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Sherry Thomas est arrivée sur le territoire américain à l’âge de treize ans. Un an plus tard, à l’aide de son pré- cieux dictionnaire anglais-chinois, elle engloutissait déjà des romances historiques de six cents pages. Le vocabulaire glané au gré de ces histoires passionnées lui permit d’obtenir des scores élevés aux tests de langue. Il se révéla également très utile lorsqu’elle commença elle- même à écrire des romances. Sherry est titulaire d’un diplôme en économie de l’uni- versité de Louisiane, ainsi que d’un master en compta- bilité de l’université d’Austin. Elle vit dans le centre du Texas, avec son mari et leurs deux fils.

Arrangements privés, de Sherry Thomas

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DESCRIPTION

Aux yeux de la société londonienne, lord et lady Tremaine forme le couple idéal. Ce mariage leur a permis de s’élever socialement, et tous deux ont trouvé un arrangement : il vit aux Etats-Unis, elle en Angleterre. Au cours de leurs dix ans de mariage, ils se sont peu vus, peu rencontrés, mais dit-on leurs relations sont fort courtoises. Un jour, lady Tremaine demande le divorce. Le scandale éclate. Comment un couple aussi bien assorti peut-il rompre un arrangement aussi parfait ?

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Sherry Thomas est arrivée sur le territoire américain àl’âge de treize ans. Un an plus tard, à l’aide de son pré-cieux dictionnaire anglais-chinois, elle engloutissaitdéjà des romances historiques de six cents pages.Le vocabulaire glané au gré de ces histoires passionnées lui permit d’obtenir des scores élevés aux tests de langue.Il se révéla également très utile lorsqu’elle commença elle-même à écrire des romances.Sherry est titulaire d’un diplôme en économie de l’uni-versité de Louisiane, ainsi que d’un master en compta-bilité de l’université d’Austin. Elle vit dans le centre duTexas, avec son mari et leurs deux fils.

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SHERRY

THOMAS

Arrangements privés

R O M A N

Traduit de l’américainpar Anne Busnel

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Titre originalPRIVATE ARRANGEMENTS

Éditeur originalBantam Books, published by Bantam Dell, a division

of Random House, Inc., New York

© Sherry Thomas, 2008

Pour la traduction française© Éditions J’ai lu, 2009

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Londres, 8 mai 1893

Une seule sorte de mariage recevait lÕapp robationde la haute société.

Les mariages d’amour étaient considérés commevulgaires, le bonheur domestique retombant en géné-ral aussi vite qu’un soufflé. La fâcherie conjugale étaitencore plus déconsidérée. Le sujet restait tabou, carla moitié des membres de la caste supérieure en avaitfait la douloureuse expérience. Non, décidément il n’yavait qu’une sorte de mariage susceptible de traverserles vicissitudes du temps : l’entente cordiale. Et il étaitde notoriété publique que le couple formé par lord etlady Tremaine appartenait à cette catégorie bénie.

En dix ans de mariage, aucun d’eux n’avait jamaisprononcé contre l’autre le moindre mot déplacé, quece soit devant des parents, des amis ou des étran-gers. À leur domicile, les domestiques pouvaient enattester, il n’y avait jamais eu la moindre querelle oula plus petite dissension. Apparemment, ils étaienttoujours d’accord sur tout.

Évidemment, chaque année, il se trouvait toujoursune débutante fraîche émoulue de son pensionnatpour faire remarquer avec impertinence que lord etlady Tremaine ne vivaient pas sur le même conti-nent, et qu’ils ne s’étaient pas revus depuis le lende-main de leurs épousailles.

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Comme si personne ne le savait !Navrées par tant de candeur, les matrones

secouaient la tête. La petite ingénue tomberait dehaut quand elle apprendrait que son fiancé entrete-nait une cocotte à Chelsea, ou quand elle se rendraitcompte que son amour pour son mari s’était éteint,soufflé comme la flamme d’une bougie.

Elle comprendrait alors à quel point l’arrange-ment des Tremaine était ingénieux.

