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7/23/2019 Ballard - Histoire Et Didactique de La Traduction
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Montral. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.rudit offre des services d'dition numrique de documents
scientifiques depuis 1998.
Pour communiquer avec les responsables d'rudit : [email protected]
Article
Histoire et didactique de la traduction Michel BallardTTR : traduction, terminologie, rdaction, vol. 8, n 1, 1995, p. 229-246.
Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :
URI: http://id.erudit.org/iderudit/037203ar
DOI: 10.7202/037203arNote : les rgles d'criture des rfrences bibliographiques peuvent varier selon les diffrents domaines du savoir.
Ce document est protg par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'rudit (y compris la reproduction) est assujettie sa politique
d'utilisation que vous pouvez consulter l'URI https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/
Document tlcharg le 18 August 2015 07:09
7/23/2019 Ballard - Histoire Et Didactique de La Traduction
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Histoire et didactique
de la traduction
Michel Ballard
Introduction
Dans un article rcemment paru dans cette revue, Jean Delisle
(1992) dplorait l absence d homognit de nombreux manuels de
traduction (p. 23); ce phnomne tant, selon lui, li au fait qu ils
ne sont pas toujours conus pour un public prcis, avec des objectifs
bien spcifiques: Plusieurs manuels s adressent un public trs
large et souvent mal dfini (p. 22). Ce dfaut, notre sens, est tout
autant d aux m ots d ordre des diteurs (ou des directeurs de
collection) qui, pour des raisons commerciales videntes, visent
toucher le public le plus large possible, qu l absence de statut
officiel de la didactique de la traduction dans l institution
pdagogique. Il y a eu une prise de conscience de cet tat de fait
chez certains universitaires. Par exemple dans l avant-propos de leur
manuel de Versions Anglaises, A. Castagna et al. (1971, p. iii)
dclarent:
La version anglaise a eu pendant longtemps un statut incertain.
Tantt servante de la littrature (explication de texte
du
type oral
d agrgation), tantt son gale (certificat L), elles est trouve
aussi associe la civilisation (certificat d tudes pratiques).Elle
devrait tre
aujourd hui
une
discipline autonome
tous les
niveaux.(Nous soulignons.)
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Or il est bien vident que si la traduction (et pas simplement
la version) veut devenir une discipline autonome dans le cadre
universitaire, elle ne pourra le faire qu en fondant son identit sur
la didactique et la traductologie. Tant que la traductologie n aura pas
de statut autonom e dans le cadre de l Institution universitaire, les
TD de traduction demeureront ce qu ils sont souvent: des sances
aux objectifs assez flous, pour lesquelles tout le monde se sent plus
ou m oins qualifi. Trs curieusement, ce sont les professionnels qui,
malgr leur matrise du mtier et malgr les finalits pratiques de
leur enseignement, ont souvent t parmi les premiers prendre
conscience de la ncessit de structurer leur enseignement l aide
d une forme de thorisation. Nous renvoyons sur ce point au
tmoignage de Christine Durieux (1988) propos de ses dbuts
comme enseignante l ES IT; il a une valeur trs gnrale et
s applique aisment au domaine de la traduction pdagogique:
Le jeune professeur d histoire ou de gographie qui se prsente
pour
la
premire fois devant
ses
lves
dispose
dj d un cadre de
travail qui dans un premier temps va le scuriser, c est le
programme; il doit suivre le programme. C'est le cas pour tous
ceux qui sont chargs de transmettre un savoir. Dans le cas de la
traduction, il n'existe rien de tel [...]. (p. 8)
Cette constatation pose le problme de la formation des enseignants
et du contenu de la didactique de la traduction. Celui-ci ne saurait
se limiter (s il veut tre raliste), des leons de linguistique
contrastive, mme si cette composante peut se rvler fort utile et
productive dans le cadre gnral de la traductologie. La composante
que nous nous proposons d explorer dans cet article est la dimension
historique dans son rapport une didactique
de latraduction:
comme
antriorit d une existence, comme fondement de certaines
dmarches, enfin comme objet d tude et comme ouverture.
