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1 CAPES EPREUVE ORALE N°2 – Option littérature et langue Dossier d’entraînement – LYCEE 2019 2020, classe de première

CAPES EPREUVE ORALE première 2019

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CAPES EPREUVE ORALE N°2 –

Option littérature et langue

Dossier d’entraînement – LYCEE 2019 2020, classe de première

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Programmes classe de première de la voie générale Objet d'étude : La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle Corpus : - l’œuvre et le parcours associé fixés par le programme ; - la lecture cursive d’au moins un recueil appartenant à un autre siècle que celui de l’œuvre au programme, ou d’une anthologie poétique. - Victor Hugo, Les Contemplations, livres I à IV / parcours : Les Mémoires d'une âme. - Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal / parcours : Alchimie poétique : la boue et l'or. - Guillaume Apollinaire, Alcools / parcours : Modernité poétique ?

Objet d'étude : La littérature d'idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle Corpus : - l’œuvre et le parcours associé fixés par le programme ; - la lecture cursive d’au moins une œuvre appartenant à un autre siècle que celui de l’œuvre au programme, ou d’une anthologie de textes relevant de la littérature d’idées. Une approche culturelle ou artistique ou un groupement de textes complémentaires pourront éclairer et enrichir le corpus.

- Montaigne, Essais, « Des Cannibales », I, 31 ; « Des Coches », III, 6 [translation en français moderne autorisée] / parcours : Notre monde vient d'en trouver un autre. - Jean de La Fontaine, Fables (livres VII à XI) / parcours : Imagination et pensée au XVIIe siècle. - Montesquieu, Lettres persanes / parcours : Le regard éloigné.

Objet d'étude : Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle Corpus : - l’œuvre et le parcours associé fixés par le programme ; - la lecture cursive d’au moins un roman ou un récit long appartenant à un autre siècle que celui de l’œuvre au programme. Une approche culturelle ou artistique ou un groupement de textes complémentaires pourront éclairer et enrichir le corpus.

- Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves / parcours : individu, morale et société. - Stendhal, Le Rouge et Noir / parcours : Le personnage de roman, esthétiques et valeurs. - Marguerite Yourcenar : Mémoires d'Hadrien / parcours : Soi-même comme un autre.

Objet d'étude : Le théâtre du XVIIe siècle au XXIe siècle Corpus : - l’œuvre et le parcours associé fixés par le programme ; - la lecture cursive d’au moins une pièce de théâtre appartenant à un autre siècle que celui de l’œuvre au programme. Une approche culturelle ou artistique ou un groupement de textes complémentaires pourront éclairer et enrichir le corpus.

- Jean Racine, Phèdre / parcours : Passion et tragédie. - Beaumarchais, Le Mariage de Figaro / parcours : La comédie du valet. - Samuel Beckett, Oh ! Les Beaux jours / parcours : Un théâtre de la condition humaine.

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Classe de première spécialités humanités. Pour chaque semestre, l’intitulé général se décline en trois entrées qui correspondent à une grande subdivision de la thématique considérée. Il en résulte le tableau suivant :

Première, semestre 1

Les pouvoirs de la parole

Période de référence : De l’Antiquité à l’Âge classique

L’art de la parole L’autorité de la parole Les séductions de la parole

Première, semestre 2

Les représentations du monde

Période de référence : Renaissance, Âge classique, Lumières

Découverte du monde et pluralité des cultures

Décrire, figurer, imaginer L’homme et l’animal

Terminale, semestre 1

La recherche de soi

Période de référence : Du romantisme au XXe siècle

Éducation, transmission et émancipation

Les expressions de la sensibilité Les métamorphoses du moi

Terminale, semestre 2

L’Humanité en question

Période de référence : Période contemporaine (XXe-XXIe siècles)

Création, continuités et ruptures Histoire et violence L’humain et ses limites

Aucune de ces entrées n’est spécifiquement « littéraire » ou « philosophique ». Chacune d’entre elles se prête à une approche croisée, impliquant une concertation et une coopération effectives entre les professeurs en charge de cet enseignement qui doit être assuré à parts égales sur chaque année du cycle.

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Classe de première : parcours de lecture Le rouge et le noir Stendhal Extrait 1 chapitre 4 En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor ; personne ne répondit. Il ne vit que ses fils aînés, espèce de géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs de sapin, qu'ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre exactement la marque noire tracée sur la pièce de bois, chaque coup de leur hache en séparait des copeaux énormes. Ils n'entendirent pas la voix de leur père. Celui-ci se dirigea vers le hangar ; en y entrant, il chercha vainement Julien à la place qu'il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l'aperçut à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l'une des pièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l'action de tout le mécanisme, Julien lisait. Rien n'était plus antipathique au vieux Sorel ; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés ; mais cette manie de lecture lui était odieuse : il ne savait pas lire lui-même.

Ce fut en vain qu'il appela Julien deux ou trois fois. L'attention que le jeune homme donnait à son livre, bien plus que le bruit de la scie, l'empêcha d'entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré son âge, celui-ci sauta lestement sur l'arbre soumis à l'action de la scie, et de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien ; un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit perdre l'équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action, qui l'eussent brisé, mais son père le retint de la main gauche comme il tombait.

« Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la scie ? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure. »

Julien, quoique étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique, que pour la perte de son livre qu'il adorait.

« Descends, animal, que je te parle. » Le bruit de la machine empêcha encore Julien d'entendre cet ordre. Son père qui était descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter sur le mécanisme, alla chercher une longue perche pour abattre des noix, et l'en frappa sur l'épaule. A peine Julien fut-il à terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. Dieu sait ce qu'il va me faire ! se disait le jeune homme. En passant, il regarda tristement le ruisseau où était tombé son livre ; c'était celui de tous qu'il affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène.

Il avait les joues pourpres et les yeux baissés. C'était un petit jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits irréguliers, mais délicats, et un nez aquilin. De grands yeux noirs, qui, dans les moments tranquilles, annonçaient de la réflexion et du feu, étaient animés en cet instant de l'expression de la haine la plus féroce. Des cheveux châtain foncé, plantés fort bas, lui donnaient un petit front, et dans les moments de colère, un air méchant. Parmi les innombrables variétés de la physionomie humaine, il n'en est peut-être point qui se soit distinguée par une spécialité plus saisissante. Une taille svelte et bien prise annonçait plus de légèreté que de vigueur. Dès sa première jeunesse, son air extrêmement pensif et sa grande pâleur avaient donné l'idée à son père qu'il ne vivrait pas, ou qu'il vivrait pour être une charge à sa famille. Objet des mépris de tous à

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la maison, il haïssait ses frères et son père ; dans les jeux du dimanche, sur la place publique, il était toujours battu.

Extrait 2 Chapitre 5 livre 1 Dès sa première enfance, la vue de certains dragons du 6e, aux longs manteaux blancs, et la tête couverte de casques aux longs crins noirs, qui revenaient d’Italie, et que Julien vit attacher leurs chevaux à la fenêtre grillée de la maison de son père, le rendit fou de l’état militaire. Plus tard, il écoutait avec transport les récits des batailles du pont de Lodi, d’Arcole, de Rivoli, que lui faisait le vieux chirurgien-major. Il remarqua les regards enflammés que le vieillard jetait sur sa croix. Mais lorsque Julien avait quatorze ans, on commença à bâtir à Verrières une église, que l’on peut appeler magnifique pour une aussi petite ville. Il y avait surtout quatre colonnes de marbre dont la vue frappa Julien ; elles devinrent célèbres dans le pays, par la haine mortelle qu’elles suscitèrent entre le juge de paix et le jeune vicaire, envoyé de Besançon, qui passait pour être l’espion de la congrégation. Le juge de paix fut sur le point de perdre sa place, du moins telle était l’opinion commune. N’avait-il pas osé avoir un différend avec un prêtre, qui, presque tous les quinze jours allait à Besançon, où il voyait, disait-on, Mgr l’évêque ? Sur ces entrefaites, le juge de paix, père d’une nombreuse famille, rendit plusieurs sentences qui semblèrent injustes ; toutes furent portées contre ceux des habitants qui lisaient le Constitutionnel. Le bon parti triompha. Il ne s’agissait, il est vrai, que de sommes de trois ou de cinq francs ; mais une des ces petites amendes dut être payée par un cloutier, parrain de Julien. Dans sa colère, cet homme s’écriait : « Quel changement ! et dire que, depuis plus de vingt ans, le juge de paix passait pour un si honnête homme ! » Le chirurgien-major, ami de Julien, était mort. Tout à coup Julien cessa de parler de Napoléon ; il annonça le projet de se faire prêtre, et on le vit constamment, dans la scie de son père, occupé à apprendre par cœur une bible latine que le curé lui avait prêtée. Ce bon vieillard, émerveillé de ses progrès, passait des soirées entières à lui enseigner la théologie. Julien ne faisait paraître devant lui que des sentiments pieux. Qui eût pu deviner que cette figure de jeune fille, si pâle et si douce, cachait la résolution inébranlable de s’exposer à mille morts plutôt que de ne pas faire fortune ? Pour Julien, faire fortune, c’était d’abord sortir de Verrières ; il abhorrait sa patrie. Tout ce qu’il voyait glaçait son imagination. Dès sa première enfance, il avait eu des moments d’exaltation. Alors il songeait avec délices qu’un jour il serait présenté aux jolies femmes de Paris, il saurait attirer leur attention par quelque action d’éclat. Pourquoi ne serait-il pas aimé de l’une d’elles, comme Bonaparte, pauvre encore, avait été aimé de la brillante Mme de Beauharnais ? Depuis bien des années, Julien ne passait peut-être pas une heure de sa vie, sans se dire que Bonaparte, lieutenant obscur et sans fortune, s’était fait le maître du monde avec son épée. Cette idée le consolait de ses malheurs qu’il croyait grands, et redoublait sa joie quand il en avait. La construction de l’église et les sentences du juge de paix l’éclairèrent tout à coup ; une idée qui lui vint le rendit comme fou pendant quelques semaines, et enfin s’empara de lui avec la toute-puissance de la première idée qu’une âme passionnée croit avoir inventée. « Quand Bonaparte fit parler de lui, la France avait peur d’être envahie ; le mérite militaire était nécessaire et à la mode. Aujourd’hui, on voit des prêtres, de quarante ans, avoir cent mille francs d’appointements, c’est-à-dire, trois fois autant que les fameux généraux de division de Napoléon. Il leur faut des gens qui les secondent. Voilà ce juge de paix, si bonne tête, si honnête homme jusqu’ici,

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si vieux, qui se déshonore par crainte de déplaire à un jeune vicaire de trente ans. Il faut être prêtre. »

Extrait 3 chapitre 5 ,livre 1

Tout à coup Julien cessa de parler de Napoléon; il annonça le projet de se faire prêtre, et on le vit constamment, dans la scie de son père, occupé à apprendre par coeur une bible latine que le curé lui avait prêtée. Ce bon vieillard, émerveillé de ses progrès, passait des soirées entières à lui enseigner la théologie. Julien ne faisait paraître devant lui que des sentiments pieux. Qui eût pu deviner que cette figure de jeune fille, si pâle et si douce cachait la ré solution inébranlable de s'exposer à mille morts plutôt que de ne pas faire fortune ?

Pour Julien, faire fortune, c'était d'abord sortir de Verrières; il abhorrait sa patrie. Tout ce qu'il y voyait glaçait son imagination.

Dès sa première enfance, il avait eu des moments d'exaltation. Alors il songeait avec délices qu'un jour il serait présenté aux jolies femmes de Paris; il saurait attirer leur attention par quelque action d'éclat. Pourquoi ne serait-il pas aimé de l'une d'elles, comme Bonaparte pauvre encore, avait été aimé de la brillante Mme de Beauharnais ? Depuis bien des années, Julien ne passait peut-être pas une heure de sa vie, sans se dire que Bonaparte, lieutenant obscur et sans fortune, s'était fait le maître du monde avec son épée. Cette idée le consolait de ses malheurs qu'il croyait grands, et redoublait sa joie quand il en avait.

La construction de l'église et les sentences du juge de paix l'éclairèrent tout à coup; une idée qui lui vint le rendit comme fou pendant quelques semaines, et enfin s'empara de lui avec la toute-puissance de la première idée qu'une âme passionnée croit avoir inventée.

– «Quand Bonaparte fit parler de lui la France avait peur d'être envahie; le mérite militaire était nécessaire et à la mode. Aujourd'hui, on voit des prêtres, de quarante ans, avoir cent mille francs d'appointements, c'est-à-dire trois fois autant que les fameux généraux de division de Napoléon. Il leur faut des gens qui les secondent. Voilà ce juge de paix, si bonne tête, si honnête homme jusqu'ici, si vieux, qui se deshonore par crainte de déplaire à un jeune vicaire de trente ans. Il faut être prêtre.»

Une fois, au milieu de sa nouvelle piété, il y avait dejà deux ans que Julien étudiait la théologie, il fut trahi par une irruption soudaine du feu qui devorait son âme. Ce fut chez M. Chélan à un dîner de prêtres auquel le bon curé l'avait présenté comme un prodige d'instruction, il lui arriva de louer Napoléon avec fureur. Il se lia le bras droit contre la poitrine prétendit s'être disloqué le bras en remuant un tronc de sapin, et le porta pendant deux mois dans cette position gênante. Après cette peine afflictive, il se pardonna. Voilà le jeune homme de dix-neuf ans, mais faible en apparence, et à qui l'on en eût tout au plus donné dix-sept, qui, portant un petit paquet sous le bras, entrait dans la magnifique église de Verrières.

Extrait 4 chapitre 6 livre 1

Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d'entrée la figure d'un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette. Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l'esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d'abord l'idée que ce pouvait être une jeune fille deguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d'entrée, et qui évidemment n'osait pas lever la main jusqu'à la sonnette. Mme de Rênal s'approcha, distraite un instant de l'amer chagrin que lui donnait l'arrivée du précepteur. Julien tourné vers la porte, ne la

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voyait pas s'avancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout près de l'oreille : – Que voulez-vous ici, mon enfant ? Julien se tourna vivement, et frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu'il venait faire. Mme de Rénal avait répété sa question. – Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu'il essuyait de son mieux. Mme de Rênal resta interdite; ils étaient fort près l'un de l'autre à se regarder. Julien n'avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d'un air doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes, qui s'étaient arrêtées sur les joues si pâles d'abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d'une jeune fille ; elle se moquait d'elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c'était là ce précepteur qu'elle s'était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants ! – Quoi, monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin ? Ce mot de monsieur étonna si fort Julien qu'il réfléchit un instant. - Oui, madame, dit-il timidement. Mme de Rênal était si heureuse, qu'elle osa dire à Julien - Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants? - Moi, les gronder, dit Julien étonné, et pourquoi? - N'est-ce pas, monsieur, ajouta-t-elle après un petit silence et d'une voix dont chaque instant augmentait l'émotion, vous serez bon pour eux, vous me le promettez? S'entendre appeler de nouveau monsieur, bien sérieusement, et par une dame si bien vêtue était au-dessus de toutes les prévisions de Julien: dans tous les châteaux en Espagne de sa jeunesse, il s'était dit qu'aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme. Mme de Rênal de son côté était complètement trompée par la beauté du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu'à l'ordinaire parce que pour se rafraîchir il venait de plonger la tête dans le bassin de la fontaine publique. A sa grande joie elle trouvait l'air timide d'une jeune fille à ce fatal précepteur, dont elle avait tant redouté pour ses enfants la dureté et le ton rébarbatif. Pour l'âme si paisible de Mme de Rênal, le contraste de ses craintes et de ce qu'elle voyait fut un grand événement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut étonnée de se trouver ainsi à la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et si près de lui.

Extrait 5 Chapitre 12 livre 2 Entre Julien et moi il n’y a point de signature de contrat, point de notaire ; tout est héroïque, tout sera fils du hasard. À la noblesse près qui lui manque, c’est l’amour de Marguerite de Valois pour le jeune La Mole, l’homme le plusdistingué de son temps. Est-ce ma faute à moi si les jeunes gens de la Cour sontde si grands partisans du convenable, et pâlissent à la seule idée de la moindreaventure un peu singulière ? Un petit voyage en Grèce ou en Afrique est poureux le comble de l’audace, et encore ne savent-ils marcher qu’en troupe. Dèsqu’ils se voient seuls, ils ont peur, non de la lance du Bédouin, mais du ridicule, et cette peur les rend fous.

Mon petit Julien, au contraire, n’aime à agir que seul. Jamais, dans cet êtreprivilégié, la moindre idée de chercher de l’appui et du secours dans les autres ! il méprise les autres ; c’est pour cela que je ne le méprise pas.

Si, avec sa pauvreté, Julien était noble, mon amour ne serait qu’une sottisevulgaire, une mésalliance plate ; je n’en voudrais pas ; il n’aurait point ce quicaractérise les grandes passions : l’immensité de la difficulté à vaincre et la noireincertitude de l’événement.

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Mademoiselle de La Mole était si préoccupée de ces beaux aisonnements, que le lendemain, sans s’en douter, elle vantait Julien aumarquis de Croisenois et à son frère. Son éloquence alla si loin qu’elle les piqua.

— Prenez bien garde à ce jeune homme qui a tant d’énergie, s’écria sonfrère ; si la révolution recommence, il nous fera tous guillotiner.

Elle se garda de répondre, et se hâta de plaisanter son frère et le marquisde Croisenois sur la peur que leur faisait l’énergie. Ce n’est au fond que la peurde rencontrer l’imprévu, que la crainte de rester court en présence de l’imprévu…

— Toujours, toujours, messieurs, la peur du ridicule, monstre qui parmalheur est mort en 181 — Il n’y a plus de ridicule, disait M. de La Mole, dans un pays où il y a deuxpartis. Sa fille avait compris cette idée. — Ainsi, messieurs, disait-elle aux ennemis de Julien, vous aurez eu bienpeur toute votre vie, et après on vous dira : Ce n’était pas un loup, ce n’en était que l’ombre.

Mathilde les quitta bientôt. Le mot de son frère lui faisait horreur ; il l’inquiétabeaucoup ; mais, dès le lendemain, elle y voyait la plus belle des louanges.

Dans ce siècle, où toute énergie est morte, son énergie leur fait peur. Je luidirai le mot de mon frère ; je veux voir la réponse qu’il y fera. Mais je choisirai undes moments où ses yeux brillent. Alors il ne peut me mentir.

Ce serait un Danton ! ajouta-t-elle après une longue et indistincte rêverie. Ehbien ! la révolution aurait recommencé. Quels rôles joueraient alors Croisenois etmon frère ? Il est écrit d’avance : La résignation sublime. Ce seraient desmoutons héroïques, se laissant égorger sans mot dire. Leur seule peur enmourant serait encore d’être de mauvais goût. Mon petit Julien brûlerait lacervelle au jacobin qui viendrait l’arrêter, pour peu qu’il eût l’espérance de sesauver. Il n’a pas peur d’être de mauvais goût, lui.

Ce dernier mot la rendit pensive ; il réveillait de pénibles souvenirs, et lui ôtatoute sa hardiesse. Ce mot lui rappelait les plaisanteries de MM. de Caylus, de Croisenois, de Luz et de son frère. Cesmessieurs reprochaient unanimement à Julien l’air prêtre : humble et hypocrite.

Mais, reprit-elle tout à coup, l’œil brillant de joie, l’amertume et la fréquencede leurs plaisanteries prouvent, en dépit d’eux, que c’est l’homme le plusdistingué que nous ayons vu cet hiver. Qu’importent ses défauts, ses ridicules ? Il a de la grandeur, et ils en sont choqués, eux d’ailleurs si bons et si indulgents. Il est sûr qu’il est pauvre et qu’il a étudié pour être prêtre, eux sont chefsd’escadron, et n’ont pas eu besoin d’études ; c’est plus commode.

Malgré tous les désavantages de son éternel habit noir et de cettephysionomie de prêtre, qu’il lui faut bien avoir, le pauvre garçon, sous peine demourir de faim, son mérite leur fait peur, rien de plus clair. Et cette physionomiede prêtre, il ne l’a plus dès que nous sommes quelques instants seuls ensemble. Et quand ces messieurs disent un mot qu’ils croient fin et imprévu, leur premierregard n’est-il pas pour Julien ? je l’ai fort bien remarqué. Et pourtant ils saventbien que jamais il ne leur parle, à moins d’être interrogé. Ce n’est qu’à moi qu’iladresse la parole, il me croit l’âme haute. Il ne répond à leurs objections quejuste autant qu’il faut pour être poli. Il tourne au respect tout de suite. Avec moi, ildiscute des heures entières, il n’est pas sûr de ses idées tant que j’y trouve lamoindre objection. Enfin tout cet hiver nous n’avons pas eu de coups de fusil ; ilne s’est agi que d’attirer l’attention par d

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es paroles. Eh bien, mon père hommesupérieur, et qui portera loin la fortune de notre maison, respecte Julien. Tout lereste le hait, personne ne le méprise que les dévotes amies de ma mère.

Extrait 6 Chapitre 35 livre 2

« Ce que je dois à la cause sacrée de la religion et de la morale m'oblige, monsieur, à la démarche pénible que je viens accomplir auprès de vous ; une règle, qui ne peut faillir, m'ordonne de nuire en ce moment à mon prochain, mais afin d'éviter un plus grand scandale. La douleur que j'éprouve doit être surmontée par le sentiment du devoir. Il n'est que trop vrai, monsieur, la conduite de la personne au sujet de laquelle vous me demandez toute la vérité, a pu sembler inexplicable ou même honnête. On a pu croire convenable de cacher ou de déguiser une partie de la réalité, la prudence le voulait aussi bien que la religion. Mais cette conduite, que vous désirez connaître, a été dans le fait extrêmement condamnable, et plus que je ne puis le dire. Pauvre et avide, c'est à l'aide de l'hypocrisie la plus consommée, et par la séduction d'une femme faible et malheureuse, que cet homme a cherché à se faire un état et à devenir quelque chose. C'est une partie de mon pénible devoir d'ajouter que je suis obligée de croire que M. J… n'a aucun principe de religion. En conscience, je suis contrainte de penser qu'un de ses moyens pour réussir dans une maison, est de chercher à séduire la femme qui a le principal crédit. Couvert par une apparence de désintéressement et par des phrases de roman, son grand et unique objet est de parvenir à disposer du maître de la maison et de sa fortune. Il laisse après lui le malheur et des regrets éternels, etc., etc., etc. »

Cette lettre extrêmement longue et à demi effacée par des larmes, était bien de la main de Mme de Rênal ; elle était même écrite avec plus de soin qu'à l'ordinaire.

Extrait 7 chapitre 41 livre 2

« Messieurs les jurés,

« L’horreur du mépris, que je croyais pouvoir braver au moment de la mort, me fait prendre la parole. Messieurs, je n’ai point l’honneur d’appartenir à votre classe, vous voyez en moi un paysan qui s’est révolté contre la bassesse de sa fortune.

« Je ne vous demande aucune grâce, continua Julien en affermissant sa voix. Je ne me fais point illusion, la mort m’attend: elle sera juste. J’ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les respects, de tous les hommages. Mme de Rênal avait été pour moi comme une mère. Mon crime est atroce, et il fut prémédité . J’ai donc mérité la mort, messieurs les jurés. Quand je serais moins coupable, je vois des hommes qui, sans s’arrêter à ce que ma jeunesse peut mériter de pitié, voudront punir en moi et décourager à jamais cette classe de jeunes gens qui, nés dans une classe inférieure, et en quelque sorte opprimés par la pauvreté, ont le bonheur de se procurer une bonne éducation, et l’audace de se mêler à ce que l’orgueil des gens riches appelle la société.

« Voilà mon crime, messieurs, et il sera puni avec d’autant plus de sévérité, que, dans le fait, je ne suis point jugé par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des jurés quelque paysan enrichi, mais uniquement des bourgeois indignés… »

Pendant vingt minutes, Julien parla sur ce ton; il dit tout ce qu’il avait sur le coeur; l’avocat général, qui aspirait aux faveurs de l’aristocratie, bondissait sur son siège; mais malgré le tour un peu abstrait que Julien avait donné à la discussion, toutes les femmes fondaient en larmes. Mme Derville elle-

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même avait son mouchoir sur ses yeux. Avant de finir, Julien revint à la préméditation, à son repentir, au respect, à l’adoration filiale et sans bornes que, dans les temps plus heureux, il avait pour Mme de Rênal … Mme Derville jeta un cri et s’évanouit.

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Classe de première : les contemplations livre 1 « Aurore »parcours de lecture III MES DEUX FILLES

Dans le frais clair-obscur du soir charmant qui tombe,

L’une pareille au cygne et l’autre à la colombe,

Belles, et toutes deux joyeuses, ô douceur !

Voyez, la grande sœur et la petite sœur

Sont assises au seuil du jardin, et sur elles

Un bouquet d’œillets blancs aux longues tiges frêles,

Dans une urne de marbre agité par le vent,

Se penche, et les regarde, immobile et vivant,

Et frissonne dans l’ombre, et semble, au bord du vase,

Un vol de papillons arrêté dans l’extase.

La Terrasse, près d’Enghien, juin 1842.

VI LA VIE AUX CHAMPS

Le soir, à la campagne, on sort, on se promène,

Le pauvre dans son champ, le riche en son domaine ;

Moi, je vais devant moi ; le poëte en tout lieu

Se sent chez lui, sentant qu’il est partout chez Dieu.

Je vais volontiers seul. Je médite ou j’écoute.

Pourtant, si quelqu’un veut m’accompagner en route,

J’accepte. Chacun a quelque chose en l’esprit,

Et tout homme est un livre où Dieu lui-même écrit.

Chaque fois qu’en mes mains un de ces livres tombe,

Volume où vit une âme et que scelle la tombe,

J’y lis.

Chaque soir donc, je m’en vais, j’ai congé,

Je sors. J’entre en passant chez des amis que j’ai.

On prend le frais, au fond du jardin, en famille.

Le serein mouille un peu les bancs sous la charmille ;

N’importe ! je m’assieds, et je ne sais pourquoi

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Tous les petits enfants viennent autour de moi.

Dès que je suis assis, les voilà tous qui viennent.

C’est qu’ils savent que j’ai leurs goûts ; ils se souviennent

Que j’aime comme eux l’air, les fleurs, les papillons,

Et les bêtes qu’on voit courir dans les sillons.

