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 ANNALES DE L’UNIVERSITÉ OMAR BON GO 1 1 J a nv i e r 2 0 05 LET T RES , LA NGU ES, S C IEN C ES HUMAINES ET SOCIALES PRESSES UNIVERSITAIRES DU GABON ISBN : 2-912603-18-8 I S SN : 1815 - 3054

Annales UOB 11

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  • ANNALES DE LUNIVERSIT OMAR BONGO

    N 11 Janvier 2005

    LETTRES, LANGUES, SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES

    PRESSES UNIVERSITAIRES DU GABON

    ISBN : 2-912603-18-8

    ISSN : 1815 - 3054

  • Annales de lUniversit Omar Bongo n11

    Directeur de Publication : Jean Emile Mbot

    Comit scientifique

    1- Alihanga Martin, Professeur 2- Boussougou Jean Aim (M.A., H.D.R.) 3- Barro Chambrier Alexandre, Matre de Confrences, agrg 4- Ekomie Jean Jacques, Matre de Confrences, agrg 5- Copans Jean, Professeur Paris V 6- Kwenzi-Mikala Jrme, Matre de Confrences 7- Mayer Raymond, Professeur 8- Mba Owono Charles, Matre de Confrences, agrg 9- Mbot Jean Emile, Professeur 10- Mbuyi Mizeka Alfred, Professeur 11- Mtgu NNah Nicolas, Matre de confrences 12- Mouckaga Hugues, Professeur titulaire 13- Nambo John Joseph, Matre de Confrences, agrg 14- Ndoume Essingone Herv, Matre de Confrences, agrg 15- Ndombi Pierre, Professeur 16- Nz Nguma Fidle Pierre, Matre de Confrences 17- Nzinzi Pierre, Matre de Confrences 18- Pierre Dasen, Professeur, Universit de Genve 19- Ratanga Atoz Ange, Professeur 20- Ropivia Marc Louis, Professeur titulaire

  • Annales de lUniversit Omar Bongo

    Comit de lecture

    Srie Lettres et Langues

    Akendengu Daniel Ren, Matre-assistant

    Sima Eyi Hmry-Hervais, Assistant

    Monsard Pierre, Matre-assistant

    Mouendou Blandine, Matre-assistant

    Ngou Mv Nicolas, Matre-assistant

    Nzondo Lonard, Matre-assistant

    Renombo Steeve, Assistant

    Tchalou Pierrette, Matre-assistant

    Tolofon Andr, Matre-assistant

    Secrtariat ddition

    Bernardin Minko Mv

    Mise en page

    Brigitte Meyo et Laetitia Lishou

    Coordination technique

    Hugues Gatien Matsahanga

    Presses Universitaires du Gabon

    Universit Omar Bongo

    B.P.13131 Libreville (Gabon)

    Tl : (241) 73 01 42 - Fax : (241) 73 20 45

    E-mail : [email protected]

  • Annales de lUniversit Omar Bongo

    Comit de lecture

    Srie Sciences Humaines et Sociales

    1- Bignoumba Guy-Serge, Matre-assistant 2- Boussougou Jean-Aim, Matre-assistant (HDR)

    3- Djki Jules, Matre-assistant 4- Ekogha Thierry, Matre-assistant 5- Kombila ne Manon Levesque, Matre-assistant 6- Koumba Thodore, Matre-assistant 7- Kwenzi-Mikala Jrme, Matre de confrences 8- Locko Michel, Matre-assistant 9- Mayer Raymond, Professeur 10- Mickala Roger, Assistant 11- Minko Mv Bernardin, Assistant 12- Mohangue Placide, Matre-Assistant 13- Mombo Jean-Berrnard, Matre-assistant 14- Nzinzi Pierre, Matre de Confrences 15- Ondo Mebiame Pierre, Matre-assistant 16- Owaye Jean-Franois, Matre-assistant 17- Soumaho Mesmin Nol, Matre-assistant 18- Tonda Joseph, Matre-assistant (HDR) 19- Zu Nguma Gilbert, Matre-assistant

  • Renouer avec une autre Tradition

    Cest avec un rel intrt que je prface ce numro des Annales de lUniversit Omar Bongo. Certes, il nest pas inaugural, mais il a la particularit de renouer avec la tradition des Annales de notre Universit que notre institution a observe, tant bien que mal, jusque dans les annes 90.

    En effet, aprs avoir renou avec les symboles de la tradition universitaire, notamment avec la grande rentre solennelle de novembre 2004, rehausse par la prsence du Chef de lEtat, la parution de ce numro 11 de nos Annales prend ainsi un sens et un relief particuliers.

    Je la salue donc, avec enthousiasme, en souhaitant y voir un instrument de promotion de la recherche des enseignants de nos ples scientifiques, un incontestable atout pour leur propre pratique pdagogique ; si tant est que les enseignants de qualit saffirment parmi ceux-l qui savent transmettre facilement les connaissances dont ils sont eux-mmes producteurs. Cette parution vient aussi pour le rayonnement appropri de nos Presses Universitaires dotes, pour la premire fois, des ressources consquentes.

    Au moment o notre Institution sengage dans le contexte mondial dune nouvelle culture acadmique induite par la rforme LMD, je me dois de saluer ici la renaissance des Annales, leur souhaiter un bel avenir, en tant que moyen daffirmation et de reconnaissance identitaires de notre universit.

    Jean-Emile MBOT

    Recteur de lUOB

  • SOMMAIRE Stphanie NKOGHE : Transmission des rites et pouvoir de gurison enAfrique...9

    Bernardin MINKO MVE : Du systme de filiation entre lanthropologie et la sociologie................................................................................23

    Jean-Bernard MOMBO : Libreville dans le projet les villes o on vit le mieux en Afrique :un exemple de construction de tableau gopolitique

    de huit agglomrations urbaines africaines.........50

    Mesmin EDOU : Lconomie forestire au Gabon : des activits traditionnelles

    lexploitation industrielle ..........80 Guy-Serge BIGNOUMBA : Les gabonais et la mer : des usages des bords de

    mer lmergence dune culture maritime travers lactivit balnaire....98

    Jules DJEKI : Villes africaines et villes occidentales : une urbanisation diffrencie.112

    Nicolas METEGUE NNAH : Le parti de lunit nationale gabonaise (1958-1963) :

    une tentative de cration dune troisime force politique

    au Gabon.142

    Pierre NZINZI : J. Bouveresse ou laccomplissement analytique de la fin

    de la philosophie...158

    MOUKALA NDOUMOU : La dimension idologique de la rationalit mdicale :

    la problmatique du paradigme Vih Sida....175

    Flora NTSAME-MBA : Production de connecteurs par les enfants gabonais gs

    de 4 ans 6 ans...............200

    Jean-Bernard MAKANGA : Les connaissances mtacognitives chez le jeune

    enfant gabonais en ge prscolaire- tude comparative...214

    Lonie MENGUE MEKOMOE : Du mythe au drame...227

    Hmery-Hervais SIMA EYI : Esquisse dune redfinition gnrique de

    Biboubouah : chroniques quatoriales suivi de bourrasques sur Mitzic

    de Ferdinand Allogho-Oke : une uvre littraire gabonaise

    infode au roman par linstitution littraire...........................242

  • Claudine-Auge ANGOUE : Le retrait de deuil : dconstruction du systme de

    don et contre don dans les patrilignages du nord et nord-est du Gabon....264

    Bernard EKOME OSSOUMA : Laideur et lment comique dans le roman ngro-

    Africain dexpression franaise (1985-1995)................290

    Jean-Emile MBOT : Lesclavage et la dette....309

    Yolande NZANG BIE : Pour une approche comparative de la numration dans

    les langues bantu du Nord-Ouest : le cas du Gabon........323

    Pierre ONDO-MEBIAME : Les suffixes verbaux de drivation en

    Fang-Ntumu...........................................................349

    Roger MICKALA MANFOUMBI : Le morphme-nu en PUNU (B43). 367

    Pamphile MEBIAME-AKONO : Prolgomnes une analyse en pragmatique..379

    Gabriel Kwami NYASSOGBO : La zone lagunaire de Lom : problmes de

    dgradation de l'environnement et assainissement.................................391

    Jean Rmy OYAYA : Laugmentation des budgets suffit-elle la qualit des

    systmes ducatifs ? Cas du Gabon......410

    Dieudonn MEYO-ME-NKOGHE : La sorcellerie : Un phnomne inscrit dans

    la mentalit du peuple gabonais (1839 1960).......................439

    Ludovic OBIANG : Entre rel et utopie : la reprsentation du village traditionnel

    dans le roman gabonais....457

    Table des matires ..475

  • Annales de lUniversit Omar Bongo, n 11, 2005, p. 9-22

    TRANSMISSION DES RITES ET POUVOIR DE GUERISON EN AFRIQUE

    Stphanie NKOGHE Universite Omar Bongo

    Libreville (GABON)

    Rsum

    Il y a autant de socits africaines quil y a de rituels de transmission des pouvoirs. Les procds ou rituels denseignement de la mdecine traditionnelle, diffrents des mthodes de la mdecine moderne , restent en effet variables dune socit une autre.

    On peut distinguer chez les Fang, trois modes de transmission des rites et pouvoirs de gurison savoir :

    1. la transmission naturelle ou divine faisant intervenir la notion de don ;

    2. la transmission parentale qui consiste pour un parent gurisseur gg , dlire son hritier dans la famille, en lui lguant son pouvoir ;

    3. la transmission initiatique o les esprits, avant, pendant ou aprs linitiation, font des rvlations aux initis.

    Ces diffrents modes de transmission des pouvoirs sont variables selon les rites de gurison et selon les circonstances. Ils se font selon deux types de savoirs : le savoir perceptible ordinaire, concret, et le savoir sotrique, mtaphysique, invisible, magique ou mystique, difficilement distinguable. Ce sont des pratiques qui contribuent au maintien des structures et du contenu rituel, en un mot, au maintien de lordre social tabli. Mots cls

    Afrique, Fang, transmission, pouvoir, rites, gurison, prdisposition, secret rituel, don, rves , visions, esprits, changes spirituelles. Abstract

    There are as many African companies than there is the ritual one of transfer of power of cure. The processes or rituals of teaching of traditional medicine are completely different from the methods of modern medicine. One can distinguish at Fang, three modes

  • Stphanie NKOGHE

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    of transfer of power of cure to know : natural or Divine transmission utilizing concept of gift the parental transmission which consists for a relative healer ' ' gg' ', to elect its heir in the family, by bequeathing her capacity to him initiatory .