1. Des prcurseurs
En 1960, Georges M ounin (1976) saluait la
Stylistique compare
de
Vinay et Darbelnet en ces termes:
23
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Il ne manque pas d'ouvrages sur la traduction. La bibliographie
fondamentale, qui n'existe pas encore, en serait fort longue. Mais
cet ouvrage est sans doute le premier trait de traduction, (p. 227)
Il s'agit d'un livre neuf, qui donne de bonnes descriptions des
oprations de traduction, puis un classement - dont le dtail est
parfois peu clair, estomp par une poussire d'observations; mais
c'est le premier (pp. 228-229)
Il est vrai qu' l'poque l'ouvrage apparaissait comme neuf, et
mme rvolutionnaire, surtout aux yeux d'tudiants (dont nous
tions) qui pour la premire fois se trouvaient confronts avec une
prsentation ordonne de problmes jusque-l rencontrs dans le
dsordre, au hasard de la traduction de texte s, et sans m me toujours
tre identifis. Car il faut dcrire et nommer pour identifier; une
prise de conscience intuitive est toujours trs lente, et l'on ne peut
demander chaque individu du XX
e
sicle de refaire tout seul le
chem in intellectuel que des gnrations ont parcouru avant lui; c'est
l sans doute l'erreur des adversaires de la thorisation; ils freinent
l'accs la rflexion, une perception plus rapide des problmes.
Mais y regarder de plus prs, l'impression que dcrit
Mounin n'est-elle pas inquitante? Il a fallu attendre une tape bien
avance de l'Homo erectus (entre 400 000 et 300 000) pour que se
mettent en place les organes permettant le langage articul
1
.
L'criture n'apparat qu'au quatrime millnaire av. J.-C. et les
traces les plus anciennes que l'on possde concernant les langues
attestent leur diversit
2
et donc la ncessit de leur apprentissage et
de la traduction. On a des traces attestant une activit de traduction
ds le troisime millnaire avant notre re
3
. Au IV
e
sicle av. J.-C.
1. Voir, entre autres, Hagge (
1985),
chapitre I, Unicit
de
l'espce,
pluralit des langues, p. 14 sqq.
2.
Ibid.et Vendryes (1979), Introduction: l'origine du langage, p.
17 sqq.
3. Cf. Ballard (1992a), pp. 21-22 pour l'Egypte, p. 24 pour Sumer.
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les Grecs entament une forme de rflexion sur le langage, qui sera
reprise par les Romains et servira de base aux tudes pendant tout
le Moyen ge, et mme au-del. ct de cela, la traduction fait
figure de parent pauvre: activit secondaire (ou considre, tort,
comme allant de soi), elle n a pas donn lieu des traits comme les
genres littraires nobles. Car c est de cela qu ils agit en fait dans
la citation ci-dessus; M ounin tout en reconnaissant l existence
d crits sur la traduction dplore l absence de trait, c est--dire
d tude systmatique axe sur le sujet. Or, mme l, on peut se
demander, avec tout le respect d son uvre magistrale, sa
perspicacit et son sens de la mesure, si Georges Mounin n est pas
sous l influence des prjugs de son poque: on connat alors mal
l histoire de la traduction, encore moins celle de la didactique de la
traduction; et il est vrai, il faut le rpter, que l ouvrage de Vinay
et Darbelnet donnait le sentiment d tre une nouveaut dote d une
paisseur et d une densit que n avaient pas les rares vade-mecum
existant alors sur la question. Nous pensons des ouvrages tels que
ceux de Veslot et Banchet (1928) et de Veslot (1928) encore
largement diffuss et utiliss dans les annes soixante; il n y a bien
entendu aucun mpris dans cette comparaison, simplement le souci
de parcourir et de baliser un domaine. Ces ouvrages ont (fort bien)
rempli leur fonction en leur temps. Mais n y avait-il vraiment rien
d autre avant? Il nous semble que cette interrogation mrite d tre
pose d un point de vue gnral d abord, celui de la simple curiosit
intellectuelle; du point de vue de l histoire de la didactique des
langues ensuite, parce qu il nous semble normal en ce domaine,
comme dans d autres, de se demander s il n y a pas eu des
prcurseurs et o se situe le commencement. Dans le cadre de cet
article nous ne pouvons qu voquer un jalon et inviter poursuivre
des recherches dans ce domaine.
