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LE TROMPEUR TROMPÉ : LA REPRÉSENTATION DU DIABLE DANS L’OEUVRE D’AGRIPPA D’AUBIGNÉ L’oeuvre d’Agrippa d’Aubigné correspond chronologiquement à la période la plus intense de la chasse aux sorcières. Jamais Satan n’a été aussi proche et menaçant, et tandis que catholiques et protestants s’accusent mutuellement d’être des suppôts du diable, la sorcellerie démoniaque se répand comme une épidémie ; le diable est partout tapi en embuscade, dans l’entourage des rois comme dans le village le plus reculé. Pour l’auteur réformé, il ne fait aucun doute, même en tenant compte des excès polémiques, que le diable est adoré sur terre à la fois dans l’Église catholique dirigée par l’Antéchrist et dans le Nouveau monde 1 , et que sorciers et sorcières se rassemblent au sabbat pour fabriquer leurs maléfices et renier Dieu. Mais l’action de Satan ne s’arrête pas là : nombre de prodiges ne relevant pas de la catégorie des miracles – prédictions, apparitions de mort, métamorphoses animales – peuvent désormais lui être attribués. Cet astrologue qui prédit l’avenir, ce manipulateur de cartes, ou encore, ce prêtre si séduisant 2 ou cette religieuse en lévitation 3 , tous ces individus dont les pouvoirs semblent échapper aux lois de la nature, n’auraient-ils pas signé un pacte avec Satan ? Les limites du possible reculent : puisque tant de sorcières avouent qu’elles s’envolent au sabbat et qu’après une orgie, elles y font une horrible cuisine à partir de cadavres pour fabriquer leurs maléfices, comment ne pas accepter les récits les plus invraisemblables ? 1. L’Amérique est présente dans l’oeuvre d’A. d’Aubigné, mais on trouve dans la Confession catholique du sieur de Sancy I, VIII une évocation du « grand temple de Mechico, les parois frottes du sang des enfants immolés par leur pere », OEuvres, éd. d’Henri Weber, Paris, Gallimard, NRF, « Bibliothèque de La Pléiade », 1969, p. 612. 2. Louis Gaufridi, exécuté en 1611. A. d’Aubigné y fait une allusion satirique dans Les Aventures du baron de Faeneste : « Messire Louis de Marseille, qui par sorcellerie, aboit depucellees six bingts [et] tant de filles. », OEuvres d’Agrippa d’Aubigné, op. cit., p. 802. 3. C’est l’histoire de l’abbesse espagnole Madeleine de la Croix (1545), évoquée par Bodin dans sa Démonomanie des sorciers, Liv. II, chap. VII, éd. de 1587, Gutenberg reprint, 1979, f° 119.

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  • LE TROMPEUR TROMP : LA REPRSENTATION DU DIABLE

    DANS LUVRE DAGRIPPA DAUBIGN Luvre dAgrippa dAubign correspond chronologiquement

    la priode la plus intense de la chasse aux sorcires. Jamais Satan na t aussi proche et menaant, et tandis que catholiques et protestants saccusent mutuellement dtre des suppts du diable, la sorcellerie dmoniaque se rpand comme une pidmie ; le diable est partout tapi en embuscade, dans lentourage des rois comme dans le village le plus recul.

    Pour lauteur rform, il ne fait aucun doute, mme en tenant compte des excs polmiques, que le diable est ador sur terre la fois dans lglise catholique dirige par lAntchrist et dans le Nouveau monde1, et que sorciers et sorcires se rassemblent au sabbat pour fabriquer leurs malfices et renier Dieu. Mais laction de Satan ne sarrte pas l : nombre de prodiges ne relevant pas de la catgorie des miracles prdictions, apparitions de mort, mtamorphoses animales peuvent dsormais lui tre attribus. Cet astrologue qui prdit lavenir, ce manipulateur de cartes, ou encore, ce prtre si sduisant2 ou cette religieuse en lvitation3, tous ces individus dont les pouvoirs semblent chapper aux lois de la nature, nauraient-ils pas sign un pacte avec Satan ?

    Les limites du possible reculent : puisque tant de sorcires avouent quelles senvolent au sabbat et quaprs une orgie, elles y font une horrible cuisine partir de cadavres pour fabriquer leurs malfices, comment ne pas accepter les rcits les plus invraisemblables ?

    1. LAmrique est prsente dans luvre dA. dAubign, mais on trouve dans la Confession catholique du sieur de Sancy I, VIII une vocation du grand temple de Mechico, les parois frottes du sang des enfants immols par leur pere , uvres, d. dHenri Weber, Paris, Gallimard, NRF, Bibliothque de La Pliade , 1969, p. 612. 2. Louis Gaufridi, excut en 1611. A. dAubign y fait une allusion satirique dans Les Aventures du baron de Faeneste : Messire Louis de Marseille, qui par sorcellerie, aboit depucellees six bingts [et] tant de filles. , uvres dAgrippa dAubign, op. cit., p. 802. 3. Cest lhistoire de labbesse espagnole Madeleine de la Croix (1545), voque par Bodin dans sa Dmonomanie des sorciers, Liv. II, chap. VII, d. de 1587, Gutenberg reprint, 1979, f 119.

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    Jean Bodin, auteur de la clbre Dmonomanie des sorciers (1580), ira jusqu soutenir que Circ nest pas fable : la magicienne antique serait un dmon dot du pouvoir de mtamorphoser les hommes en btes.

