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PATRICK WATIER Confiance et socialisation Une société repose certes sur des présupposés socio- structurels, mais elle ne pourrait s'installer si elle ne s'appuyait aussi sur des sentiments, des croyances, des obligations, des représentations imaginaires, des désirs, des aspirations. Les sous-titres sont de la rédaction Patrick Watier Faculté des sciences sociales Laboratoire de sociologie de la culture européenne S elon M. Weber, la recherche par le puritain d'une conduite méthodique de vie a joué un rôle central dans la rationalisation et l'autodiscipline, propres à la construction économique de l'Occident. Il soulignait, par ailleurs, le rôle de la religion, des forces magiques, ainsi que des obliga- tions morales en tant qu'éléments forma- teurs de la conduite. Dit plus simplement, les idées religieuses et les idées morales servent de guide dans la pratique quotidienne. Ce n'est toutefois pas à ce genre de guides de l'action que je vais m'intéresser, mais à des schèmes d'orientation réciproque qui ne sont pas strictement codifiés. En effet, à côté des systèmes de pensée plus ou moins clai- rement articulés en croyances religieuses ou morales, on peut aussi mettre au jour des a priori qui, sans être l'objet de doctrines ex- plicites et strictement codifiées, ni thémati- sés consciemment par les individus - c'est- à-dire qu'ils en ont une conscience plus pratique que discursive - sont tout à fait né- cessaires au fonctionnement des systèmes complexes. Les petits riens qui font la vie sociale Le sentiment de confiance fait précisé- ment partie de ces sentiments psycho-so- ciaux et occupe une place centrale bien que non réfléchie dans les relations sociales; sans lui la société aurait de grandes chances de se disloquer. Pour prendre un exemple actuel, l'usage si naturel du téléphone ou du Minitel, du train ou de l'avion, des systèmes éducatifs, suppose une organisation, une ra- tionalisation qui m'échappent, mais qui vont de soi pour l'individu qui les utilise, et dont l'existence n'apparaît paradoxalement que lorsqu'elle ne fonctionne pas ou a des ratés. De fait, « chaque groupe et chaque individu devient, sur le plan fonctionnel, de plus en plus dépendant des autres de par la spécifi- cité de ses propres fonctions. Les chaînes d'interdépendance se différencient et se ral- longent, elles deviennent de moins en moins perceptibles, échappent ainsi au contrôle de l'individu et du groupe» (1) . Ces chaînes qui s'allongent, sur lesquelles je n'ai pas d'in- formation de première main, nécessitent un sentiment quasi immédiat de confiance, confiance que les individus sont dès lors amenés à accorder aux systèmes dans les si- tuations d'interdépendance de la modernité. Comme de plus en plus souvent les manières classiques et traditionnelles d'entrer en contact, qui supposaient une connaissance de voisinage, ne peuvent plus servir pour se renseigner sur la personne, les apparences servent de garanties. La confiance, remar- quons-le bien, concerne tant les individus que les systèmes sociaux; ainsi dans de nombreuses activités, le contact qui s'établit entre un individu et un système ne repose pas sur une interaction en face à face, avec un autre individu. Heureusement que je ne vois pas l'air excédé que provoque mon coup de téléphone. Pour montrer l'impor- tance d'un tel a priori, on peut se livrer à cer- taines expériences, s'asseoir dans une can- tine, à une place provisoirement inoccupée, et manger le plat que son propriétaire a abandonné pour chercher de la moutarde. La Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1993 201

Confiance Et Socialisation

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Le lien entre la socialisation et la confiance est décrit d'une façon assez précise dans cet article.

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  • PATRICK WATIER

    Confiance et socialisation

    Une socit repose certes sur des prsupposs socio-structurels, mais elle ne

    pourrait s'installer si elle ne s'appuyait aussi sur des

    sentiments, des croyances, des obligations, des

    reprsentations imaginaires, des dsirs, des aspirations.

    Les sous-titres sont de la rdaction

    Patrick Watier

    Facult des sciences sociales Laboratoire de sociologie de la culture europenne

    Selon M. Weber, la recherche par le puritain d'une conduite mthodique de vie a jou un rle central dans la rationalisation et l'autodiscipline, propres la construction conomique de l'Occident. Il soulignait, par ailleurs, le rle de la religion, des forces magiques, ainsi que des obligations morales en tant qu'lments formateurs de la conduite. Dit plus simplement, les ides religieuses et les ides morales servent de guide dans la pratique quotidienne. Ce n'est toutefois pas ce genre de guides de l'action que je vais m'intresser, mais des schmes d'orientation rciproque qui ne sont pas strictement codifis. En effet, ct des systmes de pense plus ou moins clairement articuls en croyances religieuses ou morales, on peut aussi mettre au jour des a priori qui, sans tre l'objet de doctrines explicites et strictement codifies, ni thmati-ss consciemment par les individus - c'est--dire qu'ils en ont une conscience plus pratique que discursive - sont tout fait ncessaires au fonctionnement des systmes complexes.