Ils savent que je suis un homme qui les aime,

Un être auprès duquel on peut jouer, et même

Crier, faire du bruit, parler à haute voix ;

Que je riais comme eux et plus qu’eux autrefois,

Et qu’aujourd’hui, sitôt qu’à leurs ébats j’assiste,

Je leur souris encor, bien que je sois plus triste ;

Ils disent, doux amis, que je ne sais jamais

Me fâcher ; qu’on s’amuse avec moi ; que je fais

Des choses en carton, des dessins à la plume ;

Que je raconte, à l’heure où la lampe s’allume,

Oh ! des contes charmants qui vous font peur la nuit,

Et qu’enfin je suis doux, pas fier et fort instruit.

Aussi, dès qu’on m’a vu : — le voilà ! tous accourent.

Ils quittent jeux, cerceaux et balles ; ils m’entourent

Avec leurs beaux grands yeux d’enfants, sans peur, sans fiel,

Qui semblent toujours bleus, tant on y voit le ciel !

Les petits — quand on est petit, on est très brave —

Grimpent sur mes genoux ; les grands ont un air grave ;

Ils m’apportent des nids de merles qu’ils ont pris,

Des albums, des crayons qui viennent de Paris ;

On me consulte, on a cent choses à me dire,

On parle, on cause, on rit surtout ; — j’aime le rire,

Non le rire ironique aux sarcasmes moqueurs,

Mais le doux rire honnête ouvrant bouches et cœurs,

Qui montre en même temps des âmes et des perles. —

J’admire les crayons, l’album, les nids de merles ;

Et quelquefois on dit quand j’ai bien admiré :

— Il est du même avis que monsieur le curé.

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Puis, lorsqu’ils ont jasé tous ensemble à leur aise,

Ils font soudain, les grands s’appuyant sur ma chaise,

Et les petits toujours groupés sur mes genoux,

Un silence, et cela veut dire : — Parle-nous.

Je leur parle de tout. Mes discours en eux sèment

Ou l’idée ou le fait. Comme ils m’aiment, ils aiment

Tout ce que je leur dis. Je leur montre du doigt

Le ciel, Dieu qui s’y cache, et l’astre qu’on y voit.

Tout, jusqu’à leur regard, m’écoute. Je dis comme

Il faut penser, rêver, chercher. Dieu bénit l’homme,

Non pour avoir trouvé, mais pour avoir cherché.

Je dis : Donnez l’aumône au pauvre humble et penché.

Recevez doucement la leçon ou le blâme.

Donner et recevoir, c’est faire vivre l’âme !

Je leur conte la vie, et que, dans nos douleurs,

Il faut que la bonté soit au fond de nos pleurs,

Et que, dans nos bonheurs, et que, dans nos délires,

Il faut que la bonté soit au fond de nos rires ;

Qu’être bon, c’est bien vivre ; et que l’adversité

Peut tout chasser d’une âme, excepté la bonté ;

Et qu’ainsi les méchants, dans leur haine profonde,

Ont tort d’accuser Dieu. Grand Dieu ! nul homme au monde

N’a droit, en choisissant sa route, en y marchant,

De dire que c’est toi qui l’as rendu méchant ;

Car le méchant, Seigneur, ne t’est pas nécessaire.

Je leur raconte aussi l’histoire ; la misère

Du peuple juif, maudit qu’il faut enfin bénir ;

La Grèce, rayonnant jusque dans l’avenir ;

Rome ; l’antique Égypte et ses plaines sans ombre,

Et tout ce qu’on y voit de sinistre et de sombre.

Lieux effrayants ! tout meurt ; le bruit humain finit.

Tous ces démons taillés dans des blocs de granit,

Olympe monstrueux des époques obscures,

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Les Sphinx, les Anubis, les Ammons, les Mercures,

Sont assis au désert depuis quatre mille ans.

Autour d’eux le vent souffle, et les sables brûlants

Montent comme une mer d’où sort leur tête énorme ;

La pierre mutilée a gardé quelque forme

De statue ou de spectre, et rappelle d’abord

Les plis que fait un drap sur la face d’un mort ;

On y distingue encor le front, le nez, la bouche,

Les yeux, je ne sais quoi d’horrible et de farouche

Qui regarde et qui vit, masque vague et hideux.

Le voyageur de nuit, qui passe à côté d’eux,

S’épouvante, et croit voir, aux lueurs des étoiles,

Des géants enchaînés et muets sous des voiles.

La Terrasse, août 1840.

XI LISE

J’avais douze ans ; elle en avait bien seize.

Elle était grande, et, moi, j’étais petit.

Pour lui parler le soir plus à mon aise,

Moi, j’attendais que sa mère sortît ;

Puis je venais m’asseoir près de sa chaise

Pour lui parler le soir plus à mon aise.

Que de printemps passés avec leurs fleurs !

Que de feux morts, et que de tombes closes !

Se souvient-on qu’il fut jadis des cœurs ?

Se souvient-on qu’il fut jadis des roses ?

Elle m’aimait. Je l’aimais. Nous étions

Deux purs enfants, deux parfums, deux rayons.

Dieu l’avait faite ange, fée et princesse.

Comme elle était bien plus grande que moi,

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Je lui faisais des questions sans cesse

Pour le plaisir de lui dire : Pourquoi ?

Et, par moments, elle évitait, craintive,

Mon œil rêveur qui la rendait pensive.

Puis j’étalais mon savoir enfantin,

Mes jeux, la balle et la toupie agile ;

J’étais tout fier d’apprendre le latin ;

Je lui montrais mon Phèdre et mon Virgile ;

Je bravais tout ; rien ne me faisait mal ;

Je lui disais : Mon père est général.

Quoiqu’on soit femme, il faut parfois qu’on lise

Dans le latin, qu’on épelle en rêvant ;

Pour lui traduire un verset, à l’église,

Je me penchais sur son livre souvent.

Un ange ouvrait sur nous son aile blanche

Quand nous étions à vêpres le dimanche.

Elle disait de moi : C’est un enfant !

Je l’appelais mademoiselle Lise.

Pour lui traduire un psaume, bien souvent,

Je me penchais sur son livre à l’église ;

Si bien qu’un jour, vous le vîtes, mon Dieu !

Sa joue en fleur toucha ma lèvre en feu.

Jeunes amours, si vite épanouies,

Vous êtes l’aube et le matin du cœur.

Charmez l’enfant, extases inouïes !

Et, quand le soir vient avec la douleur,

Charmez encor nos âmes éblouies,

Jeunes amours, si vite évanouies !

Mai 1843. XIII A PROPOS D’HORACE

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Marchands de grec ! marchands de latin ! cuistres ! dogues !

Philistins ! magisters ! je vous hais, pédagogues !

Car, dans votre aplomb grave, infaillible, hébété,

Vous niez l’idéal, la grâce et la beauté !

Car vos textes, vos lois, vos règles sont fossiles !

Car, avec l’air profond, vous êtes imbéciles !

Car vous enseignez tout, et vous ignorez tout !

Car vous êtes mauvais et méchants ! — Mon sang bout

Rien qu’à songer au temps où, rêveuse bourrique,

Grand diable de seize ans, j’étais en rhétorique !

Que d’ennuis ! de fureurs ! de bêtises ! — gredins ! —

Que de froids châtiments et que de chocs soudains !

— Dimanche en retenue et cinq cents vers d’Horace ! —

Je regardais le monstre aux ongles noirs de crasse,

Et je balbutiais : — Monsieur… — Pas de raisons !

Vingt fois l’ode à Plancus et l’épître aux Pisons ! —

Or j’avais justement, ce jour-là, — douce idée

Qui me faisait rêver d’Armide et d’Haÿdée, —

Un rendez-vous avec la fille du portier.

Grand Dieu ! perdre un tel jour ! le perdre tout entier !

Je devais, en parlant d’amour, extase pure !

En l’enivrant avec le ciel et la nature,

La mener, si le temps n’était pas trop mauvais,

Manger de la galette aux buttes Saint-Gervais !

Rêve heureux ! je voyais, dans ma colère bleue,

Tout cet éden, congé, les lilas, la banlieue,

Et j’entendais, parmi le thym et le muguet,

Les vagues violons de la mère Saguet ! (…)

Un jour, quand l’homme sera sage,

Lorsqu’on n’instruira plus les oiseaux par la cage,

Quand les sociétés difformes sentiront

Dans l’enfant mieux compris se redresser leur front,

Que, des libres essors ayant sondé les règles,

On connaîtra la loi de croissance des aigles,

Et que le plein midi rayonnera pour tous,

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Savoir étant sublime, apprendre sera doux.

Alors, tout en laissant au sommet des études

Les grands livres latins et grecs, ces solitudes

Où l’éclair gronde, où luit la mer, où l’astre rit,

Et qu’emplissent les vents immenses de l’esprit,

C’est en les pénétrant d’explication tendre,

En les faisant aimer, qu’on les fera comprendre.

Homère emportera dans son vaste reflux

L’écolier ébloui ; l’enfant ne sera plus

Une bête de somme attelée à Virgile ;

Et l’on ne verra plus ce vif esprit agile

Devenir, sous le fouet d’un cuistre ou d’un abbé,

Le lourd cheval poussif du pensum embourbé.

Chaque village aura, dans un temple rustique,

Dans la lumière, au lieu du magister antique,

Trop noir pour que jamais le jour y pénétrât,

L’instituteur lucide et grave, magistrat

Du progrès, médecin de l’ignorance, et prêtre

De l’idée ; et dans l’ombre on verra disparaître

L’éternel écolier et l’éternel pédant.

L’aube vient en chantant, et non pas en grondant.

Nos fils riront de nous dans cette blanche sphère ;

Ils se demanderont ce que nous pouvions faire

Enseigner au moineau par le hibou hagard.

Alors, le jeune esprit et le jeune regard

Se lèveront avec une clarté sereine

Vers la science auguste, aimable et souveraine ;

Alors, plus de grimoire obscur, fade, étouffant ;

Le maître, doux apôtre incliné sur l’enfant,

Fera, lui versant Dieu, l’azur et l’harmonie,

Boire la petite âme à la coupe infinie.

Alors, tout sera vrai, lois, dogmes, droits, devoirs.

Tu laisseras passer dans tes jambages noirs

Une pure lueur, de jour en jour moins sombre,

Ô nature, alphabet des grandes lettres d’ombre !

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Paris, mai 1831.

XIX VIEILLE CHANSON DU JEUNE TEMPS

Je ne songeais pas à Rose ;

Rose au bois vint avec moi ;

Nous parlions de quelque chose,

Mais je ne sais plus de quoi.

J’étais froid comme les marbres ;

Je marchais à pas distraits ;

Je parlais des fleurs, des arbres ;

Son œil semblait dire : Après ?

La rosée offrait ses perles,

Le taillis ses parasols ;

J’allais ; j’écoutais les merles,

Et Rose les rossignols.

Moi, seize ans, et l’air morose.

Elle vingt ; ses yeux brillaient.

Les rossignols chantaient Rose

Et les merles me sifflaient.

Rose, droite sur ses hanches,

Leva son beau bras tremblant

Pour prendre une mûre aux branches ;

Je ne vis pas son bras blanc.

Une eau courait, fraîche et creuse,

Sur les mousses de velours ;

Et la nature amoureuse

Dormait dans les grands bois sourds.

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Rose défit sa chaussure,

Et mit, d’un air ingénu,

Son petit pied dans l’eau pure ;

Je ne vis pas son pied nu.

Je ne savais que lui dire ;

Je la suivais dans le bois,

La voyant parfois sourire

Et soupirer quelquefois.

Je ne vis qu’elle était belle

Qu’en sortant des grands bois sourds.

— Soit ; n’y pensons plus ! dit-elle.

Depuis, j’y pense toujours.

Paris, juin 1831.

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Victor Hugo et ses petits enfants

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Classe de première. La poésie Victor Hugo. Les Contemplations, Livre IV - Pauca meae : V

Elle avait pris ce pli dans son âge enfantin De venir dans ma chambre un peu chaque matin; Je l'attendais ainsi qu'un rayon qu'on espère; Elle entrait et disait : «Bonjour, mon petit père;» Prenait ma plume, ouvrait mes livres, s'asseyait Sur mon lit, dérangeait mes papiers, et riait, Puis soudain s'en allait comme un oiseau qui passe. Alors, je reprenais, la tête un peu moins lasse, Mon oeuvre interrompue, et, tout en écrivant, Parmi mes manuscrits je rencontrais souvent Quelque arabesque folle et qu'elle avait tracée, Et mainte page blanche entre ses mains froissée Où, je ne sais comment, venaient mes plus doux vers. Elle aimait Dieu, les fleurs, les astres, les prés verts, Et c'était un esprit avant d'être une femme. Son regard reflétait la clarté de son âme. Elle me consultait sur tout à tous les moments. Oh! que de soirs d'hiver radieux et charmants, Passés à raisonner langue, histoire et grammaire, Mes quatre enfants groupés sur mes genoux, leur mère Tout près, quelques amis causant au coin du feu! J'appelais cette vie être content de peu! Et dire qu'elle est morte! hélas! que Dieu m'assiste! Je n'étais jamais gai quand je la sentais triste; J'étais morne au milieu du bal le plus joyeux Si j'avais, en partant, vu quelque ombre en ses yeux.

Novembre 1846, jour des morts. VI

Quand nous habitions tous ensemble Sur nos collines d'autrefois, Où l'eau court, où le buisson tremble, Dans la maison qui touche aux bois,

Elle avait dix ans, et moi trente; J'étais pour elle l'univers. Oh! comme l'herbe est odorante

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Sous les arbres profonds et verts!

Elle faisait mon sort prospère, Mon travail léger, mon ciel bleu. Lorsqu'elle me disait : Mon père, Tout mon coeur s'écriait : Mon Dieu!

A travers mes songes sans nombre, J'écoutais son parler joyeux, Et mon front s'éclairait dans l'ombre A la lumière de ses yeux.

Elle avait l'air d'une princesse Quand je la tenais par la main; Elle cherchait des fleurs sans cesse Et des pauvres dans le chemin.

Elle donnait comme on dérobe, En se cachant aux yeux de tous. Oh! la belle petite robe Qu'elle avait, vous rappelez-vous?

Le soir, auprès de ma bougie, Elle jasait à petit bruit, Tandis qu'à la vitre rougie Heurtaient les papillons de nuit.

Les anges se miraient en elle. Que son bonjour était charmant! Le ciel mettait dans sa prunelle Ce regard qui jamais ne ment.

Oh! je l'avais, si jeune encore, Vue apparaître en mon destin! C'était l'enfant de mon aurore, Et mon étoile du matin!

Quand la lune claire et sereine Brillait aux cieux, dans ces beaux mois, Comme nous allions dans la plaine!

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Comme nous courions dans les bois!

Puis, vers la lumière isolée Étoilant le logis obscur, Nous revenions par la vallée En tournant le coin du vieux mur;

Nous revenions, coeurs pleins de flamme, En parlant des splendeurs du ciel. Je composais cette jeune âme Comme l'abeille fait son miel.

Doux ange aux candides pensées, Elle était gaie en arrivant... -- Toutes ces choses sont passées Comme l'ombre et comme le vent!

Villequier, 4 septembre 1844.

XI

On vit, on parle, on a le ciel et les nuages Sur la tête; on se plaît aux livres des vieux sages; On lit Virgile et Dante; on va joyeusement En voiture publique à quelque endroit charmant, En riant aux éclats de l'auberge et du gîte; Le regard d'une femme en passant vous agite; On aime, on est aimé, bonheur qui manque aux rois! On écoute le chant des oiseaux dans les bois Le matin, on s'éveille, et toute une famille Vous embrasse, une mère, une soeur, une fille! On déjeune en lisant son journal. Tout le jour On mêle à sa pensée espoir, travail, amour; La vie arrive avec ses passions troublées; On jette sa parole aux sombres assemblées; Devant le but qu'on veut et le sort qui vous prend, On se sent faible et fort, on est petit et grand; On est flot dans la foule, âme dans la tempête; Tout vient et passe; on est en deuil, on est en fête; On arrive, on recule, on lutte avec effort... -- Puis, le vaste et profond silence de la mort!

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11 juillet 1846, en revenant du cimetière.

XIV Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne, Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends. J'irai par la forêt, j'irai par la montagne. Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées, Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit, Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées, Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe, Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur, Et, quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

3 septembr e1847.

XV- A Villequier

Maintenant que Paris, ses pavés et ses marbres, Et sa brume et ses toits sont bien loin de mes yeux; Maintenant que je suis sous les branches des arbres, Et que je puis songer à la beauté des cieux;

Maintenant que du deuil qui m'a fait l'âme obscure Je sors, pâle et vainqueur, Et que je sens la paix de la grande nature Qui m'entre dans le coeur;

Maintenant que je puis, assis au bord des ondes, Ému par ce superbe et tranquille horizon, Examiner en moi les vérités profondes Et regarder les fleurs qui sont dans le gazon;

Maintenant, ô mon Dieu! que j'ai ce calme sombre De pouvoir désormais Voir de mes yeux la pierre où je sais que dans l'ombre

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Elle dort pour jamais;

Maintenant qu'attendri par ces divins spectacles, Plaines, forêts, rochers, vallons, fleuve argenté, Voyant ma petitesse et voyant vos miracles, Je reprends ma raison devant l'immensité;

Je viens à vous, Seigneur, père auquel il faut croire; Je vous porte, apaisé, Les morceaux de ce coeur tout plein de votre gloire Que vous avez brisé;

Je viens à vous, Seigneur! confessant que vous êtes Bon, clément, indulgent et doux, ô Dieu vivant! Je conviens que vous seul savez ce que vous faites, Et que l'homme n'est rien qu'un jonc qui tremble au vent;

Je dis que le tombeau qui sur les morts se ferme Ouvre le firmament; Et que ce qu'ici-bas nous prenons pour le terme Est le commencement;

Je conviens à genoux que vous seul, père auguste, Possédez l'infini, le réel, l'absolu; Je conviens qu'il est bon, je conviens qu'il est juste Que mon coeur ait saigné, puisque Dieu l'a voulu!(..)

Document complémentaire

« Demain, dès l'aube... » Le poème en bande-dessinée, Images : Wiko <

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Classe de première la poésie , le paysage. Texte 1 Soleils couchants (VI) Victor Hugo (1802-1885)Les feuilles d'automne (1831). VI. Le soleil s'est couché ce soir dans les nuées ; Demain viendra l'orage, et le soir, et la nuit ; Puis l'aube, et ses clartés de vapeurs obstruées ; Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s'enfuit ! Tous ces jours passeront ; ils passeront en foule Sur la face des mers, sur la face des monts, Sur les fleuves d'argent, sur les forêts où roule Comme un hymne confus des morts que nous aimons. Et la face des eaux, et le front des montagnes, Ridés et non vieillis, et les bois toujours verts S'iront rajeunissant ; le fleuve des campagnes Prendra sans cesse aux monts le flot qu'il donne aux mers. Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête, Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux, Je m'en irai bientôt, au milieu de la fête, Sans que rien manque au monde, immense et radieux ! Avril 1829.

Texte 2 Baudelaire, paysage , tableaux parisiens paysage 1861

Je veux, pour composer chastement mes églogues, Coucher auprès du ciel, comme les astrologues, Et, voisin des clochers écouter en rêvant Leurs hymnes solennels emportés par le vent. Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde, Je verrai l'atelier qui chante et qui bavarde ; Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité, Et les grands ciels qui font rêver d'éternité. II est doux, à travers les brumes, de voir naître L'étoile dans l'azur, la lampe à la fenêtre Les fleuves de charbon monter au firmament Et la lune verser son pâle enchantement. Je verrai les printemps, les étés, les automnes ; Et quand viendra l'hiver aux neiges monotones, Je fermerai partout portières et volets

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Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais. Alors je rêverai des horizons bleuâtres, Des jardins, des jets d'eau pleurant dans les albâtres, Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin, Et tout ce que l'Idylle a de plus enfantin. L'Emeute, tempêtant vainement à ma vitre, Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ; Car je serai plongé dans cette volupté D'évoquer le Printemps avec ma volonté, De tirer un soleil de mon coeur, et de faire De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.

Texte 3 Sensation Rimbaud 1870 Cahiers de Douai. 15, ans Rimbaud rêve d’être publié. Il envoie ce poème à Théodore de Banville .

Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers, Picoté par les blés, fouler l’herbe menue : Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds. Je laisserai le vent baigner ma tête nue

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien : Mais l’amour infini me montera dans l’âme, Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien, Par la Nature, – heureux comme avec une femme.

Texte 4 Emile Verhaeren La ville (extrait), les campagnes hallucinées 1893

Tous les chemins vont vers la ville. Du fond des brumes, Là-bas, avec tous ses étages Et ses grands escaliers et leurs voyages Jusques au ciel, vers de plus hauts étages, Comme d’un rêve, elle s’exhume. Là-bas, Ce sont des ponts tressés en fer Jetés, par bonds, à travers l’air; Ce sont des blocs et des colonnes Que dominent des faces de gorgones; Ce sont des tours sur des faubourgs, Ce sont des toits et des pignons, En vols pliés, sur les maisons; C’est la ville tentaculaire, Debout, Au bout des plaines et des domaines. Des clartés rouges

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Qui bougent Sur des poteaux et des grands mâts, Même à midi, brûlent encor Comme des œufs monstrueux d’or, Le soleil clair ne se voit pas: Bouche qu’il est de lumière, fermée Par le charbon et la fumée, Un fleuve de naphte et de poix Bat les môles de pierre et les pontons de bois; Les sifflets crus des navires qui passent Hurlent la peur dans le brouillard: Un fanal vert est leur regard Vers l’océan et les espaces. (…)

Texte 5 Robert Desnos Un jour qu’il faisait nuit , corps et biens 1930 Un jour qu’il faisait nuit Il s’envola au fond de la rivière. Les pierres en bois d’ébène, les fils de fer en or et la croix sans branche. Tout rien. Je la hais d’amour comme tout un chacun. Le mort respirait de grandes bouffées de vide. Le compas traçait des carrés et des triangles à cinq côtés. Après cela il descendit au grenier. Les étoiles de midi resplendissaient. Le chasseur revenait carnassière pleine de poissons Sur la rive au milieu de la Seine. Un ver de terre, marque le centre du cercle sur la circonférence. En silence mes yeux prononcèrent un bruyant discours. Alors nous avancions dans une allée déserte où se pressait la foule. Quand la marche nous eut bien reposé nous eûmes le courage de nous asseoir puis au réveil nos yeux se fermèrent et l’aube versa sur nous les réservoirs de la nuit. La pluie nous sécha.

Documents complémentaires

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W Turner Le coucher de soleil écarlate, aquarelle, vers 1830

Caillebotte Rue Halévy, 1878

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Classe de première : Autour des fleurs du mal de Charles Baudelaire. Texte 1 XXVII Avec ses vêtements ondoyants et nacrés, Même quand elle marche on croirait qu’elle danse, Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés Au bout de leurs bâtons agitent en cadence. Comme le sable morne et l’azur des déserts, Insensibles tous deux à l’humaine souffrance, Comme les longs réseaux de la houle des mers, Elle se développe avec indifférence. Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants, Et dans cette nature étrange et symbolique Où l’ange inviolé se mêle au sphinx antique, Où tout n’est qu’or, acier, lumière et diamants, Resplendit à jamais, comme un astre inutile, La froide majesté de la femme stérile. Baudelaire. Les fleurs du mal, spleen et ideal. 1861

Texte 2 XXVIII - Le Serpent qui danse

Que j'aime voir, chère indolente, De ton corps si beau, Comme une étoffe vacillante, Miroiter la peau !

Sur ta chevelure profonde Aux âcres parfums, Mer odorante et vagabonde Aux flots bleus et bruns,

Comme un navire qui s'éveille Au vent du matin, Mon âme rêveuse appareille Pour un ciel lointain.

Tes yeux, où rien ne se révèle De doux ni d'amer, Sont deux bijoux froids où se mêle L'or avec le fer.

A te voir marcher en cadence, Belle d'abandon, On dirait un serpent qui danse Au bout d'un bâton.

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Sous le fardeau de ta paresse Ta tête d'enfant Se balance avec la mollesse D'un jeune éléphant,

Et ton corps se penche et s'allonge Comme un fin vaisseau Qui roule bord sur bord et plonge Ses vergues dans l'eau.

Comme un flot grossi par la fonte Des glaciers grondants, Quand l'eau de ta bouche remonte Au bord de tes dents,

Je crois boire un vin de Bohême, Amer et vainqueur, Un ciel liquide qui parsème D'étoiles mon cœur ! Baudelaire. Les fleurs du mal, spleen et ideal. 1861

Texte 3 Ekhidna , de Leconte de Lisle

Kallirhoé conçut dans l'ombre, au fond d'un antre, À l'époque où les rois Ouranides sont nés, Ekhidna, moitié nymphe aux yeux illuminés, Moitié reptile énorme écaillé sous le ventre. Khrysaor engendra ce monstre horrible et beau, Mère de Kerbéros aux cinquante mâchoires, Qui, toujours plein de faim, le long des ondes noires. Hurle contre les morts qui n'ont point de tombeau. Et la vieille Gaia, cette source des choses, Aux gorges d'Arimos lui fit un vaste abri, Une caverne sombre avec un seuil fleuri ; Et c'est là qu'habitait la Nymphe aux lèvres roses. Tant que la flamme auguste enveloppait les bois, Les sommets, les vallons, les villes bien peuplées, Et les fleuves divins et les ondes salées, Elle ne quittait point l'antre aux âpres parois Mais dès qu'Hermès volait les flamboyantes vaches Du fils d'Hypérion baigné des flots profonds, Ekhidna, sur le seuil ouvert au flanc des monts,

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S'avançait, dérobant sa croupe aux mille taches. De l'épaule de marbre au sein nu, ferme et blanc, Tiède et souple abondait sa chevelure brune ; Et son visage clair luisait comme la lune, Et ses lèvres vibraient d'un rire étincelant. Elle chantait : la nuit s'emplissait d'harmonies ; Les grands lions errants rugissaient de plaisir; Les hommes accouraient sous le fouet du désir, Tels que des meurtriers devant les Érinnyes : - Moi, l'illustre Ekhidna, fille de Khrysaor, jeune et vierge, je vous convie, ô jeunes hommes, Car ma joue a l'éclat pourpré des belles pommes, Et dans mes noirs cheveux nagent des lueurs d'or. Heureux qui j'aimerai, mais plus heureux qui m'aime ! Jamais l'amer souci ne brûlera son coeur ; Et je l'abreuverai de l'ardente liqueur Qui fait l'homme semblable au Kronide lui-même. Bienheureux celui-là parmi tous les vivants ! L'incorruptible sang coulera dans ses veines ; Il se réveillera sur les cimes sereines Où sont les Dieux, plus haut que la neige et les vents. Et je l'inonderai de voluptés sans nombre, Vives comme un éclair qui durerait toujours ! Dans un baiser sans fin je bercerai ses jours Et mes yeux de ses nuits feront resplendir l'ombre. - Elle chantait ainsi, sûre de sa beauté, L'implacable Déesse aux splendides prunelles, Tandis que du grand sein les formes immortelles Cachaient le seuil étroit du gouffre ensanglanté. Comme le tourbillon nocturne des phalènes Qu'attire la couleur éclatante du feu, Ils lui criaient : Je t'aime, et je veux être un Dieu ! Et tous l'enveloppaient de leurs chaudes haleines. Mais ceux qu'elle enchaînait de ses bras amoureux, Nul n'en dira jamais la foule disparue.