    These various modes of transfer of power are variable according to rites of cure and circumstances. They are made according to two types of knowledge : the ordinary, concrete perceptible knowledge and the knowledge esoteric, metaphysical, invisible, magic or mystical, not easily distinguishable. These practices contribute to the maintenance of the structures and the ritual contents, in a word, with the established social maintenance of law and order. Key words

    Africa, Fang, Transmission, Capacity, Rites, Cure, Predisposition, ritual Secrecy, Gift, Dreams, Visions, Spirits, Exchanges spiritual.

    Introduction

    La transmission des rites et pouvoir de gurison, est une thmatique lie lanthropologie de lducation et lanthropologie mdicale . Il est en effet question des techniques de communication, dapprentissage et dacquisition des rituels de la mdecine traditionnelle, tout fait diffrentes des mthodes de la mdecine moderne.

    Jusqu ce jour, la transmission des connaissances dans ce domaine reste un mystre, dautant plus que les faits relats ce propos demeurent incontrlables. A ce sujet tout est en effet nigmatique. Car, comment comprendre que certains soient prdisposs et dautres non ; quun rve ou un voyage mystiques deviennent ralits ; ou mme que des tres humains soient transports dans lau-del et reviennent avec des obligations ou fonctions qui font deux des spcialistes de la mdecine. Il se pose l dimportantes questions dordre mtaphysique qui interpellent la rflexion des hommes de science que nous sommes. Il ny a cependant que lexplication culturelle qui puisse en quelque sorte nous nous difier dans ce cas. Lexprience culturelle fang en la matire, peut ainsi nous servir dexemple, pour montrer dune manire gnrale, lorientation pdago-rituelle donne ces pratiques en Afrique. Mais il est tout fait indiqu et adroit que les termes de rite et pouvoir soient pralablement clarifis.

  • Transmission des rites et pouvoir de gurison en Afrique

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    I- Rites et pouvoir de guerison

    Si lon considre la dfinition de P. Smith, on retiendra que les rites sont des crations culturelles particulirement labores exigeant larticulation dactes, de paroles et de reprsentations de trs nombreuses personnes, au long des gnrations 1 Jajouterai que les rites de gurison constituent des moments ou tapes incontournables dans un processus de transmission du pouvoir, qui par contre confre toute sa valeur aux rites.

    Rites et pouvoir de gurison entretiennent donc des rapports troits. Lun est difficilement concevable sans lautre. La transmission du pouvoir prcde celle des rites, en ce sens quon ne peut rellement parler de rites de gurison, sans faire allusion au pouvoir de gurison qui lui confre toute sa puissance. Les rites de gurison nont de fondement en effet que par rapport un certain pouvoir sans lequel, ils seraient sans valeur et surtout sans effet. II- Pouvoir de gurison et modes de transmission

    Contrairement la formation mdicale scientifique dont bnficie les mdecins, la mdecine traditionnelle use dautres voies et moyens pour former son personnel. La possession de grandes capacits intellectuelles nest dailleurs pas le critre le plus important, permettant de devenir tradipraticien ou gurisseur.

    Comment le devient-on ? Comment dans la mdecine traditionnelle Fang acquiert-on les rites de gurison ?

    Dans la socit traditionnelle, en dehors des soins domestiques pratiqus dans le cadre familial, la pratique de la mdecine nest pas ouverte tous. Toute personne non prdispose mystiquement, ne peut donc prtendre accder en effet, ce statut de gg. La prdisposition est une condition sine qua non, permettant dtre choisi comme bnficiaire dun pouvoir de gurison.

    Etre prdispos chez les fang, cest tre spirituellement fort, avoir un esprit illumin, avoir un vampire evu capable de conserver, de protger et dentretenir un pouvoir de gurison. Cest latout essentiel qui garantie lattribution du pouvoir et la transmission des rites de gurison.

    1 P. SMITH : Dictionnaire de lethnologie et de lanthropologie de P. Bont & M. Izard, Paris, PUF, 1991, p. 630.

  • Stphanie NKOGHE

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    Daprs certains rcits de tradithrapeutes et daprs la littrature ethnologique mdicale, nous avons pu distinguer 3 modes de transmission des pouvoirs de gurison savoir :

    -la transmission naturelle ou Divine faisant intervenir la notion de don -la transmission parentale qui consiste pour un parent gg,

    dlire son hritier dans la famille, en lui lguant son pouvoir -la transmission initiatique o les esprits, avant, pendant ou aprs

    linitiation font des rvlations aux initis. Ces diffrentes formes de transmission se font cependant selon deux

    types de savoir en prsence : le savoir perceptible ordinaire, concret et le savoir sotrique, mtaphysique, invisible, magique ou mystique, difficilement observable .Seuls les gurisseurs peuvent faire la diffrence entre les rituels acquis manifestement et ceux acquis discrtement.

    Tandis que les ralits concrtes, visibles, non secrtes sont transmises ouvertement ; les ralits sotriques, abstraites et secrtes par contre, le sont de faon voile travers les rves et les visions, au cours desquels les esprits viennent informer ou rvler des connaissances.

    Comment comprendre donc limportance ou le rle jou par le rituel du rve et de la danse dans ce processus de transmission ? Pourquoi le rve et la danse interviennent-ils souvent dans la rvlation et la transmission des rites et pouvoir de gurison ? III- Le rle du rve

    Nous savons avec Freud que le rve prsente la fois, un contenu manifeste connu et un contenu latent inconnu, cach et purement secret.

    Il parat donc logique que le rve soit la voie de transmission privilgie des secrets rituels. Il est lun des lieux de transmission des secrets, tout comme la fort, la nuit, le cimetire, la sorcellerie, etc.

    La transmission des secrets travers les rves et les visions est frquente grce leur caractre inaccessible. Les rves et les visions, contrairement aux autres lieux de transmission, ont lavantage dtre compltement ferms. Il faut une clef pour les ouvrir. Cette clef cest le rveur lui mme. Nul en dehors du rveur ou du visionneur ne peut en effet

  • Transmission des rites et pouvoir de gurison en Afrique

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    rendre compte de son rve ou de sa vision .Sans leur rvlation, la vision reste purement et simplement secrte.

    Cest ce secret la base de toute pratique rituelle, qui semble susciter lusage de cette voie dtourne quest le rve. Nous pensons donc que la transmission des rites travers rves et visions pourrait tre pour les esprits, une certaine faon de protger le secret rituel. La mdiation par le rve ou la vision nest donc pas fortuite, elle contribue au maintien des structures et du contenu rituel, en un mot, au maintien de lordre social tabli. IV- Rle de la danse et du chant rituels

    De mme que le rve et les visions, la danse et le chant jouent galement un rle important dans la transmission des rites de gurison. Ils ne sont pas prsents dans tous les rites mais assez frquents. Cette frquence pourrait sexpliquer par le fait que la mdecine traditionnelle intgre et combine le plus souvent danses et chansons pendant le diagnostic ou le traitement.

    Lapprenti gurisseur est cens apprendre danser, chanter et exhiber les pas de danse qui lui sont imposs par les esprits. Il apprendra que chaque musique, chaque chant, chaque pas de danse a un sens, et quil existe des chants pour lintronisation ou la mise en place des personnels soignants lintrieur du temple nda mbi ou elik, des chants et des prires pour linvocation des esprits, etc.

    La danse constitue une pratique ncessaire quant au droulement du rite. Elle est la fois synonyme de participation physique et synonyme de source dnergies spirituelles utiles pour laction du gg, pour la gurison du malade et la contribution des participants. La musique, le chant et la danse servent de catalyseur et de moyens de communication entre les initis et les esprits. Ils suscitent des ractions, des effets aussi bien chez le gg, les initis que chez les esprits. Toute danse ou chant dans ce contexte nest donc que dualit, ils sont corps, mais aussi esprit et crent une harmonie entre les deux. Cest le rythmique de la vie qui permet aux esprits dentrer dans le corps, pour le doter dun pouvoir de gurison, le gurir ou en faire autre chose.

  • Stphanie NKOGHE

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    V- Trois experiences types de transmission chez les Fang

    Premire exprience de Mr et Mme Engoang Osubita Luc2 1- Engoang : Il y a plusieurs faons de devenir nguegang, a peut tre un don, un hritage ou une initiation. 2-Dans notre cas, ma femme Alphonsine est devenue nguegang cause des dcs frquents de nos enfants et elle- mme tait tout le temps malade. 3-Elle stait rendue Ntoum chez le nguegang Appel Abondoum, originaire de Makokou 4-Aprs la consultation Abondoum lui rvle que tous ses problmes sont causs par les esprits qui veulent quelle soigne les gens. 5-Alphonsine a demand comment a pourrait tre possible, elle na jamais fait ce genre de chose. 6-Abondoum lui a dit quil fallait quelle prenne liboga. Elle sest donc fait initie. Pendant linitiation les esprits ont confirm ce que Abondoum avait dit. 7- Alphonsine : Les esprits mont tout montr. Comment je devais soigner les malades. Ils mont donn ma cithare. 8-Je ne peux pas tout dire, aprs Abondoum ma test pour voir si ce que je disait tait fond. Il ma envoy en brousse, toute seule la nuit, Pour que jaille chercher ma cithare. 9- Jai eu trs peur, mais je suis quand mme partie. Jai seulement vu une grande lumire.

    2 Engoang Fang dOyem & Aphonsine Fang de Makokou, sont tous les deux nima et nguegang, reprsentants de lAssociation des tradipraticiens, zone Owendo, rcit recueilli le 13/01/2001. Ils ont reu leur pouvoir de gurison chez Abondoum, gurisseur fang de Makokou rsident Ntoum.

  • Transmission des rites et pouvoir de gurison en Afrique

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    Cest l quon ma remis la cithare. Une voie Ma parl et tout dun coup je me suis retrouve Endormie dans la cours du temple. 10- Cest depuis ce jour que je soigne. Jai souvent des visions, cest l que les esprits me montrent encore ce que je ne sait pas. On apprend beaucoup avec les esprits. 11- Cest moi qui a amen mon mari chez Abondoum parce quil avait vu pendant linitiation que mon mari tait aussi malade et quil allait bientt mourir, sil ne se soignait pas. 12- Engoang : Moi javais refus liboga, cest comme a quon ma consult dans un bain mbw, avec plein de mdicaments. Jai dormi dedans toute la nuit jusquau matin. 13- Jai aprs senti que mes yeux et mes oreilles taient grandement ouverts. Et jai commenc par avoir des visions. Cest l quune voie me parle et dit : tu dois faire le mme travail que ta femme. Il faut que tu viennes prendre ton ngoma. 14- Jai t form par Abondoum pendant 3 ans. L-bas au pays du Bwiti , jai rencontr les grands miguegang, ils mont parl, Je suis all chercher ngoma avec ma femme, ils mont fait prt serment et je suis devenu nima . On soigne surtout les maladies de lesprit.