    Les petits riens qui font la vie sociale

    Le sentiment de confiance fait prcisment partie de ces sentiments psycho-sociaux et occupe une place centrale bien que non rflchie dans les relations sociales; sans lui la socit aurait de grandes chances de se disloquer. Pour prendre un exemple actuel, l'usage si naturel du tlphone ou du Minitel, du train ou de l'avion, des systmes

    ducatifs, suppose une organisation, une rationalisation qui m'chappent, mais qui vont de soi pour l'individu qui les utilise, et dont l'existence n'apparat paradoxalement que lorsqu'elle ne fonctionne pas ou a des rats. De fait, chaque groupe et chaque individu devient, sur le plan fonctionnel, de plus en plus dpendant des autres de par la spcificit de ses propres fonctions. Les chanes d'interdpendance se diffrencient et se rallongent, elles deviennent de moins en moins perceptibles, chappent ainsi au contrle de l'individu et du groupe(1). Ces chanes qui s'allongent, sur lesquelles je n'ai pas d'information de premire main, ncessitent un sentiment quasi immdiat de confiance, confiance que les individus sont ds lors amens accorder aux systmes dans les situations d'interdpendance de la modernit. Comme de plus en plus souvent les manires classiques et traditionnelles d'entrer en contact, qui supposaient une connaissance de voisinage, ne peuvent plus servir pour se renseigner sur la personne, les apparences servent de garanties. La confiance, remarquons-le bien, concerne tant les individus que les systmes sociaux; ainsi dans de nombreuses activits, le contact qui s'tablit entre un individu et un systme ne repose pas sur une interaction en face face, avec un autre individu. Heureusement que je ne vois pas l'air excd que provoque mon coup de tlphone. Pour montrer l'importance d'un tel a priori, on peut se livrer certaines expriences, s'asseoir dans une cantine, une place provisoirement inoccupe, et manger le plat que son propritaire a abandonn pour chercher de la moutarde. La

    Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1993 201

  • phronsis sociologique consistera par des ty-pifications ordinaires s'assurer qu'il n'est pas trop impulsif. Cette exprience est la transposition d'une exprience prte Goffman. Sous des dehors farfelus, cette petite histoire permet de voir qu'a priori nous faisons confiance, c'est--dire que ce que je vous propose semble inimaginable celui qui a abandonn son repas. La confiance assure une scurit ontologique qui permet de vaquer l'esprit libre des occupations aussi triviales que la recherche de moutarde sans craindre qu'un intrus ne se serve dans votre assiette. Par ce biais on dmontre prcisment sur quels petits riens repose la vie sociale, et l'on met en vidence l'importance d'un sentiment de confiance soutenant les routines de l'existence quotidienne.

    Le sentiment de confiance, Simmel, Giddens, Luhmann Le sentiment de confiance a fait l'objet

    de remarques de Simmel notamment dans La philosophie de l'argent et le chapitre Secret et socit secrte de Soziologie , remarques qui concernent les affaires, la science, les organisations et tentent de montrer quel point un tel sentiment est une caractristique centrale de la modernit. On peut dj indiquer que de nombreuses activits supposent que mes expectations ne soient pas dues; et il s'agit alors de la croyance en la fiabilit de nombreux organismes : par exemple je mets une lettre la poste et je pense qu'elle arrivera, je prends un train ou un avion et l'heure d'arrive va de soi, j'ouvre un compte bancaire et je fais confiance, ne craignant ni erreurs, ni d'ventuels dtournements ; le paysan croit que son champ portera des fruits, le commerant que les gens achteront ses marchandises, etc. Simmel a propos de considrer ces lments propos desquels nous reviendrons lorsque nous aborderons les mdias tels l'argent, comme une sorte de foi qui n'est rien d'autre qu'un savoir inductif attnu (2). Un savoir qui, partant d'un constat, en anticipe des conclusions attendues. Notons-le au passage, c'est sans doute une caractristique centrale du fonctionnement du raisonnement quotidien des individus, lequel ne fonctionne pas selon des raisonnements de type hypothtico-dductifs. W.I. Thomas relevait qu'il est important de prendre conscience du fait que nous ne

    gouvernons notre vie, nous ne prenons nos dcisions, nous n'atteignons nos buts dans la vie quotidienne ni au moyen de calculs statistiques ni par des mthodes scientifiques. Nous vivons sur des hypothses. Je suis, par exemple, votre invit. Vous ne savez pas, vous ne pouvez poser de faon scientifique que je n'ai pas l'intention de voler votre argent ou vos petites cuillers. Mais par hypothse, je n'en ai pas l'intention et vous me traitez en invit (3). Chaque interaction suppose aussi une foi dans l'auto-prsentation de l'autre. Certes, il ne saurait tre question de laisser entendre que la confiance elle seule soutient l'ordre social, mais elle fait partie de ces lments psycho-sociaux qui jouent, de l'conomie aux relations interindividuelles, un rle que les thories structurelles ont par trop tendance laisser dans l'ombre, ou pire ngliger. S'interrogeant sur son rle, des auteurs tels que Luhmann dans Vertrauen et Giddens dans Les consquences de la modernit tabliront des distinctions entre confiance, esprances fondes sur un savoir inductif, et choses tenues pour aller de soi, qu'en effet Simmel ne distingue pas systmatiquement. L'vidence, ou ce qui va se soi propos des anticipations les plus banales, implique que les projets que nous formons ne seront pas contraris, que la voiture ne tombera pas en panne quand nous voudrons l'utiliser, bref que les choses, les gens (un enfant qui tombe malade, un ami qui rend une visite inopportune), ou les circonstances (un accident nuclaire interdit toute sortie) ne se mettront pas en travers de nos micro-actions, ici la promenade en voiture du dimanche aprs-midi. Sauf vivre dans une anxit permanente, il est clair que je suis amen supposer implicitement que mes anticipations ne seront pas dues, qu'un quart d'heure suffit largement pour arriver la fac, etc., bref que les routines n'ont pas de raison d'tre modifies.

