Auzias-turenne Raymond - Le Roi Du Klondike

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  • BIBEBOOK

    RAYMOND AUZIAS-TURENNE

    LE ROI DU KLONDIKE

  • RAYMOND AUZIAS-TURENNE

    LE ROI DU KLONDIKE

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1238-3

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Sources : Bibliothque lectronique dubec

    Ont contribu cee dition : Gabriel Cabos

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • CHAPITRE I

    Alis

    L sont pas morts ; seulement, pour nous punir da-voir perdu la foi, ils ont qui la terre, et la triste plante senva, se refroidissant toujours, de par lternit. Plus misricor-dieuses, les desses, leurs lles ou leurs surs, reviennent quelquefoisparmi nous : ainsi, la sur dApollon aime encore courir nos forts,aux heures o sendorment les villes et les peuples. Lorsque laube sur-vient avant la dispersion de ses nymphes, si vous tes n sous un signefavorable, vous pouvez en rencontrer une. Vous ne loublierez plus.

    Tout lheure, soixante-dix livres de pression faisaient cabrer lelevatedsur ses rails dacier pour vous emmener vite, plus vite la Bourse ; plusvite encore, les statistiques, les quations, tous les chires du monde par-taient, senvolaient, revenaient dans votre cerveau prt la bataille. Enbas, dans les rues noires qui sbranlaient sous le passage de votre loco-motive, en haut, dans les wagons ct de vous, sur les bancs, chacunsi prs, si loin de ses voisins, on se ruait la cure, la bataille du pain

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  • Le roi du Klondike Chapitre I

    quotidien. . . Une porte souvre, une bonne odeur de matin vous frappe auvisage, balaie, emporte les soucis qui envoyaient trop de sang la tte etpas assez au cur. Redressez-vous, ouvrez les yeux tout grands, regardezbien, car cest elle qui daigne apparatre, elle, Daphn ou Syrinx, sous undguisement moderne.

    Frank Smith, administrateur des Tlgraphes unis de la Bourse, taitdans son bureau, ce matin-l, comme tous les matins, ne songeant riende mythologique. Aux trois coups sa porte, il avait rpondu machinale-ment : Faites entrer , puis stait replong dans ses calculs.

    Bonjour, monsieur ! dit-elle, en mme temps que sonnaient neufcoups la pendule.

    Si lgre tait sa dmarche que Frank Smith ne stait pas aperu desa prsence. Avant de se tourner de ct, il jeta un coup dil sur sonagenda, et en tte du programme de la journe, il lut avec ennui :

    Neuf heures a/m : Miss dAuray. Une place !et puis au-dessous :Envoi de Bloch. Dieu le bnisse !Alors, il leva les yeux, eut un sursaut dtonnement et, se dressant

    demi : Voulez-vous prendre la peine de vous asseoir, mademoiselle ?Elle eut une gracieuse inclination du buste et se posa doucement sur

    le bord dun fauteuil, pendant quil la regardait de nouveau malgr sessoixante ans et sa sagesse. Une aurore subite, avec un parfum de prin-temps, illuminait maintenant la pice, et dans la cervelle de Smith, odansaient tout lheure les millions, il ny avait plus quune seule pen-se : Great Sco ! quelle est belle !

    M. Bloch ma fait esprer quen madressant vous, monsieur, jetrouverais peut-tre ce que je cherche. . .

    Sa voix claire denfant tremblait un peu, comme ses lvres. Jai, en eet, reu un mot de lui, mademoiselle. Il me parle de ce que

    vous dsirez. Il est trs fort pour. . .Frank sarrta net, mais les annes navaient pu calmer la fougue qui

    lavait fait arriver au sommet de la pyramide sociale. Entre haut et bas, ilenvoya Bloch une damnation quasi ternelle. Capon qui, sans le consul-ter, empruntait la bouche dun ami pour dire : Non ! la plus jolie lle

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  • Le roi du Klondike Chapitre I

    du monde, dans ce New-York o le march encombr ne leur ore mmepas une bouche de pain honnte !

    Elle reprit trs rouge : Je voudrais gagner ma vie, monsieur. . . Je suis bonne tlgraphiste.

    Il y a longtemps que je cours de bureau en bureau. . . que je cherche. . . etje croyais enn. . .

    Elle aussi sarrta : ses grands yeux violets sassombrirent, un voilehumide les recouvrit, et puis leurs paupires sabaissrent, muees. FrankSmith regarda la fentre, la pendule lectrique et enn son interlocu-trice. Il vit un visage o lamertume, la mortelle lassitude dune jeunevie criaient si fort quil rpondit presque malgr lui :

    Je ne veux pas vous faire de peine, mademoiselle, mais vous tes desmilliers demander. . . des milliers, entendez-vous ?. . . et il y a bien peu deplaces donner. Cependant je ne vous laisserai pas partir sans vriervotre habilet. Vous paraissez sre de vous : voulez-vous jouer du duplexdevant moi ?

    Elle releva vivement la tte, ta de suite ses gants trous : Certes, monsieur ! quel appareil faut-il me mere ?Son empressement t une certaine impression sur ladministrateur.

    Il lui dsigna le manipulateur dont usait ordinairement son secrtaire, etcommena aussitt :

    Y tes-vous ?. . . Demandez Joseph Wilson, Chicago. Prvenez-leque mon bureau va lui communiquer une statistique condentielle desbls de la Rpublique Argentine. . .

    Bien, monsieur. . . Il est prt.Frank se mit dicter : lentement, dabord, puis, sur un rythme ac-

    clr ; enn, avec la vitesse dun graphophone dont le rgulateur sestdclench. Alis dAuray le suivait toujours, mais Chicago cliqueta fu-rieusement au rcepteur :

    Hol ! quelle mouche vous pique ce matin ? Avez-vous le diable aubout des doigts ?. . . Allez piano, pianissimo. La Bourse nest pas encoreouverte !

    Ladministrateur se renversa en arrire, riant gorge dploye : Bravo ! oh ! l l ! Je vous fais mes compliments, mademoiselle. Vous

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  • Le roi du Klondike Chapitre I

    tes dune jolie force pour expdier la pense humaine. . . Et pour la rece-voir ? Vous savez que cest plus dicile.

    Je puis essayer le rcepteur. Parfait !. . . Aendez un peu.Lui-mme, il appela Wilson : Cest vous, Joe ? Oui, mon vieux. Comment allez-vous ? Pas mal. Et vous ? Bien, je suppose. Voulez-vous me faire tlgra-

    phier nimporte quoi par le plus rapide de vos clercs ? Jessaie un dbutant,et je crois que vous aurez de la peine lembrouiller.

    Allons donc ! est-ce que vous savez faire chanter les volts, vousautres, New-York !. . . Je vais vous livrer mon numro 1. Gare vous !

    All right. Go !Par-dessus les villes tumultueuses, travers les campagnes tran-

    quilles, lclair des ls trembla de la reine de louest la reine de lest :il charriait un vritable torrent de paroles entre les deux grandes rivales.Le chapitre III de la Bible : Or, le serpent tait le plus rus de tous. . . jaillissait de chezWilson, bondissait par del quinze cents kilomtres, senvenait la mme seconde couler aux doigts dAlis ; et Frank Smith nen-tendait plus quun bourdonnement de mots : Adam. . . saisi de crainte. . .du fruit de larbre. . . , quand la jeune lle, sans arrter Chicago, tlgra-phia dune main :

    Allez plus vite, s. v. p.Le chapitre III, Adam, ve et le serpent, tout cela se fondit aussi-

    tt en la plus extraordinaire, la plus foudroyante des imprcations. Alislarapa au vol et rougit en mme temps. Ladministrateur sauta sur lafeuille, poussa un cri, saisit le manipulateur. Maintenant Chicago hurlait :

    i est-ce qui est lautre bout de la ligne, l-bas ? Nous lenga-geons, nimporte. . .

    New-York lui coupa la parole : Cest une jeune lle peine sortie de lcole. . . Elle ne veut au-

    cun prix sen aller dans ce trou de Chicago, o les gens sont mal levset lchent des jurons. . . pas assez vite pourtant pour quelle ne les enre-gistre. . .

    Oh ! pas possible !. . .

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  • Le roi du Klondike Chapitre I

    Et comme elle na pas dgale au monde, elle est nomme premiretlgraphiste de la Bourse, New-York. Tant pis pour vous ! Au revoir !

    Frank Smith vit le soleil se lever sur un visage de femme, et, dans lesilence, il crut entendre quelques mots entrecoups. Ctait, sans doute,la nouvelle employe qui le remerciait. Mais une autre voix, fort dsa-grable, celle de presque un demi-sicle dexprience, lui disait loreille :

    Vous avez parl trop vite, mon ami. Soise ! Vous avez fait une sot-tise. Elle est trop jolie pour la Bourse, et pour vous qui tes mari.

    Brutalement, alors, pour mieux secouer lespce de fascination quipesait sur lui, il rpta voix haute ce quil pensait tout bas et ajouta :

    Nimporte, cest dit, et chacun sait que ma parole vaut un chque. . .Vous connaissez le mtier fond. Si vous pouviez vous dgurer ou deve-nir bossue, vous seriez parfaite. Telle que vous voil, nous vous essaieronsquand mme la corbeille. Mais, il vous faut dabord jurer le secret le plusabsolu sur tous les tlgrammes, toutes les conversations que vous exp-dierez, que vous entendrez, que vous devinerez. . . Vous allez porter aubout de ces petits doigts bien des fortunes, et encore plus de ruines. Leseul moyen dviter les piges que chacun vous tendra, ce sera dtre unemachine, rien autre, entendez-vous ? et qui saura tout et qui ne dira rien.Rien. quel culte appartenez-vous ?

    Je suis catholique romaine, ne New-York de parents franais. Eh bien, miss dAuray, vous allez jurer devant moi, sur le Christ qui

    ferme cee Bible, une discrtion pleine, entire, absolue. Levez la main ;baisez la croix. . . que Dieu vous soit en aide !

    n

    5

  • CHAPITRE II

    Tom Tildenn

    C matin. L-bas, sans doute, les champs et les boisde la Nouvelle-Angleterre se rveillent au soue de la brise ; desprairies, des taillis, sexhale une essence de vie nouvelle, et cessourdines dorgues lointaines qui chantent parmi les hautes herbes, cestlhymne des abeilles jusqu lheure o frmissantes, comme enivres,elles sen vont, par les chemins de lair, glissant vers la ruche qui em-baume.

    Et cest une autre ruche aussi qui se rveille dans les faubourgs deNew-York : aprs la nuit sinistre, toue par toutes les vapeurs quisortent des pavs dfoncs, des boues honteuses, des immondices amas-ses aux portes, les cloches des manufactures appellent tristement les tra-vailleurs : la besogne ! la besogne ! Un moment, le sommeil, ceedemi-mort presque aussi misricordieuse que lautre, leur a donn le re-pos et loubli ; dj aux cris du bronze, parmi les siements de la vapeur,ils sen retournent vers leur tche, les hommes aux corps jamais dispos,

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  • Le roi du Klondike Chapitre II

    les femmes lme plus lasse encore, les enfants que Moloch rclame etbroie et dvore plus avidement quaux jours de Carthage. Sur eux, lesportes lourdes se referment ; et la cit de luxe, un peu plus loin, ressuscite son tour. . .

    Son bonnet de fourrure gaillardement inclin sur loreille, son btoncourt sous le bras gauche, le policeman Patrick OHara, hume le brouillarddu Central Park ; lui du moins il est heureux de vivre. Cee belle matine,qui lui rappelle Erin la Verte, a dbut par une dme prleve sur le barde la 109 rue ; maintenant, cest une faction de quatre heures, ou pluttune nerie travers lair qui sent frais, car le parc est encore dsert,et un honnte Irlandais peut gagner lheure du lunch sans se surmener.Pourtant. . . oui, cest bien une voiture. . . on ne la distingue pas encore,mais on lentend, et, par saint Patrick, elle va beaucoup trop vite !

