissance grandissantedes instances de dcision classiques cest--dire le fait que le pouvoir dtat adsormais de moins en moins de pouvoir, soit que la capacit de dcider soit doreset dj passe dautres instances que linstance tatique, soit que les contraintesde structure, dsormais mondiales, excdent de plus en plus largement sescapacits.

    Le Conseil dtat avait dj tabli en 1989 la supriorit des traits signs par laRpublique sur les lois votes au Parlement. Aujourdhui, plus de la moiti desnormes de valeur lgislative trouvent leur origine dans des textes produits par lUnioneuropenne, les normes de droit communautaire, y compris du droit driv, ayant treconnues suprieures au normes nationales, mme de valeur constitutionnelle. Ledroit national contraire au droit communautaire est donc devenu inapplicable3. Lescitoyens franais peuvent galement faire appel du jugement dun tribunal de leurpays auprs de la Cour de Luxembourg. Depuis lActe unique et les accords deSchengen, les frontires nationales narrtent plus la circulation des personnes etdes biens. La cration de leuro a mis un terme au privilge rgalien de battremonnaie. Et prs de la capitalisation boursire de la Bourse de Paris est dtenue pardes investisseurs ou des actionnaires trangers.

    Dans le mme temps, la mondialisation ne cesse de promouvoir des acteursinternationaux non tatiques, eux aussi dtenteurs dune part de souverainet. Enaccentuant linterdpendance conomique et financire (internationalisation ducommerce, plantarisation des firmes multinationales, globalisation des flux decapitaux), elle entrane galement une recomposition de lespace politique. Lessordes technologies nouvelles, enfin, aboutit lui aussi une abolition des distances, tantspatiales que temporelles, qui affaiblit le pouvoir mdiateur de ltat et enlveprogressivement aux territoires limportance quils avaient auparavant, au momentmme o, par le bas, saffirment des communauts, non plus tant politiques queculturelles, et qui ne sont plus ncessairement institutionnalises ou territorialises.

  • Le souverainistes ne contestent pas la ralit de cette volution, mais ilssaffirment dcids lenrayer. La question qui se pose est : avec quels moyens ?Les tats ne sont plus matres de leurs territoires depuis que le capitalisme sestmondialis, et que la majeure partie des entreprises sont devenues plurinationales.Ils ne contrlent plus leur conomie depuis que les marchs financiers mondiaux endictent le cours. Ils nont plus les moyens de sopposer aux programmes quediffusent depuis les airs les satellites. Leurs armes, le plus souvent, ne sont plus mme de remplir seules les missions qui leur sont assignes. Ils ne peuvent pluslutter isolment contre la criminalit mondiale, faire face aux problmes cologiques,aux impratifs de la production industrielle grande chelle, aux dfis destechnologies de linformation, aux flux migratoires et aux pidmies.

    On dit que leuro a enlev aux nations europennes leur souverainet montaire.Mais que valent les 35 milliards de dollars de rserves de change mobilisables par laBanque de France une poque o le montant des transactions enregistres sur lesmarchs financiers atteint chaque jour 1 300 milliards de dollars ? Leuro estaujourdhui, devant le dollar, la premire monnaie mondiale pour les missionsdemprunt. Comment le franc aurait-il jamais pu parvenir cette place ? Et quepsent les nations europennes face aux cent plus grosses entreprises mondiales,qui ralisent elles seules un chiffre daffaires annuel de 2 100 milliards de dollars,soit une fois et demi le PIB de la France4 ? Comment croire que ltat-nation pourraitseul affronter la puissance destructrice des marchs financiers alors que lamondialisation de lconomie provoque par les mutations du capitalisme tardif estprcisment ce qui permet ces marchs dchapper toujours plus aux carcansrglementaires des tats nationaux ?

    Dans de telles conditions, la souverainet nationale, quand elle nest pas utilisecomme un simple prtexte5, devient une sorte de mythe fonctionnel qui ne tire plusson efficace, comme le remarque Bertrand Badie, que de son discours detranscendance, de son aptitude se prsenter comme hors datteinte de la volonthumaine 6. Si lon ne veut pas tomber dans le ftichisme de la souverainet, il fautdonc commencer par admettre que, tout comme les droits imprescriptibles , unpouvoir rgalien est illusoire sans les moyens de lexercer. Un tat souverain vou limpuissance nest quune coquille vide. Frapp dobsolescencegrandissante, ltat-nation arrive au terme de son parcours historique : les Etats-nations nont plus aujourdhui quune souverainet nominale.

    Les vritables attributs de la puissance et de la souverainet ne peuventaujourdhui rsulter que dune synergie lchelle continentale. Ce qui revient direque la souverainet perdue lchelon national ne peut se retrouver quau niveaueuropen, et quelle doit tre rpartie tous les niveaux de dcision, de la base ausommet. Que ce soit sur le plan conomique et financier, sur le plan de la protectionsociale, de lcologie, de la lutte contre la criminalit ou de la politique trangre,lEurope doit sunir selon le principe de la dcision au sommet et de la plus extrmediversit possible la base.

    Faute dadmettre cette vidence, le point de vue souverainiste ne peut quecontribuer aggraver la situation quil dplore, cest--dire la dpendance des

  • nations europennes vis--vis des marchs et de la mondialisation. On le voit trsbien lorsque les souverainistes dnoncent l impuissance politique de lEurope,alors quils sont les premiers rcuser toute intgration politique de lEurope oulorsquils dnoncent lhgmonisme amricain, lors de la guerre contre la Serbie parexemple, tout en seffrayant de lmergence de la seule puissance au monde quipourrait lendiguer.

    Une autre confusion, faite par certains souverainistes, consiste croire que lasouverainet de ltat-nation est un moyen privilgi du maintien de lidentit, ou vancessairement de pair avec celle-ci. Cette confusion de lidentit et de lasouverainet, comme la remarqu Dominique Venner, nest qu une sorte dedogme entretenu par lenseignement jacobin de lhistoire 7. Lidentit ne peut treque lattribut dun peuple, non celui du cadre politico-administratif dune nation oudun tat. Souverain ou non, le pouvoir politique ne cre pas lidentit. Il peut certessusciter des conditions objectives plus ou moins favorables sa formation ou sonmaintien, mais rien ne garantit par avance quil en ira bien ainsi. Cest mmefrquemment au spectacle inverse que lon assiste. Dans le cas de la France, forceest de constater que lidentit se confond dautant moins avec la souverainettatique que ltat-nation a toujours t lacteur acharn du dracinement desFranais 8.

    Ltat a sa logique, crit encore Dominique Venner, qui nest pas celle de lanation vivante. Celle-ci na rien craindre des abandons de souverainet, pour cettebonne raison que la souverainet ne se confond pas avec lidentit. Sil en fallaitencore une preuve, lhistoire du Qubec nous lapporterait loquemment. Depuis letrait de Paris, en 1763, les Franais du Canada ont t totalement abandonns parltat. Isols dans un univers hostile et sous une souverainet trangre, nonseulement ils nont pas disparu, mais ils se sont multiplis, conservant leur langueancestrale et leurs usages, luttant vritablement contre lhgmonie linguistiqueanglo-saxonne. L est lidentit, dans la fidlit soi-mme et nulle part ailleurs 9.

    Mais on constate encore une autre bizarrerie chez les souverainistes. Elleconsiste refuser que les nations dpendent de la bureaucratie bruxelloise , touten trouvant parfaitement normal que les rgions de France dpendent de labureaucratie parisienne. Le jacobinisme trouve ici sa plus vidente contradiction.Dun ct, les souverainistes sinquitent dune ventuelle dissolution de lidentitfranaise au sein de lUnion europenne. De lautre, ils se font les avocats delassimilation, cest--dire du dracinement, face aux revendications identitaires descommunauts et des rgions cest--dire quils accusent lEurope de vouloirmener au niveau supranational une politique anti-identitaire quils se font gloiredappliquer eux-mmes au niveau infra-national, en sopposant par exemple lasignature par la France de la Charte des langues rgionales ou en refusant dereconnatre lexistence dun peuple corse, basque, alsacien ou breton. En dautrestermes, ils refusent la suppression par lEurope de l exception franaise , maissemploient au nom de la Rpublique fondre toutes les exceptions localesdans le creuset du jacobinisme, dfendant ainsi en-de des frontires ce quils seflattent de refuser au-del.