En
1811,
Ferri de Saint-Constant (dont des extraits ont paru
dans D hulst, 1990) dplore:
[...] il est surprenant que les Latins, qui ont tout emprunt des
Grecs,
et qui les ont si souvent imits et copis, n aient rien crit
sur cettematire [l art detraduire]. ous neconnaissonsquedeux
passages de Cicron et d Horace o il est question de traduire.
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Quintilien, dont l'ouvrage est si tendu et complet, ne met pas la
traduction des grands modles au nombre des moyens propres
former un orateur
4
.
S'il est faux de dire que Quintilien ne met pas la traduction des
grands modles au nombre des moyens propres former un
orateur
5
, il est vrai par contre que l'on a l'impression d'une
certaine absence de thorisation dans l'antiquit grco-latine
6
.
Pourquoi? Nous voquions ci-dessus deux pistes possibles: le fait
que la traduction est une activit secondaire et celui qu'elle semble
naturelle, aller de soi; il nous semble qu'il convient d'y ajouter
une autre raison, qui est de taille et qui, d'ailleurs, de faon logique
est trs troitement lie au dveloppement
que
connaissent les tudes
traductologiques aujourd'hui, savoir la domination d'une langue
et d'une culture.
L'Antiquit a connu deux formes successives d'hgmonie
linguistico-culturelle: celle s du grec et du latin. On peut presque dire
que la civilisation grecque ignorait superbement ses voisines qu'elle
considrait com m e barbares et la consqu ence a t une absence de
traductions et donc une absence de rflexion sur une activit qui
tait nie. La traduction est une forme de ngociation entre les
langues et les cultures; les problmes d'identit (et pas seulement
celle du texte) et d'hgmonie sont essentiels aux formes qu'elle
prend: depuis le gommage de l'altrit jusqu' son intgration. la
traduction se trouvent lies la curiosit et l'ouverture l'tranger; ce
n'est pas un hasard sans doute si les Grecs du Ploponse n'ont pas
4.
De Saint-Constant (1811), p. 187, cit par D'hulst (1993), p. 105.
5. Quintilien dit: c'est [la traduction] le moyen le plus sr pour
acqurir l'abondance et la facilit d'locution. Nos anciens
orateurs ne connaissaient
rien
de mieux pour cela, que
de
traduire
du grec au latin,DeInstitutione Oratria, inHorguelin (1981),
p.21.
6. Cette absence doit tre nuance; nous renvoyons sur ce point au
chapitre I de notre ouvrage (1992a).
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traduit du V
e
au III
e
sicle, alors que la dynastie des Ptolmes
installe en Egypte et issue d'un des gnraux d'Alexandre
commande des traductions, s'intresse des civilisations autres que
celle de ses origines. Le priple du Grand Macdonien les avait, par
son cosmopolitisme, ouverts d'autres horizons que ceux du
Bosphore.
Le phnomne est lgrement diffrent pour la civilisation
latine dans la mesure o la traduction a t le canal par lequel la
littrature grecque a t assimile et transforme en littrature latine.
Il semble que deux attitudes prvalaient: celle de l'assimilation qui
tend gommer les diffrences et donc les possibilits de
comparaison; celle de l'imitation qui permettait de se faire un style
partir de textes prestigieux. C'est de l que l'on peut dater une
forme d'utilisation didactique consciente de la traduction. On en
trouve le principe gnral chez Cicron
7
, et il est repris chez
Quintilien et Pline le Jeune, mais sans tude gnrale du problme.
Tout au cours du Moyen ge et mme au-del, en Occident,
l'existence du latin comme langue de culture rduit les besoins en
traduction. L'affirmation des langues vulgaires la Renaissance
accrot le volume des traductions et dclenche une conscience plus
aigu du phnomne qui donne naissance aux premiers traits.
l'inverse du monde antique, caractris par une
hgmonie linguistico-culturelle, l'Europe contemporaine se
caractrise par la reconnaissance officielle de l'altrit et de
l'incohrence dans les cultures (Lambert, 1992, p. 17), et c'est ce
respect de la diversit linguistique et culturelle
8
qui fait que la
7. Rappelons le passage clbre: [...] imiter Dmosthne, c'est, on
le comprend, possder
la fois l'loquence attique et l'loquence
parfaite, Cicron (1921), p. 111.