    Hol ! arrtez ! arrtez donc, lhomme !. . . Je vais vous. . .Phui ! o sont-ils, les deux troeurs, qui ont dchir la brume, paru

    et disparu comme si le diable les menait ? Pat, son assommoir en main,ouvre la bouche et loreille ; mais il nentend plus rien. Alors, il excuteune sorte de gigue o il dpense un peu de sa rage ; ce nest, du reste,que partie remise ! Il a reconnu laudacieux qui foulait ainsi la loi auxsabots de ses chevaux. Cest Titi ! autrement dit, Tom Tildenn, le jeunespculateur dont New-York parle depuis trois semaines, parce que, mieuxque les autres, il a trouv le secret de faire passer, sans tre pinc, largentdautrui dans ses poches. Gueux de capitalistes !

    Or, tandis que le ls de Dublin exhale ses ressentiments ataviques,Tom sest arrt un peu plus loin, et cest pourquoi on ne lentend plus.Sur le trooir dasphalte, il a cru reconnatre une femme, une taille, unvisage quil devinerait entre cent mille, rien qu couter bare son cur.Cest bien elle ! Il soulve son chapeau, se penche en avant, et, avec sonaudace de yankee, risque la premire carte, qui pourrait tre la dernire.

    Mademoiselle dAuray ! Comme vous tes matinale ! Voulez-vousme permere de vous enlever ? Cest dlicieux de fendre le brouillard, cematin : on dirait un pays de rve !

    Tom Tildenn, un rveur ! Ah ! ah ! par exemple !. . .Elle sourit et elle hsite ; lui, qui a peur dun non , reprend vite : Je ne dirai rien, pas un mot, et vous mnerez. Ne mavez-vous pas

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  • Le roi du Klondike Chapitre II

    dclar, un jour, que vous possdiez le maniement des chevaux commecelui du tlgraphe, que vous aviez le mme doigt ?. . .

    Tentateur ! Oui, cest moi qui menais mon grand-pre, jadis, avantle dluge. . . Y a-t-il longtemps de cela !. . . Je vais essayer tout de mme.

    vos ordres, mademoiselle. Vous me ferez un plaisir. . . Chut ! Oubliez-vous dj votre promesse : Je ne dirai rien . Com-

    ment sappellent-ils, vos chevaux ? Orlo et Rita. Hop ! allons. Orlo ! plus vite, Rita !. . . L, ensemble, hop, hop ! a

    y est. Soutenu prsent. . . Hurry, hurry, hurry !Dabord surpris par la voix nouvelle, les deux troeurs donnent un

    coup de mchoire sur le mors, reconnaissent une main souple, un brasferme, puis se jeent en avant de tous leurs nerfs surexcits : huit sabotsmartlent le sol en une merveilleuse cadence, rythme vertigineux de pursang longue ligne danctres. Leurs narines dilates boivent lair quifrmit sur les rouges membranes, leurs crinires senvolent, plus fauvesque la chevelure dAlis, et, quand ils repassent devant Pat, si lon disait aubrave homme quils vont quier terre pour slancer travers lespace, ehbien ! il le croirait, car, cee fois, ce doit tre sainte Brigie qui les mne,parole !. . .

    Elle est nie, la course fantastique, une course au paradis, oui, vrai-ment : pour Tom, parce quil tait prs delle ; pour Alis, parce quuneenfance heureuse, voque devant ses yeux, lui faisait oublier pendantquelques minutes la ruine, la misre, les sicles dangoisse. . . Ah ! pourluer contre tous, et mme, aux plus mauvaises heures, contre elle-mme,elle se sentait si seule dans ce grand New-York !. . . Cependant, au lieu derver, il fallait obir, elle aussi, aux cloches de tout lheure ; et par unesi belle journe, la maldiction jete sur Adam se faisait plus lourde qulordinaire.

    Alis soupire, repasse les rnes son compagnon ; puis, un peuconfuse, le remercie. Ce que voyant, il senhardit :

    O faut-il vous reconduire ? Pas encore la Bourse ! Si, jai vrier les derniers perfectionnements apports aux appa-

    reils de Baudot, six claviers. Je djeunerai sur le pouce. Venez plutt avec moi chez Delmonico.

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  • Le roi du Klondike Chapitre II

    La jeune lle le regarde : aussitt il sexcuse. Je vous demande pardon : je suis un sot. Cest la faute de vos yeux

    violets. . . Dailleurs, vous tes si peu comme nos Amricaines !. . . Laissez-moi parler, de grce ; il y a dix mois que jaends une pareille occasion, etje ne la perdrai pas, foi de Tildenn !. . . Vous rappelez-vous lair solennel duvieux Frank quand il vous installa derrire le comptoir o vous manipulezle monde ? tait-ce hier, tait-ce il y a trois ans ? Je vois encore larrt de lacote. . . la premire fois depuis un quart de sicle, ma-t-on dit. . . ensuite lareprise, mais sans conviction, sans enthousiasme, avec une autre ide aun fond du cerveau, lide de vous faire la cour, la clture. . . Bah ! ils sonttous venus se faire brler les ailes, et rien ntait plus beau que de voir latranquillit avec laquelle vous les avez renvoys leurs tlgrammes. . .Voil pourquoi il y en a tant qui ne vous aiment pas, prsent, jusquFrank Smith, je crois bien. . . Moi, je me suis tenu lcart.

    Oh ! dit Alis, avec un sourire. Il men a cot, je vous le jure ! Car je me disais : Si un autre prend

    son cur. . . . . . Il nen restera plus pour moi ? Mais un cur, depuis quand

    en ai-je un ? Demandez vos confrres. Inutile, je fais mes aaires tout seul. Je nai qu vous regarder en

    face, comme a. . . Parfois il ma sembl. . .e ?. . .e vous accepteriez une promenade avec moi, un beau matin !Les deux jeunes gens rient franchement ; puis Alis reprend, dune

    voix tranquille :Monsieur, vous tes un fat ; ce sont vos chevaux seuls qui mont fait

    dire oui. Vraiment ? Je men doutais un peu. . . Eh bien, dans quatre heures,

    la corbeille, je joue tout ou rien. Si je russis et je russirai, je le pres-sens ! jachte les troeurs de Vanderbilt.i sait sils ne me seront pasune mascoe auprs de celle qui sait comprendre mon silence ?

    Une petite main se pose sur son bras. Et votre promesse ? Vous loubliez de nouveau. . . Rentrons par le

    faubourg, voulez-vous ? Ce sera un de ces contrastes quil faudrait tou-jours simposer aux heures ensoleilles de la vie.

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  • Le roi du Klondike Chapitre II

    Tildenn se lance dans la cit ouvrire, o dj bourdonne une vie in-tense ; par les hautes chemines dusine, le feu schappe en tincelles.Presque toutes, elles brillent une seconde peine avant de disparatre ;quelquefois, pourtant, elles montent, montent encore, et la jeune lle enremarque deux qui jouent ensemble, descendent, remontent, sunissentenn et meurent.

    Deux mes, un seul amour ! se dit-elle pensivement. Et moi, quest-ce quils veulent de moi, tous ces hommes, le vieux Frank, Edgar, Bloch,Belden ou mme Tom ? est-ce lme ? est-ce le corps ?

    Alors, elle considre la taille athltique de son compagnon, cet airjeune et dcid qui semble lui assurer la victoire partout o il porte sespas, cee croyance naturelle en sa force qui est bien un des plus srsgarants de la russite. Certes, il ferait bon sappuyer sur un tel bras, et lavie passerait doucement ct de celui-l sil vous pousait pour autrechose quun visage rgulier ou quune jolie tournure.

    Les voil dans la 4 avenue. La vue dune femme sole quemmneune sur de lArme du Salut change le cours des rexions de la jeunelle. Tom a ri, et elle sindigne :

    Pourquoi riez-vous ? Moi aussi, je me suis dabord moque destroupes de Booth ; plus tard, jai oubli leurs bizarreries, disons mme,si vous y tenez, leurs folies, car jai reconnu, voyez-vous, une foi sur leursfronts ; et ces gens-l font du bien, plus de bien quon ne le croit dha-bitude. Les gouts o nul aptre ne saventure en Amrique, ils y des-cendent, eux ; elles sy hasardent, elles : voyez plutt ce quelle y a repchce matin !

    Ce nest pas la sur qui mamuse, cest lautre. Elle est drle aupossible.

    Livrognesse ? Cest une de ces damnes qui travaillent en bas pourle plaisir de ceux den haut : elle a voulu soublier, une heure ou une nuit.Leur tche de bte au mange, jen connais lternit, jen sais les dses-poirs, moi !

    Tom eut un mouvement de surprise : ces amres paroles dtonnaiententre les lvres de sa desse.

    Mais nous travaillons autant que ces gens-l, souvent davantage ! Mais vous russissez ! Mais vous tes vaillants, vous tes forts, et le

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  • Le roi du Klondike Chapitre II

    succs ou lespoir du succs double votre nergie !. . . Dieu ne nous a pastous crs btes froces. Pensez-vous quelquefois aux faibles, ceux quabriss la bagarre, et qui nont mme plus le courage dinvoquer nos saintsdu nouveau monde, un milliardaire, cent archi-millionnaires, six millerichards sept chires !. . . Leur vie dpreuves et de triomphe, ces victo-rieux, nous la savons beaucoup mieux que notre catchisme ; le culte quenous leur vouons passe celui desmartyrs. . . et nous en oublions lenfer quecre ici-bas la connaissance des russites impossibles, et surtout, surtout,le moderne sentiment des jouissances inaccessibles. . . Lautre damnation,celle des prtres, nest-ce pas la connaissance et la privation de Dieu ?

    Elle est si jolie, dans sa frmissante conviction, que Tildenn ne penseplus du tout ses chevaux, et voil quils font demi-tour. and il senaperoit, il presse leur volution, les enlve au trot vers lArme du Salutet, jetant dune main leste un aigle dor :

    Pour la dgriser avec une soupe chaude ! crie-t-il.Puis il repart aussi vite quil est venu ; trs mue, Alis se tourne vers

    lui : Ah ! la belle rponse mes tirades ! Merci ! grce vous, cee ma-

    tine comptera parmi mes meilleures. Je ne loublierai pas. Moi non plus ! dit Tom, trs vite, en bredouillant. Vous ntes pas

    une yankee, vous. Votre me est latine, trop complique pour nous autres,Saxons ou Teutons. Mais vous tes. . . vous tes adorable quand mme. ay est. Ne vous fchez pas. Il fallait que je vous le dise.

    Si javais la gure couture de petite vrole, me tiendriez-vous lesmmes discours ?

    Le jeune homme hsite, regarde le beau visage anxieux pench verslui, agite son fouet en lair, o il dcrit des hiroglyphes :

    Cee hypothse est inadmissible. atre mots pour un faux-fuyant. Cest indigne dun gentleman.

    Allons, rpondez, vous, qui tes la franchise en personne ! Au nom du ciel, mademoiselle, il ne faut pas trop demander un

    homme !Ah ! je le savais, je lavais devin. Vous tes tous les mmes. Comme

    si lme qui ne se ride pas, elle, lesprit qui ne vieillit pas, lui, ntaientpas plus ncessaires au bonheur que leur misrable gaine !. . . quoi bon

    11

  • Le roi du Klondike Chapitre II

    rcriminer, au surplus ? Il faut croire que vous avez tous t crs ainsi.Voici la 57 rue. Je vais descendre pour prendre lelevated.

    Vous me quiez dj ? Je vous en prie, faites-moi une aumne ! Vous aussi, vous mendiez ?elle est votre excuse ?. . . Bah ! ce sera

    pour lamour de vos troeurs. . . Vous disiez donc que vous aviez cru re-marquer dans mes yeux. . . quoi ?