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Le Monstre aux yeux charmants dévorait leur chair crue, Et le temps polissait leurs os dans l'antre creux.

Leconte de Lisle, Poèmes barbares, 1862

Texte 4, Mélusine , de Jean Lorrain

Les bras nus cerclés d'or et froissant le brocart De sa robe argentée aux taillis d'aubépines, Mélusine apparaît entre les herbes fines, Les cheveux révoltés, saignante et l'oeil hagard. La splendeur de sa gorge éblouit le regard Et l'émail de ses dents a des clartés divines ; Mais Mélusine est folle et fait dans les ravines Paître au pied des sapins la biche et le brocart. Depuis cent ans qu'elle erre au pied des arbres fées, Elle est fée elle-même ; un charme étrange et doux La fait suivre à minuit des renards et des loups. Ses yeux au ciel nocturne enchantent les hiboux, Et près d'elle, érigeant ses fleurs en clairs trophées, Mélusine , Jean Lorrain , l’ombre ardente 1887

Texte 5 « Hérodiade », de Théodore de Banville

«Car elle était vraiment princesse : c'était la reine de Judée, la femme d'Hérode, celle qui a demandé la tête de Jean-Baptiste». Henri Heine, Atta Troll.

Ses yeux sont transparents comme l'eau du Jourdain. Elle a de lourds colliers et des pendants d'oreilles ; Elle est plus douce à voir que le raisin des treilles, Et la rose des bois a peur de son dédain. Elle rit et folâtre avec un air badin, Laissant de sa jeunesse éclater les merveilles. Sa lèvre est écarlate, et ses dents sont pareilles Pour la blancheur aux lys orgueilleux du jardin. Voyez-la, voyez-la venir, la jeune reine ! Un petit page noir tient sa robe qui traîne En flots voluptueux le long du corridor.

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Sur ses doigts le rubis, le saphir, l'améthyste Font resplendir leurs feux charmants : dans un plat d'or Elle porte le chef sanglant de Jean-Baptiste.

Théodore de Banville, les Princesses, 1874.

Document complémentaire.

"le Bain de Mélusine", Th. Von RINGOLTINGEN/ die Geshichte der scöne MelusineNüremberg, Nat. Mus. Ms 4028

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Classe de première, la littérature d’idées. La Fontaine Les Animaux malades de la peste ,Fable n° 1, Livre VII

Un mal qui répand la terreur, Mal que le Ciel en sa fureur Inventa pour punir les crimes de la terre, La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom), Capable d’enrichir en un jour l’Achéron, Faisait aux Animaux la guerre. Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés : On n’en voyait point d’occupés À chercher le soutien d’une mourante vie ; Nul mets n’excitait leur envie ; Ni Loups ni Renards n’épiaient La douce et l’innocente proie ; Les Tourterelles se fuyaient : Plus d’amour, partant plus de joie. Le Lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis, Je crois que le Ciel a permis Pour nos péchés cette infortune. Que le plus coupable de nous Se sacrifie aux traits du céleste courroux ; Peut-être il obtiendra la guérison commune. L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents On fait de pareils dévouements. Ne nous flattons donc point, voyons sans indulgence L’état de notre conscience. Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons, J’ai dévoré force moutons. Que m’avaient-ils fait ? nulle offense ; Même il m’est arrivé quelquefois de manger Le berger. Je me dévouerai donc, s’il le faut ; mais je pense Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi ; Car on doit souhaiter, selon toute justice, Que le plus coupable périsse. – Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon roi ; Vos scrupules font voir trop de délicatesse. Et bien ! manger moutons, canaille, sotte espèce, Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes, Seigneur, En les croquant, beaucoup d’honneur ; Et quant au berger, l’on peut dire

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Qu’il était digne de tous maux, Étant de ces gens-là qui sur les animaux Se font un chimérique empire. » Ainsi dit le Renard ; et flatteurs d’applaudir. On n’osa trop approfondir Du Tigre, ni de l’Ours, ni des autres puissances, Les moins pardonnables offenses. Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples Mâtins, Au dire de chacun, étaient de petits saints. L’Âne vint à son tour, et dit : « J’ai souvenance Qu’en un pré de moines passant, La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense Quelque diable aussi me poussant, Je tondis de ce pré la largeur de ma langue ; Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net. » À ces mots, on cria haro sur le baudet. Un Loup quelque peu clerc, prouva par sa harangue Qu’il fallait dévouer ce maudit animal, Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal. Sa peccadille fut jugée un cas pendable. Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable ! Rien que la mort n’était capable D’expier son forfait. On le lui fit bien voir. Selon que vous serez puissant ou misérable, Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

La Cour du Lion Livre VII fable 7

Sa Majesté Lionne un jour voulut connaître De quelles nations le Ciel l'avait fait maître. Il manda donc par députés Ses vassaux de toute nature, Envoyant de tous les côtés Une circulaire écriture, Avec son sceau. L'écrit portait Qu'un mois durant le Roi tiendrait Cour plénière, dont l'ouverture Devait être un fort grand festin, Suivi des tours de Fagotin. Par ce trait de magnificence Le Prince à ses sujets étalait sa puissance. En son Louvre il les invita. Quel Louvre ! Un vrai charnier, dont l'odeur se porta

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D'abord au nez des gens. L'Ours boucha sa narine : Il se fût bien passé de faire cette mine, Sa grimace déplut. Le Monarque irrité L'envoya chez Pluton faire le dégoûté. Le Singe approuva fort cette sévérité, Et flatteur excessif il loua la colère Et la griffe du Prince, et l'antre, et cette odeur : Il n'était ambre, il n'était fleur, Qui ne fût ail au prix. Sa sotte flatterie Eut un mauvais succès, et fut encore punie. Ce Monseigneur du Lion-là Fut parent de Caligula. Le Renard étant proche : Or çà, lui dit le Sire, Que sens-tu ? Dis-le-moi : parle sans déguiser. L'autre aussitôt de s'excuser, Alléguant un grand rhume : il ne pouvait que dire Sans odorat ; bref, il s'en tire. Ceci vous sert d'enseignement : Ne soyez à la cour, si vous voulez y plaire, Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère, Et tâchez quelquefois de répondre en Normand.

LE BERGER ET LE ROI livre X fable 9

Deux démons à leur gré partagent notre vie, Et de son patrimoine ont chassé la raison. Je ne vois point de coeur qui ne leur sacrifie. Si vous me demandez leur état et leur nom, J'appelle l'un Amour, et l'autre Ambition. Cette dernière étend le plus loin son empire ; Car même elle entre dans l'amour. Je le ferais bien voir ; mais mon but est de dire Comme un Roi fit venir un Berger à sa Cour. Le conte est du bon temps , non du siècle [où nous sommes. Ce Roi vit un troupeau qui couvrait tous les champs, Bien broutant, en bon corps , rapportant tous les ans, Grâce aux soins du Berger, de très notables sommes. Le Berger plut au Roi par ces soins diligents. Tu mérites, dit-il, d'être Pasteur de gens ; Laisse là tes moutons, viens conduire des hommes. Je te fais Juge souverain. Voilà notre Berger la balance à la main. Quoiqu'il n'eût guère vu d'autres gens qu'un Ermite, Son troupeau, ses mâtins, le loup, et puis c'est tout, Il avait du bon sens ; le reste vient ensuite. Bref, il en vint fort bien à bout.

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L'Ermite son voisin accourut pour lui dire : Veillé-je ? et n'est-ce point un songe que je vois ? Vous favori ! vous grand ! Défiez-vous des Rois : Leur faveur est glissante, on s'y trompe ; et le pire C'est qu'il en coûte cher ; de pareilles erreurs Ne produisent jamais que d'illustres malheurs. Vous ne connaissez pas l'attrait qui vous engage. Je vous parle en ami. Craignez tout. L'autre rit, Et notre Ermite poursuivit : Voyez combien déjà la Cour vous rend peu sage. Je crois voir cet Aveugle à qui dans un voyage Un Serpent engourdi de froid Vint s'offrir sous la main : il le prit pour un fouet. Le sien s'était perdu, tombant de sa ceinture. Il rendait grâce au Ciel de l'heureuse aventure, Quand un passant cria : Que tenez-vous, ô Dieux ! Jetez cet animal traître et pernicieux, Ce Serpent. C'est un fouet . C'est un Serpent, vous dis-je. A me tant tourmenter quel intérêt m'oblige ? Prétendez-vous garder ce trésor ? Pourquoi non ? Mon fouet était usé ; j'en retrouve un fort bon ; Vous n'en parlez que par envie. L'aveugle enfin ne le crut pas ; Il en perdit bientôt la vie. L'animal dégourdi piqua son homme au bras. Quant à vous, j'ose vous prédire Qu'il vous arrivera quelque chose de pire. Eh ! que me saurait-il arriver que la mort ? Mille dégoûts viendront, dit le Prophète Ermite. Il en vint en effet ; l'Ermite n'eut pas tort. Mainte peste de Cour fit tant, par maint ressort, Que la candeur du Juge, ainsi que son mérite, Furent suspects au Prince. On cabale, on suscite Accusateurs et gens grevés par ses arrêts. De nos biens, dirent-ils, il s'est fait un palais. Le Prince voulut voir ces richesses immenses ; Il ne trouva partout que médiocrité, Louanges du désert et de la pauvreté ; C'étaient là ses magnificences. Son fait, dit-on, consiste en des pierres de prix. Un grand coffre en est plein, fermé de dix serrures. Lui-même ouvrit ce coffre, et rendit bien surpris Tous les machineurs d'impostures. Le coffre étant ouvert, on y vit des lambeaux, L'habit d'un Gardeur de troupeaux, Petit chapeau, jupon, panetière, houlette, Et je pense aussi sa musette. Doux trésors, ce dit-il, chers gages qui jamais N'attirâtes sur vous l'envie et le mensonge, Je vous reprends ; sortons de ces riches palais Comme l'on sortirait d'un songe. Sire, pardonnez-moi cette exclamation.

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J'avais prévu ma chute en montant sur le faîte. Je m'y suis trop complu ; mais qui n'a dans la tête Un petit grain d'ambition ?

Les obsèques de la Lionne Livre VIII fable 14

La femme du Lion mourut : Aussitôt chacun accourut Pour s'acquitter envers le Prince De certains compliments de consolation, Qui sont surcroît d'affliction. Il fit avertir sa Province Que les obsèques se feraient Un tel jour, en tel lieu ; ses Prévôts y seraient Pour régler la cérémonie, Et pour placer la compagnie. Jugez si chacun s'y trouva. Le Prince aux cris s'abandonna, Et tout son antre en résonna. Les Lions n'ont point d'autre temple. On entendit à son exemple Rugir en leurs patois Messieurs les Courtisans. Je définis la cour un pays où les gens Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents, Sont ce qu'il plaît au Prince, ou s'ils ne peuvent l'être, Tâchent au moins de le parêtre, Peuple caméléon, peuple singe du maître, On dirait qu'un esprit anime mille corps ; C'est bien là que les gens sont de simples ressorts. Pour revenir à notre affaire Le Cerf ne pleura point, comment eût-il pu faire ? Cette mort le vengeait ; la Reine avait jadis Etranglé sa femme et son fils. Bref il ne pleura point. Un flatteur l'alla dire, Et soutint qu'il l'avait vu rire. La colère du Roi, comme dit Salomon, Est terrible, et surtout celle du roi Lion : Mais ce Cerf n'avait pas accoutumé de lire. Le Monarque lui dit : Chétif hôte des bois Tu ris, tu ne suis pas ces gémissantes voix. Nous n'appliquerons point sur tes membres profanes Nos sacrés ongles ; venez Loups, Vengez la Reine, immolez tous Ce traître à ses augustes mânes.

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Le Cerf reprit alors : Sire, le temps de pleurs Est passé ; la douleur est ici superflue. Votre digne moitié couchée entre des fleurs, Tout près d'ici m'est apparue ; Et je l'ai d'abord reconnue. Ami, m'a-t-elle dit, garde que ce convoi, Quand je vais chez les Dieux, ne t'oblige à des larmes. Aux Champs Elysiens j'ai goûté mille charmes, Conversant avec ceux qui sont saints comme moi. Laisse agir quelque temps le désespoir du Roi. J'y prends plaisir. A peine on eut ouï la chose, Qu'on se mit à crier : Miracle, apothéose ! Le Cerf eut un présent, bien loin d'être puni. Amusez les Rois par des songes, Flattez-les, payez-les d'agréables mensonges, Quelque indignation dont leur coeur soit rempli, Ils goberont l'appât, vous serez leur ami.

Granville

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Raymond Prevost

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Classe de première Autour de la Fontaine, les contes et leur morale Texte 1

« Dans ce moment on heurta si fort à la porte, que la Barbe bleue s’arrêta tout court : on ouvrit, et aussitôt on vit entrer deux Cavaliers, qui mettant l’épée à la main, coururent droit à la Barbe bleue. Il reconnut que c’était les frères de sa femme, l’un Dragon et l’autre Mousquetaire, de sorte qu’il s’enfuit aussitôt pour se sauver ; mais les deux frères le poursuivirent de si près, qu’ils l’attrapèrent avant qu’il pût gagner le perron. Ils lui passèrent leur épée au travers du corps, et le laissèrent mort. La pauvre femme était presque aussi morte que son Mari, et n’avait pas la force de se lever pour embrasser ses Frères. Il se trouva que la Barbe bleue n’avait point d’héritiers, et qu’ainsi sa femme demeura maîtresse de tous ses biens. Elle en employa une grande partie à marier sa sœur Anne avec un jeune Gentilhomme, dont elle était aimée depuis longtemps ; une autre partie à acheter des Charges de Capitaine à ses deux frères ; et le reste à se marier elle-même à un fort honnête homme, qui lui fit oublier le mauvais temps qu’elle avait passé avec la Barbe bleue.

MORALITÉ

La curiosité malgré tous ses attraits, coûte souvent bien des regrets ; On en voit tous les jours mille exemples paraître. C’est, n’en déplaise au sexe, un plaisir bien léger ; Dès qu’on le prend il cesse d’être, Et toujours il coûte trop cher.

AUTRE MORALITÉ

Pour peu qu’on ait l’esprit sensé, Et que du Monde on sache le grimoire, On voit bientôt que cette histoire est un conte du temps passé ; Il n’est plus d’Époux si terrible, Ni qui demande impossible, Fût-il malcontent et jaloux. Près de sa femme on le voit filer doux ; Et de quelque couleur que sa barbe puisse être, On a peine à juger qui des deux est le maître. »

Charles Perrault, « La Barbe bleue », Histoires ou contes du temps passé (1697

TEXTE 2

"Le petit Poucet, étant donc chargé de toutes les richesses de l'Ogre, s'en revint au logis de son père, où il fut reçu avec bien de la joie. Il y a bien des gens qui ne demeurent pas d'accord de cette dernière circonstance, et qui prétendent que le petit Poucet n'a jamais fait ce vol à l'Ogre; qu'à la vérité il n'avait pas fait conscience de lui prendre ses bottes de sept lieues, parce qu'il ne s'en servait que pour courir après les petits enfants. Ces gens-là assurent le savoir de bonne part, et même pour avoir bu et mangé dans la maison du bûcheron.

Ils assurent que lorsque le petit Poucet eut chaussé les bottes de l'Ogre, il s'en alla à la cour, où il savait qu'on était fort en peine d'une armée qui était à deux cents lieues de là, et du succès d'une bataille qu'on avait donnée. Il alla, disent-ils, trouver le roi et lui dit que, s'il le souhaitait il lui

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rapporterait des nouvelles de l'armée avant la fin du jour. Le roi lui promit une grosse somme d'argent s'il en venait à bout.

Le petit Poucet rapporta des nouvelles, dès le soir même; et cette première course l'ayant fait connaître, il gagnait tout ce qu'il voulait; car le roi le payait parfaitement bien pour porter ses ordres à l'armée ; et une infinité de demoiselles lui donnaient tout ce qu'il voulait, pour avoir des nouvelles de leurs fiancés et ce fut là son plus grand gain.

Il se trouvait quelques femmes qui le chargeaient de lettres pour leurs maris; mais elles le payaient si mal, et cela allait à si peu de chose qu'il ne daignait mettre en ligne de compte ce qu'il gagnait de ce côté-là. Après avoir fait pendant quelque temps le métier de courrier, et y avoir amassé beaucoup de biens, il revint chez son père, où il n'est pas possible d'imaginer la joie qu'on eut de le revoir. Il mit toute sa famille à son aise. Il acheta des offices de nouvelle création pour son père et pour ses frères ; et par là il les établit tous, et fit parfaitement bien sa cour en même temps.

MORALITE

On ne s'afflige point d'avoir beaucoup d'enfants, Quand ils sont tous beaux, bien faits et bien grands, Et d'un extérieur qui brille; Mais si l'un d'eux est faible, ou ne dit mot, On le méprise, on le raille, on le pille : Quelquefois, cependant, c'est ce petit marmot Qui fera le bonheur de toute la famille."

Charles Perrault, « Le petit poucet », Histoires ou contes du temps passé (1697)

TEXTE 3

"Le Petit Chaperon rouge tira la chevillette, et la porte s’ouvrit.

Le Loup, la voyant entrer, lui dit en se cachant dans le lit sous la couverture : Mets la galette et le petit pot de beurre sur la huche, et viens te coucher avec moi. Le Petit Chaperon rouge se déshabille, et va se mettre dans le lit, où elle fut bien étonnée de voir comment sa Mère-grand était faite en son déshabillé. Elle lui dit : Ma mère-grand, que vous avez de grands bras ? C’est pour mieux t’embrasser, ma fille. Ma mère-grand, que vous avez de grandes jambes ? C’est pour mieux courir, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grandes oreilles ? C’est pour mieux écouter, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grands yeux ? C’est pour mieux voir, mon enfant. Ma mèregrand, que vous avez de grandes dents. C’est pour te manger. Et en disant ces mots, ce méchant Loup se jeta sur le Petit Chaperon rouge, et la mangea.

MORALITÉ

On voit ici que de jeunes enfants, Surtout de jeunes filles Belles, bien faites, et gentilles, Font très mal d’écouter toute sorte de gens, Et que ce n’est pas chose étrange,

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S’il en est tant que le Loup mange. Je dis le Loup, car tous les Loups Ne sont pas de la même sorte ; Il en est d’une humeur accorte, Sans bruit, sans fiel et sans courroux, Qui privés, complaisants et doux, Suivent les jeunes Demoiselles Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles ; Mais hélas ! qui ne sait que ces Loups doucereux, De tous les Loups sont les plus dangereux."

Charles Perrault, « Le petit chaperon rouge » Histoires ou contes du temps passé (1697)

TEXTE 4

"Alors elle se souvint de sa grand-mère et se remit bien vite en chemin pour arriver chez elle. La porte ouverte et cela l’étonna. Mais quand elle fut dans la chambre, tout lui parut de plus en plus bizarre et elle se dit : “ Mon dieu, comme tout est étrange aujourd’hui ! D’habitude, je suis si heureuse quand je suis chez grand-mère ! ” Elle salua pourtant : - Bonjour, grand-mère ! Mais comme personne ne répondait, elle s’avança jusqu’au lit et écarta les rideaux. La grand-mère y était couchée, avec son bonnet qui lui cachait presque toute la figure, et elle avait l’air si étrange. - Comme tu as de grandes oreilles, grand-mère ! - C’est pour mieux t’entendre. - Comme tu as de gros yeux, grand-mère ! - C’est pour mieux te voir, répondit-elle. - Comme tu as de grandes mains ! - C’est pour mieux te prendre, répondit-elle. - Oh ! grand-mère, quelle grande bouche et quelles terribles dents tu as ! - C’est pour mieux te manger, dit le loup, qui fit un bond hors du lit et avala le pauvre Petit Chaperon rouge d’un seul coup. Sa voracité satisfaite, le loup retourna se coucher dans le lit et s’endormit bientôt, ronflant de plus en plus fort. Le chasseur, qui passait devant la maison l’entendit et pensa : “ Qu’a donc la vieille femme à ronfler si fort ? Il faut que tu entres et que tu voies si elle a quelque chose qui ne va pas. ” Il entra donc et, s’approchant du lit, vit le loup qui dormait là. - C’est ici que je te trouve, vieille canaille ! dit le chasseur. Il y a un moment que je te cherche... Et il allait épauler son fusil, quand, tout à coup, l’idée lui vint que le loup avait peut-être mangé la grand-mère et qu’il pouvait être encore temps de la sauver. Il posa son fusil, prit des ciseaux et se mit à tailler le ventre du loup endormi. Au deuxième ou au troisième coup de ciseaux, il vit le rouge chaperon qui luisait. Deux ou trois coups de ciseaux encore, et la fillette sortait du loup en s’écriant : - Ah ! comme j’ai eu peur ! Comme il faisait noir dans le ventre du loup ! Et bientôt après, sortait aussi la vieille grand-mère, mais c’était à peine si elle pouvait encore respirer. Le Petit Chaperon rouge se hâta de chercher de grosses pierres, qu’ils fourrèrent dans le ventre du

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loup. Quand celui-ci se réveilla, il voulut bondir, mais les pierres pesaient si lourd qu’il s’affala et resta mort sur le coup. Tous les trois étaient bien contents : le chasseur prit la peau du loup et rentra chez lui ; la grand-mère mangea la galette et but le vin que le Petit Chaperon rouge lui avait apportés, se retrouvant bientôt à son aise. Mais pour ce qui est du Petit Chaperon elle se jura : “ Jamais plus de ta vie tu ne quitteras le chemin pour courir dans les bois, quand ta mère te l’a défendu. ”

Les frères Grimm, Le petit chaperon rouge (1812)

Docs complémentaires :

Doc 1 : Catherine Vincent, Du bienfait des contes qui font frissonner, « article » Le Monde (2006)

« Pendant longtemps, tout fut simple. Pour se faire peur, il y avait les contes de Perrault, des frères Grimm, d'Andersen et d'autres. Des récits fondés sur des contes populaires dont l'origine se perd dans la nuit des temps, et dont les thèmes et les personnages - sorcières, fées, enfants perdus, ogres et loups affamés, méchants rois et princesses à marier - se retrouvent plus ou moins dans le monde entier. Une universalité qui signifie pour les psychanalystes que ces récits mobilisent des processus inconscients communs à tous les peuples, faits de pulsions, d'angoisses et de fantasmes.

Fantasmes de "dévoration" (Le Petit Chaperon rouge), de castration (Hänsel et Gretel), d'abandon (Cendrillon, Le Petit Poucet)... "L'enfant est traversé par des angoisses, par des émotions et sentiments violents (la peur, la colère, la haine) qu'il ne sait pas encore maîtriser. Les contes lui permettent de s'identifier à des héros qui ont les mêmes problèmes et auxquels ils trouvent des solutions, puisque la fin est toujours heureuse", notait Bruno Bettelheim dans sa célèbre Psychanalyse des contes de fées. Si la peur d'être dévoré prend l'apparence d'une sorcière, "il est facile de s'en débarrasser en la faisant rôtir dans un four", écrivait-il.

Ainsi l'aspect effrayant des contes permet non seulement aux enfants de s'évader pour leur plaisir, mais aussi d'atténuer leurs problèmes psychologiques personnels. D'où l'intérêt que leur témoignent psychologues et éducateurs, nombreux à faire de ces récits des outils thérapeutiques et pédagogiques. Mais que devient l'enfant lecteur ordinaire, à l'heure où les contes traditionnels perdent de leur impact ? Comment apprivoise-t-il ses peurs, de quelle manière développe-t-il son imaginaire ? A plonger dans le foisonnement actuel de la littérature enfantine, on se rend compte que les récits de nos grands-parents ont laissé place à des contes modernes tout aussi merveilleux, tout aussi inquiétants. Et que leur public en redemande, comme en témoigne le phénoménal succès de Harry Potter ou du Seigneur des anneaux, ou encore celui de la collection Chair de poule, forte de quelque 80 titres, aux éditions Bayard.

Sur ce plan, rien n'a donc changé : les enfants adorent toujours avoir peur "pour de faux", et continuent de trouver dans la lecture matière à assouvir cette délicieuse sensation. Mais les adultes, eux, sont souvent plus hésitants. Comme s'ils ne savaient plus ce qu'il convient de proposer à leur jeunesse en matière d'évasion. Comme s'ils avaient peur "pour de vrai".

"Chez les éditeurs comme chez les médias, il y a actuellement une tendance à édulcorer, à adoucir les récits", constate Abbi Patrix. Codirecteur de la Maison du conte de Chevilly-Larue (Val-de-Marne), où il anime une équipe de jeunes conteurs, ce colporteur de parole en est pourtant convaincu : "Les enfants ont un vrai besoin d'être en lien avec leur peur intérieure et avec le monde de la mort que véhiculent tous les contes."

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Dans une société que la mort, précisément, dérange de plus en plus, et qui cherche à l'oublier en la cachant, il est normal que les parents hésitent à offrir à leurs enfants des récits sombres ou morbides. Mais ils n'ont pas forcément raison. "Plus les adultes prennent conscience que les enfants sont des êtres sensibles, susceptibles d'être marqués toute leur vie par des événements survenus dans leurs premières années, plus ils ont tendance à refouler vis-à-vis d'eux ce qui a trait au sexuel et à l'angoisse", précise la psychanalyste Sophie de Mijolla-Mellor. Selon elle, c'est toutefois "une erreur de penser qu'il faut les préserver des livres et des spectacles qui font peur".