8. Depuis que le Conseilatabli l'galit des langues officielles des
tats membres de la Communaut europenne en 1958, le
multilinguisme constitue un principe fondamental du
fonctionnement communautaire, Eduard Brackeniers (1992), p.
17.
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traduction y est un phnomne fondamental et l'objet d'importantes
tudes tant sur le plan fondamental qu' des fins didactiques
9
.C est
la mme logique qui a prsid la naissance
d une
traductologie de
tendance linguistique au Canada
10
.
l'poque o parat la Stylistique compare (1958) de
Vinay et Darbelnet, la France n'a offrir que
Sous Vinvocation de
saint Jrme de Valry Larbaud (1946), les Belles infidles de
Georges Mounin (1955),
la Traduction dans le monde moderne
d'Edmond Cary (1956). On s'tonnera peut-tre de l'utilisation
d une
locution restrictive pour parler de trois ouvrages relativement
prestigieux, mais il convient de prendre consciencequeleur prsen ce
dessine un manque que prcisment celui de Vinay et Darbelnet
viendra combler. L'ouvrage de Larbaud est peine un livre,
c est
un
collage htroclite, une srie d'essais, parfois techniques, parfois
lyriques, parfois mme sans rapport avec la traduction; mais
l'ensemble n est pas construit, on est encore dans la tradition de
l'essayisme littraire, aimable mais a-thorique. L'ouvrage de Cary
reprsente un remarquable effort d'un traducteur pour donner,
comme l'indique le titre, un panorama de sa profession dans le
monde moderne; il y a aussi des aperus historiques intressants et
9. Voir
par
exemple Seleskovitch
et Lederer
( 1984 et 1989), Durieux
(1988) et d'autres travaux venus d'Angleterre comme ceux de
Newmark.
10. En contrepoint, on notera le dveloppement relativement faible de
ce genre d'tudesauxtats-Unis.Danscet esprit,EdwinGentzier,
apropos
de The merican
Translation
Workshop,
note: Today,
while many universities offer advanced degrees in creative
writing, comparatively few offer academic credit for literary
translation. One reason is surely the m onolinguistic nature of the
culture [...]. The activity of translation represents a process
antithetical to certain reigning literary beliefs, hence its relegation
to marginal status within educational and economic institutions,
and its position in this society as part of a counter-cultural
movement (Gentzler, 1993,
p.
8). Nous renvoyons
sur
ce dernier
point l'ouvrage de Brisset (1990).
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des rflexions trs perspicaces mais un refus trs net d'envisager
l'opration de traduction dans le cadre d'une systmatique.
L'ouvrage de G eorges M ounin a sans doute eu la malchance d'avoir
t baptis d 'un titre sduisant mais trompeur par un diteur qui tait
plus soucieux de rechercher un titre accrocheur que d'annoncer le
vritable contenu de l'uvre; on y trouve en fait l'esquisse d'une
thorisation qui s'panouira dans
les Problm es thoriques ,
la
caractristique et la diffrence des
Belles infidles
tant qu'elles ne
sont pas encore coupes des racines historiques de la thorisation et
que la thorisation qu'on y trouve se proccupe davantage des
manires de traduire que
les Problmes thoriques. Les Belles
infidles
apparaissentalorscom m e les prolgomn es une dissection
de la traduction, qui nous est venue du Canada. L'option didactique
de Vinay et Darbelnet les amenait redonner la thorie son
vritable sens: tre une observation qui permette de conceptualiser
les dmarches d'une opration et donc facilite la gestion (et la
transm ission) de sa pratique. Il faut pour cela passer l'observation
de la traduction comme produit de deux langues-cultures.