    Cette croyance dans la prsence concrte du diable dans le monde, souvent interprte comme un signe annonciateur de la fin des temps, est cependant lobjet dintenses dbats, en particulier en ce qui concerne la sorcellerie ; il faut rappeler que Montaigne dans Des boiteux4 na pas cach son scepticisme et que Beroalde de Verville sest ouvertement moqu de Bodin dans son Moyen de parvenir5. Quant la position dAgrippa dAubign, elle nous est connue6 grce aux lettres touchant quelques poincts de diverses sciences , adresses Monsieur de La Rivire, mdecin du roi.

    Agrippa dAubign et le surnaturel dmoniaque Le destinataire, qui est peut-tre fictif7, aurait affirm navoir

    jamais rien veu de surnaturel , position qui laurait fait souponner, tort peut-tre, dtre du tout athiste 8. Lun des arguments utiliss est donc dordre thologique : le pouvoir accord au diable doutrepasser les limites de la nature en donnant par exemple un demon muet la possibilit de deviner lavenir fait partie du

    4. Essais, III, 11. 5. Je nai garde doublier notre grand Bodin qui premier des mortels et contre tout ordre naturel, par artifice dlectable et grand revers dentendement [] prit la mesure du diable et lui fit un habillement , Le Moyen de parvenir, d. de M. Renaud, Gallimard, Folio classique, 2006, p. 53. 6. Sur ce sujet dj largement explor, nous renvoyons aux articles de Jacques Bailb, Agrippa dAubign et les sorcires , Europe, n 353, 1976, p. 42-54, dont nous reprenons plusieurs conclusions, de Gabriel de Tinguy, Agrippa dAubign et le diable , ibidem, p. 104-108, et de Claude Gilbert Dubois, De ltrange au surnaturel , Albineana n 13, Les uvres en prose dAgrippa dAubign, H. Champion, 2001, p. 35-51. Voir aussi louvrage de Marie-Madeleine Fragonard, La Pense religieuse dAgrippa dAubign et son expression, Paris, Honor Champion, 2004. 7. Ce destinataire mort en 1605 serait peut-tre dcd au moment de la rdaction de ces textes. Voir Marie-Hlne Prat, Lcriture des lettres de poincts de science , Albineana n 13, op. cit., p. 15-33. 8. A. dAubign, uvres, op. cit., Lettres sur diverses sciences, Lettre III, p. 835.

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    dessein divin, pour convincre ceux qui lui ostent la gloire de ce qui est surnaturel 9.

    Lauteur examine successivement la question de la possession (lettre III), puis de la sorcellerie (lettre IV), et enfin des enchantements et sortilges (lettres V, VI et VII)10, et sappuie systmatiquement sur lexprience vcue, promue comme un moyen sr de ne pas cder laveuglement en ces affaires11 ; il nignore pas que Jean Wier, contrairement Bodin et tant dautres, ne voyait dans les sorcires que de pauvres vieilles atteintes de mlancolie, prtes sattribuer tous les malheurs dont on les accusait12, et considre quil y a grande brutalit de prononcer arrest de mort contre ceux qui sont affligez en leur esprit 13. Aussi faut-il prouver par les faits, et non simplement par les aveux, quil y a bien eu une action diabolique.

    La possession dmoniaque machine de guerre des catholiques contre les rforms et objet de nombreuses satires dans luvre de lauteur14 nest ainsi vritable que lorsque le possd parle plusieurs langues : la dmoniaque de Cartigny, villageoise qui ne savait ni lire ni crire, laquelle le pote a pu sadresser en grec, ne connaissait-elle pas dix-huit langues orientales en sus du latin, du grec et de lhbreu ? DAubign ne peut quironiser sur Nicole Obry (1565-1566) ou Marthe Brossier (1599) qui lune et lautre appelaient les

    9. Ibid., p. 839. 10. La lettre VI sur les philtres amoureux, qui fait allusion lamour dHenri IV pour la comtesse de Guiche, est ambigu, et il nest pas impossible que ce soit un exercice dautodrision : certes, le pote accuse la comtesse dtre une sorcire, mais le mdecin Hortoman, quil a consult ce propos, laisse entendre que les philtres sont contenus dans les potages et patez , les douces haleines et propos , les attouchemens dune frquentation assidue. Sur la comtesse de Guiche, voir le pome satirique, Sur la reconciliation de la comtesse avec le roy et Sa vie ses enfants, dans uvres, op. cit., p. 341 et p. 418. 11. Cette prudence est partage par nombre de contemporains. Voir les hsitations de Pierre de LEstoile ou les devisants des Sres de Guillaume Bouchet. 12. Cinq livres De limposture et tromperie des diables, traduit du latin par J. Grvin, Paris, Jacques du Puys, 1567. 13. Lettres sur diverses sciences, op. cit., Lettre IV, p. 839. 14. Confession catholique du sieur de Sancy, liv. I, chap. VI, Des miracles et voyages , et Les Avantures du Baron de Faeneste, liv. II, chap. 5, De Marthe la dmoniaque et autres miracles . Voir larticle de Madeleine Lazard Le conte de la dame dEphse dans Albineana n 16, Cahiers dAubign, Niort, 2005, p. 171-180 (lvque lit cette anecdote de Ptrone sur le corps de la possde).

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    huguenots la conversion, mais dont lignorance tait si manifeste qu il y eut grande dispute entre ceux de la justice pour savoir, si les Diables allaient lcole 15.

