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Mathilde Reichler, Haute Ecole de musique de Lausanne Cours de synthèse, 9-16 mars 2016 Alban Berg, Wozzeck (3ème et 4ème cours) : Passacaille (Acte I scène 4)

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Mathilde Reichler, Haute Ecole de musique de Lausanne Cours de synthèse, 9-16 mars 2016

Alban Berg, Wozzeck (3ème et 4ème cours) : Passacaille (Acte I scène 4)

Quelques remarques préliminaires :

- Nous sommes dans l’acte I, conçu comme un acte d’exposition au niveau de l’action dramatique, organisé en 5 « pièces de caractère » au niveau musical, relativement aux 5 personnages principaux autour desquels Wozzeck gravite.

- De même, il ne semble pas que cela soit le caractère funèbre souvent associé à cette basse obstinée qui soit la référence de Berg. La Passacaille, en effet, véhicule à l'époque baroque un affect douloureux, et elle est très fortement « codifiée ». On verra que c'est un autre aspect qui motive certainement le choix de Berg pour cette scène.

- Cette scène entre Wozzeck et le Docteur fait pendant à la première scène de l'opéra, avec le Capitaine.

- Elle est annoncée comme une « Passacaille » : c’est-à-dire une forme construite sur le principe de la variation sur basse obstinée. Chaconne et Passacaille : à l’origine, ces deux danses de caractère noble, lentes et solennelles, étaient basées sur le retour d’une basse obstinée courte (généralement de 4 à 8 mesures), souvent modelée sur un tétracorde descendant. Elles sont beaucoup utilisées à l’époque baroque (les deux termes sont, semble-t-il, interchangeables, mais le débat à ce sujet n’est pas tout à fait clôt). On en trouve notamment chez Couperin, Rameau, et Bach. Au 19ème siècle, on doit à Brahms le retour d’intérêt pour cette forme : il l’utilise dans le finale de sa 4ème Symphonie.

- Les 3 Viennois feront souvent usage de passacailles, certainement en référence à Brahms, qui fut un de leurs grands modèles : voir Schoenberg, dans le 8ème numéro de Pierrot lunaire (cette Passacaille est d’une forme un peu spéciale, qui n'est pas sans lien avec ce qui se passe dans la Passacaille de Wozzeck; et d'ailleurs, le thème de la Passacaille du Pierrot lunaire rappelle l'une des cellules clefs de la 4ème scène de Wozzeck), Webern (Passacaille opus 1, 1908) et Berg lui-même dans ses Altenberg-lieder.

- Il faut souligner qu'il est très original d’importer à l’opéra une forme instrumentale du type de la Passacaille. Car manifestement, le modèle de Berg n'est pas le lamento baroque – qui fait souvent usage de basses obstinées type Chaconne ou Passacaille – mais bien plutôt la tradition instrumentale, marquée par Bach et par Brahms en ce qui concerne cette forme.

En ce sens, cette Passacaille n’est pas du tout comparable, dans son effet et dans son impact, à la dernière scène du Tour d’écrou de Britten, par exemple, utilise cette forme très ostensiblement, de façon presque « démonstrative ». Ou de la Passacaille de la Lady Macbeth de Chostakovitch. Dans Wozzeck, le recours à cette forme semble plus caché, secret. Il s’offre à nous, lecteurs, ne serait-ce que par le sous-titre de la scène, et aussi parce que Berg a indiqué le début de chaque variation dans la partition. Mais par contre, ce principe structurant ne s’entend pas, pour l’auditeur.

Le « confort » de l’auditeur semble intentionnellement remis en cause, à travers des lignes vocales exagérées (au service de la caractérisation grotesque du Docteur), à travers la complexité rythmique ambiante, l’absence de périodicité ainsi que les constants changements de tempo. Des gestes musicaux surviennent à tout moment, de façon inattendue, pouvant donner à première vue l’impression d’une musique « décousue », qui tient essentiellement à son rapport illustratif au texte. Et pourtant, la scène est parfaitement construite...