S'interrogeant sur ce qu'elle appelle "l'angoisse de fiction", Mme de Mijolla-Mellor remarque que celle-ci constitue "l'issue sublimatoire d'une autre angoisse, bien réelle celle-là, et permet du même coup d'en transformer le désagrément en plaisir". Se plonger dans l'effroi d'une bonne histoire peut donc avoir une réelle utilité. Mais, dans ce domaine où l'imaginaire est roi, aucune prescription n'est possible. "C'est l'enfant qui sait et doit savoir ce qui lui plaît ou non", précise la psychanalyste. C'est pourquoi "le vrai livre" est celui qu'il aura le sentiment d'avoir découvert seul. Celui avec lequel il conservera un rapport singulier, "fait de ses propres fantasmes un instant découverts sous l'alibi du récit".

Doc 2 Affiche du film de Jacques Demy Peau d'âne, 1970

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Classe de première La littérature d’idees conquérir sa liberté. Texte 1 La Boétie, extrait du Discours de la servitude volontaire 1574 Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres à votre mal et aveugles à votre bien ! Vous vous laissez enlever sous vos yeux le plus beau et le plus clair de votre revenu, vous laissez piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres ! Vous vivez de telle sorte que rien n’est plus à vous. Il semble que vous regarderiez désormais comme un grand bonheur qu’on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis, mais certes bien de l’ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu’il est, de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-mêmes à la mort. Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n’est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne vous les emprunte ? Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous, qui ne soit de vous-mêmes ? Comment oserait-il vous assaillir, s’il n’était d’intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire, si vous n’étiez les receleurs du larron qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-mêmes ? Vous semez vos champs pour qu’il les dévaste, vous meublez et remplissez vos maisons pour fournir ses pilleries, vous élevez vos filles afin qu’il puisse assouvir sa luxure, vous nourrissez vos enfants pour qu’il en fasse des soldats dans le meilleur des cas, pour qu’il les mène à la guerre, à la boucherie, qu’il les rende ministres de ses convoitises et exécuteurs de ses vengeances. Vous vous usez à la peine afin qu’il puisse se mignarder dans ses délices et se vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez afin qu’il soit plus fort, et qu’il vous tienne plus rudement la bride plus courte. Et de tant d’indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les sentaient, vous pourriez vous délivrer si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir. Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre.

Texte 2 La fontaine Le Loup et le Chien 1668

Un Loup n'avait que les os et la peau, Tant les chiens faisaient bonne garde. Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau, Gras, poli, qui s'était fourvoyé par mégarde. L'attaquer, le mettre en quartiers, Sire Loup l'eût fait volontiers ; Mais il fallait livrer bataille, Et le Mâtin était de taille

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A se défendre hardiment. Le Loup donc l'aborde humblement, Entre en propos, et lui fait compliment Sur son embonpoint, qu'il admire. "Il ne tiendra qu'à vous beau sire, D'être aussi gras que moi, lui repartit le Chien. Quittez les bois, vous ferez bien : Vos pareils y sont misérables, Cancres, hères, et pauvres diables, Dont la condition est de mourir de faim. Car quoi ? rien d'assuré : point de franche lippée : Tout à la pointe de l'épée. Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. " Le Loup reprit : "Que me faudra-t-il faire ? - Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens Portants bâtons, et mendiants ; Flatter ceux du logis, à son Maître complaire : Moyennant quoi votre salaire Sera force reliefs de toutes les façons : Os de poulets, os de pigeons, Sans parler de mainte caresse. " Le Loup déjà se forge une félicité Qui le fait pleurer de tendresse. Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé. "Qu'est-ce là ? lui dit-il. - Rien. - Quoi ? rien ? - Peu de chose. - Mais encor ? - Le collier dont je suis attaché De ce que vous voyez est peut-être la cause. - Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu'importe ? - Il importe si bien, que de tous vos repas Je ne veux en aucune sorte, Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. " Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encor.

Texte 3 la bruyère les caractéres1688 Quand vous voyez quelquefois un nombreux troupeau, qui répandu sur unecolline vers le déclin d’un beau jour, paît tranquillement le thym et le serpolet, ouqui broute dans une prairie une herbe menue et tendre qui a échappé à la fauxdu moissonneur, le berger, soigneux et attentif, est debout auprès de ses brebis ; il ne les perd pas de vue, il les suit, il les conduit, il les change de pâturage ; sielles se dispersent, il les rassemble ; si un loup avide paraît, il lâche son chien, qui le met en fuite ; il les nourrit, il les défend ; l’aurore le trouve déjà en pleinecampagne, d’où il ne se retire qu’avec le soleil : quels soins ! quelle vigilance ! quelle servitude ! Quelle condition vous paraît la plus délicieuse et la plus libre, ou du berger ou des brebis ? le troupeau est-

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il fait pour le berger, ou le bergerpour le troupeau ? Image naïve des peuples et du prince qui les gouverne, s’ilest bon prince.

Le faste et le luxe dans un souverain, c’est le berger habillé d’or et depierreries, la houlette d’or en ses mains ; son chien a un collier d’or, il est attachéavec une laisse d’or et de soie. Que sert tant d’or à son troupeau ou contre lesloups ?

Texte 4 Rousseau du contrat social 1762 On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile. Soit ; mais qu'y gagnent-ils, si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministère les désolent plus que ne feraient leurs dissensions ? Qu'y gagnent-ils, si cette tranquillité même est une de leurs misères ? On vit tranquille aussi dans les cachots; en est-ce assez pour s'y trouver bien ? Les Grecs enfermés dans l'antre du Cyclope y vivaient tranquilles, en attendant que leur tour vînt d'être dévorés.

Dire qu'un homme se donne gratuitement, c'est dire une chose absurde et inconcevable ; un tel acte est illégitime et nul, par cela seul que celui qui le fait n'est pas dans son bon sens. Dire la même chose de tout un peuple, c'est supposer un peuple de fous : la folie ne fait pas droit.

Quand chacun pourrait s'aliéner lui-même, il ne peut aliéner ses enfants ; ils naissent hommes et libres ; leur liberté leur appartient, nul n'a droit d'en disposer qu'eux. Avant qu'ils soient en âge de raison le père peut en leur nom stipuler des conditions pour leur conservation, pour leur bien-être ; mais non les donner irrévocablement et sans condition ; car un tel don est contraire aux fins de la nature et passe les droits de la paternité. Il faudrait donc pour qu'un gouvernement arbitraire fût légitime qu'à chaque génération le peuple fût le maître de l'admettre ou de le rejeter : mais alors ce gouvernement ne serait plus arbitraire.

Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de l'humanité, même à ses devoirs. Il n'y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec

Texte 5 T Todorov menaces sur la démocrtaie le monde 2009 es démocraties sont sorties victorieuses de leur affrontement avec le totalitarisme, et elles ne sont pas vraiment mises en danger par les théocraties qui s'installent ici ou là. En revanche, elles sont menacées par des dérives qui proviennent de l'intérieur d'elles-mêmes.

La démocratie libérale repose sur deux principes, deux formes d'autonomie. La souveraineté du peuple d'une part, qui assure l'égalité de tous les citoyens et la défense du bien commun. La liberté des individus d'autre part, à l'intérieur d'une sphère soustraite à tout contrôle collectif. Si ces principes ne s'opposent pas directement, des tensions naissent parfois entre eux. Et pour cause : le pouvoir du peuple est remis entre les mains de ses dirigeants, or ceux-ci sont des êtres humains

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comme les autres. Montesquieu, premier représentant de la pensée libérale en France, mettait déjà en garde : "C'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser."

Pour pallier ce danger, les démocraties ont favorisé un double pluralisme. Celui des partis garantissant la diversité des opinions politiques ; et celui des autorités qui, en s'incarnant dans des institutions autonomes, se limitent mutuellement. L'abus de pouvoir consiste à le monopoliser. On en a vu une illustration avec la précédente administration américaine, qui, au nom de la raison d'Etat, en était venue à légaliser la torture. En France, les menaces sur la démocratie prennent une autre forme.

(…)La monarchie, même élective, n'est pas la démocratie. En théorie, nos institutions restent fidèles aux principes démocratiques ; en pratique, il leur arrive d'être transformées en simples façades d'un pouvoir absolu et personnalisé. Comment, ensuite, exiger des habitants des cités ce que n'incarnent pas les dirigeants du pays ? La démocratie repose sur un équilibre fragile entre les composantes de la société ; en ce moment, des signes nombreux indiquent que cet équilibre est mis en danger.

Document complémentaire

La Liberté armée du sceptre de la Raison foudroie l'ignorance et le Fanatisme », gravure allégorique de Louis Boizot et Jean-Baptiste Chapuy [1794

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CLASSE DE PREMIERE : LA LITTERATURE D’IDEE : L’ECRIVAIN CONTRE LA TORTURE

Texte 1 : Montaigne - Les essais - de la conscience Texte 2 : Voltaire - dictionnaire philosophique Texte 3 : Camus - Les chroniques algériennes. (Sur la guerre d'Algérie ...) Texte 4 : Desproges - Dictionnaire superflu pour l'élite et les bien nantis

Texte 1 Chapitre 5 : Sur la conscience

[...] C'est une dangereuse invention que celle de la torture, et il semble bien que ce soit plus une épreuve d'endurance que de vérité. Celui qui peut la supporter cache la vérité tout autant que celui qui ne le peut pas. Pourquoi en effet la douleur me ferait-elle plutôt dire ce qui est que ce qui n'est pas ? Et à l'inverse, si celui qui est innocent de ce dont on l'accuse est assez fort pour supporter ces souffrances, pourquoi celui qui en est coupable ne le serait-il pas lui aussi, quand en échange ce qu'on lui propose est d'avoir la vie sauve ? Je pense que le fondement de cette invention réside dans la considération accordée à l'effort de la conscience. Car dans le cas du coupable, il se pourrait qu'elle l'affaiblisse, et s'ajoute à la torture pour lui faire confesser sa faute ; à l'inverse, elle fortifierait l'innocent contre ses tourments. Mais en vérité, c'est un moyen plein d'incertitude et de danger. Que ne dirait-on pas, que ne ferait-on pas pour échapper à des souffrances aussi horribles ? La souffrance oblige à mentir même les innocents. Il arrive donc que le juge, qui a soumis un homme à la « question » pour ne pas le faire mourir s'il est innocent, le fait finalement mourir et innocent... et torturé. Il en est tant qui se sont accusés eux-mêmes en faisant de fausses confessions ! Et parmi eux je citerai Philotas, en voyant les circonstances du procès que lui fit Alexandre, et le déroulement de sa torture. On prétend que c'est la chose la moins mauvaise que la faiblesse humaine ait pu inventer... Bien inhumaine, pourtant, et inutile, à mon avis ! Plusieurs peuples, en cela moins « barbares » que les Grecs et les Romains, qui les appellent pourtant ainsi, estiment qu'il est horrible et cruel de faire souffrir et démembrer un homme, dont la faute n'est pas avérée. Que peut-il contre cette ignorance ? N'êtes-vous pas injustes, sous prétexte de ne pas le tuer sans raison, de lui faire subir quelque chose de pire encore que la mort ? Et pour preuve qu'il en est bien ainsi, voyez comment bien des fois il préfère mourir sans raison que de passer par cette épreuve. Elle est plus pénible que le supplice final lui-même, et bien souvent, tellement insupportable, qu'elle le devance et même l'exécute. Je ne sais d'où je tiens cette histoire, mais elle reflète bien la conscience dont sait faire preuve notre justice. Devant le Général d'armée, grand justicier, une villageoise accusait un soldat d'avoir enlevé à ses jeunes enfants ce peu de bouillie qui lui restait pour les nourrir, l'armée ayant tout ravagé. Mais pas de preuves !... Le Général somma la femme de bien

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considérer ce qu'elle disait, car elle devrait répondre de son accusation si elle mentait. Mais comme elle persistait, il fit alors ouvrir le ventre du soldat pour connaître la vérité. Et la femme se trouva avoir raison. Voilà bien une condamnation instructive. Texte 2 Voltaire Torture

Les Romains n'infligèrent la torture qu'aux esclaves, mais les esclaves n'étaient pas comptés pour des hommes. Il n'y a pas d'apparence non plus qu'un conseiller de la Tournelle regarde comme un de ses semblables un homme qu'on lui amène hâve, pâle, défait, les yeux mornes, la barbe longue et sale, couvert de la vermine dont il a été rongé dans un cachot. Il se donne le plaisir de l'appliquer à la grande et à la petite torture, en présence d'un chirurgien qui lui tâte le pouls, jusqu'à ce qu'il soit en danger de mort, après quoi on recommence ; et, comme dit très bien la comédie des Plaideurs : « Cela fait toujours passer une heure ou deux ». Le grave magistrat qui a acheté pour quelque argent le droit de faire ces expériences sur son prochain, va conter à dîner à sa femme ce qui s'est passé le matin. La première fois madame en a été révoltée, à la seconde elle y a pris goût, parce qu'après tout les femmes sont curieuses ; et ensuite la première chose qu'elle lui dit lorsqu'il rentre en robe chez lui : « Mon petit cœur, n'avez-vous fait donner aujourd'hui la question à personne ? » Les Français, qui passent, je ne sais pourquoi, pour un peuple fort humain, s'étonnent que les Anglais, qui ont eu l'inhumanité de nous prendre tout le Canada, aient renoncé au plaisir de donner la question. Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d'un lieutenant général des armées, jeune homme de beaucoup d'esprit et d'une grande espérance, mais ayant toute l'étourderie d'une jeunesse effrénée, fut convaincu d'avoir chanté des chansons impies, et même d'avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les juges d'Abbeville, gens comparables aux sénateurs romains, ordonnèrent, non seulement qu'on lui arrachât la langue, qu'on lui coupât la main, et qu'on brûlât son corps à petit feu ; mais ils l'appliquèrent encore à la torture pour savoir précisément combien de chansons il avait chantées, et combien de processions il avait vu passer, le chapeau sur la tête. Ce n'est pas dans le XIIIème ou dans le XIVème siècle que cette aventure est arrivée, c'est dans le XVIIIème. Les nations étrangères jugent de la France par les spectacles, par les romans, par les jolis vers, par les filles d'Opéra, qui ont les mœurs fort douces, par nos danseurs d'Opéra, qui ont de la grâce, par Mlle Clairon, qui déclame des vers à ravir. Elles ne savent pas qu'il n'y a point au fond de nation plus cruelle que la française. Les Russes passaient pour des barbares en 1700, nous ne sommes qu'en 1769 ; une impératrice vient de donner à ce vaste État des lois qui auraient fait honneur à Minos, à Numa, à Solon, s'ils avaient eu assez d'esprit pour les inventer. La plus remarquable est la tolérance universelle, la seconde est l'abolition de la torture. La justice et l'humanité ont conduit sa plume ; elle a tout réformé. Malheur à une nation qui, étant depuis longtemps civilisée, est encore conduite par d'anciens usages atroces ! « Pourquoi changerions-nous notre jurisprudence ? dit-elle : l'Europe se sert de nos cuisiniers, de nos tailleurs, de nos perruquiers ; donc nos lois sont bonnes ». Voltaire - Dictionnaire philosophique - 1764 Texte 3 Albert Camus

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" On a le droit, et le devoir, de dire que la lutte armée et la répression ont pris, de notre côté, des aspects inacceptables. Les représailles contre les populations civiles et les pratiques de torture sont des crimes dont nous sommes tous solidaires. Que ces faits aient pu se produire parmi nous, c'est une humiliation à quoi il faudra désormais faire face. En attendant, nous devons du moins refuser toute justification, fût-ce par l'efficacité, à ces méthodes. Dès l'instant, en effet, où, même indirectement, on les justifie, il n'y a plus de règle ni de valeur, toutes les causes se valent et la guerre sans buts ni lois consacre le triomphe du nihilisme. Bon gré, mal gré, nous retournons alors à la jungle où le seul principe est la violence. Ceux qui ne veulent plus entendre parler de morale devraient comprendre en tout cas que, même pour gagner les guerres, il vaut mieux souffrir certaines injustices que les commettre, et que de pareilles entreprises nous font plus de mal que cent maquis ennemis. Lorsque ces pratiques s'appliquent, par exemple, à ceux qui, en Algérie, n'hésitent pas à massacrer l'innocent ni, en d'autres lieux, à torturer ou à excuser que l'on torture, ne sont-elles pas aussi des fautes incalculables puisqu'elles risquent de justifier les crimes mêmes que l'on veut combattre ? Et quelle est cette efficacité qui parvient à justifier ce qu'il y a de plus injustifiable chez l'adversaire ? A cet égard, on doit aborder de front l'argument majeur de ceux qui ont pris leur parti de la torture : celle-ci a peut-être permis de retrouver trente bombes, au prix d'un certain honneur, mais elle a suscité du même coup, cinquante terroristes nouveaux qui, opérant autrement et ailleurs, feront mourir plus d'innocents encore. Même acceptée au nom du réalisme et de l'efficacité, la déchéance ici ne sert à rien, qu'à accabler notre pays à ses propres yeux et à ceux de l'étranger. Finalement, ces beaux exploits préparent infailliblement la démoralisation de la France et l'abandon de l'Algérie. Ce ne sont pas des méthodes de censure, honteuses ou cyniques mais toujours stupides, qui changeront quelque chose à ces vérités. Le devoir du gouvernement n'est pas de supprimer les protestations même intéressées, contre les excès criminels de la répression ; il est de supprimer ces excès et de les condamner publiquement, pour éviter que chaque citoyen ne se sente responsable personnellement des exploits de quelques-uns et donc contraint de les dénoncer ou de les assumer."

"Actuelles III - Chroniques algériennes" - extrait de l'avant-propos - écrit le 25 mai 1958

Texte 5 Torture, nom commun, trop commun, féminin, mais ce n’est pas de ma faute. Du latin tortura, action de tordre. Bien plus que le costume trois-pièces ou la pince à vélo, c’est la pratique de la torture qui permet de distinguer à coup sûr lʼhomme de la bête. L’homme est en effet le seul mammifère suffisamment évolué pour penser à enfoncer des tisonniers dans l’œil dʼun lieutenant de vaisseau dans le seul but de lui faire avouer lʼâge du capitaine. La torture remonte à la nuit des temps. A peine eût-il inventé le gourdin, que l’homme de Cro-Magnon songeait aussitôt à en foutre un coup sur la gueule de la femme de Cro-Magnonne qui refusait de lui avouer l’âge de Pierre. Mais il fallut attendre l’avènement du christianisme pour que la pratique de la torture atteigne un degré de raffinement enfin digne de notre civilisation. Avant cet âge d’or, en effet, la plupart des supplices, en Haute-Egypte et jusqu’à Athènes, relevaient hélas de la

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plus navrante vulgarité. Les Spartiates eux-mêmes, au risque d’accentuer la dégradation des sites, n’hésitaient pas à précipiter leurs collègues de bureau du haut des falaises lacédémoniennes pour leur faire avouer la recette de la macédoine. Quant à l’invasion de la Grèce par les légions romaines, on n’en retiendra que la sanglante boucherie au cours de laquelle le général Pinochus se fit révéler le théorème de Pythagore en filant des coups de pelle aux Ponèses. Pour en revenir aux chrétiens, on n’oubliera pas qu’après avoir été, sous les Romains, les premières victimes de la torture civilisée, ils en devinrent les plus sinistres bourreaux pendant l’inquisition. Aujourd’hui encore, quand on fait l’inventaire des ustensiles de cuisine que les balaises du Jésusʼfan Club n’hésitaient pas à enfoncer sous les ongles des hérétiques, ce n’est pas sans une légitime appréhension qu’on va chez sa manucure. Aux portes de l’an 2000, l’usage de la torture en tant qu’instrument de gouvernement se porte encore bien, merci !

Verdier, 1849 « Châtiment des quatre piquets dans les colonies

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Classe de première autour de Montaigne. Texte 1 Dans le chapitre Des cannibales, au livre I des Essais, Montaigne s’interroge sur l’habitude qu’ont prise les Européens de désigner les indigènes d’Amérique comme des « sauvages » ou encore comme des « barbares ».

Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté : si- non que chacun appelle barbarie, ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sau- vages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses, les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à l’envi des nôtres, en divers fruits de ces contrées-là sans culture. Ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l’avons du tout étouffée. Si est-ce que, partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises. [...] Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les sur- passons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est toute noble et généreuse, et a autant d’excuse et de beauté que cette mala- die humaine en peut recevoir ; elle n’a autre fondement parmi eux, que la seule jalousie de la vertu. Ils ne sont pas en débatde la conquête de nouvelles terres, car ils jouissent en- core de cette uberté naturelle, qui les fournit sans travail et sans peine, de toutes choses nécessaires, en telle abondance qu’ils n’ont que faire d’agrandir leurs limites. Ils sont encore en cet heureux point, de ne désirer qu’autant que leurs nécessités naturelles leur ordonnent ; tout ce qui est au delà est superflu pour eux. Ils s’entr’appellent généralement ceux de même âge, frères ; enfants, ceux qui sont au dessous ; et les vieillards sont pères à tous les autres. Ceux-ci laissent à leurs héritiers en com- mun, cette pleine possession de biens par indivis, sans autre titre que celui tout pur que nature donne à ses créatures, les produisant au monde.

cannibales : nom dérivé de Caraïbe qui désigne d’abord les Indiens des Antilles, réputés anthropophages. Il prend au XVIe siècle le sens général de sauvage. Le sens moderne (équivalent à anthropophage), n’apparaît qu’à l’aube du XIXe siècle.

Montaigne, Essais, livre I, chap. XXXI (orthographe modernisée).

Texte 2 Sur le cannibalisme

Ils ont leurs guerres contre les nations qui sont au-delà de leurs montagnes, plus avant en la terre ferme, auxquelles ils vont tous nus, n’ayant autres armes que des arcs ou des épées de bois, appointées par un bout, à la mode des langues de nos épieux. C’est chose émerveillable que de la fermeté de leurs combats, qui ne finissent jamais que par meurtre et effusion de sang ; car, de routes

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et d’effroi, ils ne savent que c’est. Chacun rapporte pour son trophée la teste de l’ennemi qu’il a tué, et l’attache à l’entrée de son logis. Après avoir longtemps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commodités dont ils se peuvent aviser, celui qui en est le maître, fait une grande assemblée de ses connaissances : il attache une corde à l’un des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le tient, éloigné de quelques pas, de peur d’en être offensé, et donne au plus cher de ses amis l’autre bras à tenir de même ; et eux deux, en présence de toute l’assemblée, l’assomment à coups d’épée. Cela fait, ils le rôtissent et en mangent en commun et en envoient des lopins à ceux de leurs amis qui sont absents. Ce n’est pas, comme on pense, pour s’en nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes : c’est pour représenter une extrême vengeance. Et qu’il soit ainsi, ayant aperçu que les Portugais, qui s’étaient ralliés à leurs adversaires, usaient d’une autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenaient, qui était de les enterrer jusques à la ceinture, et tirer au demeurant du corps force coups de trait, et les pendre après : ils pensèrent que ces gens ici de l’autre monde, comme ceux qui avaient semé la connaissance de beaucoup de vices parmi leur voisinage, et qui étaient beaucoup plus grands maîtres qu’eux en toute sorte de malice, ne prenaient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et qu’elle devait être plus aigre que la leur, commencèrent de quitter leur façon ancienne pour suivre cette-ci. Je ne suis pas marri que nous remarquons l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle action, mais oui bien de quoi, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveuglés aux nôtres. Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer, par tourments et par gênes, un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons, non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé. Chrysippus et Zénon, chefs de la secte Stoïque, ont bien pensé qu’il n’y avait aucun mal de se servir de notre charogne à quoi que ce fut pour notre besoin, et d’en tirer de la nourriture : comme nos ancêtres, étant assiégés par César en la ville de Alesia, se résolurent de soutenir la faim de ce siège par les corps des vieillards, des femmes et autres personnes inutiles au combat. Vascones, fama est, alimentis talibus usi Produxere animas. Et les médecins ne craignent pas de s'en servir à toute sorte d'usage, pour notre santé ; soit pour l'appliquer au dedans, ou au dehors : Mais il ne se trouva jamais aucune opinion si dérèglée, qui excusât la trahison, la déloyauté́, la tyrannie, la cruauté́, qui sont nos fautes ordinaires. Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie.

Montaigne. Les Essais. Livre I, chap. XXX : « Des Cannibales »

Texte 3 Notre monde vient d'en trouver un autre (et qui nous répond si c'est le dernier de ses frères, puisque les Démons, les Sibylles, et nous, avons ignoré celui-ci jusqu'à cette heure ?) non moins grand, plein, et membru que lui : toutefois si nouveau et si enfant, qu'on lui apprend encore son a, b, c ; il n'y a pas cinquante ans qu'il ne savait ni lettres, ni poids, ni mesure, ni vêtements, ni blés, ni vignes. Il était encore tout nu, au giron, et ne vivait que des moyens de sa mère nourrice. Si nous concluons bien de notre fin, et ce poète de la jeunesse de son siècle, cet autre monde ne fera qu'entrer en lumière, quand le nôtre en sortira. L'univers tombera en paralysie; l'un membre sera perclus, l'autre en vigueur.