Or, cet effort de thorisation avait t ralis auparavant, et
qui plus est en liaison avec la didactique des langues. Les Rgles de
la traduction de Gaspard de Tende
11
sont du Vinay et Darbelnet
avant la lettre. La qualit de l'ouvrage est encore atteste au milieu
du XVIII
e
sicle par l'abb Goujet dans son examen des traits sur
la manire de traduire (1751, p. 207): son trait de la traduction,
est le meilleur ouvrage et le plus complet que nous ayons en
Franois sur cette matire. L'ouvrage de Gaspard de Tende a
inspir d'autres didacticiens du XVII
e
sicle:
Le trait de M. de Tende est presque l'unique fonds o ont puis
Jean Gaillard, qui donna en 1673 une Mthode facile et curieuse
pour la traduction; et Denys Gaullyer, depuis professeur au
Collge du Plessis Paris, qui publia en 1719, un petit livre de
11.
Pour une tude dtaille de ce manuel, nous renvoyons notre
ouvrage (1992a), pp. 186-195, ainsi qu' M. Ballard, in M.
Ballard et L. D'hulst (dir.), paratre.
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Rgles pour traduire le Latin en Franois. (C P. Goujet,
1751,
p.
209)
Le XVIII
e
s. a connu un indniable essor en matire de rflexion sur
la traduction et une poursuite fort active de l uvre didactique
inaugure par un de Tende.
Or, pourquoi au milieu du XX
e
sicle a-t-on eu l impression
non pas d un tarissement de la didactique mais d une absence
(atteste, nous l avons dit plus haut, par la manire dont l ouvrage
de Vinay et Darbelnet a t salu)? Ce silence mriterait une tude
et justifie la mise en place d une recherche sur l histoire de la
didactique de la traduction: un futur enseignant se doit de rflchir
la matire qu il va enseigner et cette rflexion doit prendre en
compte le pass de cette discipline.
2.
Du commentaire de traduction
Dans le prolongement de cette prise en compte du pass afin d y
rechercher les origines de dmarches contemporaines ou les phases
de rupture, nous examinerons maintenant un aspect essentiel de la
traduction qui est sous-exploit en didactique malgr, une fois
encore, des tentatives antrieures dignes d intrt.
Une thorie comme celle de Seleskovitch et Lederer met
l accent sur l exgse; elle s inscrit en cela dans la tradition
inaugure par les traducteurs bibliques, dont saint Jrme. Jrme
fait prcder son travail de traduction, ou dans certains cas
l accompagne, d une uvre de commentateur. Pour les ptres de
Paul, sa mthode est la suivante: quelques lignes du texte latin, puis
le corps du commentaire o non seulement il interprte le sens mais
retourne l original hbreu; il va jusqu fournir deux
interprtations ou plus, en laissant le lecteur libre de choisir celle qui
lui convient (Kelly, 1975 , pp. 144-147). Il est capital que son travail
de retraduction de VAncien Testament se soit appuy sur la lecture
de YHexaples d Origne, qui repose sur le principe de la
comparaison des textes et du commentaire de traduction.
UHexaples,
que Jrme pouvait consulter la bibliothque de
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Csare, offrait sur six colonnes parallles: le texte hbreu, une
translittration en grec, la version d'Aquila, celle de Symmaque, la
Septante et enfin la version rvise de Todotion; cho se remarquable
la cinquime colonne constituait elle seule une dition critique
dans la mesure o elle signalait les diffrences avec le texte hbreu.
Le travail de Jrme qui a abouti la Vulgate repose donc sur
l'exgse et le commentaire de traduction.
Les principes de la comparaison de traductions et du
commentaire de traduction sont la base de la mthode de Gaspard
de Tende, ce sont eux qui lui donnent son caractre scientifique.
Voici en quels termes l'auteur dcrit la gense de son uvre:
Ce qui me donna la premire pense de recueillir ces Rgles, fut
l'accord merveilleux et la convenance admirable qui se rencontre
dans tous les bons Traducteurs.Carj'ay remarqu que ceux qui
ont bien traduit les mmes mots et les mmes phrases, ont tous
pris un mme tour, et se sont tous servis d'une mme faon de
traduire (G. de Tende, 1660,II)
12
.