A première vue, il s’agit plutôt d’un traitement continu au niveau musical : la musique semble réagir au texte de façon immédiate, en changeant constamment d’atmosphère (notamment à travers les changements de timbres instrumentaux). Ce qui frappe avant toute chose, c’est le côté dissonant, « imprévisible », de la musique, qu’on rattacherait volontiers à une forme d'« expressionnisme ».

La première écoute de la Passacaille de Wozzeck est plutôt déroutante : on n’entend pas la basse obstinée ! A l’oreille, on n’a guère l’impression d’une forme de variations basées sur le retour régulier et périodique d'une basse.

Première écoute

On a vu que la Passacaille véhicule un affect de mélancolie, de deuil. Ici, on a l’impression que l’usage est presque à prendre au second degré, tant le discours est grotesque : le Docteur reproche à Wozzeck d’avoir toussé. En fait, chez Büchner, il lui reproche d’avoir pissé dans la rue : Berg a censuré certains traits qui lui paraissaient un peu trop crus. « Ich hab’s gesehn, Woyzeck, Er hat auf die Straß gepißt, an die Wand gepißt wie ein Hund .» (« Je l’ai vu, Woyzeck, il a pissé dans la rue, pissé contre le mur comme un chien ! »). Chez Büchner, Woyzeck doit amener au Docteur son urine pour qu’il l’analyse. En l'occurrence, il n'a plus besoin de faire pipi, et c’est pourquoi le Docteur se met dans tous ses états. La justification de Wozzeck « Aber Herr Doktor, wenn einem dir Natur kommt ! » (« Mais Monsieur le Docteur, quand c’est la nature qui vous pousse ! ») paraît beaucoup plus compréhensible lorsqu’on connaît ce contexte.

Quoi qu'il en soit, le Docteur fait « tout un plat » de cette cause futile, parsemant son discours de grandes envolées lyriques sur la liberté de l’homme et sur la science - dissertations qui semblent tout à fait hors de propos vu le contexte très terre-à-terre de cette consultation (savoir si Wozzeck a bien mangé ses haricots…).

Alors pourquoi une « passacaille » ? Est-ce un décalage voulu entre la connotation de la forme et la situation dramatique ? Certainement, en partie. Il y a un aspect très « satirique », parodique, dans l’usage d’une forme aussi « sévère », sérieuse, que la Passacaille, dans un contexte aussi grotesque et absurde. Une forme de tragique naît de ce décalage, d'ailleurs.

La Passacaille est aussi une réponse musicale à l’une des idées centrales de la scène (et de l’opéra dans son ensemble) : l’idée fixe de Wozzeck, que le Docteur souhaite lui voir cultiver : il est ravi de cette « köstliche aberratio mentalis partialis » (cette « superbe aliénation mentale ») qu'il a diagnostiquée sur son patient ! C’est sinistre. A l’idée fixe de Wozzeck (sa folie, ses hallucinations, mais aussi l’image de Marie, qui le hante), correspond une autre idée fixe - celle du Docteur : devenir immortel par le fruit de ses travaux. Le Capitaine, dans la première scène, est lui aussi obsédé par l'idée du temps qui passe et par l’éternité. Des obsessions tourmentent donc tous les personnages de cette pièce. Et ceux-ci ne se rencontrent pas vraiment, à vrai dire : le dialogue entre eux n’est pas véritablement possible. Chacun semble comme enfermé dans sa propre folie.

Pourquoi une Passacaille ?

Pour signe de cet enfermement, Berg imagine une basse obstinée construite sur un thème exploitant les 12 sons du total chromatique - soit une série. (Les procédés d'écriture dodécaphonique sont en train de s'élaborer dans le langage des 3 Viennois, et cette Passacaille en fournit un exemple très frappant.)

Ce thème va structurer toute la scène : le dialogue entre Wozzeck et le Docteur est en effet organisé sous forme de 21 variations (graphiquement, le palindrome de 12), que Berg a notées dans la partition.