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Bien crains-je que nous aurons bien fort hâté sa déclinaison et sa ruine par notre contagion, et que nous lui aurons bien cher vendu nos opinions et nos arts. C'était un monde enfant ; si ne l'avons-nous pas fouetté et soumis à notre discipline par l'avantage de notre valeur et forces naturelles, ni ne l'avons pratiqué par notre justice et bonté, ni subjugué par notre magnanimité. La plupart de leurs réponses, et des négociations faites avec eux, témoignent qu'ils ne nous devaient rien en clarté d'esprit naturelle et en pertinence. L'épouvantable magnificence des villes de Cusco et de Mexico, et, entre plusieurs choses pareilles, le jardin de ce Roi, où tous les arbres, les fruits, et toutes les herbes, selon l'ordre et grandeur qu'ils ont en un jardin, étaient excellemment formées en or; comme, en son cabinet, tous les animaux qui naissaient en son état et en ses mers ; et la beauté de leurs ouvrages, en pierrerie, en plume, en coton, en la peinture, montrent qu'ils ne nous cédaient non plus en l'industrie. Mais quant à la dévotion, observance des lois, bonté, libéralité, loyauté, franchise, il nous a bien servi de n'en avoir pas tant qu'eux ; ils se sont perdus par cet avantage, et vendus, et trahis eux-mêmes. Quant à la hardiesse et courage, quant à la fermeté, constance, résolution contre les douleurs et la faim, et la mort, je ne craindrais pas d'opposer les exemples que je trouverais parmi eux aux plus fameux exemples anciens que nous ayons aux mémoires de notre monde par-deçà. Car, pour ceux qui les ont subjugués, qu'ils ôtent les ruses et batelages de quoi ils se sont servis à les piper, et le juste étonnement qu'apportait à ces nations-là de voir arriver si inopinément des gens barbus, divers en langage, religion, en forme et en contenance, d'un endroit du monde si éloigné et où ils n'avaient jamais su qu'il y eût habitation quelconque, montés sur des grands monstres inconnus, contre ceux qui n'avaient non seulement jamais vu de cheval, mais bête quelconque duite à porter et soutenir homme ni autre charge ; garnis d'une peau luisante et dure, et d'une arme tranchante et resplendissante, contre ceux qui, pour le miracle de la lueur d'un miroir ou d'un couteau, allaient échangeant une grande richesse en or et en perles, et qui n'avaient ni science ni matière par où tout à loisir ils sussent percer notre acier; ajoutez-y les foudres et tonnerres de nos pièces et arquebuses, capables de troubler César même, qui l'en eût surpris autant inexpérimenté, et à cette heure, contre des peuples nus, si ce n'est où l'invention était arrivée de quelque tissu de coton, sans autres armes pour le plus que d'arcs, pierres, bâtons et boucliers de bois; des peuples surpris, sous couleur d'amitié et de bonne foi, par la curiosité de voir des choses étrangères et inconnues: ôtez, dis-je, aux conquérants cette disparité, vous leur ôtez toute l'occasion de tant de victoires."

Montaigne. Les Essais. Livre III,: « Des coches »

Texte 4 Bartolomé de Las Casas.

Les Indes ont été découvertes en l’année 1492 ; elles furent peuplées l’année suivante de chrétiens espagnols, de sorte qu’en quarante-neuf ans de nombreux Espagnols s’y sont rendus. La première terre où ils pénétrèrent pour s’y établir est la grande et bienheureuse île Espagnole, qui a six cents lieues de pourtour. Il y a tout autour d’innombrables autres îles très grandes. Nous les avons vues et elles étaient toutes aussi peuplées et pleines de naturels, les Indiens, que n’importe quelle terre habitée du monde. La Terre Ferme, dont le point le plus proche est à environ deux cent cinquante lieues de l’île, a dix mille lieues de côtes connues, et on en découvre chaque jour davantage. Toutes les terres découvertes jusqu’en 1541 sont tellement pleines de gens, comme une ruche, que l’on croirait que

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Dieu y a mis la plus grande quantité de tout le lignage humain. Tous ces peuples universels et innombrables, de toutes sortes, Dieu les a créés extrêmement simples, sans méchanceté ni duplicité, très obéissants et très fidèles à leurs seigneurs naturels et aux chrétiens qu’ils servent ; les plus humbles, les plus patients, les plus pacifiques et tranquilles qui soient au monde ; sans rancune et sans tapage, ni violents ni querelleurs, sans rancœur, sans haine, sans désir de vengeance. Ce sont aussi des gens de conformation délicate, fluette et fragile, qui supportent difficilement les travaux et meurent très facilement de n’importe quelle maladie. Les fils de princes et de seigneurs de chez nous, élevés dans l’aisance et la vie douce, ne sont pas plus fragiles qu’eux, et même pas plus fragiles que les Indiens de familles paysannes. Ce sont aussi des gens très pauvres, qui possèdent fort peu et qui ne veulent pas posséder de biens temporels ; c’est pourquoi ils ne sont ni orgueilleux, ni ambitieux, ni cupides. Leur nourriture n’est ni plus abondante, ni meilleure, ni moins pauvre que celle des Saintes Pères dans le désert. Ils vont en général tout nus, ne couvrant que leurs parties honteuses ; ils se couvrent tout au plus d’une couverture de coton d’une aune et demie à deux aunes carrées. Leurs lits sont des nattes et, au mieux, ils dorment dans des sortes de filets suspendus qu’ils appellent hamacs dans la langue de l’île Espagnole.

Ils ont l’entendement clair, sain et vif. Ils sont très capables et dociles pour toute bonne doctrine, et très aptes à recevoir notre sainte foi catholique et à acquérir des mœurs vertueuses. Dieu n’a pas créé au monde de peuple où il y ait moins d’obstacles à cela. Et dès qu’ils commencent à entendre parler des choses de la foi ils insistent tellement pour les connaître et exercer les sacrements de l’Eglise et le culte divin qu’en vérité les religieux doivent être dotés par Dieu d’une signalée patience pour les supporter. Finalement, j’ai entendu souvent, depuis plusieurs années, beaucoup d’Espagnols qui n’étaient pas des religieux, dire qu’ils ne pouvaient nier la bonté visible de ces gens. Ils auraient été certainement les plus heureux du monde si seulement ils avaient connu Dieu. C’est chez ces tendres brebis, ainsi dotées par leur créateur de tant de qualités, que les Espagnols, dès qu’ils les ont connues, sont entrées comme des loups, des tigres et des lions très cruels affamés depuis plusieurs jours. Depuis quarante ans, et aujourd’hui encore, ils ne font que les mettre en pièces, les tuer, les inquiéter, les affliger, les tourmenter et les détruire par des cruautés étranges, nouvelles, variées, jamais vues, ni lues, ni entendues. J’en dirai quelques-unes plus loin ; elles ont été telles que sur les trois millions de naturels de l’île Espagnole que nous avons vus il n’y en a même plus deux cents aujourd’hui. [...] Au cours de ces quarante ans, plus de douze millions d’âmes, hommes, femmes et enfants, sont morts injustement à cause de la tyrannie et des œuvres infernales des chrétiens. C’est un chiffre sûr et véridique. Et en réalité je crois, et je ne pense pas me tromper, qu’il y en a plus de quinze millions. Ceux qui sont allés là-bas et qui se disent chrétiens ont eu principalement deux manières habituelles d’extirper et de rayer de la face de la terre ces malheureuses nations. L’une en leur faisant des guerres injustes, cruelles, sanglantes et tyranniques. L’autre, après avoir tué tous ceux qui pourraient désirer la liberté, l’espérer ou y penser, ou vouloir sortir des tourments qu’ils subissaient, comme tous les seigneurs naturels et les hommes (car dans les guerres ont ne laisse communément en vie que les jeunes et les femmes), en les opprimant dans la plus dure, la plus horrible et la plus brutale servitude à laquelle on a jamais soumis hommes ou bêtes. A ces deux formes de tyrannie infernale se réduisent, se résument et sont subordonnées toutes les autres, infiniment variées, de destruction de ces peuples. Si les chrétiens ont tué et détruit tant et tant d’âmes et de telle qualité, c’est seulement dans le but

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d’avoir de l’or, de se gonfler de richesses en très peu de temps et de s’élever à de hautes positions disproportionnées à leur personne. A cause de leur cupidité et de leur ambition insatiables, telles qu’ils ne pouvaient y en avoir de pires au monde, et parce que ces terres étaient heureuses et riches, et ces gens si humbles, si patients et si facilement soumis, ils n’ont eu pour eux ni respect, ni considération, ni estime. (Je dis la vérité sur ce que je sais et ce que j’ai vu pendant tout ce temps.) Ils les ont traités je ne dis pas comme des bêtes (plût à Dieu qu’ils les eussent traités et considérés comme des bêtes), mais pire que des bêtes et moins que du fumier. C’est ainsi qu’ils ont pris soin de leurs vies et de leurs âmes, et c’est pourquoi ces innombrables gens sont morts sans foi et sans sacrements. Or c’est une vérité notoire et vérifiées, reconnue et admise par tous, même par les tyrans et les assassins, que jamais les Indiens de toutes les Indes n’ont fait le moindre mal à des chrétiens. Ils les ont d’abord crus venus du ciel jusqu’à ce que, à plusieurs reprises, les chrétiens leur aient fait subir, à eux ou à leurs voisins, toutes sortes de maux, des vols, des meurtres, des violences et des vexations. Bartolomé de Las Casas. Très brève relation de la destruction des Indes. 1552

Texte 5 Jean de Léry

Chapitre VIII. Du naturel, force, stature, nudité, disposition et ornements du corps, tant des hommes que des femmes sauvages Brésiliens, habitant en l’Amérique : entre lesquels j’ai fréquenté environ un an.

« Nudité des Américaines moins à craindre que l’artifice des femmes de par-deçà »

Toutesfois avant que clore ce chapitre, ce lieu-ci requiert que je réponde, tant à ceux qui ont écrit, qu’à ceux qui pensent que la fréquentation entre ces sauvages tous nus, et principalement parmi les femmes, incite à lubricité et paillardise. Sur quoi je dirai en un mot, qu’encore voirement qu’en apparence il n’y ait que trop d’occasion d’estimer qu’outre la déshonnêteté de voir ces femmes nues, cela ne semble aussi servir comme d’un appât ordinaire à convoitise : toutefois, pour en parler selon ce qui s’en est communément aperçu pour lors, cette nudité, aussi grossière en telle femme est beaucoup moins attrayante qu’on ne cuiderait. Et partant, je maintiens que les attifets, fards, fausses perruques, cheveux tortillés, grands collets fraisés, vertugales, robes sur robes, et autres infinies bagatelles dont les femmes et filles de par-deçà se contrefont et n’ont jamais assez, sont sans comparaison, cause de plus de maux que n’est la nudité ordinaire des femmes sauvages : lesquelles cependant, quant au naturel, ne doivent rien aux autres en beauté. Tellement que si l’honnêteté me permettait d’en dire davantage, me vantant de bien soudre toutes les objections qu’on pourrait amener au contraire, j’en donnerais des raisons si évidentes que nul ne pourrait les nier. Sans doncques poursuivre ce propos plus avant, je me rapporte de ce peu que j’en ai dit à ceux qui ont fait le voyage en la terre du Brésil, et qui comme moi ont vu les unes et les autres.

Ce n’est cependant que contre ce que dit la sainte Ecriture d’Adam et Eve, lesquels après le péché, reconnaissant qu’ils étaient nus furent honteux, je veuille en façon que ce soit approuver cette nudité : plutôt détesterai-je les hérétiques qui contre la Loi de nature (laquelle toutefois quant à ce

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point n’est nullement observée entre nos pauvres Américains) l’ont toutefois voulu introduire par-deçà.

Mais ce que j’ai dit de ces sauvages est, pour montrer qu’en les condamnant si austèrement, de ce que sans nulle vergogne ils vont ainsi le corps entièrement découvert, nous excédant en l’autre extrémité, c’est-à-dire en nos bombances, superfluités et excès en habits, ne sommes guères plus louables. Et plût à Dieu, pour mettre fin à ce point, qu’un chacun de nous, plus pour l’honnêteté et nécessité, que pour la gloire et mondanité, s’habillât modestement.

Chapitre XV. Comment les Américains traitent leurs prisonniers pris en guerre, et les cérémonies qu’ils observent tant à les tuer qu’à les manger. Extrait : « Comparaison de la cruauté française avec celle des barbares »

Je pourrais encore amener quelques autres semblables exemples, touchant la cruauté des sauvages envers leurs ennemis, n’était qu’il me semble que ce qu’en ai dit est assez pour faire avoir horreur, et dresser à chacun les cheveux en la tête. Néanmoins afin que ceux qui liront ces choses tant horribles, exercées journellement entre ces nations barbares de la terre du Brésil, pensent aussi un peu de près à ce qui se fait par decà parmi nous : je dirai en premier lieu sur cette matière, que si on considère à bon escient ce que font nos gros usuriers (suçant le sang et la moelle, et par conséquent mangeant tous en vie, tant de veuves, orphelins et autres pauvres personnes auxquels il vaudrait mieux couper la gorge d’un seul coup, que les faire ainsi languir) qu’on dira qu’ils sont encore plus cruels que les sauvages dont je parle. Voilà aussi pourquoi le Prophète dit, que telles gens écorchent la peau, mangent la chair, rompent et brisent les os du peuple de Dieu, comme s’ils les faisaient bouillir dans une chaudière. Davantage, si on veut venir à l’action brutale de mâcher et manger réellement (comme on parle) la chair humaine, ne s’en est-il point trouvé en ces régions de par deçà, voire même entre ceux qui portent le titre de Chrétiens, tant en Italie qu’ailleurs, lesquels ne s’étant pas contentés d’avoir fait cruellement mourir leurs ennemis, n’ont peu rassasier leur courage, sinon en mangeant de leur foie et de leur cœur ? Je m’en rapporte aux histoires. Et sans aller plus loin, en la France quoi ? (Je suis Français et je me fâche de le dire) durant la sanglante tragédie qui commença à Paris le 24 d’août 1572 dont je n’accuse point ceux qui n’en sont pas cause : entre autres actes horribles à raconter, qui se perpétrèrent lors par tout le Royaume, la graisse des corps humains (qui d’une façon plus barbare et cruelle que celle des sauvages, furent massacrés dans Lyon, après être retirés de la rivière de Saône) ne fut-elle pas publiquement vendue au plus offrant et dernier enchérisseur ? Les foies, cœurs, et autres parties des corps de quelques-uns ne furent-ils pas mangés par les furieux meurtriers, dont les enfers ont horreur ? Semblablement après qu’un nommé Cœur de Roi, faisant profession de la Religion réformée dans la ville d’Auxerre, fut misérablement massacré, ceux qui commirent ce meurtre, ne découpèrent-ils pas son cœur en pièces, l’exposèrent en vente à ses haineux, et finalement l’ayant fait griller sur les charbons, assouvissant leur rage comme chiens mâtins, en mangèrent ? Il y a encore des milliers de personnes en vie, qui témoigneront de ces choses non jamais auparavant ouïes entre peuples quels qu’ils soient, et les livres qui dès long temps en sont jà imprimés, en feront foi à la postérité. Tellement que non sans cause, quelqu’un, duquel je proteste ne savoir le nom, après cette exécrable boucherie du peuple français, reconnaissant qu’elle surpassait toutes celles dont on avait jamais ouï parler, pour l’exagérer fit ces vers suivants : Riez Pharaon, Achab, et Néron, Hérode aussi : Votre barbarie Est ensevelie Par ce fait ici. Par quoi, qu’on n’abhorre plus tant désormais la cruauté des sauvages anthropophages, c’est-à-dire

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mangeurs d’hommes : car puisqu’il y en a de tels, voire d’autant plus détestables et pires au milieu de nous, qu’eux qui, comme il a été vu, ne se ruent que sur les nations lesquelles leur sont ennemies, et ceux-ci se sont plongés au sang de leurs parents, voisins et compatriotes, il ne faut pas aller si loin qu’en leur pays ni qu’en l’Amérique pour voir choses si monstrueuses et prodigieuses.

Jean de Léry : Histoire d’un Voyage fait en la terre du Brésil

Texte complémentaire Pierre Larousse. Article « Colonie » du Grand dictionnaire universel du 19ème siècle, Larousse, 1863-1865 C’est en vain que quelques philanthropes ont essayé de prouver que l’espèce nègre est aussi intelligente que l’espèce blanche. Quelques rares exemples ne suffisent point pour prouver l’existence chez eux de grandes facultés intellectuelles. Un fait incontestable et qui domine tous les autres, c’est qu’ils ont le cerveau plus rétréci, plus léger et moins volumineux que l’espèce blanche, et comme, dans toute la série animale, l’intelligence est en raison directe des dimensions du cerveau, du nombre et de la profondeur des circonvolutions, ce fait suffit pour prouver la supériorité de l’espèce blanche sur l’espèce noire.

'arrivée de Christophe Colomb dans le Nouveau Monde (San Salvador) en 1492 (gravure de Theodore de Bry)

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Classe de première : la violence au théâtre Texte 1 Bernard Marie Koltes Rberto Zucco 1990 La mère de Zucco, en tenue de nuit devant la porte fermée. LA MÈRE. - Roberto, j'ai la main sur le téléphone, je décroche et j'appelle la police... ZUCCO. - Ouvre-moi. LA MÈRE - Jamais. ZUCCO. - Si je donne un coup dans la porte, elle tombe, tu le sais bien, ne fais pas l'idiote. LA MÈRE. - Eh bien, fais-le donc, malade, cinglé, fais-le et tu réveilleras les voisins. Tu étais plus à l'abri en prison, car s'ils te voient ils te lyncheront : on n'admet pas ici que quelqu'un tue son père. Même les chiens, dans ce quartier, te regarderont de travers: Zucco cogne contre la porte. LA MÈRE. - Comment t'es-tu échappé? Quelle espèce de prison est-ce là ? ZUCCO. - On ne me gardera jamais plus de quelques heures en prison. Jamais. Ouvre donc; tu ferais perdre patience à une limace. Ouvre, ou je démolis la baraque. LA MÈRE. - Qu'es-tu venu faire ici? D'où te vient ce besoin de revenir? Moi, je ne veux plus te voir, je ne veux plus te voir. Tu n'es plus mon fils, c'est fini. Tu ne comptes pas davantage, pour moi, qu'une mouche à merde. Zucco défonce la porte. LA MÈRE. Roberto, n'approche pas de moi. ZUCCO. - Je suis venu chercher mon treillis. LA MÈRE. - Ton quoi ? ZUCCO – Mon treillis : ma chemise kaki et mon pantalon de combat. LA MÈRE. - Cette saloperie d'habit militaire. Qu'est-ce que tu as besoin de cette saloperie d'habit militaire ? Tu es fou, Roberto. On aurait dû comprendre cela quand tu étais au berceau et te foutre à la poubelle. ZUCCO. - Bouge-toi, dépêche-toi, ramène-le moi de suite. LA MÈRE. - Je te donne de l'argent. C'est de l'argent que tu veux. Tu t'achèteras tous les habits que tu veux. ZUCCO - Je ne veux pas d'argent. C'est mon treillis que je veux. LA MÈRE - Je ne veux pas, je ne veux pas. Je vais appeler les voisins. ZUCCO - Je veux mon treillis. LA MÈRE. - Ne crie pas, Roberto, ne crie pas, tu me fais peur; ne crie pas, tu vas réveiller les voisins. Je ne peux pas te le donner, c'est impossible : il est sale, il est dégueulasse, tu ne peux pas le porter comme cela. Laisse-moi le temps de le laver, de le faire sécher, de le repasser. ZUCCO. - Je le laverai moi-même. J'irai à la laverie automatique. LA MÈRE. - Tu dérailles, mon pauvre vieux. Tu es complètement dingue. ZUCCO . - C'est l'endroit du monde que je préfère. C'est calme, c'est tranquille, et il y a des femmes. LA MÈRE. - Je m'en fous. Je ne veux pas te le donner. Ne m'approche pas, Roberto. Je porte encore le deuil de ton père, est-ce que tu vas me tuer à mon tour ? ZUCCO - N'aies pas peur de moi, maman. J'ai toujours été doux et gentil avec toi. Pourquoi aurais-tu peur de moi? Pourquoi est-ce que tu ne me donnerais pas mon treillis ? J'en ai besoin, maman, j'en ai besoin.

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LA MÈRE. - Ne sois pas gentil avec moi, Roberto. Comment veux-tu que j'oublie que tu as tué ton père, que tu l'as jeté par la fenêtre, comme on jette une cigarette ? Et maintenant, tu es gentil avec moi. Je ne veux pas oublier que tu as tué ton père, et ta douceur me ferait tout oublier, Roberto. ZUCCO. - Oublie, maman. Donne-moi mon treillis, ma chemise kaki et mon pantalon de combat; même sales, même froissés, donne-les moi. Et puis je partirai, je te le jure. LA MÈRE. - Est-ce moi, Roberto, est-ce moi qui t'ai accouché ? Est-ce de moi que tu es sorti ? Si je n'avais pas accouché de toi ici, si je ne t'avais pas vu sortir, et suivi des yeux jusqu'à ce qu'on te pose dans ton berceau; si je n'avais pas posé, depuis le berceau, mon regard sur toi sans te lâcher, et surveillé chaque changement de ton corps au point que je n'ai pas vu les changements se faire et que je te vois là, pareil à celui qui est sorti de moi dans ce lit, je croirais que ce n'est pas mon fils que j'ai devant moi. Pourtant, je te reconnais, Roberto. Je reconnais la forme de ton corps, ta taille, la couleur de tes cheveux, la couleur de tes yeux, la forme de tes mains, ces grandes mains fortes qui n'ont jamais servi qu'à caresser le cou de ta mère, qu'à serrer celui de ton père, que tu as tué. Pourquoi cet enfant, si sage pendant vingt-quatre ans, est-il devenu fou brusquement ? Comment as-tu quitté les rails, Roberto ? Qui a posé un tronc d'arbre sur ce chemin si droit pour te faire tomber dans l'abîme ? Roberto, Roberto, une voiture qui s'est écrasée au fond d'un ravin, on ne la répare pas, Un train qui a déraillé, on n'essaie pas de le remettre sur ses rails. On l'abandonne, on l'oublie. Je t'oublie, Roberto, je t'ai oublié. ZUCCO. - Avant de m'oublier, dis-moi où est mon treillis. LA MÈRE. – Il est là, dans le panier. Il est sale et tout froissé. (Zucco sort le treillis.)Et maintenant va-t'en, tu me l'as juré. ZUCCO. – Oui, je l'ai juré. Il s'approche, la caresse, l'embrasse, la serre; elle gémit. Il la lâche et elle tombe, étranglée. Zucco se déshabille, enfile son treillis et sort.

Texte 2 West side story Berstein/ Sondheim 1957 Comédie musicale qui reprend le principe de l’affrontement de deux bandes rivales les sharks contre les Jets représentés par Bernardo et riff

Riff Les jets vont avoir leur jour ce soir

Bernardo Les Sharks vont pouvoir dominer ce soir

Riff Les Portoricains prétendent « combat singulier » Mais puisqu’ilss nous ont défié, nous leur donnerons une raclée

Sharks On leur réserve une surpise ce soir. Jets

nous allons leur mettre une raclée ce soir

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Sharks Nous avons dit ok, pas de triche Mais juste au cas où ils voudraient nous avoir, On est prêts à les dérouiller , ce soir

Ensemble : On va en mettre un coup ce soir. On tapera à tour de bras, on va s’en payer ! Ils vont en prendre pour leur grade, ce soir. Plus ils cogneront plus ils écoperont ! Apres tout ils ont commencé. Après tout ils ont commencé.

Texte 3 Georges Feydeau Un fil à la patte 1894 Bois – d’Enghien doit se marier il décide donc de rompre avec sa maîtresse Lucette. Celle-ci feint de vouloir se suicider . acte II Scène XVII BOIS-D’ENGHIEN, LUCETTE, puis la voix de LA BARONNE.

Lucette, revenant à elle. Qu’ai-je eu ? qu’ai-je eu ?

Bois-d’Enghien, se précipitant à ses genoux. Lucette !

Lucette, posant tendrement ses mains sur les épaules de Bois-d’Enghien, et d’une voix plaintive.Toi ! toi ! c’est toi… mon chéri ?

Bois-d’Enghien. Lucette, pardonne-moi, je suis un grand coupable ! pardon ! (À ces mots, l’expression de la figure de Lucette change, on sent que la mémoire lui revient peu à peu.) Lucette, brusquement, le repoussant, ce qui manque de le faire tomber en arrière. Ah ! ne me parle pas ! Tu me fais horreur ! (Elle s’est levée et gagne la droite.)

Bois-d’Enghien, allant à elle en marchant sur les genoux, suppliant. Lulu, ma Lulu !

Lucette, la parole hachée par l’émotion. Ainsi, c’est vrai !… ce contrat qu’on signait tout à l’heure ?… c’était le tien !

Bois-d’Enghien, se levant et comme un coupable qui avoue. Eh bien ! oui, là ! c’était le mien !

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Lucette. C’était le sien ! Il l’avoue !… (Avec dégoût.) Ah ! misérable ! Bois-d’Enghien, suppliant. Lucette !

Lucette, l’arrêtant d’un geste, avec un rictus amer. C’est bien ! je sais ce qu’il me reste à faire ! (Elle a un grand geste de la main qui signifie : « Le sort est jeté », et passe à gauche.)

Bois-d’Enghien, inquiet. Quoi ?

Lucette, ouvrant son sac dans lequel elle fouille. Tu sais ce que je t’ai promis ?

Bois-d’Enghien, à part. Qu’est-ce qu’elle m’a donc promis ?

Lucette, d’une voix étranglée. C’est toi qui l’auras voulu ! (Tirant un revolver de son sac et sanglotant.)Adieu et sois heureux !

Bois-d’Enghien, se précipitant pour la désarmer, et lui paralysant les bras en la tenant à bras-le-corps. Lucette ! Voyons, tu es folle, au nom du ciel !

Lucette, se débattant. Veux-tu me laisser… veux-tu me laisser !

Bois-d’Enghien, tâchant de prendre l’arme, et cherchant en même temps tous les arguments pour la calmer. Lucette… je t’en supplie… grâce !… d’abord par convenance… ça ne se fait pas chez les autres.

Lucette, avec un rire amer. Ah ! ah ! c’est ça qui m’est égal !…

Bois-d’Enghien, affolé et la tenant toujours. Et puis, écoute-moi !… quand tu m’auras entendu, tu verras… tu te rendras compte !… tandis que, si tu te tues, je ne pourrai pas t’expliquer…

Texte 4 Emmanuel Roblés Montserrat 1948 Montserrat, jeune officier rallié à la cause de Simon Bolivar1, a été fait prisonnier par les troupes du roi d’Espagne. Izquierdo, premier lieutenant, est chargé de lui faire avouer l’endroit où se cache Bolivar. Chaque heure, il fait donc exécuter un otage, en exigeant que Montserrat révèle son secret.

ACTE III, SCÈNE 1

Montserrat, Izquierdo, Moralès, le marchand, le père Coronil, la mère, Elena, le comédien, moines, soldats

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Au lever du rideau, Montserrat est à droite, appuyé à la table. Izquierdo est assis sur l’un des tabourets, au milieu de la scène. Soldats devant la porte.

Izquierdo. – Eh bien ! Ce pauvre potier ! Il laisse cinq orphelins !… Tu ne dis rien ?… (Derrière le mur, les tambours battent en sourdine, par moments.) Montserrat, tu es toujours convaincu qu’il faut sacrifier ces gens-là pour sauver Bolivar ? Tu es sûr de ne pas te tromper ? Ce serait monstrueux, n’est-ce pas, si tu te trompais ?… (Silence.) Bon ! Moralès ! Continuons ! (À Montserrat.) Souviens-toi que je suis aussi entêté que tu peux l’être !

