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Qui arrêtera Marine Le Pen ? La presse étrangère scrute l’irrésistible avancée du Front national 3 ; Ukraine— Un poète sur les barricades Education A la recherche des prodiges de demain IRAK— LE MARIAGE DES FILLES À 8 ANS MAROC-ESPAGNE— LA FILIÈRE TRAGIQUE DES CLANDESTINS N° 1221 du 27 mars au 2 avril 2014 courrierinternational.com France : 3,70 € Afrique CFA 2 800 FCFA Algérie 450 DA Allemagne 4,20 € Andorre 4,20 € Autriche 4,20 € Canada 6,50 $CAN DOM 4,40 € Espagne 4,20 € E-U 6,95 $US G-B 3,50 £ Grèce 4,20 € Irlande 4,20 € Italie 4,20 € Japon 750 ¥ Maroc 32 DH Norvège 52 NOK Pays-Bas 4,20 € Portugal cont. 4,20 € Suisse 6,20 CHF TOM 740 CFP Tunisie 5 DTU

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Qui arrêtera Marine Le Pen ?

La presse étrangère scrute

l’irrésistible avancée du Front national

3 ;

Ukraine—Un poète sur

les barricades

EducationA la recherche

des prodiges de demain

IRAK— LE MARIAGE DES FILLES À 8 ANS

MAROC-ESPAGNE— LA FILIÈRE TRAGIQUE

DES CLANDESTINS

N° 1221 du 27 mars au 2 avril 2014courrierinternational.comFrance : 3,70 €

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Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014 3

Retrouvez Eric Chol chaque matin à 7 h 50,

dans la chronique “Où va le monde”

sur 101.1 FM

ÉDITORIALJEAN-HÉBERTARMENGAUD

Cette France qui a peur

Quel que soit le résultat du second tour, Marine Le Pen a tenu son pari et va pouvoir préparer

le terrain pour les élections européennes du 25 mai – le FN pourrait créer la surprise en arrivant en tête –, puis celui de la présidentielle de 2017. En quelques années, la fi lle de Jean-Marie Le Pen est parvenue à dédiaboliser son parti, à le rendre plus “présentable”.Pour attirer les bulletins de vote, Marine Le Pen – elle n’est pas la seule – mise sur le parti du repli sur soi, sur cette France qui a peur : peur de l’euro, peur de l’Europe, peur des autres, peur des étrangers. Une France qui se défi e de plus en plus des partis de gouvernement, des élites, des institutions démocratiques. La France des précaires, des chômeurs, des fi ns de mois impossibles, des oubliés de Paris. Pessimistes, 85 % des Français estiment que notre pays est en déclin, à cause notamment de la mondialisation. “Il faut expliquer le monde tel qu’il est, ni un enfer, ni un paradis”, suggère au contraire Pascal Lamy, l’ancien patron de l’Organisation mondiale du commerce, qui appelle à “civiliser la mondialisation”*. Dans les mois et les années qui viennent, ce sera à nos hommes de gouvernement de rassurer les Français par des actions plus que par des discours, de leur prouver qu’ils se trompent, que Marine Le Pen se trompe – s’ils ne veulent pas qu’elle continue à grignoter tous les électorats, de droite et de gauche. C’est la seule façon de l’arrêter.

* Quand la France s’éveillera, éd. Odile Jacob.

En couverture : —Marine Le Pen. Dessin de Schot (Pays-Bas) pour Courrier international.—Photo DR

p.24 à la une

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www.courrierinternational.comEN VIDÉO Rencontre avec l’actrice iranienne Golshifteh Farahani (photo).GAME OF THRONES Le grand jeu Etes-vous un vrai connaisseur de la série ? Répondez aux 7 questions pour 7 royaumes !RWANDA Vingt ans après le génocide.

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Sommaire

QUI ARRÊTERA MARINE LE PEN ?La presse internationale décrypte la percée du Front national aux municipales et surtout l’irrésistible ascension de Marine Le Pen, qui a édulcoré le discours raciste de son père et vise maintenant l’Elysée.

360°

p.12

Maroc-Espagne Les assauts désespérés des immigrésDepuis plusieurs semaines, les clandestins, rackettés par de petites mafi as qui organisent leurs passages, tentent de passer en masse à Ceuta et à Melilla, les deux enclaves espagnoles au Maroc.

p.14

Irak Marier les filles dès 8 ansUn projet de loi litigieux prévoit d’abaisser considérablement l’âge légal du mariage et donnera encore plus de droits aux hommes sur leurs épouses.

p.42

Culture. Serhiy Jadan, un poète sur les barricadesFigure de la révolution populaire à Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine, l’écrivain a été passé à tabac par ses concitoyens russophones. Interview.

p.30

Formation. Comment dénicher les prodiges de demain

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4. Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014

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Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire La Société éditrice du Monde. Président du directoire, directeur de la publication : Arnaud Aubron. Directeur de la rédaction, membre du directoire : Eric Chol. Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président. Dépôt légal Mars 2014. Commission paritaire n° 0712c82101. ISSN n°1154-516X Imprimé en France/Printed in France

Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational. com Courriel [email protected] Directeur de la rédaction Eric Chol Rédacteurs en chef Jean-Hébert Armengaud (16 57), Claire Carrard (édition, 16 58), Odile Conseil (déléguée 16 27), Rédacteurs en chef adjoints Catherine André (16 78), Raymond Clarinard, Isabelle Lauze (hors-séries, 16 54) Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Directeur de la communication et du développement Alexandre Scher (16 15) Conception graphique Javier Errea Comunicación

Europe Catherine André (coordination générale, 16 78), Danièle Renon (chef de service adjointe Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16�22), Gerry Feehily (Royaume-Uni, Irlande, 16 95), Lucie Geff roy (Italie, 16�86), Nathalie Kantt (Espagne, Argentine, 16 68), Hugo dos Santos (Portugal, 16�34)Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Caroline Marcelin (chef de rubrique, France, 17 30), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer (Pays-Bas), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Agnès Jarfas (Hongrie), Mandi Gueguen (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie) Russie, est de l’Europe Laurence Habay (chef de service, 16 36), Alda Engoian (Caucase, Asie cen-trale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Gabriel Hassan (Etats-Unis, 16 32), Anne Proenza (chef de rubrique, Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51), Ysana Takino (Japon, 16 38), Kazuhiko Yatabe (Japon), Zhang Zhulin (Chine, 17 47), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Ghazal Golshiri (Iran), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie) Afrique Ousmane Ndiaye (16 29), Hoda Saliby (chef de rubrique Maghreb, 16 35), Chawki Amari (Algérie) Transversales Pascale Boyen (chef des informations, Economie, 16 47), Catherine Guichard (Economie, 16 04), Anh Hoà Truong (chef de rubrique Sciences et Innovation, 16 40), Gerry Feehily (Médias, 16 95), Virginie Lepetit (Signaux) Magazine 360° Marie Béloeil (chef des informations, 17 32), Virginie Lepetit (chef de rubrique Tendances, 16 12), Claire Maupas (chef de rubrique Insolites 16 60), Raymond Clarinard (Histoire), Catherine Guichard Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74)

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Ont participé à ce numéro : Alice Andersen, Edwige Benoit, Gilles Berton, Jean-Baptiste Bor, Geneviève Deschamps, Monique Devauton, Nicolas Gallet, Alexandros Kottis, Carole Lembezat, Valentine Morizot, Corentin Pennarguear, Polina Petrouchina, Viktor Smeyukha, Isabelle Taudière, Anne Thiaville, Nicole Thirion, Sébastien Walkowiak

Publicité M�Publicité, 80 boulevard Blanqui, 75013 Paris, tél. : 01 57 28 20�20 Directrice générale Corinne Mrejen Directeur délégué David Eskenazy ([email protected], 38 63) Directeurs de clientèle Hedwige Thaler ([email protected], 38 09), Laëtitia de Clerk ([email protected], 38 11) Chef de publicité Marjorie Couderc (marjorie.couderc @mpublicite.fr, 37 97) Assistante commerciale Carole Fraschini (carole.fraschini @mpublicite.fr, 3868) Régions Eric Langevin (eric.langevin @mpublicite.fr, 38 04) Annonces classées Cyril Gardère (cyril. [email protected], 38 88) Site Internet Alexandre de Montmarin ([email protected], 37 45)

Secrétaire général Paul Chaine (17 46) Assistantes Frédérique Froissart (16 52), Diana Prak (partenariats, 16 99), Sophie Jan Gestion Bénédicte�Menault-Lenne�(responsable,�16�13) Comptabilité 01 48 88 45 02 Responsable des droits Dalila Bounekta (16 16) Ventes au numéro Responsable publications Brigitte Billiard Direction des ventes au numéro Hervé Bonnaud Chef de produit Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40) Diff usion inter nationale Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22) Promotion Christiane Montillet Marketing Sophie Gerbaud (directrice, 16 18), Véronique Lallemand (16 91), Véronique Saudemont (17 39), Kevin Jolivet (16 89)

Modifi cations de services ventes au numéro, réassorts Paris 0805 05 01 47, province, banlieue 0 805 05 0146

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7 jours dans le monde6. Egypte. Tollé après les 529 condamnations à mort10. Portrait. Miriam Coronel-Ferrer

D’un continent à l’autre— EUROPE12. Espagne. L’assaut désespéré des clandestins14. Ukraine. Aux armes, citoyens !15. Moldavie. L’autre pays écartelé entre l’Est et l’Ouest

— MOYEN-ORIENT16. Irak. Marier les fi lles dès 8 ans17. Iran. La nostalgie de la diaspora

— AFRIQUE18. Centrafrique. Un mendiant sur un tas de diamants

Transversales30. Economie. Comment dénicher les prodiges de demain34. Médias. Quand l’information se fait sans journalistes

36. Sciences. Les moussons perdues de l’Indus

37. Signaux. Fruits à la carte

360° 38. Bande dessinée. Les médias, miroirs de nos illusions42. Culture. Serhiy Jadan, un poète sur les barricades44. Tendances. Vous reprendrez bien un peu de tuyu tuyu ?46. Histoire. White Elk, l’imposteur qui fascina les fascistes

19. Soudan du Sud. Jamais sans mon arme !— ASIE 20. Pakistan. Vendre son âme aux Saoudiens21. Cambodge. Contraints de s’entendre

— AMÉRIQUES 22. Etats-Unis. Obama, poids léger en politique étrangère

23. Uruguay. Le président Mujica, au-delà des anecdotes

A la une24. Qui arrêtera Marine Le Pen ?

Les journalistes de Courrier international sélectionnent et traduisent plus de 1 500 sources du monde entier : journaux, sites, blogs. Ils alimentent l’hebdomadaire et son site courrierinternational.com. Les titres et les sous-titres accompagnant les articles sont de la rédaction. Voici la liste exhaustive des sources que nous avons utilisées cette semaine : ABC Madrid, quotidien. Adevarul Moldova Chisinau, quotidien. Afi cha Moscou, hebdomadaire. The Christian Science Monitor (csmonitor.com) Boston, en ligne. Corriere della Sera Milan, quotidien. The Daily Beast (thedailybeast.com) New York, en ligne. Focus.ua (focus.ua/) Kiev, en ligne. Foreign Policy Washington, bimestriel. The Friday Times Lahore, hebdomadaire. O Globo Rio de Janeiro, quotidien. The Guardian Londres, quotidien. Al-Modon (almodon.com/) Beyrouth, en ligne. Al-Monitor (al-monitor.com) Washington, en ligne. El Mundo Madrid, quotidien. New

Scientist Londres, hebdomadaire. The New York Times New York, quotidien. Oukraïnska Pravda (pravda.com.ua) Kiev, en ligne. El País Madrid, quotidien. The Philippine Star Manille, quotidien. Público Lisbonne, quotidien. Raseef22 (raseef22.com) Beyrouth, en ligne. La Repubblica Rome, quotidien. Salon (salon.com) San Francisco, en ligne. Sidwaya Ouagadougou, quotidien. Southeast Asia Globe Phnom Penh, mensuel. The Sunday Telegraph Londres, hebdomadaire. The Times of India Bombay, quotidien. La Voz de Galicia La Corogne, quotidien. Your Middle East (yourmiddleeast.com) Stockholm, en ligne. Die Welt Berlin, quotidien.

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6. Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014

7 jours dansle monde.ÉGYPTE

Tollé après les 529 condamnations à mortLe nombre extravagant de militants islamistes qui viennent d’être condamnés à mort soulève de nombreuses questions sur les messages que le pouvoir égyptien veut faire passer.

SOURCE

AL-MONITORWashington, Etats-Uniswww.al-monitor.com/anglais, arabe, hébreu, persan, turcCréé en janvier 2012 par l’homme d’affaires américano-syrien Jamal Daniel, Al-Monitor se présente comme le pouls du Moyen-Orient et se veut le site le plus complet de cette région du monde. A sa direction, on trouve aussi bien des universitaires que des diplomates, ou encore des personnalités du monde de l’entreprise.

—Al-Monitor (extraits) Washington

Dans une décision scandaleuse, le juge Saeed Youssef, du septième district d’Al-Minya [dans le centre du pays],

a prononcé la peine de mort à l’encontre de 529 islamistes. Les condamnations vont main-tenant être examinées, comme le veut la loi, par le mufti, qui pourra les confirmer ou bien y surseoir. Les prévenus étaient jugés pour incendie d’un poste de police, meurtre d’un officier de police et tentative de meurtre sur deux autres agents, vol d’armes de police et troubles à l’ordre public, lors d’événements survenus en août 2013. La plupart des accu-sés ayant été jugés par contumace, le verdict n’a très certainement rien de définitif : le jugement final devrait être rendu le 28 avril.

Les réactions à cette condamnation sont nombreuses.

En Egypte, certains ont soutenu la déci-sion, tel l’ancien parlementaire Mohammed Abu Hamed, qui s’est prononcé pour “l’exé-cution des terroristes”. Sur Twitter, le hash-tag en arabe “soutien à la peine de mort contre les terroristes” a fait florès, illustré de photos des policiers et des civils morts ou de leurs épouses et mères en deuil, les twittos arguant que ces lourdes sanctions constituent le seul moyen de “sauver l’Egypte”. D’autres internautes ont conspué tous ceux qui cri-tiquaient la décision rendue par la justice. Dans le camp opposé, la réaction oscillait entre le choc et la colère, et certains twit-tos établissaient des parallèles peu flat-teurs entre l’Egypte et la Corée du Nord. Mohammed Tosson, un cadre des Frères

Le vrai visage des AnglaisROYAUME-UNI — Le 29 mars, les premiers mariages homosexuels seront célébrés en Angleterre et au pays de Galles, en application de la loi votée en juillet 2013. “Qui aurait pu imaginer il y a vingt-cinq ans [ fondée en 1989, Stonewall est une organisation pour l’égalité des droits des homosexuels] que l’on aurait un mariage gay en 2014 ?” se félicite dans The Times le chro-niqueur Matthew Parris. Si la loi a provoqué “pas mal d’agitation l’année dernière”, elle a pu, selon lui, naître grâce à l’ouverture d’esprit britannique : “Je vois un pays plus généreux et tolérant […]. La Grande-Bretagne nous a sur-pris, moi et mes amis gays et les-biennes. Notre pays a montré son vrai visage.”

De Guantánamo à MontevideoURUGUAY — Le président José Mujica a accepté d’accueillir dans son pays, à la demande de Barack Obama, 5 prisonniers du camp de Guantánamo, a annoncé El País, le quotidien de Montevideo. “Il n’y a pas de quoi en faire un roman. C’est une question de droits de l’homme. Il y a 120 hommes qui sont en prison depuis treize ans. Ils n’ont pas vu de juge et le prési-dent américain veut s’enlever cette épine du pied”, a commenté le pré-sident. José Mujica a assuré qu’il ne demandait rien en échange aux Etats-Unis, “ni argent, ni matériel”, mais que cela ne l’empêcherait pas de “demander au gouverne-ment américain de libérer les 2 ou 3 prisonniers cubains détenus depuis longtemps” dans les pri-sons américaines (condamnés pour espionnage), souligne le quotidien La Diaria.

FALC

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↙  Des proches des condamnés à mort après l’énoncé du verdict,

le 24 mars. Photo AFP

musulmans qui représentait la défense, a assuré que seuls 22 des accusés étaient des membres de la confrérie, et estime que ce verdict est “le plus expéditif et le plus bizarre de toute l’histoire de la justice égyptienne”. C’est une décision “grotesque”, a renchéri Amnesty International, dont le communiqué a été retweeté par la reine Noor de Jordanie. “Il s’agit de la plus grosse vague de condamnations à mort simultanées qu’on ait vue ces dernières années, non seulement en Egypte mais dans le monde entier”, souligne encore Amnesty International. Selon la journaliste Sheera Frenkel, l’un des prévenus, atteint d’hémi-plégie, est en fauteuil roulant et donc peu susceptible d’avoir pu participer aux vio-lences qui lui sont imputées.

Pire, il semble que la défense n’ait pas eu le temps de plaider, et la demande de chan-gement de juge déposée préalablement par ses avocats n’a pas été entendue. Selon le quotidien égyptien Al-Masri Al-Youm, le magistrat Saeed Youssef est un habitué des sentences disproportionnées. Il aurait ainsi condamné un homme à trente ans d’empri-sonnement pour le vol de vêtements fémi-nins dans un magasin, et un autre, pour harcèlement sexuel, à quinze années dans un établissement de haute sécurité. Il a en revanche acquitté l’ensemble des 11 préve-nus qu’il jugeait pour le meurtre de mani-festants au cours de la révolution de 2011.

D’après le site Ahram Online, entre 1981 et 2000, quelque 709 personnes ont été condamnées à mort par des tribunaux civils, et seules 249 d’entre elles ont été effective-ment exécutées. En 2011, 115 coupables ont

été condamnés à mort, et un seul d’entre eux a été exécuté. En 2012, on dénombre 91 condamnations à mort et, là encore, on ne sait pas véritablement combien d’entre elles ont été menées à leur terme. Ce n’est certes pas la première fois que la justice égyptienne est au centre d’une polémique, mais le récent verdict soulève une série de questions :

– Un verdict aussi extrême, même s’il concerne avant tout des accusés jugés par contumace dans des affaires d’assassinat, a-t-il été encouragé directement par les auto-rités égyptiennes ?

– Le juge a-t-il cédé aux pressions gran-dissantes d’une partie importante de l’opi-nion et des médias, exigeant une action “plus rapide et plus ferme” de la justice ?

– Si ce verdict a été effectivement “imposé” par les autorités, quel message s’agit-il de faire passer ?

– S’il s’agit d’adresser une sérieuse mise en garde aux Frères musulmans, n’aurait-on pas pu le faire de manière plus chirurgicale, sans recourir à un verdict aussi extrême, qui ne peut que susciter un tollé national et international ?

– Faut-il considérer que les autorités égyp-tiennes ne font plus le moindre cas de l’opi-nion publique internationale ?

L’orientation actuelle du régime semble mener le pays à une dangereuse polarisation. Celle-ci ne fera que radicaliser un peu plus les jeunes islamistes et fragilisera encore davan-tage l’idée selon laquelle le pouvoir actuel en Egypte a chassé les Frères musulmans pour instaurer une démocratie libérale.

—Helen WilliamsPublié le 24 mars

Page 7: Courrier International

ÉDITO

7 JOURS.Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014 7

—The Sunday Telegraph Londres

La Grande-Bretagne est généralement accueillante vis-à-vis de ceux qui s’installent dans notre pays pour partager les bienfaits

de notre mode de vie tolérant et démocratique et se rendre utiles à notre société. Pendant un demi-siècle, la communauté musulmane a été une illus-tration parfaite de cet arrangement mutuel. Ce n’est que depuis tout récemment que le pays est gêné par une petite minorité d’islamistes, qui posent d’ailleurs problème plus directement à la commu-nauté musulmane qu’à l’ensemble de la société.

La promotion de la charia fait partie du pro-gramme anti-intégration de ces extrémistes. Le Law Society (conseil de l’ordre) est en train d’émettre de nouvelles recommandations à l’in-tention des notaires pour l’établissement de tes-taments conformes à la charia. Cette initiative est préoccupante, car la loi islamique désavantage les femmes, les enfants dont les parents se disputent la garde, les descendants illégitimes ou adoptifs et beaucoup d’hommes qui, pour une raison ou pour une autre, enfreignent ses préceptes. Dans le cadre d’un sys-tème régi par la charia, les musulmans risquent de perdre des droits essentiels plutôt que d’en gagner et il n’y a rien d’antimusulman pour notre système judiciaire à défendre leurs intérêts comme ceux de tous les autres Britanniques.

La mise en place, en vertu de la loi d’arbitrage, d’un petit nombre de tribunaux islamiques off rant une médiation abordable – le plus souvent pour des aff aires commerciales – à des clients musul-mans était au départ une initiative louable. Mais, récemment, on a constaté une prolifération de tri-bunaux islamiques, qui risquent d’entrer en confl it avec le droit anglais. Les recommandations du Law Society ne feront que légitimer ces tribunaux. On se souvient de l’intervention malheureuse de l’ar-chevêque Rowan Williams, il y a six ans, quand il

avait exprimé l’idée que l’intégration de la charia dans le système judiciaire britannique était “inévi-table”. La levée de boucliers suscitée par sa déclara-tion avait nui aux relations intercommunautaires.

La baronne Caroline Cox, membre indépendant de la Chambre des lords, mène une campagne

pour les droits des musulmanes vivant en Grande-Bretagne et craint que cer-taines d’entre elles ne soient confrontées à de sérieux problèmes du fait de l’appli-cation de la charia. Elle juge “très préoc-cupantes” les recommandations du Law Society. Tout ce qui valide une justice

parallèle est de fait inquiétant. Beaucoup de gens raisonnables vont estimer que la charia, loi ouver-tement discriminatoire à l’égard des femmes, est incompatible avec les idées britanniques de l’équité et de la bienséance. Notre système judiciaire tire ses origines de la morale judéo-chrétienne. C’est – ou du moins ce devrait être – un système qui s’ap-plique à tout le monde. Tel est le principe le plus fondamental de la justice britannique.

Notre société est favorable à la diversité, mais elle ne devrait pas pour autant adopter des pra-tiques juridiques opposées à nos valeurs. —

Publié le 23 mars

ROYAUME-UNI

La charia entre dans le droit britanniqueOutre-Manche, les notaires pourront bientôt rédiger des testaments conformes à la loi islamique. Un changement qui met en péril le principe de l’égalité.

Hommage aux victimes du vol MH-370

MALAISIE — 239 noms qui com-posent le chiff re 370, fatal identi-fi ant de l’avion de Malaysia Airlines. Et au-dessous, sur fond noir : RIP (“Rest in peace!” – Reposez en paix !). Le quotidien malaisien The Star rend hommage aux 239 passagers du Boeing 777 disparu depuis le 8 mars. Le 24 mars, les autorités malaisiennes annonçaient que les débris repérés au large de l’Austra-lie appartenaient au vol MH-370 à destination de Pékin. “Après dix-sept jours d’angoisse, l’enquête pour retrouver la trace du MH-370 est arrivée à un résultat tragique”, écrit le quotidien.

Le plus grand succès d’ObamaÉTATS-UNIS  — Le Japon devrait annoncer qu’il cède aux Etats-Unis plus de 300 kg de plutonium militaire et d’uranium hautement enrichi, un stock suffi sant pour

produire “des dizaines d’armes nucléaires”, annonçait The New York Times le 24 mars, jour du sommet sur la sécurité nucléaire à La Haye. Pour le journal, cette annonce est “le plus grand succès d’Obama depuis cinq ans” dans son combat pour sécuriser les matières nucléaires du monde.

Geert Wilders, la provoc de tropPAYS-BAS — “Voulez-vous, dans cette ville et aux Pays-Bas, plus de Marocains ou moins de Marocains ?” Lancée le 19 mars lors d’un meeting électoral à La Haye, cette question choc du dirigeant du parti natio-naliste PVV Geert Wilders a sou-levé l’indignation. En quelques heures, des centaines de plaintes pour discrimination et incitation à la haine ont été enregistrées. Pour bon nombre de ses partisans, Wilders a dépassé les bornes. Sept élus du PVV ont claqué la porte du parti, “jamais autant de personnes n’avaient quitté le navire en même temps”, note De Volskrant

36 000personnes, selon la police espagnole, 2 millions selon les organisateurs, ont participé le 22 mars à Madrid aux “marches de la dignité”. Venus de toutes les régions d’Espagne, les manifestants réclamaient la fi n de la politique d’austérité du gouvernement Rajoy imposée par l’Union européenne. “Ces huit marches (qui ont convergé à Madrid) sont une métaphore du malaise espagnol. Un malaise qui se chiff re concrètement par près de 6 millions de chômeurs, des dizaines de milliers de personnes expulsées de leurs domiciles et plusieurs millions d’euros de coupes dans les dépenses sociales”, écrivait El País au lendemain de la manifestation.

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Page 8: Courrier International

Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014 3

Retrouvez Eric Chol chaque matin à 7 h 50,

dans la chronique “Où va le monde”

sur 101.1 FM

ÉDITORIALJEAN-HÉBERTARMENGAUD

Cette France qui a peur

Quel que soit le résultat du second tour, Marine Le Pen a tenu son pari et va pouvoir préparer

le terrain pour les élections européennes du 25 mai – le FN pourrait créer la surprise en arrivant en tête –, puis celui de la présidentielle de 2017. En quelques années, la fi lle de Jean-Marie Le Pen est parvenue à dédiaboliser son parti, à le rendre plus “présentable”.Pour attirer les bulletins de vote, Marine Le Pen – elle n’est pas la seule – mise sur le parti du repli sur soi, sur cette France qui a peur : peur de l’euro, peur de l’Europe, peur des autres, peur des étrangers. Une France qui se défi e de plus en plus des partis de gouvernement, des élites, des institutions démocratiques. La France des précaires, des chômeurs, des fi ns de mois impossibles, des oubliés de Paris. Pessimistes, 85 % des Français estiment que notre pays est en déclin, à cause notamment de la mondialisation. “Il faut expliquer le monde tel qu’il est, ni un enfer, ni un paradis”, suggère au contraire Pascal Lamy, l’ancien patron de l’Organisation mondiale du commerce, qui appelle à “civiliser la mondialisation”*. Dans les mois et les années qui viennent, ce sera à nos hommes de gouvernement de rassurer les Français par des actions plus que par des discours, de leur prouver qu’ils se trompent, que Marine Le Pen se trompe – s’ils ne veulent pas qu’elle continue à grignoter tous les électorats, de droite et de gauche. C’est la seule façon de l’arrêter.

* Quand la France s’éveillera, éd. Odile Jacob.

En couverture : —Marine Le Pen. Dessin de Schot (Pays-Bas) pour Courrier international.—Photo DR

p.24 à la une

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Sommaire

QUI ARRÊTERA MARINE LE PEN ?La presse internationale décrypte la percée du Front national aux municipales et surtout l’irrésistible ascension de Marine Le Pen, qui a édulcoré le discours raciste de son père et vise maintenant l’Elysée.

360°

p.12

Maroc-Espagne Les assauts désespérés des immigrésDepuis plusieurs semaines, les clandestins, rackettés par de petites mafi as qui organisent leurs passages, tentent de passer en masse à Ceuta et à Melilla, les deux enclaves espagnoles au Maroc.

p.14

Irak Marier les filles dès 8 ansUn projet de loi litigieux prévoit d’abaisser considérablement l’âge légal du mariage et donnera encore plus de droits aux hommes sur leurs épouses.

p.42

Culture. Serhiy Jadan, un poète sur les barricadesFigure de la révolution populaire à Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine, l’écrivain a été passé à tabac par ses concitoyens russophones. Interview.

p.30

Formation. Comment dénicher les prodiges de demain

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7 JOURS10. Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014

—The Philippine Star Manille

Quand elle était plus jeune, Miriam Coronel-Ferrer n’au-rait peut-être pas imaginé

qu’elle deviendrait un jour négo-ciatrice de la paix. En fait, elle s’était préparée toute sa vie à une telle tâche.

A 54 ans, elle se rap-pelle la première fois où elle a entendu parler de Mindanao [et de sa mino-rité musulmane, en rébel-lion depuis plus de quarante ans contre le gouvernement]. C’était pendant un bal de fin de première année à la faculté des sciences des Philippines, quand son partenaire lui a demandé à quelle tribu elle appartenait.

“J’ai été étonnée par cette question, ce qui m’a amenée à vouloir rencontrer des gens de Mindanao, raconte Ferrer. Quand je suis allée à l’université, j’ai été un peu plus sen-sibilisée aux problèmes de l’île.”

Etudiante, elle a appris l’existence des conflits liés à l’insurrection com-muniste, mais Mindanao n’a jamais quitté son esprit. Après l’université, elle a milité pour différentes causes ayant trait à la paix et aux droits de l’homme ; elle a participé à la cam-pagne internationale d’interdiction des mines, qui a remporté le prix Nobel de la paix.

“Je crois que j’ai hérité du caractère de mon père, note-t-elle. Il mettait beaucoup de temps à se fâcher. Je ne l’ai vu se mettre en colère que rare-ment.” C’est sans doute grâce à un tel tempérament qu’elle a pu amener l’autre camp – les négo-ciateurs endurcis du Front de libé-ration islamique Moro (Milf) – à négocier la paix.

Son père, le défunt Antonio Coronel, était un avocat péna-liste de haut vol. Il a défendu l’an-cienne première dame Imelda Marcos ainsi que l’ancien journaliste du Star Luis Beltrán dans le procès en diffamation intenté par la présidente de l’époque, Corazón Aquino.

Ferrer estime que les discussions sur les impôts et le partage des ressources naturelles, ainsi que la période électorale de 2013, ont été des phases particulièrement délicates des pourparlers. Elle craignait que l’intervalle entre les élections et la prochaine série de négociations ne soient trop longs : il pouvait se passer n’importe quoi.

“C’était comme une partie d’échecs, explique- t-elle. On déplace une pièce, mais il ne s’agit pas d’in-fliger un échec et mat à l’autre joueur. Tout ce que nous voulions, c’était trouver un bon compromis, dont les conséquences soient acceptables par tous.”

Les négociateurs gouvernementaux avaient un mandat très clair quant aux concessions qu’ils pou-vaient faire, et le Milf considérait que les ques-

tions relatives au partage des revenus et aux territoires ancestraux étaient au cœur

du processus.“Une partie de leur identité est enra-

cinée dans cette terre et les richesses qu’elle recèle, nous savions à l’époque que c’était des sujets très sensibles, explique-t-elle. Ils estiment avoir des droits dans la mesure où ils pré-existent à l’Etat philippin, mais le cadre constitutionnel, dans son état actuel, n’était pas conci-liable avec cela.”

Si elle n’avait pas été nommée négociatrice, Ferrer serait encore professeur et défen-drait la paix dans différentes instances, hors du cadre gou-vernemental, proposant des solutions et émettant des recommandations.

“Il est important que la société civile ne se contente pas de mani-fester ou de s’opposer, fait-elle valoir. Il faut aussi être capable de proposer des solutions.”

Ferrer dit vouloir rester dans les mémoires comme quelqu’un qui a aidé à unir le pays.

“Beaucoup estiment que ces négociations vont conduire à la séparation, conclut-elle. Nous espérons au contraire qu’après un certain temps ceux qui consi-dèrent le processus de paix comme une source de divisions vont com-prendre qu’il a amené une paix

et une unité que le pays n’avait jamais connues.”

—Paolo S. RomeroPublié le 23 février

← Dessin de David Bromley pour Courrier international.

Miriam Coronel-FerrerUne Philippine au service de la paixILS FONT L’ACTUALITÉ

Grâce aux talents de négociatrice de cette universitaire, le gouvernement de Manille a pu entamer les pourparlers avec la guérilla islamiste de l’île de Mindanao. La signature d’un accord de paix final avec le Front de libération islamique Moro est prévue pour le 27 mars.

PLUS DE QUARANTE ANS DE GUERRE1968— Le massacre de 28 recrues moro, des musulmans de Mindanao, provoque l’indignation de leurs coreligionnaires.– Déclaration d’indépendance de Mindanao, Sulu et Palawan, îles à majorité musulmane. – Fondation du Front de libération nationale Moro (MNLF).1971— Cycle de violences interreligieuses.1972— Instauration de la loi martiale. 1986— Un soulèvement populaire à Manille met un terme à la dictature de Ferdinand Marcos. Corazón Aquino devient présidente.1996— Pourparlers de paix entre le Milf et Manille.2000— Le président Estrada déclenche une opération militaire à Mindanao.2002— Gloria Arroyo succède à Estrada et interrompt les opérations. Cessez-le-feu et affrontements se succèdent sur le terrain entre l’armée et les différents groupes séparatistes.2005— Coup d’envoi en Malaisie d’un long et difficile processus de paix, qui devrait aboutir en mars 2014 à la création de la zone autonome de Bangsamoro.

Sources : “La Croix et le Kriss”, de Solomon Kane, éd. Irasec.