  • Hritiers des jacobins, qui trouvent dans leur svre (et juste) critique delimprialisme amricain les mmes arguments que les rgionalismes lorsquilsdnoncent le centralisme parisien, ils refusent luniformisation, observe ce proposGuillaume Lenoir. Ils rejettent la dictature de la pense unique. Ils nacceptent pas lemondialisme, ni le rle de gendarme des tats-Unis, alors mme quils veulent larduction laune de Paris des diffrentes sensibilits de la France, quils imposentune langue franaise acadmique, fige, quils admettent une conception totalitairede ltat puisque centralise lextrme, et quau nom de luniversalisme, ils refusentles identits provinciales 10.

    Cest sans doute la raison pour laquelle les souverainistes ne parviennent pas imaginer lunion autrement que sous la forme de lunit, cest--dire de la rduction lunique et qu linverse, ils interprtent toute revendication dautonomie commedevant immanquablement conduire lindpendance. Mais en voyant dans lesrgionalismes une menace de disparition de la France dune France qui netiendrait son identit que de la ngation de ses diverses composantes , ilstrahissent aussi un stupfiant manque de confiance dans leur pays, puisquilslaissent entendre quil suffirait quen soient reconnus les lments constituants pourle voir aussitt clater.

    *

    Les souverainistes nont pas tort dattacher une grande importance lide desouverainet, mais ils se trompent encore lorsquils donnent de cette notion unedfinition emprunte Jean Bodin, sans voir que cette dfinition nest pas la seulequon puisse en donner. Quest-ce donc, en effet, que la souverainet ?

    La concept de souverainet est probablement lun des plus complexes de lascience politique : on a pu en donner des dizaines de dfinitions diffrentes, dontcertaines sont totalement contradictoires11. En rgle gnrale, cependant, la souverainet renvoie deux acceptions principales. Lune dfinit la souverainetcomme la puissance publique suprme, celle qui a le droit et, thoriquement, lacapacit de faire prvaloir en dernire instance son autorit. Lautre dsigne ledtenteur ultime de la lgitimit du pouvoir, renvoyant alors au fondement de cetteautorit. Quand on parle de souverainet nationale, en la dfinissant notammentcomme le moyen de lindpendance, cest--dire de la libert daction dunecollectivit donne, on se situe dans la premire acception ; quand on parle desouverainet populaire, on se situe dans la seconde.

    A lchelle internationale, la souverainet signifie que rien ne peut tre impos delextrieur un tat sans son consentement. Les normes internationales sont alorselles-mmes fondes sur le principe de lgalit souveraine des tats : le droitinternational est un droit de simple juxtaposition, excluant toute immixtion ouinterfrence, et qui se borne fixer des rgles acceptes par tous. Cettesouverainet reste toutefois minemment relationnelle, sinon dialectique, car lasouverainet dun tat ne dpend pas seulement de sa volont dtre souverain,mais aussi du degr de souverainet quil peut prserver face la souverainet des

  • autres. On peut dire, de ce point de vue, que la limitation de la souverainet dun tatdcoule dj logiquement de lexistence dautres tats souverains12.

    Ce serait cependant une grave erreur de croire quil ny a de souverainetpossible que dans le cadre dun tat de type classique, cest--dire dun tat-nation,ainsi que le soutiennent certains tenants de lcole raliste , comme Alan Jameset F.H. Hinsley, ou des thoriciens nomarxistes comme Justin Rosenberg13. Unetelle erreur revient confondre ltat et la nation, alors que les deux choses ne vontpas ncessairement de pair, et par suite simaginer que la souverainet nestapparue qu partir du moment o lon en a donn une claire formulation dans lecadre dune thorie de ltat. Laffirmation de John Hoffman selon laquelle lasouverainet constitue un problme insoluble aussi longtemps quon sentte lassocier ltat 14 est beaucoup plus proche de la vrit. De ce que la notion desouverainet na pas t pleinement conceptualise avant le XVIe sicle, il nesensuit pas quelle nexistait pas auparavant en tant que ralit politique. Il nesensuit pas non plus que lon ne puisse pas la conceptualiser autrement.

    Aristote, pour ne citer que lui, ne dit pas un mot de la souverainet, mais le seulfait quil insiste sur la ncessit dun pouvoir suprme montre que lide ne lui taitpas trangre, car tout pouvoir suprme kuphian aphen chez les Grecs, summumimperium chez les Romains est par dfinition souverain. La souverainet, en fait,nest lie ni une forme de gouvernement particulire ni un type particulierdorganisation politique. Elle est en revanche inhrente toute forme dexercice ducommandement politique.

    Le problme de la souverainet est rapparu la fin du Moyen Age ds que sestpose la question de savoir, non plus seulement quel est le meilleur mode degouvernement possible ou quelles doivent tre les fins de lautorit dtenue par lepouvoir, mais ce quil en est du lien politique unissant un peuple songouvernement, cest--dire comment doit se dfinir au sein dune communautpolitique le rapport entre gouvernants et gouverns.

    Cest cette question que le magistrat franais Jean Bodin (1520-1596) sestefforc de rpondre dans son clbre livre La Rpublique, paru en 1576. Bodin napas invent la souverainet, mais il a t le premier en faire lanalyse conceptuelleet en proposer une formulation systmatique. Il ne sest pas livr cet exercice partir de lobservation dun tat de fait, mais en prenant acte dune double aspiration :dsir de restauration de lordre social mis mal par les guerres de religion, etdemande dmancipation de la part des rois de France vis--vis de toute formedallgance envers le pape et lempereur. La doctrine de Bodin va donc toutnaturellement constituer lidologie des royaumes territoriaux naissants, quicherchent smanciper de la tutelle de lEmpire tout en ancrant au niveau desprincipes la transformation des rapports de pouvoir rsultant de la domination desfodaux par le roi.

    Bodin commence par rappeler, trs juste titre, que la souverainet (majestas),dont il fait la cl de vote de tout son systme, est un attribut du commandement, quiconstitue lui-mme lun des prsupposs du politique. Comme la plupart des auteurs

  • de son temps, il affirme galement quun gouvernement nest fort que sil est lgitimeet souligne que son action doit toujours rester conforme un certain nombre devaleurs dtermines par la justice et la raison. Mais il se rend bien compte que detelles considrations ne suffisent pas rendre compte de la notion de puissancesouveraine. Cest la raison pour laquelle il dclare que la source du pouvoir provientde la loi. La capacit de faire et de casser les lois, dit-il, est ce qui appartient enpropre au souverain, ce qui constitue sa marque : puissance de lgifrer etpuissance de gouverner sont identiques. La conclusion quen dduit Bodin estradicale : ne pouvant tre assujetti lui-mme aux dcisions quil prend ou aux dcretsquil dicte, le prince est ncessairement au-dessus de la loi. Cest la formule quelon trouvait dj chez les jurisconsultes romains : princeps solutus est legibus . Il faut, crit Bodin, que ceux-l qui sont souverains ne soient aucunement sujetsaux commandements dautrui [] Cest pourquoi la loi dit que le prince est absousde la puissance des lois [] Les lois du prince ne dpendent que de sa pure etfranche volont 15. Est donc souverain le pouvoir que possde un prince dimposerdes lois qui ne le lient pas lui-mme, pouvoir pour lexercice duquel il na pas nonplus besoin du consentement de ses sujets ce qui veut dire que la souverainetest totalement indpendante des sujets auxquelles elle impose la loi. Richelieu diraplus tard, dans le mme esprit, que le prince est matre des formalits de la loi .

    Cest pour cette raison de puissance lgislative, poursuit Bodin, que lautoritsuprme est et ne peut tre quunique et absolue, do sa dfinition de lasouverainet comme puissance absolue et perptuelle dune rpublique 16, cest--dire comme puissance illimite dans lordre des affaires humaines. La souverainetest une puissance absolue en ceci que le souverain nest pas soumis aux lois, maisau contraire les dicte et les abroge son gr. Dautre part, la facult de faire la loiexige que la souverainet soit absolue (elle ne peut se tailler en commission , ditBodin), car le pouvoir de lgifrer ne peut se partager. Toutes les autres prrogativespolitiques du souverain dpendent de cette affirmation initiale. Il sen dduit que lacaractristique fondamentale de la souverainet est quelle confre au prince, qui nadautre rgle que sa propre volont, le pouvoir de ntre li ou dpendant depersonne, son pouvoir ntant ni dlgu, ni temporaire, ni responsable vis--vis dequiconque. En effet, sil se mettait dpendre dun autre que lui, lintrieur ou lextrieur, il naurait plus le pouvoir de faire la loi. Il ne serait plus souverain.