Des otages gémissent. Quand Moralès s’avance vers eux, ils reculent et se serrent les uns contre les autres. Moralès semble embarrassé pour choisir. Tous le regardent intensément. Il désigne le marchand. Moralès. – À toi !… Allons, avance ! Le marchand. – Pourquoi à moi ? Moralès. – Je te dis d’avancer ! Un des soldats donne une bourrade au marchand, qui gémit. Le marchand, atterré. – Non ! C’est impossible !… C’est impossible ! Izquierdo. – Ne dis pas de bêtises ! Le marchand. – Je vous dis que c’est impossible ! que je ne peux pas mourir ainsi ! (Il continue à gémir en pétrissant ses mains fébrilement.) Izquierdo. – Montserrat ! Ce n’est pas beau un homme qui a peur de mourir ! Regarde-le donc, ce malheureux ! Si notre ami le potier n’avait pas été fusillé, cette plainte et ce visage lui auraient inspiré une de ses plus belles jarres. Ne crois-tu pas aussi ? Le marchand. – J’ai toujours été fidèle au roi. On peut demander à mes voisins. Interrogez-les, vous verrez ! Beaucoup de gens me connaissent, dans cette ville ! Interrogez-les ! Izquierdo. – Donc, te fusiller est doublement injuste ? D’abord, tu n’as rien fait… Et, de plus, tu es loyal envers nous ! C’est cela ? Le marchand, illuminé par un espoir fou. – Oui. C’est cela, monsieur l’officier ! Izquierdo, sarcastique. – Tu entends, Montserrat ? Ce cas est intéressant. Tu devrais y réfléchir avec plus d’attention que pour les autres ! (Au marchand.) Tu sais bien que ce n’est pas moi qu’il faut convaincre ! Mais lui… Moi, je te comprends, je te comprends parfaitement ! (À Montserrat.) Tu ne dis rien ? La vie d’un brave commerçant t’importe peu ? (Au marchand.) Tant pis pour toi. Je regrette ! As-tu quelque chose de plus important à dire avant de mourir ? Essaie de trouver quelque chose ! Défends-toi donc ! Le marchand balbutie. – Monsieur l’officier… Izquierdo. – Parle plus haut ! Nous t’écoutons !

Texte 5 Yasmina Reza Le Dieu carnage 2007 Deux enfants se sont disputés dans un parc et l'un d'eux a frappé le second au visage avec un bâton. "Les conséquences de cet acte sont, en outre la tuméfaction de la lèvre supérieure, une brisure des deux incisives avec atteinte du nerf de l'incisive droite..."Les parents se retrouvent face à face chez

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ceux du blessé. Tout d'abord cordiaux, arrangeants, chacun fait un effort pour paraître au mieux puis un petit mot mal placé, mal perçu et le verni se craquelle...pour devenir incontrôlable sous l'effet de quelques verres de rhum

Alain: Vigilance...oui...Annette, c'est absurde de boire dans ton état...

Annette: Quel état? Au contraire.

Alain: C'est intéressant cette notion...(portable)...oui, non, aucune interview avant la diffusion du communiqué....

Véronique: Monsieur, je vous somme d'interrompre cette conversation éprouvante!

Alain: ...Surtout pas....Les actionnaires s'en foutront...Rappelle-lui la souveraineté des actionnaires...

Annette se dirige vers Alain, lui arrache le portable et...après avoir brièvement chercher où le mettre...le plonge dans le vase de tulipes.

Alain: Annette, qu'est ce...!!!

Annette: Et voilà.

Véronique: Ha, ha ! Bravo!

Michel ( horrifié): Oh là là!

Alain: Mais tu es complètement démente! Merde!! Il se rue vers le vase mais Michel qui l'a précédé sort l'appareil trempé.

Michel: Le séchoir! Où est le séchoir?! ( il le trouve et le met aussitôt en marche direction le portable)

Alain: Il faut t'interner ma pauvre! C'est ahurissant!...J'ai tout là-dedans!...Il est neuf, j'ai mis des heures à le configurer!

Michel ( A Annette; par dessus le bruit infernal du séchoir): Vraiment je ne vous comprends pas. C'est un geste irresponsable.

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Alain: J'ai tout, j'ai ma vie entière...

Annette: Sa vie entière!...

Michel( toujours le bruit): Attendez, on va peut-être le récupérer...

Alain: Mais non! C'est foutu!...

Michel: On va retirer la batterie et la puce. Vous pouvez l'ouvrir?

Alain ( essayant de l'ouvrir sans y croire): J'y connais rien, je viens de l'avoir...

Michel: Montrez.

Alain: C'est foutu...Et ça les fait rire, ça les fait rire!...

Texte complémentaire Louise Vigeant Questions autour de la violence au théâtre. 2003 Mais comment un metteur en scène réussit-il à faire supporter l'insupportable au spectateur?. Il s'agit là d'un procédé propre au théâtre, un procédé de distanciation (dont Brecht a très bien compris le pouvoir) protégeant le spectacle du mélodramatique. Sans cette mise à distance, le spectateur est happé dans un univers où il lui est plus difficile de contrôler ses réactions. Quand la représentation ne vise que l'affectivité, qu'elle cherche à toucher la sensibilité, le théâtre peut devenir manipulateur, comme le cinéma ou la télévision. Le spectateur n'a plus, à ce moment, la distance pour juger de ce qui se passe.

(…). Car, paradoxalement, quand on montre tout, on montre trop et le spectateur ne voit plus rien, c'est-à-dire qu'il ne voit que le trop. Et le trop bloque la vue. En fait, le trop fait obstacle à la compréhension. D'une certaine manière, l'image empêche alors d'imaginer. L'art, au contraire, doit contribuer, par le biais de l'imagination, à convoquer notre jugement, c'est-à-dire l'esprit de discernement. La transposition, la suggestion, l'évocation sont plus à même d'y arriver que la monstration réaliste de la violence. À la limite, l'évocation bouleverse plus que les images crues de la violence, qui, elles, ne font que choque r

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Robert Wise, Jerome Robbins Etats-Unis / 1960 / 151 min

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Classe de première Autour de Montesquieu, les lettres persanes. Texte 1 Des États et Empires du Soleil Cyrano de Bergerac, Des États et Empires du Soleil, 1662.

Plaidoyer fait au Parlement des oiseaux, les Chambres assemblées, contre un animal accusé d’être homme. " Examinons donc, messieurs, les difficultés de ce procès avec toute la contention de laquelle nos divins esprits sont capables. " Le nœud de l’affaire consiste à savoir si cet animal est homme et puis en cas que nous avérions qu’il le soit, si pour cela il mérite la mort. " Pour moi, je ne fais point de difficultés qu’il ne le soit, premièrement, par un sentiment d’horreur dont nous nous sommes tous sentis saisis à sa vue sans en pouvoir dire la cause ; secondement, en ce qu’il rit comme un fou, troisièmement, en ce qu’il pleure comme un sot ; quatrièmement, en ce qu’il se mouche comme un vilain ; cinquièmement, en ce qu’il est plumé comme un galeux ; sixièmement, en ce qu’il a toujours une quantité de petits grès carrés dans la bouche qu’il n’a pas l’esprit de cracher ni d’avaler ; septièmement, et pour conclusion, en ce qu’il lève en haut tous les matins ses yeux, son nez et son large bec, colle ses mains ouvertes la pointe au ciel plat contre plat, et n’en fait qu’une attachée, comme s’il s’ennuyait d’en avoir deux libres ; se casse les deux jambes par la moitié, en sorte qu’il tombe sur ses gigots ; puis avec des paroles magiques qu’il bourdonne, j’ai pris garde que ses jambes rompues se rattachent, et qu’il se relève après aussi gai qu’auparavant. Or, vous savez, messieurs, que de tous les animaux, il n’y a que l’homme seul dont l’âme soit assez noire pour s’adonner à la magie, et par conséquent celui-ci est homme. Il faut maintenant examiner si, pour être homme, il mérite la mort. " Je pense, messieurs, qu’on n’a jamais révoqué en doute que toutes les créatures sont produites par notre commune mère, pour vivre en société. Or, si je prouve que l’homme semble n’être né que pour la rompre, ne prouverai-je pas qu’en allant contre la fin de sa création, il mérite que la nature se repente de son ouvrage ? " La première et la plus fondamentale loi pour la manutention (2) d’une république, c’est l’égalité ; mais l’homme ne la saurait endurer éternellement : il se rue sur nous pour nous manger ; il se fait accroire que nous n’avons été faits que pour lui ; il prend, pour argument de sa supériorité prétendue, la barbarie avec laquelle il nous massacre, et le peu de résistance qu’il trouve à forcer notre faiblesse, et ne veut pas cependant avouer à ses maîtres, les aigles, les condors, et les griffons, par qui les plus robustes d’entre eux sont surmontés. " Mais pourquoi cette grandeur et disposition de membres marquerait-elle diversité d’espèce, puisque entre eux-mêmes il se rencontre des nains et des géants ? " Encore est-ce un droit imaginaire que cet empire dont ils se flattent ; ils sont au contraire si enclins à la servitude, que de peur de manquer à servir, ils se vendent les uns aux autres leur liberté. C’est ainsi que les jeunes sont esclaves des vieux, les pauvres des riches, les paysans des gentilshommes, les princes des monarques, et les monarques mêmes des lois qu’ils ont établies. Mais avec tout cela ces pauvres serfs ont si peur de manquer de maîtres, que comme s’ils appréhendaient que la liberté ne leur vînt de quelque endroit non attendu, ils se forgent des dieux de toutes parts, dans l’eau, dans l’air, dans le feu, sous la terre.

Texte 2 Montesquieu les lettres persanes 1721 LETTRE XXIV.

RICA À IBBEN. À Smyrne.

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Paris est aussi grand qu’Ispahan : les maisons y sont si hautes, qu’on jugerait qu’elles ne sont habitées que par des astrologues. Tu juges bien qu’une ville bâtie en l’air, qui a six ou sept maisons les unes sur les autres, est extrêmement peuplée : et que, quand tout le monde est descendu dans la rue, il s’y fait un bel embarras. Tu ne le croirais pas peut-être, depuis un mois que je suis ici, je n’y ai encore vu marcher personne. Il n’y a point de gens au monde qui tirent mieux parti de leur machine que les Français ; ils courent, ils volent : les voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en syncope. Pour moi, qui ne suis point fait à ce train, et qui vais souvent à pied sans changer d’allure, j’enrage quelquefois comme un chrétien : car encore passe qu’on m’éclabousse depuis les pieds jusqu’à la tête ; mais je ne puis pardonner les coups de coude que je reçois régulièrement et périodiquement. Un homme qui vient après moi et qui me passe me fait faire un demi-tour ; et un autre qui me croise de l’autre côté me remet soudain où le premier m’avait pris ; et je n’ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j’avais fait dix lieues. Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mœurs et des coutumes européennes : je n’en ai moi-même qu’une légère idée, et je n’ai eu à peine que le temps de m’étonner. Le roi de France est le plus puissant prince de l’Europe. Il n’a point de mines d’or comme le roi d’Espagne son voisin ; mais il a plus de richesses que lui, parce qu’il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n’ayant d’autres fonds que des titres d’honneur à vendre ; et, par un prodige de l’orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes équipées. D’ailleurs ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut. S’il n’a qu’un million d’écus dans son trésor, et qu’il en ait besoin de deux, il n’a qu’à leur persuader qu’un écu en vaut deux, et ils le croient. S’il a une guerre difficile à soutenir, et qu’il n’ait point d’argent, il n’a qu’à leur mettre dans la tête qu’un morceau de papier est de l’argent, et ils en sont aussitôt convaincus. Il va même jusqu’à leur faire croire qu’il les guérit de toutes sortes de maux en les touchant, tant est grande la force et la puissance qu’il a sur les esprits. Ce que je te dis de ce prince ne doit pas t’étonner : il y a un autre magicien plus fort que lui, qui n’est pas moins maître de son esprit qu’il l’est lui-même de celui des autres. Ce magicien s’appelle le pape : tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu’un ; que le pain qu’on mange n’est pas du pain, ou que le vin qu’on boit n’est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce.

De Paris, le 4 de la lune de Rebiab 2, 1712 texte 3 - Montesquieu, Lettres persanes, 1721. Lettre XXX à Smyrne Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel: vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres; si j'étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entourait. Si j'étais aux spectacles, je voyais aussitôt cent lorgnettes dressées contre ma figure: enfin jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux: Il faut avouer qu'il a l'air bien persan. Chose admirable! Je trouvais de mes portraits partout; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu. Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à la charge: je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare; et quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler

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le repos d'une grande ville où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan, et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique; car j'entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eût regardé, et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche; mais, si quelqu'un par hasard apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement: Ah! ah! monsieur est Persan? C'est une chose bien extraordinaire! Comment peut-on être Persan? A Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712.

texte 4 Fredéric Brown 1958

En Sentinelle Il était trempé et tout boueux, il avait faim et il était gelé, et il était à cinquante mille années-lumière de chez lui. La lumière venait d’un étrange soleil bleu, et la pesanteur, double de celle qui lui était coutumière, lui rendait pénible le moindre mouvement. Mais depuis plusieurs dizaines de milliers d’années, la guerre s’était, dans cette partie de l’univers, figée en guerre de position. Les pilotes avaient la vie belle, dans leurs beaux astronefs, avec leurs armes toujours plus perfectionnées. Mais dès qu’on arrive aux choses sérieuses, c’est encore aux fantassins, à la piétaille, que revient la tâche de prendre des positions et de les défendre pied à pied. Cette saloperie de planète dont il n’avait jamais entendu parler avant qu’on l’y dépose, voilà qu’elle devenait un « sol sacré », parce que « les autres » y étaient aussi. Les Autres, c’est-à-dire la seule race douée de raison dans toute la Galaxie... des êtres monstrueux, cruels, hideux, ignobles. Le premier contact avec eux avait été établi alors qu’on en était aux difficultés de la colonisation des douze mille planètes déjà conquises. Et dès le premier contact, les hostilités avaient éclaté : les Autres avaient ouvert le feu sans chercher à négocier ou à envisager des relations pacifiques. Et maintenant, comme autant d’îlots dans l’océan du Cosmos, chaque planète était l’enjeu de combats féroces et acharnés. Il était trempé et tout boueux, il avait faim et il était gelé, et un vent féroce lui glaçait les yeux. Mais les Autres étaient en train de tenter une manoeuvre d’infiltration, et la moindre position tenue par une sentinelle devenait un élément vital du dispositif d’ensemble. Il restait donc en alerte, le doigt sur la détente. A cinquante mille années-lumière de chez lui, il faisait la guerre dans un monde étranger, en se demandant s’il reverrait jamais son foyer. Et c’est alors qu’il vit un Autre s’approcher de lui, en rampant. Il tira une rafale. L’Autre fit ce bruit affreux et étrange qu’ils font tous en mourant, et s’immobilisa. Il frissonna en entendant ce râle, et la vue de l’Autre le fit frissonner encore plus. On devrait pourtant en prendre l’habitude, à force d’en voir - mais jamais il n’y était arrivé. C’étaient des êtres vraiment trop répugnants, avec deux bras seulement et deux jambes, et une peau d’un blanc écœurant, nue et sans écailles. Fréderic Brown, En Sentinelle, 1958.

Texte 5 Tahar Ben Jelloun , le monde. « QUELLE EPOQUE ! »

Il est monté à Odéon. Ce n’était pas l’heure de pointe, mais il y avait du monde dans la voiture de seconde classe. Elégant, grand, il occupe la seule place vide de la banquette. Il ouvre son journal et y plonge la tête. Déjà il avait attiré les regards des voyageurs par ses grandes jambes, son aisance et

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ses gestes quelque peu envahissants. En lisant le journal, il mâchait du chewing-gum et souriait. Une dame d’un certain âge, de ces dames qui n’ont pas de lèvres mais qui les dessinent avec du rouge, l’observait tout en prenant les autres à témoin. Le jeune homme était très amusé par ce qu’il lisait. La dame aux lèvres peintes n’arrivait plus à contenir sa gêne, sa colère. Elle murmura à qui voulait bien être son complice : « Quand même, ils exagèrent... Pourquoi ne restent-ils pas dans leur brousse ? Nous, on ne va pas les voir là-bas. Une vieille dame, ils ne la respectent pas. Vous croyez qu’il a compris ? Pensez donc ! D’ailleurs, ce n’est même pas de la politesse ; il est écrit en toutes lettres qu’il faut “ laisser les places aux personnes âgées et aux invalides... ”. Ils exagèrent. Non seulement il est de couleur, mais il doit être sourd. Quelle époque ! Ils vont maintenant occuper la France. Ils en sont capables avec leurs grandes jambes. Et dire qu’il y a des Françaises qui couchent avec...» Le jeune homme, impassible. Les autres voyageurs assistent à la scène sans broncher. La vieille dame s’adressa alors directement à sa voisine : « Dites-moi, madame, comment ils font là-bas ? Qu’est-ce qu’ils font des vieilles dames là-bas... ». La voisine ne répondit pas. Le métro s’arrête. Barbès-Rochechouart. Le jeune homme se leva. En passant devant la vieille dame indignée, toujours debout, il dit : « Chez nous, là-bas, les vieilles dames, on les mange, madame ! » Tahar Ben Jelloun, Le Monde, 20.06.1977.

Texte 6 Annick Cojean Deux Papous à Paris, le monde 2007 ( extraits)

Polobi et Mudeya sont venus de Papouasie-Nouvelle-Guinée visiter la France, à l'invitation d'un ami photographe. Ils portent un regard d'ethnologues sur l'ingénieuse, mais étrange, civilisation des Blancs.

Le Papou boude. Le Papou est déçu. Il tourne et retourne sa cantine, en extrait un petit sachet de glands, un T-shirt de Grenoble, un ciré de Saint-Malo, des chaussures de marche, un couteau Opinel, un mini-sac de femme, un camion de plastique jaune, réfléchit un moment, le regard perdu dans quelque songe, et remet le tout en place. Il s'assoit sur le lit de sa petite chambre d'hôtel, les coudes sur les genoux, le visage dans les mains, redresse un peu la tête, une larme au coin de l'oeil, et pousse un long soupir. Un soupir à fendre l'âme. Le Papou Polobi est perdu.

L'ami français qui l'accompagne vient de lui annoncer 20 kg de bagages de trop. Il faut alléger d'urgence(...)

Le Papou a le blues. Pour un peu, il laisserait tout tomber. Sauf sa bêche. Une bêche magnifique achetée dans un magasin de jardinage pour 48 euros - "une fortune !" -, mais qui lui fera bon usage puisque, annonce-t-il fièrement, "elle est garantie à vie". Le Papou précise qu'il est cultivateur. Utiliser la bêche française pour récolter les patates douces sera un pur bonheur.

Dans une chambre de l'étage au-dessous, la scène est similaire. Mudeya, Papou de la tribu des Hulis et chef de guerre redouté, affronte le même dilemme et jette rageusement hors d'une grosse malle en bois quelques objets offerts par des amis français dont il va devoir se passer : l'anorak reçu il y a peu pour ses leçons de ski -"j'étais pourtant si fier !" -, un séchoir et une brosse à cheveux donnés par un coiffeur - "pas très utile, mais c'était un souvenir" -, des bottes de bateau, un cadre de photo, une bouteille d'alcool - "il me faudra pourtant raconter combien les veines des Blancs sont gorgées de vin" -, des gants de boxe reçus dans une cité - "je voulais montrer au village cette curieuse façon qu'ont les Blancs de se battre !" - et puis des dentifrices, un déodorant, une crème pour les mains... Mudeya est coquet.

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Ce n'est donc pas le moment le mieux choisi pour interroger ces deux visiteurs sur l'extravagante aventure à laquelle les a conviés un photographe français, Marc Dozier, qui, au terme de nombreux séjours dans leur tribu dont il est quasiment devenu un fils adoptif, a voulu leur rendre la pareille et leur faire découvrir son pays. "Je dois d'abord vous dire, commence Mudeya, environ 45 ans, qu'après avoir voyagé chez vous, touché à la neige, visité des fermes, des cimetières et des magasins, pratiqué la pêche en mer, appris à conduire une voiture, assisté à des fêtes et bu du vin, je trouve votre monde formidable ! Attention, pas seulement grâce à vous : grâce à vos ancêtres ! Regardez ce qu'ils vous ont légué ! C'est incroyable ! Ces ponts, ces routes, ces églises, ces maisons de pierre, vieilles de presque mille ans ! Et avec des sculptures ! Savez-vous que nos cases à nous sont si peu solides qu'on doit les rebâtir tous les cinq ans ? Vos ancêtres ont été formidables, il vous faudra toujours les honorer. L'homme blanc a beaucoup d'ingéniosité. Vous dessinez des voitures de toutes les formes ; vous inventez des trains qui vont plus vite que des balles de fusil ; et vous avez copié les oiseaux pour faire des avions. Vraiment, l'esprit des Blancs est très particulier !" Polobi approuve de la tête. Ces inventions des Blancs ! Tout de même ! Dire qu'il se trouve des esprits chagrins (Noël Mamère, rencontré à l'Assemblée nationale) pour critiquer des outils aussi utiles que le téléphone portable en affirmant que les Papous ont de la chance de n'avoir pas ce fil à la patte... "Qu'il vienne chez nous ! Prévenir un parent dans un autre village peut nécessiter quatre jours de marche en forêt et deux traversées de rivière à la nage, quand un coup de fil prendrait une minute. Le téléphone, l'électricité, la route, le pont, c'est ça la liberté !" Les Blancs sont parfois déconcertants, analyse Mudeya, en secouant la tête. "Ils escaladent les montagnes suspendus dans le vide, ils sautent en parachute, ils traversent l'océan, ils foncent sur les routes à moto... Ils oublient qu'ils viennent simplement d'un homme et d'une femme. Et qu'ils sont mortels." Allons ! Les Papous n'affrontent-ils pas eux aussi la mort lors de leurs nombreuses guerres tribales? "C'est vrai qu'on se bat souvent, pour de la terre, pour des femmes, pour des cochons, mais ça ne dure jamais très longtemps et il suffit de faire attention aux flèches ! affirme Mudeya, réputé pour ses qualités de stratège. Je sais cependant, par la Bible, que tuer quelqu'un équivaut à manger son sang et que ce n'est pas bien." La Bible ? Vous connaissez donc la Bible ? "Par les missionnaires blancs ! Ils sont arrivés un jour, ils ont critiqué toutes nos anciennes croyances et interdit nos traditions en disant que c'était primitif. Avant, par exemple, on installait nos défunts au faîte des arbres et quand on sentait l'odeur de putréfaction, on pensait que le mort nous parlait une dernière fois, mais que son esprit resterait là où nous vivions." Et maintenant ? "Eh bien, on croit comme les Blancs : il y a un enfer pour les mauvais et un paradis pour les gentils. On nous a expliqué que notre esprit n'irait nulle part si nous n'étions pas catholiques. Alors on s'est appliqué à apprendre l'histoire des sept ou huit sacrements, les dix ou onze commandements..." Le problème, ajoute Polobi l'air sévère, c'est que les Blancs ne respectent pas la Bible. Il suffit de regarder dans les rues... "Vous avez de superbes maisons, mais vous avez oublié la compassion et le partage. Les Papous partagent tout ce qu'ils ont, personne ne reste seul ou ne meurt de faim. Ici, dans ce pays où il y a de si belles maisons, j'ai vu des gens qui avaient froid et faim." Pire, dit Mudeya : des gens misérables et humiliés. "Oui, oui ! J'ai vu ! Dans une cité de la banlieue du Havre où on a fait un tour. Les immeubles étaient moches, cassés, ça sentait l'urine. Et les habitants étaient des étrangers, notamment d'Algérie. Moi, j'ai trouvé ça terrible. Quand ils voient les belles maisons d'à côté et les villages tout propres, ça leur fait honte. Et quand on a honte, on a de la colère. Je l'ai bien senti, et c'est normal. Alors, vous devriez faire attention. Un jour, je ne serais pas étonné qu'ils se réunissent et qu'ils cassent tout ! Ça m'inquiète, vous savez. Ces gens qui viennent s'établir sur votre terre, je crois que vous ne les accueillez pas bien." (…) Il y eut cette visite à l'Assemblée nationale, dont ils sont ressortis en notant : "Vos chefs sont comme les nôtres ; ils sont flatteurs, ils parlent beaucoup." La déambulation qui s'est ensuivie sous les dorures de l'hôtel de Lassay a inspiré à Mudeya un léger doute : "Je me demandais où passait tout l'or extrait de Papouasie..." Les malles ont finalement été bouclées. Et Polobi et Mudeya sont devenus songeurs. Plus tout à fait ici, déjà un peu là-bas, dans cette île aux mille tribus et langues, au nord de l'Australie, à 20 000 km

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de Paris. Il leur faudra des jours et des nuits pour raconter dans leur village la grande tribu des Français. "On rapporte des photos, dit Polobi, sans quoi on nous prendrait pour des affabulateurs !" Ils ont surtout des milliers d'histoires. Un regard critique sur le gouvernement de leur pays qui ne travaille pas assez à son développement : "Ecrivez-le ! Peut-être le liront-ils sur Internet !" Et un vrai plaisir à retrouver leurs forêts.

Annick Cojean Documents complementaires.

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Classe de Première spécialité : Le monstre

Texte 1 Médée : incarnation de la vengeance monstrueuse

Chassée par son mari Jason qui veut épouser une nouvelle femme, la magicienne Médée, en proie à une folie furieuse, a décidé de se venger cruellement. Elle a tué ses deux propres enfants, fils de Jason. Nous sommes ici au dénouement.

Jason Horreur de la nature, exécrable tigresse !

Médée Va, bienheureux amant, cajoler ta maîtresse : À cet objet si cher tu dois tous tes discours ; Parler encore à moi, c’est trahir tes amours. Va lui, va lui conter tes rares aventures, Et contre mes effets ne combats point d’injures.

Jason Quoi ! tu m’oses braver, et ta brutalité Pense encore échapper à mon bras irrité ? Tu redoubles ta peine avec cette insolence.

Médée Et que peut contre moi ta débile vaillance ? Mon art faisait ta force, et tes exploits guerriers Tiennent de mon secours ce qu’ils ont de lauriers.