  • Stphanie NKOGHE

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    Deuxime exprience, celle de Ella Mengue et Ella Bissima3

    1- Ella Mengue avait demand devenir gurisseur chez Bissima le sorcier de ce rite. 2- Nous sommes partis vers 1h de la nuit au bord de la rivire et il ma dit : tout ce que tu peux voir, tout ce quelle va te demander, rpond sans avoir peur, sinon tu risques de souffrir 3- Le sorcier Bissima est retourn, je suis rest seul pendant longtemps, subitement, jai entendu un bruit, quelque chose marchait sur leau comme une toile, et se dirigeait vers moi, jai eu trs peur. Subitement, quelquun sest trouv en face de moi et ma grond. 4- C tait Antoinette Bissima, la personne qui est lorigine du rite Bissima*. Elle ma demand qui es-tu ? jai rpondu, cest moi Ella Mengue Elle a rpliqu quest ce que tu es venu faire ici ? Jai rpondu je suis venu prendre le Bissima Elle a encore rpliqu est-ce que tu peux prendre Bissima, as-tu dj vu Bissima un jour ? Jai rpondu oui . Elle a rpliqu qui tas Amen , jai rpondu celui qui ma amen sappelle Sorcier . Elle a dit oui, cest mon fils

    3 Rcit recueilli par Pierre Ndong Obame, chez les Ntumu, Bitam 1989,le rite Bissima est un rite de dtection et denlvement dun esprit mortel appel kong chez les Fang. Antoinette Bissima, une Ndzeme du Cameroun est lorigine de ce rite introduit au Gabon dans les annes 80.

  • Transmission des rites et pouvoir de gurison en Afrique

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    5- Antoinette ma encore demand Ella Mengue, tu dis que tu veux tinitier au Bissima, si je te dis de sacrifier ton pre en me le donnant, est-ce que tu peux le faire ? Jai rpondu mais si tu prends mon pre, Je risque de rester orphelin 6- et ta mre ? Jai rpondu, mais ce sont eux qui mont mis au monde Elle ma dit comment peux-tu alors tinitier au Bissima, va rflchir . 7- Je suis retourn voir le sorcier. Une semaine aprs, le sorcier ma reconduit au bord de la rivire. 8- Antoinette est revenue, mais elle ma dabord bien frapp, jallais mourir, puis elle ma dit, vite, donne moi, pourquoi es-tu dabord venu me voir ? et je lui ai donn ce quelle a demand, et jai pris Bissima 9- Quelques jours aprs, jai vu mon pre en rve, il ma parl et le matin de bonne heure, je suis parti au cimetire, jai trouv un bton, je lai pris. 1- Ella Bissima se voit point du doigt par un sorcier, Mvone Bissima et un autre villageois, Saint Clair 2- Quels sont les parents de cet enfant ? Mon pre et ma mre se sont prsents. Mvone leur a dit cet enfant porte lesprit dun nganga, tes-vous daccord que je linitie au Bissima . Ma mre a accept.

  • Stphanie NKOGHE

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    3- Le sorcier ma conduit au pays Boulou, au village Akome 1 o jai suivi le traitement dautres malades. 4- Il ma dabord amen dans sa maisonnette une porte. La nuit, il ma conduit vers la tombe de son pre, aprs nous sommes partis au bord de la rivire. 5- L-bas, il y a un temple o on trouve tous les mdicaments et 12 sirnes. Il ma prsent toutes les sirnes et ma dit si tu veux tinitier au Bissima, tu dois avoir une sirne 6- Puis il a fait des cicatrices sur mon corps, il a pris les mdicaments et y a frott, puis ma mis quelques gouttes aux yeux. 7- Nous sommes repartis au temple, Saint Clair ? Mvone et moi. Mvone ma donn une bible, puis il ma reconduit la tombe de son pre, et ma demand de prier. 8- Aprs avoir fait la prire, il ma dit : tu dois faire un sacrifice, tu dois sacrifier un parent proche Jai sacrifi ma petite sur et jai pris Bissima qui enlve et soigne la maladie appele kong

  • Transmission des rites et pouvoir de gurison en Afrique

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    Troisime exprience celle de NNO-A Francine Yveline 4

    1- Cest en 1983 que jai rv que quelquun mourait, Jai vu un personnage qui me disait si tu ne vas pas tinitier, Tu seras folle 2- A lpoque je vivais avec un blanc initi au Dissumba, et en route, on me disait que je vais soigner les gens. Cest comme sil y avait une prdisposition spirituelle en moi . 3-lesprit que jai vu sappelle nka tane , sorte de cercle de liane ferm, avec lequel on fabrique une nasse (ce cercle reprsente la conformit entre la nature et lesprit) 4- Jai racont cette histoire mon oncle Minko mi Zoghe, qui ma conseill de minitier. Quand je me suis initi, jai vu le bton, jai vu la harpe sacre, jai vu ma tenue de ganga. 5- On ma demand de raconter ce que jai vu, Puis je suis entre lcole initiatique. 6- Cest en ce moment quintervient la danse, pour aller chercher le bton et la harpe. Je alle en brousse et on ma jet le bton et la harpe travers le feu. Il y a un rite spcial de transmission. 7- A lcole initiatique, on nous enseigne la loi de lamour, on voit mme Jsus Christ en personne. Si vous ne le voyez pas, vous ne pouvez pas tre un bon nganga . Cest cela de faon succinte, le processus de transmission, le reste est secret.

    4 A Francine Yveline Nno est la fois tradipraticienne bwitiste du Gabon, Confrencire Internationale en matire dIboga et Secrtaire de Direction au CICIBA (Centre international des Civilisations Bantu), rcit recueilli le 19-janv-2001 lors du sminaire Danse, Gurison et le Sacr en Afrique

  • Stphanie NKOGHE

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    A travers ces rcits, on peut se rendre compte de la varit des modes de transmission des rites et pouvoirs de gurison . On a dans le premier rcit Engonga, le mode de transmission initiatique au travers dun traitement de malades dans un temple de bwiti fang . Le deuxime mode de transmission que lon retrouve dans le rcit Bissima, est luvre dun sorcier qui procde lintgration dun nophyte par la pratique des rites mystiques. Le troisime mode enfin, celui du rve de Francine, retrace le rcit onirique, les visions dune grande bwitiste du Gabon qui a reu ce don aprs avoir vu lesprit quelle appelle nka tane qui tait dailleurs devenu son pseudonyme. VI- Exercice et usage du pouvoir de gurison

    En dehors des cas de refus exceptionnel, tout fang dot dun pouvoir de gurison est autoris le faire par la socit, sous limpulsion des forces invisibles qui en principe constituent la garantie de son pouvoir. Lexercice de ce pouvoir se fait donc par consquent en troite collaboration avec ces forces, dans une relation dynamique de concertation mystique mutuelle stablissant entre gg et les esprits.

    Tout gurisseur se doit ainsi de sorganiser soi-mme, sur le plan humain, matriel, financier et spirituel, afin de remplir sa fonction. Sa renomme dpendra toutefois de la positivit des rsultats de son action.

    Des lieux dexercice et dusage du pouvoir, il faut dire quils sont varis et obissent aux recommandations initiatiques et rituelles. On rencontre entre autre comme lieux dexercice du pouvoir et des rites de gurison :

    -aba binou temple -fargaou derrire la maison -afan ou la fort -oshy ou la rivire, etc gg est donc tenu de respecter ces lieux selon la convenance des

    esprits et le temps indiqu pour cela. La prparation des produits de soin et les rituels peuvent se faire de jour comme de nuit, tout dpend des modalits de traitement en prsence.

  • Transmission des rites et pouvoir de gurison en Afrique

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    Conclusion

    Il se dgagent ici quelques concepts majeurs, permettant de comprendre le mode de transmission des rites et pouvoir de gurison. Parmi ces concepts, il y a entre autres : la prdisposition, le secret rituel, les rves et les visions, les esprits, danses et chants.

    La prdisposition par exemple, reste un atout essentiel dans llection, le choix dun apprenti gurisseur. Grce celle-ci, chacun peut se voir attribuer un pouvoir de gurison par une divinit, un parent, un esprit, un sorcier, etc. travers rves et visions. La transmission des rites de gurison na cependant pas de valeur sans pouvoir, qui confre aux rites toute leur importance et leur efficacit.

    Les rites de gurison sont de deux types : les rites non secrets transmis ouvertement de faon ordinaire, et les rites secrets transmis spirituellement, de faon continu, par lentremise des rves et visions, qui sont des voies dtournes usites par les esprits, afin de protger les secrets rituels et de maintenir lordre social.

    Les rves ou les visions reprsentent des lieux de communication secrtes, spirituelles et mystiques; tandis que la musique, le chant et la danse sont synonymes dapport physique et spirituel, sources dnergie ayant une influence thrapeutique. Toutefois, la transmission des rites de gurison est variable dune personne lautre, selon linitiateur, lintress et les circonstances en prsence. Mais elle fait intervenir dans tous les cas, la notion dchange, car, accepter quelque chose de quelquun, cest accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son me. 5

    Sources orales

    1. Engoang un fang dOyem & Aphonsine fang de Makokou, sont tous les deux nima et nguegang, reprsentants de lassociation des tradipraticiens, zone Owendo, rcit recueilli le 13/01/2001. Ils ont reu leur pouvoir de gurison chez Abondoum, gurisseur fang de Makokou rsident Ntoum .

    2. Nno-A Francine Yveline est la fois tradipraticienne bwitiste du Gabon, Confrencire Internationale en matire dIboga et Secrtaire de

    5 Marcel MAUSS, Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1966, p. 161.

  • Stphanie NKOGHE

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    Direction au CICIBA (Centre international des Civilisations Bantu), rcit recueilli le 19-janv-2001 lors du sminaire Danse, Gurison et le Sacr en Afrique

    3. Bissima Antoinette, Ndzeme du Cameroun est lorigine de ce rite introduit au Gabon dans les annes 80.

    Sources crites

    1. CAILLOIS Roger & alii., Le rve et les socits humaines, Paris,Gallimard.

    2. DE CORGNOL Christian, Les gurisseurs philippins, une mdecine diffrente, initiation et connaissance, Belfond, 1977.

    3. MAUSS Marcel, Sociologie et Anthropologie, Paris, lHarmattan, 1966.

    4. NDONG OBAME Pierre, Etude clinique dune pratique psychothrapeutique en milieu fang, Universit Omar Bongo, Dpartement de Psychologie, 1989, voir annexes.