Dès le début, courtoisie, indépendance et libertéavaient été les maîtres mots de cette union dépour-vue de toutes ces émotions pénibles qui ruinaient lequotidien : déception, chagrin, jalousie… Que pou-vait-on espérer de mieux?

Ce mariage était donc parfait en tout point.C’est pourquoi la nouvelle fit l’effet d’une bombe

lorsque lady Tremaine demanda le divorce pourabandon du domicile conjugal et adultère.

Dans les salons huppés de Londres, les espritss’enflammèrent.

Dix jours plus tard, on apprenait que lord Tremaineavait quitté l’Amérique et posé le pied sur le solanglais pour la première fois depuis dix ans. Et unestupeur incrédule envahit les élégantes demeures deGrosvenor Square et de Park Lane.

Peu à peu, des bribes d’informations arrivèrent.Les commères se déchaînèrent alors, et les ragots serépandirent en ville comme une traînée de poudre.De maison en hôtel particulier, on rapportait quetout avait commencé un beau matin par un impé-rieux coup de sonnette à la porte de lady Tremaine.

Goodman, son fidèle majordome, avait étérépondre. Sur le seuil, il avait trouvé un bel homme,grand, bien bâti, qui dégageait une forte autoriténaturelle.

Quoique surpris, Goodman avait conservé unemine parfaitement impassible, comme tout bonmajordome qui se respecte. Et il avait salué le visi-teur d’un placide :

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— Bonsoir, monsieur. Que puis-je pour vous?Il s’attendait à ce que l’inconnu lui tendît sa carte

et exposât le but de sa visite. Au lieu de cela, ce der-nier lui fourra son haut-de-forme entre les mainsavant de pénétrer dans le hall d’un pas décidé. Là, il entreprit d’ôter ses gants, sans daigner fournir lamoindre justification à cette intrusion scandaleuse.

— Mais, monsieur… milady ne vous a pas auto-risé à pénétrer chez elle, balbutia Goodman.

L’homme se retourna à demi pour le transpercerd’un regard acéré, qui donna au malheureux domes-tique l’envie de se recroqueviller sur place.

— Nous sommes bien chez lord et lady Tremaine?s’enquit le visiteur.

— Certes, monsieur.En dépit des manières sauvages de l’inconnu,

Goodman n’avait pu s’empêcher d’employer la for-mule de politesse. Ce type avait une prestance cer-taine.

— Et depuis quand le maître des lieux aurait-ilbesoin de la permission de son épouse pour entrerchez lui? reprit l’homme en faisant claquer ses gantsdans la paume de sa main gauche.

Tout d’abord, Goodman ne saisit pas. Sa maî-tresse était comme la reine Elizabeth en son temps :elle régnait seule sur la maisonnée. Puis, lentement,le jour se fit dans son esprit horrifié.

Celui qui se tenait devant lui n’était autre que lemarquis de Tremaine, l’époux de la marquise qu’onn’avait pas revu depuis dix ans, l’héritier du duc deFairford.

Goodman s’était mis à transpirer. Toutefois, sansperdre son sang-froid, il débarrassa lord Tremainede ses gants.

— Je vous demande pardon, milord. Nous n’avonspas été prévenus de votre arrivée. Je vais faireimmédiatement préparer vos appartements. Puis-jevous offrir des rafraîchissements pour vous fairepatienter?

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— Pourquoi pas. Et vous veillerez à faire déchar-ger mes malles de la voiture. Lady Tremaine est-elleà la maison?

Le ton était tout à fait banal. On aurait pu croireque le marquis revenait de son club après y avoirpassé l’après-midi. Mais il s’était absenté dix ans !

— Lady Tremaine est partie se promener dans leparc, milord.

— Très bien.Sur un hochement de tête, lord Tremaine s’éloi-

gna en direction du salon. D’instinct, Goodman lesuivit, comme il l’aurait fait si une bête féroce s’étaitintroduite dans la maison. Trente secondes plustard, le marquis se retourna et, l’apercevant, haussales sourcils. Le majordome comprit alors que sa pré-sence était devenue indésirable.

Il y avait quelque chose de perturbant dans l’amé-nagement de cette demeure, songeait lord Tremainequi venait de jeter un coup d’œil au salon.