    La confiance associe l'action et au risque

    A ct de ce premier sentiment, pris au sens large, il en existe un second qui concerne les personnes ou les systmes, et l, c'est moi qui place ma confiance en eux. Bien entendu, ici aussi je compte bien ne pas tre du, que les cours l'universit seront passionnants par exemple, mais selon

    Luhmann, dans ce deuxime cas de figure, la confiance est associe l'action et au risque dans la mesure o les alternatives mon choix ont d tre peses, alors que dans le premier cas de figure nous ne pouvons passer notre vie envisager, sauf plaisir masochiste, tout ce qui pourrait contrarier ce que j'ai appel micro-action. Giddens prcisera, lui, que la confiance est comprendre non seulement comme espoir que les choses se passeront bien comme je les attends, comme savoir inductif faible, mais aussi comme foi dans la probit de l'autre ou dans la correction de principes abstraits que je ne matrise pas. Traitant de la vie quotidienne dans les espaces collectifs, Goffman souligne la vulnrabilit de la vie publique, dont on ne devient conscient qu' partir du moment o l'on se rend compte de l'tendue, de la complexit et du degr de confiance mutuelle qu'elle suppose. La vie sociale repose donc pour une bonne part sur des sentiments psycho-sociaux et des orientations rciproques, sans eux les interactions se perdraient dans le vide. Dans la mesure o la modernit se caractrise par le dsenchssement des activits par rapport des lieux, et o d'autre part les institutions modernes supposent des connexions immdiates ou du moins trs promptes entre activits locales et relations sociales globales, on peut conclure que la confiance joue un rle de plus en plus important. On se souvient qu'elle faisait partie des deux caractristiques retenues par M. Weber qui distinguait la situation du civilis sous le rapport spcifiquement rationnel de celle du primitif. La premire concerne la croyance ou la foi dans l'essence rationnelle des productions artificielles de l'homme qui jouent un rle dans les conditions de la vie courante moderne, que celles-ci soient purement matrielles comme les moyens de transports ou que ce soit des institutions. Cette croyance n'tant bien entendu pas sans consquence sur l'activit communautaire par entente (Einverstndnis) traite antrieurement. Ds lors pour Weber se trouvent lies confiance en la rationalit de ces choses artificielles et expectations, attentes, qui pourront elles aussi se dterminer de faon rationnelle et sans ambigut. La confiance qu'on met en ces choses artificielles en tant qu'elles fonctionnent rationnellement, c'est--dire selon des rgles connues et non irrationnellement, la manire des puissances que le primitif (der Wilde) cherche influencer par l'interm-

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  • diaire du sorcier, de sorte que, du moins en principe, on peut compter sur elles, calculer leur comportement et orienter sa propre activit d'aprs les expectations univoques qu'elles suscitent. (4) En ce sens, la rationalit est dpendante tant d'une foi dans le caractre rationnel des produits qui y prtendent que d'une confiance dans le fait qu'ils fonctionnent bien ainsi, deux termes qui ont galement servi Simmel pour dcrire le passage l'conomie montaire aussi bien que la foi dans l'honntet des autres, confiance et foi ncessaires ds que les conditions de la vie moderne multiplient les points sur lesquels elle repose. On peut encore ajouter que les modalits de la confiance sont pour Weber d'une importance cruciale. En effet elle n'aura pas les mmes consquences selon qu'elle s'appuie sur les relations de parent ou sur les caractristiques thiques attribues aux individus. Dans le chapitre 8 de L'thique conomique des religions mondiales, o il compare le confucianisme et le puritanisme, il souligne le fait suivant: Il est d'une trs considrable porte conomique que toute la confiance, la base de toutes les relations d'affaires, soit toujours reste fonde sur la parent ou sur de pures relations personnelles de type parental, comme cela se produisit trs fortement en Chine. Poursuivant, il attribue aux religions thiques ainsi qu'aux sectes thiques et asctiques du protestantisme la rupture du lien de famille, et la constitution de la communaut de croyance et de conduite thique de l'existence contre la communaut de sang, dans une grande mesure mme contre la famille. Il en rsultait [d]u point de vue conomique : la fondation de la confiance sociale sur les qualits thiques de l'individu particulier, lesquelles taient prouves dans le travail professionnel concret (5). Ainsi pour Weber la manire d'attribuer la confiance et les critres sur lesquels elle se dtermine vont entraner des consquences conomiques fondamentales.

    En ce sens ce qui importe, c'est la manire dont cette relation de confiance fonctionnant l'intrieur de relations sociales et de relations conomiques, toutes deux influences par des thiques religieuses, accrot ou non les capacits d'action conomique, en dehors de la parentle. Nous verrons comment son rle se trouve aussi amplifi, hors de tout contexte religieux, lorsque les relations entre partenaires dans une conomie montaire dveloppe de

    vront prendre en compte la nouvelle donne entre proche et lointain, caractristique selon Simmel du monde moderne.