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12. Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014

Espagne. L’assaut désespéré des clandestins

—La Voz de Galicia La Corogne

De Melilla

La tragédie qui a eu lieu sur la plage d’El Tarajal, à Ceuta, le 6 février dernier,

où quinze migrants ont trouvé la mort en essayant de traverser [en nageant] vers l’Espagne, n’est qu’un chapitre supplémentaire de ce drame de l’immigration clan-destine qui se trame depuis plu-sieurs années et qui a de nouveau éclaté fin 2013. Chaque jour des milliers d’hommes et de femmes désespérés risquent leur vie. Non seulement quand ils essaient d’ar-river à Ceuta ou Melilla, mais aussi quand ils traversent le désert de Mauritanie, quand ils tentent de passer de l’Algérie au Maroc ou encore en survivant au froid et à la pluie sur le mont Gourougou [qui domine Melilla côté maro-cain]. Les raclées, les viols, la faim et la soif sont certains des péages dont ils devront s’acquitter, outre l’argent déboursé, pour atteindre le rêve qu’on leur a dessiné dans leur pays d’origine.

Le 3 mars dernier, Klaus a décidé de tenter sa chance. Il a respiré profondément puis s’est jeté à l’eau. “Nous avons acheté un canot à plusieurs au Maroc. Nous étions quatorze et grâce à Dieu nous sommes arrivés à Melilla tous en vie, raconte-t-il. Nous avons dépensé chacun 1 500 euros.” Originaire du Cameroun, cet ingénieur en mécanique avait réussi à écono-miser suffisamment pour que son voyage vers l’Europe ne dure pas plus de deux mois. Mais pourquoi voulait-il quitter son pays alors qu’il était ingénieur ? “Je voulais aller là où l’herbe est plus verte.” Cette métaphore en dit long sur les espoirs de ces migrants, qui rêvent tous d’un avenir meil-leur. L’Espagne n’est qu’un point de transit.

D’autres mettent plusieurs années à atteindre leur but. Il a ainsi fallu cinq ans à Ahmed, un étudiant de Guinée-Conakry, pour finir son périple et arriver au Ceti [Centre d’accueil tempo-raire des migrants] de Melilla. “J’ai dépensé 1 600 euros pour venir jusqu’ici, j’avais quelques écono-mies pour commencer et puis j’ai travaillé en chemin.”

La durée du voyage dépend des finances de chaque migrant. Selon un rapport de l’ONU, les mafias de l’immigration clandes-tine entre l’Afrique et l’Europe amassent 100 millions d’euros chaque année. Les cours de ce marché fluctuent en fonction du désespoir des populations. C’est également un marché capable d’innover aussi vite que sont mises en place les nouvelles méthodes de contrôle de l’immigration aux frontières terrestres et maritimes. Au Maroc, des migrants origi-naires d’Afrique subsaharienne déboursent 500 euros pour un canot pneumatique qui en vaut à peine 70.

Ces mafias sont avant tout des petits réseaux qui opèrent dans chaque pays, et non une grande structure internationale orga-nisée. La majorité des migrants interrogés des deux côtés des frontières de Melilla et Ceuta, ori-ginaires du Cameroun, du Mali, de Côte d’Ivoire, d’Algérie, de Syrie, de Guinée, disent avoir fait le voyage sans avoir eu recours à des passeurs. Certains sont arri-vés en moto, d’autres en mar-chant. Certains ont dû s’arrêter pour gagner de l’argent et pou-voir continuer, mais à un moment ou à un autre il leur a fallu payer les services de quelqu’un afin de pouvoir changer de pays.

“Comment un type qui est ingé-nieur peut-il abandonner son tra-vail alors qu’il risque autant ? Il s’est forcément laissé convaincre

↙ Dessin d’El Roto paru dans El País, Madrid.

Depuis quelques mois, les migrants tentent de passer en masse dans les deux enclaves espagnoles du nord du Maroc, Ceuta et Melilla. De petites mafias organisent leurs passages.

Contexte●●● Le nombre de clandestins voulant entrer en Espagne par Ceuta et Melilla s’est accru ces derniers mois : 4 235 y sont parvenus en 2013, soit 48,5 % de plus qu’en 2012. Le 6 mars, 1 500 personnes se sont lancées à l’assaut de la frontière grillagée à Ceuta. Aucune n’a réussi à passer en Espagne ce jour-là.

Moyen-Orient ..... 16Afrique .......... 18Asie ............. 20Amériques ........ 22

FOCUS

d’uncontinentà l’autre.europe

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REPORTAGE

EUROPE.Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014 13

M A R O C

E S P A G N EANDALOUSIE

AL*

ENCLAVEDE CEUTA

ENCLAVEDE MELILLA

Tanger

Algésiras

Malaga

* Algérie

GIBRALTAR (R-U)

Iles Zaffarines

Ilesd’Al-HoceimaRocher de Vélez

de la Gomera

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MERMÉDITERRANÉE

Ilot Persil

100 km

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CE :

“EL

PAÍS

Possessions espagnoles sur la côte nord du Maroc Flux migratoires

Des portes d’entrée vers l’UE

Madrid

Rabat

par quelqu’un”, explique un enquê-teur qui travaille sur ces mafias.

Seuls quelques-uns recon-naissent avoir payé pour cette “aide” et acceptent d’en parler. “Je suis entré par Bni Ansar – le poste-frontière de Melilla – avec un passe-port marocain. J’ai payé 300 euros le passeport”, dit un Syrien arrivé à Melilla il y a quelques jours. Le passeport a ensuite été retourné à son propriétaire au Maroc. Mais, pour les Syriens, la situation est différente. Ils ont de l’argent, leur pays est en guerre et ils passent facilement pour des Marocains.

Les Subsahariens doivent avoir recours à des méthodes plus dan-gereuses et plus chères pour passer le poste-frontière de Bni Ansar. Le 12 mars, par exemple, trois hommes ont été découverts cachés dans une Mercedes. Un service qui se monnaie aux alen-tours de 2 500 euros. “Un jour j’ai croisé un type qui avait voyagé dans le coffre d’une voiture, il était malade et il ne savait plus où il était”, raconte un habitant de Melilla.

La Garde civile contrôle les véhicules suspects avec des appa-reils capables de déceler les batte-ments de cœur. “Il arrive qu’ils se cachent derrière le tableau de bord dans un double fond”, expliquent les gardes-frontières. Ils utilisent aussi des voitures béliers ou des motos pour forcer le passage. Sauter par-dessus la frontière grillagée est réservé aux plus pauvres. Et même là il y a des hiérarchies. Mieux vaut avoir de l’argent, car tous ne peuvent pas passer. Il y a ceux qui donnent un coup de main et ceux qui tentent le coup. Etre dans un groupe ou dans l’autre a un prix.

—Maria CedrónPublié le 16 mars

Le triple saut de GeorgeAprès un mois de périple, ce Tchadien est arrivé dans l’un des centres d’hébergement surpeuplés de Melilla.

—El Mundo Madrid

De Melilla

Trois barrières métalliques de 6 mètres de haut se dressent entre son enfer

tchadien, les limbes marocains et le paradis espagnol qu’il convoite. Un lundi de la mi-février, à 6 heures et quart du matin, nu et mouillé pour être glissant quand les agents essaieraient de le tirer vers le bas, l’homme a escaladé cette frontière pour la quatrième fois. Contrairement aux fois précé-dentes, où il avait aussitôt été ramené de l’autre côté, cette fois-ci il n’a pas été arrêté par la Garde civile. Aujourd’hui, une partie de son voyage s’achève et une autre commence.

George, immigré de fait, mais ingénieur de formation, est désormais un homme heureux, même si son bonheur n’est pas complet : “J’ai besoin de mon fils ici. Dès que je pourrai, je le ferai venir près de moi.” Il a une photo de lui dans sa poche. “Sans lui, je ne serais pas arrivé à Melilla, ajoute-t-il. Pouvoir l’aider, c’est ce qui me donne du courage.”

Il a les yeux qui brillent, mais assure qu’il est fatigué. Il a passé les derniers jours sans manger, adossé à un arbre pour se protéger de la pluie, espérant que le chef de son

camp de Tchadiens le mette sur la liste de ceux qui allaient sauter. “Ça fonctionne toujours comme ça, explique-t-il. Les Camerounais ont un chef camerounais, les Nigérians un chef nigérian. Nous, dans notre camp, nous obéissons à celui du Tchad.” Nous sommes dans le périmètre du Centre de séjour temporaire d’immigrés (Ceti). George bavarde avec un groupe de Gabonais qui ont sauté avec lui dans la matinée.

“Ç’a été un saut difficile, raconte George. D’abord une barrière, puis une autre... Quand on arrive à la dernière, on est déjà épuisé. Au loin, on a vu une voiture de la Garde civile et on a couru comme des fous jusqu’ici.” Les 150 hommes qui ont sauté avaient si peur qu’on les renvoie de l’autre côté qu’en se pressant contre la porte du garage du Ceti ils l’ont enfoncée.

Du Tchad jusqu’à Melilla, via le Niger, l’Algérie et le Maroc, le périple de George aura duré un mois. Pour lui, jusqu’à nouvel ordre, c’en est fini des noms d’emprunt, des faux passeports qu’on achète, des déplacements nocturnes, du repos dans les forêts.

Des dizaines d’immigrés se promènent, nerveux, autour du centre, encore sous le coup de la décharge d’adrénaline de leur triple saut, ils se sont enfin douchés et

alimentés et portent des vêtements neufs. La surpopulation du camp, dénoncée par

de nombreuses ONG, leur importe peu. Le centre a été construit pour 450 personnes et en héberge au moins le triple, même s’il n’y a pas de chiffres officiels sur la question. “Et il en viendra davantage, soutient George. Sur le mont Gourougou [côté marocain], il y a bien plus de gens.”

—Alberto RojasPublié le 17 février

Exaspération du MarocAvec des dizaines de milliers de clandestins sur son territoire cherchant un passage vers l’Europe, le royaume s’indigne du manque de coopération de l’Union – et de l’Algérie – pour trouver des solutions.

—El País Madrid

L’Espagne pense que le “ren-voi à chaud” des immigrés clandestins, sans contrôler

leur identité ni les mettre à dispo-sition de la justice, est la meilleure solution pour éviter les conflits tels que ceux qui ont éclaté ces derniers mois à Ceuta et à Melilla : dès qu’ils seraient repérés, les clandestins seraient immédiatement renvoyés par la frontière qu’ils viendraient de franchir. Mais le Maroc n’est pas convaincu et ne veut pas être le seul pays du Maghreb à accep-ter ces modalités, de même qu’il ne veut pas les limiter uniquement à l’Espagne. Pour Rabat, c’est toute l’Union européenne qui doit les appliquer, et c’est le message qui a été transmis aux négociateurs de l’UE, alors qu’un accord devrait être passé entre les deux parties après dix ans de tâtonnements.

Le 26 mars, les ministres de l’In-térieur espagnol et marocain se sont réunis pour la première fois à Tanger dans le cadre d’une com-mission bilatérale avec, comme objectif, de faire entrer en vigueur l’article 11 de l’accord sur le renvoi immédiat des clandestins qui tra-versent les frontières maritimes ou barbelées de Ceuta et de Melilla.

Le gouvernement espagnol ne cesse de répéter que la collabora-tion entre les deux pays est meil-leure que jamais et affirme que, si la situation à Ceuta et à Melilla n’est pas plus grave, c’est grâce au comportement exemplaire de ses forces de sécurité. Les auto-rités marocaines ont renforcé les moyens humains près des deux frontières bien qu’elles sachent que ce déploiement onéreux ne pourra pas durer très longtemps. Elles sont prêtes à avancer sur le sujet de la réadmission immé-diate des émigrés mais pensent que cet effort sera futile si leurs voisins ne prennent pas les mêmes

mesures. “D’après nos estimations, il y a environ 40 000 clandestins sur notre territoire aujourd’hui, pré-cisent des sources marocaines. Ils ne sont pas venus de nulle part et n’ont pas surgi du sous-sol maro-cain. Ils viennent de l’extérieur, des pays voisins, et accepter le renvoi de ceux qui ont franchi la frontière dans nos villes ou dans nos montagnes n’a aucun sens puisque nous savons que la majorité viennent d’Algérie et de Mauritanie.” Lorsque le Maroc demande à ses voisins d’agir, il fait surtout allusion à l’Algérie. Le sujet est une source de tensions extrêmes entre les deux Etats. La frontière entre le Maroc et l’Algé-rie, de presque 1 600 kilomètres de long, est fermée depuis 1994. C’est la frontière fermée la plus longue du monde.

Le Maroc affirme également être le seul pays du Maghreb et d’Afrique à avoir mis en place de nouvelles mesures pour régulari-ser les immigrés – plus de 12 000 demandes ont été déposées et seules 230 ont été acceptées – et pour les inciter à retourner dans leur pays d’origine. Et il ne com-prend pas que personne, ni l’Es-pagne, ni l’UE, ne salue ses efforts et ne demande à l’Algérie et à ses autres voisins d’en faire autant.

Selon diverses études réalisées par des organisations humani-taires, il y aurait actuellement en Algérie 30 000 clandestins. Presque la moitié sont des femmes, dont 80 % avec des enfants à charge, et 80 % ont pour objectif d’entrer en Espagne pour pouvoir émigrer en Europe. Le gouverne-ment algérien a approuvé, à l’été 2008, une loi théoriquement très stricte sur la régularisation, l’en-trée, le séjour et la circulation des immigrés, mais aussi bien le Maroc que certaines organisations humanitaires pensent que ce pays est toujours une “passoire”, sur-tout pour les Syriens qui fuient à cause de la guerre.

Il y a également beaucoup de Subsahariens en provenance de Mauritanie, du Niger, du Mali ou du Sénégal qui fuient la famine. “En cette période de crise, l’Europe, et pas seulement l’Espagne, a mis un frein brutal à la coopération”, observe une source proche de l’UE spécialiste des questions afri-caines. “Les projets qui pourraient apporter une solution aux migrants dans leur pays d’origine ont été stop-pés et, forcément, les conséquences se font sentir.”

—Javier CasqueiroPublié le 17 mars

SOURCE

LA VOZ DE GALICIALa Corogne, EspagneQuotidien, 85 600 ex.http://www.lavozdegalicia.es/Journal républicain et progressiste fondé en 1882, “La Voix de la Galice” est *le premier quotidien de cette région de l’extrémité nord-ouest de l’Espagne. Le titre fait partie d’un groupe qui possède aujourd’hui plusieurs chaînes de radio, une chaîne de télé et une société de sondages. Le site est aussi disponible en version galicienne.

Page 14: Courrier International

OPINION

EUROPE14. Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014

—Oukraïnska Pravda Kiev

Les actions du nouveau pouvoir, en ce qui concerne la défense du pays et la révolution, soulèvent bien des

interrogations. L’absence de résistance à l’occupation de la Crimée, les tentatives faites pour neutraliser Maïdan et suppri-mer au plus vite les barricades, l’isole-ment des participants les plus actifs à la révolution au sein de la Garde nationale [formation paramilitaire créée par le gou-vernement provisoire], qu’est-ce que tout cela veut dire ?

Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que la classe politique ukrainienne a plus peur de son propre peuple que du Kremlin ou de la menace d’occupation. En cas de désastre militaire, cer-tains politiciens changeront de camp, d’autres prendront l’avion et s’en iront sans trop de souci former un gouvernement en exil, laissant des millions d’Ukrainiens dans les ruines de l’après-guerre aux mains des spetsnaz russes [forces spéciales] et des titouchki [les gros bras de l’ancien président Viktor Ianoukovitch].

Le pays et ses dirigeants ne sont toujours pas prêts à admettre qu’ils vivent déjà dans une nouvelle réalité, une réalité militaire. Du côté russe, le plan a été préparé de longue date et il est mis en œuvre méthodiquement. Aujourd’hui, le sort de millions d’Ukrainiens

UKRAINE

Aux armes, citoyens !Moscou poursuivant ses opérations militaires en Crimée et sur la frontière orientale du pays, il faudrait armer la population ukrainienne. Mais le gouvernement provisoire est trop timoré.

dépend de la moindre provocation, du pre-mier tir quelque part en Crimée ou dans les steppes du Don. Ensuite, ce sera la ruée, et il sera trop tard pour mobiliser. Car le rap-port de forces dans les régions frontalières est catastrophique, et les chars de l’ennemi sont beaucoup plus rapides que les centres de mobilisation ukrainiens.

La nouvelle Grozny. Le plus grand danger, aujourd’hui, ne vient pas de l’extérieur, mais de l’intérieur. Une grande partie de l’adminis-tration et des membres des forces de l’ordre et de la défense n’aurait rien contre l’idée de saboter toute résistance à l’occupation. Cela vaudrait mieux pour eux que d’avoir à répondre de leurs actes passés et de sur-

vivre à la lustration. Alors que, chez nos frères du Nord, il y a tout ce dont ils ont l’habitude, et qu’ils apprécient : la corrup-

tion, les pots-de-vin, les passe-droits, la jus-tice achetée, les faux témoignages, etc. C’est un système qu’ils comprennent mieux, et qu’ils trouvent préférable.

Dans ces conditions, les citoyens d’Ukraine ne doivent attendre d’aide de personne, sinon d’eux-mêmes. Les déclarations de Poutine ne laissent planer aucun doute à ce sujet : il a décidé de reconstituer la Russie histo-rique par la force des armes. La nomenkla-tura corrompue qui dirige la Russie a choisi de ne laisser aucune possibilité d’autodé-termination au peuple ukrainien, aucune

possibilité de s’engager dans la voie d’une intégration européenne et d’une vie correcte.

Les tentatives d’apaiser l’agresseur, de la part du pouvoir ou de ceux qui se portent garants de l’intégrité territoriale du pays, et les sanctions sans effet de l’Occident ne font qu’attiser les appétits du Kremlin. Regardons la vérité en face : l’ennemi est aux portes des villes et des villages ukrainiens, et, même après l’annexion de la Crimée, les provocations se multiplient. Demain, Kiev pourrait bien être la nouvelle Grozny.

Dans ce conflit militaire avec la Russie, l’Ukraine ne peut compter que sur elle-même, comme l’a clairement laissé entendre M. Obama, “garant sur le papier” de notre intégrité territoriale. L’armée ukrainienne, mal financée, dépouillée par les vols, s’est déployée à la frontière. La Garde nationale est encore en formation, et elle sera proba-blement envoyée vers le sud et l’est où s’ac-cumulent les nuages menaçants. Dans le même temps, la Russie poursuit des opéra-tions sans précédent et à grande échelle. Il n’est pas exclu que des parachutistes enne-mis soient largués sur les arrières de nos troupes, pour couper les communications, effectuer des manœuvres de diversion et terroriser la population.

Une guerre populaire. Les événements de Maïdan ont clairement montré que le minis-tère ukrainien de l’Intérieur n’était capable de tirer que sur le peuple désarmé. Ses troupes sont démoralisées, elles redoutent elles aussi la lustration et sont davantage prêtes à tendre la main aux agresseurs qu’à leur résister. Et depuis les manifestations, elles sont totalement discréditées. C’est pour cela que la défense des villes de l’arrière, à l’ouest et au centre du pays, ne sera possible que si la population patriote est immédia-tement armée. Ces villes doivent se trans-former en forteresses, c’est la seule solution pour donner un coup d’arrêt à l’agression. Des centaines de milliers de patriotes armés pourront consolider ainsi les arrières de notre armée et la Garde nationale.

Poutine doit comprendre qu’il ne pourra pas s’entendre avec ceux qui seraient dis-posés à lui vendre le pays, qu’il doit s’at-tendre à une guerre populaire, à laquelle son régime n’est certainement pas prêt, car il s’agit du seul scénario négligé par le Kremlin. L’idée même d’armer son peuple, dans lequel il n’a aucune confiance, ne lui serait en effet jamais venue.

La Rada doit désormais autoriser le port d’armes pour la population. Les classes moyennes ukrainiennes ont montré qu’elles étaient capables de se défendre seules, et elles vont continuer. N’attendons pas de miracle, ne comptons plus sur une admi-nistration et des généraux qui ont peur de prendre des décisions cruciales. Seuls les citoyens d’Ukraine sont aujourd’hui en mesure de se défendre pour assurer l’ave-nir européen de leur pays.—Dmytro Pasternak-Taranouchenko

Publié le 21 mars

Vu de Pologne

Réfugiés : solidarité entre Tatars● Plusieurs centaines de familles tatares de Crimée s’apprêtent à s’exiler en Pologne, informe le journal polonais Gazeta Wyborcza. “A peine de retour de la déportation dont ils ont été victimes sous Staline, ils doivent fuir à nouveau”, explique Bronislaw Talkowski, chef de la communauté musulmane de Kruszyniany, dans l’est de la Pologne, l’un des deux villages où vivent des Tatars polonais. Leurs ancêtres, alors soldats, sont arrivés sur ces terres au xive siècle, à l’invitation du roi Ladislas Jagellon. Aujourd’hui, près de 2 000 Polonais se déclarent de nationalité tatare.Les Tatars de Kruszyniany veulent aider leurs cousins de Crimée, en leur offrant hospitalité et soutien spirituel. “Cela leur sera plus facile de s’acclimater dans un village, entouré de gens bienveillants qui connaissent leurs coutumes”, explique M. Talkowski.Un premier groupe de 32 refugiés a passé la frontière le 21 mars. Ils ont tous demandé l’asile politique. Ils expliquent qu’ils craignent les représailles de la part du nouveau pouvoir russe sur la presqu’île, qui les a menacés en raison du soutien qu’ils avaient apporté au pouvoir ukrainien. Selon les informations transmises par Selim Chazbijewicz, professeur à l’université d’Olsztyn et représentant du Medjlis (assemblée traditionnelle des Tatars de Crimée) en Pologne, plusieurs centaines de familles pourraient les suivre, précise Gazeta Wyborcza.En attendant, les premiers réfugiés tatars ont été dirigés vers un centre pour demandeurs d’asile, près de Varsovie. Le ministre de l’Intérieur, Bartlomiej Sienkiewicz, déclare que la Pologne peut accueillir 11 000 personnes.

↙ Dessin de Vlahovic, Serbie.

Page 15: Courrier International

EUROPE.Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014 15

Chisinau

Salcuta

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pol

COUR

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MOLDAVIE

ROUMANIE

UKRAINE

UKRAINE

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Dniestr

80 km

RÉGIONAUTONOME DE

GAGAOUZIE

TRANSDNIESTRIE*

* Territoire sécessionniste,indépendant de facto (1990).Des troupes russes y stationnent depuis.

RUSSIE

devraient faire la loi dans leur pays, pas chez les voisins !”

A quelque 100 kilomètres de la capitale, à Salcuta, la “révolte” ukrainienne est sévèrement cri-tiquée, et les gens proclament à l’unisson que l’avenir se trouve aux côtés de la Russie. Du haut de ses 75 ans, Stefan Raducan est d’avis qu’il faut rester amis à la fois avec l’Ouest et avec l’Est : “Nous ne devons pas gâcher nos relations avec les Russes, parce que nous en sommes dépendants du point de vue économique. Et nous devons entretenir de bonnes relations avec l’Europe également. Notre pays est indépendant. Que personne ne nous mette la main dessus ! Poutine rit et se moque de nous. Il peut nous fournir du gaz moins cher, il peut nous en priver totalement, c’est selon son bon vouloir.”

—Adevarul Moldova (extraits) Chisinau

Da n s l a b a n l ie ue de Chisinau, à Sangera, les Moldaves se voient déjà

dans l’UE. Ils sont impatients de pouvoir voyager sans visa et condamnent les Russes pour l’oc-cupation de la Crimée. Natalia Sitisco, une habitante, rentre chez elle avec deux grands sacs remplis de pommes de terre. A 60 ans, elle espère être un jour membre de l’Union européenne. Elle n’y est jamais allée, mais elle a entendu à la télévision que les Moldaves seraient libérés de la contrainte des visas. Elle est cer-taine que tout irait bien mieux si la Moldavie prenait la route de l’UE. “J’ai de la famille en Italie et au Portugal. Là-bas les salaires sont plus élevés, les gens peuvent voya-ger quand ils sont à la retraite”, dit-elle, déplorant qu’après des décennies de travail elle ne touche qu’une pension de 1 200 lei [65 euros]. Redoutant le déclen-chement d’une guerre en Ukraine, Natalia Sitisco lance : “Les Russes

MOLDAVIE

L’autre pays écartelé entre l’Est et l’OuestA Chisinau, dans la capitale, on rêve d’UE. Les provinciaux, eux, critiquent le cap européen choisi par les responsables politiques et estiment qu’on vivait mieux au bon vieux temps de l’URSS. Manipulation ou bon sens ?

SOURCE

Bien qu’ils ne vivent qu’à quelques kilomètres de la fron-tière avec l’Ukraine, la pers-pective d’une éventuelle guerre effleure à peine l’esprit des quatre mille habitants du bourg de Salcuta. Pendant que l’Ukraine est en ébullition, le village mol-dave est plongé dans le silence et noyé sous une épaisse couche de brouillard.

“Les gens discutent, mais pour l’instant c’est calme. Nous espé-rons pouvoir éviter les conf lits,

parce que nous avons déjà connu

une tel le expér ience [lors de la sécession de la Transdniestrie, en 1992] et c’est très douloureux”, déclare le Pr Raisa

Lupu. Dans le ma gasin du centre du village, cinq

hommes parlent de leurs soucis autour d’une bière. “En Ukraine

c’est la guerre, mais nous ne devons pas nous impliquer.

On l’a faite en 1992, et de toute manière chacun

a agi selon ses intérêts, et voilà le résultat. En cas de problème on fait

appel à l’Amérique, à l’Angle-terre et au reste du gang,

pour en découdre au bout du compte

avec l’autre bande”, se désole Constantin Bagrin, employé au Service de garde de l’Etat, à Chisinau. “Ils ne commenceront pas la guerre, t’inquiète pas”, inter-vient son ami, Ion Ermurachi. Pour tous, “c’est mieux avec les Russes”. “Ici il n’y a plus que des femmes, tout le monde est à Moscou. La Roumanie est entrée dans l’UE. Et alors ? Personne ne nous attend là-bas”, ajoute l’homme, qui tra-vaille depuis vingt ans comme chauffeur à Moscou.

Les gens de Salcuta se plaignent de ne pas pouvoir joindre les deux bouts. “La guerre est une chose, mais il y a des problèmes plus graves. Les parlementaires ont des châteaux et se fichent bien de la pauvreté, de nos problèmes pour payer les factures de gaz et les taxes. Après, ils s’étonnent qu’ici tout le monde veuille rejoindre la Russie. Rien que dimanche der-nier, j’étais en Transdniestrie et je m’étonnais de voir à quel point ils vivent bien là-bas”, raconte Maria Ciobanu, infirmière.

“En Europe personne ne veut de nous ! Au moins, avec les Russes, nous avons une histoire un tant soit peu commune”, affirme Gheorghe Bucuci, un jeune qui déclare se rendre régulièrement en Russie.

Les spécialistes soutiennent que la division des Moldaves entre partisans de l’Est et par-tisans de l’Ouest est le résultat tant de la mauvaise information de la population que de la pro-pagande russe. Petru Macovei, directeur exécutif de l’Associa-tion de la presse indépendante, est d’avis que l’espace de l’infor-mation moldave doit être pro-tégé : “Il y a beaucoup de mani-pulation dans les informations diffusées par les grandes chaînes russes relayées en Moldavie. Un projet de loi préconise la modifi-cation du code de l’audiovisuel, mais on devrait plutôt renforcer les productions locales et faciliter l’accès des chaînes roumanophones à notre marché.”

La manipulation communiste constituerait une autre raison de la division des Moldaves, estime l’analyste politique Olga Nicolenco : “Il subsiste au sein de la société une peur généralisée à l’égard des communistes, et les gens croient en général plus facile-ment le mal que le bien.” Nicolenco exhorte les citoyens à diversifier leurs sources d’information. “Il est beaucoup plus facile de s’infor-mer sur l’Union douanière [union économique réunissant la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie], parce que nous avons fait partie de l’URSS pendant soixante-dix ans. La Gagaouzie [région auto-nome de Moldavie qui a organisé un référendum sur le rattachement à l’Union douanière, approuvé à 95 % le 2 février] soutient la Russie, mais les Gagaouzes ne comprennent pas que l’Union européenne a été créée pour que toutes les ethnies s’y retrouvent”, conclut-elle.

—Virginia DumitrasPublié le 6 mars

TransdniestrieRéunification : l’appel de Tiraspol●●● Au lendemain du référendum du 16 mars en Crimée, le Soviet suprême de Transdniestrie a adressé au président de la Douma une demande d’aménagement de la loi russe afin d’intégrer la région sécessionniste moldave à la Fédération de Russie, rapporte le quotidien économique de Moscou Vedomosti. En 2006, le référendum sur la réunification du territoire autoproclamé à la Russie avait obtenu 97 % de oui. De leur côté, les députés russes ont concocté, selon la Nezavissimaïa Gazeta, un projet de loi sur la simplification de l’octroi de la citoyenneté russe à “tous ceux qui ont à une époque vécu sur le territoire de l’URSS ou de l’empire russe”. Un “privilège” qui serait octroyé prioritairement aux habitants de Moldavie et de Tr ansdniestrie. Le 2 février, la région moldave autonome de Gagaouzie a dit oui (à 95 %) à la Russie lors d’un référendum.

“En Europe personne ne veut de nous ! Avec les Russes, on a une histoire commune”

↙ Dessin de Tiounine paru dans Kommersant, Moscou.

Contexte

ADEVARUL MOLDOVAChisinau, MoldavieQuotidien, 8 000 ex.adevarul.ro/moldova/Fondée en décembre 2010, “La Vérité Moldavie”, titre roumanophone, appartient au groupe de presse roumain Adevarul Holding (qui détient entre autres le quotidien Adevarul, l’hebdomadaire Dilema Veche, le magazine Foreign Policy România). Les journalistes qui y travaillent sont des Moldaves épaulés par une équipe roumaine.

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16. Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014

Irak. Marier les filles dès 8 ansUn projet de loi sur le statut personnel entend donner aux hommes de nouveaux droits exorbitants sur leurs épouses.

—Raseef22 (extraits) Beyrouth

Le Conseil des ministres irakien a fi ni par approu-ver le projet de loi sur le

statut personnel djaafarite [chiite] et l’a transmis au Parlement pour qu’il soit voté. Le principal sujet de polémique concerne l’âge légal du mariage. Pour les garçons, il est fi xé à “15 années lunaires révo-lues” ; pour les fi lles à “9 années lunaires révolues”. Il faut savoir qu’une année lunaire est plus courte qu’une année solaire. Cet âge légal est donc très inférieur à celui que fi xe la loi actuelle, à savoir 18 ans – la possibilité d’un mariage à 15 ans étant soumise à l’autorisation d’un juge et réser-vée à des cas de force majeure.

Polygamie. Contrairement aux dispositions de la loi actuelle, la future loi interdirait à un musul-man de prendre pour épouse une non-musulmane. Elle autoriserait la polygamie. Par ailleurs, elle pré-voit de priver les petits-enfants de l’héritage de leur grand-père si leur père meurt avant lui. Elle stipule également que “l’épouse n’hérite de son mari ni de terres ni de leur valeur, mais seulement du bâti, des arbres, des outils, des biens meubles, etc. Il revient au légataire de lui payer la valeur des biens immeubles.” En cas de répu-diation, la nouvelle loi ne permet-tra pas à l’épouse de rester dans la maison de l’époux en attendant

de trouver une issue à sa situa-tion, contrairement aux disposi-tions actuelles, qui l’autorisent à y demeurer durant trois ans.

