199

CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 2: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 3: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

Page 4: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

DANS LA MÊME COLLECTION

Quelles limites? '1 Le Club de Rome répond

COMITÉ EXL`CUTIF DU CLUB DE ROME

Rapport de Tokyo

Page 5: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

MIHAJLO MESAROVIC EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

DEUXIÈME RAPPORT AU CLUB DE ROME

TRADUIT DE L'AMi3RICAIN PAR MIREILLE DAVIDOVICI ET ISABELLE VERMESSE

PRÉFACB DE ROBERT LATTÈS

COMMENTAIRB PAR AURELIO PECCEI ET ALEXANDER KING

ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VIe

Page 6: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Édition française sous la direction de Maurice Guernier, membre du Club de Rome,

avec la collaboration d'Armand Petitjean.

© 1974, Mihajlo Mesarovic et Eduard Peste/. Q 1974, É`ditiorrs du Seuil, pour la traduction française.

La loi du 11 mars 1957 interdit les eopia ou reproductione destinées Il une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction Intégrale ou partielle faite par quelque procédb que ce soit, sans le coaseatement de 1'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et cora- titue une contrefaçon tanctiotlnéo par les article* 4M *< mtvnnn du

Codepénal.

Page 7: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Anticiper, prévenir et gérer les crises

Préface à l'édition française par Robert Lattès

« L'intelligence, c'est ce qui est ou sera du domaine de l'ordinateur. Le reste, c'est la sagesse... ou la folie. »

R. L.

La croissance est au coeur de nos interrogations; au centre du débat sur les incertitudes dominantes de notre temps.

Mais la croissance de quoi exactement? Et dans quel but? La crois-

sance de la population? de la consommation? des produits nationaux

bruts? des destructions que nous faisons subir à notre environnement

et à notre patrimoine planétaires? de l'inflation?

Croître ou ne pas croître n'est une question ni bien posée ni perti- nente. Elle ne peut avoir un sens que si le - ou les - processus en

cause sont définis. Et surtout leur objet. Ce qui a au moins l'avantage d'évacuer le faux problème de la croissance zéro. La croissance a de

multiples aspects et se traduit de façons également multiples selon

les régions du globe ou des États-nations; ou encore selon les classes

socio-économiques d'une même nation. Souhaitable çt bénéfique ici, tel aspect sera là néfaste : le jugement de valeur doit en réalité

cpposer développement et prolifération. Quand la pluie est une bonne

chose, le déluge n'est pas forcément l'idéal.

L'actuelle crise de croissance - ou de surcroissance - de nos sociétés a de multiples manifestations : détérioration de l'environne-

ment et du cadre de vie; crise des institutions, qu'il s'agisse aussi bien

de l'école que des constitutions ou de l'inadaptation des gouverne- ments aux problèmes transnationaux; bureaucratisation, donc pro- lifération de corps faits pour assurer continuité et stabilité, mais qui,

7

Page 8: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

par essence, vont constituer d'inévitables obstacles aux non moins inéluctables changements : alors le choc risque de remplacer l'impul- sion et la révolution l'évolution; urbanisation foisonnante et anar-

chique ; insécurité de l'emploi née de la mobilité et des changements toujours plus rapides de la société industrielle; disparition de la satis- faction au travail; fossés croissants - dans les nations ou entre nations - entre riches et pauvres; mise en question des valeurs des sociétés; bien sûr, pressions démographiques; pression des besoins alimen- taires, miniers, énergétiques; et encore problèmes d'emploi, crise du système monétaire international, crise des liquidités.

Tels sont les déséquilibres, telles seront les crises. Ou risquent-elles de l'être. Dans une imbrication et des enchaînements sans cesse crois- sants. La crise de l'énergie a révélé cette interdépendance qui ne met plus aucune nation à l'abri et qui permet de moins en moins de croire

qu'on peut comprendre et résoudre nos problèmes isolément. Répéti- tion ou coup de semonce, elle est et restera à cet égard exemplaire.

Elle est née du déséquilibre entre la localisation des ressources et des zones de consommation. Elle a été accélérée par l'insécurité des moyens de paiement - faillite du système monétaire international - mais également par l'inflation qu'elle amplifie par un effet de diffusion. Elle fait naître des disparités économiques profondes dans le Tiers Monde, qui peuvent un jour déboucher sur des conflits, poli- tiques au sein des nations, ou militaires entre nations.

Elle crée en puissance des disparités profondes à l'intérieur du Monde développé. Les revenus arabes seront en effet, à court terme, plus tentés de s'investir aux États-Unis que nulle part ailleurs. Effet boomerang, ils y favoriseront la naissance et le basculement vers de nouvelles sources d'énergie au détriment du développement futur des pays exportateurs. Mais, en fait, ces fonds auront essentiellement pour origine l'Europe et le Japon qui, indirectement, - par réverbé- ration - financeront l'assise, la plus grande sécurité et la compétitivité de leur principal concurrent industriel. Le Tiers Monde riche risque donc d'opérer un transfert de compétitivité économique et de déve- loppement entre les pays les plus développés, en enrichissant et affer- missant à terme le plus puissant des empires. Et, par contagion, en appauvrissant simultanément les pays du Quart Monde, qui voient soudain toute l'aide des pays développés engloutie dans la seule augmentation de leurs factures pétrolières. Ce qui pèse tragiquement

8

Page 9: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Anticiper, prévenir et gérer les crises

sur les ressources disponibles pour faire face au problème de la faim. On pourrait allonger la liste des réactions en chaîne, écologiques,

économiques, financières, monétaires, sociales et donc peut-être poli- tiques et militaires.

Diffusion, contagion, réverbération, effets boomerang, effets de chaînage, tous ces effets caractérisent - qu'on le veuille ou non - un monde en pleine intégration, sinon en cours d'unification. On ne peut plus séparer les variables et résoudre nos problèmes séparément : ces problèmes se sont faits problématiques. Mais le mathématicien sait que la non-séparation des variables conduit à des phénomènes de couplage. Au comportement linéaire, dans lequel l'effet est directe- ment proportionnel à la cause, se substitue le couplage, par définition non linéaire, entre phénomènes qui, s'entraînant les uns les autres de façon conjointe, ne cessent d'amplifier tour à tour leurs effets, par- fois jusqu'à la divergence; phénomènes d'amplification ou de neu- tralisation réciproques qui conduisent à l'effondrement des modes de raisonnement d'une pensée traditionnellement linéaire.

Facteur de complexité croissante, la non-séparation des variables entraîne la globalisation des problèmes, donc leur mondialisation. Cette complexité se traduit dans deux directions, la multiplication des variables elles-mêmes - par exemple le nombre d'espaces géogra- phiques homogènes à considérer - et la multiplication des interac- tions entre des variables qu'on étudiait traditionnellement de façon indépendante, en chaussant tour à tour par exemple des lunettes économiques, écologiques, technologiques, démographiques, d'expert en agriculture, etc.

Les schémas traditionnels de développement ont fini par créer plus de problèmes qu'ils ne contribuaient à en résoudre, mais surtout par les créer à un niveau de crise. De plus, même si les racines d'une crise sont locales, sa solution ne pourra bien souvent être que globale (mais il s'agit de dégager des objectifs communs, non d'imposer des solu- tions - des politiques - uniques) : tels sont nombre de problèmes de pollution industrielle. Autre particularité, des actions considérées en un endroit comme à la fois désirables et fort bénéfiques peuvent être fort nocives ailleurs par leurs effets induits : tels sont les effets de certains produits chimiques - comme le DDT - indispensables de façon directe ou non à certains développements agricoles.

Ainsi se crée-t-il dans l'espace une solidarité de fait. Mais aussi

9

Page 10: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

dans le temps : nous sommes, par nos décisions - bonnes ou mau- vaises - ou nos absences de décisions, de plus en plus solidaires des générations suivantes. L'épuisement des ressources pétrolières pour le chauffage ou le transport s'effectue au détriment de besoins pétro- chimiques vitaux pour les générations futures. Mais une politique non concertée sur le long terme en matière de sources énergétiques de substitution peut à la fois multiplier les menaces dues à la prolifé- ration des déchets radioactifs et les conséquences écologiques domma- geables de la pollution thermique.

Multiplication et interaction des variables, nécessité en outre de la réflexion sur de longues périodes, telles sont deux caractéristiques essentielles de l'approche systémique, du recours en profondeur à la modélisation. A condition de surmonter encore une difficulté fon- damentale si l'on veut faire de ces modèles de véritables instru- ments d'aide à la compréhension du monde et à la décision poli- tique.

Un modèle est par définition la représentation simplifiée d'une situation eut de ses possibilités d'évolution. Les relations retenues pour cette description seront donc celles que l'on observe en général, qui sont donc relativement permanentes. Ce qui signifie que, par défi- nition, les situations de crise ne peuvent être intégrées au modèle de base. Par définition une crise perturbe - ou bouleverse - la descrip- tion du monde.

La crise a par exemple pour effet de rendre dépendantes des variables qui ne l'étaient pas, ou peu; l'outil doit donc permettre, au moment des crises - comme dans un kaléidoscope - une restructuration du système de description du monde, qui tienne compte de la crise; crise qui sera, soit provoquée extérieurement au modèle, soit née de l'évolution du modèle, lorsque certains seuils, une fois franchis, retirent à la description antérieure sa validité.

Car, on le sait, toute quantification, toute mesure - donc toute modélisation - n'est qu'une image appauvrie de la réalité; image dégénérée qui résulte en particulier de nombreux facteurs d'incer- titude : ignorance de certains aspects du système qu'on veut appréhen-

10

Page 11: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Anticiper, prévenir et gérer les crises

der; imprévisibilité fondamentale de certains événements, telles les crises; caractères subjectifs inhérents à tout jugement de valeur ou à toute action politique qui pourraient peser sur l'évolution des choses.

Prise en charge des crises ou des autres facteurs d'incertitude, cela exige donc une possibilité d'intervention extérieure par rapport au modèle, ou aux ensembles de sous-modèles qui pourront représenter un environnement, pourvu que soient précisées - depuis l'extérieur - puis introduites les nouvelles conditions initiales, nées par exemple d'une crise ou d'une décision politique arbitraire. On a dit image appauvrie, il faudrait ajouter non réversible. Et d'autant plus irré- versible qu'on remonte plus di?cilement de cette image à la réalité qui l'a induite. Ainsi tout modèle marchand, économique, quantitatif de la réalité s'opère-t-il au détriment de tous les aspects non mar- chands, sociaux et qualitatifs de cette même réalité. Seule une inter- vention extérieure à un modèle peut permettre, toutes les fois que nécessaire, de corriger les dérives trop fortes nées des écarts croissants entre la réalité et son image.

L'utilité d'un modèle - donc son intérêt d'emploi - dépend alors étroitement, d'une part de son niveau de complexité, lequel est défini par ce que l'on ne doit absolument pas perdre au double plan de la description de la réalité et de la perception des menaces, d'autre part des possibilités d'effectuer les diverses interventions extérieures que l'on vient d'énumérer.

En d'autres termes, parce que le ou les modèles de base reproduisent les tendances générales des évolutions passées, la condition de leur validité dans le futur est en particulier que prévale le schéma tradi- tionnel de développement. Mais lorsque la crise apparaît, ou la déci- sion irrationnelle, ou qu'une évolution progressive trop longue a par trop éloigné de la réalité, un autre schéma de développement est nécessaire. L'outil doit être tel qu'il n'échoue précisément pas au moment où les crises apparaissent. Condition fondamentale pour éviter en outre des conclusions dramatiquement erronées : si l'outil n'offre pas ces possibilités, on peut conclure à des crises inévitables ou insur- montables, ce qui serait vrai si justement les processus d'évolution restaient les mêmes lorsque naissent les crises.

Tentons d'approfondir davantage encore deux conditions auxquelles un modèle doit absolument satisfaire.

Si l'unicité du monde ne cesse de devenir une réalité plus fonda-

11 l

Page 12: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

mentale, sa diversité - ses différences culturelles ou économiques par exemple - constituent une autre réalité, à certains points de vue antinomique mais non moins fondamentale : la différence a toujours été le moteur de l'évolution; différence dans la richesse, différence dans la puissance militaire, différence dans le niveau de développe- ment économique, etc. C'est ainsi par exemple que s'est créé un déca- lage croissant, du fait de la révolution industrielle, entre l'Europe puis les États-Unis d'une part, le reste du monde d'autre part. Déca- lage né de cinq facteurs simultanés : le produit national par tête, le volume des capitaux disponibles, le niveau technologique, le niveau industriel et le caractère à la fois très complet et très efhcace du déve- loppement correspondant, enfin la puissance militaire. Et chacun de ces facteurs n'a cessé d'amplifier les autres. Et tous ces facteurs, selon certains, n'ont été que la manifestation d'une certaine tradi- tion culturelle. Cette constatation suffirait dans une large mesure à condamner - à bien des points de vue - tout modèle qui raisonne- rait sur des valeurs moyennes et n'intégrerait pas une diversité, à l'évidence facteur fondamental d'évolution, mais également essentiel

quant à la pluralité, d'une part des objectifs, d'autre part des poli- tiques et comportements pour les atteindre.

Cela conduit à la nécessaire élaboration de modèles régionalisés, la régionalisation devant en particulier tenir compte de la tradition, du développement historique, de la géographie, des systèmes poli- tiques, du degré de développement économique et industriel et du potentiel de développement économique.

Enfin le modèle ne doit pas être mécaniste. S'il est fondé sur une description du monde qui ne peut que se reproduire, identique à elle- même dans sa structure, il interdit par définition les changements de comportement - individuellement ou en groupe - nés de l'appren- tissage et de la mémorisation : c'est en effet l'une des caractéristiques essentielles de l'homme et des sociétés que de tirer les enseignements de l'histoire et des expériences vécues pour modifier attitudes, déci- sions et politiques face à des situations nouvelles. Un modèle du monde doit donc être aussi adaptatif que possible; il doit donc être ouvert, par opposition à mécaniste (oh a noté le cas particulier des crises), et irréversible en fonction du temps : mémorisation et appren- tissage n'ont de sens que lorsque la variable temps croit. S'il est ouvert et irréversible, le modèle ne sera pas un modèle de prédiction du futur

12

Page 13: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Anticiper, prévenir et gérer les crises

- ce qui n'aurait aucun sens - mais un outil d'élaboration et de compréhension de scénarios possibles du futur - seul objectif sensé et souhaitable.

Les conditions précédentes, pour être remplies, entraînent un cer- tain nombre de conséquences.

L'ordinateur et l'homme (ou des hommes, un par région homogène par exemple) vont travailler comme partenaires en mode interactif : c'est leur ensemble qui constituera le modèle, l'ordinateur se voyant chargé de tout ce qui est quantifiable, automatisable, optimisable, de tout ce qui est à caractère logiquement déductif. Face à des crises ou à des situations indésirables - ou responsable d'orientations arbi- traires - le décideur demandera plus d'informations sur la situation, les politiques alternatives, les perspectives qui en découlent, les stra- tégies et dispositions auxquelles on peut recourir, les contraintes à observer, etc. De la sorte, selon des interventions extérieures appro- priées, pourra être introduit le caractère heuristique du décideur : intuition, induction, arbitraire, irrationnel, tous comportements et manifestations du jugement humain face à l'imprévisible, aux incer- titudes, aux impondérables, traduction d'un ensemble de jugements qui attribuent subjectivement des valeurs, des priorités, des coûts et des seuils aux risques à accepter. Tandis que l'ordinateur fournit le spectre des choix et les conséquences probables de chacun d'eux. Ce mode interactif est donc la clé de l'énoncé, l'introduction et l'évalua- tion de nombre de situations ou facteurs intangibles tels encore que l'innovation technique, les découvertes, les situations politiques ou sociales nouvelles et inattendues, etc.

Ainsi devient-il possible - on l'a vu - de sortir des schémas tradi- tionnels de développement, donc d'introduire des crises. Ce qui pour- rait notamment ouvrir la voie à l'évolution par crises provoquées, la crise provoquée se voulant être alors pour la société ce que la vacci- nation est à l'immunisation contre certaines maladies.

La régionalisation permet de multiplier à la fois les objectifs ou ensembles d'objectifs et les niveaux de décision, tous éléments non comparables et conduisant à des réactions et politiques diverses, spécialement face à des crises. Alors sont possibles de façon opéra- toire à la fois la recherche d'objectifs et la prise de décisions, la stra-

13

Page 14: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

tification opérée entre régions pouvant être également étendue à l'intérieur d'une même région, par exemple pour tenir compte de facteurs de diversité, économiques, sociaux, culturels.

Dès lors que le modèle est régionalisé, stratifiable et ouvert, il est possible d'introduire, le cas échéant, de nouveaux modules ou de nouvelles stratifications : par exemple si l'Europe de l'Ouest peut être considérée à bien des égards comme une région homogène, peut-être certaines situations exigeront-elles davantage de raffine- ments.

Pour cette même raison il sera possible, non seulement d'étudier des scénarios intégrant les jeux et réactions des divers acteurs, mais même - au-delà du simple fonctionnement du modèle - de modifier les structures du modèle en fonction de ces jeux et de ces réactions.

Car à la différence des systèmes physiques et matériels, c'est une propriété essentielle des systèmes humains que leur fonctionnement puisse modifier profondément les cadres à l'intérieur desquels il s'opère.

Un modèle ayant toutes les propriétés précédentes serait donc sus- ceptible de permettre la construction, la compréhension et le dérou- lement de tout scénario du futur, donc de constituer un véritable outil d'aide à la prospective.

Un tel modèle a été bâti. Ce livre en décrit quelques exploitations. Stratégies de développement et politiques possibles, par exemple face à la crise de l'énergie ou à la crise alimentaire menaçante. Possibilités de politiques de réelle coopération planétaire, mais risques de dangers de politiques isolationnistes ou de rétorsion. Illusions à croire qu'on peut louvoyer et gagner du temps face à des problèmes essentiels. Nécessité d'une solidarité agie, car imposée par notre interdépendance planétaire croissante. Mise en évidence des réactions en chaîne qu'à tous les plans entraînera notre politique face à la crise de l'énergie, parce que l'énergie est l'oxygène de la vie économique et que de ce fait elle finit par peser sur tout et commander à tout.

Ce modèle montre en particulier les risques à retarder la mise en œuvre de politiques nouvelles - par exemple en matière démo- graphique ou de lutte contre d'éventuelles famines - non seulement

14

Page 15: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Anticiper, prévenir et gérer les crises

du fait des délais pour que se manifestent les effets recherchés par certaines actions, mais surtout parce que l'évolution des valeurs abso- lues de certains phénomènes rend beaucoup plus difficile, à supporter notamment, les politiques correctrices ou de prévention au fur et à mesure qu'on laisse le temps s'écouler. Ainsi, s'agissant d'un phéno- mène ou d'un besoin exponentiels dont le temps de doublement serait de dix ans, l'effort relatif pour y faire face sera-t-il bien plus que doublé si l'on a perdu dix ans avant d'agir; mais si ce retard a créé une situation de crise, la nécessité d'atteindre très vite un objectif minimum peut même exiger un effort infiniment plus considérable pendant une période transitoire, indépendamment bien sûr des autres effets, induits par la crise et qui peuvent compliquer et multiplier les difficultés. Telle se présente bien aujourd'hui la crise de l'énergie, si l'on mesure ce qu'on aurait évité ou gagné à déclencher d'autres politiques il y a dix ans, en particulier - difficulté surajoutée - ce qu'on aurait pu éviter en matière monétaire.

Ce modèle montre également, notamment en raison d'effets de couplage, qu'en dépit d'illusions répandues et quel que soit le scénario retenu, il est de nombreul pays qui, loin d'atteindre le seuil de décol- lage économique, s'en éloignent : sauf à opérer des transferts d'inves- tissements très au-delà de ce qui a jamais été envisagé. Mais qu'alors, contrairement aux idées reçues, à cause d'un phénomène de « mère de vinaigre », les situations résultantes sont, sur longue période, béné- fiques même pour ceux qui auraient pu croire qu'il leur fallait consen- tir des sacrifices. Exagérés du moins.

Ainsi, face à toute situation, un tel modèle permet-il de répondre aux trois séries de questions essentielles suivantes :

. Quelle sera la situation à un certain horizon, si l'on ne procède à aucune action volontariste majeure, c'est-à-dire si l'on laisse se poursuivre les schémas de développement passés?

. Quelle est la situation souhaitée à un horizon bien défini? Est-elle possible grâce à des actions volontaristes appropriées? Quelles seront les conséquences et influences véritables et probables de ces actions? A quels scénarios d'évolution vont-elles conduire, compte tenu notam- ment des réactions des divers acteurs du jeu mondial? Ce qui permet en particulier de comparer des scénarios de coopération - fondés sur des objectifs communs - avec des scénarios « isolationnistes » (égoïstes, protectionnistes, égocentriques) - fondés sur des objectifs

15

Page 16: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

individualisés (selon une nation ou un groupe de nations), donnant donc lieu à des réactions et contre-réactions en chaîne sur la réalité profonde desquelles les risques d'erreurs sont considérables.

. Quelle est la situation souhaitée à un horizon non fixé? Est-elle possible, grâce à quelles actions volontaristes et dans quel

délai minimum? Ainsi est-il possible, pratiquément à chaque instant, . d'analyser les deux classes de futurs possibles : scénarios volon-

taristes d'une part, tendanciels, c'est-à-dire sans infléchissement majeur, d'autre part.

. d'introduire les contingences, prévisibles ou non, du futur : menaces diverses et études de leurs effets, crises, discontinuités événe- mentielles, jeu et réactions des « autres » acteurs et examen de leurs influences mutuelles; donc en particulier de mesurer les conséquences et les couplages éventuels d'une succession de crises et de secousses.

. d'examiner de façon approfondie la sensibilité réelle aux actions volontaristes, qui se veulent donc correctrices de tendances; et de répondre en particulier aux deux séries de questions suivantes :

- Qu'est-ce qui reste stable - invariant - en dépit de boule- versements ou de discontinuités pourtant importants, de variations pourtant notables des facteurs d'évolution?

- Qu'est-ce qui au contraire est très sensible à des modifications même faibles - apparemment - dans le cours des choses?

. de déterminer si l'on peut concevoir des « crises provoquées » qui rendraient possible une situation souhaitable, là où les actions volontaristes traditionnelles paraissent inopérantes?

Notre monde sans cesse plus global exige la maîtrise du futur. Du fait de cette globalisation. Mais aussi à cause de la puissance de la société industrielle moderne, donc de ses effets pervers, des dangers qui lui sont inhérents; car puissance et complexité impliquent fragilité donc vulnérabilité; et en particulier risques d'une interdépendance sans solidarité.

Indispensable maîtrise du futur également, à cause de l'accélération des choses, de la vitesse et de l'ampleur des changements, du chan- gement de signification des échelles de temps, des difficultés pour

16

Page 17: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Anticiper, prévenir et gérer les crises

corriger assez vite d'éventuelles dérives, des risques d'ampleur des dérives : quand tout va plus vite, il faut savoir regarder plus loin; et pouvoir s'adapter à un monde, de ce fait de plus en plus inconnu à un horizon donné. Pour lequel change donc la nature de nos besoins : c'est ainsi que changent radicalement les besoins d'éducation et de formation; autrefois il suffisait de transmettre ce qui se dégageait d'évolutions lentes, pour comprendre et maîtriser son environnement; aujourd'hui il faut surtout apprendre à s'adapter au changement, à en comprendre les conséquences, à le percevoir, le maîtriser, l'utiliser, le gérer, mieux même parfois à le provoquer. Le long terme ne cesse de se rapprocher, dans le temps même où un futur toujours plus éloi- gné va dépendre de façon croissante de nos actions et décisions d'aujourd'hui. Alors en raison des enjeux, les délais pour agir ne cessent de se réduire. A l'ère de l'interdépendance, le temps travaille contre nous; tragique serait l'illusion du temps dont on croit toujours disposer, quand il nous est mesuré : pour vouloir et pour agir.

Dans un cimetière un enfant s'étonnait : « Je ne comprends pas pourquoi quand on plante des hommes, il pousse des pierres. »

Saura-t-on faire en sorte qu'il ne le comprenne jamais?

ROBERT LATTÈS Juillet 1974

Page 18: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Introduction

Nombre d'études récentes sur les perspectives à long terme de l'humanité ont abouti à des conclusions alarmantes, et l'on n'a pas manqué d'en faire des prophéties de malheur. Pourtant, la Terre entière est en proie à des crises qui se succèdent rapidement, et c'est là un signe indubitable que l'humanité est à un tournant de son évolu- tion historique. D'ailleurs, la meilleure façon de donner raison aux annonciateurs de catastrophes est de se refuser à voir les signes avant- coureurs des dangers qui menacent - ils sont là sous nos yeux - sans rien faire d'autre que de répéter : « Tout s'arrangera. » Notre analyse, menée en toute rigueur scientifique à partir de toutes les données dispo- nibles, a clairement établi qu'une telle attitude de passivité ne peut que conduire au désastre. Rien n'est donc plus urgent, au lieu de fermer les yeux devant la catastrophe, que de répondre avec courage et confiance au défi qui nous est lancé, et d'y chercher des solutions constructives. En adoptant en temps utile des orientations nouvelles, l'humanité pourrait s'épargner des chocs redoutables, sinon pires. Nous espérons que la conception de la « croissance organique », telle

que nous la développons dans le présent rapport, pourra y contribuer. On aurait tort d'y voir une conception réductrice, « monolithique »

du développement mondial - laquelle, disons-le tout net, est incom-

patible avec une ouverture authentiquement globale sur l'impasse actuelle de l'humanité. Une telle approche doit prendre comme

point de départ fondamental la diversité régionale du monde, et s'y tenir sans cesse. Les voies du développement, tracées région par région par-delà les limites étroites des intérêts nationaux, doivent toutes tendre vers un équilibre durable entre les régions du monde, et à une solidarité globale; alors l'humanité nouvelle, encore embryon- naire, pourra se développer comme une « entité organique ».

19

Page 19: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

Les conclusions et recommandations exposées dans ce livre pro- viennent d'une analyse scientifique des différentes options qui se présentent au développement du monde à long terme. Notre outil fondamental est constitué par un « modèle » mondial, faisant un usage souple de l'ordinateur, et caractérisé à la fois par sa conception régio- nalisée de la planète et par une structure d'informations à plusieurs niveaux. Ce modèle est fondamentalement différent de tous ceux qui ont été conçus jusqu'à ce jour : il prend en compte la diversité du monde actuel, qui remonte au fond des âges, et qui persistera sans aucun doute dans l'avenir; en même temps, il représente le monde comme un système, c'est-à-dire un ensemble d'éléments interdépen- dants et interactifs. Ce modèle fait appel aux données et aux connais- sances que nous fournissent toutes les disciplines scientifiques; il fait également leur part à l'adaptabilité et à la subjectivité qu'introduit nécessairement dans tout système l'intervention des facteurs humains.

Nous avons étudié plusieurs domaines en situation de crise, notam- ment l'alimentation, l'énergie, la croissance démographique et l'inéga- lité dans le développement économique. Il nous est apparu qu'à l'épicentre des crises actuelles de l'humanité, deux failles s'ouvraient de plus en plus largement : entre l'homme et la nature d'une part, entre le « Nord » et le « Sud », les riches et les pauvres d'autre part. Il faut les combler l'une et l'autre sous peine de catastrophes à l'échelle mondiale, mais nous n'y parviendrons qu'à deux conditions : recon- naître que le monde est « un », et accepter les « limites » de la Terre.

Voilà près de trois ans que nous avons posé les bases scientifiques de notre étude, dont le présent rapport se propose de communiquer les conclusions au publiç ; c'est alors que nous avons pris la décision d'analyser aussi complètement que possible les problèmes globaux en abordant de façon réaliste les particularités des nombreuses régions du monde, en évitant tout recours à l'universel abstrait. Nous espé- rions fournir ainsi aux décideurs politiques et économiques, dans différents pays du monde, un outil de planification qui leur permettrait de prévenir les crises imminentes, ainsi que celles qui se profilent de façon toujours plus menaçante dans l'avenir, et d'abandonner leur politique d'expédients au jour le jour.

Ce projet, qui a pu se réaliser grâce au soutien financier de la Fonda- tion Volkswagen, a été constamment présenté à la critique du monde scientifique, en particulier, à deux symposiums internationaux d'éco-

20

Page 20: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Introduction

nomistes, et au printemps de 1974, à une semaine entière de confé- rence à laquelle assistaient plus de cent hommes de science de diffé- rentes disciplines, à l'Institut international d'analyse appliquée des systèmes (IIASA) de Laxenburg, dans a banlieue de Vienne. Les lecteurs de formation scientifique pourront se procurer, sur demande auprès de l'IIASA, une trentaine de rapports sur tous les aspects de notre entreprise. (Voir notre bibliographie, où des centaines de réfé- rences et de sources dont nous ne faisons pas état dans le présent rapport sont également citées.)

Pour notre rapport général au Club de Rome, tel que nous le pré- sentons ici, nous avons usé d'un langage que nous espérons accessible à tous, bien que nous nous soyons efforcés d'y conserver la rigueur et la précision de notre approche scientifique.

Nous ne comptons nullement arrêter nos travaux, qui viennent au premier rang des activités actuelles du Club de Rome, à la publication de ce rapport, ni à celle des rapports scientifiques et techniques que nous avons annoncée plus haut. Mais les conclusions et les vues générales auxquelles nous ont conduits ces trois premières années de recherches intenses et passionnantes sur notre modèle, traitant des problèmes brûlants de notre temps, nous semblent justifier amplement leur publication : elles nous obligent à alerter le public sur ces problè- mes qui nous concernent tous. Nous ne pourrions y surseoir sans manquer à l'un de nos principes fondamentaux, et sans répéter l'erreur fatale qui est trop souvent commise dans les prises de décision : remettre à plus tard l'action constructive, au lieu d'anticiper sur les crises à venir.

Nous contestons énergiquement l'idée, d'un usage si courant, que des hommes de science ne devraient pas publier leurs conclusions ou leurs recommandations sur des problèmes qui présentent une part d'incertitude et ne se prêtent pas à la procédure scientifique de la « vérification ». On aboutirait ainsi à exclure les hommes de science de tout examen et de toute discussion sur les problèmes à long terme de l'humanité, où l'on ne peut espérel atteindre un tel degré de certitude. Ils seraient alors indûment pénalisés, et devraient abandonner la tribune des débats publics à ceux dont l'information sur le cours du monde à venir ést plus insuffisante encore. Nous ne récusons pas pour autant l'intuition, l'expérience et la sagesse des non-scientifiques. Nous espérons au contraire, en exposant sans détour nos vues sur

21

Page 21: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

le monde, susciter une discussion et des échanges fructueux avec tous ceux qui ont à prendre des décisions difficiles, dans la vie politique et économique de chaque jour.

Dans ce sens, nous avons prévu toute une série de rencontres avec d'éminents spécialistes et des hommes politiques dans différentes parties du monde, ainsi qu'avec les membres et les invités du Club de Rome qui se réuniront en assemblée plénière à Berlin, en automne 1974, sur le thème de l'écart entre le « Nord » et le « Sud ». En avril de cette année s'est tenu au Centre d'études internationales Woodrow Wilson de Washington un séminaire avec environ 70 participants de notoriété internationale. Une rencontre doit prochainement avoir lieu à l'Institut international de gestion de la technologie de Milan, pour examiner les problèmes technologiques considérables qui vont se poser pour de vastes régions en train de s'industrialiser, et qui ne le feront pas nécessairement de la même manière que les régions déjà développées.

Enfin, nous voudrions nous expliquer sur des omissions que l'on ne manquera pas de relever dans notre rapport. Si nous y faisons à peine état des problèmes politiques cruciaux que pose la polarisation militaire et idéologique actuelle, ce n'est pas que nous méconnaissions les formidables dangers qui en résultent pour la communauté mon- diale. Il n'existe évidemment pas de moyen plus expéditif, pour détruire l'humanité, qu'une guerre atomique entre les deux superpuissances ou entre les blocs militaires qu'elles dominent. En dehors même de cette éventualité, nous sommes convaincus que la course aux arme- ments, qui se propose de maintenir l'équilibre de la puissance sur la terre, y diminue chaque jour les chances d'autres équilibres qui ne sont pas moins fragiles. Qu'il y ait des affrontements politiques et idéologiques, nous le savons depuis longtemps. Ce qui est sans précé- dent, ce sont les dimensions qu'ils prennent, en raison de la formi- dable puissance économique des nations en cause, et en particulier des progrès fantastiques de la technologie de la destruction. Il faut par conséquent trouver le moyen de réduire les armements, afin d'écarter la menace de cette épée de Damoclès qui pèse sur nos têtes à tous.

Il est hors de doute que c'est là le préalable d'une paix durable; mais en même temps, la survie de l'espèce humaine est d'année en année plus menacée par un danger entièrement nouveau, et autrement

22

Page 22: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Introduction

subtil que celui d'un holocauste atomique : le noeud des problèmes planétaires - problèmes qui sont loin d'être uniquement d'ordre matériel et qui s'aggravent à un rythme incroyable si on les considère dans la perspective de l'histoire - ceux-là mêmes que le Club de Rome a appelés la problématique mondiale 1. Pour dire toute notre pensée, l'existence même de notre espèce est en péril, si ce complexe de problèmes reste sans solution. C'est pourquoi nous avons centré notre étude sur une série de problèmes mondiaux critiques qu'il nous faut maîtriser pour assurer la survie de l'humanité, ainsi qu'un épa- nouissement durable, sur le plan matériel comme sur celui de l'esprit, des communautés humaines dans toute leur variété. Enfin nous pen- sons que, faute d'une solution positive des problèmes que nous exa- minons dans ce livre, il n'est pas de désarmement matériel ou moral qui soit possible, et que les extrêmes inégalités du monde actuel risquent de le conduire au bord du gouffre, et à la destruction finale.

Nous adressons nos remerciements sincères à tous nos collaborateurs et à tous ceux que nous avons consultés, pour leur contribution sou- vent décisive à la recherche qui constitue l'ossature du présent rapport. Quant au contenu : les auteurs en prennent l'entière responsabilité, sachant bien que ceux qui les ont aidés ne partagent pas tous néces- sairement leurs vues.

1. En français dans le texte. MIHAJLO MESAROVIC

EDUARD PESTEL Cleveland, Ohio et Hanovre

Allemagne, juin 1974

Page 23: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

1

De la croissance indifférenciée, à la croissance organique

« Le Monde a un cancer, et ce cancer, c'est l'homme. » n. ORgGG

Tout à coup et l'on dirait presque, au regard de l'histoire, du jour au lendemain, l'humanité se trouve confrontée à un tourbillon de crises sans précédent : crises de la population, de l'environnement, de l'alimentation mondiale, de l'énergie, des matières premières, pour n'en citer que quelques-unes. De nouvelles crises apparaissent, alors que les anciennes ne sont pas résolues. Leurs effets se font sentir en tous les points de la Terre; ce sont en fait des crises globales, mon- diales. Les tentatives de les régler séparément se sont avérées illusoires, car elles ne font que soulever d'autres problèmes. Il est impossible, par exemple, de pallier le manque d'énergie ou de matières premières par des mesures qui aggravent la situation de l'environnement. Les vraies solutions ne peuvent évidemment qu'être interdépendantes; dans leur ensemble, la multitude des crises constitue une crise- syndrome globale, unique, du développement mondial.

L'intensité de cette crise et l'ambiguïté des mesures efficaces sus- ceptibles d'apporter une solution mettent en cause les prémisses longtemps considérées comme fondamentales du développement de la société humaine. Bien que ces prémisses aient ouvert la voie, dans le passé, au progrès de l'humanité, elles ont aussi, en définitive, conduit à la situation présente. Ainsi, la société humaine semble se trouver à un tournant décisif : est-il sage de continuer dans la même voie - c'est-à-dire de suivre, dans l'avenir, les prémisses traditionnelles - ou faut-il les remettre en cause et chercher de nouveaux chemins?

25

Page 24: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

Il est certain qu'il faut rechercher une nouvelle direction et que dans cette recherche les vieilles prémisses doivent être reconsidérées.

Considérons celle qui concerne le phénomène de la croissance. La plupart des crises globales ont été attribuées à une croissance continue et rapide. On a donc affirmé que celle-ci devait être bloquée - ou à tout le moins délibérément freinée. Mais d'autre part, on a aussi affirmé que la solution des crises mondiales ne pourrait être trouvée que dans le cadre de la poursuite de la croissance. Les deux points de vue demandent de sérieuses précisions et une définition explicite, si l'on veut choisir en fonction d'arguments rationnels, et non idéolo- giques ou passionnels. Il s'agit de savoir ce que l'on veut dire par croissance, et dans quel sens elle est souhaitable ou non souhaitable. En fin de compte, la croissance est un processus, et non pas un objet comme une chaise ou une table. On ne peut s'en saisir matériellement pour l'expliquer; il faut d'abord la définir.

Une bonne part de la confusion, dans le débat actuel sur la crois- sance, est due au manque de clarté concernant l'objet même de la discussion. Sur certains problèmes, il semble que tout le monde soit d'accord. Peu de gens, par exemple, contestent que la population ne peut s'accroître indéfiniment. On reconnaît qu'à un moment donné, il faudra qu'elle s'arrête de croître. D'un autre côté, personne n'est contre le développement de la santé publique, qui augmente la durée de la vie et réduit le taux de mortalité. La question de la consommation nous donne un autre exemple de la complexité du problème de la croissance, et montre combien il est dangereux de fonder son opinion sur des données abstraites. Il est bien connu que dans les régions développées, industrialisées du monde, la consommation des biens matériels a dépassé le niveau du gaspillage. Dans ces régions, il fau- drait réduire maintenant l'utilisation des matières premières. Mais dans d'autres régions du monde, il faudrait que la consommation de certains biens essentiels augmente, dans les domaines alimentaire et industriel. Dans les régions les moins développées, la survie même de la population dépend de cette croissance. Il s'ensuit qu'avant de se déclarer « pour » ou « contre » la croissance, il faut se demander en quel lieu, dans quel sens, et aussi de quel processus de croissance il s'agit.

Pour montrer la diversité et la richesse de la notion de croissance, procédons par analogie. On distingue dans la nature deux types de

26

Page 25: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

De la croissance indifférenciée à la croissance organique

croissance : la croissance indifférenciée et la croissance organique. Dans le premier cas, la croissance est du type de la division cellulaire : une cellule se divise en deux, les deux en quatre, les quatre en huit, etc., jusqu'à atteindre très rapidement des millions et des milliards de cellules. Par exemple, si le temps de doublement est d'une heure, une cellule en aura engendré près de 17 millions au bout de 24 heures, et en deux jours, plus de 28 000 milliards. Dans la croissance indiffé- renciée, toutes les nouvelles cellules sont la réplique de la première; la croissance n'est que quantitative. Nous avons affaire à un accroisse- ment purement exponentiel du nombre des cellules. La croissance organique, par contre, implique une différenciation : divers groupes de cellules commencent à différer par leur structure et leur fonction. Les cellules deviennent spécifiques pour chaque organe en fonction du développement de l'organisme; par exemple, les cellules du foie se distinguent de celles du cerveau, celles du cerveau des cellules osseuses, etc. Pendant et après cette différenciation, le nombre de cellules reste susceptible d'accroissement, de même que la dimension des organes - ou bien certains organes peuvent croître et d'autres diminuer 1.

Dans le récent débat sur la crise du développement mondial, on a toujours raisonné comme si la croissance appartenait nécessairement au type indifférencié 2. Il n'y a cependant aucune raison de ne pas se référer également à la croissance organique : en effet, notre analyse des options dont dispose l'humanité pour résoudre le syndrome de crise mondiale, telle que nous l'examinons dans ce livre, souligne l'impor- tance cruciale de la notion de croissance organique pour le dévelop- pement futur de l'humanité.

L'analogie entre la croissance organique d'un organisme et celle du système mondial ne dépasse pas, bien entendu, les limites de toute image. Elle a trait à la spécialisation des diverses parties d'un système organique e.t à l'interdépendance fonctionnelle entre ses éléments

1. L'équilibre atteint dans la croissance organique est dynamique, et non sta- tique. Il en est ainsi parce que dans un organisme vivant parvenu à maturité, les cellules sont constamment renouvelées. Le corps humain, par exemple, renouvelle entièrement l'ensemble de ses cellules approximativement tous les sept ans.

2. D. L. Meadows et al., The Limits to Growth, Potomac Associates, Washington D. C., 1972. Traduit en français sous le titre, Halte à la croisscance?, Fayard, Paris, 1972.

27

Page 26: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

constituants, en ce sens qu'aucun de ceux-ci n'est isolé mais doit remplir le rôle que lui a assigné l'évolution historique. Cependant l'analogie montre clairement l'immensité du changement, quantitatif et qualitatif, dont l'humanité a besoin pour reprendre sur de nouvelles bases le cours du développement mondial global.