    La condamnation pour sorcellerie doit, elle aussi, reposer sur des faits tangibles : le prtendu loup-garou qui saccusait davoir dvor jusquaux juges qui sapprtaient le condamner tait certainement un malade et non un sorcier ! En revanche, les morceaux de cadavre dpec, talon , poulce , morceau de crne , retrouvs chez les participants au sabbat et que les Mdecins appelez jurerent tous de mesme corps 16, emportent la conviction de juges pourtant hsitants17. Aussi la jeune et tres belle sorcire, au visage franc , qui a dnonc sans la moindre trace d motion et sous les injures ses tantes et cousines , peut-elle assister lexcution de trente-quatre personnes, regrettant, de ne mourir point, ayant est, comme elle disoit ds lage de neuf ans mene au sabbat et marque du diable

    Soutenir quil y a intervention du dmon dans des faits qui semblent chapper aux lois de la nature exige non seulement des preuves mais des gens de bon jugement : lauteur voque ainsi avec mpris ces prvts ignorants qui en son absence ont fait brler vif un de ses tenanciers pour avoir fait tourner un plat sur une table avec le bout du doigt 18, sans se douter quil nest pas lui-mme labri de lerreur.

    Les tours de prestidigitation du magicien lEscot, capable de sortir toute une garde-robe dune simple pochette de cuir et de deviner les cartes choisies par les spectateurs, sont en effet parvenus lui gel[er] le sang 19, dautant plus que lescamoteur annonce avec assurance la fuite dHenri de Navarre de la cour ainsi que le futur destin du prince : la guerre jusqu son couronnement comme roi de France20.

    15. Confession catholique du sieur de Sancy, op .cit., p. 600. 16. Lettres sur diverses sciences, op. cit., Lettre IV, p. 843. 17. Il est ainsi prcis que le Prsident Ravignac avoir refeuillet sa Demonomanie de Bodin, son Wyerus et autres de cette estofe , Lettres, op. cit., p. 842. 18. Ibid., p. 839. 19. Bodin accuse un certain Des Echelles, qui a fait le mme tour que LEscot transformer un brviaire en jeu de cartes dtre un sorcier, Demonomanie des sorciers, op. cit., f. 154. 20. Lettres sur diverses sciences, op. cit., Lettre VII, p. 848-851.

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    DAubign est donc tout prt le croire quand il prtend pouvoir lemmener avec lui (en volant ?) par dessus le Louvre ; mme sil nose pas essayer un tel sortilge, sa conviction est faite : le diable est bien de la partie. LEscot avoue dailleurs lauteur quil a despendu 80 000 ducats en parfuns pour affriander les plus subtils demons ses offices . Comment en douter puisquon lui voit souvent les cheveux arrachs par son matre qui vient toutes les nuicts du Jeudy au Vendredy le battre ? Sa fin, rapporte par oy dire , est bien celle dun suppt de Satan : alors quil dnait, un cocher more, qui avoit quatre chevaux noirs laurait emport dans les airs. En un mot, conclut Agrippa dAubign : tels galands ne sont differents des Sorciers que de noms, et se damnent avec plus de lustre 21.

    Cet enlvement du magicien par le diable nest certes quune rumeur, mais lauteur, comme beaucoup son poque, attribue les pouvoirs supernaturels des astrologues ou des prestidigitateurs leur pacte avec Satan, et non aux seules ressources de la magie naturelle 22. Dans la neuvime lettre, qui na pas de destinataire mais fait clairement suite celles qui sont adresses La Rivire, apparat ainsi la distinction bien nette entre deux catgories de magiciens : ceux qui veritablement servent le diable, vouez luy par serments, par marques ou presant de sang et dexcremens, et qui le servent par leur prestige et sorceleries et ceux qui se servent des secrets de Nature, des sciences abstruses de la Farmaceuptrie, des suptilitez des ombres et miroirs, et qui par l, trompeurs et charlatans, trompent et contrefont quelque chose de surnaturel 23.

    21. La magie est un art de produire des effets par la puissance du diable. La sorcellerie, ou malfice, est un art de nuire aux hommes par la puissance du diable. Il y a cette diffrence entre la magie et la sorcellerie que la magie a pour fin principale lostentation et la sorcellerie la nuisance , crira Richelieu. Cit par G. de Tinguy, Agrippa dAubign et le diable , art. cit., p. 108. 22. La magie naturelle utilise, comme lindique le titre de Della Porta, Magia naturalis sive de miraculis rerum naturalium (1re d. 1558), uniquement les forces naturelles quoique souvent occultes et non supernaturelles , et surtout diaboliques, pour faire des prodiges. Le 4me volume du De occulta philosophia Libri tres (1re d. 1531-1533) dHenri Corneille Agrippa de Nettesheim, consacr aux crmonies magiques et la magie dmoniaque, est apocryphe. Voir, entre autres, sur la question de la magie, Jean Card, La Nature et les prodiges, Genve, Droz, 1996 (1re d. 1977). 23. Lettres sur diverses sciences, op. cit., Lettre IX, p. 855.