Le ministre de la Justice Hassan  A l-Chammari estime que ce texte “obéit aux règles démocratiques en vigueur dans l’Irak de l’après-dictature”. Il a même déclaré, l o r s d e l a Journée inter-nationale de la femme, que cette loi donne-rait “des privilèges inédits aux femmes”, puisqu’elle permet à une fi lle unique d’hé-riter [pleinement] de son père, alors que la loi actuelle ne lui accorde que la moitié de l’héritage. On se montre inquiet jusqu’à l’ONU. Selon Nikolaï Mladenov, le représentant spécial du secrétaire géné-ral, ce texte “enfreint l’universalité de la loi irakienne et risque de porter atteinte à l’unité nationale”. Beaucoup de critiques se sont foca-lisées sur l’abaisse-ment de l’âge légal du mariage, mais ce projet de loi comporte des mesures plus mons-trueuses. S’il devait

↙ Dessin de Martirena, Cuba.

moyen-orient

Revue de presse

Femmes contre femmes●●● “La Ligue de la femme irakienne a publié un communiqué pour qualifi er le projet de loi sur la famille de ‘violation évidente de la Constitution et des conventions internationales’. Elle y voit le ‘retour à la tyrannie’ et demande aux députés de ne pas voter ce texte”, écrit le journal Al-Alem de Bagdad. “Elle a lancé aussi une campagne de collecte de signatures appelant les forces de la société civile à faire barrage [au projet de loi] et à œuvrer en faveur d’un code de la famille qui ne soit plus d’inspiration religieuse.” Sur Facebook, la romancière irakienne Lutfi ya Al-Dulaimi note : “Chers Irakiens, protégez vos petites contre les pulsions des pervers. Epouser une fi lle de 9 ans, c’est une obscénité et un crime selon

la loi de tous les pays.” Autre son

de cloche à l’agence Kerbala, du nom de la ville sainte du chiisme irakien. Son site rapporte que “des centaines de femmes ont

manifesté en soutien au projet de loi devant le parlement régional. Une des manifestantes, Oum Mohamed, explique : ‘Nous sommes descendues dans la rue pour faire triompher le statut personnel djaafarite [chiite] parce que nous croyons qu’il garantira les droits des femmes et protégera leur honneur. C’est notre réponse à celles qui ont protesté contre cette loi. Pour ce qui est du mariage des fi llettes, ce n’est pas une obligation. Mais, si les circonstances l’exigent, si une fi lle n’a plus personne pour la prendre en charge, cela peut être une solution. Cette loi est conforme à la charia.’” Le site donne également la parole à un “homme de religion”, Cheikh Ali Al-Tayyar. Selon lui, “cette loi représente la majeure partie de la population, puisque la majorité des Irakiens sont chiites. Elle fi xe la majorité des fi lles à 9 ans, et le fait de la marier à cet âge-là est conforme aux enseignements religieux.” Et le religieux de conclure : “De telles lois existent dans la plupart des pays du monde. Même en Amérique, il existe des lois qui permettent le mariage

être appliqué, il priverait de pen-sion la femme répudiée si elle est trop jeune – et n’a donc pu pro-curer de jouissance à son époux –, ou trop âgée – et avait donc cessé de l’exciter. Il priverait la femme du droit de demander la séparation, même si le mari est malade, incapable de lui assu-rer un train de vie décent ou s’il déserte le lit conjugal. Il permet-trait en revanche à l’homme de jouir de son épouse chaque fois qu’il le souhaite, tout en la pri-vant du droit de quitter la maison sans autorisation.

Le texte revient aussi sur le dispositif actuel, qui annule tout mariage conclu sous la contrainte. Pire encore, le projet ne crimi-nalise pas les rapports sexuels avec les fi llettes âgées de moins de 9 années lunaires. C’est ce que l’on comprend à la lecture de l’ar-ticle 154, qui dispense du délai de viduité “l’épouse de moins de 9 ans

qui a été défl orée par son mari”. L’ar t icle  147 é v o q u e l u i

aussi la possibi-lité qu’un homme

puisse avoir des rapports sexuels avec

une fi llette de moins de 9 ans, puisqu’il parle de la “répudiation de la fi lle

n’ayant pas 9 ans révolus et qui n’a pas été défl orée par son mari”.

Répudiations. Ce texte créerait par ailleurs un nouveau “conseil suprême des affaires djaafarites” [chiites] et prévoit que les avocats devraient connaître les règles

djaafarites. Ils seraient accrédi-tés par ce conseil et n’auraient plus besoin de diplômes universi-taires. Enfi n, l’article 246 indique que cette loi pourrait s’appliquer à tout citoyen irakien. Autrement dit, elle serait susceptible de s’im-poser à un Irakien non chiite.

Ceux qui ont rédigé ce projet de loi semblent être déconnectés de la réalité. Alors qu’ils font la promotion du mariage avec des mineures, la réalité est qu’il y a en Irak plus de 180 cas de répu-diation par jour à cause de tels mariages. Dans le passé, certains avaient demandé l’interdiction du mariage avec des fi lles de moins de 15 ans. Et voilà que d’autres veulent marier les fi lles dès 8 ans.

—Hassan Abbas Publié le 14 mars

Page 17: Courrier International

AMÉRIQUES.Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014 17

Vivons bien informés.

Je l’ai appris sur Un Monde d’Infodu lundi au vendredi à 16h15 et 21h45avec

—Your Middle East Stockholm

Trente-cinq ans après l’ins-tauration de la République islamique [en 1979], des

changements politiques sont en train de se produire en Iran. En six mois, le président Hassan Rohani a davantage contribué au rapprochement entre les Etats-Unis et son pays que tous les efforts déployés depuis la révolution de 1979. Pendant toutes ces années, la communauté irano-américaine a souffert de l’éloignement des deux pays. Mais, aujourd’hui, l’idée d’un retour au pays des exilés iraniens ne semble plus inaccessible.

Ma grand-mère et la majeure partie de la famille de mon père comptent parmi les 30 000 à 50 000 Juifs iraniens qui vivent aujourd’hui à Los Angeles. Ils ont trouvé asile aux Etats-Unis après la révolution de 1979. Et je n’ou-blierai jamais ce soir de shabbat où ma grand-mère m’a appelée de la cuisine pour que je l’aide à pré-parer le dîner. J’ai encore dans les narines l’odeur du persil fraîche-ment haché mélangé au bouillon de poulet. Mes yeux étaient fixés sur les mains ridées de ma grand-mère, qui coupait lentement les légumes pour le gondi, un plat à base de boulettes de matza qui se mange dans les familles juives ira-niennes. Quand elle a commencé

à parler de sa jeunesse en Iran, j’ai levé la tête et j’ai vu dans ses yeux un regard absent, qui disait que, même si elle avait vécu plus de trente ans aux Etats-Unis, son cœur était resté à Hamedan, en Iran. Malheureusement, elle est morte avant d’avoir pu réaliser son vœu de rentrer dans son pays.

L’histoire de ma famille n’est pas unique dans la diaspora ira-nienne installée aux Etats-Unis. Beaucoup attendent le jour où ils pourront regagner la terre de leurs ancêtres sans craindre des retom-bées politiques. Je rêve moi-même du moment où je pourrai parcou-rir le quartier où mes parents ont grandi et rejoindre enfin la famille que j’ai appris à aimer à travers des appels téléphoniques hebdo-madaires, mais que je n’ai jamais rencontrée.

Depuis son élection, Rohani a manifesté son soutien à la diaspora iranienne sous des formes très dif-férentes de celles de son prédéces-seur, le président Ahmadinejad.

En octobre 2013, il a chargé son conseiller Akbar Torkan d’œuvrer au rétablissement de vols directs entre l’Iran et les Etats-Unis. Selon l’agence semi-officielle Far News Agency, Torkan a indiqué que cette initiative visait “à éliminer les pro-blèmes auxquels sont confrontés les expatriés iraniens”. Durant sa visite à New York, en septembre, le prési-dent Rohani s’est engagé vis-à-vis

des Irano-Américains en déclarant à l’Assemblée générale des Nations unies : “C’est un droit naturel pour chaque Iranien de visiter son pays d’origine. […] L’Iran appartient à tous les Iraniens.”

La reprise des vols n’aiderait pas seulement les expatriés à se rendre plus facilement en Iran, elle représenterait aussi un pas symbolique vers une plus grande confiance entre les Etats-Unis et l’Iran. Et même s’il faut surmon-ter des obstacles de taille avant de pouvoir rétablir des vols directs, les tentatives de Rohani pour se réconcilier avec la communauté irano-américaine au cours des cent premiers jours de son mandat témoignent d’un changement de positionnement politique.

Au début du mois de novembre, le président iranien a demandé au vice-ministre des Affaires étran-gères, Hassan Qashgavi, de créer une commission en vue d’étudier la possibilité d’un retour des Iraniens ayant quitté le pays pour des rai-sons politiques. Peu de temps après, le ministre du Renseignement a déclaré que le retour des exilés – en particulier ceux qui ont quitté le pays après la présidentielle contro-versée de 2009 – avait été discuté en réunion, ce qui laisse penser que d’importantes mesures ont été prises pour régler cette question.

Mais ces tentatives de réconci-liation avec les Iraniens exilés ou déplacés ont rencontré une vive opposition chez les conservateurs du régime, qui cherchent à empê-cher Rohani de libéraliser le pay-sage politique de crainte que leur pouvoir n’en pâtisse. Après cette réunion, le porte-parole du sys-tème judiciaire, Mohsen Ejei, a ainsi déclaré : “Les individus qui ont commis un crime et quitté le pays seront poursuivis à leur retour.” Cette déclaration témoigne de la profonde division de la classe diri-geante iranienne et conduit à se

demander si Rohani a suffisam-ment de poids et de volonté pour institutionnaliser la réforme.

Compte tenu des luttes de pou-voir que se livrent les conserva-teurs et les modérés, il semble peu probable que la situation des exilés iraniens change dans un avenir proche. Nul doute que les partisans d’une ligne dure vont continuer à remettre en cause et à délégitimer les positions de Rohani et que les tensions vont s’intensifier.

Quarante exécutions. Les der-nières études indiquent qu’il n’y a pas eu un accroissement des liber-tés en Iran et jettent un doute sur la détermination de Rohani à mettre en place une réforme ou à pouvoir limiter l’influence des faucons. Amnesty International a signalé que, durant les deux pre-mières semaines de janvier, l’Iran avait commis plus de quarante exé-cutions, dont la plupart n’avaient pas été motivées par un “crime très grave”, comme l’exigent les normes internationales. Par ailleurs, le rap-porteur spécial sur la situation des droits de l’homme en Iran, Ahmed Shaheed, a déclaré qu’il n’y avait aucun signe d’amélioration dans des domaines comme les discrimi-nations sexuelles et les atteintes aux droits civiques, politiques, éco-nomiques, sociaux et culturels.

Il est difficile de penser, dans ces conditions, que les structures de pouvoir et les pratiques judiciaires iraniennes puissent créer un envi-ronnement propice au changement et à la réforme. Neuf mois après l’élection de Rohani à la présidence, alors que la situation des droits de l’homme n’a guère évolué, les Iraniens ne croient peut-être plus à la promesse d’un changement. Mais la force de ce président réside dans son discours : ses efforts pour ral-lier les Iraniens autour d’un avenir bâti sur l’ouverture et le dialogue

IRAN

La nostalgie de la diasporaDepuis l’arrivée du président Rohani, beaucoup d’Iraniens attendent le jour où ils pourront regagner la terre de leurs ancêtres, même si la situation est loin de les rassurer totalement.

↙ Dessin de Chappatte paru dans Le Temps, Suisse.

avec la communauté internatio-nale marquent un changement de ton radical par rapport à son prédécesseur. En novembre der-nier, le président a rencontré les représentants des minorités reli-gieuses pour tenter de les rap-procher. Il souhaitait, a-t-il dit, “présenter l’Iran comme un modèle aux fidèles de toutes les religions divines, afin qu’elles puissent coexis-ter et vivre dans la sérénité et la sécu-rité”. Le mois dernier, son frère a fait un don de 400 000 dollars à un hôpital juif en expliquant que “le gouvernement [avait] l’intention de fédérer tous les groupes ethniques et religieux en Iran”.

—Melissa Etehad Publié le 17 mars

Menaces●●● La méfiance des exilés iraniens à l’idée d’un retour précipité à Téhéran n’est pas sans fondement. Le combat que mène le président Rohani, notamment contre la corruption, lui vaut de solides inimitiés au sein du régime. Selon le quotidien britannique The Times, les faucons du régime iranien ont averti Rohani qu’il risque d’être renversé s’il ne négocie pas dans les mois qui viennent un accord nucléaire avec l’Occident qui soit favorable à l’Iran. “Après les six premiers mois de son mandat, durant lesquels il a été encensé à l’étranger, M. Rohani doit faire face au mécontentement des conservateurs iraniens, qui le menacent d’organiser des manifestations contre son gouvernement, voire de le destituer.”

Page 18: Courrier International

18. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014

250 km

Bangui

TCHAD

RÉP. CENTRAFRICAINE

SOUDAN

SOUDANDU SUD

RÉP. DÉM. DU CONGO

CONGO

CAMEROUN Ouba

ngui

Darfour

Sibut

Zone affectée par la LRA (Armée de résistance du Seigneur)DiamantGisement de : Or Uranium Pétrole Camps

de réfugiés

D’abondantes ressources et une grande instabilité

↙ Dessin de Cristina Sampaio, Portugal.

Plongés dans le chaos, les Centrafricains manquent de tout. Les sous-sols de la RCA recèlent de nombreuses richesses. Une lueur d’espoir ?

présidente du Conseil national de transition (CNT), doit orga-niser les élections présidentielle et législatives au plus tard en février 2015 et au plus tôt au second semestre de 2014, tel que le veut le Conseil de sécurité de l’ONU. Le temps presse et il n’y aura pas de période de grâce. La mission, dans le contexte actuel, semble impossible. Mais Catherine Samba-Panza part avec un préjugé favorable, d’au-tant qu’une sorte de consensus semble se dégager autour de sa personne au sein de la popu-lation. On peut présager d’une transition à terme maîtrisée, loin du désastre et du climat d’impu-nité qui ont caractérisé la précé-dente équipe de Michel Djotodia.

La deuxième raison de croire à la réussite du gouvernement de transition, c’est le fait qu’il agit de facto sous le contrôle de la com-munauté internationale, notam-ment du grand voisin tchadien et de la France. Inutile de rappe-ler que c’est ce tandem franco-tchadien qui a défait le président Djotodia. Or l’actuel gouverne-

ment ne le sait que trop bien : les mêmes causes produisent

les mêmes eff ets.La troisième raison, c’est le rétablissement progres-

sif de la normalité au sein de l’armée nationale, qui voit le retour des militaires déser-teurs. Renforcée par les 2 000

soldats de l’opération Sangaris et les 4 000 militaires de la Mission internationale

de soutien à la Centrafrique (Misca), l’armée pourra rétablir l’autorité de l’Etat partout sur le territoire, y compris dans le Nord, où les ex-Séléka semblaient jusque-là régner en maîtres. A terme, la force de maintien de la paix sera mise en œuvre grâce à l’implication tardive, mais ô com-bien salutaire, de l’UE, qui enverra 1 000 soldats sous mandat onu-sien. Toutes ces forces ont reçu mandat de “prendre toutes mesures nécessaires”, y compris l’usage de la force, pour rétablir la sécurité dans le pays.

Défi majeur. Pour les organi-sations internationales, le défi majeur est de mettre les popu-lations civiles, notamment les jeunes, à l’abri des milices. Dans ce pays, les jeunes de moins de 15 ans représentent 40,9 % de la popula-tion. Ainsi, l’Unicef (Organisation des Nations unies pour l’enfance), un des acteurs majeurs de ces

Centrafrique. Un mendiant sur un tas de diamants

afrique

opérations de sauvetage, a recueilli et mis en lieu sûr pas moins de 6 000 ex-enfants soldats recru-tés par l’ex-Séléka. L’objectif de l’Unicef est de sauver tous ces enfants soldats manipulés par les diff érentes milices pour com-mettre des atrocités : mutiler, tuer, piller.

Mais tout cela suffi ra-t-il ? Sans doute faudra-t-il beaucoup plus pour assurer une paix durable à cet ensemble de 623 000 kilo-mètres carrés qui abrite une vaste zone très instable, en proie à des groupes rebelles parmi les plus redoutables du continent. Le plus détestable d’entre eux est sans conteste l’Armée de résistance du Seigneur (LRA) du tristement célèbre Joseph Kony, qui se livre à des massacres contre des popula-tions sans défense. Même si cette menace semble de plus en plus limi-tée grâce à l’Initiative de coopéra-tion régionale contre la LRA (ICR-LRA), qui a dépêché des soldats ougandais appuyés par les forces spéciales américaines, elle consti-tue une diffi culté supplémentaire..

La Centrafrique est peut-être victime de la “malédiction du dia-mant”. Peuplé de 4,5 millions d’ha-bitants, ce pays dispose de nom-breuses ressources naturelles, dont l’or, le diamant, l’uranium, pour assurer son développement. Et, selon certaines estimations, quelque 2 milliards de barils de pétrole seraient cachés sous son

sol, dans le Nord, près de la fron-tière avec le Tchad. Cela explique peut-être cela. Les seules condi-tions qui ont toujours fait défaut aux Centrafricains s’appellent paix, sécurité et bonne gouver-nance. Depuis l’indépendance du pays, en août 1960, de véritables prédateurs de l’économie natio-nale, plus corrompus les uns que les autres, se sont succédé à sa tête. Au plan économique, Jean-Bedel Bokassa, autoproclamé empe-reur de Centrafrique entre 1977 et 1979, détient la palme d’or de la bêtise humaine. Il a vidé les caisses de l’Etat pour venir à bout d’une lubie d’enfant, celle de se voir couronner empereur comme son idole Napoléon. C’était l’âge d’or de la Françafrique, quand l’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre des Finances, s’est vu octroyer des plaquettes de diamants, dont l’une estimée à 150 000 euros, par son ami l’empereur.

Crise fatale. La Centrafrique aura besoin de la communauté internationale pour la délester de sa lourde dette extérieure, évaluée à 1 milliard de dollars, tracer des perspectives heureuses et mettre fi n à des décennies d’instabilité politique.

Catherine Samba-Panza doit réussir sa mission, en parache-vant prioritairement le démantè-lement de toutes les milices et en assurant la sécurité des popula-tions, qui ont payé un lourd tribut aux innombrables soubresauts qui ont jalonné l’histoire postindé-pendance de ce pays “très sous-développé”. Tous les indicateurs socio-économiques sont passés au rouge vif. Actuellement, 80 %

non désignés, invisibles. Mais à quelque chose malheur est bon. Les velléités sécessionnistes de certains ex-Séléka et les exactions des antibalaka sont accueillies comme du pain bénit par la com-munauté internationale. En inves-tissant la localité de Sibut (nord de Bangui) et en massacrant des populations civiles, les ex-Séléka, ramassis de miliciens centrafri-cains, mercenaires tchadiens et soudanais, se sont défi nitivement mis à dos le Tchad, leur principal soutien, l’Union européenne (UE) et l’ONU. Idem pour les antibalaka, qui continuent de tuer des musul-mans. Ces deux groupes sont dans le collimateur des Nations unies, qui menacent de sanctions tous ceux qui constituent un obstacle à la sécurité. C’est dans ce climat que Catherine Samba-Panza, la

—Sidwaya Carrefour africain Ouagadougou

M a lgré la poursuite des violences, nombreux sont les Centrafricains

qui veulent faire confiance à leur gouvernement de transition pour les sortir de la situation chaotique dans laquelle le pays est plongé depuis une année. Même si l’actualité centrafri-caine ne pousse pas à un excès d’optimisme, on peut se félici-ter du processus en cours : les ennemis à abattre sont les ex-Séléka et les milices antibalaka.

L’une des diffi cultés des opé-rations militaires en République centrafricaine (RCA) est l’absence, au départ en tout cas, d’enne-mis désignés. Il s’agissait d’im-poser la paix contre des ennemis

Le pays dispose, entre autres, d’or, de diamant, d’uranium, et de pétrole

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Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014 19

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↙ Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis.

à l’indépendance du Soudan du Sud, en 2011. La liberté lui a permis d’obtenir un diplôme universi-taire, ce pour quoi il avait choisi de se battre et qui lui aurait été sans doute impossible sous l’an-cien régime de Khartoum.

Mais l’ancien enfant soldat qui vit aujourd’hui dans la capi-tale, Juba, est mécontent que les Soudanais du Sud aient repris les armes au lieu de rechercher ce qu’il appelle les fruits de la liberté et de la paix – les études et l’épanouis-sement personnel. “Pourquoi nous battons-nous ? demande-t-il. Il est temps pour les jeunes de vivre. Il est temps de faire la paix. Il est temps de se consacrer à l’éducation.”

Voilà quatre mois que le Soudan du Sud est déchiré par un confl it entre les factions militaires fi dèles au président Salva Kiir et les forces rebelles de son rival Riek Machar. Quatre mois que des villes impor-tantes sont rasées ou incendiées et que se poursuivent des com-bats d’une grande violence.

Mourir au front. La déception de Gabriel Mabior est partagée par des millions de Sud-Soudanais et par les pays donateurs qui, ces der-nières années, ont versé des mil-liards de dollars pour venir en aide au nouvel Etat. Tous veulent savoir pourquoi, après des décennies de combat et deux guerres civiles qui ont fait des millions de morts, les gens reprennent les armes.

Il est clair que l’antipathie entre Kiir et Machar a été l’élément déclencheur. Mais, avec le recul, il apparaît que l’une des raisons pour lesquelles les hostilités se sont autant intensifi ées en décembre et ont gagné du terrain aussi rapide-ment est la culture des enfants sol-dats qui caractérise cette région de l’Afrique de l’Est. Des gar-çons comme Gabriel, en particu-lier dans les zones rurales, n’ont d’autre option que de rejoindre des groupes armés et de s’armer d’un fusil – deux symboles de puis-sance qui leur donnent le sentiment d’avoir à la fois une identité, une virilité, une valeur et une place.

—The Christian Science Monitor Boston

Gabriel Mabior a quitté l’ar-mée du Soudan du Sud pour la même raison qu’il l’avait

intégrée : il voulait bénéfi cier d’une éducation. En 1987, il s’était engagé comme enfant soldat après avoir reçu l’assurance d’obtenir une place à l’école s’il acceptait de prendre les armes. Cependant, comme des milliers d’enfants, il a été rapide-ment renvoyé de l’école mais il a continué à se battre pendant des années pour l’Armée de libéra-tion du peuple soudanais (ALPS).

Devenu aujourd’hui un homme d’aff aires sérieux et à la voix posée, qui aime porter des chemises à col boutonné, il est fier d’avoir participé à la lutte qui a conduit

SOUDAN DU SUD

Jamais sans mon arme !A la mi-décembre, un confl it politique s’est rapidement transformé en une guerre fratricide qui oppose depuis les Soudanais du Sud. Pourquoi tant de violences ?

de la population centrafricaine vit sous le seuil de pauvreté.

Enclavée et tributaire de la voie fl uviale Oubangui-Congo et des routes conduisant vers le Tchad et le Cameroun, la RCA fi gure parmi les pays les moins avancés, avec un indice de développement humain la plaçant au 180e rang sur 189.

Cette énième crise est venue mettre un coup d’arrêt à un sem-blant de redémarrage économique, observé en 2004 sous François Bozizé. Avec lui, la croissance éco-nomique a atteint un pic de 3,9 % en 2012. Sans être aussi fataliste que ce syndicaliste centrafricain qui disait : “Cette crise est un coup fatal”, il faut rester lucide et concé-der que ce pays aura besoin d’une aide soutenue.

Aujourd’hui, la Centrafrique a besoin de leaders beaucoup plus éclairés, plus patriotes et surtout plus intègres. Pour ce faire, il faut que le Conseil national de transi-tion parvienne à rassembler tous les Centrafricains autour des inté-rêts supérieurs de la nation. Car un peuple ne meurt jamais.

—Abdoulaye GandemaPublié 27 février

SOURCE

SIDWAYAOuagadougou, Burkina FasoQuotidien, 5 000 ex.www.sidwaya.bfCréé dans la foulée de la “révolution” de Thomas Sankara (1983), ce quotidien de langue française est le titre phare de la presse gouvernementale. “Voici la vérité” (en langue mooré) se distingue de ses concurrents en accordant davantage de place aux sujets de société. Sidwaya est aujourd’hui réputé pour ses suppléments de qualité, dont Carrefour africain, qui résume une fois par mois l’actualité du continent. Mais aussi Sidwaya Sport, Sidwaya Mag Plus, Sidwaya Régions.

Oui, les jeunes voient leurs cama-rades mourir au front. Mais l’éco-nomie locale, l’infl uence des amis et le simple besoin de défendre son village et sa famille attirent les gar-çons dans une culture où la vio-lence et les confl its semblent être la norme. Cette culture est ren-forcée de multiples façons. Dans un pays où les emplois sont rares, l’armée et les milices rémunèrent leurs membres. Pour les jeunes issus des campagnes en particulier, l’armée s’apparente à un lucratif réseau de patronage qui garantit une infl uence et des avantages.

Mais il ne s’agit pas seulement d’argent. Etre viril et faire partie de l’armée, cela exerce un fort attrait sur les jeunes, qui peuvent rester soldats pendant des mois sans tou-cher leur solde, vivant avec leur famille dans des casernes sem-blables à des villages. “L’armée les subjugue”, résume Sam Rosmarin, un conseiller de l’organisation internationale Oxfam.

Il y a aussi l’attrait de rejoindre une force comme celle de l’Armée de libération du peuple souda-nais, une force qui a été le prin-cipal mouvement de résistance contre le Nord. Pour être consi-déré comme un homme ou un patriote, il suffi t souvent d’apparte-nir à l’ALPS. La vénération de l’ar-mée est si grande qu’aujourd’hui les deux camps adverses s’en récla-ment. Dans les conversations, on entend couramment les rebelles se présenter comme l’“ALPS d’oppo-sition” ou la “vraie ALPS”.

Les jeunes ne perçoivent pas encore les fruits de la liberté et de l’indépendance auxquels Gabriel Mabior fait allusion et se demandent pourquoi ils devraient se séparer de leur arme, qui désor-mais fait partie intégrante de leur vie quotidienne. “Si le gouverne-ment veut que nous rendions nos fusils, nous le ferons”, indique Daniel Magok, un membre de l’ethnie Dinka [à laquelle appartient Salva Kiir] qui s’est acheté un AK-47 en 2012 pour se protéger contre la montée des violences. “Mais les Murles ont refusé de rendre leurs

fusils. Alors il vaut mieux que j’en ai un, moi aussi.”

Cependant, la plupart des jeunes tiennent un discours diff érent : nombre d’entre eux voient en eff et une discipline et une raison d’être dans des milices ethniques telles que l’Armée blanche, une force composée de jeunes de l’ethnie Lou Nuer qui s’opposent au gou-vernement et ont le mérite de pro-téger leurs communautés.

Vols de bétail. Cette protection s’étend également au bétail. L’enjeu est de taille, car le bétail est vital pour le Soudan du Sud. Il est par exemple indispensable d’en avoir pour pouvoir épouser une femme. Bétail, rang social, mariage, viri-lité, armes : tout est lié. Les com-bats en cours ont décimé le cheptel et entraîné une multiplication des vols de bétail par des gangs rivaux. Dans les zones rurales, des cen-taines de jeunes ont perdu la vie dans ces razzias auxquelles nul ne participe sans son fusil.

Ce climat explique l’usage important et prolongé des armes. “Aux Etats-Unis, la plupart des jeunes jouent à des jeux vidéo ; chez nous, on joue avec des fusils”, observe Bol David Chuol, qui enseigne dans l’Etat de Jonglei. Selon Lydia Stone, conseillère du ministère du Genre. “Les gens cherchent leur identité là où ils le peuvent, et l’ethnie propose une appartenance identitaire par défaut. Dans un autre pays, ce pour-rait être les gangs.”

Pour Gabriel Mabior, les Sud-Soudanais ne doivent pas oublier les raisons pour lesquelles leur peuple a pris les armes. “J’ai pu terminer mes études à l’université du Soudan du Sud et c’est pour cela que j’avais accepté de me battre. Une fois le pays libéré, on revient à l’école et on trouve un emploi.” Selon lui, la guerre se poursuivra tant qu’il n’y aura pas un plus grand nombre d’hommes pour prendre conscience de cette réalité et pour chercher à se doter de compétences utiles en dehors de l’armée.

—Jason PatinkinPublié le 19 mars

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20. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014

—The Friday Times Lahore

Le royaume d’Arabie Saoudite vient de verser 1,5 milliard de dollars au gouverne-

ment de Nawaz Sharif, et un règle-ment équivalent arrivera par la suite. Cette injection de 3 milliards de dollars représente une sacrée somme pour une économie à court de devises, qui peine à rembour-ser sa dette extérieure et fait face à un déficit commercial croissant tenant la roupie sous pression et

alimentant l’inflation. De fait, la manne saoudienne vient d’en-rayer la chute rapide de la mon-naie pakistanaise, prouvant du même coup que le ministre des Finances Ishaq Dar ne bluffait pas lorsque, il y a six semaines, il a enjoint aux exportateurs de ne pas thésauriser leurs dollars. Mais pourquoi tant de cachotte-ries autour du bon Samaritain qui devait renflouer le Pakistan ?

Car le gouvernement du PML-N (Ligue musulmane du Pakistan-Nawaz) s’est démené pour tenter

↙ Dessin de Kapusta paru dans Rzeczpospolita, Varsovie.asie

de garder le secret sur la générosité des Saoudiens. Quand nous avons découvert que le redressement subit de la roupie était dû à une piqûre fortifiante dans le bras de la Banque du Pakistan, il nous a été intimé de ne pas poser de question ni sur le montant injecté, ni sur le généreux donateur. Puis, quand nous avons identifié la source, il nous a été expliqué que ce “don” saoudien s’expliquait par le lien personnel qui unit notre premier ministre et le monarque du Golfe. C’est alors que notre satisfaction étonnée s’est muée en incrédulité méfiante, et que l’affaire est deve-nue claire comme de l’eau de roche.

Ces dernières semaines, toute une série d’éminentes person-nalités saoudiennes ont défilé à Islamabad, y compris le prince héritier. Le Premier ministre et le chef des armées du Pakistan ont également effectué des visites éclair impromptues dans le royaume. Ensuite, Islamabad a publié une déclaration com-mune exigeant la mise en place d’un gouvernement “de transition” en Syrie, mais soulignant que la position du Pakistan sur la ques-tion restait inchangée [le Pakistan soutenait jusqu’alors le régime de Bachar El-Assad]. La porte-parole du ministère des Affaires étran-gères, une dame plutôt hautaine, a même passé un savon assez cara-biné aux journalistes fouineurs qui soutenaient que cet appel à un gouvernement de transition signifiait un véritable “changement de régime” en Syrie et sentait fort le virage politique à 180 degrés. Sartaj Aziz, ministre des Affaires étrangères pakistanais de facto, s’est même livré à d’impression-nantes acrobaties rhétoriques pour brouiller les pistes. Mais nous, les Pakistanais, ne sommes ni stupides ni mal informés. C’est une fable que nous ne goberons pas. Nous ne savons que trop bien qu’en matière de relations diplo-matiques, il n’y a pas de cadeau, et encore moins de cette ampleur. Alors, quelle est la contrepartie de ces 3 milliards ?

Le Pakistan a accepté de four-nir tout un arsenal aux Saoudiens, dont des roquettes antiaériennes et des roquettes antichars : la voilà, la contrepartie. Selon Sartaj Aziz, les conditions du certificat d’utilisa-tion stipulent que ces armes seront utilisées exclusivement sur le sol saoudien. Du grand n’importe quoi. Le fait que les Saoudiens se tournent subitement vers le Pakistan pour obtenir ces armes,

alors qu’ils se fournissent tradi-tionnellement auprès des Etats-Unis et de l’Europe, a éventé tout leur jeu. Cet arsenal potentiel-lement décisif est évidemment destiné, en Syrie, aux rebelles wahhabites salafistes qui, avec le soutien de l’Arabie Saoudite, cherchent à renverser le régime baasiste laïque d’Assad. Si les Américains n’ont pas fourni les Saoudiens cette fois-ci, c’est parce qu’ils ne souhaitent pas plus la vic-toire de ces forces intégristes que celle d’Al-Qaida en Syrie et qu’ils se mettent à douter sérieusement de l’intérêt d’un changement de régime à Damas.

Ce subit élan d’amitié saoudien pour le Pakistan révèle aussi l’exis-tence de sables très mouvants au Moyen-Orient. Les Saoudiens, les émirats et autres royaumes du Golfe [sunnites, comme la majorité des Pakistanais] s’inquiètent du renouveau chiite sur leurs terres. Ces turbulents chiites se trouvent sur leurs réserves pétrolières. Et l’Iran [chiite] lutte sans relâche contre l’influence saoudienne. Sans compter que l’Irak et le Qatar, deux fournisseurs d’hydrocar-bures concurrents, refusent eux aussi de jouer le jeu. L’Egypte et la Libye n’ont pas mordu à

Pakistan. Vendre son âme aux SaoudiensPour renforcer l’axe sunnite contre l’Iran, les Saoudiens viennent d’obtenir du Pakistan son soutien militaire en Syrie contre 3 milliards de dollars.

A la une

DÉMENTI Le 21 mars, le jour où sortait l’article ci-contre de Najam Sethi, le rédacteur en chef de l’hebdomadaire The Friday Times, le Premier ministre pakistanais démentait formellement l’envoi de troupes pakistanaises hors du pays. Le quotidien Dawn affichait cette position officielle en une et expliquait que, selon lui, “les visites récentes de dirigeants arabes étaient dans l’intérêt du Pakistan et ne devaient pas donner lieu à des spéculations [sur des contreparties]. D’autres visites de ce type sont prévues.”

Nous ne savons que trop bien qu’en matière de relations diplomatiques il n’y a pas de cadeau.

Page 21: Courrier International

ASIE.Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014 21

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l’attention des véritables pro-blèmes. S’il est indéniable que le Vietnam a joué un rôle signifi ca-tif dans l’histoire du Cambodge [le régime khmer rouge a été renversé en janvier 1979 par les troupes vietnamiennes, qui sont restées stationnées dix ans dans le pays], les diffi cultés actuelles des Cambodgiens sont dues au manque de politiques gouver-nementales visant à protéger la population des abus de tous ordres, notamment de l’Etat.