    5. SMITH P, Dictionnaire de lEthnologie et de lAnthropologie de P.Bonte & M.Izard, Paris, PUF, 1991.

  • Annales de lUniversit Omar Bongo, n 11, 2005, pp. 23-49

    DU SYSTEME DE FILIATION ENTRE LANTHROPOLOGIE ET LA SOCIOLOGIE

    Bernardin MINKO MVE Universit Omar Bongo,

    Libreville (Gabon)

    Rsum

    Sil y a un rapport interdisciplinaire qui sapparente un vritable systme de filiation, cest bien celui de lanthropologie et de la sociologie. On peut le situer ds la constitution des deux disciplines. Autant la sociologie est ne au XIXme sicle lissue dun besoin de rorganisation sociale consquence des rvolutions politiques et industrielles ; autant lanthropologie sest vue reconnatre ses lettres de noblesse par lintrt romantique quelle porte pour lexotisme avec le souhait de crer une discipline orientation philosophique et avec le projet colonial dans la fondation de lethnologie.

    En saffirmant relativement diffrentes par leur champ et leur mthode, lanthropologie et la sociologie cheminent largement de pair dans la voie des grandes fresques historiques et de la patiente accumulation de documents. On voudrait attirer lattention sur certains aspects de la situation de lobsolescence de la frontire entre lanthropologie et la sociologie car, elle nous semble souvent mconnue et parfois dforme par certaines recherches actuelles. Et pourtant, cest ce que nous tentons de dmontrer, les deux disciplines sont lies aux mmes thories ; elles trouvent souvent des perspectives communes (organisation, institution, intgration, adaptation) et se construisent parfois des dmarches assez semblables. Mots cls

    Anthropologie, sociologie, interdisciplinarit, socio-anthropologie, socio-ethnologie. Abstract

    If there is a report interdisciplinarity which is connected with a true system of filiation, it is well that anthropology and sociology. One can locate it as of the constitution of the two disciplines. As much sociology was born at the XIXme century with exit need for social reorganization consequence of the political and industrial

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    revolutions; as much anthropology is recognizing its letters of nobility by romantic interest it carries for exoticism with the wish to create a discipline with philosophical orientation and with the colonial project in the foundation of ethnology.

    In affirming relatively different by their field and their method, anthropology and sociology walk on largely together in the way of the large historical frescos and the patient accumulation of documents. We would like to attract the attention on certain aspects of the situation of obsolescence of the border between anthropology and sociology because, it seems to us often ignored and sometimes deformed by certain current research. And yet, it is what we try to show, the two disciplines are related to the same theories; they often find prospects common (organization, institution, integration, adaptation) and build sometimes rather similar steps.

    Key words

    Anthropology, sociology, interdisciplinarity, socio-anthropology, socio-ethnology.

    Introduction

    Lavnement du troisime millnaire interroge les divisions disciplinaires telles quelles staient tablies au cours des vingt dernires annes. Depuis que le terrain ethnologique sest rebell1, nous nous posons rgulirement la question de la rinterpellation des scolastiques antrieures. Face aux nouvelles situations rencontres sur le terrain, trois problmes se posent dsormais : lintertextualit gnralise des cultures, linterpellation systmatique des ethnologues par les populations sur lesquelles ils travaillent, et linconfort moral du chercheur dans la relation lautre. Tmoin des changements sociaux, nous ne manquons pas dobserver des conditions particulires dans lesquelles se dveloppent aujourdhui lanthropologie et la sociologie.

    Surs quasi jumelles, anthropologie et sociologie mettent en lumire, selon lexpression dAlfred Krber, une distinction des deux disciplines qui na jamais t bien nette. Elle lest moins que jamais aujourdhui. Prtendre

    1 Les communauts observes par les ethnologues ne peuvent plus tre seulement considres comme des objets dtude. Intresses par des motivations identitaires, leurs stratgies demandent ltablissement dun nouveau type de rapports.

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    tracer entre les deux disciplines une frontire, tablir un bornage, y voir deux projets scientifiques diffrents, deux activits spares dtude du monde social, serait tout fait vain et mme, dsormais, fallacieux. leur diffrenciation toute relative, et qui na jamais empch une large communication il ny a, la vrit, aucun fondement pistmologique srieux. Cest leur histoire seulement et celle, gnrale, des deux derniers sicles qui permet den rendre compte.

    Lobsolescence dune frontire entre lanthropologie et la sociologie, tient dune rflexion axe tant sur la crise socitale que sur les potentialits de linterdisciplinarit. Lmergence et la justification de lanalyse sexpliquent dabord par les transformations qui affectent les socits contemporaines. La dualisation du corps social, la brisure des solidarits organiques et la monte non seulement du chmage mais galement de lexclusion qui concourent au scepticisme ambiant. Le frottement entre anthropologie et sociologie ne sinscrit pas inopinment dans cette fin du XXe sicle. Les traits caractristiques de cet espace temporel concourent son apparition. Cest une mergence qui tait peu probable et navait effectivement pas eu lieu prcdemment ou ne sen tait tenue qu des bribes de propositions. Dans la prsente rflexion nous voulons reconstituer les traces de cette dynamique interdisciplinaire dont limportance sinscrit largement dans des contextes pistmologiques et sociaux.

    Aprs avoir prsent la constitution des deux disciplines, nous montrerons leur rapprochement par lobjet qui rend caduque la division actuelle. Cela permet de comprendre enfin comment les faits sociaux contemporains peuvent bnficier d'une approche rsonance socio-anthropologique ou socio-ethnologique. I. La constitution de la sociologie et de lanthropologie

    I.1. La sociologie

    La sociologie sest constitue au XIXe sicle comme science gnrale des socits, du social en gnral, mais en se situant dans la perspective, principalement, des socits modernes ces socits occidentales en voie dindustrialisation et durbanisation, en mme temps que de lacisation et de rationalisation, de dmocratisation et de nationalisation, de bureaucratisation et de scientification ..., de tous ces processus, gnrateurs de changements

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    permanents, constitutifs de ce quil est convenu dappeler la modernit. Des socits qui ont t perues, dans la rupture introduite dans la chane des temps par la Rvolution franaise et par la rvolution industrielle, comme des formes nouvelles (et encore trs indcises) de lorganisation conomique, sociale, politique, des modalits indites du lien social, et par l de la vie humaine en gnral ces formes nouvelles tant appeles se gnraliser lhumanit entire, de telle sorte que les nations modernes, les socits civilises dOccident, places lavant-garde de lhistoire, montraient toutes les autres, exotiques, archaques, traditionnelles, en arrire sur le chemin de lvolution, en retard dans la voie du progrs, limage ( plus ou moins long terme) de leur avenir oblig. Dans cette perspective, le recours aux autres socits, extrieures et perues comme antcdentes (et en tant que telles inluctablement primes), et notamment, dans la tradition franaise, aux socits "primitives" et par l aux formes considres comme les plus simples, lmentaires, des phnomnes sociaux, ne fut gnralement pour les sociologues que le moyen dexpliquer les socits modernes. Ce sont celles-ci, dit explicitement Durkheim (pourtant avec Mauss lun des plus ethnologues de tous les sociologues), cest la ralit actuelle qui nous intresse surtout de connatre. Lvolution ultrieure de la discipline na fait que confirmer cette tendance lourde de la sociologie se proccuper avant tout de la modernit et, ce faisant, des sociologues (qui demeurent dans leur grande majorit des Occidentaux) sintresser au premier chef leur propre socit, leur propre univers social, culturel, historique, et rfrer lui tous les autres. I.2. Lanthropologie

    Lanthropologie selon le terme qui en dfinitive sest impos ou ethnologie comme on a dit longtemps, surtout dans la tradition franaise a, chez beaucoup, manifest de non moins vastes ambitions tre la science gnrale de la socit, voire la science globale de lhomme, mais sa perspective a t, au dpart, ds ses origines, peut-on dire, diffrente, et mme, dune certaine manire, loppos : ce fut, accompagnant depuis la Renaissance la dcouverte par les Europens de leurs mondes extrieurs (plus ou moins vite suivie de leur colonisation), la perspective de la diversit perue dans lexprience (rpulsion et fascination mles) de ltranget, de laltrit, de la diffrence des socits et des cultures humaines. Et parmi celles-ci son intrt sest fix de manire privilgie sur les plus exotiques (occidentalement

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    parlant), les plus lointaines gographiquement, historiquement et culturellement, les plus "dpaysantes", et elle sest en fait constitue comme la science des socits restes les plus traditionnelles et plus prcisment, sous le signe de lvolution o saffirme sa spcificit et son autonomie dans les annes 1860-1880, comme la science sociale des socits primitives.

    Sa dnomination, cependant, on vient de le voir, a t assez fluctuante et elle nest pas, du reste, encore aujourdhui parfaitement tablie. Trois termes ont t en usage, qui ont connu de nombreux avatars .

    Trs ancien, le mot anthropologie eut dabord un sens thologique : action de parler humainement des choses divines , selon le Vocabulaire de la philosophie de Lalande. Il conserve un sens philosophique2, qui dsigne la connaissance globale de lhomme distinguant lanthropologie thorique qui est la connaissance de lhomme en gnral et de ses facults . Lanthropologie pragmatique est la connaissance de lhomme tourne vers ce qui peut assurer et accrotre lhabilet humaine et lanthropologie morale est la connaissance de lhomme tourne vers ce qui doit produire la sagesse dans la vie, conformment aux principes de la mtaphysique des murs.

    Mais le terme danthropologie a pris surtout, ds la fin du XVIIIme sicle, un sens naturaliste, comme quivalent de lhistoire naturelle de lhomme que Linn et Buffon avaient rendu possible, en rintroduisant, contre la thologie rgnante et les prjugs mtaphysiques traditionnels, et mme si ctait la premire place, lespce humaine parmi les autres dans le rgne animal. Ce sens qui lui est donn pour la premire fois, semble-t-il, par Blumenbach en 1795, sest impos au XIXme sicle, lanthropologie tant alors considre comme lune des branches des sciences naturelles, celle qui constitue pour ainsi dire la zoologie de lespce humaine. De fait, comme la zoologie tudie les animaux du point de vue de leur morphologie et de leur mode de vie, lanthropologie porte tout en mme temps sur les traits physiques et la biologie, et sur les murs et les coutumes des tres humains. Elle a t dfinie par Broca comme ltude du groupe humain, envisag dans son ensemble, dans ses dtails et dans ses rapports avec le reste de la nature. LAnthropologie3,

    2 Emmanuel KANT, Anthropologie du point de vue pragmatique, Paris, 1798. 3 Elle a t particulirement active en France avec la Socit dAnthropologie (fonde en 1859) de Paul Broca, Paul Topinard et Armand de Quatrefages.

