Baudrillard Jean Jeux

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    Jaimerais commencer par un exemple, unanti-exemple absolu de lusage de lautomo-bile : la ville de Palerme. Le trafic Palermeest quelque chose dhallucinant. Il est com-

    pltement mortifre, meurtrier, mortel, etc.Pratiquement toutes les voitures ne tiennentaucun compte des rgles de scurit. Elles seprcipitent les unes sur les autres, se volentla priorit. Cest un carnaval, un festival, unesorte de fte. Et tout a se passe quand mme

    selon une sorte de rgle du jeu dont lesconducteurs usent avec beaucoup dhabilet.Ils ont une grande virtuosit automobile.Il nya pas plus daccidents Palerme quailleurs.Si vous arrivez et que vous voyez a, vous vousdites cest le massacre! Non pas du tout,a se joue, en dpit et au dfi de toutes les rglesde scurit, au point mme que les quelques-uns qui observent les rgles de priorit se fontmpriser et insulter.

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    JEAN BAUDRILLARD

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    Philippe

    Gould,

    Carhenge,Nebraska Corbis / Gould.

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    Cest l un acte collectifet il y a un usage de la voiture en terme de jeu avecla mort, cest un jeu de mort vritablement. Les automobilistes le jouent commeles chevaliers du Moyen ge. Cest un jeu de chevalerie, ils ne cherchent pas

    la mort de lautre bien entendu, ni la leur propre, mais elle est toujours enjeu; ils en usent avec virtuosit.Il y a l un exemple, et cest presque une mtaphore, dun usage possibledun mdium, dune technique, un titre tout fait diffrent des questionsque nous nous posons ici en termes de scurit. L, ce nest pas une ques-tion de paranoa, de narcissisme, de pulsion de mort, non, il y a une rgledu jeu : cest lanti-rgle. Ce nest pas pervers du tout, a constitue un actecollectif et un mode de reconnaissance les uns par les autres. Cela se joue etfinalement les consquences ne sont pas du tout plus dramatiques quailleurs.

    Cest pour dire quil y a forcment, comme pour toute technique dailleurs,

    un usage anthropologique de la voiture, sacrificiel, si vous voulez, mais pasau sens pjoratif quon donne au terme de sacrifice. Ils ne cherchent pas dutout la mort relle, la mort physique; et ils ne cherchent pas non plus la s-curit. Ils sont au-del de ces problmes de scurit et de mort dont on atellement parl. La preuve est ici faite que nimporte quelle technique peuttre rinvestie dans un mode de comportement qui na rien voir avec leslimites que nous lui donnons, nous, en fonction de notre systme de valeurs.

    Il y a pour nous, dans notre socit, unpathos de la scurit. Tout est or-chestr pathtiquement autour de la scurit et dun prtendu instinct deconservation qui en serait le mode individuel.

    Il y a un pathos de la scurit, par contre il y a unepassion du risque je ne sais pas si lon peut dire que cest celle de la mort, je ne le pense pas mais cest une passion. La diffrence entrepathos et passion est consid-rable et tout recours lexplication par la pulsion de mort me semble tropfacile. On peut recourir une anthropologie pulsionnelle, cest une hypo-thse plausible.

    Celle dun comportement collectif, dune sorte de contre-transfert nga-tif. Il ny a pas besoin que a passe par la prise de conscience individuelle.Cela peut mme au contraire passer par une hyper-conscience de la scu-ritet, par en dessous, les comportements seront exactement adverses, ils

    mneront au dysfonctionnement de la scurit.Jaimerais mieux une autre hypothse de type anthropologique qui estcelle (pour revenir Mauss) du don et du contre-don. Nous sommes dansune socit o prcisment travers tout le protectionnisme, la scurit quinous est donne et qui nous est impose, il nous est trop donnen quelque