Ces derniers temps, le gou-vernement a porté violemment atteinte à la liberté d’expression : interdiction de manifester et de défi ler, accusations portées contre des défenseurs des droits humains, violente répression contre des manifestants, etc. [cinq personnes sont mortes lors de l’intervention de la police contre des grévistes en janvier]. Il ne fait ainsi que recycler les mêmes vieilles méthodes d’intimidation que le PPC utilise

depuis des années pour réduire au silence ses détracteurs. La relative accalmie observée au cours des premiers mois qui ont suivi les élections – et durant lesquels les manifestations massives étaient monnaie courante – constitue une exception.

Nous voici à présent engagés dans un match nul : les deux partis veulent gagner et tout empocher, égoïstement, sans se soucier de trouver des solutions qui béné-fi cieraient à la population. Or si le CNRP occupe ses 55 sièges à l’Assemblée nationale et que le PPC conserve sa majorité de 68 sièges, les deux partis pour-ront collaborer et communiquer pour équilibrer les pouvoirs et permettre à l’Assemblée de fonc-tionner. L’Assemblée nationale peut devenir un lieu de réel chan-gement, où les législateurs dis-cutent et remettent en question les politiques qui nuisent aux Cambodgiens.

Les prochaines élections communales se tiendront dans à peine plus de trois ans. Même si le PPC a conservé sa majorité au Parlement lors du scrutin de juillet 2013, il est parfaitement conscient qu’il devra mettre en place de vrais changements et réformer des domaines clés du gouvernement s’il veut convaincre les électeurs de plus en plus sceptiques (le PPC a remporté la course de 2013 avec une courte avance de 300 000 voix). Nombreux sont les domaines qui nécessitent des réformes. Le gouvernement est en train d’aller dans la direction d’une nouvelle législation, promise depuis longtemps, pour le secteur judiciaire. Ce qui semble indiquer que le PPC a tiré les conséquences de sa chute de popularité. Pour rester dans la course, le CNRP devra revoir sa stratégie de campagne et proposer un programme concret.

—Ou Virak*Publié le 4 mars

* Président du Centre cambodgien pour les droits humains.

↘ Dessin de Kazanevsky, Ukraine.

demandent où en est le pays et comment faire pour le sortir de cette situation.

Le problème tient notamment à l’inaptitude des deux partis à débattre de politique. Au lieu d’en profi ter pour proposer un vrai plan d’action et apporter du changement au Cambodge, le CNRP reprend bon nombre des tactiques du PPC. La campagne électorale n’a donné lieu qu’à des discours vides, aucun parti n’ayant présenté de programme concret et transparent, ni de plateforme politique qui aurait permis aux électeurs de les évaluer.

Du reste, le débat est de plus en plus miné par des arguments racistes. Le CNRP en est arrivé à accuser le Vietnam – et, par-tant, les Cambodgiens d’origine vietnamienne – d’être respon-sable de la myriade de problèmes qu’aff ronte le pays. Ce qui ne fait qu’alimenter les violences contre les Vietnamiens et détourner

—Southeast Asia Globe Phnom Penh

Depuis les élections législa-tives de juillet, l’impasse politique est totale entre

le Parti du peuple cambodgien (PPC), au pouvoir, et le Parti de sauvetage national du Cambodge (CNRP), dans l’opposition. Alors que l’opposition a gagné du ter-rain à l’Assemblée nationale [elle a remporté 55 sièges alors qu’elle n’en détenait que 29 dans la législature précédente], le CNRP – formé en 2012 par des leaders du parti Sam Rainsy et du Parti des droits humains – refuse de siéger avec le corps législatif et boy-cotte le gouvernement. Pendant ce temps, le PPC, qui ne veut faire aucune concession sur des questions clés, est de fait le seul parti à diriger le pays. Certains parlent de “négociations secrètes” entre les deux partis. Mais nom-breuses sont les personnes qui se

CAMBODGE

Contraints de s’entendreLes deux partis politiques qui traditionnellement s’opposent doivent apprendre à travailler ensemble. C’est la seule façon d’obtenir que la démocratie cambodgienne gagne en maturité.

l’hameçon islamiste des Saoudiens. Plus grave, les Américains, au lieu de céder aux pressions de la dynastie Al-Saoud pour une intervention militaire, cherchent une solution négociée au confl it nucléaire avec l’Iran. Et voilà que, dans le sillage du gratin saou-dien, le roi du Bahreïn est venu lui aussi en visite à Islamabad [du 18 au 20 mars dernier]. A en croire le gouvernement, des inves-tissements sont en négociation. Mais entre les lignes transparaît la réelle motivation de tout cela, la nature exacte des “exportations supplémentaires de main-d’œuvre”. L’émir du Bahreïn veut renforcer sa police et ses forces de sécurité en y intégrant des mercenaires de l’armée pakistanaise aussi bien entraînés qu’équipés, histoire de modérer les élans démocratiques croissants de la forte population chiite. C’est aussi simple que ça.

C’est la même vieille histoire nauséabonde qui continue. Depuis la création du pays, en 1947, les classes dirigeantes et l’establish-ment militaire pakistanais vivent d’une rente en louant leurs services au pays étranger le plus off rant, au lieu de se débrouiller seuls et de s’occuper de leurs propres aff aires. Dans les années 1950, 1960 et 1980, ils ont vendu leurs services aux Américains, d’abord contre l’URSS, puis contre les talibans [en Afghanistan]. Aujourd’hui, dans les années 2010, ces élites pakistanaises se remontent les manches pour remuer le chaudron du Moyen-Orient sur les ordres d’un riche “ami”. La première sou-mission aux Américains s’est tra-duite par un fort retour de bâton qui, venu des extrémistes sunnites, a donné naissance aux talibans, à Al-Qaida et au Lashkar-e-Jhangvi [groupe terroriste islamiste]. La soumission aux Saoudiens va donner lieu à une nouvelle esca-lade et à un nouvel eff et boome-rang. Nous commettons encore une erreur fatale – qu’Allah nous vienne en aide !

—Najam SethiPublié le 21 mars

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22. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014

↙ Obama, Poutine, lignes rouges.Dessin d'Ammer, Autriche.

Russie, Syrie, Iran… Face à la diplomatie prudente de la Maison-Blanche, de nombreux pays sont en train de tester les limites de la puissance américaine.

—The New York Times (extraits) New York

Au cours des cinq dernières années, le président amé-ricain a volontairement

changé la façon dont les Etats-Unis traitent avec leurs partenaires les plus difficiles. Mais l’annexion de la Crimée par la Russie, les menaces croissantes planant sur le reste de l’Ukraine et l’intensification des massacres en Syrie mettent plus que jamais la stratégie d’Obama à l'épreuve.

Durant son premier mandat, Obama a mis en avant sa doc-trine du light footprint [littérale-ment, “empreinte légère” ]. Fini les “guerres stupides” d’occupa-tion – comme il a un jour quali-fié la guerre en Irak. Les drones, la cyberguerre et les opérations spéciales allaient devenir les nou-velles armes de la puissance mili-taire et de l’influence américaines.

Lorsqu’il a accepté de participer aux bombardements en Libye, en 2011, Obama a insisté pour que les pays de l’Otan et les Etats arabes

révélé parfaitement inefficace dans les récentes crises. La mise en place de sanctions et d’une modeste assistance aux rebelles syriens n’a pas empêché les massacres.

La Maison-Blanche a été surprise par l’invasion de la Crimée par la Russie, ainsi que par la fermeté croissante de la Chine concernant ses droits exclusifs à des espaces aériens ou à des îles désertes. Et ni les pressions économiques ni les cyberattaques qui avaient fait recu-ler l’Iran n’ont empêché le régime nord-coréen de relancer ses pro-grammes nucléaire et de missiles.

En résumé, les ennemis de l’Amé-rique sont en train de tester les limites de la puissance améri-caine après les guerres d’Irak et d’Afghanistan.

Phase de retrait. “Nous assis-tons à l’essoufflement de la straté-gie du light footprint”, souligne un ancien haut conseiller du prési-dent américain, qui préfère garder l’anonymat. “Personne n’appelle à une action militaire ou à un retour au bellicisme d’un George W. Bush”, ajoute-t-il. Néanmoins, les déclara-tions présidentielles, maintes fois répétées, selon lesquelles les Etats violant les règles internationales seront “isolés” et devront “payer un lourd tribut” pour leurs crimes ressemblent “de moins en moins à des menaces imminentes et de plus en plus à des prédictions à long terme”. Le président américain recon-naît – du moins en privé – que les Etats-Unis traversent une phase de retrait. L’Histoire montre que ces périodes – comme après les deux guerres mondiales ou celle du Vietnam – apparaissent souvent comme des signes de faiblesse aux yeux du monde.

Ces défis lancés à l’Amérique à un moment où le président est poli-tiquement affaibli soulèvent une question cruciale : est-ce l’approche d’Obama qui incite nos adversaires à tester les limites de la puissance américaine ? Ou est-ce parce qu’il est simplement plus difficile en ce moment pour les Etats-Unis de faire pression sur ceux qui mena-cent leurs intérêts ou l’ordre mon-dial et que leurs alliés tout comme leurs ennemis perçoivent clai-rement que des problèmes inté-rieurs incitent Washington à ne pas se mêler à des conflits inter-nationaux ? La vérité est proba-blement entre les deux.

Les détracteurs du président lui reprochent d’avoir été trop loin dans la non-intervention. Pour Condoleeza Rice, secrétaire d’Etat

aient un “intérêt réel” dans les opé-rations. A mesure qu’il adaptait sa stratégie sur le long terme, le pré-sident a fait du Trésor américain son deuxième instrument de pou-voir préféré. Avec l’Iran, le minis-tère des Finances américain a en effet perfectionné l’art de mettre un pays sous pression économique et a finalement contraint les mol-lahs à rejoindre la table des négocia-tions [sur le programme nucléaire de Téhéran].

Ce type de mesures – ou la menace d’y recourir – s’est toutefois

sous George W. Bush, nous voyons aujourd’hui les conséquences de cinq années passées à répéter que d’autres pays devaient prendre le relais de l’Amérique et que les Etats-Unis n’étaient plus en mesure de jouer les gendarmes du monde.

Condoleeza Rice s’était félicitée de la victoire d’Obama en 2008, elle estime aujourd’hui que nombre de ses décisions – comme l'abandon des frappes contre la Syrie après l’utilisation d’armes chimiques ou le projet de réduction du budget de la défense ramenant celui-ci à son plus bas niveau depuis la Seconde Guerre mondiale alors que la Chine augmente ses dépenses militaires de 12 % – finissent par envoyer des signaux clairs.

Fondée ou non, cette impres-sion d’une Amérique en retrait est partagée par plusieurs alliés traditionnels des Etats-Unis. Les Israéliens craignent que Washington ait de moins en moins intérêt à maintenir des porte-avions dans le golfe Persique et redoutent qu’un accord sur le

Etats-Unis. Obama, poids léger en politique étrangère

amériques

A la une

Cela faisait longtemps que Time Magazine n’avait pas consacré sa couverture à la géopolitique, mais l’invasion de la Crimée par le président russe Vladimir Poutine a remis le sujet à l’ordre du jour. “Ce territoire est mon territoire”, clame en une l’hebdomadaire, qui publie dans ses pages une analyse de l’expert Robert Kaplan expliquant que nous assistons à la “revanche de la géographie”. “Ce n’était pas ce à quoi le XXIe siècle était censé ressembler, note l’expert, alors que l’Occident s’est mis à penser les relations internationales en termes de droit et d’accords multinationaux, la majeure partie du reste du monde continue de réfléchir en termes de déserts, de chaînes montagneuses, de bouts de territoires et d’accès maritime.”

Page 23: Courrier International

AMÉRIQUES.Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014 23

nucléaire avec Téhéran n’aff ai-blisse la volonté américaine de contenir l’infl uence iranienne. De leur côté, les Saoudiens reparlent de la nécessité de se doter de l’arme atomique à des fi ns de dissuasion.

Obama et ses conseillers tiennent un tout autre discours. Pour eux, le président a tiré profi t des retraits militaires d’Irak et d’Afghanistan pour employer des moyens plus subtils et pertinents. Le “pivot asiatique”, certes long à se concrétiser, était censé repré-senter ce nouvel équilibre entre la force et le soft power. Il s’agissait autant de développer des relations commerciales que de signifi er clai-rement à Pékin que les Etats-Unis n’abandonneraient pas les mers de Chine orientale et méridionale à la seule infl uence chinoise.

Retour de bâton. Le dernier budget du Pentagone met l’accent sur les drones, la cyberguerre et les opérations spéciales tout en réduisant les moyens des forces conventionnelles pour les confl its terrestres de longue durée. “Si nous nous épuisons constamment à courir de crise en crise, nous ne pour-rons jamais faire le travail de long terme dont la puissance américaine a besoin”, analyse Benjamin Rhodes, conseiller adjoint à la sécurité nationale.

Obama soutient que le message envoyé par les Etats-Unis est le bon. Il reconnaît également que Washington regorge de va-t-en guerre qui n’ont pas retenu les leçons des dix dernières années. S’il avait envoyé des troupes en Syrie, explique-t-il, “cela n’aurait peut-être fait qu’aggraver la situation sur le terrain au lieu de l’améliorer […] car cela aurait été la troisième fois – ou la quatrième si vous comp-tez la Libye – en dix ans que les Etats-Unis auraient fait la guerre à un pays musulman”.

Pour les dirigeants étrangers, ce nouvel isolationnisme américain

est l’inévitable retour de bâton après des années de guerre. “Ces dix dernières années nous ont montré les limites et les conséquences des interventions [militaires ]”, analyse David Miliband, ancien ministre des Aff aires étrangères britan-nique, aujourd’hui président du Comité international de secours. “A présent, nous voyons les limites et les conséquences de l’inaction.”

L’Egypte en est un bon exemple. Malgré les menaces américaines de retirer des milliards de dollars d’aide aux militaires égyptiens si la répression se poursuit, les mani-festants sont toujours en prison et il est à peu près certain que la prochaine élection présidentielle sera truquée.

Aux Etats-Unis, fl airant l’au-baine politique, les adversaires du président affi rment que l’Amé-rique renvoit désormais une image de faiblesse au reste du monde. “Défi er Barack Obama n’a plus aucune conséquence”, tonne Lindsey Graham, sénateur répu-blicain de Caroline du Sud et l’un des plus ardents détracteurs du président. Benjamin Rhodes balaie ce type d’argument. “Il y a beau-coup de spéculations sur l'idée que Poutine n'aurait jamais envahi la Crimée si nous étions intervenus en Syrie, explique-t-il. Cela relève du fantasme. Les Etats-Unis sont inter-venus en Irak, et cela n’a pas empêché Poutine d’aller en Géorgie.”

Reste que l’image de la puissance américaine dans le monde sera en partie forgée par toutes ces crises auxquelles se trouve confronté Obama. “Vous pouvez être sûrs que les Chinois épient chacun de nos faits et gestes” pour voir si les Etats-Unis imposent de lourdes sanctions aux Russes et si ces derniers par-viennent à les contourner, explique un haut responsable du renseigne-ment. “Ils veulent savoir où se situe la ligne rouge et s’il y en a une.”

—David SangerPublié le 16 mars

y recrée une petite cour : elles sont nées pour affi rmer que nous sommes tous égaux.”

En 2013, il a fait du petit Uruguay un pionnier en légalisant l’avortement, le mariage gay et le cannabis. “Nous ne faisons qu’appliquer un principe simple : nous prenons acte de la réalité”, a-t-il expliqué.

Cette phrase illustre aussi bien ces trois initiatives audacieuses que l’attitude même de José Mujica : l’homme ignore tout du ressentiment qui trouble la vision politique de tant d’autres dirigeants actuels venus de la gauche radicale et fait obstacle au consensus et à la gouvernabilité. Le président uruguayen manifeste un sens des réalités qui fait défaut, notamment, de l’autre côté du Río de la Plata, dans la Casa Rosada de la présidence argentine.

“Il y a quarante ou cinquante ans, nous pensions qu’en arrivant au gouvernement nous pourrions inventer une nouvelle société”,

dit-il de son passé de guérillero d’extrême gauche. “Nous étions candides : une société, c’est complexe, et le pouvoir, plus encore.” S’il porte un regard bienveillant sur les mouvements d’opposition, comme ceux du “printemps arabe” ou même les manifestations au Brésil, c’est pour s’empresser de souligner ensuite qu’“ils ne mènent nulle part”. Selon lui, “ils n’ont rien construit. Pour construire, il faut inventer une nouvelle mentalité politique, collective, avoir une vision à long terme, avec des idées, de la discipline, de la méthode. Ce n’est pas nouveau, ça a l’air vieux même. Mais sans intérêt collectif, il est diffi cile de changer”. Le président uruguayen n’a pas l’arrogance qu’affi chent certains transfuges de la gauche latino-américaine des années 1970 parvenus aujourd’hui au pouvoir.

Et force est de reconnaître que sous des gouvernements d’une gauche qui se révèle moderne et forme une coalition (Mujica a succédé à Tabaré Vázquez, au pouvoir de 2005 à 2009, qui devrait revenir à la présidence lors de l’élection d’octobre 2014), l’Uruguay, sans exaltation, ni mythe du salut, ni esprit vengeur, est un pays qui sort du lot sur notre continent. Des faubourgs de Montevideo, Pepe Mujica envoie un message : “Nous, Latino-Américains, devons avoir la sagesse de chercher à nous accorder pour peser, ensemble, dans le monde. Nous avons besoin du Brésil, mais le Brésil lui aussi a besoin de nous tous, car les défi s se posent à l’échelle continentale.” Si Mujica était entendu au sein du Mercosur, peut-être le Brésil ne serait-il pas acculé dans une véritable impasse idéologique, coincé entre l’Argentine et le Venezuela. José Mujica est l’un des rares hommes d’Etat du paysage politique latino-américain.—

Publié le 15 mars

—O Globo Rio de Janeiro

José “Pepe” Mujica, 78 ans, est le quarantième prési-dent de l’Uruguay. Ancien

membre de la guérilla tupamaro, il a lutté contre la dictature qui régna sur son pays de 1973 à 1985. Il a participé à des off ensives, à des enlèvements et à la prise de Pando, en 1969, lors de laquelle les Tupamaros se sont emparés du poste de police, de la caserne de pompiers, du central télépho-nique et de plusieurs banques de cette ville située à 30 kilomètres de Montevideo. Il a purgé qua-torze années de prison, dont il est sorti en 1985.

Au dépar t , son ex trême simplicité avait quelque chose de pittoresque  : sa modeste maisonnette sur une petite propriété rurale non loin de la capitale ; sa voiture, une vieille Coccinelle ; sa façon de s’habiller sobrement, y compris lors des manifestations officielles ; de reverser 90 % de son salaire à des organisations caritatives ; de se contenter d’un seul véhicule de police pour assurer la sécurité de son domicile. “C’est une forme de contestation”, révèle-t-il dans un récent entretien, “les républiques n’ont pas été inventées pour qu’on

URUGUAY

Le président Mujica, au-delà des anecdotesLa simplicité, la sagesse rustique, la singularité du président uruguayen sont souvent mises en avant. Mais l’ancien guérillero est surtout un exemple pour la gauche latino-américaine.

L'Uruguay est un pays qui sort du lot sur notre continent

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24. À LA UNE Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014

à la une

La percée du Front national aux municipales n’est pas totalement une surprise, estime la presse internationale. Pour le site d’information américain The Daily Beast (lire ci-contre), Marine Le Pen a “recentré” le parti de son père, gagnant de nouveaux électeurs, et vise désormais l’Elysée en 2017. Mais elle a beau avoir édulcoré son discours, son parti raciste reste campé à l’extrême droite, souligne le site libanais Al-Modon (p. 26). —Service FranceQUI

ARRÊTERA MARINE LE PEN ?

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Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014 QUI ARRÊTERA MARINE LE PEN ? 25

—The Daily Beast New York

La femme qui affi rme vouloir démanteler l’Union européenne – pour la voir “explo-ser”, comme elle dit – a un sourire déter-miné et une poignée de main chaleureuse. Elle a beau être l’héritière d’un parti poli-tique créé par son père et souvent accusé

d’être un vestige (ou une relique) du fascisme, Marine Le Pen, âgée de 45 ans, n’est pas Jean-Marie Le Pen. Il y a longtemps qu’elle a aban-donné la rhétorique de l’antisémitisme et du racisme à peine déguisé qui ont rendu les par-tisans de son père tristement célèbres.

Au cours des trois dernières années, elle a infatigablement tiré son parti vers le centre, tandis qu’un nombre important d’électeurs mécontents basculaient à droite. Résultat : le Front national (FN) est aujourd’hui la puissance montante de la politique française. Le parti ne peut plus être ignoré ; il est devenu incontournable. Si, comme on le prévoit, il obtient de très bons résultats aux élections municipales et aux élections européennes du mois de mai, toute l’Europe sera prise d’un frisson à la fois de peur et d’excitation.

Ce matin [le 7 janvier, jour où elle a présenté ses vœux à la presse], Marine Le Pen a répondu pendant deux heures à nos questions, et, quand la conférence a offi ciellement pris fi n, elle est restée pour répondre à quelques autres. Elle a expliqué aux Anglo-Saxons présents qu’elle ne voyait aucun point commun entre des tentatives défaillantes pour forger une union d’anciens pays d’Europe et la création sui generis des Etats-Unis d’Amérique à partir de territoires vierges. Elle ne pense pas non plus, a-t-elle ajouté, qu’il soit possible d’établir un parallèle entre la droite européenne et le mouvement américain du Tea Party, pour lequel elle doit probablement passer pour “une socialiste”.

La présidente du FN a toujours dit qu’à la diff érence du Tea Party elle croyait au pouvoir d’un Etat agissant dans l’intérêt de son peuple – et pas simplement au pouvoir du super-Etat incarné par les bureaucrates sans visage de Bruxelles. Elle veut restaurer la souveraineté nationale sur les frontières, la devise, la

législation et l’économie, quelles que soient les diffi cultés d’ordre pratique de l’entreprise. “Je ne cherche qu’une chose pour l’Union européenne, c’est qu’elle explose”, a-t-elle lancé.

Marine Le Pen soutient que son parti accepte tous les citoyens indépendamment de leur religion et, ce jour-là, elle m’a assuré que ses positions divergeaient de celles de Geert Wilders [le chef du PPV, parti néerlandais d’extrême droite] sur l’islamophobie. De fait, son style est plus subtil et passionné que celui d’autres fi gures de l’extrême droite européenne. Et tenter de l’analyser revient un peu à observer un joueur de poker habile et volubile.

Ce matin-là, la présidente du FN portait un tailleur en tweed gris, sans doute un peu plus cintré que ceux d’Hillary Clinton, sur un chemisier blanc sans manches qui laissait apparaître un pendentif en argent. Ses cheveux étaient teints en blond, son maquillage très discret et ses ongles vernis de gris, une couleur à la mode, m’a-t-on dit. Quand elle s’exprimait, elle se tenait bien droite sur sa chaise et rabattait légèrement sa veste sur sa poitrine.

Heureux hasard. Sa voix est frappante. Elle est rauque et semble venir du fond d’elle-même. C’est peut-être la voix d’une fumeuse (il n’y avait pas de traces de cigarettes), mais ce léger voile lui donne du caractère. Il n’y a guère de doute sur le jeu que Marine Le Pen est en train de jouer, ni sur ce qu’elle veut gagner. Elle vise de toute évidence la présidence de la France en 2017. Bien qu’en 2002 son père ait accédé, par un heureux hasard, au second tour de la présidentielle, les électeurs français ont été si choqués par sa victoire au premier tour qu’ils sont allés voter en masse pour réélire le tiède Jacques Chirac. C’est ainsi que Jean-Marie Le Pen a été écrasé au deuxième tour par un score de plus de 5 à 1.

Marine Le Pen a pris les rênes du parti en 2011 et l’année suivante e l le a br i g ué la présidence pour la première fois. Elle a o b t e n u u n e

La joueuse de poker vise l’Elysée Les élections municipales sont l’occasion pour le Front national de mettre en place une organisation qui ne vise qu’à une chose : faire gagner Marine Le Pen à l’élection présidentielle de 2017.

LA FRANCE, TRISTE BERCEAU DU FASCISMELes partis traditionnels n’ont plus d’idées : une situation idéale pour l’extrême droite.

—Público Lisbonne

Quand on pense au fascisme, les pays qui viennent généralement à l’esprit sont l’Ita-lie, dans un certain sens l’Allemagne, le Portugal et l’Espagne. Dans les années 1930 et 1940, des régimes apparentés à l’idéo-logie fasciste dominaient le continent

européen, et en particulier sa partie orientale, avec la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie et la Roumanie. Pourtant, c’est bien dans l’Hexa-gone, au cours des cinquante années précédentes, qu’avaient germé peu à peu les idées qui devaient plus tard prendre ce nom. L’antisémitisme moderne, né de l’affaire Dreyfus, à la fin du xixe siècle. L’antiparlementarisme à la [Georges] Sorel, devenu, après être passé de la gauche à la droite, un pion-nier du national-socialisme. Le pétainisme et le culte du sauveur de la patrie. Et surtout, en parti-culier, le nationalisme intégral [idéologie politique fascisante développée par l’Action française de Charles Maurras]. Tout cela est bien né en France.

Mais changeons de siècle. Depuis 2001, nous voyons avec tristesse tous les partis traditionnels de la Ve République préparer le terrain au Front national. Ce fut d’abord, évidemment, quand toute la gauche, par ses divisions, a laissé passer Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de la présidentielle [en 2002]. Puis quand Nicolas Sarkozy a fait siens tous les grands thèmes de l’extrême droite. Et aujourd’hui il y a ce grand néant idéologique qu’on appelle François Hollande.

Aujourd’hui, Marine Le Pen est omniprésente dans les médias français. Le vote populaire a abandonné la gauche au profi t du Front national. On commence à redouter que cet essor n’ait d’autre limite que l’Elysée. Et, avec cette conquête, c’est la Ve République française qui prendrait fi n. Or la France n’est pas un cas isolé. Des individus défendant les mêmes idées sont au pouvoir en Autriche et en Lettonie et soutiennent les gouvernements hollandais et suédois. En Italie, l’antipolitique de Beppe Grillo grimpe dans les sondages.

Qu’ils se disent ou non fascistes, ces gens-là ont en commun une hypocrisie et une déloyauté fondamentales à l’égard de la démocratie. La démocratie ne les intéresse que comme instrument de manipulation pour parvenir au pouvoir. Aujourd’hui, une démocratie sans idées leur ouvre la voie.

—Rui TavaresPublié le 24 mars

Elle soutient que son parti accepte tous les citoyens indépendamment de leur religion → 26

← Marine Le Pen, Nicolas Sarkozy, François Hollande.Dessin de Burki paru dans 24 Heures, Lausanne.

↓ Dessin de Schot (Pays-Bas)pour Courrier international.

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26. À LA UNE Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014

respectable troisième place derrière le conservateur sortant, Nicolas Sarkozy, et le candidat victorieux du Parti socialiste, François Hollande. Le fait que la cote de ce dernier ait plongé à des niveaux record – elle tourne aujourd’hui autour de 20 % – a fait naître l’espoir chez ses concurrents potentiels qu’il sera le président d’un seul mandat.

Aujourd’hui, la mission de Marine Le Pen est de mettre en place l’infrastructure de base que le Front national n’a jamais eue. Aux municipales, le parti a présenté des candidats dans toutes les villes de plus de 10 000 habitants. Et même si sa présidente a reconnu qu’elle ne s’attendait pas à gagner à Paris ni à Marseille, elle a de grands espoirs pour des villes plus petites comme Perpignan. Et, quelle que soit l’issue du scrutin, le FN va profiter de la campagne pour se doter d’une base et d’une organisation.

Pleurnicharde. Y a-t-il des racistes au sein du parti ? Marine Le Pen admet qu’il y en a, mais c’est, dit-elle, le cas de beaucoup de partis et l’important est de les sanctionner. Pourquoi parle-t-elle d’un “racisme antifrançais” ? “Parce qu’il existe”, répond-elle en resserrant sa veste. “Tous les racismes doivent être combattus.” Un journaliste rappelle que son père, octogénaire, est un ami et un défenseur de Dieudonné, dont l’humour grinçant s’est teinté d’un antisémitisme si virulent ces dernières années que le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, a invité les municipalités à interdire ses spectacles. Les yeux légèrement plissés, le buste penché en avant, Marine Le Pen accuse le gouvernement Hollande d’entraver la liberté d’expression et maintient que son parti n’a aucun lien avec l’humoriste.

Sa pugnacité commence à apparaître. Quand on lui demande quel effet ça lui a fait d’être la plus jeune fille de son père, elle répond en plaisantant : “C’était extrêmement agréable d’être la fille de Jean-Marie Le Pen.” On pouvait dire ou faire n’importe quoi contre lui et les autres membres de sa famille, poursuit-elle. Aujourd’hui, elle a “des tiroirs remplis de menaces de mort”. Mais, d’ordinaire, elle ne voit aucune raison d’en parler. Elle n’est pas une pleurnicharde comme certains, tenant à se démarquer de la garde des Sceaux, Christiane Taubira, fer de lance de la loi des socialistes sur le mariage pour tous et d’autres politiques controversées. Originaire du département d’outre-mer de la Guyane, Mme Taubira a été mariée à un indépendantiste guyanais (accusé d’avoir fomenté un attentat contre des installations pétrolières dans les années 1970), un “terroriste”, selon Marine Le Pen. Le fait qu’elle soit une femme de couleur n’a pas besoin d’être mentionné. Le sourire de Marine Le Pen disparaît. Et elle ajuste sa veste.

—Christopher DickeyPublié le 9 janvier

Le FN va profiter de la campagne pour se doter d’une base et d’une organisation

—Al-Modon (extraits) Beyrouth

Depuis qu’elle a succédé à son père à la tête du Front national, Marine Le Pen cherche à rompre avec les démons fascistes, vichystes, et antisémites du passé. Evidemment, l’“es-tablishment”, de gauche comme de droite, a toujours considéré ce parti comme un héri-

tage du fascisme et l’a toujours exclu des valeurs du consensus national. Or depuis 2011, la fille Le Pen poursuit une patiente stratégie de dédiabolisation.

Pour commencer, il a fallu brider les emportements antisémites de son père. Puis chasser les groupes qui gravitaient autour du Front national, parmi lesquels d’anciens collaborateurs du régime nazi et d’ex-miliciens de la guerre d’Algérie, ainsi que des représentants de groupes néonazis plus récents. Enfin, Marine s’est choisi un numéro deux venu de la gauche souverainiste et antieuropéenne ; idéologiquement, le jeune Florian Philippot incarne le rejet de l’Union européenne, de la mondialisation, du monde de la finance et de la spéculation.

Sur le plan sociétal, Marine Le Pen a habilement évité de prendre position sur le mariage pour tous et a édulcoré son discours raciste. Alors que l’extrême droite française se veut l’héritière des organisations royalistes et catholiques qui n’ont jamais accepté la Révolution française ni la laïcité dont elle était porteuse, elle s’est présentée comme le rempart d’une République laïque menacée par les Arabes venus occuper les rues de France. Bien consciente du caractère inacceptable d’un discours raciste aussi répugnant que celui que son parti portait jusque-là, elle a prié ses responsables de réfréner leurs excès. Elle a aussi organisé des stages pour

ses candidats afin de leur apprendre à éviter les pièges médiatiques. Malgré tous ses efforts, pas une semaine ne passe sans qu’un membre de son parti ne fasse scandale : un candidat local qui fait le salut hitlérien, un autre qui porte l’uniforme SS… Chaque fois, le membre contrevenant à la nouvelle ligne idéologique est exclu du parti. Or Mme Le Pen elle-même n’a pas toujours réussi à dompter ses démons racistes. Interrogée après la libération de quatre Français retenus en otages par une organisation djihadiste en Afrique, elle s’est étonnée de la longueur de leur barbe et s’est demandé pourquoi ils portaient de longs chèches.

Beaucoup de Français ont cru que l’extrême droite avait vraiment changé, mais on voit bien que les membres du parti, quand ils discutent entre eux, ne parlent pas d’économie, de crise financière ou de mondialisation, mais continuent d’exprimer le rejet de leurs concitoyens d’origine arabe et musulmane. Ils réutilisent les pires expressions de l’époque coloniale et considèrent qu’il s’agit de reprendre la bataille de Charles Martel, qui avait arrêté la progression des Arabes à Poitiers, au VIIe siècle. La consigne du parti est qu’on peut tout dire quand on est entre soi, derrière des portes closes, mais qu’il faut éviter ce genre de discours en public et devant les micros. Malgré ses faux pas, Marine ne disparaîtra pas de la politique française. Sa force se nourrit de ce qu’elle exprime la peur qui habite chaque citoyen face à la crise de la société française. Les millions d’électeurs qui la soutiennent ne sont pas tous racistes ou anti-Arabes. Ce sont des citoyens qui ont perdu confiance dans la capacité du régime tel qu’il est à trouver des solutions aux problèmes sous lesquels ils croulent.

—Ali MouradParu le 6 septembre 2013

LE RACISME, C’EST PLUS FORT QU’ELLEElle a beau édulcorer son discours ou purger son parti des éléments pétainistes, Marine Le Pen reste la fille de son père.