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    Autrement dit, Agrippa dAubign reprend la distinction entre magie blanche et magie noire : le pouvoir surnaturel nest donn quaux magiciens qui, tel Faust, ont vendu leurs mes au diable. Les autres ne sont que des trompeurs et des charlatans qui utilisent les secrets de la nature en les faisant passer pour surnaturels24, et peut-tre mme en faisant croire quils ont pass un pacte avec le dmon ; en effet, il ne fait gure de doute que pour asseoir leur rputation, et malgr le danger que cela pouvait reprsenter dans cette priode dintense chasse aux sorcires, nombre de magiciens laissaient entendre quils taient en communication avec les diables. Les textes littraires regorgent de scnes, souvent comiques, dinvocations des dmons25, et Agrippa dAubign lui-mme fait le rcit dans les Avantures du Baron de Faeneste26 dune telle tromperie : limmense diable apparu dans la nuit devant le naf hros, saisi de terreur au point de se jeter dans le charnier des pestiferez , ntait probablement quun acteur mont sur chasses. Tel est du moins lavis dEnay, et pour cause : notre auteur avait toutes les raisons de connatre les tours des magiciens, puisquil a lui-mme pu passer pour lun dentre eux !

    Portrait de lauteur en apprenti sorcier Est-ce par sduction homonymique avec Henri Corneille Agrippa

    de Nettesheim ? En tout cas Agrippa dAubign na jamais cach sa fascination pour le savoir magique et pour tout ce qui relve du surnaturel27. Dans la cinquime lettre adresse Monsieur de la

    24. Nous ne pouvons pas entrer ici dans le dbat effroyablement complexe sur la frontire entre nature et surnature la Renaissance. Voir Jean Card, La Nature et les prodiges, op. cit. 25. En effet, on trouve dans le thtre europen de nombreuses comdies o des charlatans proposent de faire apparatre le diable (dans Les Esprits de Larivey, 1579, par exemple). On peut aussi citer, pour le genre narratif, le dbut de LHistoire comique de Francion de Charles Sorel (1623). 26. Amours du Baron et enchantement , II, 10, Avantures du Baron de Faeneste, op. cit., p. 710-713. 27. Nous nvoquons pas ici les phnomnes qui ne relvent pas du surnaturel dmoniaque comme lapparition de la femme fort blanche venue lui donner un baiser froid comme glace quand il tait enfant, ou le miracle de la grand-mre de septante ans dont les mammelles semplissent de lait pour nourrir son petit-fils. Sa vie ses enfants, op. cit., p. 384 et 451. Pour lanalyse de cette fascination pour les

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    Rivire28, il fait le rcit de sa rencontre quatorze ans dun certain Loys dArza, Lyon, qui pendant neuf mois lui enseigna dabord l astronomie puis lastrologie judiciaire , pourtant condamne par Calvin29, avant de rvler quil estoit Magicien , ou plus exactement, faisant croire quil estoit magicien , formulation qui ne permet pas de savoir sil est sorcier ou charlatan ; quoi quil en soit, Loys dArza lut et interprta pour son lve le quatriesme livre dAgrippa, la clavicule de Salomon, et les facinations de Zoroastre, avec force autres petits livrets pleins de cette marchandise . Mais quand il fallut en venir au couronnement de telles tudes et faire le cercle magistral pour invoquer le diable, ladolescent recula devant lhorreur des ceremonies, et les termes des invocations comme Adeste spiritus benevoli, et puis Ecce ego totus vester 30.

    Le jeune homme ne fait dailleurs que raliser la prdiction de son matre lui annonant quil nirait pas jusqu se donner au diable : outre quil cognoissoit en moi de la crainte, ma physionomie et cognoissance de mon naturel ne permettroyent jamais de venir aucun effect de cette science . Ce qui empche Agrippa dAubign de commettre lirrparable, ce nest pas la volont ou la conscience, mais son naturel ; dans le cadre de la prdestination, il tait donc crit que le jeune homme ne vendrait pas son me au diable.

    Mais dans ce temps o les Magiciens estoyent merveilleusement recerchs , Agrippa dAubign ne rsiste pas lenvie de jouer ce rle la cour : il impressionne facilement les filles de la Royne en leur rvlant leurs amours caches, et fait apparatre par un jeu de rflexion entre miroirs lamant le plus accompli aux yeux dune demoiselle.

    Sa vaine rputation est telle quon fait appel lui pour enquter sur le cur de Sainct-Saturnin de Tours emprisonn sur

    prodiges, voir Claude Gilbert Dubois, De ltrange au surnaturel , art. cit., Albineana n 13. 28. il sen veint Lion sans le sceu de ses parans, et se remit aux Mathematicques, et samusa aux theoricques de la Magie , Sa vie ses enfants, op. cit., p. 389. 29. LAdvertissement contre lastrologie judiciaire tait paru en 1549. 30. Lettres sur diverses sciences, op. cit., Lettre V, p. 843. On notera que lon trouve dans les Stances quelques vers qui pourraient tre mis en parallle avec cet pisode : Il reste quun demon congnoissant ma misere /Me vienne un jour trouver aux plus sombres forestz ; /Messayant, me tantant pour que je desespere,/ Que je suive ses ars, que je ladore aprs. Or la strophe suivante commence l aussi par un : Moy, je resisteray , uvres, op. cit., p. 277.

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    ordre dHenri III, exaspr de voir sa mre entoure de faux magiciens qui en tiroyent de grands biens et nexcecutoyent rien . Agrippa dAubign obtient en change de ce service la possibilit de consulter des livres de magie offerts par le roi dEspagne au roi de France, dont les commantaires de Dom Joan Picatrix de Tollede , pour raviver ses connaissances ; il na aucun mal, le lendemain, faire avouer au prisonnier qui prtend avoir pour dmon Daraynel en ignorant que seul le dmon Daraizel peut entrer dans lonix ! que cest le dsir de parvenir qui lui a fait joer ce personnage . Le jeune homme parvient donc sans peine dvoiler limposture dun faux magicien moins crdible parce moins savant que lui en matire de magie !