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    sorte. Il y a trop de mesures de prservation, de conservation, de protection,etc., et quil faut rendre a cest la vritable rgle du jeu symbolique, dif-frente des lois de la scurit et des lois qui gouvernent linstinct de conser-

    vation individuel. la limite, la rgle du jeu fondamentale, symbolique, cestcelle du contre-don. Il faut pouvoir rendre en change et on est dans une so-cit o il nous est trop donn, il nous est tout donn potentiellement et lavoiture est un de ces dons avec la vitesse, lubiquit, le dplacement, etc. Etce monde qui nous est donn, si nous ne pouvons pas le rendre dune faonou dune autre, nous allons tomber dans une mlancolie profonde. Cest clair,dailleurs, on y est en plein, et cest bien cause de a : cest parce quil nya pas de moyens de rendre. Jadis, ce monde naturel nous tait donn parqui? Par Dieu, par une transcendance quelconque. Il y avait moyen de rendregrces, aujourdhui il ny a plus personne qui rendre grce. Il faut rendre

    compte, il faut quelque chose, un vritable sacrifice, qui tienne du contre-don, qui tienne de la rgle symbolique, qui nest pas du tout une pulsion demort, cest quelque chose de dramatique mais de positif, cest--dire une stra-tgie de la fatalit, en quelque sorte, mais pour retrouver quand mme unesorte de Destin qui soit de notre ct, quon ne soit pas scuris mort ,puisque cest a notre destin aujourdhui. Alors, il faut jouer avec cette mort,il faut luder finalement cette forme de scurit

    Dans lconomie gnrale de la violence il y a diffrentes sortes de violences,je ne parle pas de la violence historique, rvolutionnaire, etc., mais simple-ment de la violence mcanique, et puis dune violence virtuelle qui est faite

    justement de lantiviolence, la violence travers la scurisation, qui est ce quivous dpossde mme de la possibilit de mourir. Parce que mourir reste quandmme une possibilit tant quon est vivant, linverse ntant pas vrai, et quecelle-l il faut pouvoir la jouer. Si, force de scurit, on vous lenlve, alorsl, vous tes priv de ce contre-don, vous ne pouvez plus rendre quelque choseet le dsquilibre fondamental, collectif ou individuel, vient de l.

    Encore une fois, je ne veux pas luder la dimension psychanalytique, touta nest pas exclusif, mais fondamentalement a reste quand mme une pro-blmatique symbolique. Moi, je suis vraiment un automobiliste. Jaime la vi-tesse, jai assez jou avec a. Jaime lespace et je suis en mme temps frapp

    par la violence faite lespace, la violence faite la ville par la voiture. Silautomobile est un mdium qui signifie quelque chose, on doit en payer leprix. Il y a une rgle du jeu, une rgle dquivalence; elle peut tre meur-trire. Dailleurs, sil y a une violence faite lhomme par la machine, il y ena une autre, quon sous-estime toujours : celle faite la machine par lhomme.

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    En termes de machine, il y a une trs grande diffrence entre les machinesdordre mcanique et les nouvelles machines, les nouvelles technologies. Ondit de lordinateur cest comme une machine crire , mais non, ce nest

    pas vrai! La diffrence est totale. Une machine crire, elle est l, je suisdiffrent delle, je sais quelle est une machine et elle sait quelle est une ma-chine dune certaine faon.Elle est distance, il y a une manipulation m-canique et il peut y avoir une revanche des machines, il peut y avoir inter-activit technique qui tourne la violence. Il peut y avoir une revanche dela voiture, de cette machine mcanique. Mais je nen suis pas alin ; je garde,et la machine garde aussi, une autonomie rciproque.

    Cest tout fait diffrent dun ordinateur o vous tes plong, immerg,etc., dans une sorte dinteractivit toute puissante mais o vous navez pluscette distance, cette autonomie. La diffrence est trs considrable entre le

    tlphone traditionnelet leportable et la diffrence est totale aussi entreune automobile traditionnelle avec levier de vitesse, etc., et une automobilevirtuelle intelligente qui marquera, elle, la fin de cette confrontation. Le rap-port la machine est toujours un duel, et le duel de lhomme avec sa propremachine, sa propre automobile, cest aussi un duel avec le contexte, aveclenvironnement, avec les autres. Il faut voir tout a en termes de dualit,de rapport symbolique et non pas du tout interactif, scuritaire, etc.

    Nos comportements sont domins par les discours fonds sur ces valeursconventionnelles, mais, dans notre infrastructure mentale, la rgle du donet du contre-don est tout aussi actuelle aujourdhui quil y a 5000 ans ou

    cinq millions dannes, elle est toujours absolument valable. Certes, il y aune frange de comportements irrationnels, celle qui correspond la psychologieindividuelle, au rapport aux autres. la limite le comportement que dcri-vait Barthes pour la voiture/signe, comportement de prestige, cest dj uncomportementen quelque sorte irrationnelpar rapport la voiture commevaleur dusage. Mais si ctaient des comportements irrationnels, alors adonnerait toute possibilit de rgler les choses, de les rationaliser dune cer-taine faon par la technique, par une sophistication technique toujours su-prieure, de rationaliser les choses et de conjurer cet irrationnel. Si ctaitun comportement imaginaire, on pourrait le corriger. Mais je ne suis pas sr

    que ce soit limaginaire quil faille corriger et je suis mme sr que cest uneutopie de vouloir le corriger. Parce quil y a quelque part, derrire, un com-portement symbolique, au sens fort celui-l, irrpressible, irrversible, et celui-l on ne le corrigera pas. Il y a l un enjeu. Il faut bien que toutes les tech-niques (heureusement pour nous dailleurs) soient autre chose quune valeur