    Dans la modernit, un double processus:

    le lointain devient proche et le proche devient lointain

    En effet, la modernit instaure de nouvelles relations entre espace et temps, l'action peut de plus en plus tre dissocie de la co-prsence des acteurs, l'espace est en quelque sorte aboli par les moyens de communication de masse d'une part et par les transports de l'autre, et il en va de mme pour le temps ds qu'il est possible d'agir en temps rel. G. de Tarde(6) avait fait remarquer, au dbut du sicle, que de nouveaux groupements qui ne supposaient pas le contact physique direct entre personnes taient en train de natre et s'interrogeait sur le type de lien entre individus qui pouvait en rsulter. Une caractristique, selon lui, de ces groupements tait de pouvoir constituer une collectivit purement spirituelle, et il proposait de nommer public cette dissmination d'individus physiquement spars et dont la cohsion est toute mentale . De tels groupements existent partout o une suggestion distance des individus se ralise et lorsque les hommes ne se connaissent plus personnellement et n'ont de liens entre eux que par d'impersonnelles communications d'une certaine rgularit et frquence. Les lecteurs d'un mme quotidien apparaissaient Tarde comme un public subissant les effets d'une mme contagion mentale sans rapport de face face, et il est bien sr tentant d'tendre une telle description et dnomination aux tlspectateurs. Dans ces deux cas, il faut constater un double processus, le lointain devient proche et le proche peut devenir lointain. Je ne connais pas l'appartement de mon voisin, mais grce une mission tlvise les familles Schmidt, Csari ou Smith n'ont plus de secret pour moi.

    L'argent, d'abord une victoire sur la distance

    La mise en place d'activits n'implique plus que celles-ci soient limites par des

    contraintes spatiales locales, et on a pu parler en ce sens de dsenchssement(7) des activits par rapport aux contextes locaux et la co-prsence (voyez Luhmann aussi, sur les divers types d'interactions). Pour A. Giddens, bien plus que les processus de diffrenciation fonctionnelle des activits, c'est ce dsenchssement qui serait la particularit centrale de la modernit. Il est possible de distinguer deux types de mcanismes de dsenchssement: les systmes experts et les codes symboliques dont l'argent est sans doute un exemple privilgi, cette courtisane universelle, l'entremetteur universel des hommes et des peuples , dont Marx parlait dans ses Manuscrits de 1844(8). L'argent en tant que tel permet des relations qui ne ncessitent plus la co-prsence et permet une sparation entre localisation et action. L'argent n'a pas de lieu, il permet au sens propre une dlocalisation. Avec l'argent la possession devient plus mobile, son alination plus facile. Comme l'a bien montr Simmel, l'ampleur et le rle de l'argent... se montrent d'abord en tant que victoire sur la distance (9) et cette victoire tient au fait que l'argent s'inscrit et participe de cette tendance qui remplace les substances par des liens sans attaches. Le passage du caractre substantiel au caractre fonctionnel de l'argent, la victoire sur la distance et les liens substantiels dpendent de conditions psycho-sociales prcises. Pour qu'elle se ralise pleinement, pour que l'usage de l'argent se gnralise, il faut supposer une confiance que les changes en nature ne prsupposaient pas. Pour que l'argent puisse fonctionner ainsi, il est tout fait ncessaire que s'tablisse un nouveau fondement, et le support sociologique de cette relation entre les objets et l'argent, c'est prcisment la relation des sujets conomiques au pouvoir central, metteur et garant de la monnaie . Et en ce sens l'argent se tient au-dessus de n'importe quel type d'change particulier et ralise une abstraction de ces changes. Cette abstraction du processus d'change partir des changes rels, particuliers, et son incarnation dans une formation objective spciale ne peut intervenir que lorsque l'change est devenu quelque chose d'autre qu'une affaire prive entre deux individus, totalement limite par les actions et ractions individuelles de ceux-ci. (10) C'est par l'mergence d'une instance tierce, l'origine, que les relations se trouvent garanties. Cette abstraction n'est, on le sait,

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  • qu'un cas particulier pour Simmel d'un phnomne trs gnral que la modernit amplifiera, des formes sociales se substituant de nombreux niveaux de l'organisation sociale aux interactions qui sont pourtant leur base. Une crise de confiance qui ne peut que passer par des reprsentations individuelles, individus ventuellement suggestionns distance, et la bourse s'effondre sans qu'existent parfois de raisons objectives, comme le disent certains commentateurs qui ne voient pas que la confiance est un lment central de ce qu'ils appellent objectivit. Autrement dit, le caractre objectif des phnomnes n'en reste pas moins le rsultat d'activits entre individus, mais il se prsente comme indpendant de ceux qui pourtant sont et restent leurs producteurs.

    L'argent, un code qui fonctionne sur

    la confiance accorde la sphre conomique

    Si, pour Marx, le ftichisme caractrise le monde de la marchandise ou encore le domaine religieux, c'est--dire qu'un rapport social dtermin entre hommes revt pour eux la forme fantastique d'un rapport des choses entre elles ou que des ides issues du cerveau humain se prsentent comme des tres indpendants, le ftichisme pour Simmel peut concerner toutes les formations sociales ds qu'elles se dlivrent des interactions et des flux qui sont pourtant leur condition et leurs finalits et atteignent ce que Simmel nomme le stade intermdiaire objectif. Dans Le concept et la tragdie de la culture il exprimait propos des crations culturelles ce processus de la manire suivante : La valeur de ftiche que Marx attribue aux objets conomiques l're de la production marchande n'est qu'un cas particulier, un peu diffrent, dans ce destin de nos contenus culturels. Ces contenus tombent sous le coup du paradoxe suivant - et cela de plus en plus, avec l'accroissement de la culture -: ils sont certes crs par des sujets et destins des sujets, mais dans le stade intermdiaire de la forme objective qu'ils prennent au-del et en de de ces instances, ils voluent suivant une logique immanente, et deviennent par l mme trangers leur origine comme leur fin(11). Lorsque de telles formations objectives

    mergent, que ce soit le droit ou l'conomie (pour en rester ces deux domaines) il est possible de considrer que se crent des codes associs qui servent de mdiation dans les relations inter-individuelles et ces codes tel l'argent ne peuvent fonctionner que sur la confiance que les personnes en relation accordent la sphre conomique, confiance qui est elle mme gage sur la communaut. En d'autres termes, dans tout change mettant enjeu l'argent, .. .il faut la prsence de cette conviction: l'argent que l'on reoit maintenant pourra tre redpens la mme valeur. Ici encore, l'indispensable et le dcisif, c'est le non aes sed fides, la confiance dans l'aptitude de la sphre conomique nous remplacer sans dommage, le quantum de valeur que nous avons abandonn en change de cette valeur intrimaire, la pice de monnaie. Sans faire ainsi crdit de deux cts, personne ne peut utiliser les pices de monnaie ; seule cette double confiance confre la pice bien sale, presque mconnaissable, la mesure dtermine de sa valeur (12).