    Une chose est certaine : ni le cur de Saint-Saturnin, ni Agrippa dAubign, ni mme peut-tre Loys dArza nont vendu leur me au diable, mais tous font semblant davoir quelque commerce avec les dmons, ft-ce sous la forme dune connaissance toute livresque comme le jeune Agrippa, pour obtenir une rputation . En un mot, dans le systme de dAubign, ces magiciens-l nont aucun don surnaturel, contrairement un LEscot qui aurait obtenu de Satan ses pouvoirs extraordinaires.

    Examinant les secrets contenus dans les livres de magie que le roi lui a prts, le jeune homme constate dailleurs quils ne sont en eux-mmes de nulle opration , moins quils ne contiennent un poison, ou que le magicien ne soit un de ces Sorciers qui trompez par le Diable dun plus honneste nom, en trompent les autres 31.

    Cette conception qui fait basculer du ct du diable tout le savoir magique et astrologique, objet par ailleurs la mme poque de nombreuses condamnations religieuses, est exprime plusieurs reprises dans luvre de lcrivain. Or ce dernier semble dot dun don de divination, dont lorigine, dans un tel contexte, pourrait bien tre quelque peu diabolique.

    La divination Agrippa dAubign a en effet t clbre pour ses prdictions,

    en particulier celle quil aurait faite en 1594 Henri IV qui venait

    31. Lettres sur diverses sciences, op. cit., Lettre V, p. 845.

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    dchapper la tentative dassassinat de Chastel : Sire, vous navez encore renonc Dieu que des levres, il sest content de les percer ; mais quand vous le renoncerez du cur, il vous percera le cur 32. Il est ce point certain de la ralisation de sa prophtie que lorsquon lui annonce que le roi a t frapp la gorge, il rtablit la vrit : le roi ne peut avoir t frapp quau cur33, puisque cest l le signe quHenri IV a renonc la vraie foi. Cette prdiction, qui avait un caractre de mise en garde, rentre dans le cadre religieux de la maldiction prophtique et serait donc dorigine divine, comme Les Tragiques, livre dict par Dieu au pote visionnaire

    Le dcalage, parfois de plusieurs dcennies, entre lcriture du texte et sa parution en 1616, fait que luvre est remplie de ces prdictions advenues avant luvre clos que lauteur appelait en riant ses apophties . Or Agrippa dAubign prcise demble que certaines prdictions, dont celles de lassassinat dHenri III puis de son successeur, mritent un nom plus haut 34 et sont le signe du don prophtique accord par Dieu au pote.

    Pour montrer que sa connaissance de lavenir na rien de diabolique, le pote fait prcder la srie des apophties dans Princes dun discours liminaire de Fortune o il se met en scne en train de rejeter un savoir sentant le soufre :

    Encor pour ladvenir, te puis-je faire voir Par laide des Demons au magicien miroir Tels loyers receus : mais ta tendre conscience Te faict jetter au loing cette brave science :35

    Certes Mais lauteur a reu dans sa maison pendant prs de dix-huit

    mois un demon muet incarn 36, longuement voqu dans la lettre III adresse La Rivire ainsi que dans Sa vie ses enfants. Ce personnage pour le moins inquitant, sourd et muet, luil tres horrible, la face

    32. Sa vie ses enfants, op. cit., p. 431. 33. Ibid., p. 441. 34. Les Tragiques, d. de Jean-Raymond Fanlo, Champion, 1995, tome I, Aux lecteurs , p. 14. 35. Les Tragiques, Princes, ibid., v. 1241-1244. 36. Y a-t-il un lien avec le dmon muet des vangiles (Lc, 11, 14, Mt 12, 22-29) ? Ce dernier ne semble pas avoir le don de prophtie.

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    livide, qui avoit invent un alphabet par les gestes et par les doigts et que les plus doctes ont tenu pour daemon encharn 37, pratiquait les divinations de choses presentes, eslougnees, passes et futures 38. Dans son langage de signes39, il indiquait lendroit o se trouvait la cl perdue par une chambrire, faisait une leon dastronomie, rvlait les actions des personnes loignes et annonait lavenir, au point de donner les circonstances cette fois-ci prcises de lassassinat dHenri IV : dans trois ans et demi , de trois coups de poignards , dans la grande ru . Or le caractre prcis dune prdiction la date, le lieu et les circonstances matrielles est depuis saint Thomas le signe manifeste dune intervention diabolique40. Cette dangereuse prophtie, quAgrippa dAubign sefforce de garder secrte, semble le dcider se dbarrasser de ce monstre , pour navoir pas lamener la cour comme une curiosit qui aurait pu le compromettre ?

    Quoi quil en soit, notre auteur a eu quelque temps un dmon attach ses pas, ce qui lui donne une bien trange rputation dont il se dfend dans Sa vie ses enfants : en effet, sil sestoit fait savant en predictions , ce ntait pas comme len accusaient ses ennemis pour avoir eu chez luy le muet 41, autrement dit pour utiliser les services du diable. Or cet tre effrayant pouvait mme rendre compte de la situation politique, puisquil a pu dcrire en temps rel les combats de la Rochelle et annoncer les ruines du parti .