    La souverainet bodinienne est donc totalement exclusive : posant le roi enlgislateur unique, elle confre ltat une comptence originaire illimite. Par suite,un tat souverain se dfinit comme un tat dont le prince ne dpend de nul autreque lui-mme. Cela implique que la nation se constitue en tat, et mme quellesidentifie cet tat. Pour Bodin, un pays peut bien exister par son histoire, saculture, son identit ou ses murs, il nexiste politiquement que pour autant quil seconstitue en tat et en tat souverain. La souverainet est alors la puissanceabsolue qui fait de la rpublique une entit politique elle-mme unique et absolue.Ltat doit tre un et indivisible, puisquil relve tout entier du monopole lgislatifdtenu par le souverain. Les autonomies locales ne peuvent tre admises que pourautant quelles ne restreignent pas lautorit du prince. Dans les faits, elles necesseront dtre toujours plus restreintes. Ltat devient ainsi une monade, tandisque le prince se trouve divis du peuple , cest--dire plac dans un isolement qui

  • confine au solipsisme.

    Limportance de cette thorie nouvelle est vidente. Dune part, elle dissociesocit civile et socit politique, dissociation dont la pense politique fera le plusgrand usage partir du XVIIIe sicle. Dautre part, elle jette les bases de ltat-nationmoderne, quelle caractrise par la nature indivisible et absolue de son pouvoir. AvecBodin, la thorie politique entre de plein pied dans la modernit.

    La souverainet selon Bodin est surtout insparable de lide dune socitpolitique abolissant les appartenances et les fidlits particulires, et sinstaurant surles ruines des communauts concrtes. Implicitement, le lien social est dj ramenchez lui un contrat gouvernemental mettant exclusivement en jeu des individus,cest--dire vacuant toute mdiation entre les socitaires et le pouvoir. Cettesolution de continuit entre les communauts prpolitiques et lunit politiqueproprement dite sera ralise par la monarchie absolue, puis par ltat-nation, celui-ci se dfinissant avant tout par son caractre homogne, que cette homognit soitnaturelle (homognit culturelle ou ethnique) ou acquise (par relgation dans lepriv des diffrences collectives). En outre, par son galitarisme implicite, qui tient aufait que le modle repose sur un lien direct et inconditionnel entre gouvernants etgouverns, la conception bodinienne annonce dj la redfinition du peuple commesimple addition datomes individuels, tous placs gale distance du pouvoirsouverain.

    Il nest pas difficile de voir le soubassement religieux de cette doctrine : la faondont Bodin conoit le pouvoir politique nest quune transposition profane de lamanire absolutiste dont Dieu exerce le sien et dont le pape rgne sur lachrtient , et ce alors mme quil rejette la conception mdivale qui faisait dupouvoir une simple dlgation de lautorit de Dieu. Chez lui, le prince ne secontente plus en effet de dtenir un pouvoir de droit divin . Se donnant lui-mmele pouvoir de faire et de dfaire les lois la guise, il agit la faon de Dieu. Ilconstitue lui seul un tout spar, qui domine le corps social tout comme Dieudomine le cosmos. Il en va de mme du thme de labsolue rectitude du souverain,simple transposition dans le domaine politique du Dieu cartsien qui peut tout ce quilveut, mais ne saurait vouloir le mal. De la souverainet, on passe alorssubrepticement linfaillibilit. Bodin, en dautres termes, dsacralise la souveraineten la retirant Dieu, mais il la resacralise aussitt sous une forme profane : il part dela souverainet monopolistique et absolue de Dieu pour aboutir la souverainetmonopolistique et absolue de ltat. Toute la modernit naissante rside dans cetteambigut : dun ct, le pouvoir politique commence se sculariser ; de lautre lesouverain, dsormais identifi ltat, devient une personne dote dun pouvoirpolitique quasiment divin illustration exemplaire de la thse de Carl Schmitt selonlaquelle tous les concepts prgnants de la thorie moderne de ltat sont desconcepts thologiques sculariss 17.

    Il est important de noter ici que la thorie bodinienne de la souverainetnimplique pas un type de rgime particulier. Bodin prfre la monarchie, parce quele pouvoir y est naturellement plus concentr, mais il souligne que lexercice de lasouverainet telle quil lentend est galement compatible avec le pouvoir dune

  • aristocratie comme avec la dmocratie, bien que le risque dune division du pouvoir ysoit plus grand.

    Il est galement significatif que lmergence dune souverainet indivisible,excluant toute limite et tout contrle, aille de pair avec une intervention massive dejuristes au service de ltat. Hritier direct des lgistes du XIIIe sicle, dont lestravaux permirent la royaut captienne de simposer aux fodaux, Bodin rapporte,comme on la vu, la puissance politique la capacit de faire la loi. Il ajoute que lesouverain, alors mme quil ne saurait tre li par les lois quil dicte, peut ltre enrevanche par un contrat auquel il aurait souscrit, soit avec un pouvoir tranger dansle cas dun trait, soit avec lensemble de ses sujets par ce quon appelle aujourdhuiune Constitution. Cela, remarque Julien Freund, conduit Bodin regarderfinalement la souverainet, non plus comme un phnomne de puissance et deforce, mais de droit 18. Cest ce qui permettra certains libraux de se rclamer delui.

    Le problme de la souverainet se pose diffremment chez Thomas Hobbes(1588-1679). Alors que dans la thorie de Bodin, lide de souverainet absolue estexplicitement dirige contre les restes de pouvoir fodal, ce qui implique de rendrelautorit du prince indpendante du consentement de ses sujets, elle rsulte chezHobbes dune rflexion sur le caractre destructeur de l tat de nature . Hobbes,on le sait, est le premier faire intervenir un contrat social sur la base du calculrationnel des individus. Ces derniers, dit-il, ont dcid dentrer en socit et de seplacer sous lautorit dun prince afin de mettre un terme la guerre de tous contretous cense caractriser ltat de nature. Hobbes fait donc intervenir leconsentement des premiers socitaires, mais les conclusions quil en tire vont encoreplus loin que celles de Bodin. Alors que ce dernier maintenait une certaine dualitentre le souverain et le peuple, Hobbes la fait compltement disparatre. En entranten socit, les individus acceptent en effet, contrairement ce que lon verra chezRousseau, dabandonner toute souverainet pour la transfrer entirement auprince. Payant sa scurit du prix de lobissance, le peuple se fond ainsi dans lesouverain, dont lautorit se trouve assimile laddition des volonts individuellesdont il est investi. Ltat, pourrait-on dire, avale le peuple (par opposition ausystme de Rousseau o, par la volont gnrale, cest plutt le peuple qui avale ltat).

    Le souverain, non seulement nest pas tenu la rciprocit du contrat, puisquilny a pas souscrit lui-mme, mais, tenant son pouvoir de la volont rationnelle detous, il se trouve en droit dexiger de chacun une obissance totale. Comme salgitimit provient de ce que les autres socitaires ont volontairement abdiqu leursouverainet son profit, il ne dpend de personne et se situe donc, lui aussi, au-dessus des droits et des lois. Le peuple, enfin, ne peut sopposer lui, car ne devantrien quiconque, il ne peut tre dpossd de son autorit. Mieux encore, il est leseul dont la libert illimite procde de ltat de nature dans lequel il est rest. Sasouverainet est donc galement indivisible et absolue. Comme chez Bodin, lasouverainet est pose comme foncirement unitaire et identifie ltat, touterpartition ou fragmentation du pouvoir tant interprte priori comme causedinstabilit et de division politique19.