    L'argent tablit une double confiance: l'institution

    qui bat monnaie, l'individu qui la rend

    Dans le vocabulaire actuel de la sociologie, on dira que la confiance est une condition du fonctionnement des systmes experts et des mdias symboliques, confiance dans des mcanismes abstraits et dans des individus, confiance accorde l'institution qui bat monnaie, de mme qu' l'individu qui me la rend. Si la confiance est si importante, cela est d au fait que l'argent pass de la forme substance la forme fonction est le moyen et la mesure des changes en dehors de son tre propre ou de son support matriel. La description la plus brillante de ces mcanismes de confiance se trouve sans conteste dans Philosophie de l'argent de Simmel, o il souligne que la spcificit des mcanismes montaires par rapport ceux du troc dpend en premier d'une commune relation du possesseur d'argent et du vendeur la mme sphre sociale - le premier exigeant une prestation ralisable l'intrieur de cette sphre, le second esprant avec confiance que cette exigence sera honore. Telle est la constellation sociologique dans

    laquelle s'effectuent les changes commerciaux montaires par opposition aux changes en nature(13). Ce faisant, Simmel clairait les conditions des changes commerciaux et illustrait sur ce point le programme qu'il avait fix son ouvrage dans la prface construire sous le matrialisme historique, un tage laissant toute sa valeur explicative au rle de la vie conomique parmi les causes de la culture spirituelle, tout en reconnaissant les formes conomiques elles-mmes comme le rsultat de valorisations et de dynamiques plus profondes, de prsupposs psychologiques, voire mtaphysiques (l4). La confiance est bien une prsupposition, un a priori sans lequel l'conomie montaire ne pourrait passer au stade de l'argent fonction en place de l'argent substance. Bien entendu, pour le relativisme simmelien, ce pas a pour contrepartie que l'on claire nouveau ces lments par des interprtations conomiques et cela dans une rciprocit sans fin.

    Une socit qui repose sur une conomie de crdit

    au sens large du terme

    Si nous avons vu un phnomne social, la sphre conomique dans lequel la confiance a une part fondamentale comme condition de sa possibilit, la confiance, comme Simmel le signale dans le chapitre 5 de Soziologie , joue galement un rle central dans les relations interpersonnelles. En effet, puisque l'autre ne peut jamais tre connu totalement, je typifie mon alter ego selon des schmes propres mon univers mental, ses actes, gestes, paroles sont censs clairer ce qu'il est, mais ce qu'il est rellement nous n'en savons rien. ... sans la confiance des hommes les uns envers les autres, la socit tout entire se disloquerait - rares, en effet, les relations uniquement fondes sur ce que chacun sait de faon dmontrable de l'autre, et rares celles qui dureraient un tant soit peu, si la foi n'tait pas aussi forte, et souvent mme plus forte, que les preuves rationnelles ou mme l'vidence - de mme, sans la confiance, la circulation montaire s'effondrerait(15). En ce sens, les conditions d'existence du monde moderne sont particulirement propices aux activits des escrocs, dont l'art rside dans la capacit de faire prendre les apparences

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  • qu'ils empruntent pour la manifestation de qualits qui ne sont pas les leurs. En outre, comme tout un chacun peut en faire l'exprience quotidiennement, des activits, de plus en plus nombreuses, dans les conditions d'existence du monde moderne sont hors de mon champ de contrle direct. De sorte que la conclusion s'impose : la socit moderne dans laquelle nous vivons repose sur ... une conomie de crdit, bien au-del du sens strictement conomique du terme'"'1. En effet, je suis amen faire et accorder crdit aux personnes ou aux institutions, ne serait-ce que parce que des vrifications systmatiques seraient trop coteuses en temps pour rester efficaces.

    La confiance ou la mise en uvre d'une microscopie

    psychologique

    On peut alors distinguer entre confiance accorde aux systmes experts ou encore aux comptences de ceux qui les actionnent, et confiance en des personnes. Dans une telle interaction entre personnes ... nous sommes presque engags par un jugement port sur nous par avance (17), ici nous entrons dans ce domaine des liens sociaux rgis par des obligations rciproques, liens qui du fait de leur caractre tnu doivent pour tre tudis mettre en uvre une microscopie psychologique , seule mme de saisir les atmosphres d'obligations tenant aux anticipations, jugements, typifications des autres individus. Ce n'est que grce un tel mode d'observation, un tel regard sociologique que peuvent tre perus tous les vnements qui sont la socit en acte et qui constituent l'indchirabilit de la socit, la fluctuation de sa vie, l'intrieur de laquelle ses lments atteignent, perdent et dplacent leur quilibre (l8). Dans ce rpertoire d'vnements et de reprsentations, la confiance accorde ne doit pas tre trahie, elle assure ou tient pour acquis que des lments de la personnalit que l'on ne souhaite pas communiquer publiquement ne seront pas divulgus par les personnes qui on les a confis. Ici la confiance, de mme que la reconnaissance ou la fidlit, fait partie de ces tats psychiques et sociaux, de ces liens qui tiennent la fois du devoir et du sentiment, dont la fonction est de relier les uns aux autres les lments sociaux, d'assurer la

    coexistence sociale dans la vie quotidienne et de jouer un rle non ngligeable l'intrieur de toutes les grandes formes sociales.