Dans le passé, la communauté mondiale n'a été qu'un rassemble- ment de parties fondamentalement indépendantes. Dans de telles conditions, chacune des parties pouvait croître, pour le meilleur ou pour le pire, comme il lui plaisait.

Dans les nouvelles conditions caractérisées par le syndrome de crises global, la communauté mondiale s'est transformée en un sys- tème mondial, c'est-à-dire en un ensemble de parties fonctionnelle- ment interdépendantes. Chaque partie - région ou groupe de nations - apporte sa propre contribution au développement orga- nique de l'humanité : ressources, technologie, puissance économique, culture, etc. Dans un tel système, la croissance de chaque partie dépend de la croissance ou de la non-croissance des autres. Il s'ensuit que la croissance indésirable d'une partie menace non seulement cette partie, mais l'ensemble. Si le système mondial pouvait s'engager sur la voie de la croissance organique, cependant, les relations réci- proques organiques serviraient d'agent modérateur de la croissance indifférenciée dans l'ensemble du système

Si la notion de croissance se ramenait à la seule croissance indiffé- renciée, alors il est indéniable que le processus de croissance - et pratiquement tous les processus de croissance - devrait être bloqué. Il n'est pas besoin d'une analyse compliquée pour parvenir à cette conclusion : on voit facilement pourquoi. Si, par exemple, une éco- nomie se développe à un rythme de 5 % par an, elle parviendrait à la fin du siècle prochain à un niveau 500 fois (ou de 50 000 %) plus élevé que son niveau actuel. Même si l'utilisation de certaines matières

premières devait décroître alors que se poursuivrait l'augmentation de la production économique, les problèmes posés par la fourniture, le traitement et la distribution de telles quantités de matériaux seraient d'une ampleur efiarante. Les dirigeants d'entreprises basées sur la croissance en sont eux-mêmes conscients. L'ancien président du Conseil d'administration d'une grande banque américaine a écrit récemment : « Il est devenu banal de parler de la crise de l'énergie comme de la partie visible d'un iceberg, ce qu'elle est en effet. Mais

28

Page 27: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

De la croissance indifférenciée à la croissance organique

ceux qui utilisent ce cliché pensent généralement à la pénurie d'autres matières (les plastiques, par exemple) car nous ne disposons pas de moyens de fabrication suffisants pour faire face à une demande mondiale qui monte en flèche. Or le vrai problème n'est pas là. La vérité, c'est que l'ensemble de ces pénuries représente bien la partie visible d'un iceberg, mais d'un iceberg bien plus formidable que nous ne l'imaginons. Sous la surface des eaux où nous naviguons, il y a le fait brutal que nous épuisons des ressources irremplaçables à un rythme absolument insoutenable. Construire plus d'usines pour les consommer plus vite n'est qu'un leurre. Ainsi la crise de l'énergie n'est qu'une répétition générale. Il faudra bien qu'un jour nous assistions au drame en direct, sur une scène bien plus vaste 1. » Ainsi donc, la croissance pour la croissance ne peut plus continuer indéfi- uniment.

Sur la base de cet irréfutable diagnostic, le remède semble être de prescrire immédiatement une croissance zéro à l'échelle du monde entier. Une telle prescription serait parfaitement indiquée si le monde était une entité uniforme, mais il n'en est rien; ou bien si le monde était appelé à se transformer en une entité uniforme, ce qui n'est ni plausible ni souhaitable; ou encore si la croissance et le développe- ment pouvaient se mesurer due la même façon dans le monde entier, ce qui est impossible. En fait la croissance se produit dans les diffé- rentes parties du monde selon des rythmes et des moyens variés. Tandis que dans certaines régions du globe, la croissance indifféren- ciée prolifère comme un véritable cancer, ailleurs, c'est l'absence de croissance qui met en péril l'existence même de l'homme, par suite notamment de l'insuffisance de la production alimentaire. C'est ce mode de croissance déséquilibrée et indifférenciée qui est au coeur des problèmes les plus graves qui menacent l'humanité - et la voie qui mène à la solution est celle de la croissance organique.

Dans la nature, la croissance organique se déroule selon un « plan directeur », un « programme », en fonction duquel la diversification entre les cellules est déterminée par les exigences des divers organes. La taille et la forme des organes et, par conséquent, leurs processus de croissance sont déterminés par leurs fonctions, qui dépendent elles-mêmes des besoins de l'ensemble de l'organisme.

1. Los Angeles Times, décembre 1973.

29

Page 28: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

NOTE SI

Croissance exponentielle. La crois- sance exponentielle intervient dans

Fime 1 . nombre de situations banales, par

e

exemple dans l'augmentation de l'épargne avec un taux constant P d'intérêt composé, ou dans l'accrois- sement démographique, quand le taux de natalité est supérieur au taux de mortalité. Dans ce dernier cas, la notion de « temps de double- ment » est importante : il s'agit du temps nécessaire pour que la population double de taille. Par exemple, avec un taux d'accroisse- ment annuel de 7 %, le temps de p doublement est d'environ 10 ans. Po D'une manière générale, si le taux constant d'augmentation annuel est égal à g, le temps de doublement 0 Temps t peut être raisonnablement estimé à 70/g.

Croissance d'un chêne. Contraire- ment aux mammifères, dont

Figure 2 l'homme, les plantes et les arbres Figure 2

ont une croissance continue. Cepen- dant, vers la fin de leur vie, leur m taux de croissance diminue. Un

30 - chêne pousse encore de 8 centi- mètres par an après 150 ans d'exis- tence. Au début, la croissance des plantes est d'allure exponentielle, comme celle de l'embryon humain. 15- Mais, après avoir atteint un seuil critique dans le volume de leur masse, cette phase se termine et on passe à un stade différent, celui de la croissance organique « ralen- tie ». 0 50 100 150 Années

Un tel « plan directeur » n'existe pas dans les processus de crois-

sance et de développement du système mondial. Le plan directeur qui

règle la croissance d'un organisme s'est formé en fonction du proces- sus de sélection naturelle; il est codé dans les gènes et il est fourni

dès le départ à l'organisme en croissance, de sorte qu'il détermine

30

Page 29: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

le développement de cet organisme; le plan et l'organisme sont inséparables. Mais la croissance organique de l'humanité n'est pas inhérente au développement mondial actuel. Rien n'indique que les tendances actuelles du développement assureront la transition de la croissance indifférenciée à la croissance organique. On ne peut affir-

31

Page 30: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

mer non plus qu'un tel plan nous sera dicté de l'extérieur par un deus ex machina. Il ne peut émerger que de l'intérieur du système mondial, en fonction des choix que feront les hommes qui le consti- tuent. Dans ce sens les choix offerts à l'humanité recèlent le germe d'une croissance organique. à'est pourquoi 1'1humanité se trouve à un tournant décisif de son histoire : continuer sur la voie cancéreuse de la croissance indifférenciée, ou choisir celle de la croissance orga- nique.

Le passage de l'une à l'autre mènera à la création d'une nouvelle humanité, qui en est au stade prénatal de son développement. Il dépend de nous qu'elle annonce une aurore et non le déclin du soir, le commencement et non la fin. L'humanité aura-t-elle la sagesse et la volonté de forger la stratégie nécessaire pour assurer cette transi- tion ? Les précédents historiques ne paraissent guère encourageants - à moins que la transition ne soit imposée par la nécessité. Et c'est ici que les crises actuelles et futures - de l'énergie, des denrées alimen- taires, des matières premières, etc. - peuvent jouer le rôle de détec- teurs d'erreur, de catalyseurs du changement, et finalement se révéler bénéfiques. Les solutions à ces crises détermineront sur laquelle des deux voies l'humanité a choisi de s'engager.

Page 31: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

2

Nature des crises globales

Les crises ne sont pas un phénomène nouveau. A toutes les époques, l'humanité en a connu, et l'histoire montre que tôt ou tard, l'homme a toujours été capable de les surmonter. Il semble que toutes les crises des temps modernes aient été résolues à temps pour empêcher que soit mise en cause la marche triomphale vers le progrès.

Y a-t-il des raisons de penser qu'à notre époque, les crises ne seront pas résolues aussi facilement que dans le passé? Y a-t-il des raisons de craindre que nous ne puissions dans l'avenir en venir à bout par les méthodes habituelles, et à temps?

La réponse à ces questions est oui. De nombreux faits indiquent que les problèmes de notre temps ne trouveront pas de solutions de routine. Tout d'abord, les nombreuses crises actuelles se produisent simultanément, et sont en étroite interdépendance. Nous ne pouvons nous payer le luxe de les aborder l'une après l'autre. De plus, elles se distinguent de la plupart de celles du passé par leur échelle et par leur aspect global. Mais ce qui les singularise le plus, c'ést la nature de leurs causes. Dans le passé, les crises importantes avaient des origines négatives : elles étaient provoquées par les ambitions néfastes d'hommes d'État agressifs, ou par des désastres et des fléaux naturels tels que peste, inondations, tremblements de terre, etc. Au contraire, la plupart des crises présentes ont des origines positives : elles résultent d'actions qui, à l'origine, furent le fruit des meilleures intentions des hommes. N'était-ce pas se proposer une noble fin que de soulager l'effort humain en exploitant les sources d'énergie de la nature; de renforcer la société - famille, communauté ou nation - par une augmentation de la natalité; de diminuer la souffrance et de prolonger la durée de la vie en luttant contre la maladie, ce dont personne ne

33

Page 32: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

contestait l'utilité? Et pourtant le résultat fut d'accroître substantielle- .. ment le chiffre de là population. Avec de vastes projets de construc-

tion, tels que routes, barrages et canaux, techniques agricoles et fores- tières, chasse et élevage des animaux, entreprises minières et indus- trielles - autrement dit en imposant pour le bien commun la volonté de l'homme à l'environnement naturel - nous nous figurions « domp- ter » la nature. Il apparaît aujourd'hui que ces valeurs mêmes, bien ancrées dans les sociétés humaines quelles que soient leurs religions ou leurs idéologies, sont en définitive responsables de la plupart de nos malheurs. Faudra-t-il remettre ces valeurs en question et les transformer, si l'on veut éviter les crises à venir? Faudra-t-il consi- dérer comme « mal » ce qui traditionnellement était considéré comme « bien »? Sera-t-il nécessaire d'abandonner les valeurs qui, jusqu'ici, ont si bien servi l'homme, comme le prouve son continuel progrès?

Au cours des trois derniers siècles, le progrès humain s'est iden- tifié aux victoires de l'homme sur la nature. Nos succès ont été d'une telle portée que la suprématie de l'homme sur la nature a été tenue pour acquise : la nature n'avait pas encore été vaincue, mais il parais- sait assuré qu'elle battait en retraite sans recours. Là où elle tenait encore bon, l'homme considérait que pour emporter ses dernières positions, ce n'était qu'une question de temps. La « guerre du cancer », par exemple, n'a pas été véritablement déclenchée comme une guerre, car une guerre est une entreprise où il est possible de perdre, mais comme une expédition pour écraser les restes d'un ennemi suscep- tible de tenir encore quelque temps, mais dont la défaite finale ne pouvait faire aucun doute. Or, dans les crises actuelles, la nature surgit à nouveau comme l'adversaire - un adversaire qui n'est nullement battu et qui, sous bien des rapports, est plus insaisissable et plus formidable qu'on ne l'a jamais imaginé.

Prenons, par exemple, notre attitude envers les ressources natu- relles. Dans notre quête effrénée de croissance économique et maté- rielle, nous avons compté sur des réserves pratiquement inépuisables de ressources naturelles : nourriture, énergie, matières premières, etc. Mais nous avons maintenant découvert que ces ressources essentielles ne sont pas inépuisables du tout. Même si nous admettons que des produits de remplacement pourront compenser la raréfaction des ressources actuellement essentielles, nous ne pouvons en aucune façon être assurés que nous disposerons de ces produits en temps utile et

34

Page 33: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Nature des crises globales

en quantités suffisante. Étant donné cette incertitude, rien ne nous garantit que le progrès se poursuivra sans cesse. Et comme les sys- tèmes qui régissent le cours de la société humaine sont complexes, toute interruption ne peut qu'avoir des conséquences graves, peut-être désastreuses.

En fait, la dépendance de l'homme vis-à-vis de la Nature va très loin; l'usage et le gaspillage des ressources n'est qu'une partie du tableau. A mesure que l'homme devenait la force dominante dans la détermination des systèmes de vie sur la Terre, son ascension s'accompagnait d'une réduction de la diversité biologique de la Nature. Les espèces que l'on ne considérait pas comme étant au service de l'homme furent systématiquement décimées ou éliminées. Si cette tendance se poursuit, la Terre n'abritera bientôt plus qu'un nombre restreint d'espèces. Nous comprenons aujourd'hui, bien mieux que nos ancêtres, que l'existence de toute vie sur la Terre - y compris la nôtre - dépend de la stabilité du système écologique. Avec une moindre diversité d'espèces, la Terre ne posséderait peut-être plus la stabilité nécessaire à l'adaptation et à la survie. Et si notre écosystème s'effondre - même temporairement - l'effet sur l'humanité peut se révéler désastreux. N'est-il pas significatif qu'à l'ère technologique, les plus graves menaces que la nature fasse peser sur le bien-être de l'humanité ne proviennent pas de sa puis- sance de destruction - tremblements de terre, tornades et ouragans - mais de la fragilité de la trame de nos jours, de la ténuité des éche- veaux qui lient les espèces les unes aux autres, et en particulier des liens dynamiques qui unissent si intimement monde vivant et matière inanimée dans les mécanismes de la vie?

Lorsque l'homme impose à la nature sa propre volonté, il intervient dans le cours de la sélection naturelle : les conséquences en sont imprévisibles. Dans sa recherche d'avantages à court terme, l'homme introduit dans l'écosystème un grand nombre de nouveaux produits chimiques qui n'ont pas été mis à l'épreuve du temps, et qui peuvent avoir de graves et vastes implications biologiques. D'innombrables organismes vivants, y compris l'homme lui-même, risquent d'en être affectés. Dans l'intérêt de son confort immédiat et au nom du progrès, l'homme peut ainsi dégrader pour l'avenir la qualité de sa propre espèce.

Le fossé grandissant entre l'homme et la nature - son isolement

35

Page 34: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

physique de la nature et son aliénation en esprit - est la conséquence logique du progrès; car le progrès dans le développement mondial a mené de plus en plus à un processus de croissance indifférenciée, l'erreur étant de croire que le système sur lequel repose la nature est en tous points inépuisable. Mais les crises modernes sont le résultat de l'action de l'homme, et elles se distinguent des précédentes en ceci que l'on peut y faire face. Les choix sont compliqués, mais ils existent. Évidemment nous ne pouvons mettre de l'ordre en arrêtant toute la machinerie (car cela créerait immédiatement d'autres sortes de crises), mais le fait est que l'homme moderne, à tout le moins, dispose de cette option et de cette technique. Les hommes du Moyen Age restaient impuissants devant les ravages de la peste; ils ne pou- vaient venir à bout des rats porteurs de la maladie.

Les crises actuelles sont bien autre chose qu'un banc d'essai pour celles de l'avenir; ce sont les plus graves que l'humanité ait jamais connues. Mais en résolvant les crises qui nous assaillent déjà, nous avons la possibilité d'établir pour le présent et pour les générations à venir des rapports acceptables entre l'homme et la nature.

Pour trouver des solutions efficace aux crises actuelles, il faut comprendre leur origine et leur nature, leurs connexions et leurs interactions. Nous nous proposons ici d'aborder les crises d'une manière précise et réaliste, hors de toute abstraction; sinon notre analyse ne serait qu'un exercice d'école de plus, et il y en a déjà bien assez. Nous donnerons les résultats de rios analyses pour quelques- uns des problèmes spécifiques que nous avons étudiés en détail, en nous posant chaque fois les questions suivantes :

1. Les crises - énergie, nourriture, matières premières, etc. - sont-elles permanentes, ou bien sont-elles des erreurs de parcours où l'insouciance et la négligence ont leur part?

2. Les crises peuvent-elles être résolues dans un cadre local, natio- nal, ou bien n'existe-t-il de solutions vraiment durables que dans un cadre global?

3. Peuvent-elles être surmontées par les mesures traditionnelles qui ont toujours été limitées à un aspect isolé du développement social, comme la technologie, l'économie, la politique, etc., ou faut-il adop- ter une stratégie de plus grande portée, englobant tous les aspects de la vie sociale?

4. Quel est le degré d'urgence de la résolution des crises? Un

36

Page 35: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

1 Nature des crises globales

délai permettrait-il de gagner du temps et de rendre moins doulou- reuse la mise en oeuvre des mesures nécessaires? Ou bien accroîtrait- il les difficultés?

5. Peut-on résoudre les crises totales par la coopération, sans sacri- fices injustifiés pour l'un ou l'autre des partenaires du système mon- dial ? Ou y a-t-il un danger que certains puissent s'assurer un avan- tage durable en recherchant l'affrontement avec leurs partenaires dans le contexte global?

Lorsque l'on étudie des questions de cette nature, il est indispen- sable de se fixer un horizon dans le temps. La plupart des prétendues « vues à long terme » ne vont pas au-delà de l'an 2000. Si la situation paraît devoir être acceptable à ce moment-là, on affirme que tout va bien. Il est vrai que plus on cherche à voir loin dans l'avenir, plus le degré d'incertitude augmente. Mais, comme ce rapport le démontrera maintes fois, la dynamique du système mondial exige une vingtaine d'années ou plus pour révéler pleinement et mesurer avec précision les effets du changement. De plus, les délais nécessaires à la mise en ouvre des décisions peuvent être considérables. De la décision à la mise en service, il faut de cinq à dix années pour construire une centrale d'énergie. Encore ce délai n'est-il requis que par des exigences administratives et technologiques; il faut bien plus de temps encore si des changements sont nécessaires dans le comportement humain ou le système social. Étant donné ces délais, une perspective de 25 ans ne peut refléter avec précision la dynamique du système : on ne peut, sur une période aussi « brève », évaluer les tendances impor- tantes et fondamentales. Ce qui, après 20 ans, peut apparaître comme un léger écart, risque fort de devenir au bout de 40 ans une divagation redoutable, lorsque le phénomène aura été soumis au plein impact de la dynamique du système. On trouvera au chapitre 9, dans l'analyse de l'offre et de la demande de produits alimentaires, un exemple de la mise en ceuvre de cette dynamique. Vers l'an 2000, dans l'Asie du Sud, la demande de nourriture dépassera l'offre d'environ 30 % - un écart alarmant mais qu'il est possible de réduire. Il pourrait être ramené à 10 % par une planification entreprise dès maintenant. Mais si les mêmes perspectives s'étendent à 25 années de plus, le déficit risque de dépasser 100 % - déséquilibre de toute évidence catas- trophique.

Dans ce livre, les analyses sont projetées sur une période de 50 ans.

37

Page 36: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

Si, au cours du prochain demi-siècle, s'établit un système mondial viable, on aura défini pour les générations suivantes un modèle de croissance. Mais, en l'absence d'un tel système, les projections pour les décennies à venir risquent de n'être qu'un exercice d'école.

Page 37: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

3

Naissance d'un ' système du monde

Dans le cours de l'histoire, le passage de la croissance indifférenciée à la croissance organique aurait été une question de choix et de bonne volonté plutôt qu'une nécessité si le monde n'en était pas arrivé au point 'où, d'un bout à l'autre de la terre, les nations et les régions font plus que de s'influencer : elles dépendent les unes des autres. Dans ce sens, nous ne sommes plus seulement en présence de liens politiques, idéologiques, économiques traditionnels; voici qu'appa- raissent des problèmes globaux inédits et caractéristiques de notre temps, tels que la situation de dépendance à l'égard d'un fonds commun de matières premières où se trouvent placées toutes les nations, les difhcultés d'approvisionnement en énergie et en nourri- ture, la terre, la mer et l'air que nous reconnaissons tous comme notre environnement. La communauté mondiale apparaît comme un « système »; nous entendons par là un assemblage d'éléments inter- dépendants et non point une simple juxtaposition d'entités disposant d'une large indépendance, comme ce fut le cas dans le passé. Il s'ensuit, comme l'actualité ne cesse de nous le prouver, qu'une rup- ture d'équilibre dans n'importe quel lieu du globe a vite fait de se propager dans le monde entier.

L'hiver 1971-72, avec ses longues périodes de basse température et ses vents glacés qui balayèrent toute l'Europe de l'Est, détruisit un bon tiers de la récolte de blé d'hiver en Russie. Or la bureaucratie d'État resta sans réaction et l'allocation des surfaces ensemencées pour le printemps ne fut .pas changée. La consommation de blé par habitant étant assez élevée dans cette région (trois fois plus qu'en Amérique du Nord), il était urgent de combler le déficit. Au mois de

39

Page 38: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

juillet 1972, le gouvernement des États-Unis accorda un crédit de 750 millions de dollars à l'Union soviétique pour des livraisons de blé échelonnées sur trois ans. Or la valeur d'achat se trouva presque doublée avant même que les livraisons ne fussent commencées, en raison de la hausse des prix alimentaires dans le monde entier. Le prix du blé doubla en Amérique du Nord - qui avait été jusque-là le grenier du monde pour l'approvisionnement bon marché - et la

population manifesta son mécontentement d'avoir à faire les frais d'une transaction à laquelle elle n'avait eu aucune part.

Mais il y eut bien pire cette année-là. Dans le sous-continent indien, la mousson tardive ravagea les récoltes, avec des conséquences désas- treuses pour le ravitaillement, survenant peu après la fin d'une guerre atroce. Il n'y avait plus de blé à trouver nulle part, car presque toutes les réserves mondiales avaient déjà été vendues. Pour comble de malchance, la sécheresse s'abattit sur la Chine et l'Afrique. Tandis que la Chine achetait tout ce qu'elle pouvait trouver sur le marché, des centaines de milliers d'Africains étaient réduits à la famine. Quelques années auparavant, face à une situation analogue, l'Amé-

rique du Nord avait envoyé en hâte des millions de tonnes de blé pour parer au désastre; mais cette fois, elle ne put disposer que de 200 000 tonnes.

Ce que les événements nous enseignent avant tout, c'est la force qu'ont acquise les liens d'interdépendance entre les nations. Une négli- gence bureaucratique dans une région - qui ne tenait peut-être qu'à la décision d'un seul individu de ne pas augmenter la surface d'ensemencement du blé de printemps - s'est soldée dans une autre partie du monde par des grèves de ménagères contre la hausse en flèche des prix alimentaires, et dans une autre encore par d'affreuses souffrances. Si telle est la situation d'interdépendance dans le monde - et elle ne peut manquer de s'accuser encore - peut-on continuer à prendre isolément des décisions d'ordre régional, sans le moindre souci de leurs répercussions sur d'autres parties du système mondial?

Il faut cesser de considérer le monde comme une juxtaposition de quelque 150 nations, et comme un assemblage de blocs politiques et économiques : il s'agit désormais de tout un ensemble de nations et de régions réunies par leurs interdépendances en un système mondial.

Mais une telle interdépendance ne constitue pas la seule nouveauté, dans les traits du système mondial qui se dessine. Voici qu'apparait

40

Page 39: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Naissance d'un système du monde

une autre transformation tout aussi fondamentale, quoique plus subtile. En des temps de moindre complexité, les différents aspects de la vie personnelle, sociale, économique et politique, ainsi que leurs effets sur le développement technique et l'environnement naturel, pouvaient être considérés isolément. Or à présent, dans bien des cas, ils sont interdépendants : la recherche d'une résolution de nos crises en est rendue d'autant plus délicate. Physique, chimie, biologie, technologie, économie, sciences sociales et politiques, philosophie, morale et idéologie : l'homme avait cultivé ces disciplines tradition- nelles pour étudier ce qui lui apparaissait comme des aspects distincts de la réalité; et c'est à elles qu'il s'adressait, à leur expérience et à leur compétence, pour résoudre ses difficultés. Or les problèmes de notre temps relèvent de disciplines multiples, sinon de toutes. Par exemple, la solution de la crise dans l'alimentation mondiale intéresse non seulement l'agriculture et l'économie, mais l'écologie, les sciences physiques et sociales, et bien d'autres encore. Des problèmes comme ceux de la fertilisation du sol, de l'augmentation de la surface des terres arables, de la réforme agraire, de l'organisation de l'agricul- ture, sont tous en train de devenir critiques.

La croissance démographique est également en cause, puisqu'en matière d'alimentation, il ne s'agit pas de produire pour produire, mais de produire assez pour répondre aux besoins de la population existante. On s'apercevra alors que la disponibilité de nourriture dans une partie du globe, et le besoin désespéré qui s'en fait sentir ailleurs, créent une situation politique nouvelle; dans les régions du monde pressées par le besoin, les gens dépendront jusque dans leur vie quotidienne de décisions qui seront prises ailleurs, et il en sera ainsi pendant très longtemps, et peut-être indéfiniment. Dans ces conditions, les attitudes et les valeurs fondamentales de chacun pèse- ront à leur tour dans la balance, pour décider des arbitrages nécessaires et des sacrifices qui devront être consentis.

Bref, la naissance de ce système du monde exige que nous prenions une vue d'ensemble, « holistique », du développement du monde à venir : il n'est rien qui n'y apparaisse comme dépendant de tout le reste. C'est ce qu'on entend également par « l'approche systé- mique », qui consiste à considérer ensemble la totalité des aspects d'une situation, au lieu d'en isoler une seule donnée ou une séquence de données, comme le fait l'approche analytique qui était jusqu'ici

41

Page 40: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

de rigueur dans toute enquête scientifique. Comme le dit le biologiste Garett Hardin : « On ne peut rien faire sans mettre en branle tout le reste. » Un bon exemple nous en est donné par la pollution que nous valent les moyens de lutte contre la pollution. Tout a commencé avec l'explosion industrielle de la côte orientale des États-Unis, et de l'Europe occidentale. Des régiments entiers de cheminées y crachaient leur fumée, et l'atmosphère devenant irrespirable, des moyens de purification de l'air furent massivement installés, lesquels se montrè- rent très efficaces contre la pollution due aux fumées. Malheureu- sement les gaz de celles-ci, en remontant dans les cheminées, n'éva- cuaient pas les particules solides, en sorte que les divers oxydes d'azote et dioxydes de soufre pouvaient se combiner librement avec l'eau de l'atmosphère pour former de l'acide d'azote et de soufre : la présence de particules solides dans les gaz les en eflt empêché. C'est ainsi que dans cette atmosphère que l'on croyait purifiée, la pluie a pu asperger d'acides les maisons et les récoltes : on a cité des cas où la pluie est aussi acide que du jus de citron non mélangé, soit mille fois le niveau normal.

D'autres crises actuelles, avec leurs incidences de toutes sortes, témoignent également de la naissance d'un système du monde global et de plus en plus complexe. Examinons par exemple celle de l'énergie. Quand la crise du pétrole éclata, en octobre 1973, on ne pensa d'abord qu'à obtenir la reprise des livraisons pour faire face à toutes les demandes qui pourraient se présenter. Or ce n'était pas là le vrai problème, que nous commençons seulement à découvrir : la combi- naison de l'accroissement continu de la consommation, et de la hausse du prix du pétrole, aboutit à un transfert massif de richesses et de puissance économique. L'Iran s'est déjà pratiquement assuré le contrôle de Krupp - Seuron de la métallurgie et de l'ingénieurie allemandes. L'excédent de revenus dont disposeront chaque année les pays exportateurs de pétrole se montera globalement à 60 mil- liards de dollars, soit environ les deux tiers de tous les investissements à l'étranger réalisés par les sociétés américaines jusqu'à ce jour. Avec leurs surplus d'une seule année, ils pourraient prendre le contrôle d'un nombre stupéfiant d'entreprises du Monde développé de l'Ouest, y compris des géants américains tels que l'American Telephone and Telegraph, Dow Chemical, General Motors, IBM, ITT, U.S. Steel et Xerox. Et que pourraient-ils acquérir en 10 ans? La totalité des

42

Page 41: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Naissance d'un système du monde

réserves monétaires mondiales s'élève à environ 186 milliards de dollars - or les pays exportateurs de pétrole accumuleront 500 mil- liards de dollars en moins de 10 ans : assez pour acheter la totalité de la production économique du Japon voici quelques années.

Or le Monde développé ne peut envisager d'intervenir dans ce qui se présente comme un transfert de puissance économique, en raison de son pressant besoin à la fois de pétrole et de capitaux; le gigantisme croissant des complexes industriels, en particulier dans les secteurs qui touchent à l'énergie, aggrave la charge des programmes d'inves- tissement pour les sociétés privées. Dans le seul mois de mai 1974, deux des principales compagnies américaines, Edison - New York et Edison - Detroit, ont annoncé qu'elles renonçaient à leurs projets de construction de centrales d'énergie nucléaire. Le coût d'une telle centrale est estimé à près d'un milliard et demi de dollars. Avec les taux d'intérêt élevés qui s'imposent pour maîtriser l'inflation, et les incertitudes actuelles de la conjoncture économique, des programmes d'investissement à long terme atteignant des milliards de dollars ne sont plus à la portée de nombreuses sociétés. Il y a bien des solutions de rechange, telles que des programmes d'investissement gouverne- mentaux - mais ils supposent une aggravation de la fiscalité; ou l'appel à des capitaux étrangers - mais il suppose le retour à un cli- mat de confiance. Ce qu'il faut retenir avant tout de cet exemple d'interdépendance, ç'est qu'aucune des parties en présence, qu'il s'agisse des pays exportateurs ou importateurs de pétrole, ne peut organiser de développement à long terme sans tenir compte du déve- loppement d'autres régions, et finalement du globe entier.

L'interdépendance globale se manifeste également dans le cas d'autres matières premières. Les producteurs et les utilisateurs de celles-ci semblent se préparer à un affrôntement général, alors que se multiplient les signes d'une interdépendance de plus en plus étroite entre les deux parties. En l'an 2000 les États-Unis, qui jusqu'aux années 1940 n'étaient pas importateurs de matières premières, dépen- dront de l'importation à concurrence d'environ 80 % pour tous leurs métaux ferreux, et de 70 % pour tous leurs métaux non ferreux. En automne 1973, le Maroc a triplé le prix des phosphates à l'expor- tation, et à la fin du printemps 1974, la Jamaïque a septuplé ses taxes à l'exportation sur la bauxite. Ils ne cherchaient d'ailleurs pas à nuire à l'économie des pays importateurs, mais à compenser le déficit

43

Page 42: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 43: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 44: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 45: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 46: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

de leur balance des comptes imputable à l'augmentation des pnx du pétrole et des denrées alimentaires.

On aperçoit mieux encore la naissance du système mondial dans sa réalité et son effet d'intégration de tous les aspects du développement en se plaçant du point de vue du Monde le moins développé. La note à payer pour l'importation du pétrole par les pays en développement atteindra 17 milliards de dollars en 1974, contre 2 milliards seulement voici quelques années. Une telle hémorragie de devises étrangères diminuera le total de leurs importations de 20 % : ils devront faire des coupes sombres dans leurs importations des biens d'équipement nécessaires pour leur industrie, et seront touchés au point le plus sensible, puisqu'ils verront reculer le moment d'atteindre leur objectif numéro un : celui du décollage de leur économie. A la différence du Monde développé, les pays en développement utilisent le pétrole importé non point pour le transport individuel ou le chauffage domestique, mais principalement pour l'agriculture - mécanisation et production des engrais - et pour l'industrie. Alors que la pénurie de pétrole n'apporte guère qu'une gêne aux sociétés d'abondance, elle signifie pour les pays sous-développés une réduction directe et immédiate de leur production industrielle et de leur ravitaillement. En 1973, le déficit de pétrole a déjà fait baisser de 200 000 tonnes la production d'engrais de l'Asie du Sud, et pour les trois années à venir, la limitation des livraisons de pétrole réduira probablement d'un demi-million de tonnes les engrais dis- ponibles pour cette région. Il en résulterait, pour la production cor- respondante de nourriture, un déficit de 10 millions de tonnes de céréales, alors que la demande se sera accrue de 3 millions de tonnes. Avec 45 litres d'essence, qui constituent la consommation mensuelle moyenne d'un Occidental pour ses loisirs, on peut produire la nourri- ture nécessaire pour permettre à un adulte de survivre. Dans le contexte mondial d'une crise d'approvisionnement du pétrole, si on augmente la consommation, on diminue d'autant la production de nourriture. Certes, ces arbitrages se situent à l'échelle globale et non locale. Mais peut-on vraiment l'oublier, quand on prend sa voiture pour le week-end? Les crises de l'énergie et de l'alimentation, la croissance de la population et les tendances de la conjoncture économique sont de plus en plus étroitement imbriquées.

Or voici qu'à cette complexité prodigieusement accrue du système

48

Page 47: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Naissance d'un système du monde

mondial en train de naître vient encore s'ajouter une nouvelle compli- cation qui rend de plus en plus difficile la recherche d'une solution aux différents problèmes globaux : il nous faut prendre en compte des perspectives bien plus lointaines dans le temps, et calculer 20, 30 ou même 50 ans à l'avance, au lieu de 1, 2 ou 5 ans comme c'était le cas dans le passé. D'où la nécessité d'intervenir bien avant que la crise n'ait mûri, pour amortir efficacement sa puissance d'impact.

., Dans l'histoire telle que nous l'avons connue, les situations de crise se présentaient autrement. Tout d'abord, le système du monde offrait si peu de cohésion que des solutions locales étaient toujours possibles, qu'elles fussent nationales ou régionales. Ensuite, en cas de difficulté majeure, on disposait du temps nécessaire pour la résoudre, tant les choses évoluaient lentement 1. Même s'il fallait 10, 20 ou 30 ans pour que la solution prît effet, le problème n'avait pas sensiblement changé de nature ou d'envergure dans l'intervalle, et des mesures prises des années auparavant conservaient leur valeur. Par exemple, lorsqu'au début du xixe siècle, la population se mit à accélérer sa croissance en Europe, Malthus évoqua le spectre de la famine; mais on disposait alors, grâce aux engrais, d'une marge d'augmentation suffisante de la production agricole pour enrayer la crise avant qu'il n'y eùt de véritable pénurie.

Or aujourd'hui, les montres tournent plus vite. Ce qu'on a appris à l'école, à l'université ou dans la pratique quotidienne, se trouve vite dépassé. Dans notre situation de croissance exponentielle, les changements interviennent beaucoup plus rapidement que ceux d'égale importance dans le passé. Si, par exemple, la production économique s'accroît de 3,3 % chaque année, il y aura autant de changement dans les 16 années à venir qu'il s'en est produit dans les 40 années passées. Ainsi, on comprend mieux pourquoi les décideurs politiques et éco-

1. Nous produisons actuellement de telles quantités d'énergie qu'il est maté- riellement impossible de réorganiser l'approvisionnement en quelques années, ou même en quelques décennies. Avec le taux d'accroissement actuel de la consom- mation d'énergie, même l'installation mensuelle, d'ici à la fin du siècle, d'une centrale nucléaire de 1000 MW (e) - capable de fournir du courant électrique à une ville d'un million d'habitants - laisserait les États-Unis dans l'obligation, vers l'an 2000, de recourir aux carburants fossiles pour couvrir les 2/3 de leurs besoins d'énergie primaire.

49

Page 48: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 49: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 50: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

nomiques ont constamment sous-estimé les changements à venir 1 : ils se sont trop souvent avancés vers le futur, les yeux tournés vers le passé. Le fait est que nous vivons dans un monde d'un dynamisme intense où il faut prévoir des dizaines d'années à l'avance pour toute prise de décision sur des problèmes vitaux. Il ne peut manquer d'en résulter, pour le moins, des remaniements, dans un système politique fondé sur un cycle électoral de quelques années.

De nos jours, toute pointe vers la naissance d'un système du monde au sens le plus large du terme, et dès maintenant, toute action mettant en jeu des intérêts vitaux où que ce soit dans le monde doit être menée dans un contexte global, en tenant pleinement compte de ses aspects multidisciplinaires. En outre, étant donné la dynamique croissante du système du monde et l'ampleur des changements présents et à venir, toute action de ce genre doit prendre en considération le futur, car il faut anticiper sur les développements à venir de tous les domaines en situation de crise, afin qu'il y soit porté remède avant que ces crises n'aient atteint leur paroxysme.

1. Avec un taux de croissance annuelle de 3,3 %, le changement des 40 années 1 venir sera cinq fois plus important que celui des 40 dernières ann6es, dans les memes conditions de croissance annuelle.

Page 51: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

4

Modèle à plusieurs niveaux du système mondial

L'analyse de l'évolution future du système mondial - et en fait, de tout système - présente, en principe, des aspects objectifs et des

aspects subjectifs. Les aspects objectifs sont basés sur les rapports décrivant le fonctionnement du système, rapports établis tant au

moyen de l'expérience et de l'analyse scientifique que de faits et de données mesurés ou observés dans le passé. Pour un système écono-

mique, par exemple, nous savons qu'un accroissement des investis- sements augmentera les réserves de capitaux, ce qui, dans des condi- tions économiques normales, mènera à une augmentation de la pro- duction économique; de même une augmentation du taux de natalité, si elle ne s'accompagne pas d'une augmentation du taux de mortalité, amènera un accroissement de la taille de la population. Les aspects subjectifs sont liés à l'incertitude de toute exploration du futur, les choix des gens sur le plan social ou individuel ne pouvant être prévus avec précision.

Les aspects objectifs du développement mondial sont représentés par un modèle, en l'occurrence par un modèle d'ordinateur. Par

modèle, nous entendons simplement un ensemble systématique et cohérent de descriptions des rapports les plus significatifs. Le modèle

représente une image des aspects importants de la réalité telle que nous la percevons. A chaque instant, tout le monde utilise des modèles de ce genre dans toutes sortes de situations où il faut faire un choix ou prendre une décision. Quelqu'un, par exemple, a prévu de se rendre en avion de Cleveland à Hanovre. Le matin, en regardant par la fenêtre, il s'aperçoit que la ville baigne dans un épais brouillard. Son image mentale, basée sur sa propre expérience et sur ce qu'il a

53

Page 52: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

entendu dire sur le rapport entre le brouillard et les horaires des liai- sons aériennes, lui suggère qu'avec un tel brouillard tous les vols seront ajournés. Il décidera peut-être de se recoucher. D'un autre côté, si le voyage est important, il téléphonera à l'aéroport pour savoir si le vol est réellement annulé, ou retardé. Cette dernière déci- sion est également basée sur un modèle liant les conditions météoro- logiques du moment à ce qu'elles pourraient être à l'heure du départ, ce qui suppose un modèle plus précis établi par des experts mesurant avec rigueur divers paramètres météorologiques et les relations quantitatives entre eux. La différence entre les deux modèles réside dans le niveau respectif de précision de chacun, mais ils répondent l'un et l'autre au même dessein, qui est d'aider à déterminer le cours le plus souhaitable des événements futurs.

Nous utilisons également un modèle du système mondial pour analyser l'évolution future de ce système. Un tel modèle doit bien entendu être précis et, étant donné l'énorme complexité et le grand nombre de rapports qu'il implique, il est nécessaire d'utiliser un ordinateur pour déterminer et calculer tous les changements qui se produisent au fur et à mesure de l'évolution du système. Nous avons donc établi un modèle d'ordinateur, c'est-à-dire un ensemble de rapports représentés au sein de l'ordinateur.

'

Les aspects subjectifs du développement mondial sont considérés en fonction de l'objectif du modèle d'ordinateur du système mondial, qui est d'analyser les éventualités possibles au cours de l'évolution future du système. En ce domaine, l'incertitude résulte de l'impossi- bilité de prévoir exactement toutes les conditions dans lesquelles le système évoluera, et tous les choix qui seront faits et qui influenceront cette évolution. Dans l'exemple que nous avons pris plus haut, l'accroissement du taux de natalité n'aboutit à une augmentation de la population que si le taux de mortalité n'augmente pas, comme il risquerait de le faire en cas de famine ou d'épidémie. De même, un accroissement des réserves de capitaux ne produira une augmentation de la production que si la situation de la main-d'œuvre et de la demande de marchandises reste normale. Pour évaluer l'évolution future du système, il faut faire diverses hypothèses correspondant à différentes éventualités dans l'avenir; le modèle d'ordinateur indique alors les conséquences de tels événements, c'est-à-dire l'évolution future du système dans les conditions qui y correspondent.