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    dit-il, est la biologie du genre humain. tude globale, elle comprend lanatomie et la physiologie humaines, la prhistoire, larchologie, lethnographie et lethnologie, le folklore, la linguistique. Naturaliste, elle est labore principalement par des mdecins anatomistes et physiologistes, mais surtout elle tend expliquer tout le social par la biologie ; considrer les divers aspects des socits et des cultures humaines comme une sorte de prolongements ou de dpendances des caractres somatiques des diffrentes populations.

    Dans les pays de langue anglaise, il en est all un peu autrement. Le terme danthropologie sy est impos pour dsigner la science globale de lhomme, qui a t conue comme subdivise en deux branches distinctes : lanthropologie physique (ou bioanthropologie) dune part, lanthropologie sociale et/ou culturelle dautre part social anthropology tant lexpression la plus couramment utilise par les Britanniques, cultural anthropology par les Amricains, avec les accentuations diffrentes que cela implique : chez les uns sur les formes de lorganisation sociale, chez les autres sur les uvres culturelles. Cet usage anglo-saxon a dsormais linfluence de Claude Lvi-Strauss ayant t cet gard dterminante acquis droit de cit en France. Encore que le dclin, li une certaine dconsidration, des tudes danthropologie physique un peu trop acharnes, pendant toute une poque, pour ne pas finir par devenir suspectes, mesurer les crnes des gens et dceler les couleurs de leur peau afin de distinguer et hirarchiser des races , a conduit en fait identifier de plus en plus lanthropologie, dont lappellation avait longtemps en France t en quelque sorte abandonne aux naturalistes, sinon confisque par eux, avec, maintenant, la seule anthropologie sociale et culturelle. I.3. Lethnologie et lethnographie

    Le mot ethnologie apparat en 1787, cest un nologisme qui a t cr par Chavannes4. Il sagissait pour lui dune branche de lhistoire, telle quil la concevait, consacre ltude des tapes de lhomme en marche vers la civilisation. Mais le terme a pris assez vite lacception quil a conserve pendant tout le XIXme sicle dune science consacre ltude des caractres

    4 A. de CHAVANNES, Essai sur lducation intellectuelle dans le projet dune science nouvelle, Lausanne, I. Hignou, 1787.

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    distinctifs et la classification des races humaines : cette notion minemment confuse de la race, alors quasiment indistincte de celle de peuple (auquel est cens renvoyer le terme grec ethnos), associant les ides de ligne hrditaire et de racines aux langues et aux genres de vie, mlant intimement le biologique, le psychique et le moral (au sens des murs, des mores latins), faisant lamalgame de la nature et de la culture, a t une des grandes obsessions, durant plus dun sicle, de la pense de la diversit humaine . Ce nest que vers le dbut du XXme sicle que le mot ethnologie a commenc, du moins pour ses praticiens, prendre la signification dmarque, bien que longtemps encore de manire fort incomplte, de ces implications hrditaristes dtude des ethnies, des peuples en tant quensembles culturels, et non plus naturels.

    Le mot ethnographie est un peu plus tardif. D lhistorien allemand Niebuhr, qui lutilise dans ses cours Berlin vers 1810, il fut popularis par la publication par un Italien tabli Paris, Balbi, dun Atlas ethnographique du globe en 1826. Lethnographie est alors une classification des groupes humains daprs leurs caractres linguistiques. Le terme, lui aussi contamin durant plusieurs dcennies par la pense raciale, en est ensuite venu dsigner la description des divers peuples, de leur genre de vie et de leur civilisation (dfinition de Lalande). Lethnographie est la phase premire de la recherche : observation et description, travail sur le terrain. La monographie portant sur un groupe restreint, considr dans sa singularit, constitue le type mme de ltude ethnographique. Mais en relvent aussi le classement, la description et lanalyse de phnomnes culturels particuliers, ces oprations dans le cas des objets matriels se poursuivant normalement au muse (muse dethnographie, muse de lHomme...), prolongement sous ce rapport du terrain.

    Comme on peut le constater, ethnographie, ethnologie et anthropologie ne constituent pas trois disciplines diffrentes, ou trois conceptions diffrentes des mmes tudes. Ce sont, en fait, trois tapes ou trois moments dune mme recherche, et la prfrence pour tel ou tel de ces termes exprime seulement une attention prdominante tourne vers un type de recherche, qui ne saurait jamais tre exclusif des deux autres. Laccord, cependant, est assez gnral lheure actuelle pour utiliser le terme

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    anthropologie comme le mieux apte caractriser lensemble de ces trois moments de la recherche. II. De la primitivit la modernit

    Il se trouve, cependant, que durant toute une poque qui est celle de la formation progressive puis de linstitutionnalisation des diverses disciplines des sciences humaines, et aussi, dans le mme temps, il faut se garder de loublier, de la grande expansion coloniale et de la domination imprialiste europenne du monde la focalisation, pour ce qui est de leurs intrts principaux et de leurs perspectives mmes, de lanthropologie sur la primitivit, sur les socits archaques, et de la sociologie sur la modernit, sur les socits industrielles, a eu pour consquence quont t tenues, en fait, assez largement en dehors de leur champ, lune et lautre, de nombreuses socits et une vaste partie de lhumanit vivante. Ctait le cas, en tout premier lieu, des grandes socits orientales, qui, analogues en cela aux grandes socits de lAntiquit, se situaient, selon les perspectives de lvolutionnisme social, mi-chemin de la sauvagerie du premier ge de lhumanit et de la civilisation de son troisime ge atteint par le seul Occident, ces socits organisation politique et culture complexes, population nombreuse et longue histoire, qui, vues dEurope, constituaient lOrient lequel, du Proche lExtrme, des rivages mditerranens ceux du Pacifique, rassemblait le monde arabo-musulman, la Perse, lInde, le Tibet, lAsie du Sud-Est continentale et insulaire, la Chine, la Core, le Japon...

    ltude de ces socits et de ces civilisations sest livr un corps particulier de chercheurs dsigns (ds la fin du XVIIIme sicle) par le terme dorientalistes, rpartis en plusieurs spcialits : arabisants, indianistes, sinologues, nipponologues, etc. selon les mondes quils tudiaient. Lesquels navaient, dailleurs, par grandes aires culturelles, gure de ressemblances entre eux sinon, justement, de ntre ni modernes comme les Occidentaux, ni primitifs ou archaques , comme les Australiens, les Mlansiens, les Polynsiens, les Africains ou les Indiens dAmrique (encore que chez ceux-ci lon ait connu des grands empires, Aztques, Mayas, Incas..., mais rputs sans criture, ils tombrent sous la juridiction scientifique des ethnologues). Lorientalisme, toutefois, ce fut dabord surtout des tudes philologiques,

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    palographiques, pigraphiques, archologiques. Le modle explicite tant les tudes des langues et civilisations de lAntiquit tudes hbraques, grecques et latines , la philologie et larchologie ont t au cur de lorientalisme, qui, dune certaine manire, sest mis lcole des lettrs, des artistes et des rudits locaux des sicles passs. Lintrt principal sest port aux documents crits ou picturaux, la sculpture, larchitecture, toutes les traces laisses par le pass plus ou moins lointain et donc beaucoup plus aux civilisations disparues (gypte pharaonique, Babylone, Angkor...) quaux socits et cultures vivantes, ou lhistoire ancienne (Inde, Chine, Japon...) qu lhistoire rcente. Et toujours davantage, sinon exclusivement, aux expressions de la culture savante, telles quon les retrouve inscrites dans la pierre ou figurant sur les parchemins, quaux cultures populaires. Ce qui tend privilgier les langues littraires au dtriment des langues parles, lhistoire des tats et des dynasties au dtriment de celle des peuples et de leur vie quotidienne, et les grandes religions au dtriment des croyances et pratiques populaires.

    En Orient , dans la rpartition des tches, des intrts et des comptences, les ethnologues qui furent dabord surtout des chercheurs amateurs, en marge de la science officielle, sans reconnaissance acadmique : missionnaires, mdecins, militaires, administrateurs... nont gure de la sorte, pendant toute une poque, t amens soccuper que de ce qui tait nglig par les orientalistes : soit des phnomnes marginaux dans les grandes socits, telles les pratiques et croyances religieuses populaires, volontiers tenues par les savants officiels pour des superstitions, au mieux comme du folklore, soit des peuples eux-mmes en marge de ces socits, des groupes ethniques minoritaires, priphriques (Kabyles et autres Berbres dAfrique du Nord, Dravidiens de lInde du Sud, Mois de lIndochine, etc.).

    Ainsi entre les socits occidentales modernes ltude desquelles sattachait sinon de manire exclusive, du moins privilgie et toujours, en tout cas, dans leurs perspectives la sociologie, et, dautre part, les socits rputes primitives, archaques, lmentaires, sans criture, ni machinisme, ni villes, ni tats et volontiers dclares sans histoire, qui en Afrique, Ocanie, Amrique et sur les confins des grandes socits asiatiques, fournissaient aux socits civilises limage de leurs commencements, de leur enfance, de leur

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    prhistoire, ltude desquelles sest attache principalement lanthropologie, la science sociale (au sens de projet dtude globale du social tel quen sont porteuses la sociologie et lanthropologie) a pendant longtemps assez peu exist. Malgr quelques notables exceptions, comme Marcel Granet, par exemple, pour la Chine ancienne ou Max Weber pour les grandes religions orientales, ou encore Marcel Mauss trs vers ( la suite de Sylvain Lvy qui fut son matre en la matire) dans la connaissance de lInde cest dans dautres perspectives et selon dautres mthodes quont gnralement t menes les tudes souvent dune trs grande richesse dailleurs et du plus haut intrt sur les grandes socits orientales : celles de larchologie, de lhistoire de lart et de la littrature, de lhistoire des religions... Ce nest quassez rcemment, aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale, que les dmarches sociologique et surtout anthropologique ont t vraiment introduites dans lorientalisme. III. La caducit de la division acadmique

    Il apparat, en tout cas, que la rpartition des comptences et des domaines des disciplines qui a prvalu un temps aux ethnologues les socits primitives (dont ils avaient pratiquement lexclusivit, aucune autre discipline ne sy intressant) ; aux orientalistes (dans leur diversit) les socits intermdiaires, mi-chemin de lvolution, et aux folkloristes les milieux ruraux europens (volontiers considrs comme les Barbares de lintrieur ) ; aux sociologues enfin (en concurrence, ici, avec dautres : conomistes, historiens, gographes, etc.), les socits modernes que cette division acadmique du monde humain est dsormais largement caduque. Elle est lie une poque, celle des Empires coloniaux, qui a pris fin avec la seconde guerre mondiale et, dfinitivement, dans les annes soixante. Rtrospectivement, la doctrine volutionniste, qui sous-tendait cette rpartition des disciplines, induisant la tripartition de lhumanit sur une chelle du progrs (dans son expression la plus crue : sauvages, barbares, civiliss), apparat aujourdhui largement tributaire de lidologie justificatrice de la colonisation, voire comme lune de ses variantes.