Voir plus loin, dans la partition, pour l'analyse de ce thème.

Thème

Var. 2

Var. 1

Var. 3

Découpage de la Passacaille par rapport au dialogue entre Wozzeck et le Docteur :

Var. 4

Var. 5

Var. 6

Var. 7 Var. 8

Var. 9

Var. 10

Var. 12

Var. 13 Var. 14

Var. 15Var. 16

Var. 11

Var. 17

Var. 18

Var. 19

Var. 20Var. 21

Var. 9

Même si on n’entend pas le retour de la basse obstinée, on observe que les différentes variations coïncident avec les changements d’idées (souvent abrupts) des personnages. Wozzeck comme le Docteur n’arrêtent pas de « sauter du coq à l’âne ». C’est la conséquence de la discontinuité qui préside à l’écriture de Büchner, dans l’organisation des scènes comme à l’intérieur des dialogues.

Si les segments de texte varient passablement d’une variation à l’autre (il y a plus ou moins de texte dans une variation), on observe que le nombre de mesures est invariable : toujours 7 mesures.

Les variations 8 à 18 semblent marquer une accélération. Cela apparaît graphiquement : elles se succèdent beaucoup plus rapidement que les premières au niveau de la quantité de texte mobilisée. Si on regarde le timing : les variations 9, 10, 11 et 12 filent en effet à toute vitesse (une 10-aine de secondes, contre le double pour les premières variations). Les 14, 15, 16 et 17 également. Les no 13 et no 18 rejoignent les proportions des premières variations. La 19 est de nouveau très courte, mais la 20 se rallonge, avec les répétitions de « unsterblich ».

Remarques sur le découpage et la structuration de la scène

On remarque que si la basse obstinée ne s'entend pas à l'oreille, de fréquents changements de tempo interviennent précisément au moment du départ d'une nouvelle variation, donnant un signal important concernant la forme.

Certains mots sont clairement mis en valeur par le départ d'une nouvelle variation : « die Natur kommt », la « viande de mouton » (l'emphase sur ce mot est absurde ; elle souligne le changement de régime alimentaire annoncé par le Docteur), l'image de l'araignée, les mots « fürchterliche » (« inquiétantes »), « Linienkreise, Figuren ».Les changements d’humeur brusques du Docteur sont aussi soulignés par le début d’une nouvelle variation : « Nein, ich ärgere mich nicht » (« Non, je ne me mets pas en colère »).On relèvera de façon encore plus significative le début de nouvelles variations sur « aberratio », puis « köstliche aberratio mentalis », ainsi que sur le « unsterblich » final (« immortel ») ! Cela confirme, évidemment, les hypothèses que nous pouvions formuler sur la raison d’être de cette forme par rapport à la dramaturgie (par le retour constant d'un même moule mélodique, la basse obstinée exprime structurellement les idées fixes des deux personnages, ainsi que le thème de l'immortalité).

Changements d'idées, ou retours d'idées, devrait-on plutôt dire. En effet, le dialogue semble tourner autour de quelques idées fixes qui reviennent continuellement : l'histoire des haricots et le régime que le Docteur impose à Wozzeck, la « nature » (soit le besoin) qui a forcé Wozzeck à « tousser », les théories du Docteur, par lesquelles il rêve de devenir immortel, l'idée fixe qu'il a diagnostiquée chez Wozzeck, les obsessions de celui-ci.

On se rend compte combien l’écriture est virtuose : un thème de 12 sons, traité en 21 variations, 7 mesures par variation, et en même temps, une musique qui suit constamment les changements d’humeur induits par le texte…

C'est en effet clairement le dialogue qui détermine le découpage musical de la scène, bien que celui-ci semble en même temps répondre aux lois d'une forme absolue, indépendante du texte qui l'a fait naître.