54

Page 53: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Modèle à plusieurs niveaux du système mondial

Une suite d'événementspossibless'appelle un scénario, et la méthode, une analyse de scénarios. L'évolution future du système est analysée en fonction d'une série de scénarios. En principe, dans une telle ana- lyse, nous ne prétendons pas prédire l'avenir - entreprise hasardeuse lorsqu'il s'agit d'horizons à très long terme - mais déterminer les diverses possibilités de développement futur. La probabilité de toute évolution future dépend de celle des événements qui constituent un scénario donné. Cette méthodologie d'analyse de scénarios est appa- remment plus réaliste que les méthodologies tendant à la prévision ou à la prédiction. Peut-être lui reprochera-t-on d'être « trop souple », en ce qu'elle n'aboutirait pas à des conclusions su?samment précises : mais il n'en est rien. Si certains traits, par exemple, apparaissent dans un ensemble complet de scénarios, c'est-à-dire se retrouvent dans chaque série alternative d'événements, il est fort probable qu'ils mar- queront l'avenir du système. En fait, si l'ensemble des scénarios alter- natifs est assez complet, chaque trait apparaissant régulièrement dans tous les scénarios peut être considéré comme inévitable. Par exemple, s'il n'y a pas de changement dans les taux de natalité, l'Asie du Sud comptera un milliard d'habitants de plus à la fin de ce siècle. Mais, si un programme plus efficace de contrôle de la population amenait en 35 ans le taux de natalité à un niveau d'équilibre, l'accroissement ne serait à la fin du siècle que de 800 millions. L'analyse du modèle nous permet donc de conclure que le programme le plus rigoureux de contrôle de population ne pourra empêcher dans cette région un accroissement de plus d'un demi milliard d'habitants. De plus, l'ana- lyse d'un ensemble complet de scénarios, des plus optimistes aux plus pessimistes, montre que l'accroissement de la production agricole régionale, à moins d'une aide étrangère massive, ne compensera pas l'augmentation de la population. Une pénurie de nourriture dans cette région peut donc être considérée comme une certitude.

Dans une étude générale de cet ordre, il n'est pas possible de décrire complètement le modèle ou la méthodologie de l'analyse de scénarios 1. Cependant, il est utile de bien saisir au moins la structure fondamentale du modèle et le cadre dans lequel l'analyse de scénarios a été conduite, afin d'apprécier les résultats de l'analyse tels qu'ils sont exposés dans

1. Une telle description peut être trouvée dans les rapports énumérés dans l'appendice 4, et qui sont disponibles sur demande à l'Institut international des analyses de systèmes (IIASA), Laxenburg, Autriche.

55

Page 54: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 55: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Modèle à plusieurs niveaux du système mondial

le reste de ce livre. Tout compte fait, ce qui distingue notre étude de tant d'autres essais sur les perspectives et les choix qui s'offrent à l'humanité, c'est qu'elle ne se fonde pas sur des considérations idéo- logiques, ou des déductions verbales, mais sur une méthodologie scientifique et des données réelles. Voici nos principes fondamentaux, que nous avons structurés dans notre approche :

1. Le système mondial est représenté par des sous-systèmes indé- pendants que nous appelons des « régions ». C'est là un impératif, si l'on veut tenir compte de la diversité des formes politiques, écono- miques et culturelles qui s'affirment au sein du système mondial.

2. Les systèmes de développement régional sont représentés par un ensemble complet de descriptions de tous les processus essentiels qui déterminent leur évolution, c'est-à-dire les changements phy- siques, écologiques, technologiques, économiques, sociaux, etc. Ces descriptions sont reliées par un dispositif hiérarchique à plusieurs niveaux reflétant les disciplines scientifiques correspondantes.

3. Il a été tenu compte de la capacité évidente du système de déve- loppement mondial de s'adapter et de changer : il dispose en effet des moyens d'éviter ou d'atténuer les difficultés qui l'attendent à tous les tournants de son évolution.

Cette conception régionale n'est pas contradictoire avec le souci du développement global; au contraire, elle est nécessaire pour abor- der les importants problèmes auxquels le monde est ou sera confronté. Considérer le système mondial global comme homogène, c'est-à-dire le décrire en fonction de la croissance de la population dans le monde entier, du revenu moyen par tête dans le monde entier, etc., comme on l'a fait dans des tentatives précédentes d'établir un modèle mondial, c'est pécher par la base et s'exposer à des erreurs 1. TI est essentiel de reconnaître que la communauté mondiale se compose de parties dont le passé, le présent et le futur sont profondément différents. Le monde ne peut donc être considéré comme un ensemble uniforme, mais au contraire comme composé de régions distinctes bien que liées entre elles. Dans notre étude, le monde est divisé en dix régions, comme le montre la carte (p. 58) : 1) l'Amérique du Nord; 2) l'Europe occi- dentale ; 3) le Japon; 4) l'Australie, l'Afrique du Sud et le reste des pays développés ayant une économie de marché; 5) l'Europe orien-

1. Par exemple, voir Meadows et al., 77re Limits to Growth.

57

Page 56: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 57: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Modèle à plusieurs niveaux du système mondial

tale, y compris l'Union soviétique; 6) l'Amérique latine; 7) l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient; 8) l'Afrique tropicale; 9) l'Asie du Sud; 10) la Chine 1.

La régionalisation a été opérée en fonction des traditions, de l'his- toire et du style de vie, du niveau de développement économique, des structures socio-politiques, et de la similitude des problèmes auxquels ces nations seront finalement confrontées. Le modèle ne présuppose aucune structure régionale supranationale de fait ou de droit, bien que notre analyse insiste fortement sur la nécessité d'établir dans le monde en voie de développement des communautés plus larges de nations, si l'on veut créer entre les régions du monde un meilleur équilibre de la puissance politique et économique et de l'influence culturelle 2.

Pour arriver à une telle classification régionale, nous avons dû procéder à des arbitrages, et pour l'analyse de problèmes particuliers, des modifications se révéleront nécessaires. Par exemple, pour avoir une vue plus détaillée des problèmes alimentaires à long terme, la région 9 devrait être subdivisée en Asie du Sud, comprenant le Pakis- tant, l'Inde, le Bangladesh et le Srilanka, et en Asie du Sud-Est. Pour l'analyse d'autres types de problèmes, le système mondial est représenté par quelques groupes de régions rassemblant plusieurs des dix régions originales. Par exemple, le Monde développé (régions 1, 2, 3, 4), le Monde socialiste (régions 5 et 10), le Monde moins développé (régions 6, 7, 8, 9). Pour d'autres problèmes encore, il n'est fait état que de deux régions : le « Nord ? (Monde développé et Europe orientale) et le « Sud » (Monde moins développé et Chine).

A cet ensemble multidisciplinaire de descriptions du développement régional, nous avons donné une structure hiérarchique avec des niveaux que nous appelons des strates. Dans la présente version du modèle de système mondial, la stratification est la suivante (fig. 2) :

1. Liste des nations inclues dans les différentes régions dans l'appendice 2. 2. Peut-on par exemple parvenir à un équilibre politique et économique inter-

national à long terme par des négociations directes entre des partenaires aussi différents que les États-Unis et le Dahomey (2,5 millions d'habitants)? A notre avis, certainement pas. De même que la Communauté économique européenne a été formée pour faire des pays européens un partenaire d'une puissance écono- mique comparable à celle des États-Unis, des communautés régionales similaires devraient être constituées dans les autres parties du monde. (Voir Maurice Guer- nier, « Le grand déséquilibre », Rapport à la Conférence de Rome sur les recherches sur le Futur, septembre 1973, texte anglais dans la revue Futures, Guildfôrd, Surrey, G. B.)

59

Page 58: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

1. La strate de l'environnement comprend les mécanismes géogra- phiques inclus dans ce que l'on appelle l'environnement physique de l'homme (climat, terre, eau, air, ressources naturelles, etc.) et les mécanismes écologiques' au sein de l'environnement vivant de l'homme, les règnes végétal et animal dont dépend l'existence même de l'homme et dont l'homme n'est en fin de compte qu'un élément, même s'il y domine.

2. La strate de la technologie englobe toutes les activités humaines allant de l'agriculture aux communications par satellite - celles qui en termes biologiques, chimiques et physiques, impliquent un dépla- cement de masse et d'énergie.

3. La strate démo-économique comprend les « systèmes de compta- bilisation » que les hommes ont conçus pour tenir le registre de leur

60

Page 59: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Modèle à plusieurs niveaux du système mondial

population et des biens produits ou consommés, c'est-à-dire pour suivre les processus démographiques et économiques.

4. La strate collective représente le système de dispositions institu- tionnelles et de processus sociaux de l'homme en tant qu'être collectif.

5. La strate individuelle reflète le monde intérieur de l'homme, sa nature psychologique et biologique.

Notre représentation du développement du système mondial est évidemment axée sur l'homme, puisque au niveau final et le plus élevé de la hiérarchie, nous plaçons les préoccupations et les besoins de l'individu. Cela ne signifie pas, cependant, que l'homme puisse ou même doive être le seul arbitre de sa destinée. En fait, à quelque niveau que ce soit, économique, écologique ou autre, son environnement risque fort de prévaloir sur tous les choix qu'il peut tenter d'exercer. Autrement dit, indépendamment de ses désirs ou de ses actions, son avenir peut lui être assigné par le mouvement même de l'histoire. C'est un fait également que, dans certaines régions du monde, les normes et les objectifs sociaux et collectifs prennent le pas sur les efforts individuels, pour des raisons qui peuvent tenir aussi bien au développement historique qu'au choix délibéré des peuples de ces régions. La hiérarchie que nous avons utilisée dans notre modèle ne suppose aucune prise de position subjective sur les priorités pré- sentes ou futures qu'il conviendrait de donner dans quelque région que ce soit aux normes individuelles ou sociales; elle ne cherche qu'à refléter la diversité qui prévaut dans la réalité.

En définitive, la nécessité de tenir compte de la faculté d'adaptation du système mondial est intimement liée à la dichotomie de l'objec- tivité et de la subjectivité dans l'évaluation de tout événement à venir. La représentation stratifiée de la figure A, p. 60, est conceptuelle et ne peut être entièrement « objectivée », c'est-à-dire représentée par un modèle d'ordinateur. Ceci est vrai en particulier pour les strates les plus élevées : les strates collective et individuelle. A ce niveau, on ne pourrait programmer que quelques-unes des tendances et des contraintes les plus importantes sous forme de rapports de causalité, à charge pour les scénarios de préciser tout le reste (fig. B, p. 60).

De plus, nous avons élaboré davantage encore notre modèle d'ordi- nateur du système mondial, afin de réduire la partie subjective du modèle général. Il existe principalement deux façons de le faire, qui peuvent être utilisées conjointement ou séparément.

61

Page 60: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 61: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 62: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Ce diagramme d'aspect fort compliqué a pour but de donrter au lecteur ayant une formation technique une Idée de la structure et de la complexité de notre « modèle » mottdial. Le lecteur qui n'est pas intéressé par le modèle en soi peut igrtorer cette page sans pour autant perdre le fil de notre argument. Le modèle comporte 10 régions (fig. A), chacune comportant elle-méme six diffi- rents niveaux ou strates (fig. B). L'interdépendance de tous les modèles régionaux est assurée par des systèmes de liaison et d'échange. Pour certaines strates, plusieurs représentations sont utilisées avec des degrés différents de résolution. Par exemple, sur la strate économique (fig. C), il y a un modèle régional macro-économique donné en termes de produit régional brut (PRB) avec les principaux composants tels que : consommation, investissements, dépenses de l'État, etc. et il y a également un modèle micro-économique qui précise la production économique et les composants de dépenses concernant neuf secteurs productifs. Une illustration montrant comment sont intégrées les différentes strates dam l'ensemble du système mondial est donnée dans la figure D qui explique les inter connexions entre les trois sous-modèles - population, économie et production agricole - dans le cas de l'analyse des disponibilités alimentaires mondiciJes. Chacun de ces sous-modèles est assez compliqué en lui-même et nous n'avons repré- senté dans ce dessin que quelques composants et variables d'importance majeure. Les strates de l'échelon Individuel donnent les déficits alimentaires (DA) sur la base du niveau de population (POP), les besoins alimentaires (BA), et les dispo- nibilités alimentaires données en composants nutritionnels : protéines (PT), pro- téines animales (PTA), calories (CAL), graisses (GR). 26 aliments différents sont analysés de la sorte : blé, riz, soja, arachide, lait, poisson, viande, etc. Le modèle population donne la population (POP), répartie dans les différents groupes ir4ge, et les différents groupes de travailleurs agricoles (MA), et non agricoles (MNAJ. La population est influencée par le déficit alimentaire. Pour simplifier le schéma ci-contre, nous n'avons représenté qu'une portion du modèle économique concernant les fonctions de production, et cela seulement pour

1. Les strates individuelle et collective sont essentiellement des

systèmes finalisés qui sortent du cadre des processus de type méca-

niste, des rapports de causalité linéaire. Nous devons programmer sur l'ordinateur certains des processus de décision qui constituent le système finalisé et les normes qui commandent les processus de décision ou de sélection. De cette manière, mise sur ordinateur, la

partie objective du modèle général peut être développée davantage encore en modelant sur l'ordinateur les options disponibles ainsi

que les contraintes et les conditions dans lesquelles les décisions doivent être prises.

2. Dans l'analyse de scénario, les entrées (inputs) et les paramètres du futur sont précisés pour toute la période considérée de l'avenir. Dans la plupart des modèles d'ordinateur, l'analyste n'est qu'un

64

Page 63: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

?INATEUR DU SYSTÈME MONDIAL

deux secteurs : agriculture et non-agriculture. Pour le secteur non agricole, les fonctions de production sont seulement données en termes économiques, comme dans le système Cobb-Douglas, avec les travailleurs non agricoles et le capital (MNA et KNA) comme inputs et le niveau de production du secteur (YNA) comme output. Pour le secteur agricole, la production, cependant, est représentée en termes phy- siques sur la strate technologique en raison de l'intérêt que présente la représenta- tion des différentes technologies de production. Il comporte des parties essentielles : production alimentaire et développement des surfaces cultivées. Les principaux inputs proviennent du modèle économique, plus précisément l'investissement pour la mise en culture de nouvelles terres (ITN), l'inveiltissement dans la production agricole (IPA), l'allocation de produits industriels comme inputs en agriculture tels que engrais, semences, etc. (IIA), le capital disponible (KA) et la main-d'œuvre (MA). Il y a deux outputs essentiels : les terres arables disponibles (TA) et la nourriture produite exprimée en grains (GR), autre que grain (NGR), bétail (BT), poisson (PO). Le niveau des importations alimentaires (IA) est déterminé par l'output économique alloué aux importations (MIA), la nourriture disponible pour le commerce alimentaire mondial (CAM) et les prix mondiaux (PAM). Le total de la nourriture disponible est alors analysé en termes de composants nutritionnels de base (protéines, calories, etc.) et ramené (Feed back) à la strate individuelle. En définitive, la valeur économique de la production régionale agri- cole (YA), est obtenue à partir des quantités physiques produites et le mécanisme des prix. La somme des productions de tous les secteurs donne le total de l'output économique, c'est-à-dire le produit régional brut (PRB). Pour apprécier la complexité du modèle, on doit noter non seulement que chacune des « bottes » du diagramme - par exemple « modèle population » - est en lui- même déjà un modèle compliqué, mais aussi qu'une structure analogue est donnée pour chaque région et que d'autres sous-modèles comme par exemple irénergie - sont également interconnectés avec tous les autres modèles et sous-modèles.

observateur passif de l'évolution du système. On peut remédier par la méthode interactive que l'on appelle parfois « analyse conver- sationnelle », dans laquelle l'analyste intervient directement da,ris l'évolution du système et contribue à une meilleure représentation des capacités d'adaptation du système mondial. La description de ces deux traits importants de notre méthodologie en la matière est trop technique pour pouvoir être présentée ici. Pour le lecteur qui s'y inté- resserait, nous l'avons cependant esquissée dans les fig. p. 66, 67, 68.

En conclusion, nous tenons à réadirmer certains aspects de notre conception du monde, tels qu'ils se reflètent dans notre modèle et dans l'approche que nous avons adoptée.

Premièrement, il convient de noter la différence entre notre métho- dologie et les techniques en usage pour d'autres types de modèles

65

Page 64: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 65: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 66: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Dans l'analyse de scénario, une séquence d'événements possibles - appelée un scénario - est choisie. Elle détermine les entrées appliquées au modèle d'ordinateur afin d'évaluer les conséquences probables de ces événements s'ils venaient à se produire en fait. Dans le mode conversationnel, l'entrée à l'ordi- nateur est appliquée par addition au fur et à mesure du déroulement des évé- nements. Le module interactif - qui peut être un planificateur, un décideur ou un analyste politique - estime les effets des entrées additionnelles précédentes avant de choisir la nouvelle donnée additionnelle. L'analyse est le résultat d'une symbiose homme-machine basée sur une division appropriée du travail entre eux : l'homme décide des priorités, des coûts et des risques à prendre, tandis que l'ordinateur spécifie l'ampleur des options et indique les conséquences pro- bables des décisions.

sur ordinateur 1. Notre approche n'est pas seulement basée sur une

représentation numérique du système ni sur un algorithme d'optimi- sation pour des critères étroitement définis. Au contraire, elle fait intervenir des relations d'ordre qualitatif et logique lorsque cela est

nécessaire, et s'en remet pour la décision à une approche heuristique ou interactive, dans le cadre des contraintes institutionnelles, éco-

nomiques, technologiques ou autres. Ne craignons pas de le répéter : les conclusions que l'on peut tirer d'une étude sur le développement futur du système mondial dépendent étroitement de la méthodologie, et en particulier de la conception même du modèle (voir Note p. 71).

Deuxièmement, il serait plus exact de considérer la reproduction du système mondial que nous avons élaborée cbmme un instrument de planification et d'aide à la décision, et non comme un modèle d'ordinateur au sens traditionnel du terme, bien qu'un modèle compre- nant de nombreux sous-modèles se range évidemment dans cette

catégorie. Mais il cherche moins à « prédire » qu'à servir d'instrument

1. Par exemple, la dynamique des systèmes, la programmation linéaire, etc.

68

Page 67: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Modèle à plusieurs niveaux du système mondial

entre les mains de l'utilisateur, afin que celui-ci développe ses facultés logiques et soit mieux à même d'évaluer les conséquences qu'aurait dans la réalité la mise en œuvre de sa façon de voir l'avenir.

On entend souvent dire, à propos des crises actuelles de l'énergie ou de l'environnement, qu'il semble que « tout dépende de tout », et que ce soit d'ailleurs une conséquence de la complexité du système; ainsi, celui-ci se présenterait sous bien des rapports comme « contre- intuitif 1 ». Or, du point de vue de nos systèmes stratifiés, le comporte- ment « contre-intuitif » d'un système ne résulte pas de sa complexité en tant que telle, mais d'un désordre interne du système lui-même; dès lors, certaines de ses parties échappent à la compréhension intui- tive telle qu'elle résulte de l'expérience et de l'information scientifique. Le comportement contre-intuitif est donc un signe que le système est en crise et présente des troubles de fonctionnement. Normalement, les strates d'un système hiérarchique sont à peu près indépendantes, et le restent tant que le comportement de chacune d'elles est satisfai- sant. Mais en situation de crise, lorsque les différentes strates ne peuvent, chacune pour son compte, faire face aux changements de leur environnement, elles font masse commune; dans ces conditions, à quelque niveau que ce soit, chaque élément du système dépend de « tout le reste », et le système lui-même devient contre-intuitif. Le monde ne paraît compréhensible que grâce à cette souplesse qui joue normalement dans l'assemblage des différentes parties du système. (Sinon, comment le progrès aurait-il pu se poursuivre pendant tant de siècles?) Il importe d'en tenir compte lorsque l'on cherche le moyen de sortir le système de sa situation de crise pour le ramener à la « nor- male ». Il ne s'agit pas de changer « du dehors » le cours du dévelop- pement, pour l'orienter dans le sens de la croissance ou de la non- croissance. Ce qu'il faut, c'est restructurer le système du dedans, de façon à revenir à des conditions « normales » où les sous-systèmes agissent en harmonie, la solution que chacun apporte à ses propres problèmes contribuant à celle de l'ensemble. Une telle restructuration mène sur la voie de la croissance organique. L'analyse des problèmes et des crises, maintenant et au cours de la prochaine décennie, mon- trera :

1. L'expression est de J. Forresta, l'inventeur de la « dynamique des systèmes » (N. do l'éd. fr.).

69

Page 68: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

1. la nécessité d'une restructuration « horizontale » du système mondial, c'est-à-dire d'un changement dans les rapports entre les nations et les régions.

2. la nécessité, au niveau de la structure « verticale » du système mondial, de modifier radicalement la strate normative, c'est-à-dire le système de valeurs de l'homme et ses objectifs. C'est à cette condi- tion que seront résolues les crises de l'énergie, de la nourriture, et les autres. Des changements sociaux et des transformations dans le comportement individuel s'imposent pour assurer la transition vers la croissance organique.

Page 69: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

NOTE EN QUOI LA STRUCTURE DU MODÈLE MONDIAL

ORIENTE NOS PRONOSTICS SUR L'AVFNÜt

Les conclusions que l'on tire de l'analyse de l'avenir du monde sont fonction de la

conception du monde incorporée dans le modèle de l'ordinateur. Dans le prototype d'un tel modèle mondial publié récemment l, le monde est présenté comme un système monolithique, « à un seul niveau », dont l'évolution est entièrement pré- destinée dans le temps, dès lors que les conditions initiales ont été précisées. Notre conception du monde est fondée sur les diversités régionales, sur une représentation à plusieurs niveaux (stratifiée) du système mondial, et avec une évolution dans le

temps qui dépend des choix socio-politiques, eux-mêmes soumis aux contraintes des situations existantes. Chacune de ces deux conceptions du monde aboutit à des « pronostics » différents concernant le développement global de l'avenir du monde. Nous les résumerons comme suit :

Thèse de Forrester-Meadows

1. Le monde peut être considéré comme un système unique. 2. Ce système s'effondrera vers le milieu du siècle prochain si les tendances actuelles se poursuivent. 3. Afin d'empêcher cet eQ`'ondrement, il faut immédiatement ralentir la croissance

économique pour parvenir d une situation d'équilibre dans un délai relativement

bref.

Nos thèses

1. Le monde ne peut se concevoir qu'en fonction des différences de culture, de traditions, et de développement économique, c'est-à-dire comme un système de régions différentes mais interdépendantes. Une conception monolithique du monde mènerait à l'erreur. 2. Ce qui risque de se produire, ce n'est pas l'e,(j'ondrement général du système mondial, mais des catastrophes à l'échelon régional, peut-être bien avant le milieu du siècle prochain, mais dans des régions différentes. Cependant, le monde étant un système, de telles catastrophes auront des répercussions profondes dans le monde entier. 3. Pour éviter de telles catastrophes au système mondial, on ne peut agir que dans un contexte global, n'entreprendre que des actions globales. Sans un cadre per- mettant une telle stratégie aucune des régions ne pourrait éviter d'être frappée. Et l'heure en sonnerait pour chacune à son tour. 4. Seul le passage de la croissance indifférenciée à une croissance équilibrée, différenciée, comparable à la croissance organique, pourrait permettre une telle solution globale. Il est incontestable que la croissance indifférenciée se développe comme un cancer et finirait par être fatale. 5. Tout retard dans la mise au point de telles stratégies globales sera non seu- lement néfaste et ruineux, mais mortel. C'est dans ce sens que nous avons réelle- ment besoin d'une stratégie de la survie.

1. Meadows et al., Limit3 to Growth.

Page 70: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

5

Trop peu, trop tard

Ayant décrit le modèle de système mondial que nous utilisons pour analyser le développement du monde à long terme, nous avons maintenant à exposer les résultats de cette analyse. Nous traiterons des questions posées au chapitre 2 sur les stratégies offrant des solutions aux crises actuelles de l'humanité. Notre façon de faire, face à ces crises, décidera si le système du monde en gestation s'orien- tera vers la croissance organique, ou s'il est destiné à trébucher de crise en crise, jusqu'à la fin.

Nous traiterons d'abord de la persistance des crises, et ensuite du prix à payer pour tout retard à les affronter. Nous examinerons ces questions en fonction d'un problème qui passe au premier plan de l'actualité mondiale : l'écart entre les régions déjà industrialisées (les régions « développées ») et les régions en voie d'industrialisa- tion et de développement (les régions « en développement » ou « sous- développées »).

Dans toutes les sociétés humaines, au cours de l'histoire, les écarts entre les différents groupes sociaux sont passés par des hauts et des bas. La survie même de toute société exige que ces écarts cessent de se creuser; sinon, tôt ou tard, l'édifice social éclatera sous la pression de forces centrifuges. De la même façon, l'humanité ne pourra même pas aborder le premier stade de sa croissance orga- nique si l'écart entre les diverses régions du monde ne cesse d'aug- menter. C'est la survie même du système mondial qui est en question; nous allons savoir si le grand espoir de la fin de l'ère coloniale - celui de voir combler le fossé entre colonisateurs et colonisés - était fondé, et si le temps travaille en ce sens; de plus, nous allons savoir si oui ou non il existe un moyen de hâter cette évolution.

73

Page 71: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

Pour répondre à ces questions nous utiliserons une série de scéna- rios qui décrivent différentes options pour le développement futur du système mondial. Le premier scénario, dit standard, montre com- ment évoluera cet écart si le modèle de développement que nous propose jusqu'ici l'histoire devait se poursuivre. Ce scénario suppose que le montant actuel de l'aide à l'étranger ne s'accroît pas sensi- blement, et que le commerce mondial et la coopération entre la région « Nord » et la région « Sud » continuent d'obéir aux intérêts nationaux et régionaux. Afin d'éviter de donner trop d'importance au facteur de la croissance démographique, nous sommes partis de l'hypothèse optimiste, mais somme toute raisonnable, qu'un contrôle des naissances efficace permettrait d'atteindre dans toutes les régions du monde, en moins de 35 ans, un taux d'équilibre de la natalité 1.

Les résultats de l'analyse sur ordinateur, dans le premier scénario, sont fort inquiétants. Bien loin de se combler, le fossé entre régions riches et pauvres se creuse considérablement en valeur relative, et d'une façon effarante en valeur absolue. L'écart du revenu moyen par tête entre les pays occidentaux industrialisés (régions 1. 4 de notre classification) et ceux d'Amérique latine (région 6) passerait de 5 contre 1 actuellement à 8 contre 1. En valeur absolue, l'écart, qui est de 2000 dollars environ aujourd'hui, atteindrait plus de 10 000 dollars par tête. En Asie du Sud, la situation serait pire encore. L'écart grandirait en valeur absolue d'environ 2 500 dollars à 13 000, et en valeur relative, il dépasserait l'écart de 20 contre 1. Si l'on s'en tient aux pratiques économiques actuelles, tout espoir de combler le fossé n'est plus qu'une chimère (fig. 1). Tout, dans les tendances et les attitudes actuelles, va de toute évidence à l'encontre de ce but. Il est clair que les crises inhérentes à cet écart économique vont non seulement durer, mais s'aggraver.

Reste la seconde question : que peut-on faire pour combler ce fossé, à quel prix, et quand? On peut évidemment fournir une aide en investissements aux régions qui en ont besoin. Le professeur Tin- bergen propose comme objectif s de réduire l'écart de 5 à 1 dans les

1. Par taux d'équilibre de la natalité, on entend celui qui, s'il restait constant, conduirait la population à son niveau d'équilibre, après la période de transition correspondante; en d'autres termes, le total des habitants resterait alors constant au niveau d'équilibre de la population.

2. Rapport présenté à l'Assemblée générale du Club de Rome sous le titre, « Vers une vision globale des problèmes humains », Tokyo, octobre 1973.

74

Page 72: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Le diagramme indique l'écart économique vertigineux, notamment pour le revenu par tête, qui se creuse entre les régions développées d'une part, et l'Amé- rique latine ainsi que l'Asie du Sud. Ces deux régions donnent deux images différentes du monde en voie de développement, en supposant que les tendances actuelles se poursuivent sans changement. A cause de la très forte croissance démographique, le revenu par tête baissera en Amérique latine, par rapport à celui du Monde développé, de 1 contre 5 actuellement à presque 1 contre 8 au cours des 50 prochaines années. En Asie du Sud, le revenu par tête restera inférieur à celui des régions développées, à 1 contre 20.

75

Page 73: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratcsgie pour demairt

régions les moins développées, et de 3 à 1 dans les régions économi- quement plus avancées, comme l'Amérique latine. Mais il ne saurait être question d'y parvenir pour l'an 2000, étant donné le montant de l'aide nécessaire, la charge qui en résulterait pour le Monde déve- loppé, et aussi les possibilités limitées d'absorption d'une telle aide dans les régions en développement.

Afin d'évaluer d'une façon plus réaliste l'effort nécessaire pour réduire l'écart, nous avons conçu un second scénario, celui de l'aide continuée : il suppose qu'une aide est assurée d'une façon continue aux régions en développement pour une période de 50 ans à partir de 1975, pour atteindre en 2025 l'objectif fixé par Tinbergen. L'ana- lyse du deuxième scénario sur ordinateur montre que le montant de l'aide nécessaire 1 resterait considérable et exigerait de la part du Monde développé de sérieux sacrifices. L'aide annuelle devrait s'élever à 500 milliards de dollars vers la fin de cette période, soit un total de 7 200 milliards de dollars au cours des cinquante années à venir (nous ramenons ces deux chiffres à leur valeur de 1963, et nous ne comptons pas d'intérêts). La charge qui en résulterait pour le Monde développé se traduirait par un « manque à gagner » d'envi- ron 3 000 dollars par tête.

Peut-on espérer obtenir l'adhésion active des pays développés à une telle politique? Il y a lieu d'en douter. Mais il n'en sera peut- être pas de même plus tard, lorsque les conséquences de l'aggravation d'un tel écart ne pourront plus être ignorées. Que coûterait ce retard? C'est ce que nous avons cherché à évaluer dans notre troisième scéna- rio, celui de l'action différée. Supposons que les tendances actuelles du développement se poursuivent jusqu'en l'an 2000, et que l'on s'efforce alors d'atteindre l'objectif de Tinbergen pour l'an 2025. L'analyse sur ordinateur montre que l'aide nécessaire s'élèverait au total à 10 700 milliards de dollars - soit un coût supplémentaire de plus de 3 500 milliards de dollars par rapport au second scénario. Voilà donc un retard qui coûterait cher. La politique de l'attente

: n'est pas « payante ». Mais alors, n'aurait-on pas intérêt à intervenir énergiquement

plus tôt, et si oui, dans quelle mesure? Pour le savoir, nous avons

l. Cette aide serait apportée à l'Asie du Sud, à l'Afrlque tropicale et à lamez rique latine (c'est-à-dire à nos régions 8, 7, et 6) par l'Amérique du Nord, l'Europe de l'Ouest, le Japon et le « reste du Monde développé » (nos régions 1, 2, 3, 4).

76

Page 74: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Dans le scénario 2, une aide constante à l'investissement est apportée au cours des 50 prochaines années, pour obtenir en Amérique latine un taux de crois- sance constant du PRB de 7 %, et en Asie du Sud, un taux de croissance de 8,2 %, permettant de resserrer d'ici à 2025 le rapport du revenu par tête d'habi- tant à 1/3 et 1/5, respectivement. Dans le scénario 4, on parvient au même résultat en apportant une aide massive seulement au cours des 2S années entre 1975 et l'an 2000, et en arrttant cette aide après. Dans ce dernier cas, le montant total des investissements s'élèw seulement à un peu plus d'un tiers de la somme dépensés dans le scénario 2.

77

Page 75: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

bâti notre quatrième scénario, celui de la prompte intervention, sur l'hypothèse d'une aide maximale pour la période de 1975 à l'an 2000, toute aide devant être supprimée par la suite, mais l'objectif restant toujours celui de Tinbergen pour 2025. L'analyse sur ordi- nateur montre que le coût annuel de l'intervention s'élèverait « seu- lement » à 250 milliards de dollars, et le coût total à moins de 2 500 milliards de dollars. Par conséquent le prix à payer, dans le scénario de la prompte intervention, n'est guère que le tiers de celui de l'aide continue, et dépasse à peine le cinquième de celui du plan différé. Ces résultats sont vraiment stupéfiants : l'intervention retardée coûte près de cinq fois plus que celle qui est engagée dès le départ. Si les besoins du Tiers Monde doivent être satisfaits, c'est bien main- tenant qu'il faut agir. Mais l'aspect sans doute le plus important du plan d'aide au développement du quatrième scénario, c'est qu'en l'an 2000 les régions en voie de développement se sufiïraient à elles- mêmes complètement. Le bénéfice global, politique et économique, qu'offrirait leur accession rapide au stade du démarrage économique, est incalculable.

Avant d'en terminer sur ce point, nous tenons à nous expliquer sur « l'irréalisme » dont semble relever ce genre de calculs purement économiques. Parlons tout d'abord de l'utilisation du produit régio- nal brut pour mesurer les progrès des sociétés dans le domaine écono- mique, et par là même dans les autres. Nous ne discuterons pas ici l'insu?sance d'un tel critère, employé comme seule mesure du progrès national et régional. Malheureusement, aucun autre instrument de mesure efficace n'a été mis au point à ce jour. Ensuite, en un temps de crises multiples, comme ce sera certainement le cas pour la période qui nous occupe, pas une seule des strates, dans le système mondial à plusieurs niveaux, ne peut être considérée comme entièrement indépendante des autres. Par exemple, un changement dans la situation de l'offre et de la demande des matières premières se réper- cutera sur la technologie et la structure des prix de la production industrielle et agricole. En conséquence, même si le revenu exprimé en dollars « hors inflation » (deflated) venait à augmenter, le pouvoir d'achat réel, exprimé en biens matériels, prendrait un retard consi- dérable. Dans ces conditions, les populations du Monde développé

1. Voir également la note tu « l'approche systémiquo » au chapitre 3.

78

Page 76: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Pour chacun des trois scénarios examinés ici, l'aide fournie a pour but de faire baisser le rapport du revenu par tête entre les régions en voie de développe- ment susnommées et le Monde développé (régions (1-4) jusqu'à 1/3 (Amérique latine) et 1/5 ( Asie du Sud et Afrique tropicale). Dans le scé..rio 2, l'aide est constante pendant 50 ans, dans le scénario 3, elle débute seulement en l'an 2000, et dans le scénario 4, elle n'est fournie que pendant le dernier quart du siècle. Il est évident (scénario 4) que nous avons tout intérêt à fournir une aide massive à ces régions le plus tôt possible.

79

Page 77: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Le scénario 4 prouve indiscutablement la supériorité du plan d'investissement qu'il suppose. Il montre à quel point il est important et avantageux d'aider ks pays en voie de développement le plus rapidement possible à atteindre leur point de « décollage économique.

80

Page 78: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Trop peu, trop tard

ne pourraient se procurer autant de biens matériels supplémentaires que l'augmentation du revenu par tête semble l'indiquer. La pénurie d'énergie entraîne déjà cette restructuration des coûts de production, et c'est elle au premier chef qui attise l'inflation. Il est fort possible que la spirale de l'inflation se maintienne, et même s'intensifie tant que nos sociétés ne seront pas prêtes à accepter la nécessaire restruc- turation du coût de la production, en accordant une plus grande part à l'input de matières premières par rapport à celle du travail, quitte à sacrifier une partie du pouvoir d'achat des individus.

.¡ Enfin, et ce n'est pas le moins important, il faut se demander si Oh développement de cet ordre, tel que nous l'avons décrit en termes

purement économiques, a la moindre chance de se produire, compte tenu des contraintes organisationnelles et politiques et de la pénurie des ressources. C'est encore là une question qui ne peut être traitée dans le seul cadre de l'économie; il est certain qu'elle intéresse d'autres strates, dans la hiérarchie de notre système mondial. Les change- ments dans la disponibilité, la situation et le coût des diverses res- sources seront d'une ampleur telle que la notion même d'économies développées et sous-développées devra être réexaminée, au moins sous deux aspects. Il s'agit d'abord de savoir si, avec une économie où le niveau des revenus par tête s'accroîtrait de 500 %, il y aurait suffmmment de matières premières et d'autres ressources dans le monde. Par exemple, une économie qui dépend entièrement d'un afflux croissant de matières premières qui peut lui être coupé du jour au lendemain peut être considérée comme en état de « surchauffe » et non comme normalement développée. Loin d'être en bonne forme, elle souffre d' « embonpoint ». Ensuite, il faut s'interroger sur la notion même d'économies « développées » et « sous-développées », qui implique que l'on dispose à tout moment de tous moyens utiles pour amener la partie sous-développée du monde au niveau de la partie développée. Si tel n'était pas le cas, et si les ressources du marché et les autres moyens utiles ne pouvaient faire face aux besoins de la totalité de l'économie mondiale qu'à un niveau inférieur à celui du Monde développé, il faudrait parler du sur-développement de certaines régions en même temps que du sous-développement des autres. La crise du pétrole illustre bien ce dilemme.

Dans n'importe quelle région, les besoins globaux d'énergie sont fonction du niveau et de la structure des activités économiques. Pour

81

Page 79: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

que d'ici à l'an 2025, la région « Sud » accède au niveau de revenu par tête pourtant bien modeste indiqué dans les scénarios du présent chapitre, il lui faudra des quantités très considérables d'énergie, à cause du taux d'accroissement de sa population. Dans ces conditions, il est évident que le « Sud » va se porter au premier rang dans la course aux ressources d'énergie; ainsi les besoins de l'Asie du Sud à elle seule représenteront environ cinq fois la consommation de l'Europe occidentale en 1970.

Mais où trouver alors ces ressources, et à quel prix? Tout porte à croire que la plus facilement utilisable des sources d'énergie, le pétrole, ne sera même plus disponible. Notre modèle montre que si la demande de pétrole continue sur sa lancée actuelle, même en se basant sur des évaluations optimistes concernant les réserves, le pétrole brut sera complètement épuisé vers le début du siècle prochain 1. D'ici là, on aura sûrement découvert de nouvelles sources d'énergie. Mais tout indique qu'à moins d'une percée scientifique et technolo- gique de première grandeur, les produits de remplacement seront non seulement plus onéreux, mais encore beaucoup moins adaptés aux besoins des pays encore non développés. En attendant, les nations développées utiliseront le pétrole brut, au cours des prochaines décennies, à un rythme excessif et sans proportion avec la moyenne de la consommation mondiale, gagnant ainsi du temps pour mettre au point des produits de remplacement sans dommage abusif pour leur économie. Si toutes les nations devaient consommer autant de pétrole par tête que le Monde développé, notre simulation sur ordi- nateur indique que la totalité des réserves mondiales serait épuisée d'ici à 1982; si la découverte de gisements de pétrole se poursuivait au même rythme que pendant la dernière décennie, ces réserves seraient épuisées d'ici à 1985, bien trop tôt pour la mise en place d'autres ressources énergétiques.

Le monde industrialisé ne dispose d'un délai pour mettre au point de nouvelles sources d'énergie qu'en exploitant la presque totalité des réserves mondiales de pétrole, et par là même en interdisant aux nations en voie de développement l'accès à la source d'énergie la plus efficace. et la plus pratique au moment même où elles en auraient le plus pres- sant besoin.

1. Voir « Note sur les réserves de carburants fossiles », appendice 3.

82

Page 80: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Trop peu, trop tard

Est-il possible de ne pas en tenir compte, au moment où l'on cherche à régler équitablement la consommation 4u pétrole, comme celle des matières premières en général? Ne faudrait-il pas, comme le demandent des porte-parole des pays en voie de développement, fixer des limites à la consommation des ressources non renouvelables comme le pétrole? Pour arriver, à long terme, à une répartition plus équitable des ressources globales du monde, il faudrait que les régions industrialisées mettent un terme à leur sur-développement en accep- tant des limites à la consommation par tête de ressources non renou- velables. Pour que l'aide au développement devienne vraiment une voie de salut pour des centaines de millions d'êtres humains affamés qui cherchent à sortir de leur pauvreté, il faudra davantage que des investissements de capitaux. Si nous ne le comprenons pas à temps, c'est par milliers que des « desperados » terroriseront ceux qui se complaisent dans leur « richesse »; on peut même envisager que le

chantage individuel ou collectif à la bombe atomique paralyse toute forme ordonnée de développement. C'est maintenant qu'il faut élaborer un plan directeur pour une croissance organique et un déve-

loppement mondial durables, fondé sur une répartition globale de toutes les ressources non renouvelables, et sur un nouveau système économique global. Dans dix ou vingt ans, il sera sans doute trop tard, et même une centaine de Kissinger, quadrillant sans arrêt le globe de leurs missions de paix, ne pourraient empêcher le monde de sombrer dans l'abîme d'un holocauste nucléaire. "'

Page 81: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

6

Quand les retards sont mortels

« I1s meurent avec tant de gim. »

.° L'analyse des écarts entre les régions du monde nous a montré la pen mence des crises actuelles et le coût de tout retard à leur porter remède. Mais il y a d'autres raisons d'inquiétude, et le coût économique n'est pas seul en cause. L'orientation vers la croissance organique intéresse la survie même de l'espèce, et tout retard en ce sens peut être fatal. Rien ne le montre mieux que le dilemme posé par la croissance démographique.

