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Un jour, pour t oujours Christine BENOIT

Christine BENOIT Un jour, pour toujours

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Un jour,pour toujours

Christine BENOIT

15.3 564941

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 190 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 15.3----------------------------------------------------------------------------

Un jour, pour toujours

Christine BENOIT

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Chapitre I

L’immolation par le feu d’un jeune vendeur ambulant tunisien, Mohamed Bouazizi, suite à la confiscation de ses fruits et légumes par les autorités, avait déclenché de nombreuses manifestations dans le pays. La Une des journaux affichait, en gros titres, selon la sensibilité journalistique : la Révolution de jasmin, la Révolution pour la dignité, la Révolution Facebook ou encore l’Intifada de Sidi Bouzid. Cette révolution devait aboutir au départ du président de la République, Zine el-Abidine Ben Ali, et déclencher le printemps arabe, par effet domino. Les revendications de tous les peuples arabes étaient identiques : du pain, de l’eau, des logements, du travail, l’éducation des enfants, des soins pour les plus âgés et de nouvelles conditions de vie.

Ces mouvements de protestation populaire devaient se frayer une place parmi les nombreux sujets qui faisaient alors l’actualité en 2011 : les procès de Jacques Chirac et de Clearstream, les affaires

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Bettencourt, Strauss-Kahn et du Médiator, la mort d’Oussama Ben Laden et de Kadhafi, le tsunami au Japon et l’explosion dans la centrale nucléaire de Fukushima, le mariage princier anglais, le mouvement des indignés, la crise grecque, la tuerie norvégienne, la famine dans la Corne de l’Afrique, la mort de Steve Jobs…

Comme tous les Français, à la mémoire collective imprégnée de la révolution française et au goût prononcé pour les histoires de sexe, je m’étais délectée de la saga du président du Fonds Monétaire International et du printemps arabe. À la différence que cet élan démocratique, animé d’une conscience politique inédite, infusait un véritable espoir d’une humanité nouvelle, tandis que les frasques sexuelles de celui qui aurait pu être le président de tous les Français, la ramenaient vers ses plus bas instincts.

J’ai trente-trois ans. J’aime Paul. J’enseigne la gestion à l’université. J’ignore alors que l’une de ces révolutions va

changer ma vie.

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Chapitre II

En cette belle soirée de printemps, Paul m’invite à pique-niquer dans son village natal, Villebret, dans le département de l’Allier.

J’ai connu Paul, il y a quatre ans, dans un magasin bio. J’avais rempli de riz basmati un sac en papier, sans m’apercevoir qu’il était troué. Au fur et à mesure de mes déplacements dans les rayons, le riz s’était répandu sur le sol. L’analogie avec le Petit Poucet était tentante. Paul s’en était servi pour me séduire. Il était grand, musclé et blond. Influencée par les histoires de l’enfance, j’avais vu immédiatement en lui le prince charmant dans ces trois critères de beauté. C’est ainsi qu’avait débuté notre conte de fée. Nous sommes devenus inséparables. Enfin, presque.

Nous avons gardé chacun notre appartement. Nous nous téléphonons tous les jours. Nous déjeunons ou nous dînons ensemble au moins quatre fois par semaine. Il nous arrive même de passer un week-end en tête-à-tête. Cette indépendance de

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chacun crée à la fois la jalousie et l’incompréhension chez les autres. La jalousie de ceux qui aimeraient profiter de ces instants de liberté ou de ceux qui souhaiteraient fuir leurs responsabilités quotidiennes. L’incompréhension des couples qui ne croient qu’en l’amour fusionnel. Enfin et surtout l’incompréhension familiale. En particulier celle de ma mère, qui rêve d’organiser le mariage de sa fille unique. Bien entendu, à l’église.