Clarinettes en sib : variation sur la 1ère phrase du Docteur

Var. 1

Flûtes et piccolos : variation sur la 2ème phrase du Docteur

Exemples musicaux tirés de : http://www.philippemanoury.com/?p=2032

Le Violoncelle dessine lentement le thème des 12 sons de la Passacaille (série), avec beaucoup de notes répétées, des accélérations et des arrêts subits. L'effet est très récitatif, rubato. L’indication va d’ailleurs dans ce sens : « quasi recitativo mi viel Freiheit im Tempo ». L'instabilité rythmique semble traduire l’anxiété et la nervosité du Docteur.

Acte I scène 4

1

2

3

4 5 6

Nous pouvons mettre en valeur, dans ce thème, une sonorité gamme par tons dans les 2 premiers tétracordes, des demi-tons descendants qui séparent chaque tétracorde, une permutation du motif de Marie (9, 10 et 11) et les trois dernières notes (10, 11 et 12 : tierce mineure + triton) qui vont constituer une cellule de base pour toute la scène. On rencontre en outre 4 fois l'intervalle de triton dans ce thème, qui commence par mib et termine par ré bécarre.

v

en augmentation

en diminution

Saturation chromatique : il ne manque que le do bécarre pour avoir le total chromatique dès la première phrase du Docteur

2ème phrase = variation de la 1ère phrase

Motif de la « science »

7 8 9 10

11

12

La cellule thématique finale de la série revient lorsque Wozzeck prend la parole pour se justifier (« Wenn die Natur kommt »), puis Wozzeck termine sur la 9ème mineure mib-ré (encore un renversement du demi-ton) : 1ère et dernière notes du thème.

Var 1 : Clarinettes, puis flûtes et piccolos font entendre une variation sur les 2 premières phrases du Docteur

1 2

Ainsi, l’organisation mélodique semble être extrêmement contrôlée, même si à première vue, on est surtout frappé par le caractère exagéré, dissonant, expressionniste et grotesque, du traitement vocal. On peut en réalité démontrer que tous les intervalles utilisés par Berg dans ces 2 pages sont dérivés de la série1.

1. A ce sujet, voir le schéma proposé par Georges Starobinski, dans les pages consacrées à la Passacaille de L'ostinato dans l'oeuvre d'Alban Berg. Formes et FonctionsBern, Peter Lang, 2001.

3 4 5

Notes répétées, débit rapide > Vcl dans l'énonciation du thème !

Ce motif correspond au « gebellt, wie ein Hund » de la première page.

Début de la variation (page précédente) : le tempo s’accélère : Berg note « presque deux fois plus vite » (soit la noire = 80). Le docteur s’emporte !

Le thème est énoncé ici par le cor (gestopft = bouché), tandis que le ré - dernière note du thème - est tenu en pédale par le Vcl puis par la Cb, durant toute la variation.Les notes du thème sont désormais en valeurs brèves, non répétées (> il s'agit d'une variation importante par rapport à la première énonciation du thème), accentuées, sur les temps - mais de façon aléatoire. Le thème n’apparaît dès lors que de façon très cachée.Au début de la variation, les vents et le 1er Vl en pizz, projettent dans les aigus l’étonnement du Docteur, avant de retomber chromatiquement dans le médium de leur tessiture sur une phrase mélodique qui est une variation de la phrase de la clarinette qui précède. A bien y regarder, ces phrases évoquent qqch de connu… Il s’agit en effet des deux premières phrases du Docteur ! (clarinette > 1ère phrase, puis flûte et piccolo > 2ème phrase, dans un rythme « aplati » !). Le piccolo, quant à lui, fait aussi une variation de cette phrase, sur une gamme chromatique descendante, avec quelques permutations, formant une série.Au début de la var., l'alto répète le motif des 3 dernières notes du thème, ici non transposé - motif qui a été utilisé sur « Die Natur kommt » par Wozzeck, repris de façon emphatique par le Docteur. Ce dernier ajoute la note « si », qui tombe sur l’énonciation du thème par le cor. Et sur « Abscheulicher Aberglaube », il reprend encore le motif de 3 notes, juste après le saut d'octave (aussi un geste que Berg va exploiter souvent à partir de maintenant).