FrontièresUN NATIONALISME ÉGOÏSTEMéfions-nous de “cette femme [qui] invente ce qu’elle veut avec un aplomb confondant”, écrit le journal en ligne espagnol Periodista Digital, car “il ne fait pas le moindre doute que les idées de Marine Le Pen sont nationalistes, clairement nationalistes”. Un nationalisme qui s’exporte au-delà des frontières françaises, puisque “ce discours a séduit toutes sortes de nationalistes, y compris en Espagne, où on en trouve aussi, même si les nationalistes espagnols sont nettement moins nombreux que ceux qui se disent nationalistes catalans ou basques”.Le site espagnol estime que la préférence nationale est une idée qui signe la véritable nature du nationalisme frontiste : “De telles idées sentent l’égoïsme à plein nez. Or, comme chacun sait, l’égoïsme est si répandu que le simple fait de l’évoquer permet d’engranger des voix.”

25 ← → Dessin de Chappatte paru dans Le Temps, Genève.

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Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014 QUI ARRÊTERA MARINE LE PEN ? 27

Personne ne va la surprendre à faire des déclarations antisémites ou racistes

In situSANCTUAIRE“Si tu écris que nous sommes des ignorants ou des fascistes, tu peux repartir”, lance le maire de Brachay au journaliste d’El Mundo. Le quotidien espagnol publie un reportage sur ce village, “le plus grand sanctuaire du FN dans tout l’Hexagone si l’on regarde le nombre d’électeurs qui votent Marine Le Pen”, plus de 70 %. Le journal décrit un paysage rural sans lycée, sans pharmacie, sans médecin ni boulangerie, et des habitants mécontents d’un camp de Roms installé récemment. D’après eux, seule Le Pen peut les faire partir.

Ne la traitez pas de fasciste

—El Mundo Madrid

Je ne regarde presque jamais la télévision, ce qui signifie que parfois, lorsque je ne sais pas quoi faire, je l’allume. Mais avec la même indifférence que celle du conduc-teur qui se cure le nez à un feu rouge. Il y a quinze jours, alors que j’étais déjà

au lit, j’ai appuyé sur le bouton et, ô miracle, je suis tombé sur une interview détonante. Comme quoi, quand on s’y attend le moins… Ana Pastor, une excellente journaliste avec un nom de ministre de Rajoy, qui ne sourit jamais et traite ses invités qui ne sont pas de gauche comme un sergent traite les nouvelles recrues, était en train de toréer une Miura [taureau issu de l’élevage du même nom, connu pour sa com-bativité] blonde qui, tout en s’adressant à elle en lui donnant du madame avec une politesse fran-çaise exquise, l’a piétinée à plusieurs reprises, a déchiré sa taleguilla [pantalon du torero] et, la laissant nue et défaite, l’a obligée à mentir.

Ce taureau à la charge élégante était Marine Le Pen. On comprend pourquoi ses chances de devenir la prochaine locataire de l’Elysée grandissent d’heure en heure. Les “progressistes” de droite et de gauche, agrippés tous autant qu’ils sont aux jupes de maman Europe et au sein flasque de l’Etat providence, la traitent de fasciste, mais cet adjectif, jadis infamant et utilisé aujourd’hui à toutes les sauces par ceux qui n’ont pas d’autres arguments que les étiquettes, commence à être synonyme de bon sens : celui qui se manifestait dans tout ce que l’invitée disait de façon digne, claire et intelligente.

Il est étrange que l’on accuse de fascisme ceux qui veulent éviter qu’il ne s’empare à nouveau de l’Europe, puisque la colère croissante que l’immigration suscite au sein de la population et à laquelle Marine Le Pen veut mettre un frein est le bouillon de culture et le cheval de Troie de ladite idéologie. Marine Le Pen a manifesté

sa déception et son étonnement devant le triste fait qu’en Espagne, à la différence du reste de l’Europe, il n’existe pas une seule formation qui défende des idées similaires à celles de son parti. C’est vrai. Des formations, madame, des vraies, qui ont du poids, il n’y en a pas, par lâcheté, égoïsme et à cause des séquelles posthumes de la lutte antifranquiste. Mais il y a des gens. Moi, par exemple, et quelques autres. Moi, qui ne me revendique d’aucun parti ni d’aucune idéologie, je ne parle qu’en mon nom. Vous pouvez compter sur moi. Bien que je ne puisse pas voter en France, madame, je vous donne ma voix, même si elle est inutile. Vous m’avez convaincu. Force et honneur ! Vous, vous en avez à revendre.

—Fernando Sánchez DragóPublié le 17 mars

Un danger pour l’Europe

—ABC Madrid

A   Bruxelles et Strasbourg, Marine Le Pen va prendre la tête de la réaction, de l’anti–européisme, de ce qu’elle appelle “l’européisme réa-liste”. Je soupçonne que l’éti-

quette d’“extrême droite” la laisse froide, maintenant qu’elle a limé les aspérités de la doctrine pater-nelle. Personne ne va la surprendre à faire des déclarations antisémites ou racistes. C’est une femme intelli-gente, vive, redoutable dans les débats. Elle s’est mise à interroger la journaliste qui l’interviewait, redoublant d’insolence. “Vous accueillez des immigrés chez vous ?” lui a-t-elle lancé.

Le Pen se réclame d’un nationalisme qu’on pourrait qualifier de “transversal” : elle partage un protectionnisme rance avec le gouvernement socialiste de Hollande, avec le reste de la droite et les mouvements antimondialisation. Ces derniers sont apparus chez nos voisins avec les petits numéros lamentables de José Bové, producteur de fromage, militant, connu pour avoir “démonté” un McDonald’s et par ailleurs candidat des Verts aux prochaines

élections européennes. Le Front national de Le Pen père a attiré en son temps un nombre considérable d’anciens électeurs communistes. Sa fille en a hérité et les a multipliés.

En matière de féminisme, et en particulier sur l’avortement, Marine Le Pen pense la même chose qu’une députée du PSOE [Parti socialiste espagnol] ou qu’une militante pro-avortement : loi sur les délais, liberté de choix de la femme, etc. Les variations qu’elle introduit dans ses arguments les enrichissent. Ainsi, elle rappelle que personne ne peut être favorable à l’avortement, que cet acte ne peut enthousiasmer personne, qu’il faut prévoir des aides au logement pour les femmes qui décident de garder leur enfant, etc. Son refus du mariage homosexuel serait problématique en Espagne, mais ce n’est pas le cas en France, où ceux qui s’opposent à ce type d’union sont bien plus mobilisés que ceux qui y sont favorables.

Pour toutes ces raisons, et vu sa capacité à attirer comme un aimant des électeurs traditionnellement de l’autre bord, son programme pour l’Europe s’avère très préoccupant. Le récent référendum xénophobe de Suisse en donne un avant-goût. Non seulement Le Pen va s’opposer frontalement au processus d’intégration nécessaire à l’Europe en cette période, mais elle va aussi se battre, notamment, pour l’abolition de la liberté de circulation et de résidence dans l’Union européenne, droits consacrés par la convention de Schengen. D’entrée de jeu, elle va

essayer de donner un coup d’arrêt à toutes les conquêtes, avant de les remettre en cause. On va assister à un choc entre deux forces contraires.

—Juan Carlos GirautaPublié le 5 mars

CONTROVERSE

Ange ou démon ?Le 2 mars, la patronne du FN donnait depuis Paris une interview à une célèbre présentatrice de télévision espagnole, Ana Pastor, à une heure de grande écoute. Un entretien très suivi qui a donné lieu à ces deux réactions opposées de chroniqueurs.

↓  Dessin de Cost (Belgique) pour Courrier international.

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REPORTAGE

28. À LA UNE Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014

À FRÉJUS,UN BOULEVARD POUR LE FNAdmirateur de toujours de Jean-Marie Le Pen, David Rachline pourrait remporter la mairie. Comme un fruit mûr finit par tomber dans les mains de celui qui sait attendre.

—Die Welt (extraits) Berlin

Fréjus, sur la Côte d’Azur. Une fontaine gar-gouille devant le Bar du Marché, où le garçon sert le pastis de 11 heures. Les gens vaquent tranquillement à leurs activités du matin dans la petite zone piétonnière. La place Camille-Formigé, avec sa cathédrale du

xie siècle et l’hôtel de ville ocre aux volets verts, somnole dans la douce lumière printanière. Une scène de carte postale. Du moins à première vue. Quand on examine les choses d’un peu plus près, on découvre que ce coin de paradis est un champ de bataille poli-tique. Et l’une des personnalités clés de la confron-tation a installé son quartier général au sud de la place du Marché – avec la mairie en ligne de mire. L’homme s’appelle David Rachline et compte bien conquérir Fréjus pour le Front national. Il a de bonnes chances d’y parvenir. “Si Fréjus… euh, je ne voudrais pas dire ‘tombe’, mais si nous réussissons à nous imposer, ce serait un signal fort pour toute la France”, exulte William Aureille, son porte-parole. [David Rachline est arrivé en tête du scrutin avec 40,3 % des voix.]

Signes d’épuisement. La droite républicaine est profondément divisée : Elie Brun, le maire sortant, est opposé à son plus proche collaborateur – une situation on ne peut plus favorable au FN car Fréjus vote traditionnellement à droite. Après avoir été gouvernée par les mêmes forces conservatrices pendant des décennies, Fréjus a commencé à manifester des signes d’épuisement. Elle fait partie des cinq communes les plus endettées de France. En cause, la construction d’un port trop ambitieux et une gestion du budget “à la provençale”. Rachline porte un costume gris et une chemise blanche à col ouvert. Son garde du corps au crâne rasé fait une tête et

demie de plus que lui. Rachline a le visage rond, encore juvénile, auquel les cheveux courts et le début de calvitie confèrent un peu de maturité. Ses petits yeux brillent d’un éclat belliqueux. Il a l’air sûr de sa victoire. “Le programme de mes adversaires consiste uniquement à vouloir battre David Rachline”, déclare-t-il. Il parle volontiers de lui à la troisième personne. “A part ça, ils n’ont rien à proposer.” Rachline parle également comme quelqu’un qui est convaincu qu’une nouvelle ère va commencer avec lui. Du haut de ses 26 ans, il a pris les fonctions de chargé d’Internet au sein du Front national. La présence du parti sur la Toile s’est nettement professionnalisée depuis. Il est aussi le rédacteur personnel de Marine Le Pen pour son compte Twitter.

Il a beau n’avoir que 26 ans, il n’est pas un représentant typique de la jeune génération du FN, de ceux qui se sont laissé entraîner par la “vague bleu Marine”, ce slogan avec lequel elle fait campagne pour dédiaboliser le parti. Rachline a été séduit par le FN bien avant. Il a toujours été un grand fan de Jean-Marie Le Pen, celui qui a qualifié l’Holocauste de “détail de l’Histoire” et qui a déclaré que les Roms “volaient naturellement, comme les oiseaux”. C’est ce Jean-Marie Le Pen qui a enthousiasmé David Rachline pendant la campagne présidentielle de 2002. Il avait 14 ans.

“J’ai vu en lui un homme qui ne se pliait pas au politiquement correct et à la pensée unique”, confie-t-il. Qu’est-ce que la pensée unique pour lui ? “Que l’immigration est un bien pour la France. Et tout ce qu’on n’a pas le droit de dire, d’après

les médias et la classe politique.” Comme Jean-Marie Le Pen, Rachline fourre les socialistes et la droite républicaine dans un parti unique, qu’il appelle “UMPS” et qui incarne “le système”. Bien entendu, il est contre ce “système.”

Plus de gêne. On ne s’étonnera donc pas qu’il s’oppose à la construction d’une mosquée à la Gabelle, un quartier à majorité musulmane, et qu’il appelle au démantèlement des campements roms qui ont fait leur apparition à la périphérie de la ville, et dont il qualifie les habitants de “délinquants”. Bien entendu, il faut aussi faire quelque chose contre l’insécurité générale et renforcer la police. Des positions qui sont depuis longtemps des classiques du programme du FN et que d’autres partis ont reprises.

La situation politique est telle que Rachline n’a pas vraiment besoin d’insister beaucoup pour convaincre les électeurs. Cette fois-ci, les gens qui votent FN ne le font pas seulement parce que ce parti dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas, mais parce qu’ils pensent que ça ne peut pas aller plus mal. Rachline décrit ainsi l’accroissement du soutien dont jouit le parti : “Quand je ne vais pas au marché pendant une semaine pour parler avec les commerçants, la semaine d’après, ils me reprochent de ne pas être venu.”

Bruno Le Moing, un caviste dont la boutique se trouve dans la zone piétonnière, confirme ce changement. Il se dit politiquement neutre car tous les candidats ont leur bureau dans un rayon de cent mètres et achètent leur vin chez lui. “Il y a quelques années, raconte-t-il, personne ne prenait un tract du Front national au marché. Aujourd’hui,

plus personne ou presque ne se gêne.” Il pourrait même comprendre : les choses vont mal pour les commerçants de la ville, la crise rogne leur revenu et les charges ne cessent d’augmenter. Les gens qui sont au pouvoir ne trouvent pas de solution.

David Rachline affirme, lui, avoir des solutions. Et un nombre croissant de Fréjusiens semblent prêts à le croire. Il souhaite fonder un institut de recherche marine et s’attaquer à l’invasion des étrangers sur le marché. “Nous favoriserons les commerçants de Fréjus ! promet-il. Le maire actuel accorde trop d’emplacements à des commerçants de Paris et d’Aix-en-Provence.” Voilà à quoi ressemble le programme du Front national au niveau municipal.

—Sascha LehnartzPublié le 23 mars

En examinant les choses d’un peu plus près, ce coin de paradis est un champ de bataille politique

Cette fois-ci, les gens qui votent FN pensent que ça ne peut pas aller plus mal

↓ Dessin de Bertrams (Pays-Bas) pour Courrier international.

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Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014 QUI ARRÊTERA MARINE LE PEN ? 29

—Foreign Policy (extraits) Washington

Marine Le Pen n’est pas seulement une femme politique de premier plan en France, elle a aussi son importance pour la politique intérieure américaine. En effet, Marine Le Pen est en train d’écrire le nouveau manuel politique de la droite

radicale. Elle a déjà fait bouger les lignes en France et les stratèges républicains outre-Atlantique feraient bien de s’en inspirer.

Oui, Marine Le Pen est de cette famille. Elle a hérité le Front national de son père, Jean-Marie, xénophobe négationniste. Mais, à 45 ans, elle a transformé ce mouvement de militants aussi amers que rétrogrades en un parti résolument tourné vers l’avenir. Au lieu de reprendre les dis-cours éculés de la droite sur la “responsabilité bud-gétaire” ou les “problèmes sociaux”, Marine Le Pen mise sur le mécontentement suscité par le grand capital et la bureaucratie, deux thèmes que la plu-part des républicains ne jugent pas assez porteurs ou trop marginaux pour gagner des élections.

Un examen approfondi de sa méthode leur réserverait bien des surprises. En juin 2013, le Front national faisait jeu égal avec les socialistes et les gaullistes dans les sondages. Lors d’une élection clé ce mois-là [la législative partielle de Villeneuve-sur-Lot], “le Front national a obtenu ses meilleurs résultats dans les cantons socialistes, signe qu’il ne se limite plus aux bastions de la droite et est peut-être en passe de devenir le mouvement de masse de la classe ouvrière blanche”, a écrit le journaliste Ambrose Evans-Pritchard dans le quotidien bri-tannique The Daily Telegraph.

Coups de bélier. Quelle est donc la méthode Le Pen ? Elle attaque à la fois Bruxelles et les banques, soulignant que, chaque fois que ces deux acteurs se rencontrent, il en ressort de nouvelles régulations, de nouvelles contraintes et ce que les Américains appellent un “capitalisme de connivence”.

Les républicains ne cessent de fustiger le socia-lisme, mais en France, où les socialistes sont réel-lement au gouvernement, la droite est en train de déborder la gauche en réinventant le populisme. Certes, il existe de profondes différences entre l’Europe et les Etats-Unis. Dans le Vieux Monde, le populisme en appelait jusqu’ici à un avenir révo-lutionnaire ou à un passé réactionnaire ; alors qu’aux Etats-Unis le populisme est plutôt asso-cié à une volonté de maintenir le statu quo cultu-rel. Marine Le Pen rejette ces deux modèles et plaide pour la fin du régime européen et l’avène-ment d’une nouvelle France libre et souveraine.

C’est le genre de vision dont les républicains pour-raient s’inspirer. Ils devraient voir qu’aujourd’hui

les coups de bélier de Marine Le Pen contre le népotisme bureaucratique renforcent le natio-nalisme, parce qu’elle dénonce un système qui émane essentiellement de Bruxelles et non de Paris. Alors qu’en l’absence d’une instance supra-nationale, une sorte d’Union nord-américaine, les républicains qui critiquent le capitalisme de connivence travaillent contre leur propre gouvernement.

Vous voyez la différence ? Pour adapter la recette de Marine Le Pen aux Etats-Unis, les nouveaux populistes républicains devraient en rabattre sur le nationalisme. Les Américains ne sont pas des victimes de la finance internatio-nale, des Nations unies ou d’un nouvel ordre mondial, Washington est le cœur même de la réglementation contraignante et omniprésente.

Réfléchissez-y : dans le cas d’une France sou-mise à l’Union européenne, le seul moyen de s’affranchir de l’oppression des élites et de l’es-tablishment passe par un regain de fierté natio-nale. Mais pour les Etats-Unis, qui ploient sous leurs propres lourdeurs, s’affranchir de la même oppression passe par devenir une Amérique plus humble.

En conséquence, il est à peu près certain que la droite radicale européenne se montrera plus violente et plus dangereuse que celle des Etats-Unis. (Certaines choses ne changent jamais.) L’ironie de l’histoire est que, pour apaiser leur

Marine, la gauchiste ?● L’historien israélien Zeev Sternhell, spécialiste de l’extrême droite française, trouve Marine Le Pen bien plus modérée que les ténors de la droite de son pays. En octobre 2013, un millier de membres du PS, parmi lesquels des ministres et des dirigeants du parti, se sont réunis à Paris pour débattre du Front national, qui, selon les derniers sondages, semble appelé à accroître considérablement son poids électoral. L’objectif était de parvenir à une meilleure

compréhension du phénomène FN. Dans le contexte actuel, il importe de bien comprendre une chose : la droite xénophobe, raciste, fait partie intégrante de la culture européenne et constitue un élément intrinsèque du nationalisme ethnique et culturel de l’Europe. Il faut également savoir que cette droite, qui a vu le jour au xxe siècle, n’est pas simplement la conséquence de la Première Guerre mondiale et des crises qui ont éclaté dans son sillage. Beaucoup de gens se posent aujourd’hui cette inquiétante question : sommes-nous témoins d’un retour aux années 1930 ? Un Israélien qui participait à la conférence n’a pas pu s’empêcher de comparer la situation en Europe avec celle que connaît aujourd’hui Israël. Quand on se risque à un tel

parallèle, il est difficile d’échapper à la conclusion que, de tous les pays occidentaux, celui où l’extrême droite est la plus puissante – elle se trouve même au pouvoir – est Israël. Là aussi, la source du problème réside dans la culture, dans le concept de nation en tant que tribu et dans la définition problématique de l’identité juive. Il est encore plus difficile d’échapper à la conclusion que la droite israélienne – du Likoud de Benyamin Nétanyahou au parti Habayit Hayehudi [le Foyer juif, extrême droite] – est beaucoup plus à droite que le Front national de Marine Le Pen. Comparée à la plupart des ministres et députés israéliens, Marine Le Pen apparaît comme une dangereuse gauchiste.

—Zeev SternhellPublié le 1er novembre 2013

Vu d’Israël

base, les républicains ont tout intérêt à s’inspi-rer de Marine Le Pen. Les conservateurs du Tea Party et les libertariens se sentent par-dessus tout aliénés, incapables de faire confiance à la direction du Parti républicain et dans l’impos-sibilité de croire que les démocrates pourraient véritablement être vecteurs d’espoir et de change-ment [deux des promesses cardinales d’Obama]. Ce profond sentiment d’isolement peut nourrir du ressentiment même chez les plus éclairés et les plus sympathiques radicaux de droite. Un nouveau populisme capable de séduire même des militants démocrates anticorruption per-mettrait toutefois à ces républicains mécon-tents de sortir de leur impasse, voire de former des alliances surprenantes.

Place au soleil. Les réformateurs radicaux comme Justin Amash [député républicain du Michigan] et Rand Paul [sénateur républicain du Kentucky, libertarien et candidat putatif à la présidentielle de 2016] commencent à com-prendre le potentiel de cette nouvelle forme de populisme. Mais, à cause de nos médias natio-naux, ce sont des personnalités plus controver-sées comme Ted Cruz [sénateur républicain du Texas], Sarah Palin [ex-gouverneure de l’Alaska et colistière du candidat républicain John McCain à la présidentielle de 2008] ou Chris Christie [gouverneur républicain du New Jersey] qui occupent le devant de la scène.

Les réformateurs populistes vont devoir jouer des coudes pour s’assurer une place au soleil. L’élection présidentielle n’aura pas lieu avant deux ans, ils ont encore le temps d’aider les répu-blicains à se forger une identité claire. Les répu-blicains devraient utiliser le temps qui leur reste dans l’opposition pour écouter ce que Marine Le Pen a à leur dire sur un populisme capable d’unir les électeurs et de l’emporter.

—James PoulosPublié le 11 février

Une éclaireuse pour le Parti républicain ?Aux Etats-Unis, pour élargir leur base et remporter des élections, les conservateurs feraient bien de s’inspirer de Marine Le Pen.

Vu d’Italie“TSUNAMI AUX EUROPÉENNES”Le séisme provoqué par les résultats du premier tour des élections municipales françaises se ressent jusqu’en Italie. “Le vote français alarme l’Italie”, titrait La Stampa le 25 mars. De tous bords, les réactions se multiplient et obligent certains leaders à se positionner. C’est le cas notamment de Beppe Grillo. Suite à l’appel de Marine Le Pen à un front “antieuropéen” de tous les partis europhobes d’Europe, le leader du Mouvement 5 étoiles a poliment refusé toute idée d’union avec le FN pour les élections européennes, tout en réaffirmant son positionnement. La Ligue du Nord (parti xénophobe), de son côté, se dit présent à l’appel. “La victoire du FN n’est qu’un aperçu du tsunami des européennes.”

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30. Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 201430. Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014

trans-versales.

économie

FOCUS

Comment dénicher les prodiges de demain

Pour ses 12 ans, Amol Bhave a reçu de ses parents une voiture télécommandée. “Il l’a démontée aussi sec”, se souvient son père, lui-même ingénieur. Le gamin a ensuite conçu un programme informatique qui lui permettait de piloter son jouet – une Mercedes jaune – à partir d’une console de jeu. C’est en 2009 que la vie d’Amol, adolescent fl uet à la voix douce et aux cheveux noirs de jais, a véritablement changé : un jour, l’Internet par câble est arrivé chez lui. Désormais, il pouvait explorer un nouveau monde sur la toile – sans monopoliser la ligne téléphonique de la famille.

Il a alors découvert YouTube. Les jeux qui stimulent l’intellect. Et les didacticiels libres du MIT. Il s’est ainsi plongé dans les cours magistraux de physique de Walter Lewin (il a depuis rencontré le célèbre enseignant). Mais la vraie révélation date du printemps 2012, lorsque le MITx, le portail en ligne des Mooc du MIT – aujourd’hui edX – a proposé le cours “circuits et électronique”. Amol s’y est inscrit sur-le-champ.

Ce Mooc, l’un des tout premiers, a attiré près de 150 000 étudiants. Amol y a obtenu 97, soit presque la note maximale. Mais il était si déçu que le cours prenne fi n qu’il a persuadé deux autres participants de le compléter par un autre, en associant aux cours magistraux

—The Christian Science Monitor (extraits) Boston

Battushig M yanganbayar est étu-diant en première année au Massachusetts Inst itute of

Technology [MIT, à Cambridge, près de Boston]. Le jeune Mongol tient compte des mises en garde de sa mère contre le régime à base de pizzas et il s’est inscrit à deux programmes de sport au lieu d’un. Autrement dit, il passe beaucoup de temps à courir et à jouer au tennis.

Mais son emploi du temps ne se résume pas à cela. Il y a aussi les cours – de chimie ou d’algèbre diff érentielle, par exemple – qui sont de haut niveau. Et Battushig veille tard le soir pour mettre au point une nouvelle technologie mobile qu’il estime brevetable. Pour ce faire, il s’est aventuré à l’université Harvard [elle aussi à Cambridge] où il a côtoyé des entrepreneurs en herbe et pris conseil auprès d’un enseignant sur la manière de créer une start-up. “Les possibilités sont immenses”, s’enthousiasme-t-il.

Battushig n’a que 17 ans. C’est par le biais d’un cours en ligne gratuit et ouvert à tous [Massive Open Online Course, ou Mooc], qu’il est arrivé ici. A l’âge de 15 ans, dans un pays où un habitant sur trois est

nomade, il s’est inscrit au premier Mooc proposé par le MIT – un cours de deuxième année intitulé “circuits et électronique” – et il a décroché la note maximale. Ce résultat ainsi que l’invention d’un dispositif ingénieux destiné à prévenir sa petite sœur des voitures déboulant sur le parvis de l’immeuble qui lui servait d’aire de jeu ont tapé dans l’œil du MIT qui lui a proposé, au printemps dernier, une place d’étudiant.

L’arrivée de Battushig au MIT, depuis un pays reculé pris en sandwich entre la Chine et la Russie, est certes exceptionnelle, mais ce n’est pas un cas unique. Amol Bhave, lui aussi en première année, est originaire d’une petite ville du centre de l’Inde. Il a atterri au MIT à l’issue du même Mooc, et il est logé dans un bâtiment qui ressemble à une énorme brique Lego, situé non loin du pavillon Desmond où vit Battushig.

Et il y a aussi Taha Tariq. Cet écrivain en herbe, originaire de Lahore, au Pakistan, est en première année à l’université de Pennsylvanie. Après avoir suivi un cours de poésie en ligne prodigué par le professeur Al Filreis, il a déposé un dossier de candidature à l’université. Aujourd’hui, il est le premier membre de sa famille à suivre des études dans un établissement d’enseignement supérieur américain.

D’un bout à l’autre des Etats-Unis, les universités s’essaient aux cours à distance pour en déterminer l’impact éventuel sur l’enseignement supérieur de l’avenir. D’après elles, ils pourraient bien engendrer l’une des plus grandes révolutions dans ce domaine depuis l’invention du tableau noir. Pour l’heure, s’ils laissent entrevoir des perspectives alléchantes, les enseignements en ligne – et les Mooc en particulier – n’apportent guère de bouleversements. Leurs détracteurs reprochent à ces cours gratuits de n’avoir pas fait baisser le coût de l’université.

Toutefois, ces cursus présentent l’avantage, souvent occulté, d’aider les universités à découvrir une nouvelle génération de sujets brillants – et peut-être, par la même occasion, le nouveau Steve Jobs [cofondateur d’Apple], la nouvelle Maya Angelou [poétesse], ou le nouveau Yo-Yo Ma [violoncelliste]. Les Mooc seraient ainsi une sorte de “Nouvelle Star” version Einstein.

Médias ........... 34Sciences ......... 36Signaux .......... 37

La plus grande révolution dans l’enseignement depuis l’invention du tableau noir

Formation. Les cours en ligne gratuits permettent certes de démocratiser l’enseignement supérieur, mais ils aident également les universités américaines à repérer et attirer les

jeunes talents. Témoignage de trois étudiants, originaires respectivement de Mongolie, d’Inde et du Pakistan.

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Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014

des di dac-ticiels par v i d é o e t d e s q u e s -t i o n n a i r e s

réalisés par leurs soins. Un millier

d’étudiants se sont inscrits. Amol a conçu

et configuré le portail en ligne, qui comprenait un outil

permettant de noter les quizz. A l’époque, Piotr Mitros, directeur

scientifique d’edX, peinait à mettre au point son portail. Lorsqu’il a eu vent de l’initiative d’Amol, il a été si impressionné qu’il l’a embauché pour écrire les codes.

Amol a vu dans cette expérience la confi rmation du potentiel énorme des cours en ligne. Cela lui a également donné envie de s’inscrire au MIT – à la surprise de son entourage, qui n’avait jamais entendu parler de cette école. Si l’Inde envoie chaque année 100 000 jeunes étudier aux Etats-Unis, la plupart d’entre eux sont issus de familles aisées des grandes villes, et ont été préparés aux écoles internationales. Amol n’est diplômé que de la Joy Senior Secondary School, un lycée de Jabalpur, dans l’Etat du Madhya Pradesh, dont peu d’élèves quittent le pays. “En Inde, je n’aurais jamais pensé pouvoir programmer des robots parce que je ne disposais pas des moyens nécessaires, confi e-t-il. Ici, vous pouvez faire tout ce dont vous avez envie.”

Taha Tariq, lui, aime les langues – et la conversation. Il bouillonne d’idées, grandes ou petites, et s’intéresse à la façon dont nous percevons et comprenons les choses. Au Pakistan, un membre de sa famille et l’oncle d’un ami ont été blessés dans des attentats à la bombe perpétrés à proximité de mosquées. “Je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose”, dit-il. Taha ne sait pas ce qu’il fera plus tard, mais il est ambitieux, plein d’imagination et désireux de laisser sa marque.

C’est par hasard que le jeune homme a eu vent de l’existence du Mooc d’Al Filreis sur la poésie moderne, qui rencontre un immense

↙ Dessin de Beppe Giacobbe, Milan.

succès et que ses afi cionados ont baptisé ModPo. Une recherche Google l’a amené sur le site web de Coursera, institut américain qui propose des cours en ligne. Après avoir parcouru la liste des enseignements proposés, il a décidé de s’inscrire au ModPo.

Taha a alors été séduit par les cours qui lui ont permis de découvrir de nouveaux poètes et de s’ouvrir à de nouvelles idées. Il a également été enthousiasmé par l’esprit bohème qui règne au sein de la Kelly Writers House, un salon littéraire du campus de Penn [surnom de l’université de Pennsylvanie] qui organise des lectures de poésie, des projections de fi lms, des cours magistraux et des rendez-vous culturels [qui sont également diff usés en ligne]. A l’époque, il était encore lycéen à la Grammar School de Lahore – groupe d’établissements privés qui préparent les élèves aux concours britanniques, et la décontraction des rapports entre étudiants et enseignants pendant les Mooc l’a beaucoup surpris. “Les vidéos n’étaient pas de simples cours ou de simples exposés, se souvient-il, les étudiants débattaient des poèmes autour d’un mug de café. Certains étaient maladroits, d’autres se fourvoyaient complètement dans leur interprétation, si bien que je n’avais pas l’impression que quelqu’un essayait de m’imposer sa pensée.”

Taha s’est passionné pour l’interprétation des poèmes, mais aussi des idées. Au lycée, il avait lancé avec des amis une revue baptisée Pineapple [ananas] – du nom d’un fruit que le Pakistan a du mal à faire pousser –, qui se voulait provocatrice. Elle proposait par exemple des articles sur le “génocide chiite” et des points de vue croisés sur le Pakistan émanant de jeunes Indiens, Afghans, Egyptiens et Américains. Aujourd’hui, Al Filreis, que Taha appelle désormais “Al”, est son mentor. C’est lui qui dirige le séminaire sur la représentation de l’Holocauste dans le cinéma et la littérature auquel il vient de s’inscrire.

Al Filreis déplore que les gens critiquent les Mooc, sans faire de distinction. Assis devant son écran d’ordinateur, ce barbu charismatique navigue d’un forum de

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TRANSVERSALES32. Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014FOCUS ÉCONOMIE.

discussion à une page Facebook tout en suivant les conversations en ligne animées par des enseignants au sujet des poèmes étudiés dans les vidéos. Le professeur lit les commentaires à voix haute pour souligner la diff érence des styles employés par les étudiants selon le contexte, ce qui témoigne à ses yeux du caractère très humain de ces échanges. “C’est comme si ces jeunes me parlaient en face à face”, confi e-t-il. D’après lui, certains cours en ligne sont médiocres, mais d’autres sont formidables. “J’essaie d’établir le modèle d’un Mooc personnel”, ajoute-t-il. Al Filreis s’occupe aussi du Mooc fi lmé dans les locaux de la Kelly Writers House, “parce qu’il touche un public immense. Des poètes qui comptent pour moi sont désormais lus par des dizaines de milliers de personnes”.

Près de 80 000 personnes se sont inscrites au ModPo depuis son lancement à la rentrée 2012 et, l’année dernière, se félicite l’enseignant, près de 150 étudiants sans autre lien avec l’université que le Mooc ont spontanément fait des dons à la Kelly Writers House pour un montant global de 7 000 dollars [5 000 euros].

Les Mooc constituent également un moyen d’attirer des étudiants sur le campus de Penn, assure Jamie-Lee Josselyn, chargée

depuis 2012 du recrutement d’écrivains prometteurs. Cette année, 400 étudiants potentiels ont contacté l’école, soit deux fois plus que l’an dernier, lorsque Taha s’est rapproché de Jamie-Lee Josselyn. La qualité des observations postées par le jeune homme sur les forums de discussion du ModPo et l’esprit d’entreprise dont il a fait preuve en lançant son magazine “sont exactement le genre de choses que nous recherchons [chez les candidats]” dit Jamie-Lee Josselyn.