Nous dirions aujourd'hui que le travail de de Tende repose sur
l'observation des rcurrences. Mais ce n'est pas le seul usage qu'il
fait de la comparaison; il l'utilise galement des fins d'expos
didactique en proposant d'autres solutions (parfois parce qu'elles
sont moins bonnes) au jugement de ses lecteurs.
Da ns l'exem ple suivant, on a une illustration de ce procd
de prsentation et de formation du bon got par rapport une norme
(celle de l'embellissement et de l'autorit de Vaugelas):
AtReginagravijamdudum saucia cura Vulnusa lit venis, et caero
carpitur ignl
12. La prface de l'original n'est pas pagine; c'est nous qui
introduisons la traditionnelle pagination des prfaces en chiffres
romains par opposition la pagination du corps de l'ouvrage.
238
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Mais Didon qui estoitdjtrouble par des cuisantes inquitudes,
cache une blessure secrte dans le secret de son cur, et se sent
dvorer d'un feu qu'elle ne connot point encore. Virg.
Autre traduction de ces deux vers:
La Reine agite depuis long-temps d'une violente inquitude
nourrissaitsaplaye dans ses veines, et sentoit son me prise d'un
feu secret.
Cela fait bien voir qu il faut souven t
traduire
le
nom ppellatif
par le nom propre; afin de garder quelque grace dan s la
traduction: ce qui est tellement ncessa ire que monsieur de
Vaugelas en a ainsi usdansson Q.Curce (G. de Tende, 1660,
p.
16).
Au sicle suivant, dans son Trait des tudes (1838) Rollin
propose le commentaire de traduction comme exercice faire
raliser par les tudiants. Il ne s'agit plus d'une dmarche de travail
scientifique et d'exposition comme chez de Tende mais d'un
vritable exercice pdagogique visant affiner l'esprit critique. Le
caractre pdagogique de la dmarche de Rollin est de plus attest
dans la progression qu'il instaure. Il commence par proposer un
commentaire simple qui fonctionne comme une sorte de travail
d'auto-correction o l'lve est invit trouver ses erreurs et ses
insuffisances par rapport un modle prestigieux et les
commenter:
Il n'est pas inutile, quand on aura ces auteurs traduits par une
main savante, de comparer cette traduction avec celles des
coliers, pour leur donner du courage, et leur proposer de bons
modles. Il ne rougiront point d'tre vaincus par de tels matres;
ils tiendront honneur de les suivre, quoique de loin; etc. (Ch.
Rollin [1726-1730] 1838, pp. 119-120).
et il ajoute aprs avoir donn un exemple de commentaire:
Il me semble que cette sorte de critique peut tre utileauxjeunes
gens, et que c'est un bon moyen pour leur former le jugement,
que de leur proposer des difficults comme j'ai fait ici, et de
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tcher de leur en faire trouver eux-mmes la solution, si cela est
possible
ibid.,
p. 126).
Voici enfin ce qu'il dit du commentaire compar:
Il me semble quec est
un
exercice fort utile, que de faire ainsi de
temps en temps comparer
aux jeunes
gens deux traductions d'un
mme endroit, et de leur faire remarquer eux-mmes les
diffrences en bien et en mal, surtout aprs qu'ils l'ont aussi
traduit de leur ct. Par l, ils en peuvent mieux sentir et les
beauts et les dfauts; et ils apprennent ce qu'il faut suivre et
viter pour russir dans la traduction ibid., p. 143).
Dans le mme esprit, ds 1986 (p. 35 sqq.), nous avons
prconis l'utilisation du com mentaire de traduction com m e exerc ice
pdag ogique comp lmentaire ceu x du thme et de la version. No us
avons prcis les modalits de sa forme simple dans un article
spcifique (1988), pour enfin consacrer un manuel entier la
didactique du commentaire (1992b).