Il n'est pas de plus grand danger, dans les efforts pour résoudre la crise de la population, que de remettre à plus tard l'action néces- saire. « Un problème ajourné est à moitié résolu » : on cite ce mot de Churchill, au plus fort de la bataille d'Angleterre. Le spectre de la défaite était là sous ses yeux, et tant qu'il pouvait reculer l'échéance, il gardait une chance de gagner, ou au moins de survivre. Mais les menaces de catastrophe sont loin de se présenter toujours aussi clairement. Trop souvent, il faut y regarder de plus prés pour les apercevoir; et si, en effet, l'ajournement des solutions permet de reculer des choix pénibles, le délai que l'on se donne ainsi ne fait qu'aggraver la complexité du problème qui devient de plus en

. plus difficile à résoudre. ' Ce n'est pas sans raisons que trop souvent ceux qui, par voie

d'élection ou de désignation, accèdent à un poste officiel pour un temps limité, adoptent cette façon de faire. En consacrant du temps et de l'argent à des solutions qui ne porteront leurs fruits qu'après la fin de leur mandat, il est probable qu'ils n'en tireront aucun profit, mais qu'ils en porteront tout le blâme; c'est leur successeur qui en

85

Page 82: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour dèmain

aura le crédit, car c'est lui qui verra se matérialiser les bénéfices de l'action entreprise, alors que les critiques porteront sur la période précédente où, pour tant de peine, il n'y avait pas encore de résultats tangibles à offrir. C'est un fil ténu que celui qui relie une entreprise à long terme et ses fruits tardifs - et on le perd trop souvent. C'est pourquoi, en haut lieu, on tend volontiers à différer l'examen des difficultés : on préfère les transmettre à son successeur.

Dans notre vie privée, nous montrons plus de sagesse. L'expérience nous apprend tôt ou tard que nos choix sont toujours limités, et qu'avec le temps, ils ne font que se raréfier. L'occasion manquée ne se retrouvera plus tard, si nous avons cette chance, qu'en y met- tant le prix. Mais dans la vie des nations, nous tenons pour acquis que d'une façon ou d'une autre, tout finira bien par s'arranger. Pis encore, nous imaginons trop souvent que l'avenir ne peut man- quer de multiplier nos options et nos chances : c'est là, sans aucun doute, l'héritage d'une ère d'optimisme qui considérait le progrès comme un article de foi. Mais on oublie alors que rien ne garantit la reconduction « automatique » d'un tel progrès - et qu'il se pro- duira sans effort, ou par la grâce d'autrui. Cet optimisme se fonde sur dés succès passés, mais le passé ne peut servir que de repère pour l'avenir, et sa répétition dans le futur ne doit jamais être tenue pour assurée. Comme l'a dit Héraclite : « On ne peut se baigner deux fois dans le même fleuve » : le fleuve s'écoule, ses eaux changent sans arrêt.

La crise de la population pose deux questions fondamentales. Nos possibilités de choix augmenteront-elles avec le temps, et faut-il donc remettre à demain nos recherches de solutions? En admettant qu'on doive prêter attention aux événements à venir, ne conviendrait- il pas d'attendre, pour agir, qu'ils deviennent manifestes aux yeux de tous? Malheureusement, il faut répondre non à la première question, en raison de l'aggravation et de l'accélération des crises qui résulte- raient de tout délai, et non encore à la seconde, en raison des temps de retard du système mondial lui-même, qui imposent une action du type « anticipatif » plutôt que « rétroactif »; en d'autres termes, il faut agir avant que l'issue ne se dessine clairement, sinon il sera trop tard. Nous allons pouvoir le démontrer grâce à notre modèle sur ordinateur du système mondial, par l'analyse de scénarios de la crise de la population.

86

Page 83: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

A compter du début de notre ère, la population mondiale a mis plus de 16 siècles pour passer de 200-300 à 500 millions, c'est-à-dire à doubler. Au cours des 2 siècles qui suivirent, elle s'accrut encore d'un demi-milliard, puis d'un milliard en un seul siècle, si bien que la population mondiale atteignaitles deux milliards aux environs de 1930. En moins d'un demi-siècle, en 45 ans, la population aura encore augmenté de deux milliards. Il ne faudra plus que 20 ans pour dou- bler ce chiffre et la population mondiale dépassera les 6 milliards en l'an 2000.

87

Page 84: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

Pour rendre compte de l'accélération incroyable qui affecte la totalité de la population mondiale, il suffît de faire observer que si le taux de croissance actuel se maintient, l'accroissement de la popu- lation, vers le milieu du siècle prochain, sera plus important au cours d'une seule année que pendant les quinze premiers siècles de notre ère (fig. 1), et qu'avec le temps, ce surcroît annuel ne fera que prendre encore plus d'ampleur.

Néanmoins, nous avons peine à saisir dans sa réalité une notion aussi abstraite que celle du développement de la population mondiale dans sa totalité. Nous en retenons trop souvent que quelque part sur la terre et à un moment donné de l'avenir, « il y aura trop de gens ». Or il est beaucoup plus tard que nous ne le pensons, car le rythme d'accroissement est tel que la population va doubler du vivant même de ceux qui sont actuellement à mi-parcours de leur existence. Pour mieux comprendre tout le sens d'un tel accroissement démo- graphique, et de ses conséquences au plan économique, social et- politique, il faut observer comment il se répartit géographiquement, avec les changements dans la densité de la population. Si l'on devait évaluer ces changements en fonction du taux de croissance démo- graphique actuel, on arriverait à des chiffres effarants, dont on peut espérer qu'ils sont trop pessimistes.

Nous avons estimé plus réaliste d'admettre, même dans notre premier scénario, dit standard, l'entrée en vigueur d'un contrôle au moins partiel de la population. Nous avons donc supposé que dans toutes les régions du monde, un taux de fécondité décroissant aboutirait à un niveau d'équilibre dans les 50 années à venir; dans ce cas, et si ce taux de fécondité restait constant par la suite, la popu- lation atteindrait son niveau d'équilibre après un certain délai. D'autre part, afin de garder l'accent sur le problème démographique en tant que tel, nous avons supposé que tous les besoins d'une popu- lation croissante seraient satisfaits, c'est-à-dire qu'il n'y aurait pas de pénurie de nourriture assez grave pour aboutir à des famines à grande échelle. L'ordinateur indique que dans ces conditions, à la fin du xxe siècle, on compterait 4 habitants de plus au km2 en Amé- rique du Nord, tandis qu'en Asie du Sud (région 9), il s'en ajouterait 140 sur la même unité de surface. A lui seul, cet accroissement dépas- serait de plus de 60 % la densité de la population actuelle de l'Europe de l'Ouest, qu'avec ses 85 habitants en moyenne au km2, nous consi-

88

Page 85: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

La densité de population rapportée à la surface de terres cultivées montre claire- ment à quelle situation de pénurie alimentaire les pays en voie de développement auront affaire s'ils ne mettent pas en chantier une politique de régulation démographique permettant d'arriver au niveau d'équilibre de la fécondité d'ici à la fin du siècle. Il faut ajouter que, pour l'Asie du Sud, toute la région se trouve sous les Tropiques où les rendements agricoles sont plus faibles que dans les régions tempérées (voir appendice 3, tableaux 1 et 2).

89

Page 86: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

FIGURE 3 CROISSANCE DE LA POPULATION URBAINE

2000 -

1500 - à9

:ë .c w <II

° 1000 Asie du Sud et du Sud-Est

.

Amérique latine

500 Europe de l'Ouest

? Amérique du Nord

V5 2000 2025 Années

Dans les pays en voie de développement, la croissance de la population urbaine sera gigantesque, surtout après la fin du siècle, lorsque les régions rurales ne pourront plus absorber leurs excédents de population. Il en résultera les plus graves conséquences pour le marché du travail dans les villes où, au cours des 50 prochaines années, il faudrait créer près d'un milliard de nouveaux emplois pour absorber l'accroissement de population. Par exemple, si son taux de croissance industrielle ne devait pas dépasser 4 % par an, l'Asie du Sud à elle seule (région 9) compterait 100 millions de chômeurs urbains en l'an 2025, si les taux de croissance démographique actuels se maintenaient.

90

Page 87: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Quand les retards sont mortels

dérons déjà comme « surpeuplée ». Pour imaginer la tension qui en résulterait sur les ressources régionales, il faut savoir qu'en l'an 2 000, sur chaque km2 de terre cultivée en Asie du Sud, il y aura 390 bouches supplémentaires à nourrir - contre 37 seulement en Amérique du Nord. Plus grave encore : en Asie du Sud, le taux de croissance de la population urbaine atteint le double de celui de la population totale de la région. Pour citer Tarzie Vittachi, secré- taire général de l'Année de la population mondiale à l'ONU : « ... si Calcutta devait continuer à grandir à son rythme actuel, il y aurait à la fin de ce siècle 60 millions d'habitants qui s'arracheraient leur dernière poignée de riz sur les rives de la Hooghly. »

Mais alors, que faut-il faire? Sommes-nous dans une situation, comme ce fut le cas pour Churchill, où l'ajournement d'un problème, s'il n'est pas bénéfique en lui-même, donne au moins une chance de découvrir une solution meilleure et moins pénible? Malheureuse- ment, c'est le contraire qui est vrai. Plus nous repoussons les adapta- tions nécessaires, plus il nous en coûtera en souffrances et en vies humaines.

Pour illustrer ce point, qui est crucial, nous avons conçu plusieurs scénarios offrant des options différentes en politique démographique, et nous avons pu évaluer ainsi les conséquences des différents retards qui pourraient être pris. Nous avons eu recours à un modèle de la population allant très loin dans le détail, qui prend en compte la répartition de la population 'dans chacune des régions, en fonction de ses accroissements annuels, et représente également la fécondité et la mortalité de chaque région, en fonction de la pyramide des âges 1. Nous présenterons ici les résultats qui intéressent les deux régions les plus « agrégées » : le « Nord », qui comprend la partie industrialisée du monde (Amérique du Nord, Europe de l'Ouest, Europe de l'Est y compris l'Union soviétique, le Japon, l'Australie, l'Océanie, et l'Afrique du Sud), et le « Sud » qui comprend le reste du monde.

D'après le premier scénario, dit standard, qui se fonde sur la conti- nuation de la tendance actuelle, il y aurait plus d'habitants dans la région « Sud », à la fin de ce siècle, qu'on n'en compte dans le monde

1. Voir aussi la note Classes dAM et crOÍ8SaDCO démographique », appen. dice 3 (4), p. 183.

91

Page 88: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

entier aujourd'hui, et dans les 25 ans qui suivront, il y en aurait le triple. Quant à ce qui se passerait ensuite, si la tendance actuelle se poursuit : les chiffres de la population seraient astronomiques au point de perdre toute signification. En réalité, il est hors de question qu'une telle croissance puisse avoir lieu. Le seul problème est de savoir si le ralentissement de la croissance démographique sera le fruit d'une politique consciente et organisée, ou s'il sera imposé par des contraintes malthusiennes, et d'en calculer le coût dans les deux cas.

Pour une analyse de la situation sur des bases plus réalistes, nous avons bâti un second scénario en supposant une politique démogra- phique énergique qui prenne son plein effet à partir de 1975, l'objectif étant d'arriver au niveau d'équilibre du taux de fécondité dans toute la région « Sud » en l'espace de 25 ans, et de l'y maintenir par la suite. Nous retiendrons deux conclusions importantes de cette analyse. Premièrement, l'équilibre n'est atteint dans le « Sud » que 75 ans après la mise en vigueur de cette politique, et 40 ans après être par- venu à l'équilibre de la fécondité; deuxièmement, cet équilibre se situe à un niveau plus de deux fois plus élevé qu'au début de la poli- tique démographique. La nécessité de regarder au moins 50 ans à l'avance, lorsqu'on envisage le développement du système mondial, est donc amplement démontrée.

Qu'en est-il du degré d'urgence? Qu'adviendrait-il si l'on attendait un moment plus opportun pour intervenir, et quel serait le coût d'un tel délai? Pour le savoir, nous avons conçu un troisième scénario qui suppose la même politique démographique que le précédent, mais avec un démarrage retardé de dix ans, c'est-à-dire en 1985 au lieu de 1975; enfin, dans un quatrième scénario, le délai est prolongé de dix années encore (fig. 4). Les passages en machine indiquent qu'avec un retard de dix ans, la population de la région « Sud » atteindrait son équilibre à 8 milliards d'habitants, le surcroît imputable à ce retard

Depuis les années 60, la population des pays en voie de développement connalt une croissance accélérée. Si ce taux de croissance devait persister (courbe 1), dans moins de 50 ans, la population du Tiers Monde atteindrait les 10 milliards, et même une politique prenant les mesures nécessaires pour arriver à l'équilibre ne parviendrait pas à bloquer la croissance démographique avant que les 20 mil- liards ne soient atteints à supposer bien entendu que ces masses d'indi-

92

Page 89: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

vidus trouvent à x nourrir et se soigner, que la famine, la malnutrition et la maladie ne viennent pas interrompre bien avant cette croissance. Nous avons donc étudié les effets d'une politique d'équilibre démographique mise en oeuvre respectivement en 1975, 1985 et 1995 (courbes 2, 3 et 4). Étant donné la pyra- mide des âges de ces populations (voir appendice 3 (4), p. 183), l'équilibre ne sera atteint que lorsque le niveau démographique aura augmenté de 100 % par rapport à ce qu'il était au moment de la mise en ouvre de cette politique. (On peut comparer ces résultats avec les courbes en pointillés des pays déve- loppés, où l'augmentation n'est que de 30 % avec la même politique.) Si l'on retarde de 20 ans la mise en route de la politique démographique, l'équilibre ne sera atteint que lorsque la population atteindra 10,2 milliards, c'est-à-dire 3,5 fois la population actuelle; elle aura augmenté de 4 milliards en 20 ans. Selon la date de mise en oeuvre de cette politique, le rapport de la population du Tiers Monde à celle des pays industrialisés (courbes en pointillés) qui est actuellement de 2,5/1 pasxra respectivement à 4/1, 5/1 ou 6/1.

93

Page 90: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

étant de 1,7 milliard, et qu'avec un nouveau délai de 10 ans, elle exèverait le plafond des 10 milliards. On comparera ces chiffres avec ceux de 1950, qui étaient légèrement supérieurs à 2 milliards pour la totalité de cette région.

Mais pour évaluer la note à payer, si l'on s'offre le luxe de remettre à plus tard les mesures qui s'imposent, on ne saurait s'en tenir à des chiffres abstraits de population. ll s'agit d'êtres humains, et ce coût doit être évalué dans leur cadre de vie réel, en termes humains bien

plus qu'économiques. Dans la seule Asie du Sud, on enregistre actuel- lement l'arrivée sur le marché du travail de plus de 350 000 personnes par semaine, et ce chiffre passerait à 750 000 par semaine d'ici à la fin du siècle, soit 40 millions par an : deux fois l'équivalent de la

population actuelle du Canada. Après quoi, en dix ans, ce potentiel de main-d'aeuvre en Asie du Sud s'accroîtrait d'environ un million de personnes par mois. On n'imagine que trop la pression qui en résul- terait sur les systèmes socio-politique et économique, surtout si la tendance actuelle à la concentration urbaine persiste, submergeant les zones urbaines d'une population réduite au chômage, et qui devrait

peut-être même perdre tout espoir d'améliorer son sort. Pour citer à nouveau T. Vittachi : « Si l'on veut faire face à l'accroissement de la population en Inde, il faut dès maintenant construire chaque jour 1000 classes d'école nouvelles, 1000 salles d'hôpital nouvelles chaque jour et 10 000 maisons chaque jour pendant les 20 prochaines années. »

Aussi bien, cette tendance ne saurait se poursuivre impunément. Ce sont les souffrances des hommes, et les bouleversements socio-

politiques qu'elles entraîneront presque à coup sûr, qui en arrêteront le cours. Si l'on veut un bon « indicateur » de ces souffrances, on le trouverait dans le supplément en morts d'enfants imputables à la malnutrition et à la famine qui résulterait fatalement de tout délai dans la mise en oeuvre d'une politique démographique efficace. Pour en faire l'analyse, nous avons bâti un cinquième, un sixième et un septième scénario où l'Asie du Sud, soit du fait de l'évolution poli- tique du monde, soit parce que ses dirigeants en auraient décidé ainsi, ne pourrait guère compter que sur ses propres ressources pour faire face à son explosion démographique. Le cinquième scénario suppose que la politique démographique efficace débute en 1990, et le sixième en 1995 seulement, avec un nouveau délai de cinq ans. L'impact de ce retard sur le nombre total des décès infantiles serait

94

Page 91: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Quand les retards sont mortels

très considérable. En chiffres cumulés, un retard de cinq ans seule- ment pour la politique démographique entraînerait environ 170 mil- lions de morts d'enfants supplémentaires. Par contre, en avançant de cinq ans son application pour débuter en 1975, le total des morts infantiles diminuerait de plus de 500 millions 1.

L'aspect peut être le plus révoltant d'une telle analyse, c'est que ces « statistiques globales » ne laissent guère transparaître une situa- tion qu'il faut bien dire tragique. En abandonnant à des mécanismes de « rétroaction naturelle », comme la malnutrition et la famine, le soin de faire échec à la croissance démographique, on aboutirait au même résultat, c'est-à-dire au même niveau général de la popula- tion, que par une politique démographique efficace. Mais si l'on pense aux individus, aux familles, et à la sorte de vie que mèneraient les survivants, quelle affreuse différence! t

Ainsi, la réponse à la seconde question posée au début de ce cha- pitre ne peut faire aucun doute. Tout retard, dans la saisie à bras-le- corps de la problématique mondiale, est proprement mortel. A Calcutta, on peut voir un hôpital exclusivement réservé aux enfants que l'on trouve mourant de faim. Tout y est fait pour adoucir leurs derniers jours. « Ils meurent avec tant de grâce », aurait dit l'infirmière en chef. Mais ils n'en meurent pas moins. La mort d'un individu est une tra- gédie, celle de millions d'êtres humains relève de la statistique : ainsi parlent des esprits cyniques. Mais lorsque ces morts se chiffreront par centaines de millions, nous pourrions bien être en présence d'un drame sans précédent pour le monde entier. Dans le système mondial actuel, avec ses effets d'interaction de plus en plus puissants, tout semble indi- quer que tel est bien le dénouement vers lequel nous allons.

1. Voir chapitre 9.

Page 92: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

7

Les batailles de la pénurie

Nous pensons avoir établi que les crises mondiales sont là pour durer, et qu'il est urgent d'y remédier, si le coût des solutions souhai- tées doit rester à un niveau raisonnable sur les plans économique et humain. Il nous reste à examiner la nature des relations entre les différentes parties du système du monde en gestation. Seront-elles de

domination, ou de coopération équitable? Les contraintes imposées par les crises ne peuvent être que des sources de conflits. Ceux-ci doivent-ils conduire à l'affrontement, ou la coopération reste-t-elle

possible? Nous nous emploierons à répondre à ces questions dans ce chapitre

et les suivants. Il faut se pénétrer de l'idée que les conflits que nous examinons ici résultent de la compétition pour les ressources au sens le plus large du terme : matières premières, énergie, nourriture, eau, air, terre, etc. En ce sens également, si les ressources existaient en

quantités illimitées, il y aurait une chance d'éviter les conflits. Mais le phénomène même de la croissance, sur notre planète finie, ne peut que pousser à la compétition pour les ressources, créant ainsi toutes les conditions d'où naissent les conflits.

Jusqu'à un passé tout récent, le sort des peuples et des nations

dépendait dans une large mesure de la disponibilité des ressources

indispensables à leur survie, ou à la préservation de leur mode de vie. Les nomades se déplaçaient constamment, à la recherche du plus précieux de tous les biens - la nourriture. Peu à peu le progrès des

transports permit à certaines sociétés d'étendre leurs possessions grâce au commerce ou à la conquête, et de ramener les ressources nécessaires chez elles, au lieu de partir sans trêve à leur poursuite; pour accumuler ces biens, elles reculaient à l'extrême leurs frontières. Mais ces temps-là

97

Page 93: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

sont révolus, et voici qu'à nouveau les règles du jeu sont changées. Nous vivons dans un monde où les détenteurs des ressources essen- tielles, et les utilisateurs de celles-ci, appartiennent à des sociétés dont les finalités et les objectifs sont différents, voire contradictoires. Par exemple, le Japon importe 99 % de son pétrole, en s'adressant surtout au Moyen-Orient 1, pour satisfaire 65 % de ses besoins énergétiques. L'Europe occidentale est dans une situation un peu moins fâcheuse, mais néanmoins très dépendante, et qui ne peut que s'aggraver rapi- dement. D'après le rapport de la National Materials Policy Commission, d'ici à 20 ans les États-Unis devront importer plus de 20 % des matières premières nécessaires pour leur production indus- trielle, eux qui, il n'y a pas 20 ans, étaient complètement autonomes. En revanche, nombre de régions du monde, notamment l'Asie du Sud et l'Afrique tropicale, vont dépendre fâcheusement de la nourriture

produite en Amérique du Nord et en Australie. Pendant une brève période de l'histoire, on a pu croire que l'homme

- du moins dans certaines parties du globe - avait fini par résoudre son problème le plus ardu : celui du développement des ressources naturelles, et qu'il entrait dans une ère d'opulence. Mais voici que le monde se trouve à nouveau aux prises avec la pénurie, et il en résulte deux sortes de conflits : conflits entre les analyses à court et à long terme de la situation, conflits entre les usagers et les fournisseurs.

Nous avons toujours tendance, sous la pression de nos besoins immédiats, à rechercher des gains à court terme, fût-ce en sacrifiant des avantages à long terme. Mais c'est une erreur lourde de consé-

quences que de considérer comme durablement acquise une solution satisfaisante dans l'immédiat. Par exemple, on a voulu voir dans l'abondance de nourriture dont nous jouissons depuis peu, et malheu- reusement pour fort peu de temps encore, un trait permanent d'une situation inédite dans le monde. Nous n'avons rien fait pour garder la maîtrise de cette abondance, d'où l'accroissement de la population et une demande de nourriture qui crève tous les plafonds, nous rame- nant le spectre de la pénurie. La même erreur a été commise pour l'abondance et la disponibilité des sources d'énergie à bon marché, et notamment pour le pétrole, au cours des années 60. Un tel aveugle-

1. Nous employons indistinctement les expressions Proche-Orient ou Moyen- Orient pour désigner les régions productrices de pétrole qui vont de l'Algérie ? à l'Iran.

98

Page 94: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Les batailles de la pénurie

ment devait fatalement conduire à la crise actuelle de l'énergie. Quant aux conflits qui opposent usagers et fournisseurs, deux sortes

d'acteurs se donnent la réplique : ceux qui détiennent les ressources et n'ont presque rien d'autre, et ceux qui disposent de tout, sauf de ces ressources. Par le passé, la fortune souriait à ceux qui possédaient le savoir et le pouvoir : à court d'inventions, ils recouraient au glaive. Mais les temps ont changé. Les besoins nationaux et régionaux ont augmenté en qualité et en quantité, si bien que ni les inventions ni la force, qu'il s'agisse de la domination par les armes ou par le commerce, ne peuvent les satisfaire.

La responsabilité principale en revient à un mode de pensée éco- nomique qui ne tenait aucun compte des coûts à long terme et qui, par conséquent, ne pouvait se préparer à temps aux pénuries futures. C'est ainsi que les pays développés utilisèrent le pétrole à bon mar- ché pour stimuler leur croissance économique, d'où une demande accrue de pétrole qui restait à bas prix, accélérant encore la croissance. Le manège a continué à tourner, et l'on en a oublié le problème numéro un de la sécurité : comment en descendre, s'il venait à s'embal- ler ? Aujourd'hui, le pétrole paraît bien être la drogue du Monde développé, et la désintoxication sera forcément douloureuse. Pour- quoi chercher des produits de remplacement, puisqu'il était si bon marché? Seul le coût immédiat de sa production était pris en compte dans sa distribution et son utilisation : c'était oublier qu'il n'existe qu'en quantités limitées et qu'en moins d'une seconde, pour des rai- sons le plus souvent frivoles, nous brûlons des ressources que la nature a mis des milliers d'années à accumuler. On ne saurait trouver de meilleur exemple de la folle présomption qui préside aux rapports , actuels de l'homme avec la nature 1. Avec le renversement des rôles auquel nous assistons aujourd'hui entre régions productrices et

1. On trouverait d'autres exemples de ce refus de prendre en compte les coûts à long terme et de ce mépris des processus naturels, dans l'utilisation de beaucoup d'autres biens de première nécessité. Prenons le cas d'un service essentiel comme la médecine. Pour que l'art médical atteigne son niveau actuel, il a fallu une longue et coûteuse évolution des connaissances médicales et des découvertes scientifiques, avec des alternances de succès et d'échecs. Or les secrets arrachés à grand-peine à la nature servent à présent à intervenir brutalement dans les processus naturels, généralement sans aucun égard aux conséquences globales et à long terme. Les progrès de la médecine, fruits d'une longue patience, ont été utilisés pour réduire la mortalité presque du jour au lendemain, sans tenir aucun compte des données de la fécondité; or la rupture qui s'en est suivie, dans l'équation de la natalité

99

Page 95: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain '

consommatrices, ceux qui ont fait preuve d'arrogance doivent en payer le prix. ,

La résolution des conflits qui surgissent à propos de la répartition des ressources dépend de la procédure à laquelle on a recours, et celle-ci dépend elle-même de la gravité de la situation, et du degré de désordre qui affecte « le fonctionnement normal du système ». Dans ce chapitre, nous examinerons les sortes de crises qui entraînent le moins de perturbations : celles qui pourraient trouver des solutions purement économiques. Implicitement, celles-ci supposent qu'il sera toujours possible, en temps utile pour éviter des ruptures d'équi- libre technologique et économique de première grandeur, de décou- vrir des produits de substitution pour des ressources rares ou en voie d'épuisement. Dans ces conditions, le problème de la répartition des ressources peut être résolu par le mécanisme des prix. Aux chapitres suivants, où pous examinerons des conflits plus violents, il deviendra évident qu'il faut prendre beaucoup plus de champ pour s'attaquer à de telles situations. Finalement, pour la solution des crises de l'ali- mentation mondiale que nous examinerons au chapitre 9, nous nous verrons contraints de recourir à une intégration complète de toutes les strates, des valeurs individuelles à l'écologie et aux ressources minérales - et ce, à une échelle globale. Si l'humanité doit progres- ser sur la voie de la croissance organique et si, pendant la période de transition, nous devons éviter d'atroces souffrances, par exemple sous la forme de catastrophes régionales, les conflits, quel que soit leur degré d'intensité, auront à être réglés par voie de coopération, et non d'affrontement.

Nous allons d'abord présenter les cas du pétrole, qui tient actuel- lement la vedette parmi les ressources non renouvelables. Pendant très longtemps, la répartition mondiale du pétrole était essentielle- ment réglée par les acheteurs; le vent a tourné, et ce sont maintenant

et de la mortalité, a conduit à une explosion démographique qui, si elle reste incon- trôlée, finira par ruiner la raison d'être de l'intervention médicale : sauver des vies humaines. A quoi bon arracher un homme à la maladie, si c'est pour le voir mourir de faim? On a pu calculer que pour tout enfant que l'on sauve de la famine aujour- d'hui, on en comptera trois qui mourront de faim d'ici à la fin du siècle. Certes, ces calculs sont révoltants, inadmissibles : mais ne nous cachons pas les réalités qu'ils recouvrent. Une aide n'a de sens que si elle va jusqu'au bout; il ne faut intervenir dans les processus naturels qu'après en avoir évalué les effets successifs et les suites de toutes sortes.

100

Page 96: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

, Les batailles de la pénurie

les vendeurs qui font la loi sur le marché. Au temps du marché à l'achat, le système économique mondial tout entier faisait pression pour maintenir le prix du pétrole au plus bas. La situation va-t-elle changer de fond en comble, maintenant que les vendeurs sont en mesure d'imposer leurs conditions? Les régions exportatrices devraient-elles pousser au plus haut le prix du pétrole? Une nouvelle augmentation du prix, par rapport à son niveau actuel, léserait-elle gravement les uns, et jusque dans quelles limites profiterait-elle aux autres? Jusqu'où exactement, dans leur propre intérêt, les régions exportatrices peuvent-elles aller dans la voie de « l'étranglement », par exemple en bloquant la.production? Dans l'examen de ces ques- tions, c'est sur le long terme qu'il faut mettre l'accent car si, dans l'immédiat, les solutions paraissent souvent aller de soi, le vrai dilemme est de savoir si les gains à court terme ne seront pas annulés par des pertes à long terme. Bien que ces questions nous soient dic- tées par la « crise du pétrole », le même dilemme se retrouve pour tous les produits rares, notamment pour la nourriture; aussi les enseignements de la crise du pétrole nous seront-ils utiles pour d'autres situations de pénurie.

Pour analyser ces questions, nous avons eu recours à notre modèle de système mondial sur ordinateur. Bien que la mise en oeuvre du modèle soit trop complexe pour que nous puissions en rendre compte ici, nous donnerons un bref aperçu de son fonctionnement, dans l'espoir de mieux faire comprendre l'aide qu'il peut apporter. Les besoins énergétiques annuels sont, pour chaque région, déterminés par la croissance économique souhaitée et le développement indus- triel escompté. Les besoins en pétrole de chaque région sont alors calculés pour la fraction des besoins globaux d'énergie qu'ils repré- sentent, en fonction de la consommation effective de pétrole dans le passé et des changements technologiques à prévoir. La différence entre la capacité de production et les besoins de la région considérée détermine si celle-ci est exportatrice ou importatrice nette de pétrole. La répartition des réserves mondiales de pétrole est assurée par un modèle de marché mondial du pétrole.

Nous avons bâti un scénario pour étudier les options qui s'offrent aux di8ërentes régions du monde, en fonction de leurs objectifs. Les objectifs des régions exportatrices de pétrole sont censés être les suivants :

101

Page 97: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

1. Parvenir à une croissance économique maximale, celle-ci dépen- dant pour chaque région de sa capacité d'absorption des investisse- ments.

2. Obtenir un maximum de revenus excédentaires, permettant d'accumuler des richesses en dehors de la région.

3. Accroître la durée de vie des réserves totales de pétrole. Les choix qui s'offrent aux régions exportatrices seraient alors les

suivants : 1. Augmenter le prix du pétrole pendant toute la période où le

marché est aux mains des vendeurs. Deux facteurs sont à considérer pour unetelle augmentation : le prix maximal à atteindre pendant cette pér ode, et le taux des hausses successives.

2. Limiter les livraisons en tenant la production en dessous du niveau de la demande. Là encore, plusieurs voies sont possibles : fixer un plafond qui pourrait se situer entre 10 et 15 milliards de barils; réduire la production d'un certain pourcentage par rapport à la demande totale; combiner les deux.

3. Utiliser le solde des revenus excédentaires, compte tenu des importations nécessaires, des investissements et de l'achat de biens de consommation, comme moyen de pression économique et politique. Par exemple, ces fonds peuvent être orientés sur des régions choisies en fonction d'un plan précis, de façon à avantager celles qui sou- tiennent la politique du pétrole des nations exportatrices, et à pénaliser celles qui s'y opposent.

Pour les régions importatrices de pétrole, il s'agit avant tout de poursuivre leur croissance économique et d'éviter les blocages que pourraient provoquer les fluctuations de leurs importations de pétrole, en fonction de la politique des prix ou de la production des nations exportatrices.

Voici les choix dont elles disposent : 1. Augmenter leur production régionale de pétrole. 2. Recourir à des sources d'énergie de remplacement. 3. Réduire la demande d'énergie en prenant des mesures de ration-

nement. 4. Augmenter le prix des biens - et notamment des biens d'équi-

pement - dont les pays exportateurs de pétrole ont le plus besoin : soit en faisant jouer à plein les lois de l'offre et de la demande pour le marché de ces biens, soit en prenant délibérément des mesures de

102

Page 98: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Les batailles de la pénurie

rétorsion contre toute augmentation du prix du pétrole, par exemple en recourant à la taxe à l'exportation pour certains produits.

Nous allons d'abord examiner le conflit du point de vue des régions exportatrices - celui du vendeur qui peut dicter ses conditions. En fin de compte il s'agit de savoir si, dans ce conflit qui apparemment les oppose aux régions importatrices, il existe une solution permettant d'éviter de graves perturbations de l'économie mondiale, et n'exigeant pas de trop lourds sacrifices des régions qui détiennent les ressources. Cette solution, si elle existe, équivaudrait à un véritable arbitrage, avec des avantages pour tous les intéressés. Faisant passer les avan- tages à long terme avant les bénéfices provisoires, nous avons évalué les gains des régions exportatrices en ce qui concerne :

1. Le niveau de la performance économique, autrement dit le produit régional brut qu'elles pourront atteindre en l'an 2025.

2. Le total des richesses accumulées par les régions exportatrices d'ici à 2025.

Nous avons retenu l'année 2025 comme celle où la dépendance excessive à l'égard du pétrole pourrait prendre fin, et où le dévelop- pement économique se poursuivrait dans des conditions plus nor- males. Pour éliminer les effets de l'inflation et ne rendre compte que des changements économiques réels, nous avons ramené notre estima- tion des prix de la production économique à leur niveau de 1963.

Les conclusions à tirer de l'analyse sur ordinateur sont particu- lièrement frappantes dans le cas du Moyen-Orient (région 7). Le pro- duit régional brut qu'il peut espérer pour l'an 2025 est fonction du prix maximal qu'atteindra le pétrole pendant les 50 années à venir. Pour étudier le comportement de cette fonction, nous avons conçu le type de scénario suivant. Le prix du pétrole, calculé sur la base initiale du prix de 1975, croîtrait à un taux annuel moyen jusqu'à un maximum fixé d'avance, puis ce prix maximal serait maintenu à un niveau constant pour le reste de la période considérée. Voici les résultats de toute une série de scénarios de ce type.

Si le prix du pétrole est maintenu à son niveau de 1975, le produit régional brut de la région 7 atteint environ 1200 milliards de dollars en 2025. Si le prix augmente durant cette période de 1975 à 2025, le produit régional brut augmente aussi, mais dans certaines limites. Lorsque le prix maximal atteint pendant cette période se situe à un niveau supérieur de 65 % à celui de 1975, le produit régional brut

103

Page 99: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

L'augmentation du prix d'une matière première dans un marché orienté à la vente, semble n'offrir que des avantages au pays qui en détient le monopole. Or une analyse plus approfondie du système mondial montre que ce n'est le cas que pour très peu de temps. A long terme, toute une série de tendances contraires qui tiennent à la limitation des ressources, à la substitution, à la mise en ouvre de sources de remplacement, initiatives suscitées par les condi-

en 2025 se monte à 2 700 milliards de dollars, c'est-à-dire deux fois

plus que si le prix est maintenu à son niveau de 1975. Si l'on augmente davantage encore le prix maximal, le produit régional brut auquel la

région 7 peut prétendre pour 2025 se met à décroître. Certes, cette baisse se poursuit à un taux bien inférieur à celui de la hausse précé- dente, dans la courbe ascendante de la fonction : mais elle n'en est

pas moins réelle. Si le prix crève tous les plafonds pour atteindre, par exemple, le double de celui de 1975, le produit régional brut ne s'élève plus qu'à 2 400 milliards de dollars. Par conséquent, si le critère retenu pour le prix est celui de la croissance économique

104

Page 100: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

tions nouvelles de l'économie, etc., interdisent à ce gain de dépasser une limite raisonnable et finissent par l'annuler si le prix est poussé au-delà de son niveau optimal. Le graphique A représente la croissance économique du Moyen- Orient, le graphique B, les richesses accumulées en fonction du prix du pétrole. Il apparaît clairement qu'il existe un prix optimal du point de vue de la région exportatrice.

maximale au Moyen-Orient, il y a bien un prix optimal pour cette

région dont la croissance même est financée par ses exportations de

pétrole. Passons maintenant au second critère : les richesses accumulées

par le Moyen-Orient en dehors de son territoire. Ces richesses sont

également fonction du prix du pétrole à l'exportation, mais avec de sensibles différences dans le détail. Si, jusqu'en 2025, le prix du pétrole est maintenu à son niveau de 1975, il est une source d'enrichissement

considérable, principalement parce que son prix relativement bas, par rapport à celui des autres sources d'énergie, en favorise la vente.

105

Page 101: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

A mesure que ce prix augmente, les richesses accumulées s'accroissent, mais à un rythme ralenti, et jusqu'à un niveau qui ne dépasse pas de 50 % celui de 1975 (voir fig. 1 et 2). Ce ralentissement s'explique par la diminution du volume des ventes, d'ailleurs partiellement compen- sée par l'augmentation du prix unitaire. Mais si le prix continue à monter, le totàl des richesses accumulées diminue rapidement : dans l'hypothèse extrême d'un doublement du prix, elles n'atteignent que les deux tiers du maximum auquel elles pourraient prétendre. Ce déclin provient de l'utilisation d'autres sources d'énergie et d'une diminution de la demande, face à l'augmentation du prix. Par consé- quent, que l'on retienne le critère de l'accumulation de richesse ou celui de la croissance économique maximale, il y a bien un prix opti- mal du pétrole du point de vue des régions exportatrices. Mais le résultat peut-être le plus frappant de notre analyse, c'est que les prix optimaux sont à peu près les mêmes quel que soit le critère choisi : de 50 à 60 % supérieurs au prix de 1975 (voir aussi les fig. 1 et 2). Autrement dit, quel que soit l'objectif que se donne la région 7 - le maximum de la croissance, ou celui de l'accumulation de richesses, ou toute combinaison des deux - il y a bien un niveau de prix qui se révèle le plus avantageux pour cette région, si la raison doit prévaloir dans le dilemme posé par la politique du pétrole.

La valeur exacte du prix du pétrole « le plus avantageux » (du point de vue du Moyen-Orient) dépend de toute une série de facteurs : il s'agit donc de savoir quelle sera l'évolution de ce prix en fonction des variations de ces différents facteurs. En dehors des contre-mesures que peuvent prendre les pays importateurs, telles qu'une réduction de la demande ou le recours à d'autres sources d'énergie, il faut aussi tenir compte de la période de temps nécessaire pour atteindre le prix « le plus avantageux », et de l'augmentation annuelle du prix du pétrole jusqu'au niveau souhaité. Nous avons minutieusement étudié les réactions de tous ces facteurs au prix « le plus avantageux », et nous sommes arrivés à la conclusion suivante, qui vaut sur un plan général :

Du point de vue des régions exportatrices, il existe un prix optimal, dans des limites bien définies, pour des ressources limitées telles que le pétrole. A l'intérieur de cette fourchette, la valeur exacte du prix du pétrole dépend de toute une série de facteurs, mais le gain marginal qui peut résulter de ses variations est relativement faible. L'existence

106

Page 102: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Les batailles de la pénurie

d'un prix optimal, à l'intérieur d'une fourchette réduite, offre une base solide à une politique de planification bien réglée, exerçant un effet de stabilisation sur le développement du système mondial.

Jusqu'ici nous avons examiné le dilemme de la répartition des res- sources du point de vue des régions exportatrices. Qu'en est-il des régions importatrices, et une hausse excessive du prix du pétrole leur vaudrait-elle de graves perturbations, ou même un effondrement de leur économie? Enfin, le conflit peut-il être envisagé des deux points de vue à la fois, celui des exportateurs et celui des importateurs, et peut-on prévoir, à l'aide de scénarios différents, ce qui en résulterait pour les deux parties? Une telle évaluation peut conduire à deux sortes de réponses :

1. Certains scénarios établiraient que la balance penche fortement en faveur de l'une des deux parties. Le système mondial serait alors en état de crise intrinsèque, et la résolution ne pourrait venir que de l'intervention de facteurs extérieurs.

2. La nature du conflit serait telle qu'il existe des solutions offrant des avantages pour les deux parties. Dans ce cas, si l'une ou l'autre s'écarte des conditions spécifiées par le scénario, elle y perdra relati- vement au gain maximal qui aurait pu être le sien. Seule une motiva- tion négative pourrait la pousser à s'écarter ainsi d'un scénario qui se présente comme optimal : l'espoir que la partie adverse y perdrait davantage encore. Mais si les motivations de l'une et de l'autre sont positives, chacune ne recherchant que son gain maximal, il existe une base solide pour une résolution rationnelle du conflit.

Quelles seraient les conditions d'une telle solution? Pour le savoir, nous avons agrégé les régions en quatre groupes : 1) le Monde déve- loppé, avec l'Amérique du Nord, l'Europe de l'Ouest, le Japon, l'Australie, etc.; 2) le Monde socialiste, avec l'Europe de l'Est et la Chine (régions 5 et 10); 3) le Moyen-Orient (région 7); et 4) le reste des régions sous-développées (régions 6, 8 et 9). La croissance écono- mique est évaluée en fonction du produit régional brut auquel chaque agrégat de régions pourrait prétendre en 2025. Pour présenter les résul- tats de notre analyse, deux scénarios nous paraissent le plus indiqués.