    Avoir demeure un tel informateur et ne pas lutiliser, cest pourtant ce que prtend avoir fait lauteur : non seulement, il interdit ses enfants et domestiques de senqurir des vnements futurs auprs du muet interdiction quils sempressent naturellement de transgresser mais il prtend avoir lui-mme observ[] religieusement de ne demander jamais cest organe une seule chose avenir 42.

    Il ne consulte donc pas lui-mme le dmon qui habite sa demeure du moins sur lavenir, car il nhsite pas linterroger sur bien dautres sujets , mais toute sa maisonne vient lui rapporter les prdictions du

    37. Sa vie ses enfants, op. cit., p. 447. 38. Lettres sur diverses sciences, op. cit., lettre III, p. 839. 39. On ne peut que penser Nazdecabre dans le Tiers Livre ou encore la joute entre Thaumaste et Panurge dans Pantagruel. 40. Sur cette question, voir Jean Card, La Nature et les prodiges, op. cit., p. 106-131. 41. Sa vie ses enfants, op. cit., p. 447-448. 42. Ibid.

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    muet ! En un mot, on retrouve dans lhomme mr la curiosit de ladolescent pour les sciences occultes ; Agrippa dAubign aurait enfin trouv son dmon, qui lui aurait apport nombre de connaissances interdites sans avoir vendre son me.

    Or la condamnation de la divination est dsormais presque unanime ; on peut citer ce propos Pierre de lEstoile commentant son tour lassassinat dHenri IV : le roi aurait t averti par un certain Thomassin quon tient un des plus grands et clbres astrologues de ce temps, et quon dit mme avoir un diable ; mais, poursuit lauteur des Mmoires-Journaux, le Roy, se moquant de lui et de son astrologie, le prenant tantost aux cheveux, tantost la barbe, lui fist faire deux ou trois tours de chambre, et le renvoia de ceste faon, montrant le peu de foy quil ajoustoit aux prdictions de tous ces beaux devins. On sattendrait alors trouver une condamnation de la dsinvolture royale en une affaire aussi grave, mais tel nest pas le commentaire de LEstoile qui conclut : En quoy il estoit fort louable, mais leust est encores plus si, selon la parole de Dieu, Sa majest eust esloign de soy et de sa cour, banni et nettoi son Royaume de telles pestes et ordures 43.

    On comprend mieux pourquoi dAubign, qui ne sest pas content de consulter un astrologue mais a eu un dmon son service, raffirme avec force que son don de prdiction ne lui vient que de son employ aux affaires et sa longue experience 44

    Les dmons incarns Que penser par ailleurs de la notion de dmon incarn ?

    Certes, Agrippa dAubign nest pas aussi affirmatif ; ce sont les doctes qui ont affirm que telle tait la nature du muet, mais au XVIe sicle, le diable est un Prote qui va parfois jusqu semparer de cadavres pour donner lillusion quil a un corps ; les textes des dmonologues sont remplis danecdotes attestant quil prend forme humaine et parfois mme celle dun tre familier et cher45 pour mieux tromper les humains. Lhypothse que ce muet dot de pouvoirs surnaturels soit un dmon na donc rien daberrant, mais quelle est la

    43. Paris, Alphonse Lemerre, 1875-1889, t. X, 24 mai 1610, p. 225-226. 44. Sa vie ses enfants, op. cit., p. 448. 45. Nicole Obry aurait ainsi t trompe par un diable se prsentant comme lesprit de son grand-pre mort.

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    nature exacte de ce personnage ? Est-ce un diable qui habite de son savoir surhumain un corps qui justement ne peut rien savoir ? Ou ny a-t-il rien dhumain dans ce monstre qui serait alors une figure du dmon lui-mme ?

    Agrippa dAubign ne rpond pas ces questions, mais on ne peut tre quintrigu par la prsence dans son uvre potique de nombre de dmons incarns. Certes, il ne sagit plus danecdotes vcues, et il faut faire la part la fois de la vise polmique dans des guerres religieuses o lennemi ne peut tre que satanique, mais aussi de la dimension proprement potique o la force de limage invite une lecture allgorique. Quoi quil en soit, le diable envoie sur terre des armes de dmons au visage humain.

    Le pacte pass entre Dieu et Satan au dbut des Fers46 illustre cette invasion ; les ordes lgions danges noires sabattent sur la terre, prenant mille formes pour tromper : femme qui pour pipper un cur sarme dune beaut , vieillard qui prend lauthorit dun visage chenu , mais surtout hermite , prescheur penitent et homme dEglise : lauteur comme dans toute la littrature polmique protestante transforme les ordres religieux, et les jsuites en particulier, en armes dmoniaques aux ordres de lAntchrist.

    Le diable prend aussi, dans cette descente sur terre, possession du chef de Jesabel 47, ce qui pourrait ntre quune amplification de limage traditionnelle du mal semparant de lesprit de lhomme. Mais les portraits conjoints de Catherine de Mdicis et du Cardinal de Lorraine dans Misres laissent transparatre une trange conception de lme et du corps ; le pote suggre en effet que ce sont des dmons sortis de lenfer, qui aprs stre levs dans le ciel comme une comte en semant la terreur parmi le peuple, sont venus habiter les corps du cardinal et de la Reine :

    Ces deux esprits meurtriers de la France mi-morte, Nasquirent en noz temps : les astres mutinez Les tirerent denfer, puis ils furent donnez A deux corps vicieux, et lamas de ces vices Trouva lorgane prompt leurs mauvais offices.48

    46. Fers, ibid., v. 183-260. 47. Ibid, v. 206. 48. Misres, ibid., v. 718-722.

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    Signe supplmentaire que lesprit malin sest substitu lme, cest en vomissant son Demon 49 que meurt Charles de Lorraine. Les dmons dguiss 50 habitent dsormais le monde, dans lequel ils ont pris une apparence humaine souvent monstrueuse par leur ressemblance avec les animaux, ou par le fait quils sont des hommes-femmes signe de leur appartenance lunivers dmoniaque.