Dans ce dernier ouvrage nous partons du principe que
l'observation de la traduction est une dmarche pdagogique et
scientifique, une voie d'accs la pratique et la rflexion. Elle
suppose la mise en place de concepts etd une terminologie prcise
permettant d'analyser des p roblm es, des processus. La technique du
commentaire y est envisage deux niveaux:
celui du commentaire simple, qui peut lui-mme connatre des
degrs: depuis le simple exercice d'initiation ou de contrle
(permettant de vrifier l'acquisition de certaines notions) jusq u' un
exercice plus co m plex e qui se rapproche des comm entaires que l'on
trouve dans les manuels de traduction reposant sur des bases
thoriques solides
13
,
13. Voir par exemple Chuquet (1990) et Demanuelli (1991), qui
offrent des exemples trs labors de commentaires, clairant la
dynamique de traduction.
24
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et le niveau du comm entaire compar, o l on propose deux
traductions, ou plus, d un mme texte. Cet exercice est enrichissant
sur le plan de l observation des techniques de traduction et des
tendances propres chaque langue.C est une propdeutique la
recherche, une phase de collecte de matriaux pralable
l laborationdesynthses surdesthmestrsdivers (Ballard, 1992b,
pp. 107-110).
Conclusion
Le dveloppement de la didactique de la traduction peut paratre un
phnomne rcent. Ce sentiment vient sans doute du dveloppement
gnral des tudes traductologiques et du dsir plus ou moins
connexe de nombreux enseignants de renouveler l enseignement de
traduction en le dotantd une mthodologie propre.
Le dveloppement des tudes traductologiques en direction
de l histoire amne prendre conscience du fait que ce sentiment de
nouveaut est aussi en grande partie cr par l ignorance du pass
de la traductologie et en particulierdela didactique de la traduction.
Des rflexions ont exist antrieurement,desmthodes aussi. On est
en droit de s interroger sur les causes
de
l oubli (ou de l occu ltation)
qui les a marques. Il y a l une piste de recherche importante et
ncessaire.
L histo ire de la traduction et de sa didactique rvle
l importance du comm entaire la fois comme dmarche
pdagogique et thorico-pratique. Le commentaire prcde et
accompagne la traduction. On peut en faire un moyen d observation
et d tude partir de textes dj traduits.
Le dveloppement que connat l heure actuelle la
didactique de la traduction n es t pas une nouveaut m ais une
renaissance qui vise faire de la traduction un acte pdagogique et
intellectuel
plus
com plet. Les pdagogues se doivent de renouer avec
cette tradition qui est la source de leur identit.
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RSUM: Histoire et didactique de la traduction
Selon
l auteur, la traduction ne peut devenir une discipline autonome dans
le cadre universitaire que si elle fonde son identit sur la
traductologie et la didactique. Le problme qui se pose ds lors est
celui de la formation des enseignants et du contenu didactique de la
traduction. Cet article explore la didactique de la traduction sous
l ang le historique en passant en revue un certain nombre de
prcurseurs: notamment Gaspard de Tende (1660), Ferri de Saint-
Constant (1811) renvoyant aux auteurs de l Antiquit, Charles Rollin
(1838)... Et l auteu r se demande comm ent il se fait que les
didacticiens du XX
e
sicle aient eu l impression que tout
commenait avec eux, quand en ralit c est une renaissance que
l on assiste depuis les annes 1950
{la Stylistique compare du
franais et de l anglais
publie en 1958 constituant l vnem ent
symbolique de cette renaissance) beaucoup plus qu une vritable
naissance.
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ABSTRAC T: Translation H istory and Didactics According to
the author, translation can only attain the status of an autonomous
discipline within the university if its identity is based on both
Translation Studies and Translation Teaching. Hence, the ensuing
problem becomes that of teacher training and the didactic content of
translation. This article explores translation teaching from an
historical perspective, reviewing a few precursors such as Gaspard
de Tende (1660), Ferri de Saint-Constant (1811) who refers to
authors of Antiquity, and C harles Rollin (1838). The author wonders
why twentieth century teaching specialists seem to think that they
began it all when in fact since the 1950 s we are witnessing a
rebirth
(la
Stylistique compare dufranais
et
de Vanglais published
in 1958 was a symbolic landmark of this rebirth) rather than the
birth of a trend. (Trans, by Paul Bandia)
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