La décoration était de très bon goût, ce qui étaitplutôt surprenant. Il s’était attendu à trouver uneprofusion de dorures, de pampilles, de brocart et de pompons, comme sur la 5e Avenue où ses voisinssemblaient vouloir reconstituer chez eux la splen-deur passée de Versailles.

Ici, les chaises tapissées de velours paraissaientconfortables avant tout. On ne trouvait pas de murslambrissés de bois sombre. Et surtout, on échappaità cette prolifération de bibelots que les Anglais ado-raient disséminer aux quatre coins de leur maison.

Pour un peu, il aurait retrouvé l’ambiance fraîcheet ensoleillée de cette villa turinoise où il avait passéquelques semaines très heureuses dans sa jeunesse.Il se rappelait encore les tapisseries dans les tonspastel, les tables en fer forgé, les pots en faïence danslesquels poussaient des orchidées, et ces ravissantsmeubles couleur miel qui dataient du siècle passé.

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Au cours de son enfance chaotique où on l’avaittransbahuté d’un logis à l’autre, il ne s’était vraimentsenti bien que dans deux endroits : chez son grand-père, et dans cette maison italienne dont il avait aiméla luminosité, les parfums, et le confort dépourvud’ostentation.

La similitude entre ce dernier lieu et l’hôtel parti-culier de lady Tremaine ne pouvait être que le fruit duhasard. C’est du moins ce qu’il crut, jusqu’au momentoù son regard tomba sur deux tableaux aux murs.

Entre un Rubens et un Titien, la marquise avaitaccroché des œuvres de ces mêmes artistes modernesqu’il avait lui-même exposés dans sa maison de Man-hattan : Sisley, Morisot, Cassatt et Monet, dont cer-tains comparaient fort injustement le travail à dupapier peint de mauvaise facture.

Il passa dans la salle à manger, et son rythme cardiaque s’accéléra.

À voir les murs, on aurait pu croire que la mar-quise avait acquis toute une exposition impression-niste : il y avait là d’autres Monet et deux Degas, unRenoir, un Cézanne, un Seurat, ainsi que d’autresartistes à la renommée encore confidentielle, donton parlait seulement dans les cercles les plus prochesdu microcosme artistique parisien.

Parvenu au centre de la pièce, il s’immobilisa sou-dain, incapable d’aller plus loin. Cette maison étaitun rêve devenu réalité pour le jeune homme qu’ilétait dix ans plus tôt et qui, au cours de longuesconversations animées, avait maintes fois mentionnésa préférence pour les décors subtils et sa passionpour l’art moderne.

Il se rappelait encore l’attention extrême qu’elleportait à ses propos, sa mine concentrée, ses ques-tions précises énoncées d’une voix douce, sérieuse. À cette époque, elle le regardait comme un dieu vivant.

Alors, à quoi rimait cette demande de divorce?S’agissait-il d’une ruse? D’un subterfuge destiné

à le piéger quand tout le reste avait échoué? Allait-il

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la trouver étendue sur le lit de sa chambre, touteparfumée, son corps blanc dénudé et offert?

Il passa à l’étage supérieur et, ayant localisé lasuite principale, y pénétra.

Elle n’était pas là, ni nue ni dévêtue sur le lit conju-gal. Pour la simple et bonne raison qu’il n’y avait pasde lit.

Il n’y avait rien, d’ailleurs. La chambre était aussivaste et vide que l’Ouest américain. On ne voyait plusla marque des pieds de meubles sur le tapis. Lesmurs unis ne présentaient pas de délimitations rec-tangulaires, comme c’est le cas lorsqu’on vient d’en-lever un tableau. Une épaisse couche de poussièrerecouvrait le parquet et l’appui de la fenêtre.

Cette chambre ne servait plus depuis des années.Il eut l’impression de recevoir un coup sur la tête.Pourtant, il n’y avait pas vraiment de quoi s’étonner.