  • Bien entendu, il y a quelque chose de paradoxal dans cette formulation modernede la souverainet. Aussi bien Bodin que Hobbes ont en effet pris le soin dedistinguer pouvoir tyrannique et pouvoir souverain, mais ils nont pu le faire quenfaisant appel des notions qui constituent objectivement une limitation de lasouverainet, alors mme quils dfinissent celle-ci comme indivisible et absolue20.Cette limitation peut rsider dans la ncessit pour le prince de respecter certaineslois naturelles ou divines. Elle peut aussi rsider dans la finalit du pouvoir (servir lebien commun sans porter atteinte aux droits des membres de la socit) ou encoredans les critres de lgitimit de son exercice (que ce pouvoir reprsente la loi chezBodin, quil rsulte du consentement individuel chez Hobbes). Ce verrou, toutthorique, sautera rapidement du fait de la dynamique mme de labsolutisme.

    Une autre contradiction tient au fait que chez Bodin, dans la mesure o lasouverainet constitue une juridiction illimite, la communaut politique est supposeformer un tout runissant dirigeants et dirigs, alors mme quune nette distinctionest pose entre les socitaires et linstance tatique, distinction sans laquelle leprince ne pourrait dicter ses lois de manire souveraine. Or, il est clair que plusltat est indpendant de ses sujets, plus lexercice de la souverainet devientproblmatique. Inversement, si la sphre publique possde sur la sphre prive (ou socit civile ) une autorit illimite, la distinction entre ces deux sphres devienttoute relative. Cette contradiction crera par la suite un foss grandissant entresouverainet tatique et souverainet populaire.

    La conception de la souverainet caractristique de la monarchie absolue a tentirement conserve par la Rvolution franaise, qui sest borne la rapporter la nation. Do la difficult laquelle la Rpublique na cess de se heurter pourconcilier les deux premiers articles de la Dclaration des droits, qui affirment leprimat des droits universels de lindividu, avec le troisime, qui fait de la nation laseule autorit ayant la comptence de sa comptence : Le principe de toutesouverainet rside essentiellement dans la nation ; nul corps, nul individu ne peutexercer dautorit qui nen mane expressment .

    Cest lun des mrites du livre publi il y a peu par Ladan Boroumand21 quedavoir tabli, au terme dun minutieux examen des textes, non seulement lacontinuit de lide de souverainet absolue de lAncien Rgime la Rvolution,mais aussi que laffirmation rvolutionnaire du primat de la souverainet nationale nedate pas de 1792 ou 1793, cest--dire de la monte en puissance du parti jacobin,mais bien des dbuts mmes du mouvement. Le moment-cl se situe dans ladcision unilatrale du tiers-tat dengager, en mai 1789, le processus de vrificationdes mandats des dputs, dcision qui dclenche le processus de transformationdes tats-gnraux en Assemble nationale et fait accder les dputs lasouverainet politique.

    La discussion qui sengage alors vise savoir si le tiers doit se constituer enAssemble du peuple ou en Assemble de la nation. La motion de Siys, qui inviteles communes se proclamer Assemble nationale , soppose celle deMirabeau, qui propose le nom d Assemble des reprsentants du peuple . La

  • rivalit entre les deux motions fait dcouvrir un embarras rvlateur sur la dfinitionde la nation. En fin de compte, cest la proposition de Siys qui lemportera, tandisque celle de Mirabeau sera rejete comme portant atteinte au droit de la nation. Or,pour Siys, la nation est un corps dassocis vivant sous une loi commune ,corps rigoureusement homogne au fondement coup de toute dterminationprpolitique. Cest ce corps, et lui seul, que la souverainet doit tre rapporte : La nation existe avant tout, elle est lorigine de tout. Sa volont est toujours lgale,elle est la loi elle-mme 22. Le 17 juin 1789, Siys fait adopter la dnominationd Assemble nationale au motif, notamment, que la reprsentation de la nationne peut tre qu une et indivisible . La volont gnrale ntant cense se formerquau sein du corps lgislatif, il en rsulte que la reprsentation nationale se confondavec la nation. Ds cet instant, la souverainet devient donc lapanage de la nation,et cest significativement d en haut quelle est transfre lAssemble : la nationcorrespond dsormais lespace de souverainet collective qui sincarne danslAssemble nationale. La souverainet rvolutionnaire ne provient donc pas lorigine du corps lectoral, mais reprsente un simple transfert de la souverainetroyale : la nation a t dite souveraine, elle a reprsent un fait accompli et unelgitimit acquise avant mme quait t discut le statut de citoyen.

    La Constitution de 1791 va encore plus loin. Elle prcise que la souverainetest indivisible, inalinable et imprescriptible (titre III, art. 1). Pourtant, en aot 1791,lors du dbat qui prcda la rdaction finale de cet article, une premire versionsoumise lAssemble nattribuait encore la souverainet que la seule qualitdindivisibilit. Linalinabilit fut ajoute la demande de Robespierre23. Le 7septembre 1791, Siys dclare : La France ne doit point tre une assemble depetites nations qui se gouverneraient sparment en dmocraties ; elle nest pointune collection dtats ; elle est un tout unique, compos de parties intgrantes . Parextension, le 25 septembre 1792, la Rpublique franaise est elle-mme proclame une et indivisible . Les corps intermdiaires et les collectivits de base se voientainsi dfinitivement dnier toute lgitimit propre. Un an plus tard, la dnonciationjacobine du pril fdraliste ne manquera pas de reprendre cette argumentation.Cest en fonction du mme principe que les rvolutionnaires sefforceront de fairedisparatre les patois , puis demanderont la suppression des anciennes provinceset leur remplacement par des dpartements gomtriquement gaux24.

    La notion de peuple reoit paralllement une dfinition purement abstraite, seulesusceptible de saccorder avec lide de nation dont on a demble affirm la priorit.Cest la condition ncessaire pour que le peuple puisse son tour tre dclar souverain . Si comme ralit objective, crit Ladan Boroumand, le peuple nepouvait tre admis dans la sphre de la souverainet de la nation, entitmtaphysique par excellence, sa mtamorphose en un tre idel lautorise participer la logique de la souverainet nationale, sans mettre en dangerlexistence transcendante de la nation, incarne par la Reprsentation 25. Or, cettedernire est elle-mme conue comme la manifestation dun principe dunit etd indivisibilit du peuple, excluant par l toute ide dun peuple form decommunauts particulires et dentits distinctes. Lide de nation, pose comme untre unitaire et transcendant dont lunit et lindivisibilit sont ncessairementindpendantes de tout principe extrieur, finit alors par recouvrir la notion de peuple

  • jusqu sy substituer, inaugurant une tradition que le droit public franais na cessde perptuer depuis lors. Enfin, la conception rvolutionnaire de la souverainet rendsynonymes nationalit et citoyennet : il ny a plus dsormais de national qui ne soitcitoyen (sauf privation de ses droits civiques) ni de citoyen qui ne soit national. Lepeuple est dautant plus indivisible et unitaire quil est devenu une simpleabstraction. Cest pourquoi la France, aujourdhui encore, nest pas un tat fdral etne peut reconnatre lexistence dun peuple corse ou breton.

    Ainsi, sous la Rvolution comme sous lAncien Rgime, on retrouve la mmeconception de la souverainet comme puissance absolue et ternelle dunerpublique source de tous les droits et devoirs du citoyen. La souverainet desjacobins ne souffre pas plus de restrictions que celle de Jean Bodin. Lesrvolutionnaires dnoncent le fdralisme dans les mmes termes quemployaitla monarchie absolue quand elle reprochait, par exemple, aux protestants de vouloir cantonner la France limage de la Suisse. Ils jettent lanathme et luttent contreles particularismes locaux de la mme faon que le pouvoir royal sefforait par tousles moyens de rduire lautonomie des fodaux. Ils avancent pour lgitimer la justicervolutionnaire les mmes arguments que Richelieu dfendant le pouvoirdiscrtionnaire du prince. Avec la Rvolution, la souverainet nationale soppose labsolutisme royal, non pas du tout en rcusant labsolutisme, mais en transfrant la nation les prrogatives absolues du roi.

    Certes, comme lcrit Mona Ozouf, les hommes de la Rvolution paraissentbriser avec le vieux monde en inventant une socit dindividus libres et gaux. Enralit, ils ont hrit de labsolutisme une ide beaucoup plus ancienne et pluscontraignante : celle de la souverainet de la nation, corps mythique transcendant lordre des individus. Et cette ide retrouve trs vite son efficace, la souverainetabsolue de la nation venant combler la place laisse vacante par la souverainetabsolue du roi [] La Terreur elle-mme, loin dtre lexpdient du dsespoir imaginpar une Rpublique en perdition, sinscrit dans la logique de cet emprunt lAncienRgime 26. Si elle viole de toute vidence le droit naturel des individus, la Terreur neviole en effet aucunement les droits de la nation, quelle entend au contraire garantiret prserver. Les similitudes entre labsolutisme et le jacobinisme sexpliquent, critencore Ladaman Boroumand. Si les rflexes et les expdients politiques sont lesmmes en amont et en aval de 89, cest en effet quils sont informs par un mmeprincipe : la souverainet de la nation 27.