En réalité, cette indépendance est celle de Paul. Pas la mienne. Même si j’apprécie les soirées copines ou cinéma, je rêve d’un nid douillet dans lequel nous pourrions vivre à deux. Paul, de nature introvertie, aime la solitude. Son ordinateur et ses livres pourraient lui suffire à être heureux, bien qu’il s’en défende. Il m’affirme que, depuis qu’il me connaît, son horizon s’est élargi, qu'il a découvert de nouvelles contrées. Non seulement celles de mon corps, qu’il parcourt avec une énergie étonnante, mais aussi celles des émotions qu’ils fuyaient jusqu’à présent. Il y a deux Paul. Paul le lion fougueux, qui me fait l’amour. Et Paul l’escargot qui, à la moindre intrusion d’un promeneur trop curieux dans son jardin secret, se retire dans sa coquille. Plusieurs fois, j’ai eu envie de lancer « Au fait, tu ne crois pas que nous pourrions vivre ensemble ? » ou de glisser subtilement dans la conversation « Ce serait tellement plus économique de vivre dans un seul appartement ». Mais, il y a quelque chose qui m’empêche de prononcer ces phrases.

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Ce quelque chose pourrait être la peur de le perdre.

Entre moi et sa liberté, j’ai le sentiment que Paul préfère sa liberté. Cette impression n’est pas due à un manque de confiance en moi. Non. Elle est alimentée par l’idée que Paul se fait de l’amour. Un amour sans attachement. Un amour inconditionnel. Un amour porté par ses deux piliers favoris : la confiance et le respect. D’ailleurs, il ne m’a jamais dit « je t’aime » car selon lui « l’amour ne se déclare pas, il se prouve par des actes. » Même si je comprends son point de vue, et même si j’adhère à l’idée que l’amour n’est ni projection, ni dépendance, je reste dans l’attente d’un peu plus de romantisme. Et j’avoue volontiers, qu’au fur et à mesure que mes amies se marient, l’attente se fait plus pressante.

Avec Paul l’escargot, tout prend du temps. Notre première rencontre a été suivie de nombreuses promenades, de nombreux repas au restaurant, de nombreuses conversations, de longs regards, aussi opaques pour moi que ses programmes informatiques dont il se délecte. Des accolades interminables en guise de bonjour, apparemment amicales, mais qui me plongeaient dans un désir torride. Paul me prenait à l’intérieur de ses bras. Son corps contre mon corps. Nos jambes entrecroisées. Je me lovais contre lui. Nous restions ainsi trois à quatre minutes sans bouger. Paul n’était ni timide, ni homosexuel. Pourtant, notre relation en restait là.

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Lors d’une de ces accolades – soit six mois après notre rencontre – j’avais transgressé le rituel en bougeant ma joue. Mes lèvres s’étaient déplacées jusqu’à l’encoignure des siennes. Cette violation territoriale avait été le sésame. Ses lèvres avaient rejoint les miennes dans un baiser passionné. Cet homme si calme, si pondéré, si attentif, s’était transformé en un puissant volcan. J’avais fait connaissance avec l’autre Paul. Paul le lion. Sa passion intérieure avait fini par me convaincre que j’aimais Paul.

Assis dans l’herbe haute, nous trinquons aujourd’hui à son nouveau poste d’informaticien dans un groupe international. Au champagne pour lui. Au vin rouge pour moi. Nous sommes assis dans le champ que lui ont légué ses parents. Il songe à construire une maison dans cette nature qu’il affectionne tout particulièrement. Il m’explique son projet architectural. Bien qu’il m’invite à donner mon avis, je garde le silence. Cette idée d’une maison, dont le toit est à la hauteur du champ, sans cloison intérieure entre les pièces, à la rigueur un paravent pour les toilettes, me laisse plus que perplexe. Un concept simple. Un seul espace. Je conçois en effet sa simplicité, mais… j’ai l’impression que son projet n’abrite que lui.

Je crois en réalité qu’il parle de sa maison. Pas de la nôtre. Pas d’une famille, à moins que la chambre soit aussi celle des parents et des enfants. Je me tais

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pour assimiler ses rêves à la manière d’un mets que je goûte pour la première fois. C’est parfois si déroutant, qu’il faut plusieurs bouchées avant de pouvoir affirmer si je l’aime ou non. La description de Paul me laisse un arrière-goût dans la bouche, que je qualifierais d’amer. Franchement, je n’aime pas. Même pas l’idée que ce soit notre maison.