    Vouloir toute force perptuer ces divisions historiques entre disciplines serait draisonnable. Le monde a chang. Nous ne sommes plus au temps des colonies cet ge dor o la terre comptait deux milliards dhabitants,

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    soit cinq cent millions dhommes et un milliard cinq cent millions dindignes . Et depuis la quasi-disparition de ceux-ci, avec la fin souvent violente des empires coloniaux, les rapports entre socits occidentales et socits non-occidentales se sont profondment modifis, et avec eux le regard quelles se portent mutuellement et les reprsentations quelles se font delles-mmes. Les disciplines des sciences humaines, dans ces conditions, et au premier chef la sociologie et lanthropologie, ont t amenes ds les annes cinquante, lpoque de la dcolonisation se redfinir, rvaluer leurs rapports, rexaminer leurs anciennes lignes de dmarcation.

    Sans doute celles-ci nont-elles pas compltement disparu et la sociologie et lanthropologie demeurent-elles lheure actuelle deux disciplines relativement autonomes dans le champ des sciences humaines. Mais leurs diffrences ne cessent de sattnuer au point de ne plus apparatre, souvent, que comme des nuances.

    Ainsi dans la mthode et cest cela que lon met le plus volontiers en avant qui est intensive, qualitative et globalisante dans le cas des anthropologues (travail prolong sur le terrain, observation participante, prdominance de lenqute orale, dmarche comprhensive et saisie de totalits) et rpute tre plutt extensive et quantitative, portant sur de grands nombres et sur de vastes agrgats apprhends de manire sectorielle, parcellaire, dans le cas des sociologues. On sait, cependant (on devrait en tout cas le savoir), que depuis assez longtemps depuis au moins lcole de Chicago dans les annes vingt les sociologues ont adopt et adapt la mthode ethnographique ltude des socits modernes, de telle sorte que lopposition qualitatif/quantitatif non plus que celle de la comprhension et de l explication , ni aucune autre dailleurs sagissant de la mthode ne recoupe nullement, loin sen faut, la distinction des deux disciplines. Pour bien des chercheurs, en tout cas, qui peuvent se dire tout aussi bien sociologues ou anthropologues sociaux, la diffrence, sur ce plan-l, nexiste plus, et depuis belle lurette.

    Plus marque, sans doute, mais sans que lon puisse l non plus faire tat dune opposition, demeure la diffrence qui est lorigine mme des deux disciplines : lattention porte, longtemps de manire exclusive et toujours de manire privilgie, aux autres socits que la leur, aux cultures qui leur sont trangres, par les anthropologues observateurs extrieurs par

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    excellence, astronomes des sciences sociales , selon la formule de Lvi-Strauss , une conscience plus aigu en consquence, car elle est vraiment au fondement de leur pratique disciplinaire, de la diversit des socits et de la relativit des cultures, le sens de la pluralit humaine, allant de pair avec un intrt prpondrant accord ltude des formes de vie en socit les plus traditionnelles, les plus loignes de la modernit (et, ce faisant les plus concrtes, les plus chaudes, les plus authentiques) ; alors que bon nombre de sociologues daujourdhui demeurent, eux, occidentalistes, souvent fortement tents de ne sintresser qu leurs propres socits et leurs problmes immdiatement contemporains et pas toujours trs convaincus (infidles en cela, on peut le regretter, une part essentielle qui remonte Montesquieu de leur propre tradition) de la ncessit du dtour5, du dcentrement, du dconditionnement mental quexige toute approche dune civilisation diffrente , du passage par la connaissance des autres univers sociaux pour connatre le leur.

    La sociologie, pourtant dans la mesure o la modernit, dont les traits les plus saillants sont lindustrialisation et lurbanisation, demeure son objet privilgi , ne saurait plus aujourdhui se rfrer aux seules socits occidentales, et encore moins se limiter leur seule tude, cette modernit tant dsormais tendue la quasi-totalit des mondes. Lanthropologie, de son ct dans la mesure, l aussi, o la tradition demeure son objet privilgi , ne se cantonne plus, ayant perdu beaucoup de ses terrains dautrefois, du fait la fois de la dcolonisation et de la fin des primitifs , et alors que se rduit le hiatus entre peuples ethnographes et peuples ethnographiables (Marcel Maget), dans ltude de petites socits isoles, mais sintresse aussi aux lots de tradition, aux formes les plus communautaires du lien social prserves dans les interstices des socits modernes.

    Lanthropologie demeurerait-elle alors, au moins, comme la science de la culture , la sociologie tant, elle, la science de la socit ? Sans doute pourrait-on trouver l une indication daccentuations diffrentes des intrts intellectuels : dune part sur lorganisation sociale, sur la manire dont les tres humains vivent ensemble, dautre part sur les reprsentations, les conceptions quils se font de la vie sociale et le sens quils lui donnent. Indication trompeuse, cependant, quand on voit que autant quentre la

    5 Georges BALANDIER, Le dtour, Paris, Fayard, 1985.

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    sociologie et lanthropologie cette diffrence daccentuation concerne lanthropologie elle-mme, avec la distinction que lon a voque de lanthropologie culturelle amricaine (trs proche de ce que lon a dsign longtemps en France comme lethnologie) et de lanthropologie sociale britannique (trs proche, elle, de la sociologie, fortement influence quelle a t, notamment travers Radcliffe-Brown, par la sociologie durkheimienne). Et puis qui ne peroit aujourdhui le caractre largement factice de la distinction de la culture et de la socit (transposition mutatis mutandis de celle de lme et du corps), ce quoi lon a faire dans les sciences humaines tant toujours, indissociablement, du socioculturel, ou mieux encore de lhistorico-socioculturel.

    Reste surtout, mais un peu sur un autre plan, lempreinte laisse sur les deux disciplines par leur filiation diffrente. La sociologie, comme on la vu, sest dveloppe dans le sillage de la philosophie, particulirement des philosophies sociales, des philosophies politiques et des philosophies de lhistoire. Les grands anctres dont les sociologues se sont volontiers proclams les hritiers sont, de fait, principalement des philosophes, de Platon et Aristote Montesquieu et Rousseau. Les pionniers et fondateurs au XIXme sicle de la discipline sont eux aussi des philosophes, fussent-ils aussi atypiques que Saint-Simon, Proudhon et Marx. Auguste Comte en est un assurment et lon sait que Durkheim et plusieurs et non des moindres des autres membres de lcole franaise de sociologie taient de formation et de tournure desprit philosophique, tout comme les premiers sociologues allemands, un Tnnies, un Simmel, un Max Weber, et aussi bien les premiers sociologues amricains, de William Sumner et Albion Small Robert Park. La philosophie est sans conteste la discipline-mre de la sociologie.

    Si les proccupations philosophiques ne sont assurment pas absentes dans ce que lon peut considrer comme la prhistoire de lanthropologie et dans son histoire mme, la filiation dominante est cependant ailleurs : dans les rcits de voyages exotiques, les recueils de coutumes tranges, les collections dobjets pour les cabinets de curiosits , et surtout, pour la priode la plus proche, aux XVIIIme et XIXme sicles, lhistoire naturelle. Les voyageurs, du reste, et les explorateurs, qui ont fourni les premiers matriaux sur quoi sest construite lethnologie, ont souvent t et sont de plus en plus devenus au fil des progrs de lesprit scientifique, des naturalistes aussi soucieux de

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    rassembler de la documentation concernant la flore et la faune des pays quils dcouvraient ou visitaient, que des informations sur les habitants, leurs traits physiques, leurs murs, leurs usages, leurs coutumes, leurs religions et leurs institutions. On a vu aussi limportance de la biologie dans la formation de la discipline. De telle sorte que, plus que toute autre, la discipline-mre de lanthropologie cest lhistoire naturelle, et son projet fondateur fut, en effet, de se constituer en histoire naturelle de lhumanit. Mais ces plus ou moins lointaines origines sont en passe aujourdhui dtre en bonne partie oublies. Les sociologues ne se veulent plus, pour la plupart mme si la tentation nen est jamais tout fait absente de leur pratique des philosophes du social ou de lhistoire. Et les anthropologues, dans leur majorit, ne se soucient plus gure de constituer mme si, l aussi, la tentation naturaliste, biologisante, na pas chez eux tout fait disparu une zoologie humaine. IV. Rapprochement par lobjet

    Il y a ainsi rapprochement, jusqu souvent les rendre indiscernables, des deux disciplines dans leur objet, comme dans leurs mthodes, leurs conceptualisations et leurs thorisations. telle enseigne que lon peut peut-tre aller jusqu dire que la distinction qui demeure entre elles aujourdhui ne tient plus gure qu lexistence de leurs deux traditions. Pourtant, si vnrables que soient les traditions, du seul fait que ce sont des traditions, celles-ci ne sauraient suffire justifier une distinction, dont, encore une fois, on chercherait en vain le vritable fondement pistmologique, une distinction qui est dordre historique et, somme toute, contingent, et qui perdure surtout, en ralit, dans les institutions de lenseignement et de la recherche, par les pesanteurs acadmiques et universitaires et aussi, un peu, il faut en convenir, du fait de subalternes querelles de spcialistes dfendant contre les empitements adverses leur domaine rserv, les uns leur paradis dantiquaire 6, les autres revendiquant la modernit, au fondement de leur identit disciplinaire. Quoi quil en soit, partir de points de dpart diffrents, de disciplines autres de rfrence majeure, de traditions parallles, il y a dsormais convergence, contre toutes les viscosits mentales, de la sociologie et de lanthropologie, retrouvant leur projet commun de se constituer en science (science humaine sentend) gnrale des socits.

    6 Comme disait Malinowski.

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    Lune et lautre sont lgitimes revendiquer ce titre. Savoir laquelle des deux doit avoir la prminence, laquelle serait autorise par sa plus grande et vraie gnralit englober lautre en son sein, cest l une question qui ne saurait tre dcisivement tranche et qui na pas dailleurs, convenons-en, grand intrt. On peut tout aussi bien, cest--dire avec autant de pertinence pistmologique, considrer, soit que lanthropologie, science de toutes les socits et de toutes les cultures humaines, de lhumanit dans son ensemble, a vocation englober la sociologie que lon estime voue ltude des seules socits modernes et qui apparat ce titre comme une subdivision de lanthropologie ; soit soutenir la thse selon laquelle la sociologie, qui est, fidle en cela lambition durkheimienne, la science du social en gnral, la science sociale par excellence, englobe les tudes de toutes les socits de tous les temps et de tous les lieux, et par consquent lanthropologie, que lon considre, dans cette perspective, spcialise dans ltude des socits traditionnelles.