Le premier scénario - celui du « bas prix » - suppose que le prix du pétrole restera à son niveau des années 70 : un dollar 35 le baril, valeur 1963. Le modèle du système mondial indique qu'à ce niveau extrêmement bas, le prix du pétrole découragerait la recherche de

107

Page 103: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

sources d'énergie de remplacement avant que les réserves mondiales de pétrole ne soient à peu près totalement épuisées. Si surprenant que cela puisse paraître, la région qui en souffrirait le plus serait celle

qui, ayant tiré d'abord tout le bénéfice de ce bas prix, ne pourrait que s'opposer à son augmentation si elle s'en tenait constamment à des objectifs à court terme. Le Monde développé subirait une récession aux alentours de l'an 2000, suivie d'une reprise vers 2025, si bien que son produit régional brut atteindrait « seulement » 5 500 milliards de dollars à cette date. Dans l'autre camp, les résultats ne seraient guère plus brillants : le Moyen-Orient et les régions moins dévelop- pées ne dépasseraient pas à elles toutes un produit régional brut de 2 000 milliards de dollars en 2025, et l'épuisement de leur principale ressource, le pétrole, bloquerait leur développement dans la deuxième décennie du siècle prochain.

En réalité, si l'on examine isolément la situation de certaines régions du Monde développé, elle parait bien plus périlleuse. Par exemple, l'Amérique du Nord serait beaucoup moins touchée que l'Europe de l'Ouest et le Japon par l'épuisement des réserves de pétrole du Moyen- Orient. Si l'ensemble du Monde développé devait connaître une récession de 1 % pendant cinq ans, celle de l'Europe de l'Ouest attein- drait 3 %, et celle du Japon davantage encore. Les tensions sociales qui en résulteraient risqueraient d'être explosives. Par exemple, des diminutions du PRB pouvant aller jusqu'à 20 % s'accompagneraient d'un chômage massif, dans des pays habitués à un niveau de vie élevé et où la demande de biens matériels va croissant. Les pressions poli- tiques qui en résulteraient pourraient fort bien aboutir à la subversion de l'ordre social existant, avec des conséquences impossibles à prévoir. Mais il faut bien comprendre que si le prix du pétrole avait été main- tenu à son niveau extrêmement bas d'avant 1973, la situation du Monde développé serait plus critique encore. Les régions exporta- trices de pétrole, à commencer par le Moyen-Orient, n'auraient pu rester sans réaction devant l'épuisement de la seule source des revenus dont elles disposent pour leur développement. Elles auraient dû finir par augmenter leur prix, et plus elles auraient tardé à le faire, épuisant ainsi leurs réserves, plus la hausse aurait été brutale. Des régions comme l'Europe de l'Ouest et le Japon n'en auraient été que plus affectées encore.

Selon le premier scénario, la région du Moyen-Orient s'en tirerait

108

Page 104: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Les batailles de la pénurie

fort médiocrement, avec un produit régional brut dépassant à peine les 300 milliards de dollars en 2025. Il est évident qu'elle ne saurait s'accommoder durablement d'une telle situation, la demande de pétrole ne pouvant que croître : il n'est donc pas question que le prix du pétrole puisse être maintenu à un niveau trop bas. Or on admet en général que toute augmentation de prix fait tort au consommateur - en l'occurrence, aux régions importatrices. Pour voir s'il en est bien ainsi à long terme dans le cas des crises mondiales du pétrole qui nous occupent ici, nous avons conçu un second scénario, dit du « prix optimal ». Il suppose que le prix du pétrole augmente de 3 % par an, jusqu'à atteindre le prix optimal tel qu'il a été fixé par les précédents passages en machine. Grâce aux revenus considérablement accrus qu'il tire du pétrole, le Moyen-Orient atteint en 2025 un produit régional brut de près de 2 500 milliards de dollars, soit cinq fois plus que dans le premier scénario, tandis que pour l'ensemble des autres pays en voie de développement, le produit régional brut se monte à environ 4 000 milliards de dollars, au lieu des 2 000 milliards du premier scénario. Le Monde socialiste fait lui aussi meilleure figure dans le second scénario que dans le premier : son PRB atteint environ 6 300 milliards de dollars en 2025.

Mais ce sont les conséquences qui en résultent pour le Monde développé qui nous réservent les plus grandes surprises. Malgré l'augmentation considérable du prix du pétrole, il atteint en 2025 un niveau plus élevé que dans le premier scénario, avec près de 8 000 mil- liards de dollars. L'augmentation du prix se révèle donc également profitable au consommateur et au producteur, ce qui paraît paradoxal. On peut en donner deux raisons. D'abord, le Monde développé échappe à l'effondrement prévu par le premier scénario, pour la période consécutive à l'épuisement soudain des réserves de pétrole, après 2010. En second lieu, à la suite de l'augmentation du prix du pétrole prévue dans le deuxième scénario, des sources d'énergie de remplacement sont introduites sur le marché. La croissance écono- mique du Monde développé est également beaucoup plus régulière que dans le premier scénario, bien que cette fois encore elle se ralentisse quelque peu aux environs de l'an 2000, en raison de l'épuisement du pétrole dans certaines des régions.

En conclusion, le prix du pétrole jusqu'en 1973, bien que fondé sur le coût immédiat de la production, se situait à un niveau dangereu-

109

Page 105: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

L'énergie à bon marché sous la forme du pétrole a été le principal moteur de la croissance économique mondiale depuis 1950. On a considéré comme une catastrophe l'augmentation spectaculaire du prix du pétrole en 1973. Cepen- dant, l'analyse du système mondial sur ordinateur nous indique qu'en persé- vérant dans ce qu'il faut bien appeler une surexploitation du pétrole alimentée par des prix déraisonnablement bas, nous allions droit à l'effondrement de notre économie, car les réserves de pétrole se seraient épuisées sans que nous fussions incités à prévoir en temps utile des sources d'énergie de remplacement.

sement bas, en ce sens qu'il favorisait, particulièrement en Europe de l'Ouest et au Japon, une surchauffe de l'économie impossible à soutenir longtemps. Le maintien de cette situation malsaine aurait conduit soit à un arrêt brutal de la croissance économique ou même à un renversement de la tendance, soit à une transformation radicale du système économique du Monde développé : pour éviter la récession, on serait passé des mécanismes actuels du marché à une direction autoritaire de l'économie.

110

Page 106: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

La poursuite d'objectifs à court terme aboutirait au"désastre à long terme (fig. A). Le scénario du prix optimal nous présente, avec une augmentation progressive du prix (le prix du pétrole augmente régulièrement jusqu'à un niveau optimal), une évolution bien plus avantageuse pour toutes les parties. Cette politique favoriserait le recours progressif à des sources d'énergie de rempla- cement et prolongerait la durée de vie des réserves (voir fig. B). Seule une conception globale et à long terme peut permettre une telle évolution, satis- faisante pour toutes les parties en présence.

La conclusion la plus importante qui ressort de l'analyse exposée dans ce chapitre est donc la suivante :

Le conflit qui oppose les deux camps, dans le dilemme des ressources en quantités limitées, est plus apparent que réel. Finalement, la seule voie raisonnable, et la plus avantageuse pour tous, compte tenu de tous les facteurs en cause et des bénéfices à long terme, est celle de la

coopération. Dans le dilemme de la répartition des ressources, comme dans toute situation de contrainte où des intérêts différents sont aux

111 l

Page 107: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

prises, le vieil adage a raison : « Unis nous tenons, divisés nous tom- bons. » Toute tentative de l'une des parties de tirer un profit substantiel d'une telle situation, au détriment des autres, se retournerait contre elle et réduirait les avantages à la fois pour elle-même et pour les autres.

Dans cette conclusion, deux points sont à souligner : D'abord, il s'agit du long terme, et c'est bien là le danger. Chacune

des parties en présence risque d'être séduite par les avantages à court terme, plus apparents que réels, que leur ogrirait une intervention rapide et unilatérale.

Ensuite, notre conclusion ne vaut pas seulement pour le pétrole, mais pour toutes les ressources en quantités limitées. Évidemment, le niveau du prix le plus avantageux et les moyens d'y arriver dans le temps dépendent de la nature particulière des ressources en cause, et des conditions de leur utilisation; mais l'existence d'une marge de prix optimaux et des moyens d'y atteindre se vérifie dans le cas d'autres ressources limitées, telles que la nourriture, les engrais ou le cuivre. Les niveaux de prix optimaux sont atteints lorsque les forces écono- miques en jeu trouvent leur équilibre, si des facteurs irrationnels ne les en empêchent pas.

Page 108: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

8

Limites de l'indépendance .

La pénurie persistant, le conflit s'aggrave entre les deux camps qui passent de la simple querelle à la lutte ouverte. L'arsenal écono- mique ne suffit plus, et les efforts de persuasion font place aux mesures de rétorsion. Cette escalade va-t-elle valoir un avantage durable à l'un des deux camps?

Dans cette situation d'aggravation du conflit, nous avons une fois de plus considéré la crise de l'énergie pour l'intérêt qu'elle présente en elle-même, et pour son effet en profondeur sur le développement à venir de la société industrielle. Le pétrole est donc toujours au coeur du conflit, mais les règles du jeu ne sont plus les mêmes. Le mécanisme des prix a été écarté comme moyen de résolution, et chacun des deux , camps tente d'intervenir directement dans la vie économique de l'autre. Au lieu d'agir uniquement par les prix, les régions exporta- trices limitent leurs livraisons de pétrole soit globalement, soit de façon sélective. Pour répondre à cette grave atteinte à leurs intérêts, les régions importatrices ne se contentent pas de restreindre leur consommation et de recourir à d'autres sources d'énergie : se plaçant sur le même terrain que « l'adversaire », elles dressent des barrières pour les produits (tels que les biens d'équipement) dont il a le plus besoin.

C'est une véritable pénurie qui s'installe alors : les uns manquent d'énergie, les autres de biens d'équipement, et la manipulation des prix ne peut rien contre cette pénurie matérielle. La région qui en est affectée doit d'abord s'y adapter en ralentissant ses activités écono- miques, et réagir ensuite en prenant une série de mesures économiques et politiques pour stimuler ses activités et son développement. Les répercussions d'un tel conflit vont plus loin que dans la situation exa-

113

Page 109: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

minée au chapitre précédent, où il suffisait de mettre en ouvre les mécanismes économiques habituels pour rétablir l'équilibre.

Nous nous sommes posé la question suivante : existe-t-il des bases rationnelles pour une résolution du conflit, même dans la situation de grave pénurie que nous considérons ici? Pour y répondre, nous avons analysé toute une série de scénarios, et nous en retenons trois pour présenter nos conclusions - les scénarios dits d'étranglement, de représailles et de coopération. Pour simplifier, nous ne donnerons les résultats que pour les deux régions les plus directement intéres- sées : le Monde développé (régions 1-4) et le Moyen-Orient (région 7). Comme indicateur de leur niveau de prospérité, nous retiendrons pour chacune d'elles le produit régional brut qu'elle atteindra en 2025, et pour le Moyen-Orient, nous y ajouterons les richesses accumulées « à l'extérieur » jusqu'à la même date.

Pour le Moyen-Orient, les principales options sont la modification du prix du pétrole et le contrôle de sa production. Le Monde dévelop- pé, lui, peut avoir recours soit à une série de mesures « pacifiques » comme la réduction de la consommation ou la recherche de sources d'énergie de remplacement, soit à une politique de « représailles », telle qu'une augmentation du prix des biens qu'il exporte, correspon- dant à celle du prix du pétrole.

Le scénario de l'étranglement (figure 1) suppose que la région exportatrice suspend ses livraisons de pétrole - hypothèse plus que plausible, comme l'ont montré les événements de 1973. Par contre, nous avons admis dans le même scénario que ces contraintes à la production étaient calculées non pour atteindre un objectif répon- dant à des motivations politiques provisoires, mais en fonction d'une politique économique à long terme, volontairement conçue pour obtenir un gain maximal en valeur absolue; autrement dit la région 7, se désintéressant de ce qu'il en résulterait pour l'économie des autres régions, ne songerait qu'aux avantages qu'elle pourrait en retirer dans le temps.

Puisque nous avons déjà établi la possibilité pratique d'une poli- tique du prix optimal, nous admettons comme allant de soi que le Moyen-Orient l'adoptera, puisque c'est d'elle qu'il a le plus à atten- dre. Dans ces conditions, la hausse annuelle du prix du pétrole s'élè- vera à 3 % jusqu'à ce que le niveau du prix optimal soit atteint. Quant à la seconde option du Moyen-Orient - le contrôle de la production.

114

Page 110: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Limites de l'indépendance

nous supposons qu'au-delà d'un certain niveau de production, les demandes ne sont que partiellement satisfaites, et seulement jusqu'à un plafond fixé d'avance; nous n'envisageons pas de reprise ultérieure de la production, puisque l'épuisement relativement rapide des réserves de pétrole irait contre les intérêts bien compris de la région du Moyen-Orient.

Dans ce scénario, le Moyen-Orient satisfait d'abord à la demande de pétrole, laquelle se trouve d'ailleurs réduite en raison de l'aug- mentation annuelle du prix et de l'accroissement de la production de pétrole dans le Monde développé (régions 1-4). L'accroissement des revenus pétroliers imputable à cette augmentation de prix assure un afiiux de capitaux suffisant pour la croissance économique régionale du Moyen-Orient, ainsi que pour une accumulation « raisonnable » de capitaux étrangers. Lorsque la demande annuelle atteint les 14 milliards de barils 1, la production n'est plus augmentée, pour évi- ter que les réserves existantes de pétrole ne s'épuisent trop rapidement.

Il se produit alors une pénurie sévère de pétrole, qui dure jusqu'à ce qu'une chute verticale de la demande puisse être obtenue par des changements dans la technologie des consommateurs (transports en commun, etc.) et par le recours à de nouvelles sources d'énergie (nucléaire, géothermique, solaire, etc.). Tandis que le Moyen-Orient poursuit une croissance qui paraît normale, le Monde développé, lui, est cruellement touché au début de la période de blocage total de la production, puisque son économie s'adapte assez facilement à l'aug- mentation progressive du prix, mais qu'elle est déséquilibrée par une coupure brutale de son approvisionnement. Avec la persistance de la pénurie, il lui faut supporter une assez longue période de moindre croissance ou de stagnation avant de pouvoir rétablir l'équilibre. A la fin de la période 1975-2025, le produit régional brut du Monde déve- loppé n'atteint que 7 000 milliards de dollars, tandis que celui du Moyen-Orient se monte à 1 800 milliards sans qu'il lui en coûte rien, si ce n'est un manque à gagner considérable en richesses accumulées qui ne dépassent pas les 1000 milliards de dollars 2.

1. Cette limitation de la production est relativement modérée; livrée aux exi- gences du marché, la production pétrolière annuelle du Moyen-Orient atteindrait d'après les analyses de notre modèle, 17 milliards de barils en 2015. Mais après cette date, elle augmenterait en flèche jusqu'à près de 25 milliards de barils en 2025. ri2. Bien entendu, cette perte doit être considérée comme compensée par le fait que le Moyen-Orient conserve dans son sol des quantités plus considérables de pétrole.

, 115 s

Page 111: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 112: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Scénario 1. La principale caractéristique de ce scénario est la réduction de la production de pétrole par la région du Moyen-Orient, en fonction d'un pro- gramme qui fixe un plafond à 14 milliards de barils. La figure A donne le prix du pétrole qui est censé atteindre un niveau « optimal » à raison d'une augmen- tation annuelle de 3 %, et le pourcentage de la demande d'énergie couverte par le pétrole, ainsi que le total des besoins mondiaux annuels en pétrole et le déficit pétrolier mondial tels qu'ils sont établis par notre modèle. La figure B indique comment se répartit la production mondiale entre les principaux pays producteurs. La figure C indique le produit régional brut réalisé par les deux principaux protagonistes : la région A (le Monde développé des régions 1, 2, 3 et 4) repré- sentée par la courbe 1, et la région 7 (Moyen-Orient) représentée par la courbe 2. Les courbes 3 et 4 représentent le pourcentage de la totalité des capitaux du Monde développé dont la région 7 pourrait s'assurer la possession, si l'on part de deux hypothèses extrêmes concernant la gestion des revenus pétroliers en excédent. Le surplus du pétrole disponible dans le monde dépend plus des prévisions maximales de production que de la production réelle de pétrole, et oscille en fonction des variations annuelles qui peuvent intervenir dans l'ex- pansion de la capacité de production. D'autre part, le déficit est l'indice d'une situation de pénurie réelle. Le scénario indique une croissance régulière de la région 7 en même temps qu'un recul de la région A consécutif à des interruptions de l'approvisionnement en pétrole à différents moments.

117

Page 113: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 114: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Scénario 2. Ce scénario se caractérise par des « représailles » de la part de la région du Monde développé contre l'augmentation du prix du pétrole imposée par la région du Moyen-Orient : elle répond à l'augmentation du prix du pétrole par celle du prix de ses biens d'équipement à l'exportation. La figure A indique le prix du pétrole qui est censé atteindre un niveau « optimal » à raison de 3 % d'augmentation par an, la part de la demande d'énergie couverte par le pétrole, ainsi que le commerce mondial et le déficit mondial de pétrole, tels que les a déterminés notre modèle. La figure B indique comment se répartit la production mondiale entre certains des principaux pays producteurs. La figure C indique le PRB auquel parviennent les deux principaux protagonistes : la région du Monde développé (courbe 1) et celle du Moyen-Orient (courbe 2). Les courbes 3 et 4 représentent la part des capitaux du Monde développé qui pourrait passer sous contrôle du Moyen-Orient, en partant de deux hypothèses extrêmes concer- nant la gestion des revenus excédentaires du pétrole. Les surplus de pétrole disponibles dans le monde entier dépendent davantage des prévisions maximales de production que de la production réelle du pétrole, et varient en fonction des oscillations annuelles qui peuvent intervenir dans l'expansion de la capacité de production. En revanche, le déficit est l'indice d'une situation réelle de pénurie. Le scénario montre que le montant des richesses accumulées par le Moyen- Orient sera bien plus faible, mais que la prospérité du Monde développé sera également affectée.

119

Page 115: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour defnain

Le premier scénario suppose que le Monde développé s'adapte à l'accroissement du prix et aux restrictions de la livraison du pétrole grâce à des mécanismes purement internes, et sans prendre de position active en la matière; il ne tente pas non plus d'anticiper sur l'évolution

probable de la situation, et d'y parer - en somme, il réagit devant le cours des choses, mais ne cherche pas à l'orienter autrement. Cette

ligne de conduite est plausible : on ne l'observe que trop souvent dans le cours de l'histoire. Mais il y a'd'autres options, et il importe d'étudier les incidences éventuelles, sur le développement mondial, de mesures anticipatrices.

Ces mesures sont de deux sortes : on peut tendre à l'autonomie de la région ou du groupe de régions pour ses ressources énergétiques, et l'on peut augmenter le coût des exportations - en particulier pour les biens d'équipement - en fonction de l'augmentation du prix imposé pour le pétrole.

A l'aide de notre modèle sur ordinateur, nous avons analysé toute une série de scénarios de ce type, dits de représailles (voir figure 2). Ils supposent tous, pour permettre des comparaisons équitables, que le prix du pétrole et de la part qui revient à celui-ci dans la couverture de la totalité des besoins d'énergie, sont constants. Dans ces condi- tions, la pénurie actuelle de pétrole n'est pas faite pour durer. Les besoins de pétrole tendent à être couverts par des sources régionales auxquelles les pays importateurs, dans leur effort pour s'assurer l'au- tonomie pétrolière, puisent autant qu'ils le peuvent. Dans le même temps, l'augmentation du prix des biens d'investissement, correspon- dant à celle du prix du pétrole, ralentit le développement économique de la région du Moyen-Orient et fait des coupes sombres dans ses richesses accumulées. Dans les scénarios dits de représailles, le dé- veloppement économique du Moyen-Orient serait légèrement retardé, pour n'atteindre que 1 600 milliards de dollars en 2025, au lieu des 1 800 milliards du premier scénario. Mais il accuserait sérieusement le coup pour ses richesses accumulées, qui tomberaient bien en dessous du millier de milliards de dollars en 2025. Le Monde dévelop- pé, lui, s'en tirerait mieux que dans les scénarios dits d'étranglement, et son PRB dépasserait les 8 000 milliards de dollars en 2025.

Y a-t-il d'autre issue que confiictuelle, comme dans ces deux types de scénarios où chacune des parties, tour à tour, cherche à tirer tout l'avantage de la situation? Il n'en est pas d'autre que celle de la coopé-

120

Page 116: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Limites de l'indépendance

ration (voir figure 3). Pour évaluer les sacrifices que chacun devrait consentir en empruntant cette voie, nous avons conçu un scénario ad hoc, où le prix du pétrole, et le pourcentage de sa consommation dans la demande totale d'énergie, évoluent comme précédemment. Nous avons retenu cette hypothèse car elle permet d'établir une comparaison avec les cas précédents, mais surtout parce que le niveau du prix « optimal », une fois établi, nous paraît devoir jouer son rôle dans toute solution réaliste fondée sur un esprit de coopération. La Région développée, de son côté, n'augmente pas le prix des biens d'équipement au-delà de ce qu'exige le jeu normal des forces écono- miques ; elle ne se lance pas non plus dans un programme d'indépen- dance énergétique à tout prix, et ne met en exploitation ses ressources régionales de pétrole, ou ne recourt à d'autres sources d'énergie, que conformément aux règles habituelles du marché. On suppose enfin que la région du Moyen-Orient réinvestit tous ses revenus excéden- taires de pétrole, pour éviter de nuire à la croissance du Monde déve- loppé. Dans ces conditions, le scénario de la coopération peut être considéré comme assurant une véritable fusion des économies du Moyen-Orient et du Monde développé. Dans la perspective de la coopération, le fait qu'une partie du capital du Monde développé passe entre des mains étrangères ne devrait pas faire plus de di$ï- culté que l'existence de participations multinationales à l'intérieur d'une région, comme dans le cas des intérêts américains qui s'inves- tissent en Italie ou des intérêts japonais aux États-Unis.

Les résultats de cette dernière analyse ont de quoi surprendre. Le Monde développé conserve le niveau de croissance relativement élevé qu'il devait atteindre dans les scénarios de représailles, avec 8 200 milliards de dollars en 2025. Le Moyen-Orient, de son côté, garde tous les avantages des scénarios d'étranglement, avec une crois- sance économique maximale de 1 800 milliards de dollars en 2025, et une accumulation de capitaux « à l'extérieur » atteignant de 7 à 10 % des capitaux du Monde développé, suivant la politique d'inves- tissement adoptée : soit environ le double de ce qu'elle était dans les scénarios de conflit. Au total, une telle coopération aboutirait à une parfaite intégration de l'économie du Moyen-Orient et de celle du <E Monde occidental » industrialisé. On n'y verrait plus guère de difJé rence entre le pétrole de l'Arabie Saoudite, et celui de l'Écosse ou du Texas.

121

Page 117: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 118: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Scénario 3. Ce scénario se caractérise par la coopération. Le pétrole en prove- nance de la région du Moyen-Orient afflue librement, et l'import-export entre les régions répond aux seules règles du jeu économique, en dehors de toute intervention politique intempestive. La figure A indique le prix du pétrole qui est censé atteindre un niveau « optimal » à raison de 3 % d'augmentation annuelle, la part de la demande d'énergie couverte par le pétrole, ainsi que le commerce mondial et le déficit mondial du pétrole, tels que les a déterminés notre modèle. La figure B indique comment se répartit la production mondiale entre certains des principaux pays producteurs. La figure C indique le PRB auquel parviennent les deux protagonistes : la région du Monde développé (courbe 1) et celle du Moyen-Orient (courbe 2). Les courbes 3 et 4 représentent la part des capitaux du Monde développé qui pourrait passer sous contrôle du Moyen-Orient, en partant de deux hypothèses extrêmes concernant la gestion des revenus excédentaires du pétrole. Les surplus de pétrole disponible dans le monde entier dépendent davantage des prévisions maximales de production que de la production réelle de pétrole, et varient en fonction des oscillations annuelles qui peuvent intervenir dans l'expansion de la capacité de production. En revanche, le déficit est l'indice d'une situation réelle de pénurie. Ce scénario montre clairement les avantages qui en résultent pour les deux parties : en richesses accumulées pour la région du Moyen-Orient, et en crois- sance ininterrompue pour la région du Monde développé. En raison, la stratégie de la coopération s'impose à l'une et à l'autre.

123

Page 119: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

Il est évident que le scénario de la coopération offre la seule issue rationnelle à la crise actuelle du pétrole. L'humanité et ses dirigeants auront-ils la force de volonté nécessaire pour y parvenir? Saurons- nous surmonter nos préjugés et suivre la seule voie du bon sens? Ce qu'il en sera de l'avenir, et si nous sommes capables de nous rendre à l'évidence - ce n'est pas à l'ordinateur de le dire. Mais si nous gâchons cette chance, à nos risques et périls, ce ne sera pas faute d'avoir été prévenus.

On arrive aux mêmes conclusions pour les autres crises qui pren- nent de plus en plus des dimensions globales. Elles nous signifient toutes que la naissance d'un système mondial digne de ce nom n'est plus une question de choix, mais de nécessité. En s'accusant, cette tendance en vient à mettre en question la notion même d'indépendance nationale - l'un des plus vieux tabous de notre société.

A la fin de l'année 1973, un porte-parole officiel déclarait : « Nous sommes prêts à tous les sacrifices pour préserver notre indépendance, car elle est notre héritage le plus sacré, inscrit dans l'acte même de fondation de notre nation. » S'agissait-il d'une ancienne colonie luttant pour liquider les restes d'un passé colonial, ou d'un petit pays en situation de dépendance économique, s'efforçant d'échapper à l'étreinte du néo-colonialisme? Non pas. C'est au nom de l'une des nations les plus puissantes de la Terre qu'il parlait : les États-Unis. Sans le vouloir, il saluait ainsi la naissance de l'ère des limitations à la souveraineté nationale - même pour les États-Unis.

Page 120: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

9

Le seul recours

« Du point de vue moral, qu'un homme soit tué à la guerre ou condamné par l'indifférence des autres à mourir de faim, c'est tout un. »

WILLY BRANDT

On peut classer les conflits en fonction de leur intensité. Il y a tout d'abord la « dispute » où, par l'argumentation ou l'astuce, on cherche à damer le pion à son vis-à-vis. Puis vient l' « affrontement », où la mise est plus forte, et où l'on en vient aux actes. Enfin, les « luttes

pour la survie » font appel aux armes, non point pour faire tort à

l'adversaire, mais pour le liquider; il ne s'agit plus de gagner, mais de survivre.

Les conflits mondiaux sur les ressources, eux aussi, se manifestent à des niveaux différents d'intensité. En épuisant tous les moyens classiques de l'arsenal économique pour obtenir le meilleur prix du

pétrole, comme nous l'avons exposé au chapitre 7, on en reste à la

simple dispute. Avec le dilemme à long terme des ressources énergé- tiques, tel que nous l'avons examiné au chapitre 8, nous arrivons au niveau de l'affrontement. Pour l'analyser, il faut prendre des vues plus larges sur le système du monde, et s'adresser pour le moins, au-delà de la strate économique du modèle mondial, à celle de la technologie. Dans une situation encore plus critique - et tel est le cas de la nour-

riture, le plus précieux de tous nos biens - c'est le système du monde tout entier qu'il faut embrasser du regard. Plus rien ne compte alors

que la lutte pour survivre. A quel point la situation alimentaire du monde est précaire, nous

en avons d'amples preuves. D'après l'UNESCO, de 400 à 500 mil- lions d'enfants ont souffert de malnutrition ou de faim en 1973. Cette

125

Page 121: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

disette ne date d'ailleùrs pas d'aujourd'hui. On a estimé qu'à l'échelle du globe, la quantité de nourriture par tête n'a pas augmenté depuis 1936, et qu'elle a même diminué au cours de la dernière décade l. De nombreuses régions exportatrices de nourriture avant la Deuxième Guerre mondiale, comme l'Amérique latine, l'Europe de l'Est et d'autres, sont importatrices aujourd'hui. A l'heure actuelle, seules l'Amérique du Nord et l'Australie peuvent être considérées comme des sources importantes de réserves alimentaires. Les réserves mon- diales de nourriture disponibles, pour les cas d'urgence, ont baissé de plus des deux tiers au cours de la dernière décennie, passant de 80 à moins de 30 jours d'approvisionnement 2.

Ce qui compte avant tout, c'est de savoir si cette situation précaire est provisoire, et résulte simplement d'un manque d'attention de notre part, ou si elle est là pour durer, auquel cas on ne la surmontera pas sans efforts acharnés. S'il en est bien ainsi, rien n'est plus urgent que de déterminer les stratégies nouvelles qui permettront d'y appor- ter une solution durable.

L'analyse de la situation alimentaire globale à l'aide de notre modèle mondial nous amène à conclure que, si la tendance actuelle du développement se poursuit, la pénurie de nourriture ne fera qu'empi- pirer jusqu'à prendre des dimensions catastrophiques. Dans notre recherche d'une solution, nous avons étudié toute une série de scéna- rios différents, et nous en avons extrait quelques constantes fondamen- tales, qu'aucune stratégie tendant à résoudre la crise alimentaire du monde ne devrait, croyons-nous, se permettre d'ignorer.

Avant d'exposer nos conclusions plus en détail et de décrire les analyses qui les ont fondées, nous voudrions préciser quelques aspects de notre modèle de système du monde qui intéressent le problème de l'approvisionnement en nourriture. Notre modèle fait état dans le détail du régime et des habitudes alimentaires qui caractérisent chaque région, et enregistre 26 variétés différentes de nourriture. Il rend également compte de l'effet sur la population de carences fondamentales comme celle des protéines. La structure régionalisée du modèle sert bien notre propos, car alors même que nous parlons

1. Maurice Guernier, « Perspectives alimentaires de l'an 2000 », Rapport interne au Club de Rome, 1974.

2. Lester Brown, « Examen de la situation alimentaire », Foreign Policy, 14, 1974.

126

Page 122: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Le seul recours

d'un « problème de l'alimentation mondiale », il est clair que la situation géographique des sources réelles de ravitaillement et celle des déficits réels de nourriture sont des facteurs essentiels. Sans régio- nalisation, on ne peut concevoir de solution réaliste du problème de la nourriture.

La polyvalence de notre approche, avec ses niveaux (ou strates) multiples, n'est pas moins décisive. On traite trop souvent le problème de l'approvisionnement en nourriture d'un point de vue strictement économique, comme s'il suffisait, pour le résoudre, d'un accroissement de 3 % par an de la production agricole, à calculer en valeur mar- chande. Mais ce qu'on mange, c'est du pain, pas des dollars, et ce qui compte, c'est de savoir combien de nourriture on peut effective- ment produire. Une approche purement « comptable » ne saurait donc y suffire.

On ne peut pas non plus se fonder sur des résultats obtenus en laboratoire, car pour transformer en serres chaudes toutes les terres cultivables du globe, il faudrait d'abord être magicien. Il s'agit de savoir ce qui peut être produit avec la superficie des terres et la nature des sols effectivement disponibles, compte tenu des ressources humai- nes et économiques existantes. Bref, c'est le système du monde tout entier qu'il faut examiner avec soin. Évaluer le développement du ravitaillement mondial sur la base de recherches expérimentales ou de travaux de laboratoire, c'est faire preuve d'une bonne dose de naïveté, quand ce n'est pas d'une totale irresponsabilité - la vie d'êtres humains mérite mieux que ces exercices d'école et ce trai- tement cavalier. Nous renoncerons donc aussi à l'approche « en serre chaude » qui est celle des théoriciens.

Nous présenterons nos résultats pour la région de l'Asie du Sud car c'est celle du monde entier où le problème de la nourriture, du simple fait des masses humaines en cause, est le plus aigu. Quant aux voies qu'il convient d'explorer en vue d'une solution, les conclusions sur l'Asie du Sud sont également valables pour l'Afrique tropicale, ou pour toute autre région dans le besoin. . Ces résultats seront exposés sous la forme d'une série de scénarios- clés, dont chacun met en jeu les séquences d'événements que l'on peut raisonnablement attendre de décisions politiques et de choix sociaux différents. Finalement, ce sont bien de telles décisions qui régissent le développement des nations, des régions et du monde.

127

Page 123: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Les calculs concernant la croissance de la population et les difficultés de ravi- taillement qui s'ensuivent, et dont nous avons figuré les résultats ci-dessus, sont fondés sur l'hypothèse d'une politique démographique qui permettrait d'ici à une cinquantaine d'années de parvenir au niveau d'équilibre de la fécondité. Dans ces conditions, la population s'accroît de 1,3 milliards en 1973 à 3,8 mil- liards en 2025 (courbe 1), tandis que le taux de croissance de cette région décline d'un peu plus de 2,5 à 1 % (courbe 2). On suppose en outre que la population est convenablement nourrie, et qu'il ne se produit donc pas de famine pour ralentir la croissance de la population. Alors, les besoins de protéines de l'Asie du Sud (courbe 3) excéderaient de plus en plus sa production de protéines (courbe 4), en sorte qu'à la fin de la période de 50 ans considérée, son déficit en protéines (courbe 4) excéderait sa propre production de protéines qui se monte à 50 milli6ns de tonnes (courbe Les quantités de céréales qu'il fau- drait importer pour couvrir ce déficit - qui se traduit également par un déficit en calories (les protéines consommées par l'Asie du Sud étant d'origine végé- tale à plus de 90 n - s'élèveraient à environ un demi-milliard de tonnes par an en 2025, et continueraient à augmenter ensuite. Ce chiffre est le double de celui de la récolte actuelle de céréales aux États-Unis, et même si de telles quan- tités étaient disponibles pour l'exportation en Asie du Sud, elles poseraient des problèmes insurmontables de transport et de livraison. Pour obtenir l'accrois- sement en question de la production agricole régionale en Asie du Sud, il faudrait mettre en culture toutes les terres arables actuellement disponibles et obtenir une amélioration croissante du rendement à l'hectare. Il faudrait parvenir à une productivité comparable à celle qu'a value aux meilleures terres irriguées de l'Inde l'introduction de variétés améliorées de céréales avec la révolution verte - et c'est probablement faire preuve de trop d'optimisme.

128

Page 124: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Sur ce graphique, la ligne droite horizontale 1 représente la totalité des besoins journaliers par tête en protéines, évalués à 70 grammes. La courbe 2 représente l'approvisionnement régional journalier par tête en protéines (principalement d'origine végétale, avec très peu de protéines animales - voir la courbe 4). La courbe 3 représente le déficit journalier par tête en protéines qui serait celui de l'Asie du Sud si sa population devait passer de 1,3 à 3,8 milliards sans être décimée par des famines de masses. Si les importations nécessaires pour combler ce déficit en protéines faisaient défaut, la famine prélèverait un lourd tribut, surtout parmi les enfants. La courbe 5 montre le nombre de morts infantiles annuelles auxquelles il faudrait alors s'attendre (la population attein- drait seulement environ 3 milliards), et la courbe 6 le chiffre annuel de la morta- lité infantile si les importations procuraient suffisamment de nourriture. Entre 1980 et 1990, la courbe 5 commence à dépasser la courbe 6 et monte rapidement. La baisse du nombre de morts infantiles à partir de 2010 est due au fait que le nombre excessif de morts infantiles depuis 1985 a modifié la structure des âges de la population de telle façon que la proportion d'enfants par rapport à la population totale a énormément diminué et entraîné une baisse considérable du nombre de femmes fécondes après un temps de retard de quinze à vingt ans. Le nombre total et global de morts infantiles supplémentaires jusqu'en 2025 dépasse 1/2 milliard. Bien entendu, ces chiffres ne doivent pas être considérés comme des prévisions; ils permettent au lecteur d'évaluer en connaissance de cause les souffrances que l'avenir réserve à l'Asie du Sud si le problème de l'essor démographique et de l'approvisionnement alimentaire ne peut être résolu.

129

Page 125: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

Le premier scénario, dit standard, se propose de donner une indica- tion sur la persistance de la pénurie de nourriture au cours du demi- siècle prochain; elle restera de toute façon critique, mais est-elle destinée à s'aggraver ou à s'atténuer, et dans quelle mesure? Ce scénario suppose que la tendance actuelle du développement, suivant une conception qui ne manque pas d'optimisme, se poursuivra dans l'avenir. En particulier, il suppose la mise en oeuvre d'une politique démographique qui réussira à amener le taux de fécondité à son niveau d'équilibre dans une cinquantaine d'années. Il admet également - et c'est peut-être dépasser la mesure de l'optimisme - que vers la fin de la période considérée, l'utilisation moyenne d'engrais par hectare dépasserait, dans cette région, le niveau d'utilisation actuel en Amé- rique du Nord. A elle seule, la consommation d'engrais en Asie du Sud dépasserait alors celle du monde entier en 1960, et il en résulterait un rendement accru d'environ une tonne en moyenne par hectare, en tenant compte de chaque parcelle de terre cultivée. C'est à peu près l'amélioration de rendement que la « révolution verte » a obtenue dans les terres les plus riches du Pakistan et de l'Inde. Toutes les terres cultivables sont censées pouvoir être mises rapidement en culture, et les apports technologiques nécessaires, notamment pour l'irriga- tion sans laquelle les engrais sont inopérants, seraient faits en temps utile. Enfin, afin d'évaluer l'ordre de grandeur du problème de la ' nourriture, nous avons supposé qu'il n'y avait pas de famine à grande échelle. Dans ces conditions, la différence entre les besoins de nourri- ture et la production régionale donnerait la mesure du déficit à couvrir par des importations pour éviter la famine.

Quant à la production alimentaire, nous nous sommes centrés sur la teneur totale en protéines de la nourriture disponible ou nécessaire, puisqu'actuellement, c'est le déficit en protéines qui semble être le plus lourd. Pour plus de la moitié de la population mondiale, on estime que la teneur en protéines de la ration alimentaire moyenne ne dépasse pas les deux tiers des besoins journaliers, et la consommation de protéines animales n'en atteint pas le quart 1. En outre, commo l'Asie du Sud se nourrit principalement de céréales, il existe un rapport étroit entre la consommation de protéines et celle de calories : si l'une est au plus bas, l'autre s'y tient aussi.

1. Voir Alexei Pokrovsky, Ceres, novembre-décmnbre 1972.

130

Page 126: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Le seul recours

Les résultats de l'analyse sur ordinateur montrent très clairement que la situation alimentaire de l'Asie du Sud continuera de s'aggra- ver, alors qu'elle est déjà intenable. En fait, d'ici à 2025, le déficit en protéines y augmentera de plus de 50 millions de tonnes par an, malgré toutes les améliorations qui sont prises en compte, y compris la culture permanente de toutes les terres disponibles dans l'ensemble de la région. Le coût de l'importation d'une telle quantité de nourri- ture serait vertigineux : il atteindrait le tiers de la production éco- nomique totale de la région, et peut-être le triple de ce qui pourrait être financé par les exportations. Mais les quantités matérielles de nourriture nécessaire posent bien plus de problèmes encore que les données financières.

Si le déficit alimentaire doit être couvert principalement par des céréales, l'importation atteindrait environ 500 millions de tonnes en 2025, c'est-à-dire plus que la production annuelle totale de céréales prévue pour 1980, dans une perspective optimiste, pour l'ensemble des régions développées. En volume, il faudrait alors un tonnage double de celui qui correspond actuellement à la totalité des exportations des États-Unis. Si l'on songe que le trajet moyen des céréales depuis le grenier à blé des États du centre jusqu'aux côtes du Pacifique et de l'Atlantique se situe entre 1250 et 2 500 kilomètres, il faudrait transporter par rail environ 1 100 milliards de tonnes au kilomètre de l'endroit de la récolte jusqu'au point d'embarquement, soit presque autant que la totalité du trafic ferroviaire annuel des États-Unis. Pis encore : ces céréales devraient être livrées en Asie du Sud non seulement en 2025, mais chaque année en quantités croissantes, si les choses restent ce qu'elles sont.