    Ainsi, observe Henri Mendras, ce qui tait revendication au XVIe sicle estdevenu, en France, une doctrine absolue, un principe intangible pour la monarchiependant deux sicles, puis pour les Constitutions depuis 1791. Ce principe tait unefiction juridique, une abstraction qui sincarnait dans le roi, principe absolu ; le roidisparu, la Rpublique a pris le relais 28.

    *

    La pense politique librale est elle aussi revenue frquemment sur le momenthistorique qui a vu lassociation contradictoire, dans le corpus constitutionnel

  • rvolutionnaire, de laffirmation de luniversalit des droits de lhomme et du principede la souverainet de la nation. Mais elle y revient pour effectuer la dmarcheinverse de celle qui prvalut lpoque, cest--dire pour trouver dans la thorie desdroits de lhomme le fondement dune limitation de la souverainet nationale ou, plusexactement, dun transfert de la souverainet de la sphre politique celle du droit.Les libraux, en effet, ne nient pas proprement parler la notion de souverainet,mais ils tendent la soustraire au politique pour lattribuer au droit et, travers lui, lindividu. (Ils peuvent en cela sappuyer sur Bodin, dont on a vu limportance capitalequil attribuait au droit, bien quil en ait tir lui-mme des conclusions toutesdiffrentes). Leur idal est celui de l Etat de droit .

    Une telle dmarche apparat cependant vicie dans son principe pour la simpleraison que, le droit ntant pas coextensif au politique, la souverainet nest pas unconcept juridifiable. Dune part, contrairement ce qui saffirme courammentaujourdhui, ce qui est juridiquement (ou moralement) juste nest pas forcmentsynonyme de ce qui est politiquement dsirable. Dautre part, la capacit de jugernest rien sans la capacit de dcider en dernier ressort et de faire appliquer cettedcision, ce que le droit ne saurait par lui-mme garantir. Le droit, enfin, ne peutjamais rgner quau sein dun systme politique dj existant, quil est incapabledtablir. Il y a un domaine spcifique du droit et un autre de la politique qui neconcident pas, do conflits possibles entre les deux, souligne ce propos JulienFreund [] Aucun systme juridique nest en mesure dabolir la volont politiqueoriginelle et arbitraire du commandement. Ce raisonnement est en lui-mme suffisantpour rgler dfinitivement la question de la juridicit de la souverainet [] La raisonjuridique est de la procdure, non de la puissance. Autrement dit, lexpression desouverainet du droit na dautre sens que de lgitimer un pouvoir, non de leconstituer 29.

    La thorie librale de limitation de la souverainet politique par le droit oudattribution de la souverainet au droit va gnralement de pair avec uneaspiration une gestion purement rationnelle des rapports humains. Le politique estalors disqualifi comme relevant dune dcision toujours irrationnelle et arbitraire.La sphre du politique se voit dnier son autonomie, et donc son essence. Le fait derabattre la souverainet, dabord sur le seul pouvoir lgislatif, puis sur le droit lui-mme, aboutit une dpolitisation de la vie publique. Dans de telles conditions,le titulaire nominal du pouvoir nest au mieux quun excutant, au pis un figurant. Onsort en mme temps du champ dmocratique, puisque la volont du peuple peut tretenue pour nulle ds lors quelle contredit des normes juridiques ou morales tenuespour suprieures.

    Dans le domaine des relations internationales, il est videmment contradictoire deprtendre la fois poser lgalit des souverainets politiques nationales etdimposer lune delles un arbitrage extrieur quelle rcuse. Cest de la prise deconscience de cette contradiction quest ne la thorie du droit dingrence ,thorie qui prtend elle aussi limiter la souverainet politique par une norme juridiquerenvoyant en dernire analyse des valeurs morales . Daniel Cohn-Bendit et ZakiLadi se situent dans ce sillage lorsquils dclarent que la souverainet thique estune nouvelle manire de penser la souverainet qui implique le refus de voir un

  • acteur sapproprier la souverainet pour poursuivre des objectifs contraires auxliberts fondamentales et aux droits de lhomme 30. Un tel discours, rgulirementtenu dsormais pour justifier les guerres humanitaires , cest--dire les agressionsmilitaires qui prtendent tre justes , pose videmment la question de savoir quipeut exercer concrtement, au-dessus des Etats ou des nations, une limitation de lasouverainet politique. Par dfinition, seuls peuvent exercer un droit dingrence ceux qui ont les moyens de singrer. Mais alors, le droit se trouve subordonn lapuissance, ce qui est prcisment le contraire de ce que lon entendait obtenir. Loinde disparatre, la souverainet politique devient le privilge de ceux qui prtendentfaire appliquer le droit.

    Carl Schmitt est prcisment de ceux qui ont le plus fortement critiqu laconception librale de la souverainet, dans laquelle ltat se trouve soumis au droit,tandis que la vie publique est nettement spare dune sphre prive largementdpolitise. Schmitt montre que cette conception est fondamentalementantidmocratique, dabord parce quelle tend dcourager la participation du plusgrand nombre la vie publique, ensuite parce quelle rcuse par avance tout choixdmocratique qui irait lencontre des normes juridiques et constitutionnelles dumoment.

    La souverainet juridico-lgale reposant sur un ensemble de normes et deprocdures, Schmitt constate que, par dfinition, les normes et les procdures sontimpuissantes dire qui doit trancher lorsquelles-mmes ne le peuvent plus.Sinterroger sur la souverainet revient ds lors identifier linstance qui a lacapacit de simposer dans une situation concrte que la loi ne peut rgler. Dolimportance que Carl Schmitt attache la situation dexception, parce quelle estcelle qui rvle le plus srement cette instance : Est souverain celui qui dcide dela situation exceptionnelle 31. En loccurrence, il sagit la fois de savoir qui dcideque la situation est exceptionnelle, et qui dcide dans cette situation. Du momentque lexception chappe la rgle ou norme, il faut une autre instance que le droitpour dcider de la voie suivre, constate Julien Freund. Or, de telles situationsapparatront sans doute toujours, surtout quelles sont imprvisibles 32. Dun point devue schmittien, on peut donc dire quil ny a jamais dinterruption ou de vacance de lasouverainet. Lorsquune instance cesse dtre souveraine, une autre la remplaceaussitt. Cette autre instance nest pas ncessairement tatique, mais elle esttoujours au plus haut point politique. Cest ce qui explique que le vritable souverainne soit pas toujours le souverain en titre. Lhgmonie, qui sexerce dans uncontexte de puissance avec des effets souvent extrieurs au droit, est aussi uneforme de souverainet. On comprend par l que la souverainet est toujoursprsente dans le monde rel. En abandonner le concept nen fait pas disparatre laralit, mais aboutit tout au plus la masquer33.

    La conception bodinienne de la souverainet a successivement inspir lamonarchie absolue, le jacobinisme rvolutionnaire, le nationalisme tatique,lidologie rpublicaine, les fascismes et les rgimes totalitaires. Cest ce qui expliquequon la retrouve aujourdhui professe dans des familles politiques par ailleurs tout--fait opposes : nationistes rpublicains et nationalistes xnophobes,rvolutionnaires et contre-rvolutionnaires, souverainistes de droite et de gauche,

  • toutes ces familles ayant en commun de simaginer quon ne peut concevoir lasouverainet autrement qu la manire de Bodin34.

    Cest pourtant une toute autre ide de la souverainet que lon trouve expose,au tout dbut du XVIIe sicle, par Johannes Althusius dans son ouvrage principal, laPolitica methodice digesta (1603).