    Mais Agrippa dAubign se contente le plus souvent de faire des chefs catholiques, ou des convertis comme Victor Palma-Cayet51 des suppts de Satan ; le pape Sixte Quint aurait ainsi sign un pacte avec le diable52, et Catherine de Mdicis serait une terrible sorcire. Le clbre portrait de la reine, imit de Lucain, transforme cette dernire en un monstre nocturne et ncrophile, dterrant les morts et fabricant des malfices partir de cadavres de nouveau-ns53.

    Il est peu probable cependant que lauteur ait cru que Catherine de Mdicis, dont il dnonce par ailleurs le got pour la magie, ait vritablement t un dmon ou une sorcire ! Ou que les diables se soient si largement dissimuls sous des apparences humaines.

    On ne peut pourtant rduire ces accusations excessives un simple procd rhtorique et pamphltaire54 : dans la perspective eschatologique qui est celle dAgrippa dAubign, la diabolisation de lglise catholique, considre comme celle de lAntchrist est la fois ncessaire et vraie. Comme lcrit Marie-Madeleine Fragonard lessentiel de la force de Satan viendrait donc de ce que des humains sont le diable, non quils lincarnent temporairement, mais qu la fin

    49. Misres, ibid., v. 1018. 50. Misres, ibid., v. 1179-1180 : Ces hommaces, plustost ces Demons desguisez, / Ont mis lespee au poing . 51. Voir Faeneste, II, XII Histoire de Cayet , p. 715. Lauteur de LHistoire prodigieuse et lamentable de Jean Fauste (1598) a visiblement t trs souvent confondu avec son personnage 52. Le diable serait parvenu, comme il se doit, tromper le pape en ne lui accordant que cinq ans de pontificat alors quil lui en avait promis sept, pour avoir fait excuter un jeune garon de seulement quatorze ans, Confession catholique du Sieur de Sancy, op. cit., p. 580-581 53. Misres, ibid., v. 889-992. 54. Ctait une des craintes de lauteur : que voulez-vous que jespere parmy ces curs abastardis, sinon que de voir mon livre jett aux ordures avec celui de lestat de lEglise, lAletheye, Le Resveille-matin, la Legende Saincte Catherine, et autres de cette sorte ? Je gagneray une place au rolle des fols , Les Tragiques, Aux lecteurs, op. cit., p. 4-5.

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    des temps, ils le constituent en une sorte de corps mystique du mal 55. Le pote-prophte traverse ainsi les apparences pour parvenir la vrit surnaturelle, celle que lui dicte Dieu.

    Le trompeur tromp Cette lutte exacerbe entre Dieu et Satan annonce la fin de

    lhistoire humaine, mais celle-ci est dsire par le pote, car elle verra la victoire annonce de tout temps du Christ sur lAntchrist et le triomphe des lus.

    Le cinquime livre des Tragiques, Les Fers, souvre ainsi sur une rcriture amplifie et fortement thtralise du dbut du Livre de Job (I, 6-7), lorsque Satan se prsente devant le Seigneur au milieu des Fils de Dieu. Dans luvre du pote protestant, cest un diable desguis en Ange de lumiere qui se glisse dans la presse des purs esprits , provoquant la colre divine ; ltre aux yeux clairs et beaux se mtamorphose alors en un serpent effroyable :

    Lors le trompeur tromp dasseur devint blesme, Lenchanteur se trouva desenchant luy mesme.56

    Satan ne saurait tromper ni Dieu, ni son porte-parole visionnaire, le pote des Tragiques. Toute luvre dAgrippa dAubign dvoile ainsi la ruse du diable, qui se fait adorer dans lglise catholique sous le dguisement dun ange de lumire57. La mission du pote est darracher le masque Satan et de montrer son impuissance. Malgr le martyre protestant et lhorreur de son action dans le monde, le diable nest en effet pas si effrayant que cela, puisque cest en vain quil met lpreuve Job ou les chrtiens obstins qui dans les fers et les feux proclament leur foi : son filet en effet nenclorra que les abandonnez , ceux qui ont t vous Satan premier que feussent nez 58. Le diable ne peut donc tromper et damner que ceux qui

    55. La Pense religieuse dAgrippa dAubign et son expression, op. cit., p. 374. 56. Fers, ibid., v. 53-55. 57. Le motif du diable dguis en ange de lumire (II Corinthiens XI, 14) apparat de nombreuses reprises dans luvre du pote : Si depuis quelque temps, les plus subtils esprits / desguiser le mal ont finement appris/ nos princes fards la trompeuse maniere / De revestir le Diable en Ange de lumiere , Princes v. 949-953, ou encore Satans vestus en Anges , Vengeances, v. 691. 58. Fers, ibid., v. 179-180.

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    sont destins ltre. Instrument de Dieu, il est le mal ncessaire qui permet la reconnaissance des lus, tout en ntant pas, proprement parler, le Tentateur : sans libre-arbitre, les jeux sont faits.