Jason

Ah ! c’est trop en souffrir ; il faut qu’un prompt supplice De tant de cruautés à la fin te punisse. Sus, sus, brisons la porte, enfonçons la maison ; Que des bourreaux soudain m’en fassent la raison. Ta tête répondra de tant de barbaries.

Médée, en l’air dans un char tiré par deux dragons.

Que sert de t’emporter à ces vaines furies ? Épargne, cher époux, des efforts que tu perds ; Vois les chemins de l’air qui me sont tous ouverts ; C’est par là que je fuis, et que je t’abandonne Pour courir à l’exil que ton change m’ordonne. Suis-moi, Jason, et trouve en ces lieux désolés Des postillons pareils à mes dragons ailés. Enfin je n’ai pas mal employé la journée Que la bonté du roi, de grâce, m’a donnée ;

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Mes désirs sont contents. Mon père et mon pays, Je ne me repens plus de vous avoir trahis ; Avec cette douceur j’en accepte le blâme. Adieu, parjure : apprends à connaître ta femme, Souviens-toi de sa fuite, et songe, une autre fois, Lequel est plus à craindre ou d’elle ou de deux rois. Pierre Corneille, Médée, V, 6, 1635.

Texte 2 Paul Scarron, Virgile travesti, 1648. Imprécations féminines

Énée vient d’annoncer à Didon (qu’il a séduite) qu’il doit repartir. Elle lui répond.

Tu te dis fils de Cythérée : La chose n’en est assurée Qu’en tant que grand fils de putain ; Mais je sais bien pour le certain Que ni Cythérée est ta mère, Ni feu Dardanus ton grand-père, Et que toi, qui fais tant du coq, Ne fus jamais que fils d’un roc, Et qu’une montagne est ta mère ; Que de telle mère et tel père Il ne peut sortir qu’un caillou. Non, je me trompe, c’est un loup Qui t’engendra d’une panthère ; Aucuns disent une vipère Qui te conçut d’un léopard ; Les autres disent un lézard, Qui t’engendra d’une tigresse ; Autres, un dragon, d’une ânesse ; Un renard, d’un caméléon ; Un rhinocéros, d’un lion ; Un crocodile, d’une autruche ; Un loup-cervier, d’une guenuche. Pour moi je te mets au-delà De tous ces vilains monstres-là. Pour dire de toi pis que pendre, Et de crainte de me méprendre, Je te tiens roc, roche, caillou, Panthère, léopard et loup, Vipère, lézard et tigresse ; Je t’estime dragon, ânesse, Un rhinocéros, un lion, Un renard, un caméléon, Un faux crocodile, une autruche,

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Un loup-cervier, une guenuche, Et, pour achever mon sermon Je te tiens pire qu’un démon, Pire qu’un diable qui t’emporte, Toi, ton fils, toute ta cohorte, Et moi sotte carogne aussi De m’être embéguinée ainsi D’un mangeur de poule, un gendarme !

Texte 3 Ulysse et le monstre Polyphème Euripide, Le Cyclope, v. 285-344 (extraits), traduction M. Artaud

De retour de Troie, Ulysse et ses compagnons abordent sur l’île des cyclopes, géants cannibales qui vivent dans des grottes. Les voyageurs ont été faits prisonniers par l’horrible Polyphème.

Ulysse

Ô noble fils du dieu des mers, nous te supplions en te parlant en hommes libres : tu n’auras pas cœur de tuer des gens venus en amis dans ta grotte et de te repaître de cette nourriture impie. Épargne-nous, ô roi, nous qui avons gardé les temples à ton père intacts dans les parties les plus reculées de la Grèce […]. Docile à la raison et aux lois des mortels, accueille des suppliants que la mer a ruinés ; accorde-leur les dons de l’hospitalité, donne-leur des vêtements ; et ne t’avise pas de les embrocher comme viande de bœuf pour repaître ton gosier et ta panse de cette abominable nourriture. Assez longtemps la terre de Priam1 a dépeuplé la Grèce, en s’abreuvant du sang de tant de morts versé par la lance ; assez longtemps elle a désolé les femmes par la perte de leurs époux ; les mères et les pères, accablés d’années, par la perte de leurs fils. Si tu fais griller les restes de ces guerriers, pour en faire un affreux festin, quel asile nous restera-t-il ? Non, Cyclope, écoute-moi, résiste à ton instinct glouton ; sois humain, au lieu d’être impie : les biens que le crime procure sont une source de malheurs. […]

Le Cyclope

La richesse, petit bout d’homme, est le dieu des sages : tout le reste n’est que vanité et beaux discours. Que m’importent à moi les caps marins consacrés à mon père ? pourquoi les étaler ? Étranger, Zeus et sa foudre ne me font point trembler […]. Si ce dieu verse la pluie de là-haut, j’ai sous ce rocher un abri solide et sec ; j’y mange un veau rôti ou du gibier, et étendu sur le dos, je me traite bien, le ventre rafraîchi d’une cruche de lait ; ma chemise gronde de mon tonnerre à moi, rivalisant, par ce bruit, avec le tonnerre de Zeus ! Et lorsque le Borée2 nous envoie de la neige, je m’enroule dans des peaux de bêtes, je fais grand feu. Je me moque de la neige. La terre, de gré ou de force, fait pousser de l’herbe pour engraisser mes troupeaux. Et je les offre en sacrifice, non aux dieux, mais à moi-même et à ma panse, la plus grande des divinités. Boire et manger chaque jour, et ne s’inquiéter de rien, voilà le Zeus des sages. Ceux qui ont établi les lois pour embarrasser la vie des hommes, qu’ils soient maudits. Moi je me donnerai du bon temps jusqu’au bout. Et c’est pourquoi je m’en vais te manger ! Je serai irréprochable : tu auras tes présents : du feu, l’eau que donne mon père, et le chaudron où tu seras si bien, à bouillir découpé sur le feu.

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).Texte 4 Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, La Belle et la Bête, 1757. Un repas romantique ?

Un marchand pauvre a trois filles. Un jour, il se perd dans la forêt et cueille, dans le palais de la Bête, une rose pour sa fille Belle. La Bête surgit et lui demande, en échange, sa fille Belle. Cette dernière se rend au palais pour sauver son père. Après avoir découvert le visage monstrueux de la Bête, Belle engage la discussion avec cet être repoussant.

Le soir, comme elle allait se mettre à table, elle entendit le bruit que faisait la Bête, et ne put s’empêcher de frémir. « La Belle, lui dit ce monstre, voulez-vous bien que je vous voie souper ? — Vous êtes le maître, répondit la Belle, en tremblant. — Non, répondit la Bête, il n’y a ici de maîtresse que vous. Vous n’avez qu’à me dire de m’en aller, si je vous ennuie ; je sortirai tout de suite. Dites-moi, n’est-ce pas que vous me trouvez bien laid ? — Cela est vrai, dit la Belle, car je ne sais pas mentir, mais je crois que vous êtes fort bon. — Vous avez raison, dit le monstre, mais, outre que je suis laid, je n’ai point d’esprit : je sais bien que je ne suis qu’une bête. — On n’est pas bête, reprit la Belle, quand on croit n’avoir point d’esprit : un sot n’a jamais su cela. — Mangez donc, la Belle, lui dit le monstre, et tâchez de ne vous point ennuyer dans votre maison ; car tout ceci est à vous ; et j’aurais du chagrin, si vous n’étiez pas contente. — Vous avez bien de la bonté, dit la Belle. Je vous avoue que je suis bien contente de votre cœur ; quand j’y pense, vous ne me paraissez plus si laid. — Oh dame, oui, répondit la Bête, j’ai le cœur bon, mais je suis un monstre. — Il y a bien des hommes qui sont plus monstres que vous, dit la Belle, et je vous aime mieux avec votre figure, que ceux qui, avec la figure d’hommes, cachent un cœur faux, corrompu, ingrat. — Si j’avais de l’esprit, reprit la Bête, je vous ferais un grand compliment pour vous remercier, mais je suis stupide ; et tout ce que je puis vous dire, c’est que je vous suis bien obligé. » La Belle soupa de bon appétit. Elle n’avait presque plus peur du monstre ; mais elle manqua mourir de frayeur, lorsqu’il lui dit : « La Belle, voulez-vous être ma femme ? » Elle fut quelque temps sans répondre ; elle avait peur d’exciter la colère du monstre en le refusant ; elle lui dit pourtant en tremblant : « Non, la Bête. » Dans le moment, ce pauvre monstre voulut soupirer, et il fit un sifflement si épouvantable, que tout le palais en retentit : mais Belle fut bientôt rassurée ; car la Bête lui ayant dit tristement, « adieu la Belle », sortit de la chambre, en se retournant de temps en temps pour la regarder encore. Belle, se voyant seule, sentit une grande compassion pour cette pauvre Bête : « Hélas, disait-elle, c’est bien dommage qu’elle soit si laide, elle est si bonne ! »

Texte 5 Victor Hugo, L’Homme qui rit, Livre II, 2, 1, 1869. Animal de foire ?

Un vieux saltimbanque, Ursus, misanthrope mais excellent homme, parcourt le sud de l’Angleterre avec sa carriole et son seul ami, un loup qui s’appelle Homo. Un soir, il rencontre un jeune garçon, Gwynplaine, abandonné par des bandits qui lui ont mutilé le visage pour en faire un animal de foire : il semble rire toujours. En voici le portrait.

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C’est en riant que Gwynplaine faisait rire. Et pourtant il ne riait pas. Sa face riait, sa pensée non. L’espèce de visage inouï que le hasard ou une industrie bizarrement spéciale lui avait façonné, riait tout seul. Gwynplaine ne s’en mêlait pas. Le dehors ne dépendait pas du dedans. Ce rire qu’il n’avait point mis sur son front, sur ses joues, sur ses sourcils, sur sa bouche, il ne pouvait l’en ôter. On lui avait à jamais appliqué le rire sur le visage. C’était un rire automatique, et d’autant plus irrésistible qu’il était pétrifié. Personne ne se dérobait à ce rictus1. Deux convulsions de la bouche sont communicatives, le rire et le bâillement. Par la vertu de la mystérieuse opération probablement subie par Gwynplaine enfant, toutes les parties de son visage contribuaient à ce rictus, toute sa physionomie y aboutissait, comme une roue se concentre sur le moyeu2 ; toutes ses émotions, quelles qu’elles fussent, augmentaient cette étrange figure de joie, disons mieux, l’aggravaient. Un étonnement qu’il aurait eu, une souffrance qu’il aurait ressentie, une colère qui lui serait survenue, une pitié qu’il aurait éprouvée, n’eussent fait qu’accroître cette hilarité des muscles ; s’il eût pleuré, il eût ri ; et, quoi que fit Gwynplaine, quoi qu’il voulût, quoi qu’il pensât, dès qu’il levait la tête, la foule, si la foule était là, avait devant les yeux cette apparition, l’éclat de rire foudroyant.

Qu’on se figure une tête de Méduse gaie. Tout ce qu’on avait dans l’esprit était mis en déroute par cet inattendu, et il fallait rire. L’art antique appliquait jadis au fronton des théâtres de la Grèce une face d’airain3 joyeuse. Cette face s’appelait la Comédie. Ce bronze semblait rire et faisait rire, et était pensif. […] Ce sombre masque mort de la comédie antique ajusté à un homme vivant, on pourrait presque dire que c’était là Gwynplaine. Cette tête infernale de l’hilarité implacable, il l’avait sur le cou. Quel fardeau pour les épaules d’un homme, le rire éternel !

Texte complémentaire Véronique Cauhapé « Border, la beauté cachée de la disgrâce »

À peine commencé, il est déjà trop tard. La laideur et la monstruosité ont percé notre rétine. Autant prévenir, Border, le deuxième long-métrage d’Ali Abbasi, ne fait pas de cadeau. Il contraint à regarder en face, et sans préambule, tout ce qui dérange – l’étrange, l’étranger, l’altérité, la difformité. Une mise à l’épreuve à laquelle s’emploie le cinéaste par un acte de transgression visant à abolir la frontière entre la réalité et le fantastique. La méthode est déroutante et infaillible. Elle consacre un film d’une intelligence rare, tant sur le propos et son champ de réflexion que sur la forme qui permet d’y accéder.

Le passeur de cet entre-deux-mondes se nomme Tina (Eva Melander). Elle est agent des douanes à l’aéroport de Stockholm, où elle excelle grâce à un sens de l’odorat surdéveloppé qui lui permet de détecter non seulement la moindre substance illicite dissimulée dans les bagages, mais aussi les sentiments inavouables des voyageurs. Cette aptitude hors du commun n’est pas la seule caractéristique qui la différencie du reste de la société. Il y a sa laideur aussi. Et non des moindres. Corps compact et trapu, faciès de Neandertal (pommettes saillantes, bourrelets aux dessus des orbites), malpropreté (dents pourries, ongles noirs, cheveux collés), la découverte du physique de Tina exige d’avoir le cœur bien accroché. […]

C’est à la croisée de ces deux chemins, quand le beau et le disgracieux se rencontrent, que le film révèle sa singulière beauté et la profondeur de son propos sur la question des frontières entre l’animalité et l’humain, l’acquis et l’inné, la reconnaissance des minorités et la destruction des

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peuples. […] Surtout, en intégrant le fantastique à la réalité concrète du quotidien, le film d’Ali Abbasi parvient à humaniser ce monstre qu’aucune de nos sociétés, si proprettes soient-elles, ne peut ignorer. « Border : la beauté cachée de la disgrâce », le 9 janvier 2019, www.lemonde.fr.

Agostino Carracci, Arrigo le Velu, le bouffon Pietro et le nain Rodomonte, vers 1598, huile sur toile, Naples, Museo Nazionale di Capodimonte

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Première de specialité l’homme et l’animal. texte 1 Philippe Descola, « Les Achuar traitent les plantes et les animaux comme des personnes », le 18 janvier 2015, www.telerama.fr.

Se comparer aux animaux et aux plantes pour affirmer sa différence : cette démarche est, pour l’ethnologue Philippe Descola, typique de l’homme occidental, mais elle n’est pas universelle. Pour les Achuar, par exemple, tribu d’Amazonie, plantes et animaux sont des partenaires avec lesquels ils partagent une même société, leur environnement.

L’animisme est la propension à détecter chez les non-humains – animés ou non animés, c’est-à-dire les oiseaux comme les arbres – une présence, une « âme » si vous voulez, qui permet dans certaines circonstances de communiquer avec eux.

Pour les Achuar, les plantes, les animaux partagent avec nous une « intériorité ». Il est donc possible de communiquer avec eux dans nos rêves ou par des incantations magiques qu’ils chantent mentalement toute la journée. À ceci s’ajoute que chaque catégorie d’être, dans l’animisme, compose son monde en fonction de ses dispositions corporelles : un poisson n’aura pas le même genre de vie qu’un oiseau, un insecte ou un humain. C’est l’association de ces deux caractéristiques, « intériorité » et « dispositions naturelles », qui fondent l’animisme.

Chez nous, en effet, seuls les humains ont une intériorité, eux seuls ont la capacité de communiquer avec des symboles. En revanche, côté physique, tous les êtres – humains comme non humains – sont régis par des lois physiques universelles identiques : nous habitons le même « monde », les lois de la nature sont les mêmes pour tous, que l’on soit homme, insecte ou poisson. Entre les Achuar et moi s’exprimaient donc deux façons totalement différentes de considérer les continuités et discontinuités entre l’homme et son environnement.

Les femmes Achuar traitent les plantes comme si c’étaient des enfants. Et les chasseurs traitent les animaux comme si c’étaient leurs beaux-frères. […]

Voir les Achuar traiter les plantes et les animaux comme des personnes m’a bouleversé : ce que j’ai d’abord considéré comme une croyance était en réalité une manière d’être au monde, qui se combinait avec des savoir-faire techniques, agronomique, botanique, éthologique6 très élaborés.

Texte 2 René Descartes, Discours de la méthode, Partie V, © Flammarion, coll. GF, 1966, p. 79-80.

Descartes compare le langage humain et la communication animale : il trouve dans cette confrontation la preuve incontestable de la supériorité de l’homme sur l’animal. Cette démarche fait tradition dans la pensée occidentale depuis Aristote.

C’est une chose bien remarquable, qu’il n’y a point d’hommes si hébétés1 et si stupides, sans en excepter même les insensés2, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au contraire, il n’y a pas d’autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n’arrive pas de ce qu’ils ont faute d’organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c’est-à-dire en témoignant qu’ils pensent ce qu’ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets,

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sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d’inventer d’eux-mêmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui, étant ordinairement avec eux, ont loisir d’apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout.

Texte 3 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755, première partie, © Flammarion, GF, 2008, p. 78-80 Rousseau, dans cet ouvrage, fait une expérience de pensée: il imagine comment vivrait l’homme et ce qu’il serait, s’il ne vivait pas en société mais dans un « état de nature ». Il ressemblerait à l’animal, sauf sur un point crucial pour son histoire : il a une capacité infinie de se développer dans le temps, contrairement à l’animal, dont l’existenceestdéterminéeparl’instinct.C’estuncritèreoriginalqueRousseaudégageici.

Il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue [les hommes et les animaux], et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se perfectionner ; faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans. Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile1 ? N’est-ce point qu’il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la Bête, qui n’a rien acquis et qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la Bête même ? Il serait triste pour nous d’être forcés de convenir que cette faculté distinctive et presque illimitée est la source de tous les malheurs de l’homme ; que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c’est elle qui, faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la Nature.

.Texte 4 Michel de Montaigne, Essais, Livre II, 12 « Apologie de Raimond Sebond », éd. d’A. Lanly, © Honoré Champion, 1989. La tradition philosophique définit l’homme comme un être doué de raison et donc un être à part. Montaigne éprouve beaucoup de scepticisme envers cette thèse. Il interroge le bien-fondé d’une telle démarche.

La présomption1 est notre maladie naturelle et originelle. La plus malheureuse et la plus frêle de toutes les créatures, c’est l’homme, et en même temps la plus orgueilleuse. Elle se sent et se voit logée ici au milieu de la bourbe2 et de l’ordure, attachée et clouée à la pire, la plus morte et la plus croupissante partie de l’univers, au dernier étage du logis et le plus éloigné de la voûte céleste, avec les animaux de la pire des trois conditions3 ; et pourtant elle se place, selon sa pensée, au-dessus du cercle de la lune et ramène le ciel sous ses pieds. C’est par la vanité de cette même pensée que l’homme s’égale à Dieu, qu’il s’attribue les qualités divines, qu’il se distingue lui-même et se sépare de la foule des autres créatures, taille les parts des animaux4 ses confrères et compagnons, et leur distribue telle portion de facultés et de forces que bon lui semble. Comment connaît-il, par l’action

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de son intelligence, les mouvements internes et secrets des animaux ? Par quelle comparaison d’eux avec nous conclut-il à la stupidité qu’il leur attribue?

Texte 5 Charles Darwin, La Descendance de l’homme et la Sélection naturelle, in Ferry et C. Germé, Des animaux et des hommes, Livre de Poche, 1994, p. 310-311.

Dans l’hypothèse de l’évolution présentée par Darwin, les êtres vivants ont une ascendance commune et se sont diversifiés, dans les espèces distinctes que nous connaissons, par des modifications graduelles liées à l’environnement et au hasard. C’est le principe de la sélection naturelle.

Quiconque admet le principe général de l’évolution doit reconnaitre que, chez les animaux supérieurs, les facultés mentales sont, à un degré très inférieur, de même nature que celles de l’espèce humaine et susceptibles de développement. L’intervalle qui sépare les facultés intellectuelles de l’un des singes supérieurs de celles du poisson, ou les facultés intellectuelles d’une fourmi de celles d’un insecte parasite, est immense. Le développement de ces facultés chez les animaux n’offre pas de difficulté spéciale ; car, chez nos animaux domestiques, elles sont certainement variables, et ces variations sont héréditaires. Il est incontestable que la haute importance de ces facultés pour les animaux à l’état de nature, constitue une condition favorable pour que la sélection naturelle puisse les perfectionner. La même conclusion peut s’appliquer à l’homme ; l’intelligence a dû avoir pour lui, même à une époque fort reculée, une très grande importance, en lui permettant de se servir d’un langage, d’inventer et de fabriquer des armes, des outils, des pièges, etc. Ces moyens, venant s’ajouter à ses habitudes sociales, l’ont mis à même, il y a bien longtemps, de s’assurer la domination sur tous les autres animaux. Le développement intellectuel a dû faire un pas immense en avant quand, après un progrès antérieur déjà considérable, le langage moitié art, moitié instinct, a commencé à se former ; car l’usage continu du langage agissant sur le cerveau avec des effets héréditaires, ces effets ont dû à leur tour pousser au perfectionnement du langage. La grosseur du cerveau de l’homme […] provient surtout […] de l’emploi précoce de quelque simple forme de langage, cette machine merveilleuse qui attache des noms à tous les objets, à toutes les qualités, et qui suscite des pensées que ne saurait produire la simple impression des sens, pensées qui, d’ailleurs, ne pourraient se développer sans le langage […].

Texte 6 Julien Offray de La Mettrie, L’Homme machine, 1747.

L’homme n’est pas un être à part pour l’auteur : tout en lui s’explique par des lois naturelles et des mécanismes, y compris sa faculté de penser.

Mais puisque toutes les facultés de l’âme dépendent tellement de la propre organisation du cerveau et de tout le corps qu’elles ne sont visiblement que cette organisation même, voilà une machine bien éclairée ! Car enfin, quand l’homme seul aurait reçu en partage la Loi naturelle3, en serait-il moins une machine ? Des roues, quelques ressorts de plus que dans les animaux les plus parfaits, le cerveau proportionnellement plus proche du cœur et recevant aussi plus de sang, la même raison donnée ; que sais-je enfin ? Des causes inconnues produiraient toujours cette conscience délicate si facile à blesser, ces remords qui ne sont pas plus étrangers à la matière que la pensée, et en un mot toute la différence qu’on suppose ici. L’organisation suffirait-elle donc à tout ? Oui, encore une fois ; puisque la pensée se développe visiblement avec les organes, pourquoi la matière dont ils sont faits ne serait-elle pas aussi susceptible de remords, quand une fois elle a acquis avec le temps la faculté de sentir.

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L’âme n’est donc qu’un vain terme dont on n’a point d’idée, et dont un bon esprit ne doit se servir que pour nommer la partie qui pense en nous. Posé le moindre principe de mouvement, les corps animés auront tout ce qu’il leur faut pour se mouvoir, sentir, penser, se repentir, et se conduire, en un mot, dans le physique et dans le moral qui en dépend.

Texte complémentaire Martin Duru, « Un animal pas comme les autres », Philomag, le 21 septembre 2017. L’idée d’une différence de nature entre les hommes et les animaux a volé en éclats. Nous avons découvert qu’ils souffrent, qu’ils sont dotés d’intelligence, de mémoire, pour certains d’empathie1 ; on leur attribue même parfois une authentique conscience de soi2. L’homme voit réduire ce qui lui est propre comme une peau de chagrin : désormais, il n’est plus qu’un animal comme un autre. Cette vision correspond à ce qu’Étienne Bimbenet nomme le « zoo-centrisme »  : l’Animal est le nouveau fétiche3, tout tourne autour de lui. Le but de cet essai, passionnant de bout en bout, est d’analyser et de critiquer cette doctrine, imposée par les sciences de la vie ou l’éthologie4. Le grief ? Elle fait oublier la « singularité » de l’humain – celle-ci est refoulée, et, en ce sens, le zoocentrisme5 est un « complexe » à déminer.

Bimbenet commence par épingler un « naturalisme »6 en vogue : dire que l’homme n’est qu’un vivant, qu’il partage 98,4 % de son patrimoine génétique avec les chimpanzés, c’est réduire sa nature à la seule biologie, éliminant du même coup sa vie subjective. […] Quid à présent de la spécificité de l’homme  ? Suspense théorique… […] Bimbenet soutient notamment que notre langage est particulier : il ne sert pas uniquement à transmettre des informations ou à communiquer des émotions (cela, les dauphins le peuvent, entre autres)  ; il permet aussi d’objectiver le monde, de le rendre « commun ». La vie humaine, très humaine, est fondamentalement « décentrée »  : elle n’est pas rivée à ses intérêts immédiats, elle s’ouvre au réel et à autrui, en ayant la conscience de cette ouverture même. […]

Écartons un malentendu : il ne s’agit pas ici de verser dans un « chauvinisme humain », de réintroduire une hiérarchie quelconque. Non, les hommes ne sont pas supérieurs (ou inférieurs) aux animaux  ; nous sommes juste distincts d’eux… et réciproquement. Les animaux aussi ont des « capacités spécifiques », et Bimbenet de célébrer leur « magnifique étrangeté » – scruter les différences serait ainsi non seulement une manière de rendre hommage à tout le monde, mais surtout de fonder « une communauté des humains et des non-humains ».

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Classe de première spécialité : le langage, faut-il se méfier de la rhétorique ? Texte 1 Une condamnation sans appel

Dans ce dialogue, Platon met en scène une confrontation entre Socrate, le philosophe, et Gorgias, le sophiste. Socrate donne sans détour son avis sur une activité qu’il n’a cessé de combattre toute sa vie.

Socrate. J’ai peur que ce ne soit un peu brutal à entendre, si je dis la vérité […], ce que moi, j’appelle rhétorique relève d’une activité qui n’est pas des plus belles.

Gorgias. Quelle activité, Socrate ? […]

Socrate. Eh bien, d’après moi, Gorgias, la rhétorique est une activité qui n’a rien à voir avec l’art, mais qui requiert chez ceux qui la pratiquent une âme perspicace, brave et naturellement habile dans les relations humaines – une telle activité, pour le dire en un mot, je l’appelle flatterie. La flatterie comporte, à mon avis, plusieurs parties, différentes les unes des autres. La cuisine est l’une de ces parties : elle a l’air d’être un art, mais j’ai de bonnes raisons de penser qu’elle n’est pas un art, rien qu’un savoir-faire, une routine. La rhétorique aussi, j’en fais une partie de la flatterie, comme l’esthétique1, bien sûr, et la sophistique : cela fait quatre parties, avec quatre objets distincts. Bon, si Polos2 veut en savoir plus, il n’a qu’à essayer de s’informer ; car je ne lui ai pas encore fait savoir dans quelle partie de la flatterie je dis que se trouve la rhétorique […].

Polos. C’est bon je vais te le demander. Et toi, réponds : dans quelle partie ?