    *

    Adversaire de Bodin, Althusius (1557-1638) se fonde sur Aristote pour dcrirelhomme comme un tre social, naturellement enclin la solidarit mutuelle et larciprocit (ce quil appelle la communication des biens, des services et des droits).La science politique consiste pour lui dcrire mthodiquement les conditions de lavie sociale, do le nom de symbiotique quil utilise pour caractriser sadmarche. Rcusant lide dun individu se suffisant lui-mme, il affirme que lasocit est toujours premire par rapport ses membres (ou symbiotes ), etquelle se constitue par une srie de pactes politiques et sociaux conclussuccessivement, en remontant partir de la base, par une multitude dassociations(ou consociations ) autonomes, naturelles et institutionnelles, publiques et prives: familles et mnages, guildes et corporations, communauts civiles et collgessculiers, cits et provinces, etc. Ces consociations sencastrent les unes dansles autres dans un ordre allant du plus simple au plus complexe. Les individus ycontractent chaque niveau, non en tant quatomes individuels, mais commemembres dune communaut dj existante, celle-ci nabandonnant jamais la totalitde ses droits au bnfice dune socit plus vaste. Althusius donne par l la notionde reprsentation un sens totalement diffrent de celui qui est le sien dans la pensecontractualiste librale : le contrat social nest pas chez lui un acte unique rsultantdu libre jeu des volonts individuelles, mais une alliance (foedus) intgrant dansun processus continu de communication symbiotique des individus dfinis avanttout par leurs appartenances35.

    La socit globale, laquelle Althusius donne le nom de communautsymbiotique intgrale , se dfinit donc comme une organisation ascendante decommunauts plurales, elles-mmes constitues sur la base dassociationsantrieures et dappartenances multiples, et disposant de pouvoirs se chevauchantles uns les autres. Le corps politique est le rsultat de ce processus denglobementcommunautaire, o chaque niveau tire sa lgitimit et sa capacit daction du respectde lautonomie des niveaux infrieurs. Laction publique vise articuler tous lesniveaux la solidarit mutuelle et lautonomie des acteurs collectifs, dont leconsentement doit tre rendu possible et organis dans une dialectique ouverte dugnral et du particulier lide fondamentale tant que ce qui relve de tous doittre aussi approuv par tous ( quod omnes tangit, ab omnibus approbetur ). Onpeut parler ici de systme ascendant de fdralisation conscutive 36, ou encorede dmocratie consociative (Arendt Lijphart).

    Chez Althusius, la souverainet ou majest appartient au peuple, et ne cessejamais de lui appartenir. Elle est imprescriptible parce quelle rside inalinablement

  • dans la communaut populaire, et qu il ny a pas de puissance absolue personnelledans une communaut . Le peuple peut la dlguer, mais non sen dessaisir. Ledroit de majest, crit Althusius, ne peut tre cd, abandonn ni alin par celui quien est le propritaire [] Ce droit a t tabli par tous ceux qui font partie duroyaume et par chacun deux. Ce sont eux qui le font natre ; sans eux, il ne peut tretabli ni maintenu . Jai rapport la politique les droits de majest. Mais je les aiattribus au royaume, cest--dire la rpublique ou au peuple , prcise encoreAlthusius, qui ajoute quil na cure des clameurs de Bodin .

    Loin dtre coupe du peuple, la souverainet en mane donc directement. Leprince noccupe sa fonction que par drivation du droit permanent du peuple segouverner lui-mme. Il na dautre autorit que celle dont il est investi par le peuple,non sous forme dun transfert de pouvoir que le peuple abandonnerait son profit,mais par dlgation dun pouvoir que le peuple ne cesse aucun moment deconserver intrinsquement et substantiellement. En dautres termes, il exerce sonpouvoir sous le contrle du peuple, et ne peut en faire usage quau service du biencommun, qui reste sa finalit principale37. Il ne commande pas la socit commesil en tait coup ou indpendant. Il nest pas le propritaire de la souverainet, maisson dpositaire ; il jouit seulement des droits de cette souverainet. On retrouvera lamme ide chez Rousseau, mais avec une diffrence capitale : alors que Rousseau,qui nadmet quune socit fondamentalement unitaire et homogne, tire de sathorie de la volont gnrale le refus absolu de toute socit partielle 38, lesystme dAlthusius se fonde sur le respect de toutes les appartenances et lareprsentation de toutes les identits particulires.

    La souverainet nest ds lors pas absolue, mais au contraire rpartie oupartage. Sinspirant la fois du modle imprial, des anciennes liberts communales germaniques et du mode de fonctionnement des associationsmutuellistes et coopratives des vieilles cits hansatiques39, Althusius prvoit quchaque chelon de la socit doivent se trouver deux sries dorganes, les unsreprsentant les communauts infrieures, qui sont fondes retenir leur niveauautant de pouvoir quelles peuvent en exercer concrtement, les autres reprsentantle niveau suprieur, dont les attributions sont toujours limites par les premires.Chaque niveau dsigne ses dirigeants, qui sont aussi ses reprsentants lchelonsuprieur, sur la base dune dlgation de pouvoir qui peut tout moment leur treretire. Les dlgations tant conditionnelles, le pouvoir de lchelon suprieurrepose toujours sur le consentement des chelons infrieurs Ltat est suprieur chacun des niveaux qui sont placs en dessous de lui, mais non lensemble quilsforment en tant runis. Le prince lui-mme, comme on la vu, exerce son pouvoirsouverain par dlgation, sur la base dun pacte rciproque dont il est considrcomme le mandataire, et le peuple (la communaut symbiotique ) comme lemandant. Le pouvoir du prince est bien un pouvoir suprme, puisquil est celui dontla juridiction est la plus vaste, mais il nen est pas moins limit par lautonomie des consociations , qui lempche de porter atteinte aux pouvoirs particuliers dontcelles-ci doivent pouvoir jouir. Le principe de souverainet est conserv, maissubordonn au consentement associatif.

    La souverainet chez Althusius nest donc aucunement synonyme

  • domnicomptence, comme chez Bodin. Elle reprsente seulement le niveau depouvoir disposant des pouvoirs dautorit, de dcision et dexcution les plus larges.Le souverain nest pas celui qui peut tout faire son gr, sans avoir de comptes rendre quiconque. Il est celui qui dispose dun pouvoir plus tendu que les autres,mais ne peut en user que pour autant que ce pouvoir lui est reconnu ou concd. Atous les niveaux existe un change de souverainet , cest--dire unediffrenciation des instances, un partage des comptences allant de lchelon le plusbas vers le plus lev. Alors que la souverainet bodinienne est la fois unepyramide et une circonfrence dont toute la surface est ordonne vers le centre, lasouverainet chez Althusius est de type labyrinthique : reposant sur ce principefondamental selon lequel le vassal de mon vassal nest pas mon vassal , elleimplique la pluralit, lautonomie, lentrelacement des niveaux de pouvoir etdautorit.

    Le modle bodinien la emport partir des traits de Westphalie (1648), et cestsur ce modle que sest construit ltat-nation, forme de politie la plus typique de lamodernit. Lune des consquences a t que ceux qui ont voulu contester cemodle, ne parvenant pas sen faire une autre ide que celle formule par Bodin,et la jugeant implicitement totalitaire, ont t souvent ports rejeter toute ide desouverainet.

    Tel est le cas de Jacques Maritain, pour qui la souverainet ne peut se concevoirque comme un concept transcendant de manire absolue le corps politique etsexerant den haut en tant spar de lui et qui la rejette pour cette raisonmme. La souverainet, dit Maritain, est incompatible avec la dmocratie.Inapplicable aussi bien au peuple qu ltat, elle implique que le pouvoir soitsurimpos au corps politique ou encore quil absorbe en soi le tout gouvern. Onretrouve ici limage de la souverainet comme principe de labsolutisme. Do cetteconclusion : Les deux concepts de souverainet et dabsolutisme ont t forgsensemble sur la mme enclume. Ils doivent tre mis ensemble au rebut 40.

    Les souverainistes daujourdhui commettent la mme erreur que Maritain. Ilsestiment eux aussi quune souverainet rpartie ou partage, une souverainetprive du droit de se dployer comme puissance illimite, inconditionne et absolue,ne mrite pas son nom mais ils en tirent la conclusion inverse. Ils se prononcenten faveur de la souverainet, mais sur la base de la mme dfinition.