Le salon attenant était en revanche d’une propretéirréprochable et parfaitement aménagé. On y trou-vait des bergères profondes, une méridienne confor-table, ainsi qu’une bibliothèque emplie de livres quiavaient apparemment été beaucoup manipulés. Lesecrétaire était pourvu de feuilles de papier à lettreset d’un encrier. Il y avait même un vase d’amarantesen fleur sur le plateau. En comparaison, la chambrevoisine n’en paraissait que plus inutile et désolée.

La conclusion s’imposait : cette maison avait peut-être été arrangée autrefois dans l’intention de leséduire, mais dix années s’étaient écoulées depuis.Une éternité.

Aujourd’hui, elle l’avait purement et simplementrayé de son existence.

Debout sur le seuil de la porte de communication,il fixait toujours les murs nus de la chambre aban-donnée quand le majordome arriva, suivi de deuxvalets qui apportaient une lourde malle.

Face à la pièce vide, symbole du néant qu’était leurmariage, le majordome rougit mais déclara d’un tonneutre :

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— Il va nous falloir une petite heure pour aérer leslieux, les nettoyer et amener des meubles, milord.Nous ferons au plus vite.

Camden faillit rétorquer que ce n’était pas la peinede se donner tout ce mal, que la chambre pouvaitbien rester dans cet état, qu’il s’en fichait. Mais il enaurait alors trop révélé. Il se contenta de hocher latête et de marmonner :

— Parfait. Faites au mieux.

Le prototype de la nouvelle graveuse que lady Tremaine avait commandée pour son usine du Leicestershire était loin de remplir ses promesses. Lesnégociations avec l’armateur de Liverpool étaient entrain de se corser. Et elle n’avait toujours pas réponduaux lettres de sa mère, dix en tout, une pour chaquejournée écoulée depuis qu’elle avait demandé ledivorce.

Dans chacune de ces épîtres indignées, Mme Row-land demandait sans détour à sa fille si elle avaitperdu l’esprit ; ou bien si, subitement, son quotientintellectuel était devenu équivalent à celui d’unjambon.

Lady Tremaine n’avait guère été surprise et n’ac-cordait pas une importance particulière à ces pro-testations. Ce qui lui donnait la migraine en revanche,c’était ce télégramme que lui avait envoyé sa mèreet qu’elle avait reçu trois heures plus tôt : Tremainedébarqué ce matin à Southampton.

Elle avait bien tenté de minimiser la chose auprèsde Freddie, arguant que cette arrivée fracassantes’intégrait dans le déroulement normal des choses –«Vous savez, chéri, il y a tout un tas de paperasses à signer et encore de nombreuses questions à régler.Il fallait bien qu’il revienne un jour ou l’autre…» –,mais il n’en restait pas moins que le retour deTremaine n’augurait rien de bon.

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Son mari. Ici, en Angleterre. Plus proche d’ellequ’il ne l’avait jamais été en dix années de mariage,excepté lors de ce regrettable épisode à Copenhague,en 1888.

— Il faudra que Broyton vienne demain matinétudier les comptes et me faire son rapport, dit-elleà Goodman en lui tendant son châle, son chapeauet ses gants.

Elle se dirigeait déjà vers la bibliothèque et, dis-traitement, elle ajouta :

— J’ai quelques lettres à dicter à Mlle Violaine.Dites-lui de me rejoindre au plus tôt. Et ce soir, jeporterai ma robe de velours crème au lieu de marobe en soie améthyste. N’oubliez pas de prévenirEdith.

— Milady…— Oh, et j’oubliais. J’ai vu lord Sutcliffe ce matin.

Son secrétaire a démissionné, aussi lui ai-je recom-mandé votre neveu. Il faudra qu’il se présente chezlord Sutcliffe demain matin à dix heures. Prévenez-le que lord Sutcliffe préfère les hommes directs quine perdent pas leur temps en discours inutiles.

— C’est très aimable à vous, milady, dit Goodman,visiblement ravi.

— Votre neveu est un jeune homme très promet-teur, il mérite qu’on l’aide.

Elle s’immobilisa devant la porte de la biblio-thèque, se tourna à demi :

— Finalement, dites à Mlle Violaine de venir dansvingt minutes. Et faites en sorte que personne ne medérange d’ici là.