    La littrature en exemple

    Pour la description de tels arts de faire, la littrature est bien entendu un domaine qui fournit des matriaux de choix, ds que l'on entre dans la phnomnologie des relations interpersonnelles et de ce que les personnes savent ou ne savent pas les unes des autres. Je pense ici Proust lorsqu'il relate les ractions de Gilberte aux relations que le narrateur lui prte avec Albertine. Gilberte disait-elle cela pour me cacher qu'elle-mme, selon ce qu'Albertine m'avait dit, aimait les femmes, et avait fait Albertine des propositions ? Ou bien (car les autres sont souvent plus renseigns sur notre vie que nous ne croyons) savait-elle que j'avais aim, que j'avais t jaloux d'Albertine et (les autres pouvant savoir plus de vrit sur nous que nous ne croyons, mais l'tendre aussi trop loin, et tre dans l'erreur par des suppositions excessives, alors que nous les avions esprs dans l'erreur par absence de toute supposition) s'imaginait-elle que je l'tais encore ?... (19) On aperoit sur cet exemple les complications sociologiques qui rsultent des hypothses que chacun peut tre amen faire sur les raisons de l'attitude manifeste vis--vis de lui ou d'elle par une autre personne. Ici, ce qui retient mon attention ce sont les aperus de Proust, qui rejoignent ceux de Simmel sur le mlange de connaissance et de mconnaissance, l'imbrication de typifications et d'identifications, de connaissances sues par les uns sur les autres. Comme dans la vie sociale les autres en savent toujours plus sur nous que nous ne le pensons ou le souhaitons, ce savoir peut divulguer des informations que nous prfrerions taire, ce qui montre aussi au passage comment nous existons par les yeux et les paroles des autres, et que le monde social est en grande partie un monde construit, monde construit qui vaut pour et dans des circonstances prcises. La mise en vidence de ce type de construction, et le fait qu'elle soit une typification sur laquelle se concentrent les orientations rciproques, n'impliquent pas pour autant que le construit puisse simplement tre identifi cette construction, alors que nanmoins elle sert de cadre.

    ... Je ne me reconnais pas dans la forme que vous

    m'attribuez et rciproquement

    Pirandello me semble en donner une description exemplaire : Nous ne connaissons que ce quoi nous parvenons assigner une forme, mais que vaut cette connaissance? Cette forme correspond-elle l'objet lui-mme? Oui, pour moi tout comme pour vous ; mais pas de faon identique pour vous et pour moi. Si bien que je ne me reconnais pas dans la forme que vous m'attribuez, et rciproquement. La mme chose n'est pas pareille pour tous, elle peut mme continuer se transformer pour chacun de nous, et, de fait, elle se modifie sans cesse. Pourtant, la forme momentane que nous attribuons nous-mmes, aux autres, et aux choses, constitue l'unique ralit qui existe nos yeux. La ralit que je possde pour vous rside dans la forme que vous m'attribuez; mais c'est une ralit votre usage non au mien; celle que vous avez pour moi consiste dans la forme que je vous prte, mais c'est une ralit mon usage, et non au vtre. En ce qui me concerne, je n'ai d'autre ralit que celle que je me confre. Et comment ? En me construisant. Ah ! vous vous figurez qu'on ne construit que les maisons ! Je me construis sans cesse, et je vous construis, et vous en faites autant. Et ce travail de construction dure aussi longtemps que les sentiments qui ont servi l'difier, et que la volont qui l'a ciment. (20) Ce savoir, dans lequel se lient anticipation et typification, est bien sr fragile. Anticipation qui apparat lorsque nous sommes amens constater qu'il ou elle m'a surpris, du, tonn.

    Construire des cadres pour poursuivre nos activits

    Dans le vocabulaire de la sociologie, on dira qu'une grande partie de l'activit des individus consiste construire des cadres pour poursuivre leurs activits. Goffman a propos de considrer la distinction que nous tablissons, dans notre vie quotidienne, entre deux grandes classes de cadres primaires : les cadres naturels et les cadres sociaux. Par le terme de cadre, il faut comprendre un schme interprtatif qui sert identifier et donc distinguer les vnements les uns des

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  • autres, l'adjectif primaire mettant l'accent sur le fait que dans une situation donne un tel cadre nous permet d'accorder du sens tel ou tel de ses aspects, lequel autrement serait dpourvu de signification. Les cadres naturels ne supposent ni pilotage ni orientation, tout s'y passerait comme si aucune conscience n'intervenait, ni comme cause, ni comme vise et comme s'ils s'enchanaient selon une dtermination rigoureuse. Par contre, [l]es cadres sociaux, eux, permettent de comprendre d'autres vnements, anims par une volont ou un objectif et qui requirent la matrise d'une intelligence ; ils impliquent des agencements vivants, et le premier d'entre eux, l'agent humain. Cet agent n'a rien d'implacable : il peut tre cajol, flatt, menac et l'on peut dire de ce qu'il agence que ce sont des "actions pilotes". Celles-ci soumettent l'vnement des "normes" et l'action une valuation sociale fonde sur les valeurs d'honntet, d'efficacit, d'conomie, de sret, d'lgance, de tact, de bon got, etc. L'agent doit prter attention toute une srie de choses qui portent consquence, assurer un contrle correctif continu, veiller que l'action ne soit pas bloque ou dvie de manire inattendue, et s'imposer un effort particulier pour la redresser. Les actions pilotes impliquent des motifs et des intentions qu'on attribue un agent ds lors qu'on veut comprendre le cadre social qu'il met en uvre (21).