– J’imagine l’immense baie vitrée qui me fera vivre tous les instants magiques de la journée et de la nuit, poursuit-il avec joie, sans se douter de mes réticences.

– Il n’y aura pas de rideaux, alors ? dis-je, tout en trouvant ma question stupide.

Il lève son verre en signe d’approbation. Je le sens heureux. À son regard comblé, je comprends que le saut qui mène parfois de la compréhension à l’approbation vient d’être fait. Pour ne pas gâcher l’instant présent, je le laisse à son plaisir. D’ailleurs, m’écouterait-il si je cloisonnais son espace par mes doutes ?

Je suis toujours profondément étonnée, chez les rêveurs, par leur manière de ne pas s’offusquer du réalisme de leurs contradicteurs. Lorsqu’un étudiant me montre son business plan trop optimiste et que je place le curseur du chiffre d’affaires à la baisse, il me sourit. Dans ce sourire se lit toute la bienveillance de celui qui a la capacité merveilleuse de voir l’avenir, tandis qu’il considère que son interlocuteur a les yeux rivés sur ses pieds. Avec un enthousiasme démesuré,

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ce visionnaire explique, à l’aveugle que je suis, l’idée géniale qui va faire de lui un millionnaire. Il développe ses arguments comme les enfants du primaire récitent leur poésie. Différenciation du produit. Marché de niche. Création de valeur ajoutée. Il a si bien appris son cours chez mon collègue du marketing que je ne peux pas lui en vouloir de croire que tout est possible. Mais comment puis-je leur parler de la réalité économique et financière sans pour autant les décourager ? Je n’ai pas trouvé d’autres solutions que de jouer sur les chiffres. Le factuel ne s’illusionne pas.

Mais pour Paul, les chiffres ne sont d’aucun secours. Une telle maison ne permet pas de lancer la discussion sur le coût de l’investissement. Un toit, un sol et quatre murs. Vraiment, c’est à la portée de sa bourse. Parce que je n’ai pas d’arguments, je laisse flotter le silence entre nous.

Sous la voûte céleste, mes rêves s’abritent. Notre maison. Nos enfants. Un autre lieu. Un autre concept.

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Chapitre III

Il y a dans l’air un certain épuisement après les campagnes présidentielles et législatives. La France, telle une femme enceinte, attend depuis plusieurs mois le verdict de l’urne comme la délivrance. Elle s’est repliée sur elle-même, les yeux sur son nombril, le temps de permettre aux candidats de convaincre les électeurs que tout irait mieux après.

Ce que chacun espère dans cet après, sans y croire vraiment, c’est la venue du changement. Un « après » meilleur que « maintenant ». Un « après », amnésique des souffrances endurées, empli du tout possible que procure l’espoir. Un travail. Un logement. Une vie heureuse. La terre promise de Moïse après la traversée du désert.

La semaine dernière, le pays s’est brutalement réveillé en sursaut. Le temps des promesses qui ne dupent personne, et encore moins ceux qui les émettent, est fini. François Hollande est élu président de la République. La vague rose colore suffisamment

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les sièges de l’Assemblée nationale pour asseoir confortablement la majorité. Les journaux lancent le mot d’ordre : « Au travail ! » au cas où les nouveaux élus auraient oublié la tâche immense qui les attend : chômage en hausse, croissance en berne, crise de l’euro…

Ce matin, la presse a la gueule de bois. Les annonces des plans sociaux tombent comme la pluie interminable de ce printemps pourri. Les actualités plombent mon optimisme qui tente de résister tant bien que mal à l’absence de soleil.

Je coupe la radio. Le bruit des essuie-glaces sur le pare-brise produit

un doux ronronnement dans lequel je m’abandonne. Mes parcours quotidiens d’une heure, de mon domicile à la faculté, me permettent, selon mes humeurs, d’écouter la radio ou de suivre le fil de mes pensées au gré de leurs fantaisies. Un fil qui parcourt le chemin de mes états d’âme, habituellement à grandes enjambées comme un point de bâti. Aujourd’hui, le fil fait du point arrière.

L’actualité de ces jours prouve que l’histoire n’apporte pas l’expérience voulue aux générations présentes. Les crises n’empêchent pas la crise. La guerre n’évite pas la guerre.