Il est évident que ce serait matériellement impossible. Mais alors, qu'arriverait-il si l'Asie du Sud ne pouvait se procurer les importa- tions de nourriture dont elle a besoin? C'est ce que nous analysons dans notre second scénario, dit catastrophique, qui est fondé sur les mêmes hypothèses que le précédent, sauf que la fourniture des quan- tités de nourriture nécessaire n'y est plus supposée comme assurée « d'une façon ou d'une autre ». On aboutirait alors à un ration- nement sévère 1, et à une famine généralisée. La catastrophe débu- terait vers le début des années 80 pour culminer vers 2010, où

1. Voir appendice 3 (5), « Sous-alimeatation et mortalité », p. 193.

131

Page 127: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 128: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Le seul recours

les morts de carence alimentaire (en plus de la mortalité « normale » pour cettte classe d'âge) dépasseraient le double du taux de mortalité normal; après quoi, en raison du grand nombre des morts avant l'âge de procréation qui agiraient par « rétroaction naturelle », le niveau de la population commencerait à baisser pour se situer à environ un milliard de moins que ce qu'il eût été sans famine. Pour la classe d'âge de 0 à 15 ans, les morts cumulées de carence alimentaire se chiffreraient, au total, à 500 millions en 2025; et il va de soi que la population en souffrirait pendant bien des décades encore. Dans des conditions aussi catastrophiques, il n'y aurait pas de politique démographique possible, et il n'est guère probable que le cours normal des choses, au plan politique et social, n'en serait pas affecté. Finalement, on aboutirait à une population stabilisée - c'est- à-dire, en quelque sorte, à un retour à la situation telle qu'elle était avant l'explosion démographique, où les taux de natalité et de morta- lité étaient presque équilibrés. Mais cette fois, la famine ne frapperait pas seulement quelques points isolés dont il est toujours possible de s'échapper : elle atteindrait de vastes régions habitées par des centaines de millions d'êtres humains. La population serait vraiment prise au piège, sans refuge possible dans des zones fertiles, comme l'ont tra- giquement montré les récents événements en Afrique. Pour la pre- mière fois dans l'histoire, la qualité de vastes populations pourrait se trouver progressivement dégradée. Cette destruction, lente et inexorable, du peuplement d'une région entière allant jusqu'à des milliards d'habitants, serait sans précédent.

Figure A et B : L'augmentation de la production d'une terre arable dépend de deux sortes de facteurs : 1) des apports technologiques tels qu'engrais, variétés am?or?M etc.; a« capt'ta/ améliorées de graines, pesticides, etc.; 2) de l'augmentation du capital agricole par la mécanisation, l'irrigation, l'amélioration de l'infrastructure, etc. Nous avons repr?fM!? ceMc rc/a/MM /w Mne ?rte cot?M Mourant représenté cette

relation complexe par une série de courbes (fig. A) montrant que la récolte qui, pour une capitalisation donnée, diminue en fonction des rende- MM« reprc/Kf M yro?rcM/oM avec /'accro/MCMenf apport ments décroissants, reprend sa progression avec l'accroissement des apports technologiques; de même, la courbe de l'amélioration des rendements qui dépend des apports technologiques varie en même temps que la capitalisation. Les lignes en gros traits montrent bien cette amélioration des rendements en fonction d'une polt tique d'augmentation simultanée de la capitalisation et des apports technologiques. La figure B indique l'augmentation de la production agricole de l'Asie du Sud à ?fMre B MaÏa?e Aï ak </« au cours des vingt dernières années, et la quantité correspondante d'engrais utilisés. On remarquera le faible rendement des apports d'engrais sous les tropiques.

133

Page 129: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

En quête d'une solution nous avons, dans un premier temps, exa- miné les chances de succès d'une politique régionale qui se consacre- rait à résoudre ce problème. Dans le troisième scénario nous suppo- sons que l'effort d'investissement serait transféré de l'industrie à l'agriculture, afin de répondre autant que possible, par les moyens de la production régionale, à une demande accrue. L'analyse sur ordi- nateur établit que dans ce cas, la récolte par hectare augmenterait d'abord plus rapidement que dans les conditions normales, mais que la production atteindrait un maximum vers le tournant du siècle, après quoi elle déclinerait lentement. Finalement, en l'an 2000, la production totale de céréales ne dépasserait pas le volume qu'elle eût atteint sans le transfert des investissements vers l'agriculture. Ainsi, la tentative de satisfaire aux besoins alimentaires en transformant l'économie de la région entière pour parvenir à l'autarcie agricole se solderait par un échec total. La raison en est que ce transfert saperait progressivement les bases industrielles de l'économie de la région, et que la production agricole elle-même finirait par en être gravement affectée. Dans la seconde moitié de la période considérée, la totalité des investissements aurait été transférée à l'agriculture, et la part du secteur industriel dans l'économie tomberait de 55 à 20 % seulement. Ce sacrifice serait donc parfaitement vain, et il aurait des conséquences désastreuses dans le domaine de l'emploi, pour aboutir à coup sûr au chaos politique et social bien avant 2025.

C'est l'évidence même : toute solution dans ce domaine requiert une politique démographique efficace. C'est pourquoi, dans notre quatrième scénario, nous avons supposé que la fécondité atteindrait son niveau d'équilibre en quinze ans. La politique adoptée donnerait encore la priorité à l'agriculture, mais sans aller jusqu'à détruire le secteur industriel. Notre analyse montre que la malnutrition serait inévitable - sauf s'il était possible de recourir aux importations - mais qu'elle se produirait à plus petite échelle et plus tard que dans les scénarios précédents, dans les années 90 plutôt que dans les années 80. Cependant, la quantité de nourriture qu'il faudrait impor- ter serait ramenée au cinquième environ de ce qu'elle serait dans le premier scénario. Le volume même des importations - le tonnage qu'il y aurait à produire, à transporter, etc. - ne créerait pas de dini- cultés insurmontables, mais il aurait encore des conséquences désas- treuses pour l'économie. Il reste que, dans le présent scénario, le

134

Page 130: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Étant donné l'énorme déficit alimentaire de l'Asie du Sud, on a envisagé de transférer les investissements et les capitaux nécessaires du secteur non agricole vers le secteur agricole, afin d'obtenir un niveau plus élevé d'autarcie alimen- taire ; les résultats sont désastreux. La courbe 1 traduit bien l'effondrement complet du secteur non agricole. De même, le produit régional brut (PRB) de l'Asie du Sud, après avoir tiré profit (courbe 4) pendant les quinze premières années de l'essor de la production agricole imputable au transfert des investis- sements, tombe finalement, en 2025, à environ 40 % de son chiffre normal. La production agricole est hors d'état de soutenir un tel rythme de croissance à cause de la dégradation constante du secteur non agricole qui doit fournir les engrais, les machines agricoles et l'infrastructure nécessaires. En 8n de compte, en 2025, la production agricole n'a pas dépassé le niveau qu'elle aurait atteint en l'absence de ce transfert (voir courbe 1). Les courbes 2 et 3 sont là pour le confirmer : avec une répartition « normale » des investissements (courbe 3), la part non agricole du PRB se monte progressi- vement jusqu'à près des 2/3 du PRB - et c'est bien ce qu'il faut pour faire face à l'accroissement accéléré de la population urbaine - tandis que le transfert des investissements vers l'agriculture fait tomber le secteur non agricole (courbe 2) à un niveau totalement inacceptable. Des transferts d'investissements moins importants ont été étudiés, mais tous mènent à des résultats aussi désas- treux dès lors que l'on tente d'obtenir un accroissement substantiel de la pro- duction alimentaire pendant les 10 à 20 premières années.

135

Page 131: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

problème, dans ses aspects les plus critiques, a pu être ramené au plan économique.

Afin de voir comment l'on peut lever ce dernier obstacle, au niveau de l'économie, nous avons construit le cinquième scénario, où nous supposons que l'Asie du Sud dispose d'une aide suffisante en biens d'équipement pour lui permettre de combler son déficit alimentaire et de rétablir l'équilibre de sa balance des comptes. L'importance d'un tel programme réclamerait un effort concerté des régions du Monde développé tout entier, y compris l'Europe de l'Est. Le potentiel d'exportation de l'Asie du Sud devrait être considérablement aug- menté, et pour lui permettre de payer l'essentiel de ses importations de nourriture, il faudrait transformer le système économique mondial. Ses exportations seraient nécessairement industrielles, puisque la production agricole ne manquerait pas d'être absorbée par les besoins régionaux : il faudrait donc permettre à la région de développer sa propre industrie sur des bases assez concurrentielles pour qu'elle pût en exporter la production. Il s'agirait donc bien de l'émergence d'un nouvel ordre économique global, où une industrialisation diversifiée tiendrait compte des particularités régionales, des conditions de plein emploi du travail et du capital, ainsi que des ressources disponibles, évaluées dans une perspective globale et à long terme. Dépassant les limites étroites des intérêts nationaux, un tel système aurait à se fonder sur des accords à long terme et globaux.

En résumé, la seule issue possible à la situation alimentaire mondiale exige par conséquent :

1. Une approche globale du problème. 2. Une aide en biens d'équipement et non en marchandises (sauf

pour la nourriture). 3. Un développement économique équilibré pour toutes les régions. 4. Une diversification de l'industrie à l'échelle mondiale, débouchant

sur un système économique authentiquement global. 5. Une politique démographique efficace. Il n'est de solution possible qu'à condition de trouver la bonne combi-

naison entre ces différents facteurs. En négligeant n'importe lequel d'entre eux, on se condamnerait à l'échec.

Nous ne saurions conclure sans considérer l'urgence de la situation présente. La « solution » qui se dégage de notre analyse exige à coup sûr des changements que l'on n'obtiendra pas sans arbitrages entre

136

Page 132: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Si une politique tendant à atteindre l'équilibre démographique débutait en 1990 en Asie du Sud, elle aboutirait au développement démographique indiqué par la courbe 1, avec un accroissement d'environ 1,7 milliard d'habitants en 50 ans. Si la mise en route de cette politique était retardée de 5 ans, la croissance de la population (courbe 2) serait pratiquement la même, avec environ 3 milliards d'habitants pour l'Asie du Sud en l'an 2025. Mais en ce qui concerne la morta- lité, et en particulier celle des enfants, ce délai de 5 ans aurait des conséquences mortelles - au sens propre du terme. Le nombre de morts infantiles supplé- mentaires qui lui serait imputable s'élèverait à plus de 150 millions, alors qu'en pratiquant dès maintenant la politique d'équilibre démographique, plus d'un demi-milliard de morts infantiles supplémentaires pourrait être évité. Les choix encore offerts seraient irrévocablement compromis par un délai que rien ne justifie.

' 137

Page 133: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

les intérêts de toutes les parties en cause. Mais avec les meilleures intentions, de tels compromis demandent beaucoup de temps pour négocier et marchander comme l'histoire, même la plus récente, l'a montré maintes fois. De quel délai disposons-nous pour discuter dans le détail la mise en oeuvre d'une telle solution? Pour le savoir, nous avons examiné les conséquences d'un étalement dans le temps, ainsi que d'un retard pur et simple dans l'exécution des mesures qui s'imposent. Selon notre analyse, en portant de dix à quinze ans la période de transition pour la politique démographique, on augmen- terait le nombre des morts d'enfants, au total, de 80 % entre 1975 et 2025; et il suffirait d'un retard de vingt ans, dans la mise en route d'une politique démographique draconienne, pour augmenter ce chiffre de 300 %. La conclusion s'impose : les options qui s'offrant à l'humanité, pour éviter une catastrophe sans précédent, se réduisent sans cesse; se décider sans délai, c'est maintenant une question de vie ou de mort.

Page 134: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

10

Miracle de la technologie ou pacte avec le diable?

Sur la crise actuelle de l'énergie, que d'avis difiérents 1 D'un côté, on la présente comme un simple problème technologique qu'il sera facile de résoudre par l'un de ces « miracles » de la technologie qui ont toujours réussi dans le passé. De l'autre, on y voit un mal qui atteint la société jusque dans ses profondeurs et qui, pour guérir, n'appellera pas seulement des changements institutionnels et sociaux, mais une transformation de la vie même des individus, et des relations de l'homme avec la nature.

Pour notre part, nous ne doutons pas que cette crise soit profonde, globale, et que nous soyons loin d'en avoir vu le bout. Il est également clair qu'elle ne trouvera de résolution qu'à long terme, en fonction d'une réflexion anticipatrice. L'ampleur même des moyens à mettre en ouvre ne permettrait guère de repartir à zéro, au cas où une solution fondée sur des considérations à court terme ne donnerait pas satisfaction. Les décisions à prendre, pour les différentes solutions possibles des crises de l'énergie, sont donc de la plus haute importance, puisque pendant quelque temps encore, nous devrons nous accom- moder des moyens, technologiques et autres, dont nous disposons actuellement. Les « temps de retard » qu'implique une telle restruc- turation sont tels qu'il sera impossible de changer de cap sans le payer très cher. Il faudra apporter un soin extrême à la planification, et à l'identification des coûts et des risques de tous ordres.

Les optimistes de la technologie nous disent que finalement, c'est l'énergie nucléaire qui nous permettra de résoudre la crise de l'énergie. A les en croire, la fission du noyau atomique résoudrait à concurrence de 30 % le problème énergétique du Monde développé d'ici à 25 ans, soit l'équivalent de la totalité de nos besoins actuels d'énergie. Entre-temps, il faudrait réserver le carburant liquide aux transports, au lieu de le « gaspiller » pour le chauffage et d'autres usages de

139

Page 135: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour denrain

moindre importance. La recherche de nouveaux gisements de gaz naturel doit être accélérée, et en cas de besoin, il faudra gazéifier le charbon. Ajoutez-y le recours à l'extraction « secondaire » dans les puits de pétrole « épuisés », les goudrons de sable, les schistes bitumeux, et moyennant des importations suffisantes de pétrole, vous devez pouvoir assurer la soudure, en attendant que l'énergie nucléaire puisse répondre à tous les besoins. D'ici à 50 ans, la combi- naison de « surgénérateurs rapides », de réacteurs à haute température refroidis par gaz, et la technologie de l'hydrogène devrait pourvoir à tous nos besoins en énergie, y compris le carburant liquide pour les transports. Ainsi, la crise de l'énergie ne mordrait qu'à peine sur notre courbe de croissance économique; il y aurait bien un déplace- ment provisoire de la consommation vers l'investissement - mais dans l'ensemble la croissance économique, et l'augmentation de la consommation d'énergie qu'elle suppose, se poursuivrait allègrement.

Examinons maintenant cette position optimiste de plus près, et dans une perspective à long terme. Quelles seraient les conséquences globales d'une telle solution? La figure 1 montre ce qu'il en serait pour le monde industrialisé, en prenant l'Amérique du Nord comme cas-type. Supposons que dans cent ans toute l'énergie primaire soit nucléaire. Si les tendances actuelles du développement se poursuivent, et en considérant comme plausible un quadruplement de la population mondiale, il faudrait, pour répondre à la demande d'énergie de celle-ci, construire 3 000 groupements de centrales nucléaires com- posés chacun, selon une estimation modérée, de 8 surgénérateurs rapides et produisant ensemble 40 millions de kilowatts d'électricité, en fonctionnant à 40 % de leur capacité. L'énergie nucléaire primaire fournie par chaque groupement de centrales équivaudrait ainsi à 100 millions de kilowatts thermiques. Selon A. Weinberg 1, il faudrait construire dans le monde entier 4 réacteurs par semaine en moyenne, pendant les cent prochaines années, pour atteindre l'objectif de 24 000 réacteurs produisant 5 millions de kilowatts' 2 (électriques) chacun. En outre, si ces réacteurs ont une durée de vie de 30 ans, il faudra

1. Ancien directeur du laboratoire d'Oakridge. Il prévoit que la consommation moyenne par tête, globalement, pourrait atteindre le double de la consommation actuelle de l'Américain moyen. Voir « Considérations à long terme pour la réso- lution des crises de l'énergie », Symposium ASME, New York, 29 novembre 1972.

2. Les plus grands réacteurs nucléaires actuellement en usage sont environ cinq fois plus petits.

140

Page 136: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Si la croissance mondiale continue au rythme actuel, il est important de faire des prévisions à long terme afin d'évaluer les conséquences du choix de telle ou telle source d'énergie. Le graphique ci-dessus reproduit des prévisions de la Commission de l'énergie atomique pour les besoins énergétiques américains de 1975 à 2000; il indique aussi comment satisfaire cette demande si l'on a opté pour l'énergie nucléaire. On ne peut mesurer pleinement les effets de ce choix qu'en projetant les calculs sur une période su>$sammmt longue. Pour que les États-Unis puissent utiliser exclusivement l'énergie nucléaire en 2025, il faudrait construire en moyenne plus de 50 centrales à grande puissance dans chaque état.

141

Page 137: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

en construire deux par jour à seule fin de remplacer ceux qui seront hors d'usage. Que faut-il en penser?

Tout d'abord, un tel programme de construction créerait des difficultés sans précédent, sur le plan technique et organisationnel : à l'heure actuelle, le temps nécessaire pour construire des centrales nucléaires plus petites et moins complexes se situe, aux États-Unis et ailleurs, entre 7 et 10 ans. Vient ensuite la question de savoir si l'économie pourrait supporter une telle charge : le remplacement des réacteurs usés coûterait, à lui seul, au moins 2 000 milliards de dollars par an, soit 60 % du revenu mondial actuel qui s'élève à 3 400 milliards. Il se pose également un problème de financement; il est hors de question de réunir de tels capitaux dans aucun des systèmes économiques actuels, la preuve en a été déjà faite, et pour de moindres montants. Par ailleurs, quels seraient les moyens de stockage, dans des conditions de sécurité acceptables, pour les réacteurs mis au rebut, pour tout le matériel irradié lors de la génération d'énergie, et pour les déchets radioactifs? Il faut citer enfin les risques - et ce ne sont pas les moindres - qui ne peuvent être contrôlés par de simples mesures technologiques parce qu'ils sont d'une nature complexe, à la fois technique, sociale et politique.

Quinze millions de kilogrammes de plutonium 239 (l'élément de base de la bombe de Nagasaki) devraient être produits et transportés chaque année pour le fonctionnement de 24 000 réacteurs surgéné- rateurs. Or le plutonium 239 a une radioactivité exceptionnellement longue (plus de 24 000 ans), et c'est un élément d'une extrême toxicité. L'inhalation d'un dix millionième de gramme de plutonium est suscep- tible de provoquer un cancer du poumon; ainsi, une boule de pluto- nium de la taille d'un pamplemousse serait assez toxique pour tuer

presque tous les hommes vivant aujourd'hui - à supposer, bien entendu, qu'elle pût être également diffusée sur la terre entière. Par contre, il est possible de manipuler de grandes quantités d'uranium sans risques sérieux d'irradiation, à condition qu'il ne s'introduise pas dans les poumons ou le sang. On en tient le plus grand compte dans la fabrication d'explosifs nucléaires, tels que la bombe atomique pour laquelle il ne faut guère que 5 kilos de plutonium 2391.

1. M. Willich et T. B. Taylor : « En cas de vol nucléaire : Dangers et mesures de protection », Rapport pour le projet de politique de l'énergie de la Fondation Ford, Éditions Ballinger, Cambridge, Mass., 1974.

142

Page 138: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Miracle de la technologie ou pacte avec le diable?

Il est clair que les centrales nucléaires, lorsqu'on n'en comptera plus une ou deux seulement, mais 3 000, poseront de formidables problèmes de sécurité. Et qu'en sera-t-il de leur implantation, du point de vue de la souveraineté nationale et du droit qui les régira? Quelle nation pourrait admettre que la sécurité d'une telle installation ne présentât pas de garanties suffisantes dans un pays voisin, alors que le moindre accident contaminerait la terre entière des hommes, pour des années et des années à venir? Mais alors, qui fixera les « normes » de protection, en particulier en cas de troubles sociaux, de guerre civile, ou même de guerre entre les nations? Il su?rait de la décision d'un seul - d'un désespéré, d'un individu prêt à tout -

pour anéantir des millions d'êtres humains. Il n'est guère utile d'insis- ter. Le dernier « miracle » de la technologie risque fort d'être un marché comme celui de Faust avec le diable - laissant de terribles risques aux générations à venir. Le comble, c'est qu'il y a d'autres choix que celui-ci qui se fait pour ainsi dire à la sauvette, sans que l'opinion soit informée de tout ce qui est enjeu. Mais plus on attend, plus l'éventail des options se referme, et le prix à payer risque d'être affreusement cher, ne fût-ce qu'au plan économique et socio-politique.

Le principal attrait de cette solution à la crise de l'énergie tient à son caractère purement technologique. Mais les problèmes que nous tentons de résoudre ne sont-ils pas essentiellement politiques, sociaux et psychologiques, et n'ont-ils pas des racines bien plus profondes qu'on ne peut en juger sur leurs manifestations matérielles? A l'heure actuelle, la région nord-américaine utilise 30 % de l'énergie mondiale, avec seulement 6 % de la population de la terre. Le Monde développé, comme le montrent nos analyses, fait payer par les régions moins favorisées le temps qui lui est nécessaire pour mettre en oeuvre d'autres sources d'énergie, et il consomme ainsi, en quelques décennies, les réserves de pétrole qu'il a fallu des millions d'années pour constituer. Le résultat, c'est que l'écart entre le « Nord » et le « Sud » ne fait que s'aggraver, et il est de plus en plus improbable que les régions en voie de développement puissent rattraper le monde dit « développé ». Bien plus, elles accuseront un nouveau recul avec l'utilisation de leurs ressources par les régions industrialisées, car celles-ci dépendront de plus en plus strictement des matières premières qu'elles devront importer. A supposer qu'elles puissent se procurer ces ressources, par la contrainte ou la persuasion, est-ce ce qu'il faut souhaiter?

143

Page 139: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 140: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Miracle de la technologie ou pacte avec le diable?

Même si l'on peut espérer moins de gaspillage et d'absurdités dans la consommation d'énergie des cinquante prochaines années, la demande ne peut que s'accroître de façon considérable, ne fût-ce qu'en raison de la croissance démographique, et des efforts qui seront entrepris pour combler l'écart entre riches et pauvres. Mais alors, si l'on refuse ce « pacte avec le diable » qu'est le choix nucléaire, qu'y a-t-il d'autre à proposer?

Nous avons utilisé notre modèle régionalisé du monde pour étudier des possibilités différentes. Une analyse approfondie de l'évolution de la demande d'énergie, dans chacune de nos dix régions,. nous a fourni une base pour explorer d'autres solutions (fig. 2). Le scénario qui nous paraît le meilleur, d'un triple point de vue technologique, économique et socio-politique, associe étroitement trois stratégies dans l'espace et le temps. La stratégie à court terme tend à maintenir le ravitaillement en pétrole, en provenance des régions productrices, à un niveau au moins suffisant pour ne pas compromettre la stabilité socio-économique des régions consommatrices. Pour obtenir la pleine coopération des premières, une participation « permanente » aux industries productrices d'énergie leur sera garantie, pour l'ère qui succédera à celle du pétrole. La stratégie intermédiaire est fondée sur la gazéification et la liquéfaction du charbon pour compléter les ressources primaires, à commencer par le charbon lui-même. La stratégie à long terme mise sur l'énergie solaire (voir fig. 3). Pour obtenir la coopération des régions productrices de pétrole, et en vue d'une croissance équilibrée, organique de l'économie mondiale, les centrales d'énergie solaire seraient construites dans les régions productrices de pétrole, qui auraient ainsi l'assurance de participer durablement à la fourniture d'énergie.

Figue 2 : La demande d'énergie dépend de la population, du niveau d'acti- vités économiques, et de l'industrialisation. L'analyse des données histori- ques de différentes régions montre une relation entre le produit régional brut par tête, et le rapport de la consommation par tête au revenu par tête. Notre figure représente deux types de relations : A, pour les régions 5 et 10, à économie planifiée; et B, pour les autres régions. Dans les régions 5 et 10, la priorité accordée à l'industrie lourde porte rapidement la consommation d'énergie à un niveau élevé, en sorte qu'avec l'accroissement du PRB par tête, il semble devoir se rapprocher de la relation existant dans d'autres régions.

145

Page 141: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

Les avantages de la solution à court terme sont évidents. Dans un délai de dix ans, par exemple, l'énergie nucléaire ne peut être d'aucun secours, et à moyen terme (entre 10 et 25 ans) les prévisions actuelles dans ce domaine sont tout à fait excessives. Soit dit en passant, si l'implantation des centrales nucléaires a pris un tel retard, les défen- seurs de l'environnement n'en sont pas seuls responsables. Il faut tenir compte, sur le plan technique, du long « temps de réponse » que demande la construction de beaucoup des centrales nucléaires actuelles.

Le tableau des réserves de charbon 1 montre bien ses avantages pour une solution intermédiaire. En limitant, comme on peut espérer le faire, la croissance démographique à un maximum de 10 milliards

' environ (contre 3,6 milliards en 1970), les réserves de charbon actuelle- ment connues, qui se montent à plus de 4 500 milliards de tonnes, dureraient jusqu'à l'an 2000 et au-delà. Selon cette hypothèse, la population mondiale se contenterait d'une consommation moyenne de 4 kilowatts par tête, qui correspond aux normes françaises actuelles

Étant donné qu'un délai d'une centaine d'années suffirai ample- ment pour mettre en place toute la technologie qui permettrait d'uti- liser l'énergie solaire, rien ne nous oblige à recourir à l'énergie nucléaire. Certes, les inégalités entre régions dans la répartition des bassins houillers créeront des difficulté, mais celles-ci resteront surmon- tables. En outre, il faut souligner que l'utilisation du charbon comme solution intermédiaire permettrait de faire durer les réserves mon- diales de pétrole bien au-delà des 40 ou 50 ans qu'on leur assigne aujourd'hui. Il serait alors possible d'employer cette ressource naturelle si précieuse, et même irremplaçable, à d'autres usages beaucoup plus importants du point de vue d'une gestion globale : par exemple, comme matériau de base pour la fabrication d'engrais, de fibres artificielles, de protéines, etc.

Dans la solution à long terme, l'utilisation de l'énergie solaire est intéressante à bien d'autres titres que ceux de la technologie. Elle est la source d'énergie la plus propre, la plus sûre ; et à court terme, l'implantation des centres collecteurs d'énergie solaire dans les régions productrices de pétrole permettrait de consacrer à la recher-

1. Voir appendice 3 (2), p. 180. 2. Les normes actuelles aux États-Unis sont de 10 kW (th) par tête.

146

Page 142: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Miracle de la technologie ou pacte avec le diable?

che, au développement et à la mise en place de la technologie de l'énergie solaire, une bonne part du revenu de l'exportation de pétrole - lequel ne manquera pas d'atteindre des chiffres fantastiques. Ces projets pourraient être financés en commun par les régions développées et les pays producteurs de pétrole, diminuant ainsi sensiblement les risques d'une aggravation de l'inflation monétaire à l'échelle du monde. Dans cette perspective les pays producteurs de pétrole compteraient toujours - quelles que fussent les réserves de pétrole qui leur resteraient - parmi les principaux pays fournis- seurs d'énergie, notamment à destination de l'Europe de l'Ouest et du Japon. Mais il faudrait que les États-Unis entrassent eux aussi dans la course à l'énergie solaire, non seulement pour leur propre compte, en tirant parti de leurs déserts du Sud-Ouest, mais aussi - et peut-être surtout - pour en finir avec l'idée que l'énergie solaire relève d'une technologie primitive, « tout juste bonne pour des pays arriérés ». Bien d'autres pays, qui en sont aux débuts de leur indus- trialisation, pourraient se doter progressivement de leur équipement d'énergie solaire, contribuant ainsi à la décentralisation si souhaitable de la production d'énergie.

D faut le reconnaître, l'implantation des centrales d'énergie solaire sur des millions d'hectares représenterait le programme de grands travaux le plus coûteux de tous les temps. Pour construire des collec- teurs d'énergie solaire, avec tout leur équipement et leur réseau de pipelines, sur 1 % des terres émergées du globe, il en coûterait proba- blement entre 20 000 et 50 000 milliards de dollars (valeur actuelle). Leur production annuelle d'énergie primaire, sans doute sous forme d'hydrogène, équivaudrait à 200 milliards de barils de pétrole environ. Ce ne devrait donc pas être une énergie à bon marché : en vendant l'hydrogène 1 à un prix correspondant, par unité de valeur calorique, aux prix actuels du pétrole, on en tirerait des revenus suffisants pour amortir les centrales d'énergie solaire, en leur supposant une durée de vie de 30 à 40 ans seulement. On peut espérer réduire des deux tiers et même davantage le coût de fabrication de ces centrales,

1. Les centrales solaires devant être implantées loin des grands centres indus- triels, l'hydrogène obtenu par voie de catalyse ou d'électrolyse à partir de l'énergie solaire serait probablement le principal agent de transmission entre les régions qui convertissent l'énergie solaire, et les usagers en matière agricole, industrielle et commerciale.

147

Page 143: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

une fois mise en route la production des plaques collectrices d'énergie, etc. Dans ce cas, leur durée de vie pourrait certainement être portée bien au-delà de 30 à 40 ans.

Grâce à notre modèle mondial, nous avons pu démontrer que notre ultime proposition de résolution de la crise d'énergie, couvrant le court, le moyen et le long terme, est viable sur le plan technique et économique. Mais pour la mettre en ouvre, il faudra de gros efforts pour adapter nos pratiques d'extraction minière aux exigences de l'environnement, pour construire un grand nombre d'usines à haut rendement de gazéification et de liquéfaction du charbon, et pour installer de nouveaux réseaux de distribution à une échelle gigan- tesque. Il en faudra davantage encore pour changer de fond en comble notre mode de vie, et en particulier nos habitudes en matière de consommation d'énergie, avec la conception de la croissance écono- mique qu'elles supposent. Le passage d'une économie orientée sur la croissance à un développement économique équilibré sera difficile et délicat.

Nos facultés morales, sociales, organisationnelles et scientifiques seront mises à bien plus rude épreuve, pour trouver la voie vers un équilibre dynamique sur le plan économique et social, que pour poursuivre une croissance économique sans objet dans les régions déjà sur-développées du monde. Nous sommes à un tournant de l'histoire où une décision capitale et sans aucun précédent s'impose; pour la première fois dans l'histoire de sa vie sur la Terre, l'homme devra renoncer à exploiter à fond ses possibilités économiques et technologiques, s'il veut accomplir ce que le sens moral et la respor sabilité à l'égard des générations futures exigent de lui.

Page 144: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

NOTE SUR L'ÉNERGIE SOLAIRE

En 1970, les besoins annuels mondiaux en combustibles liquides étaient d'environ 7,2 milliards de TCE (tonnes en équivalent de charbon), alors que la terre reçoit chaque année du soleil l'équivalent de 185 000 milliards de TCE, soit à peu près 30 fois les réserves prouvées de charbon à la date de 1972. Ainsi, en 1970, l'énergie produite par l'homme ne représentait que moins de 0,004 % de l'énergie des radiations solaires. Certes, l'énergie solaire n'est pas concentrée comme nos,formes d'énergie tradi- tionnelles ou l'énergie nucléaire. Dans le Sud-Ouest des Etats-Unis, par exemple, l'irradiation moyenne de la surface de la terre par le soleil est d'environ 250 watts au YW ce qui donnerait, en supposant une efficacité de conversion de 10 %, 250 kilo- watts au km2. En extrapolant sur le plan mondial, on voit qu'il faudrait près de 1,56 million de km2 pour satisfaire les besoins d'énergie d'une population globale de 10 milliards d'habitants, à raison de 4 k T3' par tête (norme française actuelle). Une telle surface équivaudrait à peu près à 1 % de celle des terres émergées de notre planète. Dans les zones désertiques se situant entre -I- 300 et - 300 de latitude, ce pourcentage est facile à trouver, mais il est très éloigné des zones industrielles et surpeuplées qui ont besoin de cette énergie comme carburant et pour leur électricité. Il faut donc résoudre en même temps le problème du transport de l'énergie sur de longues distances : la solution sera peut-être donnée par le développement de la technologie de l'hydrogène.

Page 145: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Conclusion

Nos analyses systématiques, fondées sur le plus grand nombre de données jamais mis en oeuvre grâce à l'ordinateur, nous permettent . de répondre aux questions fondamentales que nous avons posées au chapitre 2, concernant les conditions requises pour résoudre les grandes crises mondiales, et les stratégies qui conviennent pour y parvenir. En particulier, nous avons vu que :

1. Les crises actuelles ne sont pas des phénomènes passagers; au contraire, elles reflètent une tendance persistante qui s'inscrit dans le mouvement même de l'histoire.

2. La résolution de ces crises ne peut être envisagée que dans un contexte global, à long terme, et en fonction du système du monde qui prend forme. On n'y parviendra pas, entre autres changements, sans la mise en place d'un nouvel ordre économique mondial et d'un système global de répartition des ressources.

3. Les mesures traditionnelles qui se bornent à un aspect isolé des crises - et notamment à leur aspect économique - ne peuvent conduire à des solutions. La vérité, c'est qu'il nous faut considérer à la fois toutes les couches de notre modèle hiérarchisé du monde - c'est-à-dire embrasser du même regard l'évolution de l'humanité sous tous ses aspects, des attitudes et des valeurs individuelles à la situation écologique et à l'environnement.

4. Il est possible de résoudre ces crises par la coopération plutôt que par l'affrontement; on peut même dire que très souvent, la coopération est également profitable à toutes les parties. Le principal obstacle à la coopération tient aux avantages à court terme que l'on espère de l'affrontement. Même si ces avantages sont de brève durée et s'il est prouvé qu'ils se solderont par des pertes à long terme, ils gardent toujours leur pouvoir d'attrait.

151

Page 146: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

D'une façon générale, les stratégies qui tendent à résoudre la crise du développement mondial démontrent la nécessité d'une croissance organique du système du monde. Bien mieux, il semble qu'il n'y ait pas d'autre moyen de prévenir des catastrophes régio- nales, sinon globales, de première grandeur. De plus, il s'agit là d'une solution « naturelle » pour maîtriser la croissance indifférenciée qui se produit sous différentes formes dans diverses régions du monde. Si tel est bien le cas, il n'y aurait guère de sens à poursuivre une politique de « non-croissance ». En revanche, faute d'un plan direc- teur pour permettre à l'humanité d'avancer dans le sens du dévelop- pement organique, il faudrait finalement recourir à des interventions chirurgicales contre une croissance cancéreuse.

Quelles sont les premières mesures à prendre sans délai, sur le plan social comme sur le plan individuel, pour créer un climat pro- pice à l'élaboration de tels plans directeurs? Sur le plan social, il faut d'abord :

1. Se convaincre que toute action qui se borne à des considérations à court terme est finalement condamnée à la contre-productivité. Il s'agit là d'un axiome fondamental pour toute prise de décision. Dans tout examen de problèmes de développement fondamentaux, l'évaluation à long terme devrait devenir une procédure de routine. C'est la seule manière pour des organisations quelles qu'elles soient - dans le monde des affaires, de la politique ou des relations interna- tionales - de contribuer de façon active et volontaire à l'émergence d'un système du monde. Faute de quoi elles risqueraient fort, réduites au rôle de passagers passifs, de voir leur navire gouverné par des forces extérieures.

2. Considérer que le nationalisme étroit est définitivement dépassé, et ne jamais l'oublier dans les prises de décision. Les questions globales ne peuvent se traiter que de façon globale et concertée. Par exemple, tout pays qui prétendrait résoudre le problème de l'inflation, de plus en plus mondialisé, par des mesures le concernant seul, irait droit à l'échec. De même, il suffirait de la résistance de quelques pays pour condamner presque à coup sûr toute tentative de venir à bout d'un tel problème.

3. Créer des structures internationales telles que la coopération, condition sine qua non de la naissance d'une humanité nouvelle en marche vers sa croissance organique, ne soit plus une question de

152

Page 147: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Conclusion

bon vouloir ou de libre choix, mais de nécessité. Pour y parvenir, il faut trouver l'équilibre entre les éléments constitutifs du système mondial, ce qui suppose notamment de renforcer les accords inter- régionaux et d'accélérer le développement communautaire dans certaines parties du monde. Il y va de l'intérêt de toutes les régions.

4. Comprendre l'importance décisive des crises de développement à long terme, telles que nous les avons examinées dans ce rapport, et leur accorder la priorité des priorités dans les problèmes à résoudre par les gouvernements nationaux et les organisations internationales. S'il faut agir dès maintenant, c'est que les crises latentes risquent de n'éclater aux yeux de tous qu'à la fin de ce siècle, alors qu'on n'y pourra plus rien, comme nous l'avons montré à maintes reprises dans ce rapport. L'histoire future ne sera plus celle des personnalités et des classes sociales, comme par le passé, mais celle de l'utilisation des ressources et de la survie de l'espèce humaine. C'est maintenant qu'il nous faut prendre ce nouveau départ.

Nous nous étendrons plus longuement sur ce dernier point. Les gouvernements et les organismes internationaux sont actuellement obsédés par les alliances militaires et les blocs politiques. Or c'est là un problème qui perd de son importance, car il est désormais évident qu'une guerre atomique aboutirait au suicide de notre espèce, et ne peut plus être comptée parmi les solutions « rationnelles ». Sauf suicide, l'humanité va se trouver confrontée à l'épreuve la plus rude de son histoire : la nécessité de transformer les rapports entre l'homme et la nature, et de se découvrir elle-même en train de naître, comme un système global vivant. Faute de nous y préparer, nous verrions certainement s'intensifier la compétition entre les nations et les régions, avec tous les risques d'une polarisation militaire qui finirait par faire pencher la balance vers une guerre atomique mondiale, suicide de l'humanité. Par conséquent, rien n'est plus urgent, dans la quête de la paix, que d'aider à guider le système du monde, à travers les différentes étapes de son évolution vers la croissance organique, sur les voies de la coopération plutôt que de l'affrontement. En cher- chant à éviter que l'affrontement n'aille jusqu'au conflit, ce qui ne manquera pas d'arriver quand telle ou telle région du monde se trouvera sous la menace directe d'un effondrement, on contribuera bien davantage à la cause de la paix que ne le font tous les marchan- dages sur les frontières et les alliances.

153

Page 148: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

Quant aux attitudes et aux valeurs individuelles, voici, nous semble- t-il, les principaux enseignements à tirer de ce qui précède pour une nouvelle éthique globale.

1. Nous avons tous à nous éveiller à une conscience du monde telle que chacun s'y considère comme membre de la communauté mondiale. Un citoyen allemand devrait se sentir aussi concerné par la famine qui sévit dans le Sahel que si elle menaçait en Bavière. Chacun devrait se convaincre que « l'unité de base de la coopération entre les hommes, donc de leur survie, est en train de passer du niveau national au niveau mondial 1 »

2. Il faut définir de nouvelles règles de conduite pour l'utilisation des ressources naturelles, et tendre à un mode de vie compatible avec l'ère de restrictions qui s'annonce. Il y faudra une nouvelle techno- logie de la production, fondée sur l'usage minimal des ressources et la durabilité des biens, au lieu de chercher le rendement maximal. Chacun devrait être fier d'économiser et de conserver, plutôt que de consommer et de gaspiller.

3. Dans nos rapports avec la nature, nous devons tendre à l'harmonie et non à la domination. C'est ainsi seulement que nous pourrons mettre en pratique ce que nous avons déjà admis en théorie : l'homme est partie intégrante de la nature.

4. Pour assurer la survie de l'espèce humaine, nous devons appren- dre à nous identifier aux générations futures, et à prendre en considé- ration leurs intérêts au même titre que les nôtres. Si chaque génération ne songe qu'à son maximum de bien-être, c'en est fini de l'homo sapiens.

Les changements que nous préconisons dans le comportement individuel et social requièrent une éducation entièrement nouvelle, orientée vers le siècle prochain et non sur le aoce ou le amce siècle. Il est grand temps d'entreprendre les transformations nécessaires. « Les enfants qui entrent à l'école aujourd'hui seront à peine arrivés dans la vie active d'ici à l'an 2000. Dans la perspective d'une telle réorientation de l'éducation, le Joae siècle n'est pas loin. » « L'huma- nité - voilà le thème fondamental de l'éducation de demain : l'expé- rience humaine 2. »

1. Edwin O. Reischauer, Education for a Changing World toward the 21st Century, Alfred A. Knopf, New York, 1973.

2. Ibid.

154

Page 149: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Conclusion

Dans notre rapport, nous avons examiné en détail les perspectives du développement de l'humanité dans les cinquante années à venir. Mais il faut porter le regard encore plus avant, pour se faire une idée des tendances profondes du développement, dont les crises actuelles ne sont que des symptômes. Après tout, s'il est diflicile de s'orienter dans le bon sens, il l'est davantage encore de faire machine arrière.

Dès lors que l'on sonde l'avenir au-delà du demi-siècle prochain, il faut prendre en considération les « limites extérieures 1 » : celles que l'homme ne peut franchir sans courir à sa propre perte, et à celle de la biosphère.

Parmi les plus fascinantes de ces limites, et en même temps les plus lourdes de conséquences, il faut citer celles qui ont trait à l'impact des activités humaines sur le climat. A cet égard, deux tendances se manifestent en sens contraire : d'une part, un accroissement continuel du gaz carbonique dans l'atmosphère, qui pourrait entraîner une hausse constante de la température de la planète entière; d'autre part, un accroissement du nombre des particules en suspension dans l'atmosphère, consécutif à nos activités agricoles et industrielles, qui pourrait faire baisser la courbe moyenne des températures. Depuis 1945, c'est la seconde tendance qui paraît l'emporter. Si elle se poursuit, elle entraînera de graves conséquences pour la production alimentaire du globe, et par là même pour le système du monde tout entier. Par ailleurs, un accroissement de la pollution thermique résul- tant de notre production d'énergie risquerait de créer des « îlots » de chaleur qui, par combinaison avec une teneur de plus en plus élevée de gaz carbonique dans l'atmosphère, pourrait aboutir à un réchauffement progressif de l'hémisphère Nord 2. Le risque serait alors celui d'une fonte irréversible des glaces de l'océan Arctique, avec des conséquences climatologiques incalculables, échelonnées sur une longue période de temps - à moins que l'homme n'accélère ce processus par des actions inconsidérées, dans sa poursùite du profit à court terme.