    Tom Tildenn se remit bgayer stupidement : Je nose le dire. Comment le devinerais-je, alors ? Je ne suis pas sorcire, et le tl-

    graphe maend. Au revoir, monsieur. Je laurai ! Je laurai, par Jupiter ! cria Tom en brlant le ciment de

    la 5 avenue. elle drle de petite romaine, avec ses ides mystiques,neurasthniques, et le diable sait quoi encore !. . . Jolie, avec a, damnerles trois cent mille saints de son calendrier !. . . Et je laurai, ce koh-i-noor-l, oui, moi, Titi. Entends-tu, Orlo ?

    Orlo entendait tout et parlait peu. Ctait un philosophe du nord.Comme il aimait sonmatre, il envoya sa droite hauteur de sa gourmee,releva la tte et frappa le sol en hennissant.

    Si tu avais voulu, il y a cinq minutes ! si tu avais su. . .

    n

    12

  • CHAPITRE III

    Le Vendredi noir

    L est bien dlicate et fragile ; mais ces grandsjours de la corbeille o lon vit trois mille six cents heures enune seule, de onze heures midi, en plein choc de taureaux la hausse et d ours la baisse, ces jours inoubliables galvanisent desmourants, centuplent lnergie des vivants et feraient mme ressusciterles morts, si le diable ne rservait ceux-l le plus ran des supplices,celui de suivre la cote sans prendre part au jeu.

    Ah ! certes, ils durent cliqueter singulirement, les squelees des feusrois de la Bourse, en ce jour de septembre o la puissance qui, jadis, leurdonna lempire du monde, lor, monta de 143, cours de louverture, 150 cours de onze heures et, en deux ou trois soubresauts lectriques, jetaNew-York, jeta le monde dans la mme frnsie que jadis Isral aux piedsde lidole.

    Six points et demi en une heure, dix-neuf depuis la reprise daot !. . .O allons-nous ? cria Titi, qui avait envie de raliser.

    13

  • Le roi du Klondike Chapitre III

    Le sang monta ses tempes, lallgresse de ses yeux encore jeunesdisaient de quel ct il se trouvait. Sa voix, dailleurs, se perdit dans lebrouhaha de la foule avec un rugissement de Bloch :

    200 ? a montera 200 !. . . Je parie cinquante mille dollars que atouchera 200 ! i tient ce pari, messieurs ?

    On ne regarda mme pas le chque brandi en lair. Vraiment, ctaitbien la peine de parler dune misre de deux cent cinquante mille francs,quand cet enrag de William Belden, se ruant, tte baisse, droite et gauche, achetait, chaque coup, unmillion de dollars, vous entendez bien,cinq millions de francs ! Derrire lui, deux secrtaires pointaient et rp-taient voix haute ses transactions pileptiques. Un. . . deux. . . trois. . .six !. . . Les ours se regardrent indcis !. . .. Sept ! huit millions ! EtWilliam navait pas mme chang sa chique de ct ? Jusquo irait-il ?est-ce quil pouvait bien avoir appris avant les autres ?

    La formidable phalange des baissiers, que hrissaient douze cent cin-quante millions dcouvert, se mit osciller comme une muraille avantun tremblement de terre ; la vre serra les gorges sches, les yeux sa-grandirent, tout prs de la folie, la congestion spciale la Bourse gagnaitles ttes les plus solides. On murmurait qui donc ? oh ! tout le monde etpersonne :

    Il ny a que cent millions dor sur le march ; le gouvernement en aquatre cents dans les caves du Trsor, mais il parat quils le tiennent. . .

    Mme, un petit homme noir, quon ne vit plus une fois quon lui eutsaut dessus, cria :

    La clique a garanti dix pour cent de ses prots au cousin de la pr-sidente !

    Cest faux ! Tenez bon ! ils vont sauter. Le gouvernement va vendreson or !

    Allons donc ! les acheteurs exigent la liquidation. Refusez ; tenez ferme ! est-ce que les reports sont faits pour les

    chiens ? Je parie. . .Ce que voulait parier le chef des baissiers, on ne le sut jamais, parce

    que Belden et sa clique disparurent, furent remplacs par Edgar, la tte dusyndicat, le numro un, et qualigne derrire lui la dernire charge des taureaux savana avant quon et le temps de respirer trois fois. Il

    14

  • Le roi du Klondike Chapitre III

    commena par acheter vingt millions de dollars ; ses troupes appelrentles options quelles possdaient, prs de cinq cents millions de francs.On leur rit au nez : seulement, les bouches se tordaient dune faon bi-zarre en dcouvrant les dents, et ils le remarqurent. Edgar acheta sixautres millions, t monter le prix jusqu 159 ; plusieurs baissiers com-mencrent liquider, et il redoubla de sa voix de gong sonnant la drouteet le triomphe :

    160 pour un million ?i me vend un million 160 ?Pour la premire fois de cee inoubliable journe, il se t quelques se-

    condes dun silence tel quon entendit parfaitement la respiration de ceebte monstrueuse, qui rgne sur les nations civilises, la Bourse. Puis, ily eut une bousculade au pied de la petite tribune o se tenaient deux em-ploys visage impassible, quoiquen ralit leurs nerfs fussent tenduscomme des cordes darc. Le premier poussa une clef, la grande aiguille delindicateur oscilla un peu, descendit sur 158, commena remonter ; lesecond frappa un rappel sur son Morse, et les trois chires prestigieux,160, apparurent Chicago juste au moment o laiguille de New-York lesindiquait sur le cadran.

    Allons, messieurs, donnez-moi un million 160 ! qui veut me levendre ?

    Personne ne rpondit. Lheure tait venue o chacun, son insu, laissetomber son masque, grimaces denfants mal levs ou corrects, mais tou-jours hypocrites. En doutez-vous ? Regardez leur roi Bloch : pour re-prendre haleine, il est sorti de la mle ; adoss au comptoir dAlis, ilcoute une voix plus forte que les hurlements de ses troupes, car ellechante lor arrach aujourdhui par brasses : cest elle qui, malgr seseorts, fait bare son cur trop vite, reoit et lance torrents le sangqui brle les veines et les artres, les dessine enn en ce hideux rseausur son visage de bte limage de Dieu. Et, tandis quil prte loreille,un des relais du comptoir se met peler au passage un tlgramme deWashington : dinstinct, Bloch le dchire, au bruit, sans que personnesen doute, pas mme Alis, aentive, elle aussi, son poste. La dpche,dailleurs, nest pas destine la Bourse : elle ne fait que la traverser surses ls et passer plus loin, comme des milliers dautres chaque jour.

    Mais il tait crit que cet heureux homme laraperait au passage. Elle

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  • Le roi du Klondike Chapitre III

    arrta net dans ses veines ce sang de spculateur si envr tout lheure.Car elle disait :

    Secrtaire du Trsor, Washington, sous-secrtaire du Trsor, New-York. Meez en vente vingt millions dor du gouvernement.

    Dites donc, Bloch, quel feu dartice ! crie Tom Tildenn, trs excit.a va merveilleusement ! Jai gagn mon million ! Je le rejoue : il menfaut trois autres la clture !. . . 160 ! Bravo ! 160 !. . . Go ahead, boys !

    Lartillerie des ns de bataille tire partout la fois, autour de la cor-beille, aux quatre coins de la salle, sous le pristyle et jusque dans les ruesvoisines, o se masse maintenant New-York. Le relais tlgraphique sesttu. Bloch se redresse, un peu ple :

    Parbleu ! cest ce que jai toujours prdit. Nous clturerons 170,vous verrez, par Jupiter !

    Il sloigne rapidement, appelle son secrtaire, lenvoie Belden,fonce lui-mme sur Edgar, les poings en avant, puisque le salut de laconspiration dpend tout entier de sa hte. Il arrive enn ses cts, luipasse lesmains autour du cou, pour ne rien laisser chapper des nouveauxordres dachat quil lui donne sans doute dans le tuyau de loreille. . .et cest fait.

    Cest fait. Pendant ce temps, Tom, qui vient de crayonner ses derniresdpches, retourne acheter ce quon ore dans la corbeille. Laiguille 160 lui fait oublier Alis. Ah ! sil la regardait une fois ! Deux yeux defemme qui aime ou qui a piti le suivent, le rappellent, lui crient, mieuxque la bouche frmissante qui voudrait parler, qui ne peut pas :

    Par grce ! ne faites rien : restez avec moi ! Mais, gris quil est par le soue de la Bte, il ne comprend pas, il

    nentend plus, il sen va droit son destin. Alis se lve, fait un geste,ouvre les lvres :

    Tom ! Vous allez. . .Tout coup, entre elle et lui, se dresse son serment du premier jour. . . . . . Sur le Christ qui scelle cee bible, je jure une discrtion pleine,

    entire, absolue. . . Et la jeune lle retombe assise, le front dans ses mains, muee comme

    celles qui vont mourir.

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  • Le roi du Klondike Chapitre III

    Tildenn, dabord surpris, croit unemprise, rentre dans le tourbillon,se met la tte des taureaux , achte nimporte quel prix, pour en-foncer les derniers carrs de Waterloo et faire en un mot, comme il lachant, trois petits son million.

    une heure et demie, une rumeur trange sinsinue dans la salle,arrive jusqu la corbeille, en est victorieusement repousse, mais poury revenir travers toutes les bouches, cee fois, comme travers tousles cerveaux, et sacher enn sous la forme du tlgramme ociel queBloch avait lu, en esprit, avant le destinataire :

    Meez en vente vingt millions dor du gouvernement. Le Trsor commence vendre !. . . Le Trsor vend son or !Comme trois autres mots, deux mille quatre cents ans auparavant,

    ces quelques leres dtraqurent les intelligences, aolrent les volon-ts, rent comprendre aux plus obstins que ctait bien la n. Dix millefuries se dchanrent dans le parvis du tabernacle o croulait lidole : leshommes se tordirent sous leurs fouets, ils crirent devant la ruine, pireque la mort ; leurs traits se convulsrent en expirer deroi si les Eu-mnides leur eussent alors prsent des miroirs, car, sauf les contorsionsde la strychnine, il ny a rien au monde de plus erayant que les convul-sions du jeu. Et ce fut dans un ouragan de liquidation, parmi les rles degosiers dont on et dit la trache-artre ouverte, la vie senfuyant grosbouillons, ce fut dans un eondrement subit de trombe que sacheva lajourne de lamoureux dAlis. De 161 lor retomba, en, fermeture, 135,sur un chaos de ruines ou de faillites, et les gnrations venir parlerontdu Vendredi noir tant quil y aura sous le ciel dAmrique une Boursepour les batailles des ours et des taureaux .

    Seul maintenant, sous le pristyle, Tom Tildenn regardait sans bougerla foule courir par les avenues tincelantes.

    Fini, ctait ni. Millionnaire midi et mendiant trois heures : drlede situation. . . Plus un dollar, saisissez-vous ?. . . Une lue si dure, un teleort de muscles, ainsi que jadis, lUniversit, pour le cble disputpouce pouce par deux quipes rivales. Et puis, quoi ? Aprs ? un coupde tonnerre et un krach : la panique, la dfaite ; ruin et bau platecouture, voil tout. . . Est-ce quil avait encore des os dans le corps, unecervelle dans le crne, ou bien de la glatine partout ?. . . et qui faisait si

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  • Le roi du Klondike Chapitre III

    mal !. . . est-ce que ce tintamarre l-bas ? Lelevated sonnant lairainou la Bourse tintant lor ? Irait-il en prendre un peu ? Sans doute ; maisil navait plus rien dans le corps, rien quun malaise indnissable, uneenvie de se dissoudre en quelque chose de mou qui ne sentirait plus, quirentrerait sous terre. . . Ah ! Dieu, pourquoi me frapper ainsi ?

    Ses nerfs le forcrent crier : une dcharge lectrique, bien sr, ouune douleur fulgurante, lataxie. . . Non, ce ntait quune main de femmesur son paule. Il se retourna, reut en plein visage lclair de deux yeuxviolets tout prs des larmes, baissa la tte et t un eort pour se ressaisir.Ctait Alis.