    Les rapports entre lanthropologie et la sociologie existaient dj avant l'apparition de ce que nous appelons aujourdhui la socio-anthropologie7. A vrai dire, ils remontent la naissance de l'une et de l'autre qui se joue sur fond d'une comptition ouverte en vue d'tre la discipline propre expliquer les faits sociaux dans leur totalit. A l'origine, tude par excellence des races humaines, l'anthropologie prtend assumer l'explication globale des faits sociaux, des faits imputs l'espce humaine, en mettant l'accent sur leurs caractres physiologiques, intellectuels et moraux manifests dans des langues, des us, coutumes et traditions historiques qui peuvent tre envisags comme des cultures. En cherchant l'expliquer par la culture, entendue au sens des races humaines remontant une origine biologique, l'anthropologie, pour rendre compte de l'volution des langues et des traditions, bref des cultures, fait l'impasse sur la vie sociale, sur ce quoi contraint la vie en socit, objet mme de la sociologie. Emile Durkheim le souligne : Il a pu sembler parfois que l'anthropologie tendait rendre inutile la sociologie. En essayant d'expliquer les phnomnes historiques par la seule vertu des races, elle paraissait traiter les faits sociaux comme des piphnomnes sans vie propre et sans action spcifique. De telles tendances taient bien faites pour veiller la dfiance des sociologues .

    7 Pierre BOUVIER, La socio-anthropologie, Paris, Armand Colin, 2000.

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    La concurrence se joue donc au nom de la discipline appele surplomber le fait humain de manire rendre compte de la totalit qu'exprime sa forme : par la culture pour l'anthropologie et par la vie en socit pour la sociologie. La diffrence entre elles affleure en fonction de ce qui devient leur objet respectif. L'anthropologie, par son dveloppement8, en vient diffrencier la culture de la nature laquelle elle la rattachait en l'associant aux races humaines et toute autre particularit physiologique. La culture s'entend alors comme ce tout complexe comprenant la fois les sciences, les croyances, les arts, la morale, les lois, les coutumes et les autres facults et habitudes acquises par l'homme dans l'tat social . La socit dsigne, en sociologie, l'tat des hommes qui vivent en groupe et entre lesquels se nouent des liens suffisamment durables pour qu'ils soient plus et autre chose que ce que sont les hommes eux-mmes , suivant la conception qu'a Durkheim des contraintes issues de la vie en socit. C'est donc en fonction de l'objet considr comme point de dpart que l'explication couvre un angle plus large et permet la sociologie ou l'anthropologie de prtendre expliquer les faits sociaux comme une totalit. La rivalit entre la sociologie et l'anthropologie s'tablit encore sous ce jour jusque dans les annes 50, comme en tmoigne, aux Etats-Unis, le dbat entre l'anthropologue Alfred Kroeber et son rpondant sociologue Talcott Parsons.

    Cette rivalit prend ensuite la tangente qui pose que l'anthropologie est essentiellement une science concrte et la sociologie, une science abstraite . L'anthropologie s'labore effectivement autour d'une description mticuleuse des coutumes et traditions de chacune des cultures sans vritablement en dterminer le dnominateur commun qui, pour la sociologie, ne peut tre spcifi qu'au moyen de ladite thorie. C'est qu'il est possible d'en abstraire des points communs, au sens que le dictionnaire rserve ce mot : isoler par la pense ce qui devient un objet propre expliquer . La

    8 Au gr de deux courants sur lesquels je ne veux pas m'tendre ici : l'anthropologie culturelle amricaine qui s'inscrit dans la tradition des sciences de la culture labores dans l'Allemagne du XIXme sicle et l'anthropologie sociale d'obdience franaise qui tend se rapprocher de la sociologie par ses origines et considre que l'analyse de l'tat social (ou des structures sociales) est la condition pralable et ncessaire pour mettre en perspective des cultures dans leurs composantes de nature linguistique, technique, physiologique et historique.

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    thorie peut seule remplir cet office, en effet, et la sociologie s'applique la dvelopper.

    Objet mme de l'anthropologie, la culture se rfre au pass qui, par ricochet, la rapproche de l'histoire. Face cette dernire, l'anthropologie se constitue en recueillant en quelque sorte ses vestiges. Quand une culture, une civilisation, ne laisse ni crits, ni monuments comme amorce son tude, elle devient ce point exotique que l'histoire la concde aux anthropologues, ds lors libres d'en traiter sur place et d'observer par eux-mmes des coutumes et traditions locales. L'anthropologie a donc pour terrain les socits qui ne possdent pas l'criture, ou peine, et chez lesquelles la tradition est orale, de mme que les communauts rurales dotes de ces mmes caractristiques. La sociologie se rserve les socits proches et suffisamment avances dans le temps prsent pour chapper au crible de l'histoire. L'enjeu de la concurrence entre la sociologie et l'anthropologie se dplace donc de l'objet vis au terrain qui en constitue l'observatoire parfait.

    Avec l'cole de Chicago, le dveloppement de la sociologie amricaine en constitue l'exemple patent. En effet, la ville et l'entreprise sont les biais9 par excellence pour saisir l'uvre la transformation des cultures introduites par les immigrants qui constituent le proltariat urbain amricain, plus largement les contraintes sociales qu'illustre le dveloppement brut du capitalisme aux tats-Unis. Les tudes sociologiques de l'cole de Chicago se font nanmoins par l'entremise des mthodes anthropologiques. La clbre tude d'Elton Mayo de la Western Electric, par exemple, a t conduite en compagnie de Lloyd Warner, form Berkeley par Robert Lowie et Alfred R. Radcliffe-Brown, son retour d'un sjour chez les Murngin d'Australie. Que l'tude de la ville et de l'entreprise sous-entende l'application de mthodes anthropologiques n'est pas tranger au fait qu'en leur sein dferlent des vagues d'immigrants de cultures diverses, comme les Polonais de Chicago, auxquels on se doit d'ajouter les populations autochtones expulses de leurs territoires. En pareilles circonstances, l'anthropologie apporte son prcieux concours.

    9 Par biais, j'entends le moyen ou l'intermdiaire par lequel peut tre atteint l'objet d'tude vis ; non pas videmment l'acception du mot connue en statistique selon lequel biais veut dire tout fait susceptible de rendre un fait non reprsentatif.

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    Jusqu'ici, l'anthropologie, la science de l'homme, s'est consacre principalement l'tude des peuples primitifs. Mais l'homme civilis est un objet de recherche tout aussi intressant, sans compter qu'il est plus facile observer et tudier. La vie et la culture urbaines sont plus varies, subtiles, complexes, mais les ressorts fondamentaux sont les mmes dans les deux cas. Les mmes mthodes d'observation que des anthropologues comme Boas et Lowie ont mis en uvre pour tudier la vie et les manires d'tre des Indiens d'Amrique du Nord peuvent s'appliquer de faon encore plus fructueuse l'tude des coutumes, des croyances, des pratiques sociales et des conceptions gnrales de la vie qui rgnent dans le quartier de Little Italy ou dans le bas quartier du North Side Chicago. (Grafmeyer et Joseph, l984 : 81).

    L'cole de Chicago constitue d'ailleurs un vritable laboratoire des mthodes anthropologiques et le crdit dont elles bnficient lui assure la suprmatie sur la sociologie amricaine jusqu'en 1935. A cette date, elle est en butte la vive concurrence des sociologues de Columbia University de New York qui prennent prtexte des mthodes utilises pour contester sa domination. Le conflit des mthodes , qui s'exacerbe alors, verra bientt la victoire des mthodes quantitatives et, en consquence, le dclin des mthodes qualitatives, des mthodes anthropologiques en sociologie pour tre prcis, ainsi que la fin de l'hgmonie de l'cole de Chicago. Outre le fait que son objet pousse la sociologie vers les mthodes quantitatives aptes en donner une vision largie, le recours celles-ci prend prtexte de la faible porte des mthodes qualitatives qui ainsi font retour l'anthropologie pour ses tudes locales.

    Par le fait qu'elle a pour terrain de prdilection les socits sans criture, l'anthropologie se voit contrainte de dvelopper ces mthodes susceptibles d'accder son objet, la culture, par voie directe ou orale. L'observation participante dont elle se rclame juste titre depuis Bronislaw Malinowski en est un exemple non ngligeable. En vue de saisir une culture donne, n'importe quelle localit ne peut prtendre tre candidate au titre d'observatoire idal. Elle doit tre pourvue de qualits mthodologiques qui l'assimilent une matriochka, sorte de poupe gigogne russe dont les diffrents personnages, tous identiques, s'embotent les uns dans les autres mais rvlent chacun son chelle la figure globale. Vue sous cet angle, la localit comporte des qualits mthodologiques qu'Edmund Leach expose en ces termes : On suppose qu'un systme social existe l'intrieur d'une aire

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    gographique plus ou moins arbitrairement dfinie ; que la population comprise dans ce systme social a une mme culture ; que le systme social est uniforme. Ainsi l'anthropologue peut choisir une localit de la taille qui lui convient et tudier en dtail ce qui s'y passe ; de cette tude, il espre tirer des conclusions sur les principes d'organisation rgissant cette localit particulire. partir de ces conclusions, il formule des gnralisations sur la culture de cette socit considre comme un tout... 10.

    En lui permettant de saisir sur le vif certaines coutumes et traditions, l'observation participante ne manque pas de susciter dans l'esprit de l'observateur une distance par rapport sa propre culture, de prendre la mesure de sa relativit. Cette forme d'observation rend donc possible une dmarche d'objectivation qui donne tout son sens l' objectivation participante dont parle Pierre Bourdieu (l978)11. En observant directement une autre culture, l'observateur est contraint de se doter de critres et de modalits pour viter que ses qualits empiriques ne soient investies par sa propre culture. Il est tenu d'tablir lui-mme sa distance par rapport l'autre culture en formulant explicitement des critres et modalits qui rvlent une objectivation participante dont la rigueur n'interdit pas l'audace ou l'imagination qu'exprime la subjectivit de l'observateur sur le plan mthodologique. Sachons que l'objectivit la plus stricte passe ncessairement par la subjectivit la plus intrpide 12.

    Il reste que les observations, les conclusions auxquelles mne l'observation participante, se constituent d'informations de premire main. En effet, l'observation et la collecte des coutumes et traditions, de la culture au sens large, s'laborent selon des mthodes qui prservent leur qualit empirique, c'est--dire la forme dont elles sont pourvues sur le terrain. En d'autres mots, les informations se prsentent sous la forme du sens commun.