Examinons plus en détail ce qui pourrait se passer par exemple si, comme il y a lieu de le craindre, de grandes quantités de pétrole étaient

1. L'expression est de Maurice Strong, directeur du Programme des Nations Unies pour l'environnement (The Outer Limits).

2. T. Bergeron, Monogr. Amer. Geophys. Union S,1960, p. 399.

155

Page 150: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

répandues dans l'océan Arctique, au cours de l'exploitation des réserves de pétrole de la mer de Beaufort. La fonte des glaces pourrait se produire de la façon suivante : transportées par les courants océa- niques, des goutelettes de pétrole en émulsion iraient se fixer sur la face interne des glaces. Celles-ci fondant par-dessus et regelant par- dessous, les nappes de pétrole feraient progressivement surface, et les couches supérieures de glace finiraient par noircir, perdant ainsi de leur pouvoir de réfraction (albédo). L'absorption de chaleur par les glaces augmenterait alors brutalement, pendant les périodes de forte insolation, et déclencherait un processus irréversible de fusion. La glace une fois fondue, l'albédo de la mer, désormais ouverte, serait si réduite par rapport à celui de l'ancienne calotte glaciaire, que l'absorption accrue de chaleur empêcherait le regel de l'eau. Après la fonte complète des glaces, il n'y aurait plus d'apport d'eau « douce » fondue, si bien que l'épaisse couche superficielle d'eau de mer peu salée serait peu à peu remplacée par de l'eau à forte salinité, dont la température de congélation est plus basse : c'en serait fait de toute possibilité de regel de l'océan Arctique. En se libérant de ses glaces, celui-ci déplacerait de centaines et de centaines de kilomètres vers le Nord toutes les zones climatiques, et des régions comme celles, notam- ment, de la Méditerranée, de la Californie et du Punjab seraient réduites en permanence à l'état de savanes arides, avec des consé- quences désastreuses pour l'agriculture.

Nous risquons de buter sur une autre « limite extérieure » avec l'accroissement rapide de notre consommation d'eau, dû surtout à l'augmentation des surfaces de terre irriguée. Déjà, l'évaporation imputable à cette irrigation 1 s'élève à 1 700 km3 d'eau par an : ce chiffre efi'arant représente 1 575 litres par jour pour chacun des habi- tants de la terre. Or la croissance démographique va nous obliger à metti'e en culture de plus en plus de terres arables dans les zones arides et semi-arides. Finalement 2, la quantité d'eau utilisée pour l'irriga- tion 3 s'élèverait à plus de 20 fois la consommation actuelle, soit près de 42 500 kms par an. Citons-en deux conséquences de grande portée :

1. Flohn, H., « Der Wasserhaushalt der Erde », in Naiwwhsenschqfiien 60, 1973, p. 340-346.

2. Monogr. Amer. Geophys. Union 5, 1960, p. 399. 3. Il faut environ de 2 à 2,50 m de hauteur d'eau chaque année pour imper

les terres arides.

156

Page 151: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Conclusion

1. Dans les zones arides et semi-arides, on ne peut prélever de telles quantités ni sur les eaux courantes, si sur les nappes souterraines. La moitié au moins doit en être obtenue par désalination de l'eau de mer. Or, même s'il était possible de réduire considérablement la quan- tité d'énergie requise pour ce procédé, qui est actuellement de 47 kwh/m8, il faudrait encore une quantité de 5 à 10 fois supérieure à la totalité de notre consommation globale d'énergie pour la désali- nation de l'eau de mer nécessaire. Pour mieux en situer l'ordre de grandeur, supposons que chaque habitant de la terre consomme autant d'énergie que l'Américain moyen : la quantité totale d'énergie qui serait alors consommée équivaudrait à celle qui servirait aux seules fins de la désalination.

2. Dans ces conditions, l'évaporation de l'eau d'irrigation attein- drait près de 30 % du taux actuel de l'évaporation naturelle sur la terre. Le cycle hydrologique serait ainsi considérablement accéléré, avec des conséquences climatologiques impossibles à prévoir.

Il faut s'attendre à d'autres changements dans ce domaine du climat, au cas où l'on utiliserait l'énergie nucléaire des surgénérateurs rapides. La formidable quantité d'énergie concentrée dans les centrales nucléaires n'obligerait pas seulement à évacuer une pollution ther- mique considérable; elle créerait en même temps d'immenses « îles de chaleur », sources artificielles d'une énergie qui dépasserait de loin la puissance calorifique des radiations solaires. Notre ignorance en la matière ne doit pas nous conduire à sous-estimer le risque que des perturbations locales importantes ne produisent de petits déplacements dans la circulation générale de l'atmosphère : à l'échelle globale, il pourrait en résulter des changements considérables dans le temps et le climat de régions entières.

Mais il existe d'autres limites encore, de nature « interne » plutôt qu' « extérieure » : celles qui tiennent à l'homme lui-même. Elles sont tout aussi réelles, car finalement, c'est l'homme qui est à l'origine de tout changement, et c'est à lui qu'il appartient d'en garder la maî- trise. Comme l'a souligné Aurelio Peccei : « En général, nous négli- geons ces limites parce qu'elles sont impondérables et relèvent de la noosphère : du domaine de l'intellect, de la raison, de la compréhen- sion de soi-même et du monde et finalement, de l'esprit. L'homme s'est à ce point adonné à la construction de systèmes artificiels de plus en plus vastes et complexes, qu'il en garde di?cilement la maîtrise :

157

Page 152: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain -

il y perd à la fois le sens de sa destinée, et celui de la communion avec la nature et le transcendant. Nul ne peut le prouver : mais les dégra- dations de la vie psychique et sociale que nous constatons, et qui sont criantes dans les grandes zones d'urbanisation, nous signalent que peut-être, nous avons dépassé nos limites intérieures, et que notre esprit, notre système nerveux lui-même, atteint son point de satura- tion 1. »

N'oublions pas non plus les limites qui sont celles de toute orga- nisation. La complexité d'une organisation s'accroît plus rapidement que sa taille. La croissance de la population, les rafiïnements de la technologie et la sophistication de la modernité agrandissent de façon vertigineuse la taille, et à plus forte raison la complexité des organisations sans lesquelles nous ne pourrions pas continuer à mener ce que nous appelons une « vie civilisée ». Or l'efficacité d'une orga- nisation est inversement proportionnelle à sa complexification, puis- qu'il faut toujours plus de super- et d'infra-structures pour continuer à la faire « tourner ». Le Monde développé est en train de connaître un déclin sensible de la qualité et de la quantité des services, en dépit d'une augmentation presque intolérable de leur coût : il suffit de penser aux soins médicaux, aux transports ou aux postes. On s'est longuement penché sur la question de savoir comment notre organi- sation sociale va pouvoir affronter ces difficultés qui ne cessent de s'aggraver. Ne nous étonnons pas si l'aliénation sociale est mainte- nant partout présente, et si le recours à la violence, dans le vain espoir de changer les choses, est de plus en plus fréquent.

Puisque limites il y a, et qu'elles sont perceptibles, il faut rechercher les moyens d'éviter d'y buter dans des conditions catastrophiques. Il s'agit là d'un risque sans précédent dans l'histoire de l'humanité, et c'est une stratégie de la survie qu'il nous faut inventer. Ces situations de crise imputables aux « limites » pointent vers un écart entre l'homme et la nature qui se creuse comme un abîme. Pour le combler, nous avons à découvrir de nouveaux rapports avec la nature, dans le sens de l'harmo- nie et non de la domination. Lorsque nous ne pourrons plus échapper à cette nécessité, bien des questions qui nous paraissent de première urgence, sur la scène socio-politique, ont de fortes chances de se

1. « Les vraies limites de la croissance », Corriere della Sera, 3 mars 1973. Cf. Quelles limites?, Éd. du Seuil (N. de l'éd. fr.).

158

Page 153: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Conclusion

résoudre d'elles-mêmes, du simple fait que nos possibilités de choix se réduiront presque à zéro 1. Mais une réorientation à ce point fon- damentale suppose un esprit communautaire. Il nous faut prendre conscience de notre destin commun, et par conséquent tout mettre en oeuvre pour combler l'autre fossé - celui qui sépare le « Nord » et le « Sud », les riches et les pauvres. Il est impensable qu'une partie de l'humanité connaisse seule les affres d'une telle transformation tandis que l'autre continue à se prélasser. C'est d'ailleurs en vain que celle-ci chercherait à le faire, puisque le dilemme actuel est global, au sens le plus fort du terme. Si rien n'est fait pour combler ce fossé qui s'élargit sans cesse, nous n'aurons pas la moindre chance d'aborder avec succès la problématique mondiale. La tâche est urgente, et nous concerne tous.

Mais alors, que faire? Tout d'abord, il est essentiel de bien compren- dre la nature de cet écart entre les régions. Il ne s'agit pas là seulement

d'économie, ni de transferts de fonds pour l'équipement, même il faut nécessairement passer par ce tout premier stade du développe- ment. Nombreux sont les observateurs attentifs qui l'ont souligné maintes fois : le monde en développement n'a pas intérêt à suivre la voie du Monde plus développé, et il ne le fera pas. Mais le transfert de capitaux va de pair avec celui de la technologie, qui lui-même

s'accompagne du transfert des façons de faire. Malgré tant de belles déclarations, la voie nouvelle reste à trouver; sans doute y serons- nous contraints, si l'écart doit être comblé autrement qu'en paroles.

En second lieu, puisqu'il appartient aux hommes de prendre l'initia- tive du changement, il faut créer un cadre pour guider le développe- ment dans la direction souhaitée. Ne craignons pas de le répéter : nos

analyses du système mondial ont clairement montré que « les solutions les meilleures » supposent toujours une harmonie ou un compromis entre des partenaires de même poids. Mais la partie n'est pas égale entre des partenaires comme les États-Unis ou l'Union soviétique, d'un

côté, et le Dahomey ou Singapour de l'autre. Pour obtenir l'équilibre entre des régions en voie de développement global, il faut ouvrir des

perspectives régionales plus cohérentes dans diverses parties du monde, afin que « les solutions les meilleures » ne résultent pas de la bonne volonté des hommes - disposition d'esprit peu fréquente même chez

1. Arnold Toynbee, The Observer, Londres, avril 1974.

159

Page 154: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

ceux qui peuvent s'en offrir le luxe - mais de la nécessité. Il n'est question, dans notre esprit, d'aucun embrigadement à l'échelon régional : une telle tendance irait à l'encontre de la transformation nécessaire, et la rendrait presque à coup sûr impossible. Il s'agit bien plutôt de prendre conscience au plan régional d'une destinée commune, et d'en tirer les conséquences sous ra forme d'accords sociaux, éco- nomiques et politiques, en fonction d'une politique économique régionale de type communautaire, comme la Communauté euro- péenne. Ces nouvelles dispositions, tout comme « la voie nouvelle du développement », restent à préciser, et il est probable qu'elles se dégageront au cours même du développement. Mais comme notre analyse du système mondial l'a amplement démontré, elles sont d'une importance capitale. Cette perspective régionale va créer la « masse critique » nécessaire pour découvrir les moyens pratiques de mettre en ouvre des conceptions nouvelles et fécondes dans les domaines cultu- rel, économique et agricole, en particulier sur le plan rurall. Au lieu de vouloir surclasser le Monde développé en le prenant de vitesse sur le parcours qui est le sien, les diverses régions trouveront elles- mêmes leurs voies et moyens, ainsi que les méthodes nécessaires pour intégrer avec un maximum d'e?cacité tout ce qui leur parviendrait en argent et en biens du Monde développé.

Quand nous parlons de « mondialisation », entendons-nous bien : dans notre esprit, rien n'est plus loin d'une tendance à l'uniformisa- tion - d'un système mondial monolithique avec une seule langue, un seul régime social, un seul gouvernement. Tout comme dans les systèmes écologiques de la nature, il n'est pas d'adaptation sans diver- sité, ni de survie possible sans cette adaptation. Mais comme dans la nature également, la diversité suppose l'harmonie pour contribuer à la diversité du système dans son ensemble. Seule la diversité des traditions et des cultures, qui assure à chacun sa place sous le soleil et sa « qualité de vie », permettra de trouver le ressort moral à coup sûr nécessaire, face à un changement de cette ampleur.

Enfin, comme l'indiquent les résultats de notre étude, pour affron- ter une série de crises en chaîne qui risquent fort de se précipiter, il

1. M. Guernier, « Les communautés villageoises », Rapport interne au Club de Rome, 1974, et « Le grand déséquilibre », Rapport déjà cité sur les grandes communautés régionales du monde.

160

Page 155: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Conclusion

faut élaborer des procédures et des mécanismes d'anticipation et d'adaptation globales. Nous sommes à un moment de l'histoire où il ne s'agit plus de guérir mais de prévenir les crises. A l'heure actuelle, elles se déclenchent, s'accélèrent et prennent des proportions effarantes en bien moins de temps qu'il n'en faut pour concevoir et mettre en oeuvre les moyens politiques, sociaux et technologiques d'y parer. Des mesures imposées par une crise qui frappe à nos portes ne pren- dront effet que d'ici à dix ou vingt ans, et il est presque certain qu'alors les aspects qualitatifs et quantitatifs de la crise apparaîtront sous un jour tout à fait différent. Ce qui se présente aujourd'hui comme une crise de l'énergie à l'échelle d'une région pourrait fort bien faire place à une situation alimentaire catastrophique dans de tout autres parties du monde, ou à un effondrement économique général, à des révoltes sociales, des insurrections, des guerres civiles, et même à des guerres internationales - à moins que ne soient prises dès maintenant des mesures préventives qui, bien au-delà d'un pragmatisme à court terme, tiennent compte de tous les enchaînements possibles dans le développement des crises à long terme.

Il y a donc un pressant besoin d'un « instrument » qui puisse servir à tester des programmes différents pour une action anticipatrice; à évaluer les possibilités de réalisation de tels programmes, face aux contraintes nationales et globales; à déterminer si des avantages à court terme dans une zone n'entraîneront pas de graves inconvénients dans une autre, ou même ne réduiront pas à néant les options pour l'avenir à long terme. Cet instrument de planification doit pouvoir être décrit d'une façon qui ne soit pas seulement crédible aux yeux des décideurs ou d'une « élite », mais pour le public. Car ne nous y trompons pas : il faudra presque à coup sùr accepter des pertes à court terme pour s'assurer dés avantages à long terme; chacun devra consen- tir des sacrifices dans l'intérêt des générations futures et d'un déve- loppement mondial ordonné; et les décideurs politiques devront se convaincre, comme le public lui-même, qu'il leur faut renoncer à penser et à agir en fonction de l'adage : « Un problème ajourné... est à moitié résolu. » On n'y parviendra que par une évaluation attentive des différentes possibilités de choix, et celle-ci suppose à son tour un instrument de planification crédible et de grande portée, permet- tant aux dirigeants nationaux de trouver des solutions aux problèmes qui les assaillent dans le contexte global. Le modèle mondial à plu-

161

Page 156: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

sieurs niveaux sur lequel le présent rapport est fondé constitue un premier pas en ce sens, un premier pas vers la mondialisation.

Les hommes ne peuvent plus attendre que les changements se pro- duisent spontanément et par hasard. C'est à eux de prendre l'initiative des transformations nécessaires, afin qu'elles restent dans des limites supportables et ne soient pas imposées massivement, brutalement du dehors. La stratégie qui permettra d'y parvenir n'est pas concevable sans un esprit de coopération authentiquement global, une partici- pation active des diverses communautés régionales traitant sur un pied d'égalité, et un plan directeur pour guider de façon rationnelle la croissance organique à long terme. Nos simulations sur ordinateur l'ont toutes abondamment montré : il n'y a pas d'autre approche sensée qui puisse nous éviter une catastrophe sans recours - et il est tout juste temps pour nous décider. Sinon, il n'y a plus d'autre issue que la division et le conflit, la haine et la destruction.

162

Page 157: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 158: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Appendice 1

Équipe de recherche et collaborateurs extérieurs

Les listes suivantes contiennent les noms des scientifiques qui ont parti- cipé activement à l'élaboration du modèle mondial régionalisé à plusieurs niveaux qui a servi à notre analyse, et des experts que nous avons consultés sur différents détails concernant le modèle exposé. L'analyse présentée dans ce rapport, et son interprétation, n'engagent que les auteurs.

Directeurs des travaux : M. D. Mesarovic, Cleveland, USA. E. Pestel (Ing. Dr. h.c.), Hanovre, Allemagne.

Collaborateurs : H. J. Baessler (Dipl. agr.) alimentation, écologie agricole. R. Bauerschmidt, ressources énergétiques. H. Bossel, analyse des systèmes. C. Brever, mise au point technique. M. L. Cantini (Mrs.), mise au point technique.

'

N. Chu, analyse des systèmes. P. Clapham, alimentation et écologie. A. Erdilek, économie. P. Gille (Dipl. Ing.), coordination et programmation de l'ordinateur. H. Gottwald (Dipl. Ing.), impacts sur l'environnement. J. Huerta, ressources en eau. B. Hughes, sciences politiques. J. Kirk (Mrs.), démographie. J. Klabbers, ressources en eau. W. Kleeberg, ressources en eau. K. Kominek, analyse des systèmes et simulation. A. Kuper, énergie. C. Loxley, économie.

165

Page 159: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain .

H. J. Maier (Dipl. Ing.), énergie. N. Matsuda, démographie. M. C. McCarthy, économie. A. Mesarovic, statistiques. J. Morris, statistiques. P. Oehman, démographie. W. Paul, démographie. R. Pestel, coordination scientifique, économie, écologie. F. Rechenmann, informatique. J. Richardson, sciences politiques. W. Richter, agriculture. M. Schaefer (Miss), préparation technique. T. Shook, informatique et analyse des systèmes. W. Stroebele (Dipl. math. & rer. pol.), économie. M. Szabados (Dipl. rer. pol.), économie. M. Teraguchi, écologie. M. Warshaw, informatique. P. Wiesenthal, informatique. R. Young, géologie. J. Ziffer (Miss), statistiques.

Experts-conseil : M. Cardenas, Mexico. W. Egger, Heidelberg, environnement. H. Ellenberg, Gottingen, écologie générale.

Consultants : .'

H. Flohn, Bonn, ressources en eau, climat. D. Gabor (Prix Nobel), Londres, études générales, énergie. M. Guemier, Paris, agriculture des pays en voie de développement. B. Hickman, Stanford, économie. J. Hones, Cleveland, systèmes. H. Huberl, Hanovre, économie. L. Klein, Philadelphie, économie. J. Mermet, Grenoble, informatique. P. Schachtschebel, Hanovre, agriculture. Y. Takahara, Tokyo, systèmes à niveaux multiples. F. Uflrich, Gottingen, écologie, agriculture. J. Wehrmann, Hanovre, agriculture.

166

Page 160: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Appendice 2

Liste des pays groupés en régions

RÉGION 1 : AMÉRIQUE DU NORD

Canada États-Unis

RÉGION 2 : EUROPE DE L'OUEST

Andorre . Luxembourg Autriche Malte Belgique Monaco Danemark Norvège Espagne Pays-Bas Finlande Portugal France République fédérale Grande-Bretagne d'Allemagne Grèce Saint-Marin Islande Suisse Irlande Suède Italie Turquie Liechtenstein Yougoslavie

RÉGION 3 : JAPON

RÉGION 4 : AUTRES RÉGIONS DÉVELOPPÉES A ÉCONOMIE DE MARCHÉ

Australie République d'Afrique du Sud Israêl Tasmanie Nouvelle-Zélande

RÉGION 5 : EUROPE DE L'EST

Albanie République9démocratique d'Allemagne

Bulgarie Roumanie Hongrie Tchécoslovaquie Pologne Union soviétique

167

Page 161: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

RÉGION 6 : AMÉRIQUE LATINE

Argentine Honduras Barbades Jamaïque Bolivie Mexique Brésil Nicaragua Chili Panama Colombie Paraguay Costa Rica Pérou Cuba République dominicaine Équateur Surinam El Salvador Trinidad et Tabago Guyane française Uruguay Guatemala Venezuela , Haïti

RÉGION 7 : AFRIQUE DU NORD ET MOYEN-ORIENT

Abou Dhabi Koweit Aden Liban Algérie Lybie Arabie Saoudite Maroc Bahrein Masquat-Oman

>

Chypre Qatar Doubai Syrie Égypte Trucial-Oman Iran Tunisie Irak Yémen Jordanie

RÉGION 8 : AFRIQUB CONTINENTALE

Angola Guinée Burundi Guinée espagnole Cabinda Guinée portugaise Cameroun Hauto-Volta Congo Kenya Côte d'Ivoire Libéria Côte française des Somalis Madagascar Dahomey Malawi Ethiopie Mali Gabon Mauritanie Gambie Ile Maurice Ghana Mozambique

168

Page 162: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Appendices

Niger Sierra Leone Nigéria Somalie Ouganda Soudan République centre-africaine Tanzanie Rhodésie Tchad Ruanda Togo Sahara espagnol Zaïre Sénégal Zambie

RÉGION 9 : 1 ASIE DU SUD ET DU SUD-EST Afghanistan Laos Bangla Desh Malaisie Birmanie Népal Cambodge Pakistan Ceylan Philippines Corée du Sud Taiwan Inde Thaïlande Indonésie Vietnam du Sud

RÉGION 10 : 1 ASIE A ÉCONOMIE PLANIFIÉE Corée du Nord République populaire de Chine Mongolie Vietnam du Nord

Page 163: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Appendice 3

Notes complémentaires

1. Note sur l'expansion de la production alimentaire

Étant donné l'épuisement rapide des réserves mondiales de nourriture - nous n'avons plus que 30 jours de réserve 1 - le monde en est venu à vivre littéralement, au jour le jour. Si les États-Unis devaient connaître une nouvelle période de sécheresse comparable à celle des années 1930, la disette menacerait le monde entier, y compris l'Amérique du Nord elle-même qui fournit les deux tiers des exportations mondiales de céréales et 90 % des exportations de soja. Par conséquent, d'année en année, le monde dépend dangereusement des résultats des récoltes de l'Amérique du Nord et vit sous la menace d'une véritable épée de Damoclès qui, si la récolte est mauvaise, s'abattra fatalement sur des millions d'êtres humains. Quelles seront nos réserves alimentaires d'ici à 20 ou 25 ans, alors que la seule population d'Asie du Sud comptera un milliard de bouches supplé- mentaires à nourrir, et quinze ans plus tard, quand la population de cette même région se sera, selon toute probabilité, accrue d'un milliard encore? Paradoxalement, dans cette crise de la production alimentaire, la pénurie n'est pas seulement due au nombre croissant de ceux qui ont faim, mais encore, et dans des proportions au moins équivalentes, aux exigences accrues d'une minorité de plus en plus nombreuse qui accède à l'abondance. L'abondance est la grande rivale de la faim, dans la course à la nourriture disponible. Bien qu'un être humain ne puisse évidemment absorber qu'une certaine quantité de nourriture, l'utilisation de celle-ci dépend de son régime alimentaire. L'opulence croissante de certaines régions du globe, et de certaines catégories sociales à l'intérieur même des nations dont le budget alimentaire est déficitaire en permanence, aggrave le problème de l'appro- visionnement car la consommation de viande, de lait et d'oeufs y augmente; et pour produire une livre de viande, par exemple, il faut en moyenne 7 livres de céréales. Pour corriger les graves excès de l'opulence, il faudrait

1. En plein 1974.

171

Page 164: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

changer très sensiblement le genre de vie et les habitudes alimentaires dans les pays développés. Si le monde entier adoptait le même régime alimentaire que ceux-ci, la production agricole actuelle ne pourrait nourrir que 1,2 milliard d'individus, au lieu des 4 milliards ou presque qui peuplent actuellement la Terre.

La production alimentaire, il est vrai, va se développer. Mais il n'existe que quatre moyens d'en obtenir un accroissement important :

1. L'extension des terres cultivées (voir tableau 4). 2. L'augmentation du rendement des sols grâce à des apports techno-

logiques tels que les engrais, les graines à haut rendement, l'irrigation, les pesticides, les désherbants, l'amélioration du stockage et du transport des denrées, la mécanisation du labour et de la récolte, etc.

3. Le développement de l'aquaculture animale. 4. Le développement de la nourriture synthétique. Les tableaux 1 à 3 montrent clairement l'écart entre les différentes '

régions pour la nourriture disponible par tête. Alors qu'en Amérique du Nord, la consommation de viande est passée de 72 à 82 kg par habitant au cours des années 1960, celle de l'Extrême-Orient est restée presque stationnaire et très basse.

TABLEAU 1 RÉCOLTES TOTALES DE CÉRÉALES EN 1972

1. Amérique du Nord 3 452 kg/ha 2. Europe de l'Ouest 3 150 3. Japon 1 5 497 4. Autres pays développés 1 200 5. Europe de l'Est 1 677 6. Amérique latine 1 439 7. Afrique du Nord - Moyen-Orient 1 291 8. Afrique continentale 804 9. Asie du Sud et du Sud-Est 1 337

10. Asie à économie planifiée 1 794

1. Deux récoltes annuelles de riz gtAce à l'irrigation. Source : FAO (1972).

172

Page 165: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

' Appendices

TABLEAU 2

PRODUCTION TOTALE DE CÉRÉALES PAR HABITANT

1. Amérique du Nord 1 1 138 kg 2. Europe de l'Ouest 411

3. Japon 2 151

4. Autres pays développés 600

5. Europe de l'Est - URSS a 700

6. Amérique latine 200

7. Amérique du Nord - Proche-Orient 227

8. Afrique continentale 206

9. Asie du Sud et du Sud.Est 196

10. Asie à économie planifiée 263

1. La production totale est d'environ 263 millions de tonnes, dont 72 millions de tonnes sont exportées, soit 312 kg par habitant. Le total disponible sur place est donc de 1 138 - 312 = 826 kg, utilisés surtout pour la nourriture du bétail. La production de viande dans cette région est de 32 kg par habitant.

2. Le Japon importe 156 kg de céréales par habitant, la consommation totale étant de 301 kg.

3. Dans cette région, la production de viande, avec environ 35 kg par habitant, se situe en-dessous de la consommation normale. La production totale de 700 kg de céréales est principalement utilisée pour la consommation humaine.

Source : FAO (1972).

TABLEAU 3 CONSOMMATION DE VIANDE PAR HABITANT

1961-1965 1970-1971

Amérique du Nord 72 82

Europe de l'Ouest 41 48

URSS 30 36

Amérique latine 32 30

Asie - Proche-Orient 10 10 Extrême-Orient 3 3

Afrique 10 10

Source : Institut d'études démographiques, Paris, d'après FAO.

173

Page 166: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

TABLEAU 4

RÉSERVES DE TERRES CULTIVABLES

Chiffre ' * Terres Surfaces. *

Régions maximal effectl- récoltées des terres vement chaque

arables cultivées année

1. Amérique du Nord 392 000 220000 111 000

2. Europe occidentale 155 000 127000 89000

3. Japon 8 000 6000 6000

4. Australie, etc. 150 000 58 000 19000

5. Europe de l'Est (URSS incluse) 382000 280000 193 000

6. Amérique latine 429 000 128 000 77 000

7. Afrique du Nord et Moyen-Orient 86 000 53 000 29 000

8. Afrique continentale 423 000 167 000 73 000

9. Asie du Sud 278 000 268 000 235 000

10. Chine 122 000 118 000 100 000

Monde 2 425 000 1425 000 932 000

* Tous les chiffres sont exprimés en milliers d'hectares.

Notons que si les 1,5 milliard d'hectares de terres effectivement cultivées

représentent 11 % de la surface totale des terres du globe (13,5 milliards

d'hectares), 59 % de celles-ci, c'est-à-dire 8 milliards d'hectares, sont des

sols désertiques, dénudés ou couverts de glace et pratiquement inculti-

vables. Par conséquent, les chiffres du tableau ne nous donnent qu'un

aperçu superficiel de l'extension possible des terres cultivées dans les

10 régions du monde. II existe encore des possibilités en Australie, et sur-

tout en Amérique du Nord, et si l'on s'en tenait au tableau, on pourrait

également compter sur l'Amérique latine et l'Afrique centrale. Mais dans

les zones tropicales, la culture est beaucoup plus difficile que dans les

régions tempérées. Les vastes étendues de terres incultes du bassin de

l'Amazone et du Congo, couvertes par la forêt tropicale humide, offriraient

les principales possibilités d'extension. Mais quand la forêt est abattue, le sol de ces régions, détrempé par les pluies incessantes, perd sa fertilité.

Dans certains cas, même, il devient dur comme du ciment, si bien qu'il vaut mieux l'utiliser comme matériau de construction que pour l'agricul- ture (le temple d'Angkor Vat, au Cambodge, a été construit avec ce maté-

riau, la latérite). Dans ces zones tropicales humides, peu de plantations

174 .

Page 167: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Appendices

se sont révélées rentables, et il s'agit en général de produits agricoles pauvres en protéines ou non comestibles : huile de palme, canne à sucre, banane, café, cacao, latex. Quant aux cultures indigènes traditionnelles (manioc, igname, banane des Antilles) elles contiennent très peu de pro- téines.

Toute une agriculture nouvelle reste à inventer pour les zones immenses et surpeuplées des tropiques. Elle consisterait soit à étendre la culture d'arbres qui produisent une nourriture riche et supportent le climat chaud et humide, soit à trouver des plantes qui poussent sous le couvert des arbres tropicaux, ceux-ci les protégeant des pluies diluviennes qui emportent le sol. Dans un proche avenir, nous ne pouvons donc guère compter sur ces régions pour résoudre les problèmes de l'alimentation mondiale.

La situation des zones semi-désertiques n'est guère plus encourageante. La savane est soumise aux caprices alternants de la pluie et de la sécheresse, si bien que ces régions vivent sous la menace permanente de la famine, la tragédie du Sahel en témoigne. Cependant une coordination générale des recherches actuellement entreprises dans ces régions devrait aboutir à des résultats positifs, ne serait-ce en premier lieu, que pour freiner l'avancée du désert qui envahit le Sahel par le nord depuis 20 ans et qui gagne actuel- lement plus de 10 kilomètres par an.

Étant données les possibilités réduites d'extension des surfaces culti- vables, on compte principalement sur l'augmentation du rendement des terres actuellement cultivées, que l'on attend de tout un ensemble de moyens technologiques à introduire dans les pays en voie de développement. C'est également sur cette hypothèse que se fondent les prévisions de la FAO exposées à Rome en 1970 dans le plan mondial prévisionnel pour le développement de l'agriculture et de la production alimentaire. Cependant, ce rapport lui-même multiplie les mises en garde contre tout excès d'opti- misme à l'égard de la production alimentaire dans les régions particu- lièrement défavorisées d'Afrique tropicale et d'Asie du Sud.

« ... le climat, le manque de réserves d'eau, la faible fertilité des sols, la topographie accidentée... et là où les contraintes physiques ne sont pas rédhibitoires, les communications difficiles, l'éloignement des marchés, le coût élevé des moyens technologiques, le manque de crédits..., ainsi *

que, dans nombre de pays en voie de développement, le régime de la propriété foncière... sont autant d'obstacles au progrès... » Ajoutons-y l'analphabétisme, l'absence d'infrastructures et bien d'autres facteurs... Quant aux nouvelles variétés de graines « miraculeusa » de la « révolu- tion verte », voici ce qu'en dit ce rapport : « Loin d'être miraculeuses, les nouvelles variétés en sont encore à un stade évolutif, donc imparfaites. Tel est en particulier le cas du riz introduit en Asie : nous ne sommes pas, jusqu'à ce jour, parvenus à le débarrasser de tous les parasites et des mata-

175

Page 168: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

dies qui l'aûectent; d'autre part, sa valeur nutritionnelle est souvent inférieure à celle de nombre de variétés traditionnelles. Les nouvelles variétés de millet et de sorgho introduites en Afrique ne donnent pas encore de résultats satisfaisantes, et l'orge a été à peine expérimenté dans les pays en voie de développement. » Par conséquent, nous avons encore de longues années de recherche devant nous, et leurs résultats restent aléatoires. Notre meilleure chance d'améliorer le rendement des terres résiderait certainement dans l'application massive de moyens technolo- giques ; mais ils seraient alors trop onéreux pour des pays accablés par la pauvreté, et risqueraient de provoquer de graves désordres écologiques et sociaux.

L'expansion de la production alimentaire exerce également une pression croissante sur les écosystèmes nourriciers. Partout où ils se sont installés, les hommes ont eu vite fait de défricher les forêts afin d'étendre leurs cultu- res. Tant qu'ils n'étaient pas trop nombreux, ils ne faisaient que peu de dégâts aux terres forestières; et d'ailleurs, ils ne tardèrent pas à s'aperce- voir qu'ils avaient besoin des arbres pour protéger leurs plantations des pluies torrentielles et pour en utiliser une partie des feuilles mortes comme engrais. Or voici que pressés par le besoin de nourriture, ils accélèrent leurs entreprises de déboisement en allant jusqu'aux pires imprudences; dans des régions comme les bassins du Congo et de l'Amazonie, et surtout dans le sous-continent indien, il suffit d'inspecter les lieux pour saisir sur le champ les effets désastreux du déboisement. On peut donc espérer qu'il sera mis un terme à cette folie avant que les dommages ne soient irréversibles. Mais dans le cas du Népal, par exemple, ceux qui déboisent les contreforts de l'Himalaya, d'où provient tout le réseau hydrographique du sous-continent indien, ne se rendent pas compte par eux-mêmes des ravages qu'ils produisent dans les plaines agricoles du Pakistan, de l'Inde et du Bangladesh. Pourtant, les conséquences de ce déboisement ne sont que trop manifestes dès maintenant : il ne se passe pas d'année sans que les inondations dévastent les terres et les récoltes de millions d'êtres humains. Mais comme la plupart des hommes ne pensent jamais qu'à court terme, le déboisement se poursuit, et il est certain que la production alimentaire, déjà si insuffisante dans de grandes parties de l'Asie du Sud, va souffrir encore davantage du fait des inondations de plus en plus catastrophiques à venir.

Voici qui illustre de façon non moins tragique les conséquences de l'expansion accélérée de la population et du bétail sur les écosystèmes nourriciers. Au Sud du Sahara, dans toute la bande continentale qui s'étend à travers l'Afrique, du Sénégal à l'Éthiopie, les paysages semi- désertiques, entièrement dénudés par le déboisement et l'abus du pâturage, sont exposés à l'invasion du désert qui poursuit vers le Sud une progres-

176

Page 169: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Appendices

sion pouvant aller jusqu'à 50 kilomètres par an, en particulier surtout lors des années de sécheresse extrême, qui semblent se multiplier. Là encore, il s'agit d'un problème à long terme, et non d'une calamité passagère impu- table à une période de sécheresse prolongée. Pour y pourvoir, il ne suffit pas de parachuter des milliers et des milliers de tonnes de vivres sur la région, après que les équipes de reportage de la télévision auront retrans- mis, dans nos salles à manger bien garnies, l'agonie d'animaux, d'hommes, de femmes et d'enfants mourant de faim.

L'homme exerce encore sur ses écosystèmes nourriciers d'autres pres- sions moins visibles, mais non moins réelles. L'abus d'engrais, de pesti- cides, de désherbants chimiques n'affecte pas seulement les microorga- nismes du sol productif; il aboutit à l'eutrophisation des rivières, des lacs et des étangs, réduisant ainsi brutalement leur production d'oxygène, et fait remonter tout au long de la chaîne alimentaire des concentrations croissantes de substances qui sont finalement nocives pour l'homme lui-même. Enfin, n'oublions pas la pression qu'exercerait sur le climat toute extension importante des terres irriguées (voir chap. 2), ni les dis- torsions écologiques que provoquent dès maintenant les grands barrages et les irrigations massives. Par exemple en Égypte, le barrage d'Assouan est à l'origine d'une épidémie de schistosomiase chez les paysans qui culti- vent la vallée du Nil ; en retenant les alluvions célèbres de ce fleuve, il est responsable d'une diminution de la fertilité du sol; et comme il réduit le débit d'eau douce en Méditerranée, la pêche y est sensiblement moins abondante jusqu'à 900 kilomètres à partir du delta.

Le poisson de mer fournit 15 % des protéines animales du monde entier. Mais l'écosystème dont dépend le poisson se trouve également et de plus en plus menacé par l'utilisation inconsidérée des techniques de pêche. La pêche au chalut, le long des côtes d'Europe et d'Asie, a ratissé les fonds marins et détruit pour longtemps les lits d'algues où les poissons venaient chercher leur nourriture et frayer. Au large des côtes du Pérou, les méthodes de pompage qui, entre 1969 et 1971, donnèrent des pêches miraculeuses, se sont soldées par la disparition des anchois, et l'on ne s'attend plus guère à les revoir de sitôt. Les experts les plus optimistes affirment à pré- sent qu'il faudra plusieurs années avant le retour à son précédent niveau de la pêche à l'anchois, qui produisait le cinquième du poisson mon- dial.

Dans dix ans, l'homme se rapprochera encore de l'impasse, et dix ans après, il sera au pied du mur. Va-t-il enfin relâcher sa pression sur l'écosys- tème, ou continuera-t-il d'infliger des dommages irréversibles à la nature, dont la vengeance sera sans merci?

177

Page 170: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

2. Note sur les réserves de carburants fossiles

Au ler janvier 1973, les réserves de pétrole connues se montaient à

90 milliards de tonnes - 667 milliards de barils. Ces réserves dureront

37 ans si la consommation se maintient à 2,5 milliards par an (chiffre de

1972), mais si elle subit une augmentation annuelle de 5 %, le pétrole serait

épuisé d'ici à 21 ans. Bien entendu, on découvre sans cesse de nouvelles nappes de pétrole, mais à un rythme qui est en baisse certaine et à un coût fantas-

tique. Dans la mer du Nord par exemple, une surface de forage de 3,6 kilo-

mètres coûte 5 millions de dollars, tandis qu'une plate-forme qui produit 100 000 barils par jour coûte 100 millions de dollars, et la journée d'exploita-

TABLEAU 1 RÉSERVES RÉGIONALES DE PÉTROLE

(en milliers de barils 1)

Régions Réserves connues 1 Production Indices de vie S

(1972) stati- dyna- que mique

(5%)

1 2 3 4 5 6

1. Amérique du Nord 47 023 271 7,1 % 4 Ol l 350 12 9

2. Europe de l'Ouest 12 632 000 1,9 % 157 680 80 33

3. Japon 23 000 0,003 % 5 475 4 4

4. Australie 2354460 0,3 % 157206 15 5 11 1

5. Europe de l'Est 78 500 000 11,8 % 3066000 26 17

6. Amérique latine 32 601 750 4,9 % 1 739 079 19 14

7. Moyen-Orient 438894000 65,8 % 7519110 58 28

8. Afrique continentale 22 801 000 3,4 % 754 638 30 19

9. Asie du Sud i2 553 800 1,9 % 543 084 23 16 6

10. Chine 19500000 2,9 % 186150 105 38

Monde 666 883 281 100 % 18 140122 37 21

1. Les données concernant les réserves et la production annuelle connues pro- viennent du Oil and Gas Journal (25/12/72).

2. 1 tonne métrique de pétrole = 7,47 barils. - 3. Taux de croissance.

tion, 35 000 dollars. Ainsi, les capitaux investis et le coût de l'exploitation sont

dix fois plus élevés que dans le golfe Persigue. Il semble probable que le pétrole découvert au large, et surtout dans les fosses marines profondes, sera encore

178

Page 171: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Appendice

TABLHAU 2 RÉSERVES RÉGIONALES DE GAZ 1 (10' mi) 9

Régions Réserves connues Production Indices de vie (1972) a stati- dyna-

que mique (5%)

1 2 3 4 5 6

1. Amérique du Nord 9 244 17,3 % 713 13 10

2. Europe de l'Ouest 5 056 9,5 % 124 41 22

3. Japon 11 1 0,02 % 3 4 4

4. Australie, etc. 1 509 2,8 % 3 438 64

5. Europe de l'Est 18 219 34,2 % 264 69 31

6. Amérique latine 2 243 4,2 % 93 24 16

7. Moyen-Orient 13 733 25,8 % 55 248 53

8. Afrique continentale 1 359 2,5 % 2 648 72

9. Asie du Sud 1 348 2,5 % 13 101 37

10. Chine 595 1,1 % 4 150 44 - --

Monde 53 317 s-° 100 % 1 1299' & 41 23

1. Les données concernant les réserves connues proviennent du Oil and Ga3 Journal (25/12/72).

2. Les indices de production proviennent des ouvrages de Felix, Fremont, The Future of Energy Supply, « The Long Haul », 1973.