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    dusage, autre chose quune rationalisation du monde. Elles sont un enjeu,elles sont un jeu, elles sont un duel et il y a toujours dans le rapport aux ob-jets techniques toutes les dimensions que dcrivait Caillois pour le jeu : une

    dimension de reprsentation. Effectivement, la voiture est un signe, elle estun mode dexpression de tas de choses, elle est une scne, elle est un thtre.La voiture, on la joue comme telle, on fait de la figuration, de la reprsen-tation, il y a la dimension de l agn , celle du dfi. Barthes crivait dansla sociologie des pratiques de la voiture que ctait un dfi, une question deprestige, mais on a limpression que cet aspect est aujourdhui attnu. Etil y a aussi une dimension de vertige, comme disait Caillois, cest--dire lefait que dans toute technique existe la possibilit daller la limite expo-nentielle dun objet quelconque, dun objet technique, et cest vrai que lavoiture telle quelle est, rclame, exige, en quelque sorte, quon aille la li-

    mite de ses possibilits, quon en dispose la limite de la vitesse prcisment.Il est compltement naf et pieux de vouloir limiter la vitesse en nous don-nant des voitures qui roulent 260, il ny a pas de raison de ne pas aller 260. Cest comme pour les armes, on sait que si elles existent, un jour ellestrouveront leur emploi dune faon ou dune autre.

    Je ne sais plus qui dcrivait cela pour lappareil photographique, je croisque cest Vilm Flusser. Il dit qu un moment donn, lappareil photogra-phique, vous nen tes plus que loprateur et, la limite, vous allez prendretoutes les photos du monde, vous ne pouvez plus vous arrter de photogra-phier parce que a, cest lappareil qui le veut, vous tes loprateur tech-

    nique de lappareil. Cest dire que ce nest plus la technique qui est votreservice, vous tes au service de la technique. Cest vrai, mais pas en termesdalination, non, cest un vertige. Encore une fois, jessaie de voir ce quidans tout cela est une action et pas du tout unepassivit en termes dali-nation, en termes de victime, mais une action consciente, mme si elle nestpas dlibre, un acting outqui fait que vous allez la limite des possibili-ts. Pour la voiture comme pour lordinateur et bien dautres choses, cettepossibilit de vertige est une singularit, elle est positive, ou plutt elle estau-del du positif et du ngatif. Il faut donc poser le problme au-del dela scurit et du risque, au-del du positif et du ngatif, au-del du bien et

    du mal, bien entendu, finalement aussi. Il y a un moment o chacun est sommde sauver la face en termes de contre-don, cest--dire de mettre en jeu suf-fisamment de choses pour rquilibrer lenjeu. Cest que nous sommes sur-chargs par une civilisation technique, surchargs de possibilits, de touteslespotentialits du monde et que nous navons plus les moyens dy rpondre.

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    Il ny a plus de rponse possible, donc plus de responsabilit non plus. Leproblme de la responsabilit est visiblement difficilement soluble. forcede les disperser dans les problmes techniques, les problmes de responsa-

    bilit deviennent insolubles ou alors ils se sophistiquent tellement quon tombedans une casuistique vraiment thologique, on nen sort plus.Mais cest parce que quelque part le problme de fond nest pas pos : il

    est au-del de la responsabilit en termes juridiques parce quil est en termesde rponse, en termes de contre-don, cest--dire de dfi russi. Or chaqueobjet qui nous est donn est un dfi, est un don, donc un dfi et il faut y r-pondre. Et il ny a pas dautre moyen dy rpondre que par le risque, par lejeu, cest la problmatique du jeu qui domine alors, et ce qui peut prvaloirne peut tre quune rgle du jeu, ce ne sont pas les lois qui sont dtermi-nantes : la loi est bien trop transcendante, abstraite pour arriver cette pro-