    Monsieur Tildenn ! Je vous ai cherch partout ! Pourquoi vous tes-vous sauv si vite ?. . . Est-ce si grave que cela ? Vous me faites peur.

    Rien du tout, mademoiselle : cest bte. . . un lger blouissement. . .sans doute, votre soudaine apparition. . .

    Il crut sourire, et la jeune lle et plutt voulu le voir pleurer. Elle luiprit les mains.

    Au nom du ciel ! ce nest pas le moment de plaisanter. Dites-moi ovous en tes. On dit la corbeille que vous avez perdu. Mais vous vousrelverez, nest-ce pas ?

    Oui, sans doute. Oui. tes. . . tes-vous ruin ?Tom clata de rire, et Alis se cacha le visage. Ruin ! mieux que a ; dix ruines, vingt ruines, de quoi travailler

    trois vies dhommes avant de rgler mon passif ! Dieu, Dieu qui nous vois ! Je lai pressenti quand vous tes venu

    parler Bloch ! Vous tiez l ? Oh ! pardon, cest vrai, je me le rappelle. Ce nest que

    plus tard que je vous ai perdue de vue. Je men suis aperue, allez ! Jaurais donn le monde pour que vous

    pussiez lire ma pense ce moment-l : vous aviez ralis, nest-il pasvrai ?

    Pourquoi ? Est-ce que vous saviez quelque chose ? Mais oui ! Lordre du Trsor a sonn au relais, sous mon comptoir,

    dix minutes au moins avant lachage du tlgramme :Meez en vente. . .

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  • Le roi du Klondike Chapitre III

    Je sais, je sais, ne le redites pas. . . Je soure, jai la tte vide et pleine,elle a envie de se fendre. Serrez-moi les mains. Bien. . . Vous parliez dutlgramme. Great Sco ! Bloch tait l. A-t-il sonn devant lui ?

    Derrire son dos. est-ce que cela fait ? a fait quil a ralis temps, lui qui lit le duplex comme la cote ! a

    fait quil a vendu quand il nous conseillait dacheter !. . . a fait quil nousa tous mis dedans, moi le premier, et que vous, vous lavez aid !

    Monsieur !Alis retira ses mains. Tildenn continua de divaguer :Cest comme a,ma petite. . . a faitmal, allez !. . . tes-vous contente ?

    Vous aussi, vous tiez contre moi. Ruin. . . bah !. . . Un mot, un seul mot,et elle me sauvait !

    Est-ce que je pouvais le dire, ce mot ? Ah ! que vous tes dur !. . . Dur ? Non, je me sens mou, tout mou !. . . Elle na pas voulu parler,

    elle na pas mme tendu la main celui qui se noyait devant elle, Alis,vous savez, la jolie lle. . .

    Monsieur ! monsieur Tildenn ! Calmez-vous ! Savez-vous ce quevous dites ?

    Oui, je le sais. Vous mavez trahi, mademoiselle. Et mon serment ? Votre serment ?. . . Un serment, allons donc !est-ce que cest que

    a ct de la vie dun homme ?. . . Moi, surtout, qui vous aviez souri cematin, moi qui, avec ce mot de vous, aurais pu gagner cinq, dix, quinzemillions comme Belden, comme Edgar, comme Bloch !. . . Laissez-moi seul,miss dAuray.

    Vous tes injuste, vous tes goste, vous tes cruel, Tom Tildenn,mais vous tes si malheureux que je ne vous abandonnerai pas prsent.Je ne pouvais pas oublier mon serment pour vous ; je peux oublier maert de femme. Voulez-vous maccompagner jusqu ma porte ? Cestloin, la promenade au grand air vous remera, et, puisque ce matin, nousroulions en phaton, eh bien ! nest-il pas juste que, ce soir, nous allions pied ?

    Madame Pat OHara, blanchisseuse de gros et de n, dans la 109 rue,

    avait toujours un fer la main et unil sur la porte de son vis--vis, une

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  • Le roi du Klondike Chapitre III

    crature de vingt ans, disait-elle, qui sen croyait et se faisait appelermissparce quelle travaillait au march des gros bonnets, en bas de la ville .Malgr la pommade, les cheveux rouges de la bonne femme se dressrentdroit en lair quand elle vit un homme embrassant la petite dAuray surle seuil de son logis.

    En pleine rue, oui, ma chre, cest comme a ! Je lai vue demes yeuxcomme je vous vois l. Et bouche que veux-tu !. . . Si encore elle avait eula respectabilit de se cacher. . . Je lai dit souvent, hein ? ces craturesnissent ncessairement par mal tourner. . . Une goue, ma chre ?. . . votre bonne sant !

    Cest ainsi que la Piti donna Tom Tildenn, ruin, ce que lAmournavait pu obtenir, au matin de sa richesse. Le vendredi noir lui pritune fortune et lui donna une ance. La 109 rue en fut scandalise af-freusement.

    n

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  • CHAPITRE IV

    Pat OHara

    D mieux quun ; trois est chire quil faut res-pecter en lui-mme, sans discuter ; mais, au-del de ce nombre,une agrgation de cerveaux humains ne vaut pas le jugementdun ne, et cela depuis la tour de Babel. Pour loublier, ou mieux, pourprotester, les peuples tendent de plus en plus la forme de gouvernementparlementaire et les individus ne manquent jamais de se runir quand ilssont las de se croire des tres raisonnables. Cest pourquoi ils furent huitpolicemen, sangls dans leurs redingotes bleu sombre, qui sen vinrentfrapper, quelques jours plus tard, la porte du mnage OHara. Celui quimarchait en tte de la colonne, un sergent, halait, au bout dune corde, unroquet jaune dont la fureur eut tt fait dameuter le quartier. Par derrire,les sept subordonns encourageaient la pauvre bte avancer, du bout deleurs boes, et, de temps autre, ils se retournaient, sourcils froncs, versles gamins qui surgissaient partout du sol, comme des maringouins avantun orage. Enn, la petite troupe arriva au n 203 et, sans parlementer,

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  • Le roi du Klondike Chapitre IV

    t irruption dans le logis du camarade : Sainte mre de Dieu ! cria madame OHara. Et quest-ce que vous

    voulez faire avec cee bte jaune chez des gens qui se respectent, mon-sieur le sergent ?

    La petite charogne ! elle vient de me mordre le doigt ! t le sergentexaspr. Faites excuse, madame, mais jaimerais mieux emmener Pat lui-mme au poste ! Au nom du ciel o, bien sr, vous irez un jour, prenez-la,madame, car cest pour votre mari. Nous venions en surprise-party : cebtard que voil sest mis faire autant de bruit que les trois cornets piston de la fanfare ! Mais cest un vrai chien du Labrador, et on dit quilsvalent leur pesant dor en Alaska. Prenez-le, pour lamour de la police deNew-York !

    Vrai, vous tes tous ben honntes, messieurs, et, quand Pat rentrera,iva jurer dmotion tout plein, sr !. . . Il est all queri du butin, mais iserabientt de retour. Asseyez-vous, en aendant, o vous pourrez, sur lescorbeilles de linge, la ronde. . . On nest pas riche, mais on sait recevoirdes amis, de bons amis comme vous. . . Tenez, escuzez-moi, mais i faut queje pleure. . . Dites-moi, sergent, quest-ce qui va faire l-bas, mon homme ?

    Le sergent se retourna vers son escouade sans y trouver la moindreinspiration ; alors il allongea deux coups de pied au chien jaune, qui semit hurler en regardant madame OHara. Elle se pencha vers lui :

    Oui, quest-ce qui fera l-bas, sans moi ? Cee ide de gagner unecontre barbare ousquil ny a point de policemen ! Est-ce toi qui me rem-placeras, dis, Caton ?

    Et ce roquet de mauvais caractre, que pas une caresse ou pas un ju-ron navait pu mouvoir tout lheure, cee bte jaune se dressa contrela bonne femme, et, voyant beaucoup dangoisse sur sa gure de vieille,aboya doucement :

    Oui, madame, je vous le promets ! Ouah, ouah !. . . Cest un miracle, scria le sergent. Ah ! les femmes, elles en savent

    plus long que les autres cratures ! Madame a trouv du premier coup unnom quil aime !

    Les chiens du Labrador parlent le franais, dit modestement Bri-gie OHara, et je lai appel du nom dun savant de Paris, aux ancienstemps, par devant leur rvolution. Tiens ! voil Pat ! Escuzez-moi, je re-

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  • Le roi du Klondike Chapitre IV

    viens dans la minute.Elle courut rquisitionner chez lpicier la goue avec des cigares, des

    plus gros et des plus forts, et aussi, pour servir et tenir le crachoir, trois ouquatre jupons du voisinage. Pendant que sorganisait ainsi cet impromptu,qui t poque dans le quartier, Pat venait de dposer, aumilieu de ses amistrs intrigus, un paquet de hardes.

    e diable est-ce que cest que a, Pat ? demanda le sergent. Serait-ce le butin que vous apporttes sur le dos, il y a vingt et un ans, en d-barquant des vieux pays ? Vous rappelez-vous ?. . . elle mauvaise minevous aviez cee poque !

    Je ne sais pas ce que vous voulez dire, rpondit Pat, trs important. Ce colis renfermemon costume demineur !. . . Aendez, je vais le passerderrire votre dos, et vous verrez sil ne me va pas mieux que luniforme !

    Lhabit ne fait pas le moine ! hasarda timidement une des derniresrecrues du sergent.

    Au diable les niaiseries dEurope ! Est-ce quil ne fait pas le police-man ?. . . Voil : comment me trouvez-vous ?

    Le poing sur la hanche, la poitrine en avant, comme au jour de Saint-Patrick, il tait si beau que Brigie sarrta sur le seuil avec ses amies :

    Vl mon homme ! Pour un homme, cen est un !Lui ne lentendait plus. Il oubliait mme le cruchon quelle serrait ten-

    drement dans ses bras. Son habit de laine, stri de mille et une bigarruresdarc-en-ciel en dliquescence, lhypnotisait autant que ses admirateurs,et se serait mis en compter les coutures si Caton et gard le silence.Mais ce bout de chien navait du chacal que la ressemblance physique :il avait le courage de ses opinions, et il aboya franchement son aversionpour de tels oripeaux. Il fallut expliquer au futur prospecteur le cadeaude ses camarades, lintelligence quil cachait derrire ses mauvais yeux, lasauvegarde enn quil serait pour lui l-bas : et OHara prouva immdia-tement sa reconnaissance en distribuant la ronde des bols de whisky.Puis, pour la trente-deuxime fois en cinq jours, il recommena son his-toire, avec orgueil, avecmodestie, en y ajoutant une douzaine de oritures leau-de-vie. Et, plus heureux que des rois de la Bourse, buvant, fumant,crachant, les huit policemen lcoutrent dans une vritable pit.

    Cest comme je vous le dis ! Y a pas de mon mrite, mais fallait en-

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  • Le roi du Klondike Chapitre IV

    core tre dcid comme je le suis. Cest survenu le jour que jeme prsentaichez mosieu Tom Tildenn.

    Titi ? interrogea ltourneau qui avait dj parl une fois de trop. Son Honneur Tildenn, mon nouveau chef ! corrigea svrement O-

    Hara. Il faudra vous dfaire de vos familiarits, mon ls ! a vous nuiraitdans le Corps !. . . doncques, il tait ruin, comme je lai su aprs, par unede ces machinations de damns capitalistes, qui sucent du sang dhommeici comme en Irlande. . .

    Le sergent tait de Belfast : il approuva dune rasade. Bien dit, Pat ! votre sant ! Et moi qui lignorais, jtais all le voir, histoire dentendre ce quil

    dirait parce que je ne lavais pas stopp au parc le jour quil y galopait, preuve que. . .

    Du soue, OHara, reprenez du soue ! dit le sergent. Vous mecoupez le mien, parler si vite. . . Dailleurs, ces explications ne regardentpoint votre suprieur. . . Belles dames, votre sant !

    Dieu vous le rende, monsieur le sergent ! rent Brigie et ses amies,le verre aux lvres.