    Sans en retracer exactement le fil chronologique, la perce sur ce terrain se manifeste dans l'anthropologie franaise par l'appel que lance

    10 E. LEACH, Les systme politiques des hautes terres de Birmanie,trad. fr., Paris, Maspero, 1972. 11 Quoique chez ce dernier l'objectivation participante prenne moins la forme d'une rupture sur le plan pistmologique que d'une distance de l'observateur par rapport ses dispositions et positions dans les divers champs de l'espace social. 12 F. ZONABEND, Du texte au prtexte. La monographie dans le domaine europen , in Etudes rurales, 88-89, 1985, p. 35.

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    Maurice Godelier13 lors du colloque sur la Situation actuelle et l'avenir de l'anthropologie : Il est temps que certains d'entre nous entreprennent une anthropologie de l'entreprise, des formes de contrle social qui y rgnent, des reprsentations de leur travail que se font les diffrentes parties sociales de l'entreprise. On nous objectera que ce n'est pas l une tche pour les anthropologues, mais l'anthropologie est avant tout une mthode, l'observation participante, et n'est borne aucun domaine prcis Aller dans l'entreprise observer directement ce qui s'y passe et non pas l'apprhender de l'extrieur par questionnaires et enqutes statistiques comme en sociologie, voil ce que peut faire l'anthropologie et cela suffit justifier le projet sur le plan scientifique. (Godelier, l987 : 61-62)14.

    Cet appel a t bien entendu en anthropologie et c'est par ailleurs dans cette foule que nat, l'initiative de Pierre Bouvier, la socio-anthropologie du travail (Bouvier, 1984). On lui doit d'envisager le travail autrement que comme l'action instrumentale de l'conomie laquelle le rduit la sociologie des entreprises, ou comme l'enjeu du conflit entre les parties sociales de l'entreprise que sont le syndicat et le patronat sur lequel l'accent est mis par la sociologie du travail. Si, n'en pas douter, le travail est l'action instrumentale de l'conomie capitaliste et l'objet des conflits entre patrons et syndicats, il possde d'autres qualits sociologiques qui sont passes sous silence. En effet, il s'labore par d'autres mdiations sociales comme le politique, l'ethnie, la religion, la famille, la culture, etc., que l'anthropologie, au moyen de l'observation participante, met parfaitement en relief au sein mme des entreprises.

    De plus en plus, lanthropologie fait preuve de sa force pour expliquer ce qui semblait autrefois le terrain de prdilection de la sociologie, savoir l'entreprise dont le dveloppement est avanc dans le capitalisme. Dans cette mme voie, elle se targue d'tre la seule mettre en lumire la vie quotidienne, la ville, etc., en rappelant pertinemment qu'elles sont nanties de qualits conomiques, politiques, culturelles, religieuses dont la mdiation les placent sur le plan du fait social total . Sur cette lance, Marc Aug a pu

    13 Maurice GODELIER, Un domaine contest : lanthropologie conomique, Paris, Mouton, 1974. 14 Maurice GODELIER : Met en chantier une vaste tude sur le travail et ses reprsentations dont le devis et l'appel sont prsents dans Godelier 1980.

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    rcemment s'autoriser voquer une anthropologie des mondes contemporains 15 qui, selon toute apparence, souligne l'avance de l'anthropologie sur la sociologie.

    La sociologie ne veut cependant pas tre en reste. Puisque la socio-anthropologie attire des sociologues dans son orbite, la sociologie veut qu'on lui attribue aussi le crdit d'clairer la totalit ou la complexit de ce qu'elle prend pour objet. Elle rappelle, par exemple, que le travail a t rduit par son office une action conomique ou un conflit entre les parties sociales de l'entreprise pour tenter de reprsenter l'ensemble de ses qualits par ce biais dont la teneur n'est, de fait, que thorique et mthodologique. L'action conomique et le conflit social auxquels il est ramen ont pour but de reprsenter les socits marques dans leur totalit par le travail, l'conomie et dont l'entreprise constitue l'observatoire idal.

    A supposer qu'on le reconnaisse, on ne peut prendre prtexte de cette rduction toute mthodologique pour conclure qu'en sociologie le travail se borne tre un objet uniquement dot de qualits conomiques ou politiques. Au contraire, cet objet, par dfinition, a pour fonction d'exprimer la forme de ce fait social dans sa totalit. Il en va de mme pour l'objet de l'anthropologie qu'est la culture. La culture reprsente aux yeux des anthropologues le biais par lequel le fait humain peut tre rejoint dans sa totalit. En tant qu'objet, la culture se conforme cette vise thorique et mthodologique.

    La dfinition de leurs objets respectifs rappelle la diffrence qui existe entre la sociologie et l'anthropologie. L'introduction de l'anthropologie dans l'entreprise et l'clatement de cet objet propre reprsenter en sociologie les socits avances dans le capitalisme16 inclinent penser que cette diffrence tend s'estomper et correspondrait la socio-anthropologie. Elle marquerait la fin d'une rivalit devenue inutile en proposant l'association de l'anthropologie et de la sociologie sous les couleurs de l'interdisciplinarit en vogue de nos jours17. Le recours aux mthodes anthropologiques, telle l'observation participante, constitue sans contredit une avance en sociologie dans la tentative d' accder aux faits sociaux dans leur complexit [vue comme la

    15 Marc AUGE, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Aubier, 1994. 16 Alain TOURAINE, Critique de la modernit, Paris, Fayard, 1992. 17 Pierre BOUVIER, Socio-anthropologie du contemporain, Paris, Galile, 1995.

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    totalit de leur forme . Cette vise n'est par ailleurs qu'un rappel puisque la sociologie, en sa dfinition la plus classique, a pour but d'expliquer les faits sociaux comme un fait social total . En consquence, expliquer les faits sociaux dans leur complexit a dj valeur canonique.

    En reprenant nouveaux frais la dfinition du terme socit , la thorie de la structuration d'Anthony Giddens soutient que l'objet de la sociologie concerne les effets non voulus et les consquences non intentionnelles de l'action sociale . Cet objet rend bien compte, en la nuanant, de l'ide de Durkheim qu'une socit est plus et autre chose que la somme de ses parties. En effet, si chez cet auteur le terme socit voque immdiatement l'ide de contraintes qui dbordent la somme de ses parties, qui sont assimilables des contraintes structurelles, la thorie de la structuration repose sur l'ide que le structurel est toujours la fois habilitant et contraignant, de par la nature mme des rapports qui lient ncessairement le structurel et l'action ainsi que l'action et le pouvoir 18. Dans cette perspective, une socit consiste en un ensemble de ressources et de rgles rcursivement engages dans l'action par laquelle se reconnaissent ses contraintes structurelles et l'action et le pouvoir de ses propres acteurs. Pour saisir la dimension exprimant l'action et le pouvoir des acteurs sur les ressources et rgles qui constituent au premier chef les contraintes structurelles, le sens commun s'avre le biais oblig pour la sociologie. Selon Giddens, la socit possde des proprits structurelles que la sociologie peut dcrire avec des concepts qui font rfrence la conscience des acteurs . Car, en effet, en tant qu'acteurs sociaux, tous les tres humains possdent et utilisent un haut niveau de connaissance dans la production et la reproduction de leurs [actions] quotidiennes, et la plus grande part de ce savoir est pratique plutt que thorique . Le sens commun ne peut donc pas tre envisag comme du bon sens, comme des lieux communs que la sociologie a tendance qualifier de fausse connaissance ou de connaissance fausse. Il constitue bien plutt une connaissance routinire, c'est--dire une connaissance immdiatement enchsse dans l'action pratique des acteurs. En consquence, cette connaissance est bien le biais oblig par lequel la sociologie peut accder aux rgles et ressources qui constituent l'action sociale, et peut mettre au jour les effets non voulus et les consquences non

    18 Anthony GIDDENS, La constitution de la socit, Paris, Presses Universitaires de France, 1987.

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    intentionnelles par lesquelles apparaissent les contraintes structurelles qui, depuis Durkheim, donnent tout son sens au terme de socit.

    En tant que connaissance pratique immdiatement lie leur action, le sens commun apporte aux acteurs sociaux une scurit ontologique, c'est--dire la forme des rapports sociaux qui exprime la confiance de la plupart des tres humains dans la continuit de leur propre identit et dans la constance des environnements d'action sociaux et matriels 19. Les consquences de la modernit se traduisent par une carence de cette scurit ontologique que rpercute d'emble l'apparence par laquelle la socit prend la forme des exigences objectives de l'conomie. La sociologie est alors pousse favoriser les relations personnelles d'amiti et d'intimit sexuelle pour dterminer le biais qui permet d'observer idalement les contraintes structurelles de la socit au sens o Giddens entend les ressources et les rgles engages de faon rcursive par les acteurs sociaux. En effet, selon Giddens, de nos jours ce sont d'abord les relations personnelles d'amiti et d'intimit sexuelle qui peuvent jouer le rle que jouaient les liens de sang dans les socits traditionnelles et devenir le deuxime lieu fondamental d'investissement de la confiance o se joue la scurit ontologique des personnes (Giddens, 1993 : 459 et 462). En les expliquant, la sociologie pourra ainsi alimenter la connaissance pratique des acteurs et les rendre aptes dominer les effets non voulus et les consquences non intentionnelles de leur action lorsqu'elle s'exprime sous la forme des contraintes structurelles qu'elle met au jour. La dmocratisation de la vie sera alors vritablement possible.

    Les dveloppements rcents de l'anthropologie laissent aussi prsager une redfinition de son objet. Le fil conducteur des travaux et recherches de l'anthropologue Maurice Godelier en fournit un exemple loquent. Aprs ses recherches sur l'conomie et l'idologie, Godelier sest rclam une conception positive de l'idologie ou du sens commun, il en est venu rcemment traiter des rapports de parent qui, pour lui, sont la clef de vote de toute socit20. Si la socit est une forme de vie connue par d'autres espces animales, en revanche seule l'espce humaine a dmontr qu'elle est capable d'agir sur les rapports sociaux qui taient les siens l'origine, de les

    19 Anthony GIDDENS, Les consquences de la modernit, Paris, LHarmattan, 1994. 20 Pour GODELIER, Une socit est pour certaines espces un milieu ncessaire pour qu'un individu appartenant cette espce atteigne son plein dveloppement. Milieu, c'est--dire un ensemble de rapports, une organisation, une logique .

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    transformer et d'en produire de nouveau. Les rapports de parent en furent peut-tre les premiers . Les rapports de parent sont aux yeux de Maurice Godelier le