Mes pensées deviennent décousues. Je finis par perdre le fil. Je ne sais plus par quel chemin j’arrive à la conclusion que tout est cycle. Les cycles économiques. Le cycle de vie des produits. Le cycle

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d’exploitation. Le cycle dans l’aménagement du temps de travail. Le cycle des saisons. Le cycle féminin. Le sentiment du temps qui passe. L’horloge biologique.

Par un subtil jeu d’associations, émerge un désir inconnu, un désir fulgurant, comparable à l’érection de l’homme avant même qu’il ait conscience de l’objet de son désir. Enfin, j’imagine qu’il en est ainsi. Un désir dénué du contrôle conscient.

Plus les kilomètres défilent, plus le désir enfle. Un désir pressent. Une évidence. Un projet de vie. Toutes mes pensées n’ont plus qu’une seule direction, celle d’avoir un enfant. De fil en aiguille, ma pensée fait du point de chausson.

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Chapitre IV

1.

Le premier mai 2012, je ne reçois pas de muguet porte-bonheur, mais un mail. Un mail écrit en anglais. Un mail d’un homme croisé quelques minutes lors d’un voyage à l’étranger. Un mail d’un individu catalogué immédiatement sous l’étiquette « antipathique ».

Si je parle suffisamment l’anglais pour voyager, je ne peux pas dire que j’excelle dans cette langue. Ni dans aucune autre, par ailleurs. Je suis totalement décomplexée à ce sujet depuis que j’ai lu que ce handicap est dû à l’étroitesse du répertoire phonique de la langue française. En revanche, avec ce mail, je ne suis pas confrontée à une problématique de largeur de fréquence, mais à du brouillage d’émission. Je ne capte rien. Si je comprends la signification de chaque mot, lorsque je les mets bout à bout, ils forment des phrases dont le sens général m’échappe.

Je réalise, après plusieurs essais infructueux, qu’il s’agit d’un code. Ce qui me déroute encore plus. En ce

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jour de fête du travail, je reçois un mail codé en anglais d’un Syrien antipathique.

Laborieusement, je réécris le texte en français pour en comprendre le sens.

« Tu auras peut-être de la difficulté à te souvenir de moi. J’étais l’organisateur de ton voyage en Syrie. Mon prénom est Khaled. Nous avons dansé ensemble dans un restaurant de la vieille ville de Damas. Auparavant, tu avais assisté au spectacle des derviches tourneurs. Je t’avais donné ma carte pour que tu m’envoies tes photos prises au cours de ton périple, afin que je les mette sur le site de mon agence.

Aujourd’hui, la musique s’est tue. Tu ne reconnaîtrais plus mon pays, ni l’atmosphère

paisible, ni les rues de Damas et d’Alep. Elles ont été mitraillées, mais pas avec un appareil photo.

La situation est telle, qu’aujourd’hui, elle me pousse à briser le silence. Depuis plus d’un an, la violence s’intensifie. Je travaille in the fields1. J’ai dû mettre en terre de jeunes red flowers2. Certaines avaient moins de deux ans. Tu ne peux pas imaginer ce que je ressens pour ces petites pousses piétinées ou mutilées par les ploughermen3.

Mais que puis-je faire ? 1 In the fields : dans les champs, ce sont les hôpitaux clandestins 2 Les mails de Khaled sont codés pour sa sécurité. J’ai volontairement laissé certaines expressions qui perdent de leur force en les traduisant. Les red flowers, le lecteur l’aura compris sont les personnes mortes. 3 Ploughermen : les laboureurs désignent les soldats de l’armée régulière. Khaled fait référence aux enfants torturés ou décédés

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Rien ici ne justifie autant de haine. Pourtant elle est partout. Plaise à Dieu que je ne me laisse jamais envahir par ce sentiment. Jusqu’à présent, j’ai de la compassion pour ces hommes parce qu’il n’y a rien de pire pour un être humain que d’être condamné à vivre avec un cœur qui ne porte plus de traces d’humanité.