    Lune delles alla chercher un second cruchon, et le narrateur reprit : Mssieu OHara, me dit-il (cest un vrai gentleman), je nai plus un

    sol ! Vous tes plus riche que moi ! Hormis lexistence, il ne me reste plusrien. Saints du saint paradis, ayez merci de nous ! criai-je, car jamaishumain ne fut plus tonn que moi ce jour-l ; jen suis bien marri pourvous, monsieur Tildenn, vous me pardonnerez dtre venu. Mon nom estOHara, de la 109 rue, et prt saisir ceux qui vous ont dpouill, pourvous servir !

    Mon mari est n avec un porte-voix dans la bouche, dit madameOHara. Rien ne lembarrasse pour sesprimer comme un ministre.

    Y a pas doense,me rpond-il en riant, continua Pat-Chrysostme ;pauvre je suis, riche je redeviendrai : pour a, je men vas en Alaska. Mes gars, je vous le dis, un feu dartice partit dans ma tte ce nom-l,et mon bon ange me soua en mme temps une pense. . .

    Ton bon ange ? Ton mauvais diable, mon homme ! cest moi, tafemme lgitime, qui te le dclare. Oh ! Pat, Pat ! comment as-tu pu !. . .

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  • Le roi du Klondike Chapitre IV

    Paix, femme ! tu parleras aprs moi. Cest pour ton bien. Toujoursquune voix, ange ou diable, me coule loreille : Patrick OHara ! vaavec lui ! tu feras fortune ! Justement, lui qui navait rien ou, commede raison, me disait :

    Policeman, quand je reviendrai, je vous promets de me rappelervotre gracieuset du parc. Je noublie jamais un service.

    e saint Patrick, mon patron, bnisse Votre Excellence !Moi itou,je veux ramasser de lor. Prenez-moi avec vous !

    Il me regarda de ct, et je crus tre devant notre docteur, quand onse fait porter malade, histoire de ne pas se surmener ; puis il dit :

    Patrick, vous tes solide, il ny a pas dire le contraire ; mais pouraller l-haut, il faut tre maigre et pas mari.

    Merluche je deviendrai assez vite, Votre Honneur, au rgime desconserves, et, pour ce qui touche ma moiti, elle restera domicilie New-York, comme par devant, jusqu ce que. . .

    Je ne veux pas, Pat : cest toi, toi que je veux ! larmoya Brigie. Allons, allons, la vieille, passe-moi le cruchon au lieu de minter-

    rompre. Pas celui-l : le sergent la vid. . . Sans reproche, hein ?. . . Merci.Et je te rapporterai des richesses et des falbalas pour ten aller sur la 5avenue, et nous aurons dner, ce jour-l, toute la police de New-York.

    Bravo ! Vive OHara dAlaska ! crirent ses amis enthousiasms.Le whisky commenait racler les gorges, que cicatrisait la fume des

    havanes ; la conversation devint bruyante autour de la carte des glaciersaurires, devant le petit sac de peau de daim o lex-policeman meraitles ppites glanes chaque jour. On admira le mercure qui, parat-il, sou-tire lor l o il y en a, comme un pick-pocket dans la veste dautrui ; etle sergent orit de recommander le futur mineur un sien cousin quibalayait une banque de quatre six : a lui servirait se faire ouvrir uncompte pour ses dpts dAlaska. Seulement la jeune recrue proposa uneautre banque, et, comme Dieu a cr de toute ternit les Irlandais pourse casser mutuellement la tte, la surprise-party du sergent et de ses septhommes se termina par une bagarre telle que jamais Caton nen revit unepareille au cours de ses fantastiques aventures vers le ple Nord.

    ant son matre, il avait depuis longtemps roul dans un coin, etsouriait la voix mystrieuse, diable ou ange, qui lui scandait cee phrase

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  • Le roi du Klondike Chapitre IV

    avec le balancier de lhorloge : Va avec lui ! Tu feras fortune ! Pour le rveiller, il fallut, le lendemain, la premire heure, le seau

    deau et le balai de Brigie, plus cee dsagrable apostrophe : Brute ! oh ! brute dhomme ! est-ce que tu pourras mieux te soler

    quand tu lauras enn, ta fortune maudite ?

    Une scne bien dirente stait passe la veille au couvent des Ursu-lines de la 132 rue, o, du temps de son grand-pre, Alis avait obtenu lacouronne dhonneur de sa division. Elle sonna au tour, par derrire lequelon voyait sans tre vu, et dit :

    Ma sur, voulez-vous me passer la clef du troisime parloir desreligieuses ? Je suis Alis dAuray et je voudrais causer avec la mre Saint-Joseph.

    Sans rpondre un mot, la tourire lui envoya ce quelle demandait,et la jeune lle sen alla, par les appartements dserts, jusqu la doublegrille du dernier parloir. Elle sassit tout contre, sy accrocha mme, pourretrouver le pass, la jeunesse insouciante et pure, les prires et les jeux ;tout ce qui se levait dans lombre du clotre ly accueillait, malgr ceebarrire, et lui criait de mille voix aimantes : Alis ! Alis, revenez-nous ! Elle nentendit pas la porte intrieure souvrir, des pas glisserdans le parloir comme ceux dune morte ; elle ne se rveilla quau douxappel de mre Saint-Joseph : Bonjour, ma petite lle ! et lorsqu tra-vers le rseau oppos elle put saisir le doigt de la bonne religieuse.

    Ma mre !. . . mre Saint-Joseph !. . . que je suis heureuse de vousrevoir !

    Pas plus quemoi, Alis. Vous nous aviez un peu ngliges, ces tempsderniers.

    Cest vrai. . . mais, en retour, jai une grande nouvelle vous annon-cer.

    Ah ! je sais, je devine !. . . Eh bien, vous tes faite pour le monde. . . Est-ce quon peut rien vous cacher, mre ? ou bien, tes-vous sor-

    cire ?. . . Oui, vous ne vous trompez pas, je vais me marier, ou plutt jeme suis ance !

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  • Le roi du Klondike Chapitre IV

    La religieuse contempla ce pur ovale quelle trouvait tait-ce unpch ? plus beau que celui de la Vierge, dans la chapelle :

    Est-il bon, au moins, votre jeune homme, Alis ? Est-ce un ferventcatholique ?

    Il est n de parents catholiques, et cest une des raisons qui madcide. Mais il est aussi indirent que tolrant, je crois, en matire spi-rituelle.

    Il faudra le ramener la foi vive, mon enfant. Ce sera votre mission,puisque Dieu vous a indiqu la voie du mariage pour y faire votre salut. . .et le sien.

    La jeune lle ne rpondit rien ; elle soupira. Mre Saint-Joseph, quinavait pas besoin de paroles pour lire les mes de ses lves, reprit dou-cement :

    Est-ce que cela vous eraie ? Oh ! mre, non ! Je pensais autre chose. quoi ? Vous ne me cachiez rien, jadis !Une rose daurore monta au radieux visage ; Alis baissa les yeux et

    dit : Cest demain qui me fait peur.Mais enn, vous le connaissez, ce jeune homme,mon enfant. . . Vous

    savez ce quil vaut. . . Toute jeune lle a des terreurs au moment de fairele grand pas. . . Est-ce que vous avez pens la vie religieuse ?

    Mre, oui, quelquefois. . . Je ne puis. . . je ne peux pas me faire lidedu mariage.

    Cee fois, ce fut au tour de mre Saint-Joseph garder le silence ;trs rouge, elle resta longtemps la tte appuye contre la grille. Puis ellemurmura, de cee voix qui faisait quon pouvait laimer sans la voir :

    Pauvre, pauvre petite Alis ! Cest la mme pense qui amne der-rire ces grilles beaucoup dentre nous. . . Il vous faudra surmonter cela,si vous laimez vritablement.

    Je laime, ma mre, puisque je me suis ance. Mais je suis tour-mente. . .

    Il ne faut pas ltre : il faut prier. Jai toujours cru que vous tiezne pour le monde. Vous y pourrez faire beaucoup de bien. Nous prierons

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  • Le roi du Klondike Chapitre IV

    toutes Dieu pour vous. Dailleurs, vous ne vous mariez pas demain, nest-ce pas ?

    Ah ! non, par exemple !. . . Nous aendrons peut-tre longtemps, carle vendredi noir a ruin M. Tildenn, et il faut quil regagne de quoi vivre.

    Mre Saint-Joseph navait pas entendu parler du vendredi noir .tait-ce possible ?. . . Alis le narra dans tous ses dtails, tellement quequatre heures survinrent limproviste. Il fallut se sparer : deux doigtsfusels se touchrent encore travers les grilles, deux mes seeurrentpour se donner le baiser de paix ; et puis mre Saint-Joseph, de son pasde morte, retourna lternit ; et Alis dAuray, plus calme et plus forte,sen revint la vie du dehors, au tourbillon de New-York.

    n

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  • CHAPITRE V

    Forty Mile, 20 aot 1896

    I dj quelque temps que les dogues malamutes staientcouchs en rond, le nez sous la queue, pour ne pas geler, et leursronements, sonnaient maintenant la retraite travers le FortyMile, la misrable bourgade de chercheurs dor perdus en Alaska. Mais,comme le soleil arctique ne se couche gure, lui, avant onze heures du-rant les mois dt, la plupart des mineurs, assis au seuil de leurs isbas,fumaient en silence ; peine de temps autre, une exclamation ou quelquejuron.

    Trop dhivers staient gravs sur leurs faces en rides de chair contrac-te par le froid, la lue pour la chaleur et la vie avait t trop longue,trop dure, sous les cieux bas de ce pays, pour ne pas transformer tousces hommes quelque nationalit quils appartinssent, et ne pas les je-ter dans lengourdissement du grand nord. An de le secouer, dfaut

    1. Race dAlaska croise avec le loup du nord.

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  • Le roi du Klondike Chapitre V

    dautre amme, plusieurs changeaient leurs ppites contre le whiskypoivr dOppenheim, lunique mastroquet du campement ; et, plus ani-ms, le verre en main, ils se racontaient leurs rves, leurs dceptions etleurs misres, mais aussi, mais surtout, la russite de demain. . .

    Demain , ctait le mot magique, le mot qui faisait amber leurscerveaux mieux que lalcool quarante-six degrs ; demain , ctait lasortie du Yukon, pleines voiles vers le sud, ctait larrive triomphante San Francisco, par un soleil fondre leurs monceaux dor. . . Viendrait-iljamais ? Il y avait des ttes blanches qui laendaient ainsi depuis dix-huit ans, bientt un quart de sicle, graer la glace, courir aux quatrepoints cardinaux sans trouver le dieu cach.

    Un peu plus loin que la baraque dOppenheim, il y avait une cabanecouverte de terre o se mourait un de ceux-l. Ses hurlements de btequi agonise, mais qui voudrait ne pas nir tout de suite, sortaient par lalucarne sans vitres, slevaient pniblement dans lair pesant du soir, aussirguliers que les tenaillements du scorbut qui dcomposait ses chairs :

    Oh ! my God !. . . God, my God !. . . oh ! oh ! oh !. . .Du reste, il nempchait plus personne de dormir, depuis six mois quil

    pourrissait ainsi, pas mme la dernire venue au Forty Mile, une lle dontles yeux noirs et lair canaille avaient tout de suite hypnotis les mineurs.

    Pour mieux les airer, elle chantait ce soir :Voyez par-ci, voyez par-l !e dites-vous. . .Et pendant cee gaiet, cee agonie et cee ivresse, le euve roi du

    Nord roulait toujours ses eaux noires sur ce toit du monde que formela Sibrie dAmrique : goue goue, les mousses pleuraient la glacede leurs forts en miniature sur un sol qui ne dgle jamais ; de petitsruisselets sy formaient, couraient en serpentant aux ancs des collines,sen allaient vite au Yukon, vers le brouillard polaire, o, quelque part, ily a limmensit de Behring.