    En ralit, comme le remarque Chantal Delsol, la souverainet de Bodin netient plus que par la peinture. Dans la situation actuelle, elle na plus ni existenceconcrte ni lgitimit avouable 41. Lide dtat-nation, qui a rgn en Europe depuisla paix de Westphalie jusqu la premire moiti du XXe sicle, est aujourdhuiproprement puise, aprs que deux guerres mondiales en eurent dj amplementprouv les limites. Lrosion par le haut comme par le bas des capacits de ltat-nation signe la fin de la modernit, cest--dire en termes politiques la sortie de lgewestphalien42. En finir avec ce quon a pu appeler le mal de Bodin 43 impliquedonc, non pas de renoncer la souverainet, mais de la reformuler dans une optiquenouvelle, inspire des propositions dAlthusius.

  • La souverainet du type althusien sest dj cristallise dans le pass danscertaines constructions impriales ou supranationales. On en retrouve lcho chezdes thoriciens de laustromarxisme comme Otto Bauer et Karl Renner, tous deuxpartisans dun tat fdratif des nationalits , dans lequel la souverainet setrouve rpartie diffrents niveaux de la socit politique44. Mais cest surtout lefdralisme qui apparat aujourdhui comme la doctrine la mieux mme de fairepasser dans les faits lide dune souverainet troitement associe aux principesdautonomie et de subsidiarit suivant la consigne de Jacques Maritain qui, stantprononc ds les annes trente pour lEurope fdrale, prconisait de substituer la statoltrie qui svit de nos jours la reconnaissance par les tats d uneautonomie relative plus forte que celle qui existe aujourdhui aux communauts plustroites, aux petites patries contenues dans leur sein 45.

    Vritable clef de vote du systme dAlthusius, le principe de subsidiarit exigeque les dcisions soient toujours prises au niveau le plus bas possible, par ceux quien subissent le plus directement les consquences. Il implique donc que les pluspetites units politiques dtiennent des comptences autonomes substantielles etquelles soient en mme temps reprsentes collectivement aux niveaux de pouvoirplus levs. Il ne sagit pas l de dcentraliser. Dans la dcentralisation, le pouvoirlocal nest jamais titulaire que de la part dautorit que le pouvoir central veut bien luiconcder : il ne reprsente quune dlgation de ce pouvoir central, qui reste lenoyau substantiel de la vie publique dans une aperception strictement pyramidale dela socit. Avec la subsidiarit, cest le mouvement inverse : le niveau local nedlgue aux chelons suprieurs que les responsabilits et les tches dont il ne peutse charger lui-mme, il ne fait remonter au-dessus de lui que les comptences quilne peut assumer, tandis quil rsout par ses propres moyens tous les problmes quisont effectivement de sa comptence, en assumant lui-mme les consquences deses dcisions et de ses choix. La subsidiarit reprsente donc un partage decomptences selon le critre de la suffisance ou de linsuffisance : chaque niveaudautorit conserve les comptences pour lesquelles il est suffisant. Il en rsulte parexemple que chaque communaut, plutt que de se voir imposer une offrestandardise de biens et de services, doit pouvoir librement dcider par elle-mmedes biens et des services quelle estime lui convenir.

    La subsidiarit est directement antagonique de la conception bodinienne de lasouverainet qui repose, elle, non sur le critre de suffisance, mais sur celui decapacit suprieure. Dans ce schma, ltat central ne peut que requrir toutelautorit pour lui seul, puisquil est prsum par principe toujours suprieurementcapable.

    La conception bodinienne de la souverainet est tout aussi compatible avec unrgime dictatorial quavec un rgime dmocratique. Mais dans ce dernier cas, laseule possibilit quelle offre aux citoyens est de dcider du choix de leursreprsentants. Le principe fdraliste est au contraire incompatible avec toute formede dictature, et il va beaucoup plus loin dans la dmocratie, car il reconnat auxindividus et aux groupes, non seulement la capacit de choisir leurs reprsentants,mais la capacit de participer en permanence la vie publique, en statuant par eux-mmes et pour eux-mmes sur ce qui les concerne. La socit franaise

  • daujourdhui est dmocratique, note ce propos Chantal Delsol, mais elle nest passubsidiaire, car elle laisse trs peu de place lautonomie daction des groupesconstitus, prfrant faire confiance ltat central pour raliser ce qui a t dciddmocratiquement 46. Le principe de subsidiarit implique lautonomie et laresponsabilit, tandis que la souverainet bodinienne, qui repose sur un postulat dedfiance vis--vis des groupes organiss, consacre lhtronomie, lirresponsabilitet lassistanat gnralis.

    Il y a plus dun demi-sicle, on lisait dj dans LOrdre nouveau : Poursacheminer vers le vritable fdralisme, vouloir partir de ltat-nation commefondement de la socit, cest aboutir ncessairement limprialisme et lastatoltrie [] Seule la formule communaliste se rvle assez souple, assezhumaine, pour permettre dviter ces diffrents cueils 47. Dun point de vuesubsidiaire, la vritable unit politique et sociale, en-de mme de la rgion, cesten effet la commune. Henri Mendras parvient la mme conclusion : Les Franaismarquent un attachement indfectible la dmocratie directe : le maire est lepersonnage public le plus populaire, comme le savent bien des hommes politiquesqui ne veulent pas perdre leur mandat municipal. Cest donc partir de la communeque lon peut reconstruire une thorie de la lgitimit politique ascendante, et nonplus descendante 48.

    Dans une telle perspective, lexistence de communauts ou de groupesparticuliers nentrave pas la recherche du bien commun, car lextension desprocdures dmocratiques empche les factions de simposer au dtriment delintrt gnral. La nation se dfinit alors comme une communauts decommunauts, qui non seulement peut prendre place dans une communaut plusvaste, de type supranational, mais dont les communauts particulires peuventgalement choisir de se rapprocher dautres communauts. Alors que le point de vuejacobin fait de la souverainet la garante de lunit nationale, le principe desubsidiarit fait de la prservation de la pluralit une garantie de la souverainet.Une Europe bien conue, cest--dire une Europe fdrale, ne serait pas ledissolvant des souverainets encore existantes, mais linstrument de leurrenaissance par la mise en uvre tous les niveaux dune souverainet conuediffremment.

    A. B.

    1. Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Payot, 1989, p. 11.

    2. Abandonner le principe de souverainet, crivent William Abitbol et Paul-Marie Coteaux,cest perptuer des dsquilibres qui nont jamais connu pareille ampleur et qui mnent tout droit leXXIe sicle des conflits dont nul na ide. Souverainet ou barbarie : le choix des annes 2000 ( Souverainisme, jcris ton nom , in Le Monde, 30 septembre 1999).

    3. Cf. Michael Newman, Democracy, Sovereignty and the European Union, Hurst, London 1996.

  • 4. Rapport sur les investissements internationaux publi par la Cnuced le 27 septembre 1999.

    5. Rvlateur cet gard est le fait que la Grande-Bretagne se dclare volontiers soucieuse dedfendre sa souverainet face lEurope au moment mme o elle saffirme chaque jour un peuplus comme un protectorat amricain.

    6. La souverainet sur la scne mondiale : concept reconsidr ou fiction renouvele , in LaRevue Tocqueville-The Tocqueville Review, 1998, 2, p. 7.

    7. Souverainet et identit , in Le Figaro, 1er fvrier 1999, p. 2.

    8. Dominique Venner, Europe, identit et souverainet , in Rivarol, 19 fvrier 1999.

    9. Souverainet et identit , art. cit.

    10. Ltat de doute , in LUnit normande, mai 1999, p. 1.11. Pour une premire approche de type historique, cf. Charles Merriam, History of the Theory of

    Sovereignty since Rousseau, Columbia University Press, New York 1900 ; Perry Anderson, Lineagesof Absolute State, New Left Books, London 1974 ; Jens Bartelson, A Genealogy of Sovereignty,Cambridge University Press, Cambridge 1995. Cf. aussi Bertrand de Jouvenel, De la souverainet,Gnior, 1955 ; W.J. Stankiewicz (ed.), In Defense of Sovereignty, Oxford University Press, London1969 ; Joseph Camilleri et Jim Falk, The End of Sovereignty?, Edward Elgar, Aldershot 1992 ; A.H.Chayes, The New Sovereignty, Harvard University Press, Cambridge 1995 ; Thomas J. Biersteker etC. Weber (ed.), State Sovereignty as Social Construct, Cambridge University Press, Cambridge 1996; Bertrand Badie, Un monde sans souverainet. Les tats entre ruse et responsabilit, Fayard, 1999.Le discours sur le sujet est devenu si confus que la notion de souverainet a parfois t dpouillede tout caractre politique, comme chez Patricia Mishe, qui soutient que seule la Terre estsouveraine ( Ecological Security and the Need to Reconceptualize Sovereignty , in Alternatives, 14,pp. 390-391), ou Robert Garner, pour qui la souverainet devrait tre galement reconnue chezcertains animaux ( Ecology and Animal Rights. Is Sovereignty Anthropocentric? , in Laura Braceand John Hoffman, ed., Reclaiming Sovereignty, Pinter, London 1997).