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Changement d’atmosphère (dès le haut de la page précédente) : les bois puis les violons (en pizz) travaillent en imitation le motif « de la science », pp, toujours sur le ré tenu du Vcl. Quant au petit motif juste avant le chiffre 500, en double, il est issu du « gebelt, wie ein Hund ! » du Docteur.

Le Docteur chante des notes répétées, dans un débit rapide, avec des accélérations qui rappellent le Vcl dans l’énonciation du thème. Il est d’ailleurs presque entièrement sur les notes du thème, sauf le motif « 10, 11, 12 » sur « Die Natur » (on pouvait s’y attendre), et la tierce mineure ascendante lorsqu’il interpelle Wozzeck (soulignée par tous les instruments à l’unisson). A nouveau, on observe une grande organisation mélodique.

Il est intéressant de noter que le Docteur, sous un canon construit sur le thème de la science (c’est-à-dire des 3 « Groschen » qu’il donne à Wozzeck pour que celui-ci se prête à ses expériences), égrène les notes de la série à la manière d’un instrument (c’était le Vcl), sur les mots : « Hab’ich nicht nachgewiesen », etc… Puis : « In dem Menschen verklärt sich die Individualität zur Freiheit ! ». Le thème de la liberté, de façon ironique, est prisonnier de la basse obstinée, et l’homme de déshumanise (> rapport à l’instrument). Au niveau musical, c'est encore une autre manière de varier le matériau de l'énonciation du thème.

Variation sur la première phrase du Docteur

8 9

101112

10 1112

1

Les dernières notes du thème (10, 11, 12) sont données par les bassons/contrebasson en valeurs brèves et mouvement ascendant, épousant la ligne du Docteur.

On notera ainsi que non seulement la série soutient le dialogue de façon cachée, mais que tout le matériau mélodique de l’énonciation du thème est réexploité dans la première variation ! Ce travail va maintenant se poursuivre dans toutes les variations suivantes.

La deuxième variation est dominée par l’idée des haricots - tout à fait grotesque ! (« Hat er schon seine Bohnen gegessen, Wozzeck ? »).Harpe et xylophone lui donnent sa couleur particulière. La série passe au xylophone, en valeurs longues, tremolo (roulement) dans l’extrême-aigu.

Le motif des 3 dernières notes du thème est maintenant superposé aux 3 clarinettes à l’unisson avec la harpe. Cela signifie qu'il est désormais verticalisé : il devient « harmonique » (il s'agit d'un accord diminué au 1er renversement). Il est répété trois fois à l’octave supérieure, comme au début de la variation précédente, avec le do dièse de la stupeur du Docteur.Le chromatisme descendant qui suit fait intervenir un autre leitmotiv de l'opéra, qu'on appelle généralement « motif de la frayeur ». Il va bientôt se trouver mélangé au motif de la science. En effet dans les mesures qui suivent, Berg va faire 3 variations successives de cette première mesure... Ce sont donc des variations dans la variation !

Nous analysons de façon détaillée les 4 premières variations (ainsi que la 7ème, voir page suivante)… Et il y en a 21 ! La densité de cette musique est exceptionnelle.

Le principe de variation envahit tout le discours musical. On pourrait parler ici de « variation développante » (concept fondamental pour Schoenberg) : tout se répète toujours, mais en cheminant de façon continue. Le matériau se transforme continuellement, s’enrichissant de nouveaux motifs ou de réminiscences de motifs issus des scènes précédentes, motifs qui sont à leur tour variés, se superposant aux motifs présents dans la scène, et engendrant du nouveau matériau thématique.

On remarque ainsi un extraordinaire souci d’unité, en même temps que de diversité.Unitas / varietas : cette vieille devise est un des moteurs de la composition pour Berg !