    Tout coup, un canot qui descendait le euve mergea de la brume,et vint accoster en face du cabaret. Deux hommes en sortirent : un IndienTagish, qui lamarra tant bien que mal une racine, puis saccroupitde nouveau et resta l immobile, voir passer leau, et un mineur enhaillons, qui courut au bar. Ceux qui sy tenaient accouds le consid-

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  • Le roi du Klondike Chapitre V

    rrent trs surpris de sa hte : Hello, Cormack ! que diable avez-vous vous presser ainsi ? Henry ! cria sans leur rpondre Cormack Oppenheim, Henry !

    donnez-moi une bouteille de rveille-cadavre !. . . du meilleur !. . . le cachetvert !

    Le mastroquet leva la main droite et, dun air goguenard, il carta cinqdoigts :

    Cest cinq dollars, mon ls. Oui, cinq. . . e le scorbut vous toue, papa ! riposta lautre. Vous croyez

    que je ne peux pas rgler ? Bosh ! tenez, payez-vous et, vite, envoyez lewhisky !

    Il avait lanc sur le comptoir une cartouche calibre 12 que fermait unbouchon de bois . Oppenheim louvrit, la retourna mthodiquement surle plateau dune balance : elle ne contenait pas plus de vingt dollars, maisen ppites si grosses que les buveurs se penchrent pour mieux voir.

    Do a vient-il ? a ne sort pas du Forty Mile ! murmura une voix.Cormack avait dj aval le quart de sa bouteille, sans respirer ; il sar-

    rta une seconde, et aussitt les paroles commencrent lui monter lagorge en hoquets de triomphe :

    Cet or vient de ma mine ! cria-t-il. Ma mine, moi, Georges Cor-mack !. . . Ah ! je vous le jure, mes boys, jai ni den manger, de la misre,depuis les temps que je peine pire quun dogue dEsquimau. . . Jai frappavant-hier la veine, oui, une bonne, et je suis riche, riche, riche !. . .

    Il but encore un coup, sortit en chancelant, sen alla par les alles,buvant toujours, criant plus fort :

    Jai trouv lEl Dorado du monde, moi, Cormack le gueux !. . . Oh,les amis. Il y a vingt ans que je le cherche, mais je lai, la n des ns !. . . votre sant !. . . Eh ! houp l !

    chaque seuil, la porte de la lle comme celle du scorbutique, quien oubliait son agonie, des visages tonns ou incrdules apparaissaientmaintenant, et, loreille tendue aux vocifrations de livrogne, chan-geaient quelques mots demi-voix :

    2. Cee relique historique a t acquise un peu plus tard par un collectionneur, au prixde mille francs.

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  • Le roi du Klondike Chapitre V

    Cest Cormack, qui a pous une Indienne Tagish, une Siwash ! Oui, un menteur. . . comme toute sa tribu de meurt-de-faim ! Pourtant, il a de lor, et du plus gros que celui dici ! Henry la pes. Est-il Dieu possible ? Il a d le voler ! Je vous dis quon en a jamais vu de pareil. Riche ! je suis riche, riche, riche ! hurla de nouveau Cormack.Il tremblait trop pour achever la bouteille, dont le goulot, manquant

    sa bouche, laissait tomber le whisky dans son cou.Cependant il continua avancer tant bien que mal, en trbuchant

    chaque pas. Et le vent qui, tous les soirs, dix mois sur douze, remonte leeuve pour souer le froid et la mort, le vent du ple ramassa, emporta enun confus mlange les cris dumillionnaire, les gmissements dumourant,les chants de la prostitue : tout le long du Yukon, ce fut une clameurlointaine, un bruit dchos de plus en plus faible, hou ! hou ! hou-ou ! peut-tre les gnies du euve qui riaient de la dcouverte du Klondike. Toujours accroupi, lIndien coutait et avait peur.

    Un groupe maintenant suivait Cormack. Il fallait absolument lui fairedire o il avait dterr ses vingt dollars. Mais, au lieu de rpondre, il bu-vait, ou plutt, cherchait boire, jusqu ce quil ft arriv la tanireo il roula ivre-mort. Fort dsappoints, les curieux furent obligs de lylaisser cuver les drogues dOppenheim. Et, haussant les paules, ils senretournaient.

    Est-ce quil se gure, ce Siwash, quil va nous faire courir les ma-rcages avec des contes de solard ? Cest de lor de quelque arrivant deCalifornie. . . Il se moque de nous !

    Tout tait rentr dans le silence, au FortyMile, quand survint un vieuxtrappeur canadien, Boucher, auquel on avait racont la chose. Lui seul,peut-tre, avec son camarade Juneau, pouvait obtenir la vrit du chas-seur dor. Cependant, lorsquil le vit terre, il hocha la tte :

    Il en a pour vingt-quatre heures !. . . el malheur quon ne puisserien apprendre avant les autres !. . . LIndien, l-bas, ne sait rien ou ne veutrien dire.

    Jai un restant dammoniaque dans ma cabane, t Juneau.3. Prononcez : Si-ouosh, appellation gnrique des Indiens au Yukon.

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  • Le roi du Klondike Chapitre V

    Vrai ? Par Jupiter, vous tes un gnie ! aidez-moi mere Georgessur ses fourrures, et courez ensuite chercher le acon. . . Moi qui ny pen-sais pas !. . . a va lui faire ternuer la vrit !

    Dans un coin obscur, sans bouger, la squaw de Cormack gueait lesamis de son mari : elle a racont plus tard aux siens que la petite oledu chasseur blanc contenait un esprit trs puissant, puisquune fois entrdans le nez de Georgie, Hi-ya ! il le t sauter comme un saumon au boutdun harpon ! Ik-ta mika tum-tum ?

    Au secours ! cria Cormack entre deux ternuements. Onmempoi. . .Tiens, cest vous, Boucher ? Atchi ! Hol !

    Oui, mon vieux. . . Juneau et moi, nous venons de vous sauver la vie.Ce nest pas moi, cest Oppenheim qui vous avait empoisonn. Mais vousvoil mieux.

    La conversation fut coupe court par une nouvelle crise : dcidmentla mdication tait par trop nergique. Enn, Georges reprit la parole, enpleurant de grosses larmes :

    Vous avez raison. Jamais je nirai plus chez lui. Jachterai un barpour moi tout seul, et, dedans, jy merai tout ce quil y a de meilleur,tout ce qui cote le plus cher. . . Je suis riche.

    Sr ? Regardez !Il montra sa fameuse cartouche. Boucher en examina une une les

    ppites, les soupesa, les lcha mme, pour mieux se rendre compte. Lor du ruisseau Napolon ressemble des graines de concombre,

    dit-il enn ; celui du Miller est rouill, il a mauvaise mine ; lor du Glaciera la forme de curs. Celui-ci semble cass dhier. Comme il est gros !Cormack, mon vieux. . .

    Il regarda autour de lui : la porte tait ferme, et, dans la cabane, aveceux il ny avait que Juneau et madame Cormack. Il reprit donc :

    Mon vieux camarade, o as-tu trouv cet or ? Donne-nous unechance avant les autres. . .

    Oui, je te le dirai, Boucher, parce que toi, et Juneau, vous tes lesseuls qui ne vous soyez pas ri de moi quand jai pous ma Siwash. . . Et je

    4. est-ce que vous pensez de a ?

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  • Le roi du Klondike Chapitre V

    laime mieux quune blanche, allez !. . . coute. . . coutez tous les deux. . .Trois ttes se touchrent dans lombre, changrent quelques mots

    voix basse. Enn, Boucher se releva : Bien sr ?. . . Tu ne voudrais pas te moquer de moi, dis, Cormack ?

    Je commence tre vieux pour courir, et je suis si pauvre !. . . Pauvre ! cria livrogne avec une exaltation extraordinaire, tu

    dis : pauvre !. . . Tu peux tre comme Mackay aprs-demain, sr commelor que tu vois l. . . Seulement, dpchez-vous, partez, lez, ramez dur !Dautres pourraient trouver la place. . . Moi, je vais dormir.

    Juneau et Boucher se levrent sans ajouter un mot. Comme ils ou-vraient la porte, Cormack les rappela.

    Sr comme cet or-l. . . Y a-t-il une corde sous mon lit ? Oui ? Ehbien, si je vous trompe, revenez me pendre avec. . . je me laisserai faire !

    Un petit groupe aendait au dehors ; on interrogea les deux amis :ils rpondirent que pour le moment il ny avait moyen de rien apprendre,que Cormack avait fait la fte et que, par consquent, il fallait prendrepatience bon gr mal gr. Puis, ils rentrrent dans leur cabane, la ver-rouillrent, sortirent la drobe par derrire, et sen furent droit leurcanot sur les bords du euve.

    Boucher, t Juneau, va chercher des provisions pour dix jours ; moi,jirai qurir le jeune Mac Donald. Il nous faut de laide pour remonter lecourant ; autant lui quun autre ; quand il veut, il a des bras solides. . . etje parie que, dici deux heures, Cormack aura parl de nouveau. Allons,vite !

    Ils se pressrent tellement, les deux vieux, que vingt minutes plustard leur petite embarcation disparaissait en amont ; pas assez vite, pour-tant, pour quOppenheim ne les apert tandis quil fermait sa porte enbillant une dernire fois. Debout, larrire, Juneau guidait lembarca-tion au moyen de sa gae, tandis que Mac Donald, lavant, courb surla sienne, avanait force de rtablissements . Au milieu, Boucher re-prenait haleine en aendant son tour. Et, quarante-huit heures durant,avec peine deux heures de sommeil et quelques haltes pour manger, lestrois voyageurs se remorqurent ainsi, tantt la gae, tantt la corde,jusqu ce quils fussent arrivs en face des hues indiennes du ron-

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  • Le roi du Klondike Chapitre V

    diuck , la rivire aux poissons . Alors, Boucher se leva et, montrantdu doigt les eaux transparentes de ce quasi torrent :

    Cest l, dit-il.Pour mieux voir, les autres se mirent genoux. Un soue froid sortit

    des montagnes, passa sur le marcage o devait surgir Dawson City troismois plus tard, et sen vint les faire greloer sous leur sueur. Juneau dit :

    Brrr ! abordons, voulez-vous ? a sent la mort par ici : une tasse decaf nous ravigotera.

    Certes, oui, et aussi un peu de sommeil, puisque nous voil arrivs.el mtier de cheval depuis deux jours ! Cee corde ma sci lpaule endeux. . . Et tout a, peut-tre, pour faire rire Cormack. Bah !

    Mac Donald, qui parlait ainsi, avait une volont denfant dans uncorps dhomme. Du moins, cest ce que pensa Boucher, qui se redressade toute la hauteur de ses soixante et onze ans sonns.

    Jeune homme, t-il, vous pouvez vous arrter, si le cur vousmanque. Moi, jirai jusquau bout avec Juneau. . . Hein, vieux ?. . . Oui, ji-rai, quand mme je devrais user mes jambes jusquaux genoux !. . . Pourune fois, Cormack na pas menti, je le sens, je le devine, et, ce soir mme,je planterai mes piquets ct des siens.

    Vraiment, sans le savoir, il tait magnique ainsi parlant, le trappeurcanadien, sa longue barbe de prophte ruisselant deau et de sueur, sesbras tendus vers le ron-diuck, tout son vieux corps de fer raidi pour unsuprme eort. Prs, trs prs, derrire ces montagnes noires, lor tait l,lor des jaunes ppites craches enmasse par les volcans des temps incon-nus ; il les voyait, il les sentait, il les respirait, ah Dieu ! et, par sa bouchedente, elles criaient maintenant aux indcis de la premire heure : Ve-nez ! venez donc ! nous sommes les matresses du monde, et vous naurezqu vous baisser pour nous avoir ! Et voil que, pour les saisir, cin-quante ans dnergie jete la vie sauvage des bois revenaient au vieillard,le secouaient dune fougue pareille celle de sa jeunesse, le relevaient unedernire fois pour vaincre ou pour mourir.