Battushig, lui, ne se passionne pas pour le pentamètre iambique, mais pour les circuits intégrés. Améliorer les conditions

de vie des gens figure au cœur de ses ambitions et il rêve d’être le Steve Jobs mongol – en plus aimable. “Je veux que mes projets servent à faire le bonheur des autres”, explique-t-il.

L’engagement de la Mongolie en faveur des nouvelles technologies lui a facilité les choses. S’il n’a pas encore d’autoroutes dignes de ce nom ni même de routes véritablement carrossables, le pays dispose de bonnes infrastructures informatiques et, du fait de son retard technologique, il est passé directement des lignes fi xes à la 3G. Internet est parfois lent, mais vous pouvez sillonner la steppe d’un bout à l’autre avec quatre barres de réseau sur votre téléphone.

C’est ce qui a permis à Battushig et à ses camarades de maîtriser le web aussi bien que n’importe quel autre adolescent du monde. C’est également ce qui a incité Enkhmunkh Zurgaanjin, directeur de l’école Sant d’Oulan-Bator, d’où Battushig

est sorti en juin dernier, à pousser 20 de ses élèves à s’inscrire au Mooc “circuits et électronique” du MIT au printemps 2012.

Enkhmunkh Zurgaanjin, 26 ans, est lui-même un phénomène. Premier Mongol à sortir diplômé du MIT en 2009, le jeune homme a embrayé sur un master de sciences de l’éducation à l’université Stanford, en Californie. Pendant son séjour au MIT, il a persuadé une entreprise de lui donner 10 000 ordinateurs portables équipés d’un logiciel éducatif qu’il a traduit en mongol avec des camarades. Ensuite, ils sont allés distribuer ce matériel aux confi ns du pays, jusqu’au désert de Gobi.

Lorsqu’il a pris la tête de l’école Sant, il a voulu que ses étudiants se frottent aux expériences en laboratoire. Il avait suivi le cours “circuits et électronique” du MIT en ligne lorsqu’il était lui-même étudiant.

Lorsqu’il a invité ses étudiants à s’in-scrire au Mooc, Enkhmunkh Zurgaanjin a convaincu un ancien camarade d’université, Tony Kim, thésard à Stanford, de venir

en Mongolie lui donner un coup de main. Ensemble, ils ont mis au point un type de Mooc “hybride” – associant l’enseignement en ligne et en classe – qui a depuis été adopté dans une grande partie des Etats-Unis. Les étudiants suivent les cours magistraux et répondent aux questionnaires sur le web, mais au lieu d’utiliser des logiciels pour simuler les expériences, ils travaillent avec Tony Kim, qui utilise du vrai matériel (il apporte avec lui trois valises bourrées d’électronique).

Les cours en ligne du MIT étaient dif-fi ciles. Sur 20 inscrits, seuls 10 sont restés jusqu’au bout. Battushig s’en est facilement sorti en faisant marcher son intuition. Pour aider ses camarades, il a réalisé des vidéos en mongol et les a diff usées sur YouTube pour leur expliquer les concepts et les exercices. Sur toute la planète, seuls 340 étudiants ont décroché la note maximale. Battushig en faisait partie.

Comme Amol et Taha, Battushig est généreux. Issus de pays aux prises avec des diffi cultés que ne connaissent pas les Américains, tous les trois sont des réservoirs d’idées neuves et nous rappellent que l’excellence s’aff ranchit des frontières. Battushig est brillant, confi rme Ulam-Orgikh Dugar, professeur de physique théorique à l’université nationale de Mongolie, mais il n’est pas le seul. Beaucoup d’autres jeunes ambitieux et brillants vivent dans des recoins reculés du globe. “Si on leur permet d’apprendre l’anglais, assure-t-il, il y aura beaucoup, beaucoup de Battushig.”

—Laura PappanoPublié le 23 février

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Le jeune Battushig rêve de devenir le Steve Jobs mongol - mais en plus aimable

ARCHIVES courrierinternational.com

Le 31 octobre 2012, Courrier international consacrait sa une aux sites d’enseignement gratuit et ouverts à tous. Un dossier à relire dans CI n° 1148.

→ Dessin de Beppe Giacobbe, Milan.

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Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014

—The Guardian Londres

Lorsqu’ils ont lancé leurs premiers cours en ligne gratuits et ouverts à tous (plus connus sous l’acronyme

Mooc, pour Massive Open Online Courses, cours de masse en ligne et ouverts), les éta-blissements d’enseignement supérieur ont présenté cette initiative comme un premier pas vers l’accès généralisé à l’éducation. Pour la première fois dans l’histoire, l’ac-cès à des enseignements universitaires ne dépendait plus du mérite des étudiants ou de leurs moyens fi nanciers, mais seulement de leur enthousiasme et de leur motivation.

Selon les universités, cela valait la peine d’investir dans ces contenus en ligne car ils serviraient de produits d’appel et permettraient d’attirer des étudiants vers leurs cursus traditionnels payants. Se seraient-elles trompées ? Les données démographiques relatives à la première vague de Mooc font apparaître une tout autre réalité. L’université de Londres s’est penchée sur quatre Mooc qu’elle a proposés en juin 2013 sur la plateforme américaine Coursera. Les cours duraient six semaines et constituaient une introduction à un sujet particulier [enseigné à l’université dans le cadre d’un cursus diplômant].

L’enquête révèle que les étudiants étaient majoritairement des hommes (64 %) ; le pays le plus représenté était les Etats-Unis (22 %), suivi de l’Inde, avec seulement 6 % des participants, et du Royaume-Uni (5 %). Plus important, 70 % des étudiants étaient déjà titulaires d’un diplôme et 35 % étaient par ailleurs inscrits dans un autre programme d’enseignement. On peut en déduire que l’étudiant type d’un Mooc est un homme éduqué, âgé d’une trentaine d’années, vivant et travaillant dans un pays développé ou des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du

Sud), et qui se sert de ces cours en ligne pour améliorer ses connaissances personnelles ou professionnelles. Les pays en développement ne font pas partie du tableau. “Ce profi l ne correspond pas à ce que l’on pourrait attendre, et il faudrait en tenir compte dans le développement des futurs Mooc”, conclut l’étude.

Les données publiées en février par le portail de Mooc britannique FutureLearn vont dans le même sens. Plus de 80 % des participants possédaient déjà un diplôme de l’enseignement supérieur avant de s’inscrire. Alors que 121 000 personnes ont suivi les cours de l’université de Londres proposés par Coursera, seuls 35 étudiants ont précisé, dans leur demande d’inscription à cette université, avoir suivi l’un de ces Mooc.

Diana Laurillard, spécialiste de l’ap-prentissage par les technologies numériques à l’Institut de l’éducation de l’université de Londres, s’inquiète de l’importance des sommes investies par les universités pour élaborer ces Mooc. “Les étudiants des campus – qui paient leur inscription plus de 9 000 livres [10 700 euros] – méritent de bénéfi cier de ce genre d’innovation depuis dix ans, explique-t-elle. Je ne vois pas pourquoi ils se ruineraient pour payer l’éducation des autres. Les frais d’inscription ne sont pas faits pour ça. Si les universités veulent éduquer le monde entier, c’est très bien, mais qu’elles le fassent avec d’autres sources de fi nancement.”

Helena Gillespie, maître de conférences à l’université d’East Anglia [à Norwich], est plus optimiste quant au rôle que pourraient fi nalement jouer les Mooc. “Je ne crois pas qu’ils aient encore trouvé leur niche dans l’enseignement supérieur, déclare-t-elle, mais à terme ils pourraient contribuer à notre st ratégie d’internationalisation en renforçant la participation et l’implication du public.”

—Hannah FearnPublié le 19 février

Un public fi nalement très homogèneLa plupart des étudiants inscrits à un Mooc sont en réalité des hommes diplômés qui vivent dans un pays développé, constate une étude britannique.

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LA SOURCE DE LA SEMAINE

“Th e Philippine Star”Ce quotidien de Manille est adossé à un site web fréquenté par la diaspora philippine.

Ce titre anglophone a été fondé en 1986, à la fi n du régime du président-dictateur Marcos.

En s’éloignant du pouvoir, le journal a gagné en objectivité et s’est rapproché de sa devise : “Le triomphe de la vérité”. The Philippine Star traite tous les sujets et off re quelques articles d’opinion tout en restant concentré sur l’in-formation nationale. Principal titre du groupe Star, qui pèse aujourd’hui plus de 80 millions d’euros, ce quoti-dien a reçu à trois reprises le prix du meilleur journal de l’année.

Lancé en 1997, le site avait pour but premier d’off rir en ligne l’édition imprimée aux 7 millions de Philippins de la diaspora. Refondu en 2000, il est devenu le portail Internet de la communauté philippine mondiale. De nombreux articles et rubriques de la version papier sont repris, mais une multitude de services nouveaux ont été ajoutés. Outre les forums de discussion, il propose des liens vers des revues people et vers de nom-breux sites commerciaux.—

Lire l’article de The Philippine Star p. 10.

MÉDIAS

Quand l’information se fait sans journalistesSimple vitrine de contenus publiés ailleurs, le site Upworthy bat tous les records de fréquentation. Un succès qui repose essentiellement sur les réseaux sociaux.

Manille, PhilippinesQuotidien, 250 000 ex.www.philstar.com

—Corriere della Sera (extraits) Milan

Dans une salle pleine à craquer du Highline Stage, le bâtiment ultra-moderne où se tient la semaine des

médias sociaux à New York [qui a eu lieu du 17 au 21 février], Eli Pariser, 34 ans, explique les résultats et stratégies d’Upworthy. Ce mili-tant Internet – connu pour son livre éclai-rant sur les algorithmes de Google, Filter Bubble [La Bulle de fi ltres, éd. Penguin 2011, non traduit en français] – a lancé cette pla-teforme en mars 2012 avec l’ancien direc-teur du site du journal satirique américain The Onion, Peter Koechley.

Ce matin-là, si des centaines de journa-listes, acteurs et stratèges du web se sont pressés ici à 8 heures pour écouter Pariser, il y a bien une raison : Upworthy est le site à la croissance la plus rapide de l’histoire d’Internet. En novembre dernier, il a atteint 87 millions de visiteurs uniques, presque trois fois plus que celui de The New York Times, et généré 17 millions de partages sur Facebook en publiant seulement 225 articles.

Pour vous faire une idée, sachez qu’un site comme Yahoo! poste en un mois 115 000 articles sur les réseaux sociaux et génère moins de 4 millions d’interactions. Aux investisseurs initiaux, parmi lesquels on compte Chris Hughes, cofondateur de Facebook et aujourd’hui directeur de The New Republic, se sont récemment ajou-tés Bill et Melissa Gates, dont la fondation fi nance une section dédiée à la lutte contre la pauvreté. Pour Eli Pariser, l’objectif prin-cipal d’Upworthy est d’“aider les gens à trou-ver des contenus sérieux mais divertissants, comme la vidéo d’un idiot en train de faire sem-blant de faire du surf sur sa terrasse”. L’équipe du site (qui ne compte aucun journaliste) cherche sur Internet des contenus qu’elle juge intéressants, leur attribue 16 titres dif-férents (en utilisant les techniques basées sur le Big Data) qu’elle soumet à un groupe réduit de lecteurs pour savoir lequel fonc-tionne le mieux, puis les balance sur les réseaux sociaux.

Le premier pic d’audience est apparu grâce à une vidéo de l’actuel président irlan-dais [Michael D. Higgins], qui, en 2010 [il n’était pas encore chef de l’Etat], avait cri-tiqué un célèbre animateur de radio amé-ricain défavorable à la réforme du système de santé d’Obama. Upworthy l’a republiée deux ans plus tard sous le titre “Un mili-tant du Tea Party a décidé de se disputer avec

↙  Dessin d’Otto paru dans Public Finance Magazine, Londres.

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INTERNET

TRANSVERSALES.Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014 35

le président d’un pays étranger. Mal lui en a pris” – et ce jour-là, le site a attiré un million de visiteurs. “Nous devons étancher la soif de curiosité des lecteurs, estime Eli Pariser. Pour y parvenir, mieux vaut avoir peu de contenus de bonne qualité plutôt que de bombarder le public de milliers d’articles de mauvaise qualité.”

Les titres d’Upworthy ont tous la même structure – deux courtes phrases du genre : “Nous n’entendons pas suffi samment la voix des Amérindiens. Voici le message édifi ant de l’un d’entre eux.” Le modèle est tellement reconnaissable qu’il a déjà fait des petits (Distractify, ViralNova) et a été l’objet de parodies sur le web. “Maintenant que l’infor-mation nage dans la même piscine que [la star de la téléréalité] Kim Kardashian, explique Eli Pariser, il faut faire la diff érence. Pour nous, cela signifi e amener les gens à s’intéresser à des sujets importants.”

Parmi les sujets récurrents d’Upworthy, on retrouve de fait le réchauff ement clima-tique, la lutte contre les maladies et le tra-vail des enfants. L’histoire la plus partagée en 2013 concerne Zach Sobiech, un chanteur amé-ricain mort du cancer à 18 ans. Traduit, le titre ressemble à ça : “Ce garçon extraordi-naire est mort. Ce qu’il laisse derrière lui est merveilleux.” Le lendemain de la mise en ligne de la vidéo, Sobiech était l’artiste le plus téléchargé sur iTunes et le fonds pour la recherche sur le cancer portant son nom a recueilli des centaines de milliers de dol-lars. D’après Eli Pariser, toute histoire qui concerne l’humanité est intéressante. “Si personne ne lit ton article sur l’Afghanistan, dit-il, cela ne signifi e pas que l’Afghanistan n’est pas ‘vendeur’, mais que l’article est mal écrit, mal titré ou mal présenté.”

Ces derniers temps, on a beaucoup parlé des articles sur la crise ukrainienne publiés par BuzzFeed et The Huffi ngton Post, qui ont atteint une audience équivalente à celle des faits divers ou des nouvelles de stars généra-lement les plus lus en Occident. Ces articles sont tous présentés de la même manière : photo, titre sensationnel, texte simple et effi -cace développé en plusieurs points. Emily

Bell, professeure à l’école de journalisme de l’université Columbia, se demande si “propo-ser des techniques utilisées habituellement pour montrer des photos de chevaux ressemblant à Miley Cyrus pour expliquer des questions complexes de géopolitique” est “trop trivial”, ou si, au contraire, c’est un moyen d’adap-ter le monde contemporain aux modèles de consommation du public jeune.

Si cette question reste ouverte, ce qui semble désormais évident, c’est le rôle clé joué par la viralité dans le domaine de l’in-formation. Des sites comme Upworthy ou BuzzFeed – une vitrine de vidéos de cha-tons mignons qui est devenue un modèle controversé de journalisme – sont en train de coloniser l’information en ligne, au point que les titres traditionnels les plus respec-tés cèdent souvent à la tentation des listes [exemple : les 20 joueurs de foot les mieux payés au monde]. Une information basée sur le partage par les lecteurs doit viser la viralité. “Avant Internet, les histoires devenaient popu-

laires quand elles étaient reprises par les autres journaux, citées dans des publications sérieuses”,

écrit la blogueuse [et auteure de nombreux articles sur les conséquences culturelles des nouvelles technologies] Annalee Newitz sur le site io9. “Aujourd’hui, ces histoires deviennent populaires si des gens les partagent sur Facebook, Twitter, Pinterest ou Reddit. De moins en moins de gens lisent une histoire si elle n’est pas postée en ligne par quelqu’un.”

Selon Annalee Newitz, ce ne sont pas seu-lement les mèmes Internet (unités d’infor-mation que l’on partage sur le web, souvent en raison de leur dimension humoristique) qui deviennent viraux, mais “toutes les his-toires qui contiennent une vérité certaine ou utile et qui n’obligent pas à réfl échir”. Ainsi, la photo d’un petit chat qui s’étire au soleil par-tage une caractéristique fondamentale avec une vidéo de présentation d’un Iphone 5 ou une enquête sur la NSA : “Ce ne sont pas des documents ouverts à l’interprétation, ajoute la blogueuse, ils clarifi ent la confusion typique de l’être humain comme le faisaient les prévi-sions de Nate Silver (le blogueur statisticien du

↓ Dessin d’Otto, Londres.

New York Times) durant les élections amé-ricaines.” Bref, pour devenir viral, il faut éviter l’ambiguïté.

Jonah Berger, auteur de Contagious [un essai sur la viralité, éd. Simon & Schuster, 2013], va plus loin et recense six principes qui rendent les contenus viraux : la valeur sociale, la facilité de mémorisation, la réso-nance émotive, l’observabilité (le fait qu’il s’agisse d’un thème évident aux yeux de tous), l’utilité et le style narratif.

Utiliser le partage comme principal cri-tère pour évaluer la force d’un produit pose deux problèmes. Le premier concerne les investissements publicitaires : le trafi c lié à des contenus viraux n’a pas de public de référence. “Un jour c’est une vidéo sur d’ado-rables petits animaux qui attire les femmes d’âge moyen, le lendemain ce sera la galerie de photos de Miley Cyrus nue qui attirera des adolescents. Dans quelle mesure un site peut-il construire une relation profonde et solide avec les marques si son public n’a pas de consis-tance ?” s’interroge Bryan Goldberg sur le site PandoDaily [qui analyse les nouvelles technologies et les start-up].

L’autre problème peut se résumer ainsi : étant donné que le tremplin viral par excel-lence ce sont les réseaux sociaux, les sites de ce genre en dépendent totalement. Quand

ARCHIVES courrierinternational.com

“BuzzFeed révolutionne l’info sur le web”. The New York Times explique la réussite du site américain créé en 2006 : un peu de sérieux, une bonne dose d’actu people et des vidéos de chatons mignons. (Paru sur le site le 12 mars 2013).

Facebook a changé l’algorithme qui gère son fi l d’actualité (ces contenus qui appa-raissent sur votre page d’accueil et dont la visibilité dépend du nombre de fois qu’ils sont partagés par vos amis) en affi rmant vouloir privilégier les contenus de qualité au détriment des photos “contagieuses”, beaucoup de sites ont enregistré une baisse du partage de leurs contenus.

Mais les nouveaux paramètres utilisés par Mark Zuckerberg [le PDG de Facebook] pour stabiliser la hiérarchie des articles sur le fi l d’actualité ne sont pas clairs. Et il est diffi cile de ne pas voir dans sa décision la volonté de jouer le deus ex machina du par-tage en ligne.

—Serena DannaPublié le 2 mars

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SCIENCES

Les moussons perdues de l’IndusArchéologie. C’est bien un changement climatique qui a précipité le déclin des civilisations de l’âge du bronze indien. Elles ont succombé à une sécheresse longue de deux cents ans, affirment les chercheurs.

—The Times of India (extraits) Bombay

Il y a quatre mille cent ans, les grandes cités de la civilisation de la vallée de l’Indus, qui s’étendaient sur le

territoire du Pakistan et de l’Inde actuels, ont été mystérieusement abandonnées et cette société antique a lentement agonisé. La raison ? Un brutal affaiblissement de la mousson. Ce n’est pas la première fois que l’hypothèse du changement climatique est évoquée pour expliquer ce déclin, mais jusqu’à présent aucune preuve directe n’avait étayé cette théorie. Cette preuve, une étude menée par des chercheurs de l’université de Cambridge et publiée le 25 février dans le journal [américain] Geology vient de l’apporter.

La preuve par l’escargot. Les scienti-fiques ont analysé les isotopes contenus dans des coquilles de Melanoides tubercu-lata, un escargot aquatique, conservées dans les sédiments du Kotla Dahar, un lac aujourd’hui disparu de l’Etat de l’Ha-ryana, en Inde. Ils ont ainsi pu déterminer le volume des pluies qui étaient tombées du vivant de ces gastéropodes. Leur conclu-sion : la région a été touchée par un événe-ment climatique mondial qui a également eu un impact sur l’Ancien Empire égyptien, les civilisations du début de l’âge du bronze de Grèce et de Crète, ainsi que sur l’empire

akkadien de Mésopotamie. “Nous pensons avoir désormais des éléments significatifs montrant qu’un événement climatique majeur s’est produit dans la zone où se situaient un grand nombre de villes de l’Indus”, déclare le Pr David Hodell, paléoclimatologue à Cambridge. “Associés à des éléments prove-nant de Meghalaya, dans le nord-est du pays, d’Oman et de la mer d’Arabie, nos résultats indiquent un net affaiblissement de la mous-son d’été sur de grandes parties de l’Inde il y a quatre mille cent ans.”

Une trompe très habile

—New Scientist (extraits) Londres

J e suis dans le labo de Jochen Steil, ingénieur en neuro-informa-tique à l’université de Bielefeld,

en Allemagne, et je saisis un tentacule segmenté, ondulant, qui résiste et tente de me repousser. La chose a l’air étrangement vivante, c’est comme si j’essayais d’étrangler un énorme ver extraterrestre. En fait, je suis en train d’apprendre à une trompe d’éléphant bionique à accomplir diverses tâches, par exemple ramasser une pomme ou remplacer une ampoule.

L’appendice avec lequel je me débats est composé de segments imprimés en 3D et contrôlés par une série de muscles artificiels pneumatiques. Il a été créé par la société allemande Festo en 2010 pour donner aux robots industriels la dextérité de la trompe d’éléphant.

A son lancement, le système ne comportait pas de logiciel de contrôle de précision. A part quelques mouvements [programmés], par exemple serrer une main – dont, une fois, celle de la chancelière Angela Merkel – ou attraper une bouteille, il ne pouvait pas faire grand-chose. Les non-spécialistes ne pouvaient pas lui apprendre à effectuer des tâches simples, ce qui limitait son utilisation dans le monde réel.

Mais Jochen Steil et son collègue Matthias Rolf ont trouvé la solution. Leur procédé s’appelle le goal babbling [que l’on peut traduire par “apprentissage par tâtonnement”]. De même qu’un bébé apprend à attraper des objets en tendant la main –  un processus d’essais et d’erreurs qui lui permet de trouver quels muscles bouger –, le robot mémorise les mouvements de sa trompe à chaque infime changement de pression dans ses fibres musculaires artificielles. On peut donc lui enseigner à prendre une série de positions et lui faire attraper n’importe quoi, de l’ampoule électrique à la noisette.

Je confirme  : quand je place la trompe dans une position donnée, elle commence par résister puis cède et suit mon mouvement. Et quand je réessaie, elle bouge facilement parce qu’elle a appris. Le robot a désormais une mémoire musculaire, ce qui lui donne l’air encore plus vivant.

—Paul MarchPublié le 13 mars

PLANÈTE ROBOT

“Pendant toute cette période, la principale source d’alimentation du lac était probablement, comme aujourd’hui, la mousson”, explique Yama Dixit, du département des sciences de la Terre de l’université de Cambridge. “Or nous avons constaté qu’il y a eu un changement brutal : à un moment, l’évaporation du lac s’est mise à dépasser les précipitations, ce qui indique une sécheresse.”

“Les principales cités de la civilisation de l’Indus ont prospéré entre la deuxième moitié du troisième millénaire et le début du deuxième millénaire avant J.-C.”, précise Cameron Petrie, spécialiste de l’archéologie de l’Iran et de l’Asie du Sud à Cambridge. “La population vivait en grande partie dans des villages, mais il y avait aussi des ‘mégacités’ de 80 hectares – soit la surface de 100 terrains de football –, voire davantage. Elle pratiquait un artisanat élaboré, un commerce local diversifié, et avait des échanges commerciaux avec des régions très éloignées, le Moyen-Orient actuel par exemple. Mais à la moitié du deuxième millénaire avant J.-C. tous les grands centres urbains s’étaient réduits de façon spectaculaire ou avaient été abandonnés.”

Cités fantômes. Plusieurs explications ont été avancées : un changement du cours des grands cours d’eau alimentés par les glaciers, qui aurait affecté l’approvisionnement en eau et donc l’agriculture, une augmentation problématique de la population, une invasion et une guerre, ou encore une sécheresse prolongée causée par un changement du climat.

Ces nouveaux travaux montrent que la désurbanisation de l’Indus, attestée par des études archéologiques et la datation par le carbone 14, survient précisément au moment où les pluies de la mousson diminuent. “Nous estimons que cet événement climatique a duré environ deux cents ans. La situation s’est ensuite rétablie. La civilisation a dû faire face à une longue période de sécheresse”, conclut David Hodell.

—Subodh VarmaPublié le 27 février

AFGHANISTAN

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MohendjoDaro

Aire de cette civilisation à son apogéeSites des plus grandes cités, connues à ce jourLes frontières sont celles des États actuels

La civilisation de l’Indus

↙ Dessin de Balaban, Luxembourg.

SOURCE

THE TIMES OF INDIABombay, IndeQuotidien, 3,1 millions d’ex.timesofindia.indiatimes.comFondé en 1838 à Bombay, le titre est le premier quotidien en langue anglaise du monde. Il reste le journal de référence à l’intérieur du pays comme auprès de la diaspora. Il appartient à Bennett Coleman, le plus important groupe de presse du pays.

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TRANSVERSALES.Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014 37

signauxChaque semaine, une page

visuelle pour présenter l’information autrement

Fruits à la carteEt si l’on redessinait chaque région du monde à l’aide de ses aliments emblématiques ?

DR

Cette carte photographique fait partie d’un ensemble créé par la designer Caitlin Levin et le photographe Henry Hargreaves. Depuis leur studio de Brooklyn, ils ont reconstitué les cartes de plusieurs continents et pays à partir de fruits, de légumes,

de pain et de fromage. L’idée, disent-ils, est de jouer avec la représentation de la nourriture à travers le monde. L’ensemble des cartes et le making of sont à retrouver sur notre site www.courrierinternational.com.

Les auteurs

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38. Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014

Chaque semaine, l’émission de radio On the Media se saisit d’un sujet essentiel quoique d’une imma-térialité déroutante – sur le fonctionnement du journalisme, du divertissement, de la publicité et d’autres formes de communication –, pour le rendre compréhensible, actuel et drôle. Cette remarquable

transsubstantiation doit beaucoup à Brooke Gladstone, productrice chevronnée et coanimatrice de l’émission, qui trouve immanquablement le bon équilibre entre savoir et idéalisme. Elle ne sait que trop bien comment les médias fonctionnent réellement, mais elle ne perd jamais de vue ce que le public attend d’eux et la façon dont il les imagine.

Parce qu’il y a un tel fossé entre ce que sont les médias dans nos rêves (ou nos cauchemars) et ce qu’ils sont dans la réalité, ce numéro d’équilibriste nécessite un sens de l’humour hautement développé. Une qualité qu’il n’est pas facile de maintenir à l’écrit. Pourtant, Brooke Gladstone s’en est magistralement sortie en choisissant pour son pre-mier livre le genre de la bande dessinée. Dans La Machine à influencer, une histoire des médias [éd. Çà et là], les images apportent des contrepoints ludiques à des discussions par-fois abstraites et rappellent les conséquences des méfaits des médias dans le monde réel. Annoncé comme un “mani-feste”, l’ouvrage n’a rien, en fait, de la véhémence que sug-gère l’étiquette. Il s’agit plutôt d’une synthèse de ce que

Les médias, miroirs de nos illusionsDans La Machine à influencer, la journaliste américaine Brooke Gladstone combat l’idée répandue qui voudrait que les médias aient un quelconque pouvoir sur le public. Sa bande dessinée invite les lecteurs à affronter leurs propres préjugés. — Salon (extraits) San Francisco

MAGAZINESerhiy Jadan, poète ukrainien Culture ...... 42 Tuyu-tuyu à la carte Tendances .............. 44 Ni chef, ni indien, mais imposteur Histoire.. 46360

la journaliste a appris en réalisant des émissions d’infor-mation pour la radio, en couvrant la Russie au milieu des années 1990 et, avant tout, en travaillant pour On the Media.

Prenant pour modèle le manuel de référence L’Art invi-sible : comprendre la bande dessinée, de Scott McCloud [éd. Vertige Graphic], La Machine à influencer aborde des ques-tions qui résistent au temps, telles que la liberté de parole, le sensationnalisme, la pensée de groupe, l’excès d’infor-mations et, bien sûr, l’objectivité et les partis pris. Difficile pour quelqu’un qui travaille dans les médias de juger de ce que l’ouvrage peut apporter de neuf au public. Pour les jour-nalistes, il va de soi qu’il n’est pas de reportage suffisam-ment juste pour que personne ne l’accuse de faire preuve de partis pris, de même qu’il n’est pas d’article biaisé qui ne trouvera quelqu’un pour le louer pour son objectivité. Ce métier suppose de jongler avec une série diablement complexe de mécanismes d’équilibre internes et externes sans jamais parvenir à un résultat juste.

Mais tous les lecteurs tireront certainement profit du chapitre intitulé “La matrice en moi”, dans lequel l’au-teure apporte les preuves accablantes du fait que les déci-sions que la plupart d’entre nous estimons parfaitement rationnelles sont avant tout dictées par des réactions et des préjugés inconscients. L’esprit humain est effroya-blement facile à influencer, et ceux qui consomment les

L’AUTEUR“Je suis Brooke Gladstone, journaliste de profession. J’aime fureter. J’aime que les gens me racontent des choses importantes. Des choses compliquées. Des choses personnelles, parfois. Et j’aime

bien aussi quand ils pleurent. C’est plus fort que moi. Je suis journaliste radio.” Ainsi se présente Brooke Gladstone dans les premières pages de La Machine à influencer. Née en 1955, cette Américaine produit et anime l’émission On the Media sur la chaîne National Public Radio (NPR). Ce magazine sur les médias est suivi par des millions d’auditeurs et a remporté de nombreux prix. Elle collabore également avec The Washington Post, The Boston Globe ou encore The Observer.

LE DESSINATEURNé en 1967, Josh Neufeld est connu notamment pour son album sur l’ouragan Katrina, A.D. La Nouvelle-Orléans après le déluge (éd. La Boîte à bulles). Etabli à New York, il appartient à la mouvance indépendante underground.

L’ALBUMLa Machine à influencer, une histoire des médias, traduction française de l’album paru en 2012 aux Etats-Unis, sort ce 24 avril aux éditions Çà et là.

En savoir plus

médias doivent être tout aussi vigilants à l’égard de leurs propres préjugés que ceux qui les produisent.

L’argument central de La Machine à influencer est que les médias et le public sont bien plus liés que le public ne veut bien le reconnaître. Le titre du livre vient d’une illusion, commune chez les schizophrènes, selon laquelle une entité externe terrible [appelée “machine à influen-cer” par le psychiatre viennois Victor Tausk, 1879-1919] fait entrer dans leur tête des pensées ignominieuses alors que c’est leur esprit qui les produit. “Les médias ne vous contrôlent pas, écrit Brooke Gladstone. Ils se plient à vos envies.” Tant que nous ne serons pas prêts à avouer notre complicité et à nous battre contre les “pulsions neuro-nales qui animent nos cerveaux reptiliens”, nous n’aurons que “les médias que nous méritons”.

—Laura MillerPublié le 22 mai 2011

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—Aficha (extraits) Moscou

AFICHA Il semble que les derniers jours aient été riches en leçons de vie, qu’ils nous aient appris beaucoup sur nous-mêmes. Qu’en pensez-vous ?

SERHIY JADAN Je ne suis pas de cet avis. Lorsque, comme moi, vous approchez de la quarantaine, les leçons, vous les connais-sez déjà, indépendamment de la situation politique. Simplement, vous en avez oublié certaines, elles sont passées au second plan. Aujourd’hui, nous ne faisons que redécouvrir l’essentiel : que la mort est toute proche, que le plus difficile dans la vie c’est d’apprendre à nous écouter les uns les autres, d’apprendre à comprendre. Malheureusement ou heureusement, je n’ai pas eu d’illuminations, pas de déceptions. La vie a cessé de m’étonner, mais je conti-nue à l’aimer.Que doit-on penser lorsqu’un homme désarmé se fait taper sur la tête à coups de barre de fer ?La violence de masse est abjecte. J’ai res-senti du dégoût plutôt que de la peur. D’un autre côté, chacun sait ce qu’il fait et ce à quoi il peut s’attendre dans ces cas-là. Je suis adulte, difficile de m’impressionner en me tapant sur la tête. Par contre, j’ai mal pour les étudiants qui étaient là et qui ont été tabassés ; je me demande comment ils pourront continuer à vivre à Kharkiv. Je me doutais bien que notre résistance aurait ce genre de conséquences, j’ai essayé de convaincre les autres de quitter le bâtiment. Je n’ai pas été entendu et je ne pouvais pas partir seul, j’aurais eu honte d’avoir aban-donné mes amis.