    12. Cest l le point de dpart du dbat entre lcole raliste classique, qui dfinit lasouverainet comme pouvoir centralis exerant son autorit sur un territoire (H.J. Morgenthau,Politics among Nations. The Struggle for Power and Peace, Alfred A. Knopf, New York 1948), etlcole dite dpendancialiste .

    13. Alan James, Sovereign Statehood, Allen & Unwin, London 1986 ; F.H. Hinsley, Sovereignty,2e d., Cambridge University Press, Cambridge 1986 ; Justin Rosenberg, The Empire of Civil Society,Verso, London 1994.

    14. Sovereignty, Open University Press, Buckingham 1998. Du mme auteur : Beyond the State,Polity Press, Cambridge 1995. Cf. aussi Andrew Vincent, Theories of the State, Basil Blackwell,Oxford 1987, p. 32.

    15. Les six livres de la Rpublique, II, 2.

    16. Ibid., I, 8.

    17. Thologie politique, Gallimard, 1988, pp. 46-47.

    18. Lessence du politique, Sirey, 1965, p. 118.

    19. A kingdome divided in it selfe cannot stand , crit Hobbes dans son Leviathan (1651).20. Cf. Preston King, Ideology of Order. A Comparative Analysis of Jean Bodin and Thomas

    Hobbes, Frank Cass, London 1974, p. 79.

  • 21. La guerre des principes. Les assembles rvolutionnaires face aux droits de lhomme et lasouverainet de la nation, mai 1789-juillet 1794, Ecole des hautes tudes en sciences sociales, 1999.

    22. Siys, Quest-ce que le tiers-tat ? [1788], Droz, Genve 1970, p. 180.23. LAssemble scartait par l rsolument de la pense de Rousseau. Celui-ci dfinit certes la

    souverainet tant par linalinabilit que par lindivisibilit ( toutes les fois quon voit la souverainetpartage on se trompe , crit-il), mais il le fait dune tout autre faon. Dune part, il fait rsiderlinalinabilit, non dans le pouvoir souverain exerc au nom de la nation, mais dans le peuple, qui enreste toujours le dtenteur (ce qui lui permet de rcuser le rgime reprsentatif). Dautre part, il fait delindivisibilit lun des traits dun pouvoir souverain quil conoit comme essentiellement homogne,alors que les rvolutionnaires lattribuent au peuple assimil la nation. L o, pour Rousseau,remarque Boroumand, lexercice de la souverainet est inalinable, pour la Rvolution cet exerciceest indivisible, ce qui justifie son monopole par la Reprsentation. Et l o, pour Rousseau, ltenduede la souverainet est indivisible, pour la Rvolution cette tendue est inalinable, ce qui justifie unecomptence illimite de la souverainet et, partant la fusion des pouvoirs (op. cit., p. 171).

    24. Cf. R. Debbasch, Le principe rvolutionnaire dunit et dindivisibilit de la Rpublique,Economica, 1988 ; Lucien Jaume, Le discours jacobin et la dmocratie, Fayard, 1999.

    25. Op. cit., pp. 165-166.

    26. Prface Ladan Boroumand, op. cit., p. 10.

    27. Ibid., p. 535.

    28. Le mal de Bodin. A la recherche dune souverainet perdue , in Le Dbat, mai-aot 1999,p. 72.

    29. Op. cit., pp. 119-120.

    30. Libration, 6 juin 1999.31. Op. cit., Gallimard, 1988, p. 15.

    32. Op. cit., p. 125.

    33. Cf. Paul Hirst, Carl Schmitts Decisionism , in Chantal Mouffe (ed.), The Challenge of CarlSchmitt, Verso, London 1999, pp. 7-17.

    34. Joseph de Maistre, pour ne citer que lui, se situe demble dans le sillage de Bodin quand ilaffirme que toute espce de souverainet est absolue de sa nature (De la souverainet dupeuple. Un anti-Contrat social, PUF, 1992, p. 179). Pourtant, il souligne aussi que la souverainetest fonde sur le consentement humain ; car si un peuple quelconque saccordoit tout coup pour nepas obir, la souverainet disparoitroit, et il est impossible dimaginer ltablissement dunesouverainet sans imaginer un peuple qui consent obir (ibid., p. 92). De Maistre avait galementcompris, contrairement bon nombre de ses disciples, que la Rvolution franaise sexplique avanttout par lvolution de la monarchie vers labsolutisme, volution qui rendait le pouvoir insupportableen mme temps quelle impliquait labaissement parallle de la noblesse et du tiers-tat, dont lesfonctions respectives taient lune et lautre indispensables au bon fonctionnement de la socit.Cette ide sera reprise aprs lui par Tocqueville.

    35. Sur Althusius, cf. Alain de Benoist, Johannes Althusius, 1557-1638 , in Krisis, mars 1999,pp. 2-34.

    36. Thomas O. Hueglin, Le fdralisme dAlthusius dans un monde post-westphalien , inLEurope en formation, printemps 1999, p. 33. Du mme auteur : Community Federalism Subsidiarity, Wilfrid Laurier University Press, Waterloo 1999.

  • 37. Ordonner quelque chose au bien commun, crivait Thomas dAquin, revient au peuple toutentier ou quelquun qui reprsente le peuple ( alicujus gerentis vicem totius multidunis ).

    38. Du contrat social, II, 3.

    39. Cf. ce sujet Otto von Gierke, Das deutsche Genossenschaftsrecht, 4 vol., Weidmann, Berlin1898-1913 ; Perry Anderson, op. cit., pp. 27-28 ; Andrew Vincent, op. cit., p. 34.

    40. Lhomme et ltat , in uvres compltes, vol. 9 [1932-35], Editions Universitaires,Fribourg, et Saint-Paul, 1982, p. 539.

    41. Souverainet et subsidiarit, ou lEurope contre Bodin , in La Revue Tocqueville-TheTocqueville Review, 1998, 2, p. 53.

    42. Cf. Gene Lyons et Michael Mastanduno (ed.), Beyond Westphalia?, John Hopkins UniversityPress, Baltimore 1995. Le modle westphalien est galement critiqu par Daniel Deudney ( BindingSovereigns. Authorities and Structures and Geopolitics in Philadelphian Systems , in Thomas J.Biersteker et Cynthia Weber, ed., State Sovereignty as Social Construct, Cambridge University Press,Cambridge), qui lui oppose le modle philadelphien , auquel est associ le nom de JamesMadison, qui prvalut aux tats-Unis entre la cration de lUnion et le dbut de la guerre deScession. Dans ce dernier modle, tous les acteurs collectifs sont membres constituants dusouverain .

    43. Henri Mendras, art. cit., pp. 71-89.

    44. Cf. Tom Bottomore et Patrick Goode (ed.), Austro-marxism, Clarendon Press, Oxford 1978 ;Karl Renner, La nation, mythe et ralit, Presses universitaires de Nancy, Nancy 1998.

    45. Europe and the Federal Idea , in The Commonweal, 19 et 26 avril 1940, texte repris inJacques Maritain, LEurope et lide fdrale, Mame, 1993, pp. 15-47. Lincompatibilit dufdralisme avec lide bodinienne de souverainet a t rgulirement souligne, notamment parHarold Laski (Studies in the Problem of Sovereignty, Yale University Press, New Haven 1917 ; TheState in Theory and Practice, George Allen & Unwin, London 1935) et par Robert Dahl (WhoGoverns?, Yale University Press, New Haven 1961).

    46. Souverainet et subsidiarit, ou lEurope contre Bodin , art. cit., p. 50.

    47. Michel Glady, A hauteur dhomme. Des frontires au fdralism , in LOrdre nouveau,novembre 1934, p. 10.

    48. Art. cit., p. 86.