Corollaire de ce souci d’unité : un soin extrême apporté à la construction, et l'impression pourtant que tout découle du texte et de la situation dramatique. La musique réagit en permanence au dialogue des personnages, de façon très souple, immédiate. Et pourtant il y a là derrière une structure à laquelle aucune note ne semble échapper. C’est vertigineux !

Acte I scène 4 (Passacaille), Variation 7

10

8 12

9

6

3

4

1

2

1

15 7 11 7

8

5

6

3

4

1

2

Le thème de la série, condensé, ramassé sur lui-même, est disposé de sorte à faire ressortir la gamme par ton (en vert) : 1, 2, 3, 4 + 9 et 10 = gamme par tons complète, de même que 5-12 sans 9 et 10 = 2ème gamme par tons, à un demi-ton de la première. Berg met en valeur les tritons, ici superposés (en jaune). Ce traitement de la basse obstinée annonce les techniques sérielles qui seront développées par Schoenberg, Berg et Webern dans les années 20.

« Ach, Marie! » : cette exclamation de Wozzeck (qui interrompt le dialogue de façon inopinée) engendre une des variations les plus courtes de toute la scène (avec les no 10 et 12). Elle n'occupe pas les 7 mesures consacrées, mais une unique mesures... à 7 temps. En outre, cette variation est construite comme un palindrome.

En guise de conclusion, une citation à méditer :

« On en arrive à penser que cette passacaille, fondée sur un thème difficile à mémoriser et constamment varié par la suite, n’en est pas une. Certes, Berg a maintes fois déclaré que les formes musicales de Wozzeck n’étaient pas destinées à être perçues, reconnaissant en l’occurrence que le « thème de basse reste plutôt caché au long de la passacaille » (1985 : 129). N’y a-t-il pas alors contradiction entre les intentions expressives de Berg et la réalité sonore telle qu’elle est perçue par l’auditeur ? A quoi bon une passacaille « sur le papier », si l’idée est de manifester par une forme musicale une situation psychologique ?

Ces questions, à vrai dire, s’évanouissent dès lors que l’on écoute cette scène comme il convient, c’est-à-dire sans se crisper sur l’identification du retour périodique du thème de basse. On est alors frappé par l’adéquation de chaque instant entre scène et orchestre, entre des pensées délirantes et une musique qui produit l’effet d’un tourbillon sans fin. A quoi cela tient-il ?

En fait, comme dans la passacaille des Altenberg-Lieder, l'effet d'ostinato n'est pas ici produit par le retour périodique du thème initialement exposé à la basse, mais par d'autres éléments. En l'occurrence, il s'agit moins de « thèmes secondaires » à proprement parler que d'éléments diasthématiques de surface, dérivés d'un matériau introduit dans les parties vocales en même temps que le thème principal. »

Georges Starobinski, L'ostinato dans l'oeuvre d'Alban Berg. Formes et Fonctions

Bern, Peter Lang, 2001, pp. 265-6.

Pour aller plus loin :

Si l'on souhaite poursuivre l'étude de la Passacaille, on pourra consulter le blog du compositeur Philippe MANOURY, qui a donné un séminaire sur Wozzeck en 2005 et a mis en ligne ses analyse de plusieurs scènes. Il a notamment analysé de façon extrêmement approfondie la Passacaille, avec ses 21 variations. Son propos, très agréable à lire, est d'une grande clarté et d'une précision remarquable. Il est illustré de nombreux extraits musicaux (partitions et extraits sonores). http://www.philippemanoury.com/?p=2032

On pourra par ailleurs se reporter aux pages sur la Passacaille du très bel ouvrage de Georges STAROBINSKI cité ci-dessus : Georges Starobinski, L'ostinato dans l'oeuvre d'Alban Berg. Formes et Fonctions, Bern, Peter Lang, 2001. L'usage de la Passacaille est ici mis en relation avec l'esthétique d'Alban Berg d'un point de vue plus général, en particulier à propos de son usage très fréquent de structures répétitives. Le propos est passionnant, et les exemples musicaux et commentaires analytiques sont un véritable modèle pour l'analyse.