    L'objectivit possible si l'on admet les visions plurielles

    inluctables

    Ces hypothses, comme le souligne Goffman(22), ne sont gure loignes du sens commun. Dans la construction sociale, je ne peux voir ce que je ne peux voir, mais alors y a-t-il encore une objectivit ds lors que l'on admet implicitement que tous les observateurs ne voient pas la mme chose ? Ou bien comme pour la raison ordinaire, une grande part de l'activit sociologique consiste-t-elle comprendre pourquoi il ne voit pas ce que je vois, et admettre l'in-luctabilit de visions plurielles? Et, ceci admis, que nanmoins ces visions plurielles reposent sur la prsupposition d'un monde commun et la foi animale en la vracit de l'autre (Schtz), sans quoi la discussion sur

    les discordances de vue deviendrait impossible. Ainsi que le signale M. Pollner, c'est du fait qu'ils se rglent mutuellement sur de telles prsuppositions (si les conditions d'observation, les expriences vcues taient les mmes nous verrions la mme chose, P.W.) que les usagers de la raison ordinaire peuvent identifier et formuler des nigmes du genre : comment des personnes qui regardent au mme moment le mme monde peuvent-elles en avoir des expriences discordantes ou le dcrire de faon contradictoire ? (23). On retrouve ce niveau le rle de la confiance comme prsupposition d'un accord possible si les circonstances, le mode d'observation, les alas de l'existence ne venaient le perturber, ce qui permet de souligner que les formes sociales de la confiance, si exactes ou intellectuellement fondes qu'elles puissent sembler, comportent toujours un peu de cette foi sentimentale, voire mystique de l'homme en l'homme(24).

    Mfiances exacerbes ou fidlits successives

    Un autre aspect de ce type de savoir apparat a contrario dans les romans d'espionnage, notamment ceux qui font de la dsinformation leur thme et illustrent abondamment les quiproquos qui peuvent rsulter non pas d'un excs de confiance mais d'une mfiance exacerbe envers les stratgies de l'ennemi. Cet agent qui vient se livrer entre nos mains, est-il sincre ou bien est-il un moyen d'infiltrer nos services secrets ? C'est peut tre un vrai transfuge et les indices que nous possdons qui le disqualifient ont pu tre fabriqus par nos ennemis, de sorte que nous le prenions pour un agent double et que nous n'attachions pas d'importance ses rvlations. Bien entendu, c'est peut-tre aussi un agent double porteur d'un vrai faux passeport. L'ide d'agent double applique la vie courante au sens d'une loyaut unique est sans doute encore trop simple ds que l'on admet que la diffrenciation sociale conduit la multiplication des appartenances, et qu'il en rsulte tout un ensemble de complications sociologiques dont les conflits de loyaut provenant de ces appartenances sont paradigmatiques. En effet, il n'y a pas peut-tre d'autre identit pour l'individu moderne que celle correspondant momentanment un cercle social,

    un partage de convictions. Elle est alors la somme des fidlits successives ( M. Maffesoli), des fidlits venir et de celles du pass(25).

    Simmel, Schtz, plus tard Goffman souligneront amplement l'importance fondamentale dans la vie courante de la confiance associe au tact, la discrtion et au secret, qui impliquent, lorsqu'ils sont conjugus, que la divulgation d'lments sus par les uns sur les autres ne se fera pas ou prendra des formes, c'est--dire prservera leur identit, mieux, leur face. Nietzsche parlait de la ncessit dans le commerce des hommes de recourir une dissimulation bienveillante, comme si nous ne pntrions pas les motifs de leur conduite (26). Disons que sans le leur faire savoir nous typifions leur action selon une certaine construction et attribution de motifs, le tact et la discrtion tant la forme de politesse qui nous conduisent alors sceller dans notre for intrieur, ces constructions pourtant ncessaires dans la mesure o c'est grce elles que l'orientation rciproque des individus est rendue possible.

    La confiance, croire en une personne

    comme on dit croire en Dieu

    Pour revenir la confiance, Simmel faisait justement remarquer qu'on dit croire en une personne comme on dit croire en Dieu, c'est--dire sans prciser le contenu de ce en quoi ou en qui l'on croit. Une telle foi socio-psychologique s'apparente alors la croyance religieuse, c'est dire qu'elle ne relve pas d'une dmonstration; mais si dans la religion l'me s'abandonne totalement, dans les relations sociales la confiance, tout en empruntant la foi religieuse, se situera nanmoins la charnire du savoir et du non-savoir. Confiance, foi, fidlit, mais aussi mensonge, dissimulation, secret(27), nous sommes ici entrs dans le domaine des a priori qui rendent la vie sociale possible et qui sont un des thmes importants de la sociologie de Simmel; selon sa mthode et sa perception de la socit, il fera ressortir que, de mme que le conflit qui semble s'opposer l'harmonie a des effets positifs, des a priori que la morale pourrait juger ngatifs sont au niveau social facteurs de sociabilit. A priori auxquels appartiennent aussi des sentiments tels que la gratitude, la fid-