Existe-t-il un point de non-retour dans le dialogue, un point au-delà duquel on veut juste faire une croix sur son interlocuteur ?Je crois qu’il existe, même si j’ai toujours essayé d’en faire abstraction. Peut-être que j’ai tort, et qu’une limite devrait être posée, je ne sais pas. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que le pogrom qui a eu lieu à Kharkiv a été orchestré, certes, par des personnes venues de Russie et par les mercenaires de

notre maire [Guennadi Kernes, prorusse], mais aussi par de simples citoyens. Ils devaient participer à un “meeting paci-

fique” et ils ont fini par prendre d’assaut un bâtiment public afin de débarrasser Kharkiv des “bandéristes*”.Nous faisons tous nos courses dans les mêmes magasins, nous prenons le métro ensemble, nous nous croisons dans la rue. Et soudain de simples citoyens se mettent à tabasser des étudiants, à traîner des jeunes filles par les cheveux, à imposer leur loi. Le point de non-retour se trouve-t-il précisé-ment là ? Je ne sais pas. En tout cas, je n’ai pas l’intention de quitter Kharkiv. Je vais continuer à prendre le métro côte à côte avec ces gens, tout en sachant que parmi eux certains me détestent et pensent sincèrement que je suis un fasciste. Et si nous arrivions quand même à nous comprendre un jour ?Que pouvez-vous dire à tous ceux qui suivent les événements depuis l’étranger ?L’Ukraine est peut-être à l’orée d’une période terrible – une de ces périodes où votre voisin de palier peut devenir votre ennemi. C’est pire que sous l’occupation. Car, aujourd’hui, le clivage se produit au sein du peuple, il n’y a pas d’envahisseur, nous habitons tous ici. Nous sommes tous dans notre droit. Et personne ne veut laisser tomber sa vérité.Pourquoi croyez-vous qu’à l’Est tout le monde brandit le spectre de prétendus bandéristes ? Parce qu’il est difficile de haïr ses pairs. Il est plus facile de convoquer l’image d’un ennemi, d’un étranger. Pour pouvoir dire : voyez, ils n’ont pas seule-ment une opinion différente ou d’autres

culture.

Serhiy Jadan, un poète sur les barricadesFigure de la révolution populaire à Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine, l’écrivain a été passé à tabac le 1er mars par ses concitoyens russophones. Il n’envisage pas pour autant de quitter sa ville.

SASH

A M

ASL

OV/

AURO

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TOS/

CORB

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LITTÉRATURE

En bref

SERHIY JADANNé en 1974 à Starobilsk, dans les régions minières d’Ukraine orientale, Serhiy Jadan est très populaire dans le pays, en particulier

auprès de l’intelligentsia. Chanteur de rock, traducteur, poète et écrivain, il organise des festivals de musique, de littérature et de réflexion politique. A ce jour, un seul de ses romans a été traduit en français : La Route du Donbass, aux éditions Noir sur blanc.

CONTEXTESerhiy Jadan vit à Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine. Il est vite devenu l’une des figures les plus en vue de la contestation populaire dans la cité russophone, deuxième ville du pays. Fin février, il a suscité une vive polémique en proposant de déboulonner la statue locale de Lénine. Le 1er mars, il occupait avec des partisans de Maïdan le bâtiment de l’administration régionale lorsque

modèles, non, ils sont carrément différents, alors ouste ! Puis chacun rentre chez soi et, le lendemain matin, nous promenons ensemble nos chiens dans la rue, patriotes et “bandéristes”.Un poète est souvent perçu comme quelqu’un qui prend position. Vous par-tagez ce sentiment ?Je suis quelqu’un qui prend position, mais cela n’a rien à voir avec ma condition de poète. Je crois qu’il est très important que nous prenions tous position aujourd’hui, et que c’est justement cela qui pourra faire émerger une société civile. Lorsque l’assaut sur le bâtiment de l’administration a débuté, j’étais assis dans l’escalier en compagnie des jeunes du centre de presse, nous étions en train de chercher une idée qui aurait pu réunir les citoyens des deux côtés des barricades. Autrement dit, ce qu’il faudrait proposer et ce à quoi il faudrait renoncer, ce que nous avons en commun et ce qui nous sépare. Le mot “citoyen” revenait toujours dans notre conversation.Vous avez écrit récemment sur les réseaux sociaux la phrase suivante : “La lutte s’annonce difficile. Mais reculer maintenant reviendrait à nous trahir nous-mêmes. Ensemble, jusqu’au bout.” Qui est-ce, “nous” ?Je m’adresse aux gens que je connais, auxquels je crois, aux gens que j’aime. Et, surtout, à ceux avec qui je fais des choses. Je ne fais pas de politique, je n’en

“Et si nous arrivions quand même à nous comprendre un jour ?”

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—Focus.ua (extraits) Kiev

Serhiy Jadan fait l’unanimité. En Ukraine, ses livres sont régulière-ment réédités. En Russie, la traduc-

tion de son roman Anarchy in the UKR [inédit en français] a été sélectionnée pour le prix du Best-Seller national. Il surfe sur la vague sans tomber dans l’effet de mode. Il est diplômé ès lettres et parle quatre langues étrangères, mais l’argot a la part belle dans ses romans. Il ne glisse jamais de l’ukrai-nien au russe, alors même qu’il vit à Kharkiv, ville russophone. Il a grandi dans la région de Lougansk, mais on ne sent pas une once de provincialisme chez lui.

Kharkiv. Il fait – 20 °C dehors. “Jeune homme, pouvez-vous nous prendre en photo ?” Une dame proprette, toque en fourrure sur la tête, tend son appareil photo à Serhiy Jadan. L’écrivain, auquel les critiques lit-téraires promettent le prix Nobel “pour bientôt”, s’exécute. Les deux amatrices de photos souvenirs n’ont pas reconnu le futur nobélisé. Je suis gênée. Lui reste imperturbable.

La scène se passe dans le centre-ville de Kharkiv, sur la place des Architectes, sorte de square planté de “sarcophages”. C’est ainsi que l’écrivain appelle ironi-quement les vitrines qui renferment des maquettes en marbre blanc reproduisant les plus beaux bâtiments de la ville. Les “Sept Merveilles de Kharkiv”, une idée des pouvoirs locaux. Jadan a des relations plutôt tendues avec eux. Il écrit régulière-ment des lettres ouvertes au maire [pro-russe], Guennadi Kernes. La dernière portait sur les tentatives de dispersion de l’Euromaïdan local.

Hemingway et Bukowski. Serhiy pro-pose de me guider dans le vieux Kharkiv, décor de son dernier livre, Mésopotamie [inédit en français], un recueil de 9 nou-velles et 30 poèmes. “L’une des nouvelles se passe dans un dispensaire pour tubercu-leux… Ici même.” Jadan m’indique un bâti-ment délabré, fermé depuis trois ans. “Je pense qu’on y fera un jour une boîte de nuit. Il faut juste laisser aux gens le temps d’oublier que cela a été un lieu de maladie et de mort.”

Il semble connaître l’histoire de chaque pierre de Kharkiv. Sa visite guidée, la plus froide de ma vie, ne va durer qu’une heure, mais presque chaque bâtisse, chaque maison, chaque bicoque que nous croisons m’est pré-sentée en détail : quand et comment elle a été construite, qui y a habité et qui y vit encore ;

où se produisaient le poète Sergueï Essenine et son ami Anatoli Marienhof [deux figures de l’imaginisme, début du xxe siècle] ; dans quelle maison Velimir Khlebnikov [pionnier du futurisme russe, 1885-1922] fut consa-cré “président du Globe terrestre” et dans quelle autre vit encore aujourd’hui le gendre d’Alexandre Vvedenski, membre du mouve-ment des Oberiouty [poètes et écrivains de l’avant-garde russe du début du xxe siècle].

Jadan marche d’un pas rapide et léger. Sa voix est pareille à sa démarche, quasi imper-ceptible. Cette légèreté lui donne l’air d’un jeune homme malgré ses 39 ans. Après qu’il m’a montré le bâtiment où Fanny Kaplan s’est fait soigner les yeux, peu de temps avant de tenter d’assassiner Lénine [en 1918], je ne tiens plus et propose que nous nous abri-tions du froid dans un bar.

Autour d’un café, Jadan se souvient des années 1990, lorsqu’il présentait son roman Depeche Mode [inédit en français] à Tcherkassy. Il avait pris pour person-nages des étudiants qu’il côtoyait durant ses études. Il n’avait même pas changé les prénoms. Au cours d’une soirée littéraire, on lui a fait passer un mot depuis la salle : “Allons nous rincer le gosier.” L’auteur du billet était Vassia, l’un de ses personnages. Jadan ne l’avait pas vu depuis près de dix ans. Les deux amis ont acheté quelques bouteilles et sont montés dans la chambre d’hôtel de Serhiy. Vassia buvait et se souvenait, Serhiy buvait et écoutait. Le plus étrange, c’est que Vassia a raconté justement un épisode qui figurait dans Depeche Mode. Il n’avait pas lu le livre. D’évidence, cette histoire était ce qu’il avait vécu de plus fort dans sa vie. Une histoire triste, au demeurant. “Si vous voyez ce que je veux dire”, me glisse Jadan, en s’adossant au mur. Au-dessus de lui, sur le mur du bar, les portraits d’Hemingway et de Bukowski le regardent d’un air entendu.

Jadan ne sait pas seulement raconter des histoires, il sait aussi écouter. Avec lui, on peut parler de Led Zeppelin et de Diego Maradona. Du côté lumineux de l’œuvre

de Charles Bukowski et de la singularité de la poésie de Paul Celan, dont Jadan a tra-duit les œuvres tardives de l’allemand vers l’ukrainien. Je lui demande pourquoi il s’est intéressé à ce pan de l’œuvre en particu-lier. “Pour traduire, non plus un texte, mais l’expression d’un esprit embrumé. Tu dois essayer de saisir la manière de voir le monde d’un homme qui n’a plus toutes ses facultés mentales”, me répond Serhiy.

Tendresse. Dans les romans de Serhiy, les personnages se prennent souvent des coups dans la gueule. Dans sa jeunesse, il se battait, lui aussi. Mais il n’aime pas les conflits. Il l’a compris adolescent, un jour où il participait à une bagarre générale : “Tu es dans une rangée de cent gars, chacun est armé d’une barre de fer. Toi aussi. Mais soudain tu ne te sens plus à ta place. Non pas que tu aies peur, mais tu comprends qu’il n’y a pas d’agressivité en toi.”

Jadan l’Ukrainien se sent proche de Bukowski l’Américain, il l’a même traduit. Plus pour son éthique que pour son style : “J’aime sa tendresse. Il ne cherche pas à nous sermonner. Il prend les choses comme elles sont.” Tout comme Bukowski, Jadan ne juge personne. La tolérance est le trait de carac-tère indispensable à tout écrivain.

Nous quittons le café. Il fait déjà nuit. La rue est déserte. Je ne suis pas rassu-rée. “Ça va aller, dit Serhiy dans un sou-rire. C’est juste que, ces derniers temps, nous évitons de nous promener seuls. Un gars [un activiste de Maïdan] a pris un coup de cou-teau. Cinq voitures ont brûlé. Ceux qui font ça savent très bien se battre.” Jadan pourrait appartenir à toutes les générations. Car il est comme un bon poste de radio. Il se règle facilement sur la bonne fréquence et il capte bien les ondes du moment. Parfois même il est en avance sur son temps. Et puis il a une capacité de transmission d’une précision imparable.

—Oksana SavtchenkoPublié le 13 février

La tolérance de l’écrivainPromenade dans les rues de Kharkiv avec un auteur qui refuse la violence.

ai jamais fait et je ne veux pas en faire, je n’ai jamais été tenté par la manipulation de l’opinion. Par contre, cela a toujours été important pour moi d’être au contact de ceux qui me comprennent et que je comprends.Et que devra faire ce “nous” si la situa-tion tourne au vinaigre ?C’est une question difficile. Une question de responsabilité. Je ne me sens pas prêt, par exemple, à en appeler aux armes. Non pas que j’aie peur de prendre cette respon-sabilité, mais je ne crois vraiment pas que ce soit la bonne décision. Si le pire devait arriver, j’essaierai certainement de rester là où je vis, dans cette ville qui est la mienne. Parce que ce serait indigne d’avoir peur, indigne de se détourner de ce en quoi je crois, et indigne de s’en remettre à autrui au lieu de décider pour soi. Je parle avec trop d’emphase. C’est un style dans l’air du temps. Nous parlons comme si nous prononcions nos dernières paroles. Je crois pourtant que tout va bien se passer.—Propos recueillis par Linor Goralik

Publié le 6 mars

* Référence aux partisans nationalistes ukrainiens de Stepan Bandera, qui se sont battus contre les nazis puis contre l’Armée rouge de 1942 à 1950. L’historiographie russe les présente comme des collaborateurs et des fascistes.

l’édifice a été pris d’assaut par des participants à un meeting prorusse. Pour avoir refusé de se mettre à genoux devant les assaillants, Jadan a été sauvagement battu. C’est sur cette agression qu’il revient dans l’interview que nous vous proposons ci-contre.

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A lire également : deux extraits en français d’œuvres de S. Jadan, traduits de l’ukrainien par Iryna Dmytryshyn.

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tendances.

Vous reprendrez bien un peu de tuyu tuyu ?Sur les hauteurs de La Paz, Kamilla Seidler a ouvert voilà un an Gustu, un restaurant qui conjugue haute cuisine, saveurs boliviennes et engagement social. L’adresse est déjà connue des fanas de gastronomie.

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—El País (extraits) Madrid

On trouve dans la forêt bolivienne des larves que beaucoup tiennent pour un délice. Lorsqu’un palmier

meurt, le festin des tuyu tuyu, des insectes qui se nourrissent des troncs, commence. C’est le meilleur moment pour les attra-per. “Nous allons dans la jungle, nous ten-dons l’oreille et si nous percevons que ça bouge à l’intérieur de l’arbre tombé, nous l’ouvrons à la machette et nous ramassons les larves avec beaucoup de précautions”, explique Kamilla Seidler.

Il y a un peu plus d’un  an, cette Danoise, chef cuisinière de 30 ans, est arrivée à La Paz avec une mission : créer un espace gastronomique authentique. Pour ce faire, elle a pu compter sur l’aide de Michelangelo Cestari, 30 ans, qui la seconde aux fourneaux, et le soutien moral et financier de Claus Meyer, l’un des chefs du Noma, à Copenhague [classé meilleure table du monde par le magazine britan-nique Restaurant en 2010, 2011 et 2012]. “Notre seul impératif était de comprendre l’endroit où nous allions, de comprendre la terre”, raconte Michelangelo. Une règle appliquée à la lettre : “Les Européens n’ai-ment pas manger des larves, mais ici elles font partie des habitudes alimentaires. Nous

devions essayer de faire quelque chose avec”, poursuit-il.

Mais au Gustu, on ne fait pas que manger. “Sans vouloir paraître prétentieux, nous étions décidés à faire quelque chose qui ait plus de sens, précise Kamilla. Comme tra-vailler avec des jeunes qui n’avaient pas la possibilité de toucher à la grande cuisine.” Ils ont donc choisi le quartier de Calacoto comme centre d’opérations, et certains des enfants de leurs voisins sont devenus leurs commis. Aujourd’hui, 26 garçons et filles apprennent l’art de la cuisine. L’un d’eux, le pâtissier, était un garçon difficile qui avait grandi dans un orphelinat. “Maintenant, il fait le pain comme personne et il est devenu un exemple de ce capital humain qui nous a donné tant de force”, poursuit la chef.

Deux jeunes femmes brunes et menues règnent sur les cuisines du Gustu. A contre-courant du machisme endémique dans ce pays, ce sont elles qui dirigent la brigade. “Leurs yeux brillent quand elles regardent Kamilla”, dit Michelangelo. La chef danoise est pour elles un symbole très fort, un modèle. En plus de donner des ordres, Kamilla récure chaque soir ses casseroles à fond. Cela non plus ne cadre pas avec l’imaginaire local. Michelangelo se sou-vient des premiers jours du restaurant, inauguré le 4 avril 2013 : “Au début, les gens

nous voyaient comme des chefs absolus. Le sentiment de classe est très fort ici et ils ne comprenaient pas que Kamilla participe au nettoyage. La voir manier le tampon à récu-rer les a beaucoup marqués.”

“Le restaurant n’est que la partie visible d’une série de projets qui visent à créer un modèle d’interaction avec la société”, insistent Kamilla et Michelangelo. Leur entreprise, qu’ils ont baptisée Melting-Pot Bolivia, est fondée sur l’alliance de la tradition et des ingrédients locaux avec le savoir-faire nordique.

“Quand des inconnus proposent quelque chose de différent, les Boliviens pensent que ce sont des profiteurs qui ne pensent qu’à gagner de l’argent avant de ficher le camp”, reconnaît Michelangelo. S’inscrire dans la tradition, soutenir les travailleurs locaux et cuisiner avec des produits 100 % boliviens, comme la viande de lama et les larves d’insectes, n’a pas dissipé toute méfiance. “Il a fallu du temps pour que les habitants du quartier entrent dans le restaurant”, se souviennent les chefs. Cette hésitation n’avait rien à voir avec le prix : outre le menu dégusta-tion (autour de 100 euros), l’établissement propose des plats économiques aux alen-tours de 8 euros.

Un jour, à l’heure du déjeuner, un Américain a poussé la porte. Il s’est assis et a sorti un papier froissé de sa veste. “Je suis venu manger dans le restaurant que cer-tains décrivent comme le meilleur du monde. Prouvez-le moi !” a-t-il lancé en anglais en montrant un article découpé dans le célèbre magazine Food and Wine. “Nous avons été très surpris par l’accueil qu’a reçu l’établisse-ment, commente Kamilla. Certains clients, les plus fanas, viennent deux jours à La Paz pour déjeuner, dîner, redéjeuner et redîner chez nous avant de s’en aller. Un résultat qu’on n’obtient généralement qu’après une décen-nie de travail. Nous, nous sommes ouverts depuis seulement un an !” s’émerveille la Danoise, en écarquillant ses yeux verts.

—Pablo LeónPublié le 5 mars

Un design à croquerÉTATS-UNIS — Deux designers de San Francisco font entrer la critique culinaire dans une nouvelle dimension en allant dénicher “des enseignements qui en valent la peine dans les hamburgers”, révèle le Smithsonian Magazine. Leurs réflexions philosophico-culinaires sont publiées sur leur blog, The Message is Medium Rare (“Le message est cuit à point”, référence à la phrase culte “The message is the medium”, “Le message c’est le médium”, du philosophe Marshall McLuhan). “Chaque critique commence par une magnifique et/ou brutalement honnête photographie en haute résolution d’un hamburger, suivie par une évaluation de l’expérience gustative, et se clôt sur une leçon de design”, détaille le magazine culturel américain. Le blog connaît un certain succès, et les dissertations de ses auteurs sont désormais reprises à la fois par des magazines culinaires et par des sites de design.

En direct du nidNORVÈGE — On savait les Norvégiens friands de “slow TV”, cette forme de récit télévisuel très lent, à l’opposé de la frénésie des médias sociaux. Après les succès engendrés par la retransmission en temps réel d’un feu de cheminée brûlant pendant huit heures ou encore d’une traversée de six jours en ferry, la chaîne publique norvégienne, la NRK, braque ses caméras sur trois abris pour oiseaux sauvages, durant trois mois et en direct. Au cours de sa première semaine de diffusion sur le site Internet de la chaîne, le Piip-show, “étrangement addictif”, d’après The Guardian, a accueilli “une sittelle, une pie, une mésange bleue, un bouvreuil et un écureuil roux qui passait par là”. “On ne peut absolument rien faire pour que [les animaux] agissent comme nous le souhaiterions, assure le créateur du programme, Magne Klann. C’est en grande partie ce qui captive les téléspectateurs.” Même la princesse Mette-Marit de Norvège se déclare fan de l’émission.

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A méditer cette semaine : Quelle personne serais-tu si tu étais le contraire de ce que tu es ?

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Lumière vitaminéeCaleb Charland a une manière bien à lui d’éclairer les prises de vue de ses natures mortes : il se sert de l’énergie produite par l’aliment lui-même, “utilisant le procédé appris par tous

en classe de biologie qui consiste à transformer les fruits ou les légumes en piles électriques”, relève le magazine américain Modern Farmer. L’artiste relie ses oranges, pommes ou citrons verts (toujours des produits de saison) à des lampes basse consommation via des fi ls et des clous, puis les photographie de nuit avec une longue durée d’exposition.

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MEXIQUE — Avec 15 000 téléchargements en trois jours,

Los Vengadores Civiles (Les ven-geurs en civil) fait un carton

parmi les jeux vidéo pour mobiles au Mexique. Le jeu permet aux “gens normaux, comme un étudiant, une femme de ménage ou un vendeur de tacos, de devenir des héros en aff rontant les membres de la délinquance organisée”, relate El Economista. D’après Jorge Suárez, le directeur de la société qui a

lancé le jeu en début d’année, “la fi ction a devancé la réalité”. Des milices d’autodéfense se sont en

eff et formées fi n janvier pour lutter contre les narcotrafi quants dans l’Etat du

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—La Repubblica Rome

Nous sommes le 12 octobre. L’année 1926 touche à sa fin. La condamnation à cinq ans, sept mois et quinze jours de réclu-

sion est prononcée par le tribunal de Turin. Du prévenu, Edgar Arthur Laplante, on sait bien peu de choses. Il est mieux connu sous le nom de White Elk (Cerf blanc) ou de Tewanna Ray, pré-tendu prince peau-rouge. Outre sa condamnation pour escroquerie aux dépens de la comtesse autri-chienne Melania Khevenhüller, à laquelle il a sou-tiré 1 million de lires, la seule certitude, c’est qu’il arrive d’outre-Atlantique. Il est né en 1888 dans le Rhode Island, aux Etats-Unis, d’un père maçon canadien et d’une mère indienne. Tout le reste, à commencer par son sang princier de la tribu des Tuscarora, appartient au domaine des conjec-tures. La chute, après l’ascension, est consommée.

Cerf blanc-Laplante a rempli les théâtres, les cinémas, les salons des hôtels de luxe de la moitié du globe avant de débarquer en Italie, en 1924. Il fréquente des aristocrates et des industriels. Des caciques fascistes succombent à leur tour au charme sauvage de l’homme venu de l’Ouest : il est nommé membre honoraire du parti. D’un abord plaisant, il s’improvise mécène, probablement avec l’argent d’autrui, et se proclame représentant des intérêts des Iroquois. A dater de ce 12 octobre 1926, Cerf blanc va pourtant croupir entre les quatre murs d’une cellule des prisons Nuove de Turin.

Ernesto Ferrero a déjà raconté l’histoire aven-tureuse et légendaire d’Edgar Arthur Laplante dans son roman L’Anno dell’Indiano [L’année de l’Indien, 2001, inédit en français], qui revit aujourd’hui sous la caméra du réalisateur Beppe Leonetti dans un documentaire, Chief White Elk, après le classement de ses papiers entrepris par le musée Cesare Lombroso de Turin. C’est dans cette institution que sont conservés les objets person-nels de White Elk. Comme le costume de peau-rouge acheté par Edgar aux Galeries Lafayette, à Paris. Ou ses albums photo, quelques dessins

et les nombreuses lettres que des gens de toute extraction, des dames de la haute société aux femmes du peuple, des fascistes aux officiers de l’armée, des enfants aux mutilés de guerre, lui ont écrites. Bien souvent pour demander de l’argent.

Les documents sont conservés dans l’établisse-ment turinois parce que le Pr Mario Carrara, lui-même un temps à la tête du musée, a été chargé de rédiger l’expertise psychiatrique de Cerf blanc lors du procès. L’opinion de Carrara, l’un des rares professeurs italiens à refuser de jurer fidélité au régime fasciste, est venue confirmer ce qu’avaient établi ses confrères de Suisse, pays où White Elk avait été arrêté et condamné à un an de prison en 1925, avant d’être extradé vers l’Italie. Le prétendu prince peau-rouge était, selon les médecins, “un menteur pathologique à la personnalité d’histrion”.

Le Duce pas dupe. Qu’il ait été ou non un men-teur invétéré, Laplante avait émigré en Europe à la tête d’une compagnie théâtrale que la Paramount avait engagée pour promouvoir le film La Caravane vers l’Ouest. La tournée sur le Vieux Continent se transforme en marche triomphale. Edgar séjourne à Bruxelles, Londres, Paris. Les journaux le décri-vent comme l’ami de Rudolph Valentino, avec lequel il aurait tourné des films, et du prince de Galles. Il se fait même passer pour un blessé de la Grande Guerre, bien que les archives mili-taires des Etats-Unis n’en gardent aucune trace. C’est à Nice, sur la Côte d’Azur, qu’il rencontre les comtesses Antonia et Melania Khevenhüller, qui s’entichent de lui. Un tournant qui va mar-quer son existence.

En 1924, Cerf blanc arrive en Italie. Il suit les comtesses à Trieste, puis se rend à Rome, à Florence, sur la Riviera génoise, où il est accueilli chaque fois par des foules enthousiastes. Les fas-cistes le considèrent comme un des leurs. Edgar se plie au jeu. Il distribue de l’argent aux orphe-lins, aux femmes jeunes ou vieilles, aux pauvres, aux mutilés de guerre, aux associations sportives et militaires. En six mois à peu près, d’après les conclusions du procès de Turin, les Khevenhüller voient leurs comptes soulagés de 1 million de lires. Laplante, insouciant, se fait photographier en compagnie des Chemises noires, faisant le salut

romain, visitant les grandes usines. A la manufac-ture de porcelaine Richard Ginori de Florence, il reçoit même en cadeau un buste à son effigie. Il sollicite une entrevue avec Mussolini, sans jamais l’obtenir. Le Duce préfère taire les informations qu’il a reçues de l’étranger sur le compte de White Elk, qui démasquent l’escroc. Quand Melania et Antonia réclament leur argent, Edgar, pour les rassurer, s’empresse de s’inventer un patrimoine de famille qu’il doit récupérer par l’intermédiaire du prince de Galles.

Naturellement, rien de tout cela n’est vrai. Arrivé à Turin au cours de l’hiver 1924 pour faire soigner sa syphilis à l’hôpital San Vito, sans un sou et mis au pied du mur par les comtesses, Edgar décide de changer d’air. Il rejoint la Suisse. C’est le début de la fin. Extradé en Italie, il est conduit à Turin, où il a été dénoncé, afin d’y être jugé. Un chro-niqueur de La Stampa, le 13 octobre 1926, a cette conclusion : Laplante est “venu chercher l’Amérique en Italie”. A sa libération, il retourne aux Etats-Unis. Il meurt en Arizona en 1944, abandonné des hommes et du grand manitou.

—Massimo NovelliPublié le 16 mars

histoire.

White Elk, l’imposteur qui fascina

les fascistes1924-1926 Italie

Il y a quatre-vingt-dix ans, un chef indien devint la coqueluche du régime de Mussolini.

Mais en réalité il n’était ni chef, ni indien.

↗ Edgar Arthur Laplante entouré de Chemises noires.Photo Musée Lombroso de Turin.

ESCROCS EN SÉRIEAu lendemain de la Première Guerre mondiale, plusieurs prétendus héritiers royaux sillonnent l’Europe. La plus célèbre est Anna Anderson, qui affirme être la grande duchesse russe Anastasia, fille du tsar Nicolas II. Au Danemark, Michelle Anches tente, elle, en 1925, de se faire passer pour sa sœur Tatiana, tandis qu’en Pologne un certain Eugène Ivanoff dit être le tsarévitch. Harry Domela mène grand train sous la république allemande de Weimar en se présentant comme un prince de Lettonie, et Maria Pia Laredo, une Brésilienne, soutient dans les années 1930 qu’elle est la fille illégitime du roi Charles du Portugal, assassiné en 1908.

En savoir plus

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Game of Th ronesComment la série a conquis le monde

NUMÉRO SPÉCIAL— DÉCRYPTAGE D’UN PHÉNOMÈNE PLANÉTAIRE

en partenariat avec

La presse étrangère analyse les raisons du succès de la saga

de George R. R. Martin

Supplément du n° 1221 du 27 mars 2014courrierinternational.comNe peut être vendu séparément

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2/ LES STARKDevise. L’hiver vient (Winter is coming).Histoire. Depuis des millénaires, une famille règne sur le Nord à Winterfell : les Stark. Ce sont les descendants des premiers hommes. Vertueux, réputé pour son sens de la justice, Ned Stark est un allié fi dèle du roi Baratheon, qui règne sur les Sept Couronnes après avoir renversé la dynastie targaryenne et son roi fou. Les Stark connaîtront des fortunes assez diverses. On les retrouve dans tous les moments clés de l’intrigue. A signaler dans la saison 3 de la série : l’épisode 9, déterminant pour la famille.

1/ LA GARDE DE NUITHistoire. La Garde de nuit est un ordre militaire millénaire, chargé de protéger la frontière nord du royaume des Sept Couronnes des incursions des peuples libres (les Sauvageons). Et de celle, peut-être plus terrible, des Autres, ces Marcheurs blancs qui résistent à toutes les armes classiques et qui furent à l’origine de la construction du Mur il y a 8 000 ans. La Garde de nuit occupe trois forteresses (la principale est Castle Black, “Château noir”) situées le long du Mur, une muraille de glace de plus de 200 mètres de haut. Dirigée par le lord commandant Jeor Mormont, elle compte deux recrues majeures au début de la saison 1, Jon Snow et Samwell Tarly.

3/ LES GREYJOYDevise. Nous ne semons pas !Histoire. L’archipel des îles de Fer est constitué de sept îles (riches en fer), au large de la côte ouest de Westeros. Ses habitants sont les Fers-nés. Il y a des années, Balon Greyjoy a perdu la bataille pour l’indépendance des îles de Fer, et avec elle deux de ses fi ls. Pour le punir, le roi Baratheon a contraint son dernier fi ls, Theon, à un exil forcé auprès des Stark, qui l’ont élevé. Neuf ans plus tard, Theon réapparaît pour demander à son père d’aider les Stark, qui le considèrent comme un frère. Son père ne l’entend pas ainsi. Mais la cruauté engendre la cruauté.

4/ LES LANNISTERDevise. Je rugis.Histoire. Longtemps ils ont régné sur le continent, jusqu’à ce que les Targaryens les chassent du trône. Si leur famille est la plus riche de Westeros, ils sont aussi de brillants stratèges. Après la mort du roi fou, ils reviennent en force à Port-Réal, la capitale, et se rapprochent du trône de fer. Cersei a épousé Baratheon, le nouveau roi. Bientôt, l’heure de son fi ls Joff rey sonnera. Comme les Stark, les Lannister sont de toutes les saisons. S’ils sont de prime abord détestables, leurs personnages évoluent, gagnent en humanité. Mention spéciale à Jaime, après sa rencontre avec Brienne de Torth (saison 3), et à Tyrion, pour l’ensemble de son œuvre.

5/ TERRES DE LA COURONNEHistoire. Après avoir renversé le roi fou avec l’aide de Ned Stark, son fi dèle ami, Robert Baratheon s’est installé sur le trône de fer, qui unifi e les Sept Couronnes, à Port-Réal. Si son règne a coïncidé avec une relative prospérité, après dix-sept ans, le roi, marié à Cersei Lannister, qui le déteste, apparaît usé, et les caisses du royaume sont vides. Il pense plus à boire qu’à gouverner. Malheur à lui.

6/ LES BARATHEONDevise. Nôtre est la fureur.Histoire. Au sud de Port-Réal, la famille Baratheon règne sur les terres de l’Orage. C’est après le rapt de sa fi ancée, Lyanna Stark, par Rhaegar Targaryen, que Robert Baratheon a sonné la révolte contre la dynastie targaryenne. Le roi Robert a deux frères que tout oppose dans la vie, Renly et Stannis. Si tous deux font partie du Petit Conseil, qui gouverne pour le roi, Renly mène une vie de débauche, alors que l’austère Stannis va passer sous la coupe de Mélisandre, la prêtresse rouge.

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III

Un suspense mondial

D epuis que la chaîne américaine HBO l’a adaptée pour le petit

écran, l’œuvre de George R. R. Martin est devenue un phénomène culturel mondial, en termes d’audience, d’analyses, de téléchargements illégaux et autres détournements. La série (en français Le Trône de fer) sert de métaphore pour commenter ici la donne politique, là le jeu diplomatique. Le magazine Esquire observe la présidence de Barack Obama à l’aune des intrigues de Westeros (voir photo en couverture), les politiques du monde entier en parlent, les fans se déchaînent, un village britannique demande à être rebaptisé… du nom de la capitale des sept royaumes, Kings Landing, et les linguistes s’y mettent aussi.C’est cet engouement planétaire que Courrier international a choisi de décrypter à partir d’articles sélectionnés dans la presse mondiale depuis la sortie de la série, en 2011. En lançant un site dédié à Games of Thrones (courrierinternational.com)dès le 17 février, alimenté régulièrement à partir d’articles, vidéos, cartes… repérés dans la presse internationale mais aussi dans la communauté des fans, et en publiant ce supplément. L’an dernier, le magazine The Atlantic avait consacré une table ronde à chaque épisode de la saison 3. Aujourd’hui, à la veille de la diff usion de la saison 4, encore inédite (le 6 avril sur HBO aux Etats-Unis, le 7 avril sur Orange Cinéma Séries, ou OCS, en France), des millions de fans sont sur le qui-vive, et le buzz va grandissant. Pourquoi tant d’attentions et de commentaires ? Réponse dans ce numéro.