    Le petit cossais baissa la tte ; ses yeux gris, un peu doux, vitrentceux de Boucher. Il saisit un aviron et se prpara traverser le Yukon,

    5. Le nom indien du Klondike.

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  • Le roi du Klondike Chapitre V

    dont le courant, cet endroit, est si violent. Juneau, qui avait approuvson camarade, regarda en aval et poussa un cri de surprise :

    Hol ! quest-ce qui vient par l-bas ?Ctait un canot de trente pieds de long sur quatre de large, qui,

    force de pagaies, coupait le euve mieux quun poisson au printemps.Huit hommes sy trouvaient, et parmi eux, au premier rang, Henry Op-penheim.

    Dpchons ! Ils nous ont suivi !. . . Vous lai-je assez rpt quil nefallait pas perdre une seconde !. . . Nous aurons du mal arriver les pre-miers.

    Boucher sexcitait de plus en plus, tandis que ses compagnons ra-maient faire clater chacun de leurs muscles.

    Hardi, les gars ! Forty Mile sest vid derrire eux, je parie. . . maisnous arrivons. . . nous y sommes. . . un coup droite, Juneau. . . oh !

    Le canot venait dentrer dans les eaux crtes blanches du Klondike :elles bouillonnrent autour en le bousculant, ainsi quune chose morte.Juneau donna un coup faux, la frle embarcation vira brusquement, re-ut un paquet dcume et, presque aussitt, se renversa sur les mineurs.Par derrire, sur le grand canot de guerre qui avait su viter ce dange-reux remous, il y eut un clat de rire : aprs tout, Henry et ses hommesarrivaient les premiers. . . Ou plutt en mme temps. . . Car, comme ils tou-chaient terre, on vit merger un peu plus loin la tte blanche de Boucher.Les lvres au ras de leau, il nageait la faon des anguilles, avec de petitscrachements, juste de quoi ne pas trop avaler deau la glace. . . On luitendit les mains, il se hissa sur la rive, o il avala une rasade de whisky,et, sans plus tarder, on se mit en route. Le vieillard se secoua et regarda larive oppose que ses camarades avaient russi gagner. Pour traverser,il leur faudrait aendre maintenant un canot indien. Il arrondit ses mainsen porte-voix :

    Je pars, cria-t-il. Vous me suivrez quand vous pourrez. Bonnechance !

    Alors, commena vraiment son calvaire. Les hommes dOppenheimtaient plus jeunes, moins fatigus : ils troaient travers les cailloux, lamousse, les marcages sans sarrter, droit sur lest, tantt par les coulesdorignal ou dours, au fond des valles troites, tantt suivant le fate

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  • Le roi du Klondike Chapitre V

    dgarni des montagnes. Au anc dune colline, Boucher glissa jusqu unpetit glacier o il se releva noir de boue dgele : il lui fallut courir pourrejoindre la petite troupe qui ne regardait mme plus en arrire, mais quimarchait, marchait toujours, laissant parfois chapper une parole.

    Je prendrai le 3. Non !. . . cest le beau-frre de Cormack, TagishCharlie. Alors le 4 ! Moi, jaendrai davoir vu le bas et le haut dela dcouverte. Allons, qui est-ce qui nous retarde, en avant ? Huedonc !. . .

    Le thermomtre, sils en avaient eu un, aurait marqu 35 aprs unenuit de gel. La sueur descendait en lets le long de leurs corps maigres etnerveux, entrait dans leurs yeux o son sel les brlait mieux que la rver-bration du soleil sur la glace. Ils allaient toujours, crasant les crocus, lesanmones, les toues de roses sauvages, toutes les eurees sans parfumde lextrme nord. Derrire eux, comme aprs un vent dorage, les hautesmousses se relevaient sur le sol gel ; un caribou bondit presque sous leurspieds, puis, surpris, les regarda courir ; une corneille croassa deux fois ;des pies, qui les suivaient en caquetant de branche en branche, se jetrentsur elle, la chassrent coups de bec et dongles. Eux ne voyaient rien,nentendaient plus ; ils venaient de dboucher sur une montagne en dosdne que lon a nomme plus tard Gold Hill le Mont dOr et Oppen-heim, sarrtant pour reprendre haleine, tendit le bras vers le nord.

    Cest en bas. . . un mille . . . sur le ruisseau qui vient du sud.Ctait une large valle, remplie dpinees noires, de bouleaux gris

    dargent, de peupliers dont les feuilles frmissaient entre la fracheur deleau qui courait en dessous et la chaleur du soleil son znith. Plus hautstageaient les dmes, ces monstrueuses croupes arrondies par les gla-ciers prhistoriques, do sortait une gigantesque pieuvre de ruisseauxaurires ; et, bien loin, par derrire, la merveilleuse sculpture blanchedes Montagnes Rocheuses, semblait se balancer dans le ciel. Immobile,Boucher eut un blouissement : un feu dartice clata dans ses prunellesdilates, linonda de lumire, puis disparut soudain et le laissa dans d-horribles tnbres. Il tomba genoux, se releva, appela ou crut appeler :

    Juneau ! oh ! Juneau, venez. . .6. Le mille vaut 1609 mtres.

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  • Le roi du Klondike Chapitre V

    Il retomba, et, avant quon et pu lapprocher, roula le long de la penteabrupte jusque dans le petit ruisseau qui, descendant de louest, lui, allaitse jeter dans celui de Cormack.

    Oppenheim et sa bande eurent beaucoup de peine descendre par lamme trace ; une fois en bas, ils rent le cercle autour du corps.

    Il est ni, le vieux ! il faudra revenir lenterrer quand nous auronsmarqu nos claims. . .

    Mais il respire encore !. . . Tiens ! regardez ce quil a dans la main. . .Cest un avis de prise de possession, tout prt, lencre. Ah ! le vieuxmalin !

    Donnez-le-moi, dit un nomm Whipple. Je vais laacher sur cetarbre au-dessus de lui. Ce sera son terrain, au Frenchy . Personne qui enveuille ?

    Vous vous moquez de nous ? Ce ruisseau nest quune pture orignal. Il doit y avoir autant dor que dans vos poches, Whipple, etcest pourquoi nous lui donnerons votre nom. Adjuge, la dcouverte deWhipple Creek, Jean Crapaud, de son nom Baptiste Boucher, mort ouvivant !

    On rit beaucoup de la saillie dOppenheim. Les curs se faisaient l-gers, si proches du but. Whipple haussa les paules et jeta un mouchoirsur le visage du crapaud franais .

    a mest gal, vous savez. . . Il est probablement plus heureux quenous, cee heure !. . . Allons, lons !

    Dj ils taient loin. Sous lcriteau : Je rclame cinq cents pieds degisements aurires le long de ce cours deau. . . etc. , Jean-Baptiste Bou-cher dormait bien, ce 22 aot 1896. Sa vieille gure, salie de sang et deboue gs travers dinnombrables rides, disparaissait sous un nuage demaringouins : jusque entre la vie et la mort, ils lui chantaient lternellechanson dAlaska ; trs haut, planant au milieu des nuages, un grand oi-seau se demandait ce que pouvait bien tre cee chose inerte en bas desmontagnes.

    Et ctait pour cet croulement au seuil de la terre promise que, troisquarts de sicle auparavant, en lglise Saint-Jacques-de-Batiscan, non

    7. Diminutif familier de French (Franais).

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  • Le roi du Klondike Chapitre V

    loin de bec, le carillon venu de France avait clbr larrive dunchrtien de plus en Canada.

    n

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  • CHAPITRE VI

    Saint-Michael, 27 juin 1897

    O, temps reculs qui sont dhier, comme la Sibrie, sa surjumelle du dtroit de Behring, lAlaska ntait quune prison deglace : chaque t, elle ouvrait ses portes pour recevoir un certainnombre de dsesprs ; deux ou trois navires, arrivant de Californie, lesdposaient Saint-Michal, lentre du Yukon, o de petits transports roues, dun faible tirant, venaient les prendre pour remonter lintrieurdes terres, et les semer et l dans les campements du cercle arctique,Fort Yukon, Circle City ou Forty Mile.

    L, limmensit sur leurs ttes comme sous leurs pieds, ils sen allaientau hasard des montagnes de glace, des valles profondes que rveillentpour quatre mois le soleil, et ils en fouillaient le sol, an de ne pas mourirde faim : car ils y trouvaient de lor, juste de quoi acheter les provisionsapportes de deux mille lieues et plus, pas assez pour sen retourner. Maisils avaient lesprance, que nont pas les forats du tsar ; ils savaient quunjour viendrait o leur pic frapperait enn les trsors rvs. Oui, ils le sa-

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  • Le roi du Klondike Chapitre VI

    vaient comme on sait quun Dieu existe quelque part autour de nous : etcee pense unique, toute leur me, toute leur vie, cee patience etcee foi leur faisaient braver la plus misrable existence du monde jus-qu lheure o le froid, quelque soir, au bord dune coule de glace, venaitcalmer leurs cervelles malades, et les endormir du sommeil qui gurit sibien les plus mauvaises vres.

    La grande ville de lor et des jolies femmes, San-Francisco, qui nou-blie pas son pass, parlait souvent de ce mystrieux nord au seuil duquel,en 1880, un Canadien, Joseph Juneau, avait trouv du quartz aurire. Sonclaim, vendu deux mille francs, tait devenu cee fameuse Treadwell odes centaines de pilons, sans jamais sarrter, sauf Nol, dvorent, toutesles vingt-quatre heures, quinze cents tonnes de pierre. Et les touristes quipassaient par l, lt, emportaient dans la tte la monstrueuse plainte dela silice frappe, broye, jete enn en poussire parce quelle est riche.Elle les poursuivait au cours de leur tranquille croisire, le long des ordsde la cte, elle leur redisait sans trve, eux, dont les pres avaient dcou-vert les trsors de la Californie : y a-t-il derrire ces montagnes oa disparu Juneau ? On ne la plus revu. . . et les Indiens parlent de rivirespaves de lourds cailloux jaunes, et de volcans qui vomissent du com-juk,un minerai qui doit tre de lor ou du cuivre. . .

    En 1897, les mmes anciennes rumeurs aurent avec une vigueurnouvelle, sans que rien, dailleurs, part les justier. Lorsque TomTildenn sembarqua, un matin, avec Patrick OHara, sur lExcelsior, de laPacic Coast Steamship Co, Fred Sims, le Californien qui lui avait conseilldaller tenter fortune au Yukon, lui cria en guise dadieu :

    Bonne chance !. . . Revenez-nousmilliardaire avec toutes vos dents !. . .Cest du nord, prsent, que nous viennent les dollars !

    Lex-policeman lui coupa la parole ; debout, ct de son matre, ouplutt de son camarade, il lanait en lair son feutre, rugissant chaquefois :

    Yoho ! les boys ! En avant vers la fortune ! Eh ! houp l !Les boys, qui mchaient leur chique sans rien dire, se prirent enn

    son bel enthousiasme. Ce gros garon, si plein de sant et dentrain, m-ritait assurment de russir. Des mains se levrent, il y eut des chapeauxet des foulards agits bout de bras, puis une clameur :

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  • Le roi du Klondike Chapitre VI

    Bravo !. . . Trouvez la veine, mon ls !. . . Laissez-en un peu pour lesautres !. . . Yoho, Frisco !

    Et lExcelsior, quun petit hercule de remorqueur avait tourn au nord-ouest, commena frapper leau verte de son hlice pour sen aller aupays des ours blancs et des icebergs. Une pae en lair, ses yeux jaunessur le nant, Caton humait la brise lavant du navire. Pat se retournavers Tildenn, et demanda :

    Pourquoi le gentleman vous a-t-il souhait de garder vos dents ?Elles mont lair dtre encore plus solides que les miennes.