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  • lit(28), le don et le contre don, ou encore la reconnaissance, le tact et la discrtion. Le tact comme accord sur la non-mise en pril de la scurit ontologique de l'autre ou des autres est en ce sens la mise en uvre d'une forme de confiance rciproque. Autrement dit, l'tude des orientations rciproques des individus les uns envers les autres, les a priori psycho-sociaux sur lesquels ils s'appuient, la manire dont l'autre est construit sur la crte qui spare savoir et non-savoir, conduisent la conclusion que l'ensemble de ces prsuppositions, pour utiliser le langage de Goffman, joue un rle fondamental pour que la socit soit possible comme forme objective d'esprits subjectifs. Bien entendu, il faut comprendre ici le terme socit au sens que Simmel accorde ce terme Was an der Gesellschaft, nur "Gesell-schaff'ist, l'nergie ou la pulsion sociales qui poussent les hommes s'associer, et sur lesquelles se fonde la socialit.

    Notes 1 N. Elias, Qu'est ce que la sociologie?,

    Pandora, Paris, 1981, pp. 79-80. 2 G. Simmel, Philosophie de l'argent, Puf,

    Paris, 1987, p. 197. 3 W.I. Thomas, cit dans E.H. Volkart, (ed), Social

    Behaviour and Personnality, Contributions of W.I. Thomas to Theory and Social Research, New York, Social Science Research Council, 1951, p. 5.

    4 M. Weber, ber einige Kategorien des ver-stehenden Soziologie, in Methodologische Schriften, S. Fischer Verlag, Frankfurt-am-Main, 1968, p. 213. Traduction franaise in Essais sur la thorie de la science , Plon, Paris, 1965, p. 398.

    5 M. Weber, Gesammelte Aufstze zur Religionssoziologie, J.C.B. Mohr, (Paul Siebeck), Tbingen, 1920, p. 523.

    6 G. de Tarde, L'opinion et la foule, Alcan, Paris, pp. 6-9.

    7 A. Giddens, The Consequences of Modernity , Polity Press, Cambridge, 1990, pp. 21-29.

    8 K. Marx, Manuscrits parisiens, (1844), La Pliade, Gallimard, Paris, 1968, p. 116.

    9 G. Simmel, op. cit. (note 2), p. 612. 10 G. Simmel, op. cit. (note 2), p. 194. 11 G. Simmel, Le concept et la tragdie de la

    culture, Paris, Rivages, 1989, p. 206. 12 G. Simmel, op. cit. (note 2), pp. 196-197. Voyez

    aussi M. Weber, Tout change rationnel par finalit de la "monnaie" implique, outre l'acte singulier de la socialisation avec le partenaire de l'change, la relation significative l'activit future d'une multitude indtermine et indterminable d'individus actuels et potentiels qui possdent de l'argent, cherchent s'en procurer ou

    songent en changer. En effet, nous orientons notre propre activit d'aprs l'espoir que d'autres "acceptent" aussi de l'argent, car il s'agit de la condition qui rend prcisment possible l'usage de la monnaie. Essai sur quelques catgories de la sociologie comprhensive, in Essais sur la thorie de la science, Plon, Paris, 1965, p. 366.

    13 G. Simmel, Philosophie de l'argent, op. cit. (note 2), p. 196.

    14 G. Simmel, op. cit. (note 2), p. 17. 15 G. Simmel, op. cit. (note 2), p. 197. 16 G. Simmel, Secret et socit secrtes, Circ,

    Strasbourg, 1991, p. 17. 17 G. Simmel, op. cit. (note 16), p. 69. 18 G. Simmel, Le problme de la sociologie,

    Soziologie, p. 20, in O. Rammstedt, P. Watier (ed), G. Simmel et les sciences humaines, Mridiens Klincksieck, Paris, 1992, p. 34.

    19 M. Proust, Le temps retrouv, Gallimard, Paris, 1985, p. 27.

    20 L. Pirandello, Un, personne et cent mille, 1927, Gallimard, Paris, 1982, pp. 60-61.

    21 E. Goffman, Les cadres de l'exprience, Editions de Minuit, Paris, 1992, p. 31.

    22 E. Goffman, op. cit. (note 20), p. 431. 23 M. Pollner, Evnement et monde commun , in

    Raisons pratiques, 2/1991, p. 76. On trouvait dj des indications allant dans ce sens dans l' Essai sur quelques catgories de la sociologie comprhensive lorsque M. Weber traitait des modes de l'activit communautaire relevant de l'entente. Dans le cas limite idal-typique du caractre "rationnel par rapport une fin", une communaut de langage est reprsente travers une multitude d'actes singuliers de l'activit communautaire, qui sont orients par l'attente que l'on parvienne auprs d'autres l'intelligence d'un sens commun. M. Weber, op. cit. (note 12), (trad mod).

    24 G. Simmel, Secret et socits secrtes , op. cit. (note 16), p. 112, note 1.

    25 M. Maffesoli, Au creux des apparences. De l'identit l'identification, Plon, Paris, 1990, pp. 239-280.

    26 F. Nietzsche, Humain, trop humain, II, Denol Gonthier, Paris, 1979, p. 62.

    27 Je me permets ici de renvoyer ma postface G. Simmel, Socit et socit secrte , op. cit. (note 16). Voyez aussi L. Deroche-Gurcel, G. Simmel, Le secret et les socits secrtes, L'anne sociologique, 1992, n 42, pp. 390-397.

    28 G. Simmel, Digression sur la fidlit et la re-connaissance, in O. Rammstedt, P. Watier, (ed), G. Simmel et les sciences humaines, op. cit. (note 18), pp. 43-59.

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