3. Les estimations de Felix, Fremont s'élèvent au total à 53,719 X 10' me. 4. Le total des chiffres de la colonne 6 est peut-être inférieur au chiffre global,

quelques chiffres régionaux n'étant pas disponibles. 5. Le total des chiffres de la colonne 3 n'est peut-être pas égal à 100 %, étant

donné qu'on a arrondi les chiffres ci-dessus. 6. 750 ml de gaz = 1 tonne métrique de charbon. 7. Les estimations les plus optimistes des réserves de gaz éventuelles sont huit

fois supérieures aux réserves connues.

plus onéreux, sans compter les « coûts externes », qui risquent d'être vertigi-

neux, des dégâts écologiques qu'il aura été impossible de prévoir. De plus,

pour conserver à l'avenir un rapport acceptable entre les réserves connues

et la production annuelle de pétrole brut, il nous faudrait bientôt décou-

vrir chaque année de nouvelles réserves du »têrne ordre de grandeur que celles de l'Alaska ou de la mer du Nord pour continuer le développement comme prévu. N'oublions pas qu'à un taux d'accroissement de 5 % par an, les réserves de pétrole, même si elles ont doublé, ne dureraient que 14 ans

de plus.

D'après les estimations les plus optimistes, les réserves de pétrole récu-

179

Page 172: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

TABLEAU 3 RÉSERVES RÉGIONALES DE CHARBON 1

(en millions de tonnes métriques d'équivalent charbon)

Régions Réserws recensées Productions 3 Indices de vie 8

stati- dyna- que mique

(2 %)` 1 2 3 4 5 6

1. Amérique du Nord 688 025 16,5 % 556 1 237 164

2. Europe de l'Ouest 70 673 1,7 % 385 184 78

3. Japon 10 057 0,24 % 40 253 91

4. Reste du Monde

développé 68652 1,65 % 110 652 131 1

5. Europe de l'Est 2 457 348 59,13 % 821 2 993 207

6. Amérique latine 11 097 0,27 % 9 1214 163

7. Moyen-Orient 58 0,001 % 1 75 46

8. Afrique continentale 6 588 0,16 % 4 1 555 175

9. Asie du Sud 56 855 1,32 % 88 646 133

10. Chine 786 303 18,92 % 396 1 988 187 - --

Monde 4 155 656 100 % 2410 1 725 180

La plupart de ces données sont extraites de travaux de la conférence sur l'énergie mondiale de 1968, à l'exception de celles concernant la Chine (Die F.nergtewirt- schaft der Volksrepublik China, Verlag Glueckauf, 1973). Compte tenu de l'intérêt nouveau qui se manifeste pour le charbon, des chiffres plus élevés pourraient bientôt être enregistrés, en raison d'une recherche intensifiée des gisements et des découvertes qu'elle permettra. Cependant, même avec un doublement des réserves totales, si le taux de croissance était de 2 %, la durée des ressources n'augmenterait que de 35 ans, passant de 180 à 215 ans.

1. Dans ce tableau, on a désigné l'ensemble charbon/lignite sous le terme charbon. 2. Les données de la production de charbon sont extraites de : Approvisionniment

de l'énergie mondiale, 1961-1970, ONU (chiffres pour 1970). 3. Les chiffres donnés pour les indices de vie sont arrondis aux nombres entiers. 4. Pourcentage de taux de croissance.

pérables (schistes et sables bitumineux inclus) se monteraient à 500 milliards

de tonnes (c'est-à-dire plus de six fois les réserves effectivement connues) : si la consommation continue d'augmenter à ce rythme, ces nouvelles

réserves seraient épuisées aux alentours de l'an 2030, dans un peu plus de

50 ans.

Il en est à peu près de même en ce qui concerne le gaz naturel. En revanche, les réserves de charbon sont beaucoup plus importantes; leur indice de

vie statique est de près de 2000 ans, comme le montre le troisième tableau

ci-dessus.

180

Page 173: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

3. Note sur le coût de la production, le commerce et la consommation du pétrole

Près des deux tiers des réserves connues de pétrole se trouvent dans le golfe Persique et en Afrique du Nord, où les frais d'investissement journa- lier par baril et les frais d'exploitation (non compris le transport, les taxes fiscales et les bénéfices des compagnies d'exploitation) sont extrêmement bas (voir tableau ci-dessous).

Les détenteurs de ces réserves gigantesques, dont le prix de revient à l'exploitation est si faible, exercent un monopole sur pratiquement tout le

Coût d'exploitation Somce d'énergie Investissements par unité

(en dollars)

Golfe Persique 100-300 0,10 - 0,20 Nigéria 600-800 0,40 - 0,60 Venezuéla 700-1000 0,40 - 0,60 Mer du Nord 2 500-4 000 0,90 - 2,00 Grandes nappes en haute mer plus de 3 000 (?) 2,00 - (?) Nouvelles réserves des USA (suffi- samment accessibles) 3 000-4 000 2,00 - 2,50 Sables bitumeux de l'Alberta (les plus faciles à exploiter) 3 000-5 000 2,00 - 3,00 Schistes bitumineux à haute teneur 3 000-7 000 3,00 - 4,50 Gaz extraits du charbon 5 000-8 000 3,00 - 6,00 Gaz liquides extraits du charbon 6 000-8 000 3,00 - 6,00 Gaz liquides naturels 6 000-9 000 3,00 - 6,00

pétrole bon marché, et sont libres d'augmenter le prix jusqu'au niveau qu'ils jugent acceptable pour le marché ainsi que de limiter la production à leur gré. L'ère du pétrole bon marché touche à sa fin plus tôt que prévu et dans des conditions qui dépassent les estimations les plus pessimistes des spécialistes les mieux informés, en raison du quasi-monopole des pays de l'OPEC sur le pétrole à très bas coût d'exploitation par unité.

II faut souligner les différences considérables entre la production et la consommation d'énergie dans les 173 pays du monde. 110 d'entre eux importent les deux tiers ou plus de ce qu'ils consomment; 17 doivent importer d'un à deux tiers de leurs besoins énergétiques. Par conséquent près d'un tiers de l'énergie primaire du monde (90 % de son pétrole brut) circule à travers le globe dans un vaste réseau commercial. 90 % de ce

181

Page 174: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 175: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

FIGURE 2 : COMPARAISON ENTRE LES DIFFÉRENTES SOURCES D'ÉNERGIE PRIMAIRE EN 1970

Houille Gaz Charbon Pétrole blanche

1 Gaz Charbon Pétrole

Régions 1 . 2. 3. 4, 6,3% 18,5'/. 23,6'% 51,6%

Régions 5, 10 0 3,1'G 15,5% 59,0%

1. URSS et autres: Chine

pétrole est fourni par les pays de l'OPEC (Organisation des pays exporta- teurs de pétrole); plus de la moitié de l'approvisionnement total provient des pays arabes (OPEAC). D'autre part, 80 % du pétrole commercialisé

(1,5 milliard de tonnes en 1970, soit 10 milliards de barils) est destiné aux

pays industrialisés, y compris les États-Unis, le Canada, le Japon, l'Austra- lie et l'Europe occidentale.

Le graphique ci-dessous montre clairement comment les pays « occi- dentaux » du monde développé sont passés du charbon au pétrole quand, après la Deuxième Guerre mondiale, le pétrole arabe bon marché fut commercialisé : ils pensaient ne courir aucun risque en abandonnant

l'exploitation de leurs réserves de charbon. En revanche, les pays de l'Est et de l'Extrême-Orient continuèrent à utiliser le charbon comme source

principale d'énergie (voir le tableau ci-dessus).

4. Classes d'âge et croissance démographique

Il existe plusieurs façons de mesurer et de décrire l'évolution de la popu- lation. L'une des plus simples consiste à totaliser les naissances et les décès en un an dans une région donnée et à comparer ces chiffres au nombre d'individus peuplant la région à une date fixe pour chaque année : on obtient ainsi les taux bruts de natalité et de mortalité, et la différence donne le taux de croissance brut. Par exemple, si la natalité est de 42 et la mortalité de 22 pour mille habitants, le taux de croissance brut est de 20 pour mille, soit 2 %. Si le taux brut de croissance démographique reste constant, la population croît de manière exponentielle, de la même façon qu'un capital croît dans une banque à un taux d'intérêt composé. La célèbre « règle de soixante-dix » nous permet de calculer rapidement au bout de combien d'années la population a doublé si le taux de croissance reste constant. Pour une croissance annuelle de 2 %, en appliquant la règle de

soixante-dix, on obtient : 70 : 2 = 35. La population aura doublé en

183

Page 176: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

35 ans. Cette règle donne des approximations suffisantes pour des taux de croissance allant jusqu'à 10 %. Ce taux de croissance est dit « brut » parce qu'il ne permet plus d'évaluation satisfaisante de la croissance démographique dès que le taux de croissance tombe au-dessous de 1 %.

En effet la croissance démographique dépend étroitement de la struc- ture des âges de la population, et celle-ci se modifie sensiblement lorsque les taux de croissance sont faibles. Par exemple, la figure 1 représente l'évo- lution de la structure, ou comme on dit souvent, de la pyramide des âges de la population de l'Europe de l'Est (y compris l'URSS, dont le taux de croissance démographique est tombé au-dessous de 1 % depuis 1970). Comparons cette évolution avec celle de la pyramide des âges de la popu- lation de l'Amérique latine qui croît en flèche (environ 3 %).

Dans les deux cas, les taux de natalité et de mortalité sont donnés comme constants à partir de 1970. La pyramide des âges change radicalement en Europe de l'Est tandis qu'en Amérique latine, avec un pourcentage élevé d'enfants et de jeunes gens, presque aucune modification n'inter- vient après 1975.

Il saute aux yeux que le nombre des naissances dépend de la fécondité

184

Page 177: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

de la population féminine, et qu'une femme jeune est plus féconde : c'est entre 15 et 50 ans qu'elle enfante; en deçà et au-delà, elle n'a que peu de chance d'être enceinte. La figure 3 représente le modèle de fécondité -

qui offre une certaine stabilité dans chaque culture - a) de l'Amérique du Nord; b) en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. On lit clairement sur le graphique qu'en Amérique du Nord, la grande majorité des enfants sont mis au monde par des femmes qui ont entre 20 et 30 ans, tandis qu'en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, la période de fécondité est beaucoup plus étalée. Par conséquent, il n'est pas étonnant que le taux de natalité

y soit beaucoup plus élevé qu'en Amérique du Nord. La mortalité joue elle aussi un rôle déterminant dans le taux de la crois-

sance démographique. II est certain que l'augmentation de la population, dans les pays en voie de développement, s'explique en partie par la baisse de la mortalité de ces 30 dernières années. La population y augmenterait davantage encore si la mortalité tombait jusqu'au taux qui est le sien dans les pays développés. La figure 4 indique que la mortalité (c'est-à-dire le contraire de l'espérance de vie) n'augmente rapidement en Amérique du Nord (a) que pour les personnes âgées de plus de 70 ans, tandis qu'en

185

Page 178: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Afrique continentale (6) la mortalité des bébés, des enfants et des ado- lescents est beaucoup plus élevée qu'en Amérique du Nord et dans les autres régions développées.

Supposons maintenant que les tendances de la fécondité et de la morta- lité restent constantes dans l'avenir comme elles l'ont été depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Puisque les taux de croissance diminuent, la fécondité décroît par rapport à la mortalité tandis que les courbes de fécondité et de mortalité telles qu'elles sont reproduites dans les figures 3 et 4 demeurent inchangées. Le nombre d'enfants diminue à la base de la pyramide des âges, ce qui, à la longue, entraîne une réduction du nombre

186

Page 179: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

des femmes en âge de procréer. Ainsi, même si le taux de fécondité devait rester à peu près à son niveau de 1970, le taux de natalité baisserait sensi- blement une fois qu'il serait tombé au-dessous, disons de 2 %; et après un délai d'environ 20 ans, le nombre de femmes en âge de procréer dimi- nuerait considérablement par rapport à celui du reste de la population, tandis que la proportion des personnes âgées croîtrait au détriment des classes les plus jeunes. Ainsi, à taux de mortalité constant, le nombre des décès augmenterait parce que la population des personnes âgées se serait accrue davantage que celle des plus jeunes (voir fig. 1).

La figure 5 représente l'évolution future de la population de la région 5

187

Page 180: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 181: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 182: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

(Europe de l'Est y compris l'Union soviétique). Le taux de croissance y atteignait 0,7 % en 1970. Selon la règle de soixante-dix, à taux de natalité et de mortalité constants, la population devrait doubler en un siècle, c'est- à-dire que d'ici à 2070, elle se monterait à 750 millions d'habitants. Cepen- dant, les taux de natalité et de mortalité ne resteraient pas constants si la fécondité et la mortalité, mesurées à la fois en valeur absolue et en fonc- tion de la structure des âges, devaient demeurer inchangées. Ces deux der- niers paramètres sont plus importants que les taux « bruts » de natalité qui en dérivent; c'est bien pourquoi, avec une fécondité et une mortalité constantes, correspondant exactement aux taux de natalité et de mortalité de 1970, il n'y aura ni croissance exponentielle ni doublement de la popu- lation en 2070. Au contraire, la croissance commencera par se ralentir très sensiblement pour subir, au tournant du siècle, un déclin continu : cette évolution se traduit par une pyramide des âges de plus en plus large au sommet.

En revanche, dans les régions où le taux de croissance démographique est élevé, une fécondité constante s'accompagne d'un taux brut de natalité constant, et une mortalité constante, d'un taux brut de mortalité constant, parce que la pyramide des âges se modifie à peine. Par conséquent, pour ces populations qui s'accroissent rapidement, une mortalité et une fécondité constantes entraînent une croissance exponentielle qu'il faudra bien finir par bloquer. Par exemple, si la population de l'Amérique latine qui est de 300 millions aujourd'hui continuait à croître de 3 % par an, elle attein- drait les 10 milliards en 2100, soit deux fois et demi le chiffre actuel de la population du monde entier.

On est alors conduit à s'interroger sur l'ordre de grandeur qui devrait être celui du changement de la fécondité dans les différentes régions du monde, afin d'arriver à l'équilibre démographique. Il n'est pas difficile de le calculer, si l'on suppose que les tendances de la fécondité et de la mortalité restent inchangées. Bien entendu, on pourrait aussi supposer sans trop de peine des changements de ces tendances : si nous ne l'avons pas fait jusqu'ici, c'est que nous avons des raisons de penser que si le démar- rage d'une politique d'équilibre démographique se fait dans les dix ans, les résultats seront sensiblement les mêmes.

La figure 6 montre que dans le développement d'une politique d'équi- libre démographique, la pyramide des âges tend vers la même forme, que cette politique soit appliquée a) à la population d'une région en voie de développement dont le taux de croissance est initialement très élevé (Amé- rique latine) ou b) à la population d'un pays industrialisé dont le taux de croissance est faible (Amérique du Nord). Toutes les pyramides des âges finissent par avoir la même forme de bouteille. II paraît évident qu'une population dont la pyramide des âges présente déjà des tendances à l'équi-

190

Page 183: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

libre ne continuera pas longtemps à augmenter après la mise en oeuvre de la politique d'équilibre démographique. Au contraire, les régions dont la pyramide des âges est très large à la base verront leur population croître rapidement longtemps encore après l'entrée en vigueur de sa politique d'équilibre démographique, car il lui faudra longtemps pour que sa pyra- mide des âges évolue vers la forme typique de la bouteille (voir fig. 6).

La figure 7 indique les résultats, pour les dix régions de notre modèle, d'une politique d'équilibre démographique mise en oeuvre à différents moments, avec une période de transition de 35 ans.

191

Page 184: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Enfin il est intéressant de noter les différences du changement de la popu- lation entre les différentes régions, dans le cas où la fécondité et la mortalité demeurent constantes après 1970 (fig. 8) et dans le cas où les politiques d'équilibre démographique sont mises en vigueur en 1975 dans chacune des dix régions (fig. 9).

Tandis que dans le premier cas - tout à fait improbable - la popula- tion des régions industrialisées 1 à 5, le « Nord », tombe de 34 % en 1950 à moins de 5 % de la population mondiale en 2100 (voir fig. 8), elle ne baisse qu'à un peu moins de 25 % dans le deuxième cas (fig. 9).

192

Page 185: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

5. Sous-alimentation et mortalité

La nutrition humaine est un sujet compliqué, avec encore bien des coins d'ombre. Cependant, certains points paraissent à peu près éclaircis. On s'accorde généralement à penser que les calories (énergie) et les protéines constituent les deux indices les plus significatifs. Pour la santé et le bien- être, il faut absolument des unes et des autres en quantités suffisantes. Le tableau ci-dessous, établi à partir des travaux du Pr Pokrovsky, direc- teur de l'Institut de nutrition de l'Académie des sciences soviétiques, nous donne une vue d'ensemble sur l'écart considérable dans ce domaine entre pays industrialisés et pays en voie de développement.

Ce tableau montre clairement que ce sont les protéines qui constituent le poste le plus critique dans le ravitaillement des pays en voie de déve- loppement. Chez les enfants en bas âge, un régime équilibré en calories mais insuffisant en protéines provoque le kwashiorkor, qui est reconnu comme un des facteurs majeurs de la morbidité et de la mortalité infantiles.

Les protéines sont le matériau de base pour la construction des organismes vivants. Elles entrent pour une large part dans la composition des systèmes neuromusculaire, squelettique et végétatif du corps humain et, sous forme d'enzymes, elles contrôlent les mécanismes biochimiques du métabolisme. Les protéines ne se trouvent jamais à l'état statique : elles sont catabolisées (décomposées) puis renouvelées. Afin de pourvoir à ce constant renou- vellement ainsi qu'aux besoins de la croissance chez l'enfant - et en l'absence de tout mécanisme de stockage spécifique pour les protéines dans le corps humain - il est nécessaire d'absorber journellement des protéines en quantité suffisante pour compenser les pertes (déperdition tissulaire). Chez les adultes, une carence prolongée de protéines peut aboutir, selon son degré de gravité, à une perte de substance corporelle, une sensibilisa-

193

Page 186: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

tion accrue aux infections et au stress, et finalement à la mort. C'est un fait établi : un enfant qui n'a pas reçu sufrisamment de protéines durant sa vie intra-utérine et sa première année court les plus grands risques d'anor- malité permanente au plan physique et mental. La croissance du système nerveux central et du cerveau nécessite des protéines de haute qualité que seuls les animaux fournissent sous forme de lait, viande et oeufs; les pro- téines végétales, fort utiles, ne peuvent pas su?re. Or, dans certains pays d'Afrique et d'Asie, la consommation journalière de protéines animales est inférieure à 5 grammes. N'en soyons pas trop surpris : en Inde, on dépense en moyenne une cinquantaine de centimes par jour pour se nour- rir.

La courbe de la mortalité, en Asie du Sud comme ailleurs, est fonction de nombre de facteurs, dont la nutrition. D'après les calculs de notre ordinateur, la quantité de nourriture par tête en Asie du Sud est très proba- blement le facteur qui subira les plus grands changements dans l'avenir : c'est pourquoi nous avons retenu la dérive par rapport à la ration journa- lière par tête comme le facteur déterminant du changement correspondant dans la mortalité. Le rapport n° 522 de l'Organisation mondiale de la santé (OMS, 1973) précise que les facteurs spécifiques de la mortalité chez le nourrisson sont un peu plus opérants si ce sont les protéines qui font défaut plutôt que les calories; aussi avons-nous défini un multiplicateur de la morta- lité aux différents âges qui est une fonction non linéaire de la carence corres- pondante en protéines. Pour l'Asie du Sud, nous n'avons pas cru devoir tenir particulièrement compte de la carence en calories : dans cette région, la consommation de calories et celle de protéines vont de pair car le régime y contient très peu de protéines animales - avec une consommation de viande qui ne représente guère que 3 à 4 % de celle des États-Unis. Par conséquent, même si l'on couvrait la carence en protéines en ajoutant au blé, par exemple, de la lysine synthétique, la carence en calories persis- terait. Notons à cet égard que P. V. Sukhatme, qui fait autorité en Inde pour les problèmes agricoles, s'est interrogé sur l'utilité de cette méthode d'enrichissement aux protéines dans son discours présidentiel : « Stratégie des protéines : une tendance actuelle en agriculture », Journal of Agricul tural Economics, voL. xxvir.

Page 187: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Appendice 4

Bibliographie

Rapports présentés au séminaire sur le Modèle mondial régionalisé à

plusieurs niveaux de l'Institut international d'analyse appliquée des

systèmes, Laxenburg (Autriche), 29 avril-3 mai 19741

TrrREs AUTEURS

Méthodologie

1. Objectifs, motivation et bases con- M. Mesarovic, E. Pestel

ceptuelles 2. Modèle finalisé et régionalisé pour M. Mesarovic, E. Pestel

l'analyse des relations critiques du monde - « Le fondement concep- tuel », Kybernetes Journal, 1972

3. Analyse interactive de la crise de B. Hughes, P. Gille, R. Pestel, l'énergie à l'aide du modèle mon- T. Shook, M. Mesarovic dial à plusieurs niveaux - Futures, août 1973

4. Simulation d'une prise de décision H. Bossel, B. Hughes finalisée : approche et prototype

5. Prise de décision humaine sur ordi- J. H. C. Klabbers nateur : notes concernant le mode interactif

6. Principes de coordination pour les Y. Takahara interactions entre systèmes

7. Utilisation courante des modèles de F. Rechenmann décision à plusieurs niveaux

1. Pour une bibliographIa complète, on consultera nos rapports qui peuvent être demandés à l'IIASA.

195

Page 188: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

8. PROMÉTHÉE (Programmation J. Mermet pour les modèles des tendances de la Terre : hiérarchiques, économi- ques, écologiques)

Population 9. Modèle de la population, vol. i et a K. H. Oehmen, W. Paul

Économie 10. Méthodologie pour la construction M. Mesarovic, E. Pestel

d'un modèle économique mondial 11. Précision pour la structure d'un B. Hickman, L. Klein, M. Mesa-

modèle macro-économique mon- rovic dial

12. Mise sur ordinateur d'un modèle P. Gille, K. Kominek, R. Pestel, macro-économique mondial T. Schook, W. Stroebele

13. Mise sur ordinateur d'un modèle T. Shook micro-économique

14. Fonction de production Cobb- H. McCarthy, G. Shuttle Douglas pour le Projet de modèle mondial, et interprétation du modèle pour la croissance dans un seul sec- teur

15. Analyse statistique de la propaga- G. Blankenship tion des erreurs dans le modèle éco- nomique mondial

Énergie 16. Modèle énergétique : Ressources R. Bauerschmidt, R. Denton,

H.-H. Maier 17. Modèle énergétique : Demande B. Hughes, B. Chu 18. Modèle énergétique : Fourniture H. Bossel 19. Production et consommation de N. Chu

carburants liquides par régions dans le monde entre 1925 et 1965

20. Description du modèle pour le pé- B. Hughes trole mondial

21. Évaluation de la crise mondiale du B. Hughes, H. Mesarovic, E. Pes- pétrole à l'aide du modèle mondial tel à plusieurs niveaux

22. Modèle énergétique global R. P. Heyes, R. A. Jerdonek, A. B. Kuper

23. Évaluation de l'impact environne- M. Gottwald, R. Pestel mental

Alimentation 24. Modèle alimentaire régionalisé W. B. Clapham Jr., M. War-

pour le système global shaw

196

Page 189: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Appendices

25. Modèle d'analyse d'une politique M. Mesarovic, J. N. Richard- alimentaire intégrée : Description son Jr., M. Warshaw structurale et analyse des résultats

26. Analyse de scénario du problème W. B. Clapham, Jr., M. Mesa- alimentaire mondial, à l'aide du rovic, J. M. Richardson Jr., modèle d'analyse d'une politique M. Warshaw alimentaire intégrée

27. Modèle des relations entre une se- T. Weisman lection de variables alimentaires et la mortalité excédentaire dans les populations

Ressources hydrologiques 28. Modèle des ressources hydrologi- M. Cardenas

ques

Page 190: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Commentaire Aurelio Peccei et Alexander King

C'est très chaleureusement que nous accueillons au Club de Rome ce rapport de Mihajlo Mesarovic et Eduard Pestel. ll marque une étape nouvelle, et de grande importance, vers la compréhension des systèmes globaux, tant naturels qu'humains, qui régissent notre vie et celle de la planète. Saisie par la multiplication des crises mondiales, l'opinion publique a beaucoup évolué au cours des dernières années. Pourtant, les responsables dans tous les pays, et d'une façon générale, ceux qui décident du monde tel qu'il est, si pressés qu'ils soient par les dures réalités de notre temps, tardent encore à changer leurs façons de penser et d'agir. Le rapport Mesarovic-Pestel leur mettra sous les yeux un cadre de référence qu'ils ne pourront guère ignorer, et leur offrira en même temps un instrument nouveau, d'une très grande ingéniosité, pour mesurer ce que peuvent valoir leurs conceptions et leurs politiques, face aux réalités de ce monde.

Parvenir à comprendre comment fonctionnent les systèmes globaux, et comment s'établit l'interdépendance de leurs éléments : tel est bien l'objectif essentiel du Club de Rome. Lorsqu'en 1968, nous avons commencé à en discuter, nous étions avant tout sensibles à l'absence de toute recherche fondamentale, sur l'interaction entre les grands problèmes qui viennent assaillir la société humaine, et au fait qu'il n'en est pratiquement pas tenu compte, chaque fois qu'il s'agit de définir une politique et de la mettre en oeuvre dans ces domaines. Certes, depuis toujours, les philosophes ont souligné l'unité fonda- mentale de la nature, de l'homme et de la pensée, ainsi que les corré- lations de leur développement. Mais on n'en a guère tenu compte, dans la pratique politique et sociale.

Le principe même de la souveraineté nationale, les structures et les procédures de nos gouvernements, le caractère ponctuel ou linéaire

199

Page 191: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

de leurs politiques se prêtent mal, en effet, à une telle conception glo- bale. Dans le passé, il y avait toujours moyen de corriger les fautes de calcul qui en résultaient, même de grande conséquence - quitte à payer la casse. Aujourd'hui, où les changements sont d'une ampleur, d'une complexité et d'une rapidité qui ne pardonnent pas, nous ne disposons plus de tels délais de grâce; et pour toute erreur d'appré- ciation, dans les rebondissements des problèmes et de leurs solutions, pour tout conflit où nous entraînent nos intérêts nationaux ou régio- naux, la note est de plus en plus lourde. Au point où nous en sommes, il n'est de salut possible qu'en faisant résolument face aux crises qui nous assaillent, et à celles plus graves encore qui s'annoncent pour demain.

Dans son effort pour démêler ce púzzle sans précédent qu'il appelle la problématique mondiale, le Club de Rome a, dans un premier temps, patroné un modèle de simulation mondiale qui utilisait la technique de la dynamique des systèmes du professeur Jay Forrester, au MIT; l'aboutissement de cet effort fut la célèbre étude publiée en 1972 sous le titre de Limites à la croissance. Le professeur Dennis Meadows et son équipe y projetaient dans l'avenir les interactions entre une série de problèmes critiques, afin de voir comment évolueraient les systèmes du monde, si rien n'était fait pour corriger les tendances actuelles.

Bien que, dans le livre lui-même, il eût été maintes fois répété qu'une telle projection n'avait de sens que pour inciter au change- ment, on a eu vite fait de voir, dans les conclusions de cette première recherche globale, une prophétie de malheur. Entre-temps, les crises mondiales de l'énergie et de la nourriture ont éclaté avec une telle force explosive qu'il ne reste pas grand-chose des critiques de principe contre un tel effort. Tout en reconnaissant volontiers les inévitables imperfections de la recherche d'avant-garde entreprise au MIT, nous la considérons comme un premier jalon sur une voie nouvelle; et ce n'est pas le moindre mérite du rapport que d'avoir attiré l'attention de l'opinion mondiale sur les problèmes fondamentaux qu'il sou- lève.

Mesarovic et Pestel, eux, sont partis d'un point de vue entièrement différent. On a souvent reproché au premier modèle ses agrégations de données à l'échelle du monde. Or c'était là une limite qu'il fallait bien accepter, si l'on voulait mener le projet rapidement à son terme,

200

Page 192: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

. Commentaire

et ouvrir une première perspective d'ensemble sur les tendances et les contraintes qui sont celles du système total. Nous n'ignorions pas, bien entendu, que dans un monde hétérogène, avec ses différences innombrables entre les cultures et les environnements, ses divers niveaux de développement, et les répartitions inégales de ses ressources naturelles, la croissance de ses différentes régions ne pouvait être qu'hétérogène elle aussi. C'est pourquoi les courbes et les tendances moyennes, telles qu'elles sont présentées dans le premier rapport, ne pouvaient servir d'aide à la prise de décision politique dans aucun pays en particulier.

Nous considérions donc comme urgent, après ce premier modèle global, de procéder à des études « désagrégées » qui permettraient de serrer de plus près la réalité du monde dans toute la variété de ses aspects régionaux et nationaux, ainsi que d'intervenir utilement dans la pratique politique. C'est exactement ce que se propose l'étude de Mesarovic et Pestel, et c'est pourquoi nous leur avons apporté notre appui. Leur modèle, qui s'appuie sur la théorie des systèmes à plusieurs niveaux hiérarchiques en lui apportant de nouveaux raffinements, divise le monde en 10 régions qui se trouvent en situa- tion d'interdépendance et d'interaction mutuelle, au plan politique, économique ou de l'environnement; il peut d'ailleurs, au besoin, pousser plus loin encore la désagrégation, jusqu'au niveau des entités nationales. Ainsi, ses conclusions pourront être prises en considéra- tion par ceux qui décident des politiques nationales. En outre, et pour la première fois, il permet de procéder à l'examen comparé des différents groupes en compétition pour les ressources limitées de la Terre, afin d'identifier les sujets de conflit ou d'incompatibilité entre les politiques nationales ou régionales.

La prise de décision a toujours été un art difficile et plein d'aléas. On a beau se donner des objectifs plus ou moins clairement définis, s'appuyer sur des bases politiques ou idéologiques solides et, dans le meilleur des cas, disposer de bonnes données statistiques et d'analyses qualitatives correctes de la situation : l'acte même de la décision - le choix qu'il faut faire - offre moins de clarté, et il est souvent moins rationnel. En général, les décisions sont prises en fonction d'une évaluation personnelle de ces différents facteurs et de bien d'autres encore, ainsi que de l'expérience acquise concernant les conséquences probables de telle ou telle action. Normalement, le profil mental du

201

Page 193: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

décideur est relativement simple. D peut avoir, personnellement, de grandes qualités d'intuition, ainsi qu'un sens aigu de la réalité poli- tique, sociale et psychologique; mais le cerveau humain est voué à l'incertitude, quand il s'agit d'assimiler et d'interconnecter des variables multiples.

A ces qualités personnelles, le modèle sur ordinateur fournit l'appoint de tout un lot de données soumises à une analyse objective, permettant ainsi l'exploration des différentes solutions possibles. Certains voient dans cette approche une menace technocratique : l'ordinateur prendrait en charge la destinée humainel C'est là pur non-sens, et en particulier dans le cas du travail de Mesarovic et Pestel. Souple comme elle est, leur méthodologie est riche de pro- messes, car elle permet de nourrir sans fin le dialogue entre l'homme, qui conserve son système de valeurs, son jugement, la conscience de ses objectifs, et l'ordinateur qui met à sa disposition une faculté de calcul prodigieuse. C'est trop peu dire que l'homme y garde toute la supériorité de son initiative, de son aptitude à répondre à une tension ou à un défi : elle se trouve encore renforcée par cette aide efficace, grâce à laquelle il peut étudier des scénarios offrant d'autres alterna- tives, mettre au banc d'essai les choix possibles en évaluant leurs conséquences probables, et finalement porter la prise de décision à un niveau de rationalité supérieur.

Au rapport sur les Limites à la croissance, il a été souvent reproché de ne s'intéresser qu'aux limites matérielles - lesquelles ont peu de chances d'être jamais atteintes, étant donné les troubles de toute nature à prévoir d'ici là. Il faut bien le dire, les vraies limites à la croissance sont sociales et politiques, elles tiennent à notre façon de gérer nos affaires, et finalement, à la nature même de l'homme. Le modèle de Meadows ne permettait guère d'établir de rapports directs entre les problèmes matériels et les développements politiques ou les changements dans le système des valeurs. De nouveaux instru- ments étaient donc effectivement nécessaires, pour associer de façon organique les facteurs sociaux, politiques et économiques. C'est bien ce que nous proposent Mesarovic et Pestel.

D'un bout à l'autre de leur recherche ils se sont efforcés, comme il est de tradition au Club de Rome, de ne pas prendre de positions politiques, au sens courant de ce terme. Les grands problèmes de notre temps échappent au cadre habituel des partis, et comme ils ont trait

202

Page 194: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Commentaire

à la survie de l'espace humaine, ils transcendent même nos idéologies actuelles. Certes, avec la meilleure volonté du monde, nul n'atteindra jamais à l'objectivité parfaite. C'est dans la sélection même des don- nées et des hypothèses de départ que s'introduisent subtilement, et à l'insu des concepteurs de modèles, les coefficients personnels qui tiennent à leurs préventions et à leurs conditionnements. Dans le cas présent, par exemple, les auteurs rejettent la solution à long terme du problème mondial de l'énergie qui aurait principalement recours à l'énergie atomique, et en particulier aux surgénérateurs à réaction rapide. Se refusant à ce qui équivaut, à leurs yeux, à une partie de roulette russe, ils optent pour l'énergie solaire tout en laissant ses chances à la fusion nucléaire, au cas où celle-ci serait disponible en temps utile. Un tel refus a notre plein accord, mais il n'en traduit pas moins un jugement de valeur.

Certes, et nous en convenons sans difficulté, ces modèles ne sont encore que des prototypes. La tâche entreprise par Mesarovic et Pestel est herculéenne. Pour tirer tout le fruit de leur travail, il faudra des années et des années de mise à l'essai et de recherche intellectuelle du plus haut niveau; et finalement, il faudra bien en venir à une banque de données mondiales, régionales et nationales, à une échelle massive et sur des bases solides, si nous voulons disposer d'un instrument assez souple pour pouvoir prendre en compte, par inclusion ou par exclusion, le nombre considérable des variables en cause, pour rééva- luer sans arrêt les données et les hypothèses de départ, et pour explorer les effets à prévoir de changements dans le système des valeurs.

Tels qu'ils sont, les résultats auxquels sont parvenus les auteurs sont déjà de grande importance. Ils se sont attachés à plusieurs enche- vêtrements de problèmes, dont chacun, s'il n'est pas abordé de front, pourrait conduire à des désastres inimaginables. De cette recherche intensive, il y a des conclusions fondamentales à tirer, et elles viennent confirmer les mises en garde déjà prodiguées par le Club de Rome. Rappelons deux d'entre elles :

a Il n'est de chances possibles, pour l'avenir du monde et de l'homme, que dans une coopération mondiale conçue dans un cadre global et des perspectives à long terme.

. Tout délai dans les décisions qui sont à prendre dès maintenant se soldera par des coûts monstrueux, non seulement aux plans écono- mique et politique, mais en souffrances humaines.

203

Page 195: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Stratégie pour demain

Comme le lecteur du présent ouvrage l'aura certainement noté, ces conclusions sont renforcées par une thèse qui prête à discussion dans le détail, mais dont le sens général, à notre avis, emporte la conviction. Le vrai problème est de savoir s'il sera tenu compte de ces avertissements. Dans le passé, aucun groupe humain ne s'est montré capable de formuler une politique à long terme au service de notre espèce, et de nos jours, il suffit de conflits d'intérêts mineurs pour bloquer les décisions politiques qui s'imposeraient dans une saine gestion des affaires humaines.

Ce livre nous aide à comprendre que nous sommes sur une pente fatale. Comment croire en l'émergence d'une véritable communauté mondiale ou même aux chances de survie de notre société humaine telle qu'elle est, en proie à des injustices profondes et intolérables, à des crises de surpopulation et des famines de masse, à des pénuries d'énergie et de matières premières, pour se trouver finalement rongée par l'inflation? A quelles explosions, à quels effondrements faut-il s'attendre, et où, et quand, maintenant que la technologie de la guerre atomique et la violence civile excèdent toute mesure de la sagesse. et de la stabilité politique?

L'homme paraît condamné; et pourtant, nous gardons quelque espoir. Voici que les vents tournent, ils annoncent des changements. On commence à le comprendre pour de bon, dans l'angoisse : il va falloir des transformations fondamentales dans l'ordre du monde - dans les structures du pouvoir, dans la répartition des richesses et des revenus, dans la façon même de nous conduire et de voir les choses. Peut-être ne faudra-t-il rien moins qu'un nouvel humanisme et de nouvelles lumières, pour aborder ce grand virage sans risques de catastrophe.

A l'ONU, par exemple, de nouveaux concepts sont pris en considé- ration, tels celui d'une « sécurité collective de l'économie mondiale », comme le complément nécessaire de la sécurité politique, ou celui qui aboutirait à une re-définition des « devoirs et des droits » des États membres. En avril 1974, une session spéciale de l'Assemblée générale a publié une déclaration sur l'établissement d'un « nouvel ordre économique international ». Et les conférences mondiales de l'ONU - sur l'homme et son environnement d'abord, puis sur la population, la nourriture et le droit des mers, avec d'autres encore en projet sur

l'énergie, les matières premières, les établissements humains, etc. -

204

Page 196: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

Commentaire

s'attaquent à des problèmes globaux pour y trouver des solutions globales.

Tels sont les ferments de la révolution nécessaire dans les relations internationales : elles annoncent une façon différente de gérer la société humaine. En février 1974, à Salzbourg, le Club de Rome a invité des hommes d'État, représentant des pays différant par leur politique et par leur culture, à se réunir pour examiner les problèmes globaux et leurs solutions possibles à long terme. Dans leur déclara- tion finale, ils ont abouti à cette conclusion sans équivoque : si l'huma- nité doit répondre au défi de notre temps, « un nouvel esprit de solida- rité active et de coopération » entre tous les peuples et toutes les nations s'impose; c'est ce que nous avons appelé l'Esprit de Salzbourg.

Parmi les décisions nécessaires en ce sens pour la survie de notre espèce, beaucoup seront impopulaires, et certaines seront même impossibles à prendre, à moins que nous ne parvenions à comprendre dans le monde entier la nature de nos problèmes et leur gravité. De ce double point de vue, l'importance du présent livre est évidente. D'un côté, il nous expose à nu les différents choix qui nous restent, et nous montre la nécessité, en connaissance de cause, de nous décider sans délai. De l'autre, il nous offre un instrument complexe, ra?né, efficace qui peut nous assister pour de telles prises de décision.

C'est pourquoi nous recommandons ce rapport à tous ceux qui jouent un rôle politique, et au public en général. En même temps, nous formulons l'espoir que les fonds nécessaires pour poursuivre de tels travaux puissent être réunis, afin que ceux qui ont la responsabilité écrasante de prendre les décisions au sommet, à ce tournant de l'his- toire, puissent le faire dans l'intérêt bien compris de tous les peuples de la Terre, aujourd'hui et demain.

Juillet 1974

Page 197: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL

'

Table

Anticiper, prévenir et gérer les crises .................... 7 Préface à l'édition française par Robert Lattès

Introduction ........................................ 19 1. De la croissance indifférenciée à la croissance organique... 25 2. Nature des crises globales............................. 33 3. Naissance d'un système du monde...................... 39 4. Modèle à plusieurs niveaux du système mondial......... 53 5. Trop peu, trop tard.................................. 73 6. Quand les retards sont mortels......................... 85 7. Les batailles de la pénurie............................. 97 8. Limites de l'indépcndance............................. 113 9. Le seul recours...................................... 125

10. Miracle de la technologie ou pacte avec le diable ?........ 139 Conclusion ........................................ 151

APPENDICES 1. Équipe de recherche et collaborateurs extérieurs............. 165 2. Liste des pays groupés en régions......................... 167 3.

Notes complémentaires 171

1. Note sur l'expansion de la production alimentaire, 171.-2. Note sur les réserves de carburants fossiles, 178. - 3. Note sur le coût de la production, le commerce et la consommation du pétrole, 181. - 4. Classes d'âge et croissance démographique, 183. - 5. Sous-alimen- tation et mortalité, 193.

4. Bibliographie.......................................... 195

Commentaire...................................... 199 par Aurelio Peccei et Alexander King

Page 198: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL
Page 199: CLUB DE ROME :: Stratégie pour demain DEUXIÈME RAPPORT par MIHAJLO MESAROVIC et EDUARD PESTEL