    Tom ne rpondit pas : comme le chien, il regardait au nord, et, pouren dchirer le brouillard, il et donn dix ans de belle sant saine et forte,mme. . . mme, peut-tre, ct dAlis ! Cependant, ctait pour elle quilvoulait la fortune, cee fortune quelle lui avait fait perdre du moins,il se le persuadait ; et, durant les jours de farniente qui le bercrent tran-quillement au gr du Pacique, ce fut cee pense, Alis ou lor, lor ouAlis, il ne savait trop, puisquil ne pouvait plus les sparer, qui laida supporter une terrible raction morale.

    Il tait tomb de trop haut pour nen pas rester longtemps assomm.Ainsi que beaucoup de ses compatriotes, ds le dbut de sa vie, il avait faitune telle dpense dnergie quil ne lui en restait gure au moment o ilen avait le plus grand besoin. Lexcitation du prochain dpart, la vre desa grande rsolution lui avaient fait oublier, ou plutt lavaient empchde se rappeler le vendredi noir , larrive au haut de lchelle, la d-gringolade plus rapide encore. and il se retrouva seul avec lui-mme,sur locan, au milieu dune centaine daventuriers dont il se distinguaitencore par les mains ou la tournure, quand il vit devant lui, en chair eten os, ce quil serait demain, il eut horreur de sa dtermination.i doncpourrait lui ter de derrire le front le souvenir des jours heureux ? Est-ceque la vie serait endurable si le pass, si son pass revenait ainsi le fairesaigner et crier en dedans ? Il regarda xement leau profonde : au soir duquarantime degr de latitude, elle se rayait de phosphorescences nacres,o, fantastiques, dansaient les phoques, en route, eux aussi, vers la mer deBehring. Avaient-elles lair assez heureuses de vivre, ces btes-l, devantlui, animal raisonnable, dou dun corps et dune. . . Bah ! catchisme dedeux sous !

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  • Le roi du Klondike Chapitre VI

    Un museau humide lui poussa la main : Caton venait demander unecaresse. OHara, qui le suivait, acheva de rompre son rve.

    Monsieur Tildenn ?. . . Combien dargent faut-il pour tre heureux ?Tom eut un sursaut, puis se mit rire : a dpend !. . . De quoi ? De la femme quon a.Les deux hommes se turent, un moment ; alors, Pat : Oh ! la mienne, monsieur. . . La pauvre vieille se contente dune bou-

    che de pain, quand elle ma avec !. . .Tom ne rpondit rien, mais il se rappelait maintenant celle qui se pro-

    mit lui le jour de sa ruine ; il se dit tout bas : Alors. . . quallons-nous faire en Alaska ?. . .

    Huit jours aprs cee conversation, lExcelsior traverse le cinquante-

    quatrime de latitude pour aborder Unalaska. Ces gigantesques rochersnoirs, o viennent pleurer tous les nuages du monde, sont les portails delInconnu, de cee mer jadis russe, entre les deux Sibries, celle dEu-rope, celle dAmrique, toutes deux tombeaux dhommes et tombeauxdor. Peu peu, quand on les a franchis, les rivages du Grand paysdau-del sortent des ots, lle de Nunivak apparat ainsi quune tor-tue monstrueuse dormant sur leau, puis le bec du cap Romanzof, dose lancent, pour pcher en kayak, les Esquimaux Inuits . Enn, voiciun immense delta de plaines, ou plutt, de marcages verts, dchirs parles eaux noires du roi des euves arctiques. Cest le Yukon, qui, lhi-ver, gle jusqu soixante pieds de profondeur. Le lendemain nos argo-nautes arrivent Saint-Michal, o lAlaska Commercial Company et laNorthAmerican Company ont tabli leurs quartiers gnraux. LExcelsiorjee lancre et aend le premier bateau qui descendra de lintrieur lasuite des glaces.

    Le 25 juin de cee anne 1897, une vritable tempte chasse au sud lesicebergs du dtroit ; les courtes lames dures de ces mers sans profondeurremontent lembouchure du Yukon, saisissent le Portus B. Wear, qui est

    1. Al-ay-ek-sa.

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  • Le roi du Klondike Chapitre VI

    arriv au milieu du delta, sont bien prs de russir lentraner au large,o il aurait infailliblement sombr. Aussi, quand deux jours plus tard il ar-rive Saint-Michal, les marins de lExcelsior ne sont pas trop tonns deshourras qui clatent en feux de le son bord. Sans doute, ces braves gensclbrent la vie, qui, une fois de plus, a triomph de la mort sur cee tra-tresse de Behring. elle peur ils ont d avoir, pour crier ainsi, prsentquils sont au port ! Tenez, voyez ! il y en a deux qui dansent sur le pont.On jurerait des ours sur un glaon la drive ! Vraiment, ils sont fous. . .Ils sont fous lier. . . and leur coquille de noix rase le steamer, toutesles bouches de ses passagers sont ouvertes, toutes les langues de ces mi-neurs, qui avaient peu prs perdu lusage de la parole dans leurs dserts,sagitent et hurlent, tandis que les bras en lair tlgraphient des chosesabsolument incomprhensibles. Des chiens malamutes, les deux paessur le bord, le museau vertical, glapissent mieux que leurs matres, et, parmoments, sur toute cee clameur, on entend passer un mot, trois syllabestranges, toujours les mmes : Klonn-da-ick !. . . Klonn-da-ick !. . .

    Enn, il se fait une accalmie relative ; son porte-voix aux lvres, lecapitaine de lExcelsior hle ces dmoniaques :

    Oh ! quest-ce qui se passe l-bas ? Avez-vous le feu bord ?On entend un clat de rire qui sonne drlement. Puis une sorte de

    gure humaine saute sur la poupe ; ses vtements en loques claquent auvent, mais sa voix une rude voix, par Jupiter ! jee la rponse :

    Nous avons des millions ! nous avons trouv. . .Ses camarades ne le laissent pas achever : on le tire en arrire. Il sa-

    grippe au premier venu ; les voil maintenant qui, enlacs, recommencentla valse de tout lheure, en scandant de plus belle ce rythme magique : Klonn-da-ick !. . . Klonn-da-ick !. . .

    Sur la rive, rveills par ce tapage, les Esquimaux sortent de leursgouts : rangs en ligne dathltes belle peau luisante dhuile de pois-son, pres, mres, enfants, les yeux carquills sous leurs couronnes decheveux la dominicaine, ils regardent descendre les revenants ples delintrieur.

    Pilton ! murmurent-ils.Ce qui veut dire en chinook, le jargon franco-anglo-russe du nord-

    ouest : Ils ont perdu la raison.

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    Les mineurs ny prennent garde. Ce sont de vrais squelees dont leslongs cheveux, la barbe clairseme dguisent mal lhorrible maciation. premire vue, OHara en est vivement impressionn quand il vientprendre des nouvelles avec Tildenn. Rien que sur leur mine, la police lesarrterait tous, New-York ! Et quelles guenilles vermineuses !. . .

    Soudain, lune delles lui adresse la parole : Avez-vous un bout de tabac, vous ? Certainement ! Tenez. . . Et alors, vous avez trouv un peu dor ? Un peu dor ?. . .La guenille jure deux fois et ajoute : Avez-vous un million de dollars en poche ? ? ? ? Non ? Eh bien, a revient au mme. . . car, si vous laviez, ce ne serait

    pas assez pour acheter mon claim du Bonanza. . . Et nous sommes deuxcents en avoir autant. Pas vrai, Williams ?

    Parbleu ! Il en reste mme pour ceux qui narriveront pas troptard. . . Seulement, il faut emporter des provisions, beaucoup de provi-sions. Il ny a plus rien manger pass Circle City. . . Y a-t-il des oignonssur lExcelsior ? Je donnerais cinq dollars pour un oignon cru.

    Vous dites ?. . . Il a le scorbut, t la premire guenille. Les lgumes frais vont le

    gurir. . . Voulez-vous venir voir mon or ?Pat le suit dans une cabine o, assis sur des bidons de ptrole, des

    botes de conserves mme, des bouts de troncs darbres creux, troishommes fument et jouent au poker. Des carabines sont en travers descouchees, tages deux pieds et demi les unes des autres.

    Oh ! crie leur ami, en voil un qui vient du dehors et ne veut pascroire sans voir.

    Ils se levrent ensemble et Pat vit de lor partout dans ces rcipients bi-zarres, dans les couvertures releves et aaches aux quatre bouts, jusquesur le plancher, o le roulis lavait fait dborder. Et chacune des soixantecabines du Portus B. Weare reclait les mmes trsors en ppites fauves,et, voir ce ruissellement inou, livresse, qui fait si vite courir le sang travers le corps, livresse des incroyables russites vous montait la tte,vous faisait crier bientt comme les autres :

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    Hourra ! vive le Klondike ! Lendroit le plus riche du monde ! Les trsors de Saba ! Circle City na plus personne ! Plus que deuxblancs au Forty Mile !. . . Hourra pour le Bonanza ! LEldorado est touten or ! Vive Dawson City !

    Oh ! le chur fantastique ! Berry et sa mascoe Ethel, avec douze centmille francs ! Anderson, le va-nu-pieds de Frisco, avec quatre cent mille !Stanley, le dsespr de New-York, avec cinq cent cinquante mille ! Cle-ments, deux cent cinquante mille ! Kulju, Cazelais, Picoe, Bergevin, Des-rochers, tant dautres, hier si pauvres, aujourdhui si riches !. . . Oh ! lex-tatique tintement de leurs trsors, le suprme anantissement de la chair,du sang, de lme, devant le roi du monde !

    Et, disaient-ils, nous navons fait que graer nos claims, sur le des-sus, grand comme nos chapeaux ; dailleurs, les plus riches dentre noussont rests aux mines parce quils sont aussi les plus ambitieux.

    Pat OHara est plus ivre quil ne le fut jamais aux longues veilles dela 109 rue ; et, comme il a grand cur, il sen va de cabine en cabine orirson acon de whisky aux revenants, jusquau n 11, o il trouve un jeunegaron couch sur son or et qui lui rpond : Non , sans ouvrir ses yeuxmalades.

    Prenez, prenez, a vous fera du bien ! insiste Pat de sa bonne voixdivrogne. est-ce que vous avez ?

    Jai plus dargent que je nen dpenserai jamais ! Mais alors. . . Laissez-moi tranquille, voulez-vous ? Comme tout le monde, jai eu

    de la chance et de la malchance.Ce disant, il lve un peu la tte ; Pat aperoit sa bouche : il ny a plus

    que des trous et du sang noir la place des dents. Il en recule dhorreur,et, du coup, le scorbut le dgrise. Il se rappelle le souhait de Fred Sims,au dpart, commence le comprendre, et met la main sur le loquet de laporte.

    Dsirez-vous quelque chose ? Avez-vous du chocolat ? Jen ai dix livres dans ma cabine de lExcelsior.Le jeune homme entrouvre les paupires : une amme revenue de trs

    loin, comme dans un feu mort, en jaillit subitement.

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  • Le roi du Klondike Chapitre VI

    Courez me le chercher ! Tenez. . .Au hasard, il fouille sous sa couverture, y prend une poigne dor, et

    tend au visiteur environ cent dollars. Pat les prend et se sauve, boulevers.Il tombe au milieu dune bande qui regarde se bare trois chiens, deuxmalamutes, et, au bout de leurs crocs, Caton.

    Caton, ici ! Arrire, chiens de sauvages ! Tirez votre puce, crie un mineur ; sr, elle va se faire dvorer

    crue ! Les dogues nont pas mang depuis quatre jours.On les spare, et Caton sort moiti mort de la bagarre. Son matre

    se retourne vers le groupe de millionnaires : Ah ! est-ce quon meurt de faim l-haut, btes et gens ? el

    diable de pays est-ce donc ?Il y a un silence ; puis, une voix slve on ne sait do : Vous lavez dit : cest un sacr pays ! Voil ce que cest.Sous ces yeux qui brlent, devant ces visages ravags par lanmie et

    la famine, ces bouches saignantes qui souvrent malgr elles pour man-ger, lIrlandais a un frisson dhomme gras. Il prend son chien sous le bras,cou