Socrate. […] La rhétorique est la contrefaçon d’une partie de la politique.

Platon, Gorgias, 463a-d, traduction M. Canto, © Flammarion, coll. GF, 1993, p. 158-159.

Texte 2 Les formules creuses de la rhétorique

La scène se passe en Italie du Sud dans un gymnase, sous un portique où a l’habitude d’enseigner un rhéteur, Agamemnon. Le narrateur Encolpe a une discussion sur l’éloquence avec ce dernier.

Et les déclamateurs, ne croyez-vous pas que les Furies1 les font délirer quand ils hurlent : « Voici les blessures que j’ai reçues pour la liberté de tous ! Voici l’œil que j’ai sacrifié pour votre salut à tous ! Donnez-moi un guide pour me conduire auprès de mes enfants car je ne tiens plus sur mes jambes : mes jarrets ont été tranchés. » ? […] Les sujets ronflants et les formules creuses n’aboutissent qu’à un seul résultat : quand ils viennent parler au forum, ils se croient tombés dans un autre monde ! Donc, à mon avis, l’école crétinise nos enfants, parce qu’ils n’y voient et n’y entendent rien de la vie de tous les jours : on ne leur montre que pirates, les chaînes à la main, attendant leurs victimes sur le rivage, que tyrans rédigeant des décrets commandant aux fils de décapiter leur père, qu’oracles, à propos d’épidémies, ordonnant d’immoler trois vierges ou davantage, que périodes s’arrondissant en bonbons de miel, et tout, faits et paroles, semble avoir été saupoudré de sésame et de pavot. Quiconque se nourrit de ce régime ne peut avoir de goût, pas plus qu’on ne peut sentir bon quand on vit à la cuisine. Laissez-moi vous le dire, rhéteurs3, c’est vous les premiers responsables de la ruine de l’éloquence. Vos sonorités futiles et creuses sont ridicules et elles font oublier le corps même du

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discours qui a perdu ses nerfs, languit et tombe à plat. Les jeunes gens n’étaient pas encore corsetés de rhétorique, quand Sophocle et Euripide4 trouvèrent le langage qu’il fallait au théâtre ! […] La grande et, si j’ose dire, la chaste éloquence, n’est ni fardée ni enflée, elle se dresse, naturelle, dans sa beauté.

Pétrone, Satiricon, I, 1-2 (extraits), traduction C. Laimé.

Texte 3 La défense de la rhétorique

Dans sa Rhétorique, Aristote veut se démarquer des traités habituels sur l’éloquence : loin de s’en tenir aux techniques de composition des discours, son projet est une vaste analyse de l’argumentation en général et des situations de parole.

De surcroît, il serait absurde, alors qu’il est honteux d’être incapable de se défendre physiquement, qu’il ne soit pas honteux de ne pouvoir le faire verbalement, mode de défense plus propre à l’homme que le recours à la force physique. Mais, objectera-t-on, user à des fins injustes de cette puissance du discours peut nuire gravement, à quoi l’on rétorquera que cet inconvénient est commun à tous les biens, excepté la vertu, et surtout aux biens les plus utiles comme la force, la santé, la richesse et le pouvoir. Qui en fait juste usage peut rendre les plus grands services, qui s’en sert injustement peut causer les plus grands torts.

Aristote, Rhétorique, Livre I, chap. 1, 1355a-1355b, traduction P. Chiron, © Flammarion, coll. GF, 2007.

Texte 4 La rhétorique pour mieux communiquer Une vérité scientifique, malgré sa valeur, peut ne pas être entendue ni acceptée. C’est à partir de ce constat que l’auteur présente dans cet ouvrage une « nouvelle rhétorique », conçue comme un traité dégageant les conditions pour réussir une argumentation, à l’oral comme à l’écrit.

Les auteurs de communications ou de mémoires1 scientifiques pensent souvent qu’il suffit de rapporter certaines expériences, de mentionner certains faits, d’énoncer un certain nombre de vérités pour susciter immanquablement l’intérêt de leurs auditeurs ou lecteurs éventuels. Cette attitude résulte de l’illusion […] que les faits parlent par eux-mêmes et impriment une empreinte indélébile sur tout esprit humain, dont ils forcent l’adhésion, quelles que soient ses dispositions. […] Il est vrai que ces auteurs, pour autant qu’ils prennent la parole dans une société savante, ou publient un article dans une revue spécialisée, peuvent négliger les moyens d’entrée en contact avec leur public, parce qu’une institution scientifique, société ou revue, fournit ce lien indispensable entre l’orateur et son auditoire […]. Mais tout le monde ne se trouve pas dans une situation aussi privilégiée. Pour qu’une argumentation se développe, il faut, en effet, que ceux auxquels elle est destinée y prêtent quelque attention.

Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, Éd. de l’Université de Bruxelles, 1992, p. 22-23.

Texte 5 Mieux se défendre face aux discours En 2011, j’ai monté un cours d’autodéfense intellectuelle, sur la base de ce que disait Noam Chomsky1 : « si nous avions un vrai système d’éducation, on y donnerait des cours d’autodéfense intellectuelle. » L’enjeu est d’apprendre à se méfier face aux discours potentiellement dangereux. […]

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Les cours portent au début de l’année sur des thèmes très généraux, comme les arguments et la rhétorique – avec, dans ce cas, une partie théorique durant laquelle nous étudions les armes rhétoriques les plus fourbes, et une partie « active », où les élèves deviennent avocats et doivent défendre une personne qu’ils pensent innocente dans le cadre d’une histoire inventée, à l’aide d’armes rhétoriques. Lors de ce procès fictif, ils doivent dans ce cas se montrer le plus sournois et le plus trompeurs possible. […]

L’idée est de permettre aux jeunes de ne plus se laisser manipuler en règle générale. L’atelier aborde ainsi des thèmes plus spécifiques, comme les sciences (la manipulation, la vision des sciences donnée par les médias, certaines controverses comme les anti-vaccins…), la publicité mensongère, les théories du complot. Ce point n’était pas à l’origine dans le cours, mais je l’ai ajouté en 2012 après avoir entendu des discours complotistes, au hasard d’une conversation avec un élève qui croyait que le gouvernement américain avait organisé le 11 septembre2.

Cette crédulité des élèves s’explique par le fait que leur esprit critique n’est pas encore formé, qu’ils nourrissent une défiance vis-à-vis des médias, qu’ils sont à un âge où ils sont attirés par les « vérités cachées », et parce que les théories du complot sont souvent créées par d’authentiques charlatans, doués pour la manipulation.

Je démonte avec les élèves tout ce qui appartient à la rhétorique de la désinformation : appel à l’émotion, fourberie argumentative, exploitation de coïncidences… Puis je propose aux élèves de créer leur propre théorie du complot, une méthode très efficace pour leur permettre de faire preuve d’esprit critique.

Concernant l’embrigadement, j’anime aussi un atelier qui porte sur les manipulations sectaires : nous y voyons comment fonctionne une secte, l’embrigadement… Il y a une application pratique : les élèves choisissent un thème et créent leur secte. J’avais choisi de ne pas parler de Daech : les élèves ont fait eux-mêmes le lien entre ce groupe terroriste et le phénomène sectaire, à partir des méthodes d’embrigadement étudiées auparavant. […]

L’école a un rôle important à jouer concernant le développement de l’esprit critique. Il est temps que nous nous y mettions, dans le cadre de l’éducation aux médias – en apprenant aux élèves à repérer les argumentations fallacieuses et les discours mensongers, et à faire un usage critique des médias, loin de la crédulité totale ou a contrario du rejet en bloc. Entre la naïveté et le scepticisme total, il y a l’esprit critique.

Sophie Mazet, propos recueillis par Fabien Soyez, www.vousnousils.fr, l’e-mag de l’éducation.

Texte complémentaire

La rhétorique comme arme de combat

Élu député en 1848, Victor Hugo s’engage contre la misère. Il se rend en février 1851 à Lille pour témoigner des conditions de vie des ouvriers du textile. Voici le discours qu’il écrit après sa visite.

La première cave où nous nous sommes présentés est située Cour à l’eau, n° deux. Je vous dis l’endroit. Bien que la porte fût toute grande ouverte au soleil depuis le matin, car c’était une belle journée de février, il sortait de cette cave une odeur tellement infecte, l’air y était tellement vicié que, sur sept visiteurs que nous étions, nous ne fûmes que trois qui pûmes y descendre. Un

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quatrième qui s’y hasarda ne put dépasser le milieu de l’escalier, et de même que cela était arrivé en 1848 au préfet de Lille accompagnant M. Blanqui1, il s’arrêta comme asphyxié au seuil de la cave et fut obligé de remonter précipitamment. Nous trouvâmes dans cette cave au pied de l’escalier une vieille femme et un tout jeune enfant. Cette cave était si basse qu’il n’y avait qu’un seul endroit où l’on pût s’y tenir debout, le milieu de la voûte. Des cordes sur lesquelles étaient étalés de vieux linges mouillés interceptaient l’air dans tous les sens. Au fond il y avait deux lits, c’est-à-dire deux coffres en bois vermoulu contenant des paillasses dont la toile, jamais lavée, avait fini par prendre la couleur de la terre. Pas de draps, pas de couvertures. Je m’approchai d’un de ces lits, et j’y distinguai dans l’obscurité un être vivant. C’était une petite fille d’environ six ans qui gisait là, malade de la rougeole, toute tremblante de fièvre, presque nue, à peine couverte d’un vieux haillon de laine ; par les trous de la paillasse sur laquelle elle était couchée, la paille sortait. Un médecin qui nous accompagnait me fit toucher cette paille. Elle était pourrie. La vieille femme, qui était la grand’mère, nous dit qu’elle demeurait là avec sa fille qui est veuve et deux autres enfants qui reviennent à la nuit ; qu’elle et sa fille étaient dentellières ; qu’elles payaient dix-huit sous de loyer par semaine, qu’elles recevaient de la ville tous les cinq jours un pain, et qu’à elles deux elles gagnaient dix sous par jour. À côté du lit, près de l’enfant malade, il y avait un grand tas de cendre qui exhalait une odeur repoussante.

C’est de la cendre de tourbe que ces malheureuses familles ramassent et vendent pour vivre. Au besoin cette cendre leur sert de lit. Telle était cette cave.

Victor Hugo, « Les Caves de Lille », discours de 1851.

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Classe de première de spécialité : ruse et tromperie texte 1 Fabuler pour persuader

En 494 av. J.-C., des membres de la plèbe, peuple de Rome, sont en conflit avec les patriciens, riches citoyens. Ils refusent d’obéir aux sénateurs et aux consuls. On envoie un médiateur, Ménénius Agrippa, habile orateur d’origine plébéienne, qui tente de les convaincre de revenir.

« Au temps où tout dans le corps humain n’était pas en parfaite harmonie, mais où chaque membre avait un point de vue et un discours bien à lui, les différentes parties s’indignèrent de voir le ventre n’être approvisionné que par leurs soins, leurs efforts et leurs services, tandis que lui, tranquille au milieu d’elles, ne faisait rien d’autre que de jouir des plaisirs qu’on lui offrait ; elles s’entendirent donc pour que les mains n’apportent plus la nourriture à la bouche, que la bouche n’accepte plus ce qu’on lui donnait, que les dents ne le mâchent plus. Cette colère devait avoir pour effet de dompter le ventre par la faim ; mais les membres eux-mêmes et le corps tout entier s’en trouvèrent complètement épuisés. Il apparut donc que le ventre non plus n’était pas un serviteur inactif et qu’il n’était pas plus nourri qu’il ne nourrissait, en distribuant à toutes les parties du corps ce qui, répandu dans nos veines, enrichi par la digestion, nous fait vivre et nous rend pleins de forces : le sang ». Alors, montrant que la colère de la plèbe contre les sénateurs était semblable à la révolte interne du corps, il les fit changer d’avis.

Tite-Live, Histoire romaine, II, 32, traduction C. Laimé.

Texte 2 « Le pouvoir des fables »

Dans Athène autrefois peuple vain et léger, Un Orateur voyant sa patrie en danger, Courut à la Tribune ; et d’un art tyrannique, Voulant forcer les cœurs dans une république, Il parla fortement sur le commun salut. On ne l’écoutait pas : l’Orateur recourut À ces figures violentes Qui savent exciter les âmes les plus lentes. Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu’il put. Le vent emporta tout ; personne ne s’émut. L’animal aux têtes frivoles Étant fait à ces traits, ne daignait l’écouter. Tous regardaient ailleurs : il en vit s’arrêter À des combats d’enfants, et point à ses paroles. Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour. « Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour Avec l’Anguille et l’Hirondelle : Un fleuve les arrête ; et l’Anguille en nageant, Comme l’Hirondelle en volant, Le traversa bientôt. » L’assemblée à l’instant

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Cria tout d’une voix : « Et Cérès, que fit-elle ? – Ce qu’elle fit ? un prompt courroux L’anima d’abord contre vous. Quoi, de contes d’enfants son peuple s’embarrasse ! Et du péril qui le menace Lui seul entre les Grecs il néglige l’effet ! Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ? » À ce reproche l’assemblée, Par l’Apologue réveillée, Se donne entière à l’Orateur : Un trait de fable en eut l’honneur. Nous sommes tous d’Athène en ce point ; et moi-même, Au moment que je fais cette moralité, Si Peau d’âne m’était conté, J’y prendrais un plaisir extrême, Le monde est vieux, dit-on : je le crois, cependant Il le faut amuser encor comme un enfant.

Jean de La Fontaine, Fables, VIII, 4, 1678.

Texte 3 Renart, cet imposteur

Renart s’arrête près du puits. Il se penche pour boire, voit son propre reflet dans l’eau et prend son image pour sa femme Hermeline : pour la rejoindre, il saute dans un seau qui pendait à la poulie ; il se retrouve prisonnier au fond du puits… Isengrin le loup, qui a soif, arrive à son tour, près du puits. Il se penche : il voit Renart et son propre reflet qu’il prend pour sa femme Hersent. Furieux, il insulte sa femme qu’il a surprise, croit-il, en flagrant délit d’adultère avec Renart au fond du puits…

Pendant qu’Isengrin se désolait, Renart se tenait tranquille. Il le laissa hurler un moment, puis entreprit de l’appeler : « Quelle est cette voix, mon Dieu, qui m’appelle ? […] – Dis, qui es-tu ? demanda Isengrin. – C’est moi, votre bon voisin, jadis votre compère, que vous chérissiez plus qu’un frère. Mais on m’appelle feu Renart, moi qui étais maître ès ruses. – Je respire, dit Isengrin. Depuis quand, Renart, es-tu donc mort ? – Depuis l’autre jour, répond le goupil. Personne ne doit s’étonner de ma mort car de la même façon mourront tous les vivants. Il leur faudra passer de vie à trépas

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au jour voulu par Dieu. À présent, mon âme est entre les mains du Seigneur qui m’a délivré du calvaire de ce monde. Je vous en supplie, mon très cher compère, pardonnez-moi de vous avoir mécontenté l’autre jour. – J’y consens, dit Isengrin. Que toutes ces fautes vous soient pardonnées, compère, dans ce monde et dans l’autre ! Mais votre mort m’afflige. – Moi au contraire, dit Renart, j’en suis ravi. – Tu en es ravi ? – Oui, vraiment, par ma foi. – Cher compère, dis-moi pourquoi. – Parce que, si mon corps repose dans un cercueil, chez Hermeline, dans notre tanière, mon âme est transportée en paradis, déposée aux pieds de Jésus. Compère, je suis comblé, je n’eus jamais une once d’orgueil. Toi, tu es dans le monde terrestre ; moi, je suis dans le paradis céleste. Ici, il y a des prés, des bois, des champs, des prairies. Ici, il y a d’immenses richesses, ici, tu peux voir de nombreuses vaches, une foule de brebis et de chèvres, ici, tu peux voir quantité de lièvres, de bœufs, de vaches, de moutons, des éperviers, des vautours et des faucons... » Isengrin jure par saint Sylvestre qu’il voudrait bien s’y trouver. « N’y compte pas, dit Renart. Il est impossible que tu entres ici. Bien que le Paradis soit à Dieu, tout le monde n’y a pas accès. Tu t’es toujours montré fourbe, cruel, traître et trompeur. […] Nous ne voulons pas de disputes ici. Là-bas, vous pouvez voir la fameuse balance. » Seigneurs, écoutez donc ce prodige! Du doigt, il lui désigne le seau et se fait parfaitement comprendre, lui faisant croire qu’il s’agit des plateaux à peser le Bien et le Mal. « Par Dieu, le père spirituel, la puissance divine est telle que,

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lorsque le bien l’emporte, il descend vers ici tandis que tout le mal reste là-haut. Mais personne, s’il n’a reçu l’absolution, ne pourrait en aucune façon descendre ici, crois-moi. T’es-tu confessé de tes péchés ? – Oui, dit l’autre, à un vieux lièvre et à une chèvre barbue en bonne et due forme et fort pieusement. Compère, ne tardez donc plus à me faire pénétrer à l’intérieur ! » Renart se met à le considérer : « Il nous faut donc prier Dieu et lui rendre grâce très dévotement pour obtenir son franc pardon et la rémission de vos péchés : de cette façon, vous pourrez entrer ici. » Ysengrin, brûlant d’impatience, tourna son cul vers l’orient et sa tête vers l’occident. Il se mit à chanter d’une voix de basse et à hurler très fort. Renart, l’auteur de maints prodiges, se trouvait en bas dans le second seau qui était descendu. Il avait joué de malchance en s’y fourrant. À Isengrin de connaître bientôt l’amertume. « J’ai fini de prier Dieu, dit le loup. – Et moi, dit Renart, je lui ai rendu grâce. » […]

Le Roman de Renart, traduction J. Dufournet et A. Méline, © Flammarion, coll. GF, 1985.

Texte 4 L’hypocrite

Voici, au début du troisième acte, l’apparition du « héros », accompagné de son valet Laurent, devant les spectateurs. Il se retrouve ici aux prises avec Dorine, la servante de la famille.

Tartuffe, Laurent, Dorine

Tartuffe, apercevant Dorine. Laurent, serrez ma haire avec ma discipline, Et priez que toujours le Ciel vous illumine.

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Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniers Des aumônes que j’ai partager les deniers.

Dorine, à part. Que d’affectation et de forfanterie !

Tartuffe Que voulez-vous ?

Dorine Vous dire… Tartuffe il tire un mouchoir de sa poche. Ah ! mon Dieu, je vous prie, Avant que de parler prenez-moi ce mouchoir.

Dorine Comment ?

Tartuffe Couvrez ce sein que je ne saurais voir : Par de pareils objets les âmes sont blessées, Et cela fait venir de coupables pensées. Dorine Vous êtes donc bien tendre à la tentation, Et la chair sur vos sens fait grande impression ? Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte : Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte, Et je vous verrais nu du haut jusques en bas, Que toute votre peau ne me tenterait pas. Tartuffe Mettez dans vos discours un peu de modestie, Ou je vais sur-le-champ vous quitter la partie. Dorine Non, non, c’est moi qui vais vous laisser en repos, Et je n’ai seulement qu’à vous dire deux mots. Madame va venir dans cette salle basse, Et d’un mot d’entretien vous demande la grâce. Tartuffe Hélas ! très volontiers. Dorine, en soi-même. Comme il se radoucit !

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Ma foi, je suis toujours pour ce que j’en ai dit. Tartuffe Viendra-t-elle bientôt ? Dorine Je l’entends, ce me semble. Oui, c’est elle en personne, et je vous laisse ensemble.

Molière, Le Tartuffe, III, 2, 1664.

Texte 5 Stratagème et manipulation

Philoctète, blessé au pied, a été abandonné sur une île par les Grecs qui naviguaient vers Troie. Lorsque les chefs de l’armée apprennent que Troie ne tombera pas sans l’arc du héros (qu’il tient d’Héraclès), ils envoient en mission Ulysse et le jeune Néoptolème, jeune fils d’Achille, inconnu de Philoctète, pour s’emparer de l’arc. NÉOPTOLÈME. Alors, quels sont donc tes ordres ?

ULYSSE. Tu dois séduire l’âme de Philoctète par tes paroles. Lorsqu’il te demandera qui tu es, d’où tu viens, réponds que tu es le fils d’Achille ; tu n’as pas à le dissimuler ; mais ajoute que tu rentres chez toi, que tu abandonnes les Grecs, car tu as contre eux une haine violente ; après t’avoir attiré en te suppliant, parce que, disaient-ils, ils n’avaient aucun autre moyen de prendre Troie, à ton arrivée, ils t’ont refusé les armes d’Achille, que tu réclamais à bon droit, et les ont livrées à Ulysse. Et là-dessus, va, entasse toutes les horreurs que tu voudras contre moi ; rien de tout cela ne me froissera ! Au contraire, si tu ne le fais pas, tu attireras sur tous les Grecs de grands malheurs, puisque si tu ne t’empares de son arc, tu ne pourras pas renverser les murs de Dardanos. […] Je sais que ton naturel ne se prête ni à parler ce langage ni à tendre des pièges ; pourtant il est doux d’obtenir la victoire ; pour l’heure, ose donc ! nous nous montrerons honnêtes plus tard. Maintenant, prête-toi à moi pour un court instant – un jour au plus – d’effronterie ! Après, sois appelé à jamais le plus vertueux des mortels.

NÉOPTOLÈME. Pour moi, fils de Laërte, les mots que j’ai peine à entendre, je répugne à les mettre en actes. Je ne suis pas fait, moi, pour de lâches artifices, ni moi, ni celui, dit-on, qui me donna le jour. Je suis prêt cependant à emmener Philoctète, en employant la force, et non la ruse ; car ce n’est pas avec l’usage d’un seul pied qu’il triomphera de nous tous, si forts. Ma mission, il est vrai, est de t’aider, mais je redoute le nom de traître ; et j’aime mieux échouer avec honneur que de triompher par déloyauté.

ULYSSE. Fils d’un noble père, moi aussi, quand j’étais jeune, j’avais la langue paresseuse et le bras toujours prêt à agir ; aujourd’hui, instruit par l’expérience, je vois que c’est la langue qui gouverne, et non les actes.

Sophocle, Philoctète, v. 54 à 99 (extraits), traduction C. Laimé.

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Texte complémentaire La publicité : une image pour séduire ?

L’image livre tout de suite un premier message, dont la substance est linguistique ; les supports en sont la légende, marginale, et les étiquettes, qui, elles, sont insérées dans le naturel de la scène, comme « en abyme » ; le code dans lequel est prélevé ce message n’est autre que celui de la langue française ; pour être déchiffré, ce message n’exige d’autre savoir que la connaissance de l’écriture et du français. À vrai dire, ce message lui-même peut encore se décomposer, car le signe Panzani ne livre pas seulement le nom de la firme, mais aussi, par son assonance, un signifié supplémentaire qui est, si l’on veut, l’« italianité » ; le message linguistique est donc double (du moins dans cette image) : de dénotation et de connotation […].

Le message linguistique mis de côté, il reste l’image pure […]. Cette image livre aussitôt une série de signes discontinus. Voici d’abord (cet ordre est indifférent, car ces signes ne sont pas linéaires), l’idée qu’il s’agit, dans la scène représentée, d’un retour du marché ; ce signifié implique lui-même deux valeurs euphoriques : celle de la fraîcheur des produits et celle de la préparation purement ménagère à laquelle ils sont destinés ; son signifiant est le filet entrouvert qui laisse s’épandre les provisions sur la table, comme « au déballé » […]. Un second signe est à peu près aussi évident ; son signifiant est la réunion de la tomate, du poivron et de la teinte tricolore (jaune, vert, rouge) de l’affiche ; son signifié est l’Italie, ou plutôt l’italianité […]. Continuant d’explorer l’image (ce qui ne veut pas dire qu’elle ne soit entièrement claire du premier coup), on y découvre sans peine au moins deux autres signes ; dans l’un, le rassemblement serré d’objets différents transmet l’idée d’un service culinaire total, comme si d’une part Panzani fournissait tout ce qui est nécessaire à un plat composé, et comme si d’autre part le concentré de la boite égalait les produits naturels qui l’entourent, la scène faisant le pont en quelque sorte entre l’origine des produits et leur dernier état ; dans l’autre signe, la composition, évoquant le souvenir de tant de peintures alimentaires, renvoie à un signifié esthétique : c’est la « nature morte » […] ; le savoir nécessaire est ici fortement culturel. Roland Barthes, « Rhétorique de l’image », in « Recherches sémiologiques », Communications, n°4, Seuil, 1964.

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PROGRAMMES CLASSE DE PREMIERE DE LA VOIE GENERALE ..................................................2

CLASSE DE PREMIERE : PARCOURS DE LECTURE LE ROUGE ET LE NOIR STENDHAL...................4

CLASSE DE PREMIERE : LES CONTEMPLATIONS LIVRE 1 « AURORE »PARCOURS DE LECTURE .11

CLASSE DE PREMIERE. LA POESIE VICTOR HUGO. LES CONTEMPLATIONS, LIVRE IV - PAUCA MEAE ....................................................................................................................................21

CLASSE DE PREMIERE LA POESIE , LE PAYSAGE. .....................................................................30

CLASSE DE PREMIERE : AUTOUR DES FLEURS DU MAL DE CHARLES BAUDELAIRE. .................34

CLASSE DE PREMIERE, LA LITTERATURE D’IDEES. LA FONTAINE .............................................39

CLASSE DE PREMIERE AUTOUR DE LA FONTAINE, LES CONTES ET LEUR MORALE ..................46

CLASSE DE PREMIERE LA LITTERATURE D’IDEES CONQUERIR SA LIBERTE. ..............................51

CLASSE DE PREMIERE : LA LITTERATURE D’IDEE : L’ECRIVAIN CONTRE LA TORTURE ..............55

CLASSE DE PREMIERE AUTOUR DE MONTAIGNE....................................................................59

CLASSE DE PREMIERE : LA VIOLENCE AU THEATRE ................................................................66

CLASSE DE PREMIERE AUTOUR DE MONTESQUIEU, LES LETTRES PERSANES. .........................74

CLASSE DE PREMIERE SPECIALITE : LE MONSTRE ...................................................................80

PREMIERE DE SPECIALITE L’HOMME ET L’ANIMAL.................................................................86

CLASSE DE PREMIERE SPECIALITE : LE LANGAGE, FAUT-IL SE MEFIER DE LA RHETORIQUE ? ...90

CLASSE DE PREMIERE DE SPECIALITE : RUSE ET TROMPERIE ..................................................94