Dans les manifestations pour la liberté, j’ai perdu ma femme et mes deux filles. Mes deux garçons vivent chez ma belle-sœur.

Malgré les épreuves, je ne me décourage pas car beaucoup de personnes ici comptent sur moi. Aujourd’hui, j’avoue que je crains pour ma vie, c’est la raison pour laquelle j’ai le courage de t’écrire ce mail. Tu sais, ici, nous pouvons disparaître en un clin d’œil. Je n’écris pas pour te dire que j’ai peur de mourir mais pour exprimer ce que je garde secrètement au plus profond de moi, depuis trois ans.

Lorsque tu as pénétré dans le restaurant, j’ai été assailli par la beauté de ton âme. Je n’ai jamais rencontré une femme comme toi de toute ma vie. Sensible, intelligente, ouverte, au cœur pur et transparent, belle de corps et de cœur.

Je souhaite simplement une chose, garde-moi dans tes pensées pour que je me sente vivant. Reste en contact avec moi, c’est tout ce que je te demande.

Mes salutations les meilleures. » Signé Khaled.

Je regarde cette feuille posée sur mon bureau. Je vois les lignes, écrites au crayon à papier, prendre de

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la puissance lorsque je pense à la guerre, et devenir plus pâles lorsque je pense à cet homme.

À quoi ressemblait-il ? Je me souviens d’un homme de taille moyenne.

Plus âgé que moi. Entre cinq et dix ans. Mince. Très mince, presque maigre. Des cheveux très noirs. Une moustache. Je n’aime pas la moustache. Est-ce pour cette raison que je l’ai trouvé antipathique ? Non, je ne crois pas. Qu’est-ce que je n’ai pas aimé chez lui ? Son comportement ? Pas vraiment. Il avait même gardé une certaine distance entre lui et moi durant sa danse.

Je me souviens de sa carte. Je l’ai jetée en arrivant à l’hôtel sans lire son nom. Pourquoi ? Je n’en ai plus aucun souvenir.

2.

J’ignore quelles sont les motivations qui me poussent à répondre à Khaled. La culpabilité d’avoir jeté sa carte. De ne pas lui avoir envoyé mes photos. La compassion pour la mort de sa femme et de ses deux filles. Les images chocs sur la guerre en Syrie.

Pendant que je rêve d’enfant, la guerre les lui ôte. J’exprime toute ma compassion. Il répond à mes

condoléances en s’inclinant devant le destin. À ses yeux, la perte de plus de la moitié de sa famille représente sa part à payer pour changer la Syrie. Et il est prêt à donner sa vie si c’est le prix de la liberté. Il trouve qu’il est juste de payer cher ce qui a beaucoup

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de valeur. Il pense aux générations futures. Et cette pensée sèche ses larmes de douleur. D’autres fleurs pousseront sur cette terre ravagée et leur beauté pansera toutes les plaies.

Ce mail est suivi de plusieurs autres. Une correspondance s’engage.

J’apprends à connaître Khaled. « Je peux dire que j’ai eu une enfance heureuse

puisque je n’ai aucun souvenir malheureux. Mon père était de Damas, ma mère d’Alep. Elle était sa deuxième femme. Ils avaient vingt ans de différence. Mon père avait deux filles et un fils de son premier mariage. Ma mère lui donna trois fils. Je suis celui du milieu.

J’ai passé la plus grande partie de ma vie à Alep. Il y a seulement dix ans que j’ai déménagé à Damas.

Mon grand-père maternel était boucher. C’était un homme très généreux. Chaque soir, il revenait de sa boutique avec beaucoup d’argent. Il le plaçait dans un gros pot en cuivre. Le pot se vidait dans la journée. De nombreuses familles le sollicitaient et l’argent du pot servait à les aider. J’ai appris tardivement qu’il n’était pas propriétaire de sa belle maison. Il la louait. À sa mort, ses fils ne trouvèrent pas de quoi payer ses funérailles. Peux-tu imaginer cela ?

Ma grand-mère était le contraire de son mari. Elle était avare. Lorsqu’elle fut veuve, nous avions l’obligation de lui rendre visite et de nous assurer qu’elle ne manquait de rien. Elle prenait au moins