— Milady, Sa Seigneurie…— Sa Seigneurie ne prendra pas le thé avec moi

aujourd’hui.Elle ouvrit la porte, puis, se rendant compte que

Goodman ne bougeait toujours pas et la considéraitd’un air embarrassé, elle s’enquit :

— Quoi? Que se passe-t-il, Goodman? C’est encorevotre dos qui vous fait souffrir?

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— Non, milady. C’est…— C’est moi, coupa alors une voix qui s’élevait de

l’intérieur de la bibliothèque.La voix de son mari.L’espace d’un instant, trop stupéfaite pour réagir,

elle ne put que se réjouir de ne pas avoir invité Fred-die à venir chez elle aujourd’hui, comme elle le fai-sait la plupart du temps après leur promenadequotidienne. Son cerveau paraissait avoir cessé defonctionner. Son cœur se mit à battre la chamade etsa migraine s’estompa. Elle eut chaud partout, puis,tout aussi soudainement, une sueur froide l’envahit.Autour d’elle, l’air semblait s’être épaissi. Respirerdevenait laborieux.

Elle agita vaguement la main en direction dumajordome :

— Vous pouvez retourner à vos occupations, Good-man.

Elle le vit hésiter. Avait-il peur pour elle ? Ellepénétra dans la bibliothèque et laissa la lourde portede chêne se refermer, la coupant des regards et desoreilles des curieux.

Les hautes fenêtres faisaient face à l’ouest et don-naient sur le parc. À cette heure, la luminosité étaitencore forte. Les rayons du soleil traversaient lescarreaux et, selon un angle oblique, venaient oblité-rer de rectangles dorés le riche tapis de Samarkand,ses coquelicots fragiles et ses grenadiers perdusdans un champ.

Tremaine se tenait dans un coin de la pièce, lesmains en appui sur le plateau du bureau placé der-rière lui, ses longues jambes croisées au niveau deschevilles.

Bien que sa haute silhouette se trouvât dans unerelative pénombre, elle la distinguait avec netteté. Il ressemblait à l’Adam de Michel-Ange dans toutesa splendeur, qui aurait jailli du plafond de la cha-pelle Sixtine et filé chez un tailleur de Savile Row,le temps d’endosser une veste à la coupe parfaite,

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avant de débarquer ici pour en découdre visible-ment.

Elle domina son émotion. Allons, elle n’allait pascontinuer à le dévorer du regard, comme si elle étaittoujours cette jeune fille de dix-neuf ans, superfi-cielle et sotte, qu’il avait épousée dix ans plus tôt.

— Bonjour, Camden.— Bonjour, Gigi.Depuis son départ, jamais elle n’avait permis à

aucun homme de l’appeler par ce ridicule diminutifqui lui venait de l’enfance.

Elle s’obligea à avancer de quelques pas, traversala pièce, foulant l’épais tapis qui semblait coller àses pieds comme la fange d’un bourbier. Elle n’encontinua pas moins bravement dans sa direction,pour lui prouver qu’elle n’avait pas peur de lui. Cequi était faux. Il avait sur elle un pouvoir infini quidépassait de loin celui que lui conférait la loi.

En dépit de sa haute taille, elle dut renverser légè-rement la tête pour le regarder dans les yeux. Desyeux vert foncé, semblables à la malachite des mon-tages d’Oural. Elle huma discrètement son parfum,bois de santal et citronnelle, des senteurs qu’elleavait autrefois associées au bonheur.

— Êtes-vous rentré pour m’accorder le divorce oupour me mettre des bâtons dans les roues? demanda-t-elle sans ambages.

La vie lui avait appris que si l’on n’affrontait pasles problèmes de face, ils ne tardaient pas à venirvous mordre les fesses.

Il haussa les épaules. Il s’était débarrassé de saredingote et de sa cravate. Le regard de la jeunefemme s’attarda une seconde de trop sur la peaubronzée qu’on entrevoyait dans l’échancrure de sachemise blanche. Il avait toujours ces épaules car-rées, ces bras longs et musclés qui se dessinaientsous la fine batiste.

— Je suis venu poser mes conditions, répondit-ilenfin.

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