    fondeur symbolique de lenjeu. Donc ce ne peut tre quune rgle du jeu.Je nen ai aucune vous proposer. Chacun est l et collectivement noussommes certes en retard sur la technique, mais le problme est que plus latechnologie avance, plus la scurit avance, plus le dfi devient meurtrier pournous. Parce que nous sommes somms de rpondre avec des moyens que nousnavons plus. Alors, plus on ira loin dans la scurit, plus cela engagera descomportements meurtriers ou auto-meurtriers. Mais a, cest dit ngativement,moi je cherche donner lensemble lide que cest un drame et que quelquepart il y a un engagement, on ira jusqu lengagement fatal parce quil faut

    pouvoir quilibrer symboliquement les choses. Et ceci nest pas une question

    de morale personnelle, cest un enjeu symbolique de vie ou de mort.On me racontait rcemment quen Italie, dans beaucoup dglises, l oil y avait pour chaque maladie ou handicap un ex-voto en marbre avec uneinscription merci mon Dieu de mavoir guri , maintenant cest couvertde photos daccidents de voitures avec, en dessous, merci mon Dieu dentre sorti . Les gens viennent et reviennent prier au pied de leur ex-voto encontemplant la propre scne de leur mort virtuelle. videmment, je ne croispas que ce soit un problme de mort dsire, ce qui est en jeu, ce qui nousmenace, cest cette espce de prise en compte, de prise en charge gnrali-se, de protection Et on sait bien que tous ces systmes hyper-protgs,

    quest-ce que a secrte? a secrte des virus, de la viralit, et l on rejointle problme de la violence : on na plus faire une violence frontale, lamort vue en face o la scurit peut jouer parce que nous la connaissons,nous la rationalisons, on a faire des systmes qui sont surquips, so-phistiqus, parfaits. Tout systme arriv ce degr de perfection gnre une

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    viralit interne, cest--dire quelque chose qui lauto-dtruit, et a cest lerisque pour nous, cest cette viralit laquelle nous navons plus exactementles moyens de nous confronter. Cest pourquoi je crains que, force daller

    dans un systme satur, nous soyons, la limite mme, expulss de notrepropre rle par la technique arrive ce point de sophistication, par la voi-ture ou la maison parfaitement intelligente (on se demande qui lhabitera,il ny aura plus personne pour le faire). Nous serons expulss et ce mo-ment-l ce qui semparera de nous, cest quelque chose comme une viralitqui, pour moi (mais je mavance beaucoup), est synonyme de linformationou de linformatique en gnral.

    Cest--dire que linformatique, cest quelque chose comme une matrisevirale du monde. Sinon que les virus sy dveloppent aussi lintrieur, maisquand on parle des virus informatiques, moi je dirais que cest linforma-

    tique elle-mme qui est le virus ; il nous faut vivre avec a, cest vrai. Simplementdans un univers comme celui-l, dont lautomobile intelligente future par-faitement scurise peut tre un des exemples, dans ce monde-l, nous nau-rons mme plus la possibilit de jouer lordre symbolique, la perte sera to-tale. Jusque-l lenjeu cest la mort, ou la non-mort, mais cest un enjeu.Lorsquon sera dans un systme dextermination par contrle prophylac-tique, il ny aura mme plus la possibilit de jouer sa mort. Cela a dj tle cas dans les camps de concentration, il ny avait mme plus la possibilitpour ceux qui y taient de jouer leur propre mort, ils taient anantis, ex-termins, ils ne mouraient pas, ils taient extermins. Et dans un systme

    soft, bien entendu, cest un peu ce qui nous attend dans un contexte com-pltement viralis o nous aurons faire en mme temps aux lments po-sitifs et ngatifs parce que finalement, les virus, ce sont des informations, levirus est la fois une information et il est la fois le virus cest--dire des-tructeur de lorganisme quil informe. a, cest le paradoxe auquel on va treconfront et cest aussi le paradoxe de la scurit.

    La scurit est comme le virus : elle est une information la fois positiveet ngative. Elle informe et protge lorganisme ou le groupe, en mme tempselle le fragilise et lencercle. Elle assure la survie tout prix de lindividu,en mme temps elle lanantit dans son existence propre et sa souverainet.

    la longue, elle le dsimmunise et, le protgeant de lextrieur, elle le voue toutes les attaques virales venues de lintrieur. Son injonction est donctoujours paradoxale. Nous protgeant de laccident et du destin, elle est de-venue notre destin ngatif.

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