    De surcrot, le croyant sait que le diable nest quune illusion ; lapparition de la Vertu suffit ainsi faire disparatre, dans Princes, Fortune et ses enfants, figures dmoniaques qui sefforaient de corrompre le jeune pote :

    La vertu paroissant en matrone veste, La mere et les enfants ne leurent si tost vee, Que chacun deux changea en Demon decevant, De Demon en fumee, et de fumee en vent, Et puis de vent en rien :59

    Le motif est rcurrent ; dans les Stances, Satan prend la forme de la femme aime, mais le pote ne saisit que du vent et les apparitions effroyables du dmon ne sont que fume facynant [la] vue 60. Une telle conception est certes conforme la reprsentation traditionnelle du diable, esprit qui se fabrique un corps fantastique compos de vapeurs pour apparatre aux hommes61, mais elle invite ne voir dans la crature diabolique quune hallucination, dont on peut triompher.

    Dans le curieux texte de La Sorcire62, qui raconte la mise mort carnavalesque dune sorcire, le caractre outrageusement sexuel du texte le pote et ses amis dcident dattaquer par le bas le corps de leur victime invite une lecture misogyne ; la femme est habite par les dmons. Preuve en est que tout un bestiaire dmoniaque schappe la fois de la plaie et par les diffrents trous du corps :

    59. Princes, ibid., v. 1328-1331. 60. Stances, dans uvres, op. cit., p. 278. 61. Voir ce sujet, Pierre Le Loyer, IIII Livres des spectres, ou apparitions et visions desprit, anges et demons se monstrans sensiblement aux hommes, Angers, George Nepveu, 1586. Voir aussi LHymne des Dmons de Ronsard. Ce texte superbe permet dapprocher ce qutait la croyance dans les dmons au XVIe sicle ; hrite la fois du christianisme, du no-platonisme et de toute une tradition sotrique et magique, elle contribuait ce quon peut appeler lenchantement du monde , avant le triomphe de lesprit cartsien. 62. Agrippa dAubign, La Sorcire, uvres compltes, d. dE. Raume et F. de Caussade, Paris, Lemerre, 1873-1892, t. III, p. 240-243. J. Bailb propose un commentaire de ce texte dans Agrippa dAubign et les sorcires , art. cit.

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    Poussons, gare, fuiez, la plaie est entamee ! Quel bruit, quel sifflement, quelle espaisse fumee, Que de cris, que dhorreurs, que de bizarres feux Bleus et vers vont vollans desj jusques aux Cieux ! [] Voila deux cens Demons, espritz nez mal faire, Qui sortent arrangez, conduitz par un Cerbere. De cent crapaux enflez elle purge lorgueil, En mille vipereaux les plaisirs de son il, En monstres contrefaitz elle purge son vice, En tortillons daspitz qui sifflent sa malice. Voicy sa villennie & par deux autres trous La chenille, les vers, la punaise & les pous.

    Les dmons ayant t chasss, le pote sapproche du cadavre dont on dcide de faire lanatomie ; en lui ouvrant la matrice, on trouve deux germes commencez de deux pauvres enfants 63, ce qui entrane la fuite du pote laissant ce cors aux champs des orages pourrir .

    Quelle que soit la diversit des interprtations du texte, on remarque aisment que dans cette mise en scne du fantasme, ce ne sont pas les dmons qui font peur ils sempressent de svanouir et de disparatre , mais le mystre de lorigine contenu dans le corps fminin. Par ailleurs, le fer pointu qui sert crever la sorcire, est assimil la plume de lauteur : lcriture est perue comme une arme, apte vaincre Satan.

    Conclusion Lunivers est envahi par les dmons, et Satan est prince de ce

    monde. Mais la fascination dAgrippa dAubign pour les prodiges dmoniaques est celle dun connaisseur, qui a lu les livres de magie, savoir qui le protge de la terreur qui a t celle de nombre de ses contemporains. Certes, cette curiosit pour les sciences interdites est scandaleuse pour un croyant, mais lauteur, en vitant soigneusement dinterroger lui-mme son dmon muet sur lavenir, comme en reculant devant le pacte, na jamais franchi le pas qui laurait livr au diable :

    63. Pour une lecture psychanalytique, en particulier sur la gmellit, voir Gisle Mathieu-Castellani, Agrippa dAubign. Le corps de Jzabel, Paris, P.U.F. Le texte rv , 1991.

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    llve de Loys dArza sest donc approch des dmons autant quil le pouvait sans compromettre son salut.

    Ces pisodes ne sont dailleurs pas prsents comme de dramatiques tentations : le diable en effet nest nullement un ennemi intrieur qui pourrait menacer la foi dAgrippa dAubign64. Pour ce guerrier, il est avant tout un adversaire que lon peut combattre, de son pe comme de sa plume : les dmons incarns qui habitent son uvre sont un moyen de donner un visage au diable pour mieux lannihiler. Un optimisme profond parcourt luvre du pote : que fait-il dautre dans Les Tragiques que dannoncer la dfaite de lAntchrist, non seulement la fin des temps, mais aussi chaque fois que lme dun martyr quitte cette terre ? Aux yeux du juste, les prestiges comme les abominations de Satan ne sont que fume et que vent

    Marianne CLOSSON Universit dArtois

    64. Lorsque lauteur, le Diable prenant le temps cette occasion , dcide dtudier la religion de ladversaire pour examiner sil sy trouve une miete de salut , il est difficile de parler de tentation dmoniaque. Dailleurs, le rsultat est sans quivoque : lauteur saffermit plus que jamais en sa Religion , Sa vie ses enfants, op. cit., p. 423-424.