SOMMAIRE

Le phénomène................IV Stratégie et pouvoir......VI Histoire....................VIII L’auteur........................X Voyages......................XII La communauté..............XIV

7/ LES TARGARYENSDevise. Feu et sang.Histoire. Exilés après la mort de leur père, renversé par Robert Baratheon, Daenerys et Viserys ont vécu dans plusieurs villes libres d’Essos, le continent oriental. Ils sont les derniers descendants des Targaryens. Tyrannisée par son frère, Daenerys est contrainte d’épouser un seigneur dothraki, Khal Drogo, réputé pour sa barbarie. Elle fi nit par en tomber éperdument amoureuse. Ce mariage va changer son destin. Elle reprend le fl ambeau pour reconquérir le trône de fer. Et démontre au passage tout son art de la stratégie, grâce au renfort, il est vrai, de trois créatures de feu.

8/ LES DOTHRAKISHistoire. C’est sur la terre hostile et aride de la mer Dothrak que règne Khal Drogo, qui mène le peuple des chevaux. Les Dothrakis sont des guerriers nomades, réputés pour leur courage et leurs pillages. Sa rencontre avec Daenerys Targaryen va bouleverser Khal Drogo et, partant, la vie de son peuple.

Game of Th rones : géopolitique du pouvoirPour qui n’aurait pas lu les romans ni vu la série, portrait des principaux héros de la saga.

Prologue

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GAME OF THRONESIV. Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014

une œuvre grand public nous est off erte ici : on ne sait vraiment pas ce qui va se passer ensuite. C’est selon moi la première raison de l’immense succès et de la popularité de Game of Thrones.

La deuxième grande raison est sans doute aussi liée au thème de l’instabilité. Elle a quelque chose à voir avec la magie. La magie semble être ce qui rebute les non-lecteurs de fantasy. Les gens de Westeros sont d’accord avec eux. Eux non plus ne croient pas à la magie. Oui, il y a eu jadis des dragons, et on conserve leurs crânes comme des reliques. Mais les dragons sont devenus de plus en plus petits au fi l du temps et ils ont fi ni par disparaître. La magie a quitté le monde avec eux.

Le lecteur, cependant, sait qu’il en va tout autre-ment. Dans la première scène de la saga, trois soldats de la garde royale rencontrent des “mar-cheurs blancs”, sorte de zombies terrifi ants, et connaissent une fi n horrible. On sait aussi que les dragons vont revenir dans le monde grâce au coup de théâtre qui clôt la première saison.

Une métaphore économique Sur Westeros, les saisons ne durent pas des mois mais des années, et leur longueur n’est pas pré-visible. Au début de Game of Thrones, on vit en été depuis des années : les plus jeunes n’ont pas connu autre chose. La matriarche du clan Stark, Catelyn, a donné aux jeunes nobles insouciants qui ont grandi dans cet environnement le surnom mordant de “chevaliers de l’été”. Mais l’inquié-tante devise des Stark est là pour le rappeler�: “l’hiver vient”. Or l’hiver, toujours très diffi cile, peut durer non quelques années, mais une décen-nie ou plus. C’est une force de la nature incom-mensurable, qui recouvre tout et détermine le sort de chacun.

Le thème du changement climatique est évi-dent pour le public contemporain, mais il y a ici à l’œuvre, en fi ligrane, quelque chose de plus subtil : une métaphore économique, un autre type de climat diffi cile. Westeros est à l’image de notre propre monde, où des temps diffi ciles sont venus, des temps où personne ne se sent à l’abri et ne sait jusqu’à quand le gel va durer. Certes, notre gel à nous est de nature économique. Il n’empêche. Assemblez le tout, et même un ennemi de la fan-tasy commencera à ressentir l’attrait de cette

L’histoire progresse en passant d’une personne à une autre, à travers le vaste territoire de Westeros et au-delà. Le point de vue est tour à tour celui de personnages pléthoriques qui, pour la plupart d’entre eux, la plupart du temps, craignent pour leur vie. Cette version imaginaire de la guerre des Deux-Roses dépeint un monde instable, dange-reux, sanglant, saturé de rivalités politiques, où personne n’est en sécurité. Dans cet univers, la violence ne prend pas la forme d’un combat tol-kiénien à l’épée entre des guerriers et des Orques, mais d’une longue liste d’assassinats d’innocents, d’empoisonnements et de viols. Ce n’est pas un monde où quiconque sain d’esprit souhaiterait vivre. Ce sentiment d’insécurité et d’instabilité est au cœur de toute l’œuvre.

Je joue un peu les dealers pour cette saga, en fourguant des recommandations et parfois des coff rets de la série à des amis. Je leur dis de vaincre leur résistance, au moins jusqu’à la fi n du premier épisode. Il n’en faut généralement pas plus. Une fois qu’ils ont goûté au produit, je suis mes nou-veaux clients pour leur demander où ils en sont.

Ils sont tous devenus accros et tous mentionnent le moment où ils ont basculé : la fi n du premier épisode. Robert Baratheon est allé dans le Nord rendre visite à son vieil ami Eddard Stark pour lui demander de venir à la capitale, King’s Landing, située dans le Sud, et devenir la Main du Roi, c’est-à-dire l’administrateur du royaume. Il est accompagné de sa femme, Cersei, une ravissante et impitoyable Lannister, et du frère jumeau de celle-ci, Jaime. Ces jumeaux sont beaux et blonds.

Le roi et son entourage prennent leurs quartiers à Winterfell, demeure ancestrale des Stark. On voit leur vie quotidienne en partie à travers les yeux de Bran Stark, un garçon de 8 ans sympathique et plein de vie, le quatrième enfant d’Eddard. Bran passe son temps à escalader les hautes murailles du château de Winterfell. Un jour, il entend des voix d’adultes sortir d’une fenêtre, grimpe pour voir ce qu’il se passe et découvre Jaime et Cersei en train de se livrer avec ardeur au “jumeste”, pour utiliser un néologisme populaire auprès des fans [en anglais twincest, de twins, “jumeaux”, et incest, “inceste”]. Le couple le surprend et Jaime attrape Bran. Les jumeaux se regardent. “Qu’est-ce que je ne ferais pas par amour…”, dit Jaime. Et il pousse l’enfant dans le vide.

C’est sur cette scène renversante que s’achève le premier épisode de la série télévisée, et c’est à cet instant que les gens se rendent compte qu’ils sont accros. On est dans un monde où personne n’est en sécurité. Jamais. “Quand on joue au jeu des trônes, soit on gagne, soit on meurt”, dira Cersei à Eddard Stark. Une chose extrêmement rare dans

—London Review of Books (extraits)Londres

Pour des raisons que je n’ai vu expliquer nulle part, il semble qu’il existe un fossé infranchissable entre le public de la science-

fi ction et de la fantasy et le reste du lectorat. Des gens qui n’ont pas l’habitude de lire des thrillers, des ouvrages d’histoire militaire ou de vulgarisa-tion scientifi que peuvent très bien avoir un jour envie de lire Les Apparences, La Chute de Berlin ou Bad Pharma. Mais ceux qui n’ont pas l’habitude de lire de la fantasy n’en lisent jamais, point barre.

Cela n’empêche pas certains de ces livres de tou-cher un vaste lectorat. Il s’agit cependant presque toujours d’œuvres qui mélangent plusieurs genres et sont cataloguées comme des fi ctions “pour ado-lescents” ou “pour jeunes adultes”. Harry Potter, Hunger Games et Twilight appartiennent à cette catégorie. Une fois que les gens s’autorisent à lire des romans de ce type – le succès valant autori-sation –, ils sont vite des millions à les dévorer. On peut en tirer la conclusion que ce qui dissuade ses lecteurs potentiels n’est pas la fantasy en soi, mais plutôt l’idée qu’ils s’en font.

Personne n’est en sécuritéJusqu’à récemment, George R. R. Martin était coincé du mauvais côté de ce fossé. Il était depuis plusieurs décennies un auteur de fantasy proli-fi que et, chose inhabituelle, avait plusieurs séries sur le feu. S’il s’est fi nalement fait connaître du grand public, c’est grâce à l’immense succès du feuilleton de la chaîne de télévision américaine HBO, Game of Thrones, qui tire son titre du pre-mier tome de sa saga A Song of Ice and Fire [Le Trône de fer, éd. Flammarion].

Martin a expliqué que son intention était de créer un monde imaginaire avec l’atmosphère de la guerre des Deux-Roses : une poignée de familles de l’aristocratie se disputent le pouvoir au royaume de Westeros, une île dotée d’un Nord froid et d’un Sud chaud, avec des barbares féroces de l’autre côté de la mer, à l’Est. Ces familles sont liées par des mariages et des alliances mais conservent des mentalités très diff érentes. Les Stark, le clan au cœur de l’histoire, sont les héros : ce sont des gens du Nord, des gens durs, habi-tués à une vie rude et attachés à l’honneur. Les Lannister, ennemis des Stark, sont tout leur contraire : des gens du Sud, riches, sans pitié ni morale, à peine capables de dissimuler leur désir de monter sur le trône. Ledit trône est occupé au début de la saga par Robert Baratheon, un mala-bar qui a déposé le précédent roi, dix-sept ans auparavant, avec l’aide des Stark.

L’œuvre qui fait exploser les frontières de la fantasy

George R. R. Martin, l’auteur américain, a réussi à toucher un vaste public, bien au-delà des amateurs habituels du genre. Sa recette : intégrer

des angoisses contemporaines à son univers fantastico-épique.

Le phénomène.

Les chiff res

5,9millions : le nombre de téléchargements illégaux (repérés) du dernier épisode de la saison 3. La série a été nommée deux années de suite (en 2012 et 2013) “série la plus piratée au monde”.

—100 George R. R. Martin, l’auteur de la saga, faisait partie des cent personnalités les plus infl uentes de l’année 2011 choisies par le magazine Time.

—2,22 millions téléspectateurs aux Etats-Unis lors de la diff usion du premier épisode de la saison 1.

A la une

C’EST REPARTI !A quelques jours de la diff usion de la quatrième saison (le 6 avril aux Etats-Unis), Vanity Fair consacre son numéro à Game of Thrones, “le spectacle le plus grand, le plus méchant et le plus sanglant de l’histoire de la télévision”. Le magazine américain a recueilli les confi dences des scénaristes de la série, David Benioff et Daniel B. Weiss, les seuls au monde, avec George R.�R. Martin, à connaître la fi n de l’histoire.

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GAME OF THRONES.Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014 V

↙ Les fi gures et les univers de Game of Thrones vus par les artistes Miriam Migliazzi et Mart Klein (dainz.net).Ici Daenerys, Brienne, Jaime et Jon Snow.

Le buzzGAME OF CLONESConsacrée “série la plus piratée de tous les temps” par le site TorrentFreak, Game of Thrones remporte tous les suff rages en matière de téléchargement illégal depuis 2012. Bien conscients de ce piratage de masse, les dirigeants de HBO (qui produit et diff use la série) sont proches de s’en réjouir : ainsi, le PDG de Time Warner a déclaré que le téléchargement illégal était “plus effi cace qu’un Emmy” pour faire connaître la série. George R. R. Martin, auteur de la saga, a admis, sur le site d’informations The Verge début 2013, que, “bizarrement, le piratage est un compliment”. Le téléchargement illégal a pris une telle ampleur en Australie que l’ambassadeur des Etats-Unis à Canberra, Jeff rey Bleich, a exhorté les Australiens à “arrêter

le Game of Clones” dans The Sydney Morning Herald, arguant que, “si les quatre millions de téléspectateurs légaux avaient téléchargé la série, il n’y aurait jamais eu de saison 3”.

LES ROIS DE LA COMLe succès mondial de la série vient bien sûr de sa qualité, mais aussi des brillants coups marketing de HBO pour lancer chaque saison. La première avait ainsi vu déferler les imitations du trône de fer dans toutes les grandes villes américaines ou encore des food trucks avec des menus spéciaux Game of Thrones, contenant des aliments venus des diff érentes régions de Westeros. Les producteurs ont ensuite envisagé les choses en grand, déposant le squelette géant d’un dragon sur une plage du comté de Dorset, en

Angleterre, sans prévenir personne. Eff et garanti avant le début de la troisième saison. Une ombre de dragon avait aussi envahi les pages du New York Times et quelques façades d’immeubles à Los Angeles. Pour la saison 4, dont la diff usion commence en avril, la ville de Kings Langley, dans le nord de l’Angleterre, est devenue King’s Landing le temps d’une semaine en février, du nom de la capitale de Westeros. La production a aussi lancé son propre album de rap, intitulé Catch the Throne. Enfi n, un faux mur de glace a été installé à Londres. Et tout ce marketing rapporte. HBO a réussi à commercialiser de la bière, des montres de luxe (10 000 dollars pièce, soit 7 200 euros) ou encore un trône de fer grandeur nature (à 30 000 dollars tout de même)…

129pays diff usent Game of Thrones à la télévision.

—146 nouveau-nés ont été baptisés Khaleesi aux Etats-Unis en 2012, soit une hausse de 450 % en un an. Khaleesi (“reine”, en dothraki) est le titre que porte Daenerys, un personnage phare.

—5,4 millions de téléspectateurs aux Etats-Unis lors de la diff usion du dernier épisode de la saison 3.

—49 récompenses glanées par la série en trois ans.

Sources : HBO, TorrentFreak, “Salon”.

histoire, où le climat est de plus en plus rude et où personne ne sait quand le beau temps reviendra.

Il y a autre chose à dire sur l’instabilité et l’im-prévisibilité. C’est la question du temps qu’il va fal-loir à Martin pour fi nir sa saga. Après être devenu accro au bout de la première saison à la télévi-sion et avant de lire la saga, j’ai fait ce que je fais rarement : j’ai cherché les critiques concernant George R. R. Martin sur Amazon pour voir où il en était et quand il comptait terminer.

La tonalité des commentaires sur Martin postés sur Amazon est bizarre, même selon les critères “amazoniens”. Tout le monde adore ses livres, qui recueillent les notes maximales par cen-taines, mais ce n’est pas ce qu’on trouvera en premier lorsqu’on tape son nom. On est en eff et accueilli par des dizaines de messages portant des titres tels que “N’achetez aucun produit de George R. R. Martin”, ou “Ne lisez pas ce livre”, ou encore “Avertissement : à éviter !”.

L’hiver ne vient pas : il est làLe courroux des fans est dû au fait que Martin n’est pas près de fi nir sa saga. Cela peut paraître un peu sévère, puisqu’il a déjà écrit des milliers de pages. En fait, ce que disent les fans, c’est qu’il a ralenti le rythme. A Game of Thrones est sorti en août 1996, et A Clash of Kings vingt-sept mois plus tard. A Storm of Swords a paru vingt et un mois après, mais, depuis, l’écart entre les tomes n’a cessé de se creuser : il a fallu attendre cinq ans pour lire A Feast for Crows et six ans de plus pour A Dance with Dragons.

Une demi-décennie entre deux volumes d’une œuvre conçue et publiée comme une série, c’est long. A ce rythme, même si ce cycle n’est pas allongé, il ne sera pas terminé avant 2020.

Voilà donc le dernier motif d’angoisse dans l’univers de Westeros. Une partie du piquant de l’histoire tient au fait que nous, les lecteurs, ne voulons pas qu’elle se termine, mais en même temps nous voulons en connaître la fi n. L’hiver ne vient pas : il est déjà là. Et l’une des choses que nous aimons tous en hiver, c’est avoir la cer-titude que, même si nous ne pouvons pas encore l’entrevoir ou la pressentir, il aura une fi n.

— John LanchesterPublié le 7 avril 2013

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GAME OF THRONESVI. Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014

Déterminer ce qui constitue un Etat souve-rain est une question centrale dans Le Trône de fer, car plusieurs seigneurs luttent pour être officiellement reconnus. Dans le premier livre, la mort de Robert Baratheon, roi de Westeros, provoque l’effondrement de l’autorité qui avait uni sept royaumes distincts. Il est remplacé par son héritier présomptif, Joffrey, guidé par la veuve de Robert, Cersei Lannister, qui n’est pas sans rappeler Lady Macbeth. Toutefois, la légiti-mité de Joffrey entraîne de violents conflits. Les deux frères de Robert – Renly, sympathique mais incompétent, et Stannis, fou rigide – s’emparent de fragments de Westeros pour tenter de reven-diquer le trône. Les suzerains du Nord déclarent leur allégeance au fils du défunt Premier ministre de Robert, Robb Stark, qui tente de s’affranchir de Joffrey. Quant aux Greyjoy, vikings marau-deurs qui règnent sur un petit archipel, ils lancent aussi un violent coup de force.

L’essentiel de l’action est motivé par les succès et les échecs de ces dirigeants, qui tentent de rassembler assez d’alliés pour dominer le pays. Au départ, Renly gagne de nombreux fidèles en persuadant les suzerains que les peuples l’aime-ront plus que son frère, mais il passe tellement de temps à courtiser ses alliés qu’il ne parvient pas à mobiliser suffisamment : il est le parfait stéréotype d’un dirigeant européen qui a trop de relations et manque de préparation. Stannis fait fuir tous les membres potentiels d’une coa-lition par sa rigidité, mais il s’avère un dirigeant plus décidé, qui obtient un soutien en prenant la défense de communautés attaquées par des forces étrangères : plus belligérant que Rick Perry [gou-verneur du Texas, candidat malheureux à la pré-sidentielle américaine de 2012], il est soutenu par le pouvoir d’une magicienne. Les Greyjoy tentent d’asservir une partie de Westeros par la force brute plutôt que de négocier des traités ou de défendre le royaume, et ils ne parviennent pas à préserver leurs conquêtes, démontrant que gouverner est bien plus difficile que faire la guerre.

Des tactiques brutalesJusqu’à présent, aucune de ces méthodes ne s’est soldée par un succès incontestable. Néanmoins, les romans montrent bien que la force l’emporte sur l’intégrité et que l’idéalisme peut être anéanti par la cruauté du champ de bataille. Les Lannister conti-nuent de repousser avec succès ceux qui veulent s’emparer du trône en associant la façade d’une monarchie héréditaire à une approche incroyable-ment machiavélienne de la consolidation du pou-voir : ils torturent leurs rivaux et ignorent leurs créanciers. Le pouvoir des Lannister est si ferme-ment ancré que même ceux qui espèrent établir un régime plus juste sont contraints d’employer des tactiques brutales.

Les luttes intestines entre les “rois” de Westeros – Joffrey, Renly, Stannis, Robb Stark et les Greyjoy�– nous font oublier la frontière qui représente un vrai danger : dans le Nord, un gigantesque mur marque la fin de l’autorité royale et le début d’un territoire magique et insoumis, habité par des hommes sauvages, des géants, des mammouths et par les Autres, êtres surnaturels qui transfor-ment les humains en morts-vivants. Pendant que les hommes qui veulent régner sur Westeros s’affrontent, tous sauf Stannis négligent cette frontière cruciale : un groupe de Sauvageons traverse le mur et, après une bataille sanglante, ils acceptent pour la première fois de respecter les lois de Westeros.

Un vrai manuel

de politique étrangère

Pragmatisme, échanges commerciaux, diplomatie souterraine… la saga

donne des clés indispensables sur la manière de conserver le pouvoir.

—Foreign Policy Washington (extraits)

En 1996, George R. R. Martin a publié le premier volume de son épique saga : Le Trône de fer. L’histoire commence par la

présentation d’un roi s’efforçant de maîtriser le pays dont il s’est emparé lors d’une rébellion et celle de l’homme qu’il a choisi pour l’épauler. En 2011, l’épopée est devenue une série éponyme dif-fusée sur HBO et nommée aux Emmy Awards. Le cinquième tome, classé parmi les best-sellers du New York Times, est sorti en juillet 2011 aux Etats-Unis sous le titre A Dance with Dragons [soit trois volumes en France : Le Bûcher d’un roi, Les Dragons de Meereen, Une danse avec les dragons].

L’histoire a évolué, et le sombre conte familial peuplés de reines et rois retors est devenu une épique saga géopolitique de grande envergure. Pour le lecteur intéressé par la politique étrangère, il y a de nombreuses leçons à tirer. Finalement, à part les dragons et les loups-garous, le monde de Westeros ressemble au nôtre. Les relations inter-nationales présentent à peu près les mêmes défis pour un président américain ou un suzerain, que la dette souveraine soit due au gouvernement chinois ou à une banque étrangère puissante et occulte qui emploie des tueurs à gages, que les partenaires commerciaux douteux soient des cartels pétroliers ou des esclavagistes, que les ennemis soient motivés par une interprétation fondamentaliste de l’islam ou par une prêtresse qui lit l’avenir dans les flammes sacrificielles.

Les romans reposent sur une philosophie extrê-mement sophistiquée des relations internatio-nales, qui met en cause l’efficacité de la morale politique dans un monde brûlé par les dragons et harcelé par les morts-vivants – et, pis, par des hommes et des femmes foncièrement diaboliques. La saga est loin d’être terminée, mais, d’après les livres parus, l’argument fondamental tient dans le pouvoir de convaincre. Celui qui veut garder la mainmise sur le trône ne doit pas oublier les questions supposées annexes comme le com-merce, la diplomatie et l’immigration.

→ Les figures et les univers de Game of Thrones vus par les artistes Miriam Migliazzi et Mart Klein (dainz.net).

Ici, Joffrey, Daenerys et Tyrion.

Stratégie.

C’est comme si la guerre contre la drogue menée au Mexique s’envenimait au point que le pays devienne invivable, conduisant les Etats-Unis à réinstaller un grand groupe de réfugiés mexicains quelque part dans l’Arizona. Une telle politique serait complexe à mettre en œuvre, et il en va de même à Westeros. Pourtant, comme le montre George R. R. Martin, l’attention que porte Stannis à la frontière est un point en sa faveur quant à sa capacité à défendre le royaume.

Dans sa saga, l’auteur établit un réseau diploma-tique complexe, et on finit par se rendre compte à quel point l’intrigue est déterminée par d’obs-cures stratégies négociées sous le manteau. Les livres suggèrent que la diplomatie non gouverne-mentale traditionnelle aurait des inconvénients, dont certains exemples pourraient être tirés des annales les plus folles des négociations avec la Corée du Nord sur le nucléaire, alors que d’autres sont purement imaginaires : lorsque Robb Stark est nommé roi de la région dissidente du Nord, sa mère part chercher Renly Baratheon, frère du défunt roi, pour tenter de négocier avec lui une indépendance pacifique. Toutefois, il est assas-siné avant que le moindre accord ne soit conclu.

Dans les romans, une grande partie de la diplo-matie est extrêmement confidentielle – cachée non seulement à la population de Westeros (qui n’a ni liberté de la presse ni groupes de défense des citoyens), mais aussi aux dirigeants, qui

Avertissement : ce qui suit contient d’importantes révélations sur la saga…!

A la une

REINE D’HOLLYWOODLe Wall Street Magazine met à l’honneur la “khaleesi” Emilia Clarke dans son édition de février en publiant un long portrait de l’actrice, “qui s’apprête à prendre d’assaut Hollywood”. Dans Game of Thrones, la Britannique de 26 ans joue le rôle de Daenerys Targaryen, une descendante de la famille royale expulsée du trône, qui entame un long périple pour le reconquérir. Avant d’incarner “le personnage le plus aimé de la série de HBO”, Emilia Clarke n’avait tourné que dans deux films à petit budget. Elle joue désormais au théâtre à Broadway et sera l’une des stars du prochain film Terminator.

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GAME OF THRONES.Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014 VII

↘ L’un des héros principaux : Eddard Stark, seigneur de Winterfell, l’âme du Nord. Photo HBO/Warner Home Video

laissent tacitement leurs espions travailler dans l’ombre. Varys, qui joue longtemps ce rôle [d’es-pion] auprès de Robert puis de son successeur, s’avère l’un des acteurs les plus puissants de la saga, car il sait obtenir des services via un com-plexe réseau d’accords secrets conclus dans tout Westeros et au-delà. Grâce à WikiLeaks, qui nous a laissé entrevoir le monde de la diploma-tie secrète, nous savons qu’il existe une solide communauté de personnes qui divulguent des informations confi dentielles et connaissent les secrets des ambassades. Ces personnes sont extrêmement puissantes actuellement.

Dragons : l’arme nucléaireLe commerce international joue un rôle crucial dans Game of Thrones, en particulier lorsqu’il se conjugue avec les questions d’éthique. Daenerys, mère des dragons et héritière exilée des anciens rois de Westeros, mène une campagne morale : elle veut mettre fi n à l’esclavage dans les pays qu’elle contrôle. Elle gagne des fi dèles mais est incapable d’assurer leur survie, car la ville dont elle s’em-pare n’a aucun atout commercial en dehors des esclaves. Conquérir des territoires et les conserver est une chose, mais, pour qu’une société change, il faut une base économique viable afi n d’éviter le retour des méthodes destructrices – le commerce de chair humaine dans la baie des Serfs (dans la fi ction) ou celui de l’opium en Afghanistan. De

même, la dette souveraine devient un problème pour les Lannister. Cersei contraint le régime à interrompre les paiements à la Banque de fer de Braavos, ce qui conduit les banquiers du royaume à pactiser avec ses rivaux. C’est comme si la Chine intervenait dans le débat américain sur le pla-fond de la dette, mais que le risque d’un défaut de paiement impliquait une baisse de la notation mais aussi un assassinat.

Spencer Ackerman, du magazine Wired, note que les dragons de Daenerys représentent “une techno-logie militaire révolutionnaire”, car ils montrent que les avantages technologiques aident les dirigeants dans les aff aires nationales et diplomatiques. Au départ, les Autres (les créatures malfaisantes du Nord) ont une longueur d’avance sur leurs enne-mis, leurs épées étant si froides qu’elles brisent l’acier. Jon Snow, le bâtard de Ned Stark, neutra-lise l’avantage des Autres lorsqu’il découvre que l’obsidienne peut les tuer, tout comme les épées forgées pour les grandes familles de Westeros.

Daenerys, cependant, a des dragons. Dans un monde de voitures à cheval et de chevaliers en armures, ils sont l’équivalent d’armes nucléaires. Tant qu’elle est la seule à les posséder, elle est comme les Etats-Unis à la fi n de la Seconde Guerre mondiale : une puissance sans rival. Toutefois, l’évasion d’un dragon représente de la matière fi s-sile laissée sans surveillance – la technologie est à la portée de tous, capable de faire des ravages. Daenerys enferme les deux autres dragons de peur de les perdre et abandonne ainsi son plus grand moyen de dissuasion. La technologie est un avantage seulement si nos ennemis croient qu’on n’hésitera pas à l’utiliser.

Si l’essentiel de la politique étrangère à Westeros et au-delà dépend de considérations pragma-tiques (le commerce) ou de traditions enracinées (la monarchie héréditaire), certains leaders sont guidés par des croyances religieuses fanatiques. Stannis Baratheon devient l’esclave d’une prê-tresse, Mélisandre : elle lui affi rme qu’il peut pré-tendre au trône en raison d’une prophétie divine. Faisant de sa campagne l’équivalent à Westeros de la République islamique d’Iran, Stannis prend des décisions fondées sur les principes de la foi de Mélisandre, sacrifi e des non-croyants et insiste pour que ses alliés se convertissent.

On ne sait pas encore si le réalisme ou l’idéa-lisme l’emportera dans Game of Thrones. Toutefois, George R. R. Martin montre qu’ignorer le détail d’une politique étrangère complexe est risqué pour un dirigeant, notamment s’il veut maintenir son infl uence autrement que par la force militaire. C’est une leçon que Daenerys est forcée d’apprendre : il est possible de dompter temporairement une classe dirigeante insoumise par quelques exécu-tions publiques, mais il est indispensable d’éta-blir une économie suffi samment prospère pour convaincre défi nitivement les puissants, sans quoi ils chercheront à se débarrasser d’elle.

Cersei Lannister peut emprunter tout l’argent du monde pour construire une fl otte, mais sa puis-sance militaire restaurée n’empêche pas ses créan-ciers de vouloir collecter leur dû. Quant à Stannis, il apprend qu’ouvrir les frontières est peut-être le seul moyen de désamorcer une crise humani-taire, mais qu’il faut aussi savoir intégrer les nou-veaux citoyens aux communautés existantes, sans quoi les diff érences culturelles risquent d’engen-drer des violences. Il ne suffi t pas de conquérir le trône de fer, il faut savoir le conserver.

—Alyssa RosenbergPublié le 18 juillet 2011

UN ANTIDOTE À LA LANGUE DE BOISDans un discours au congrès Google Zeitgeist, le 20 mai 2013, le ministre des Aff aires étrangères néerlandais a donné une vision assez personnelle de la politique européenne. Frans Timmermans a en eff et agrémenté son allocution de références à Game of Thrones, avec de nombreuses citations telles que “L’hiver vient”, devise de la famille Stark, ou encore “La peur est plus tranchante qu’aucune épée”. Selon le ministre, le programme de la chaîne câblée HBO “capte l’air du temps mieux que tout ce [qu’il a pu] voir. C’est la métaphore parfaite pour montrer où nous nous situons en tant que société.”Dommage que “Timmermans garde ses discours séduisants sur l’Europe pour les moments où il est en déplacement à l’étranger”, s’est toutefois empressée de regretter une chroniqueuse du Volkskrant. Une opinion partagée par The Daily Telegraph : “Il y a trop peu de politiciens qui font comme Timmermans et qui intègrent des références de culture populaire dans leur argumentation.”

OBAMA ET LE FAR WESTEROSLe magazine Esquire a tenté d’expliquer la carrière politique d’Obama, grand fan de la série (il se ferait livrer les épisodes en avance par HBO), en se fondant sur les personnages clés de Game of Thrones. En 2007, Obama a mené une campagne parfaite pour conquérir le trône de fer (ou plutôt la présidence), à l’image du roi Robert

Baratheon, “qui a remporté une impressionnante série de batailles pour unir quatre des sept royaumes derrière lui et s’emparer du trône”. Au cours de son premier mandat, il a bataillé pour mettre en place un système de couverture santé et rétablir l’économie américaine. Pour toute récompense, il a vu la popularité du Tea Party augmenter. Un peu comme Tyrion Lannister, éphémère mais dévouée Main du roi, dont l’œuvre est oubliée sitôt son court mandat achevé. Surtout, le président américain a, comme les Targaryens, “beaucoup trop utilisé ses dragons (ou ses drones) pour éliminer les menaces pesant sur l’Amérique, avec un résultat similaire : des pertes civiles et encore plus d’ennemis qu’auparavant”.

DAENERYS, EXEMPLE POLITIQUE “Belle, puissante, persévérante, courageuse et forte : voilà les caractéristiques du personnage préféré de notre présidente”, écrit le quotidien argentin La Nación après que Cristina Kirchner a annoncé sur Twitter son admiration pour la série Game of Thrones et en particulier pour Daenerys Targaryen, incarnée à l’écran par Emilia Clarke. “Mon personnage préféré ?

La mère des dragons. Il y a aussi bien sûr Robb

Stark. Ou Jon Snow ?” Clarín a classé ce tweet de la présidente argentine parmi les dix plus infl uents de 2013, avec plus de

3 000 “retweets” sur le réseau social.

En bref

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GAME OF THRONESVIII. Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014

Un détonant cocktail

d’influences

—The Guardian Londres

M ême si [la romancière britannique] Hilary Mantel n’a pas encore commencé le troi-sième volume de sa trilogie consacrée

à Thomas Cromwell, on peut être assuré que plusieurs développements n’y figureront pas : Cromwell ne précipitera pas une guerre civile ; il ne trahira pas le mari de la jeune fille avec laquelle il a été élevé et dont il est amoureux ; il n’échap-pera pas au billot. Sa chute est écrite. On ne peut pas tromper les livres d’histoire. Le Cromwell de Mantel est aussi lié à l’inéluctabilité de sa perte qu’un prisonnier au chevalet.

Bien sûr, sous la plume d’un grand écrivain, le fait que le lecteur connaisse déjà le destin d’un personnage peut faire monter la tension. Malgré tout, le plaisir qu’on éprouve à suivre un récit sans savoir ce qui va arriver est un plaisir fonda-mental. [Le 31 mars 2013] verra le retour sur nos écrans de télévision d’une série qui, comme les deux ouvrages sur les Tudors de Mantel récom-pensés par le Booker Prize, explorent les plai-sirs et les périls de l’ambition politique. Dans la bande-annonce de la troisième saison de Game of Thrones [Le Trône de fer], on entend la voix de l’acteur Aidan Gillen définir le chaos comme une échelle : “Monter, c’est tout ce qu’il y a à faire.”

Un Tudor machiavéliquePetyr Baelish, le personnage de Gillen, sait assu-rément de quoi il parle. Le monde dans lequel il vit semblera parfaitement familier aux lecteurs du Conseiller [la trilogie historique à succès de Hilary Mantel, qui décrit l’ascension et la chute de Thomas Cromwell, publiée en France aux édi-tions Sonatine] : raffiné, traître et truffé de gens qui se font décapiter à la hache. La politique y est décrite comme un jeu dans lequel seuls les plus talentueux peuvent espérer gagner.

Après des débuts modestes, Baelish lui-même s’est élevé pour atteindre une position où il exerce une influence et un pouvoir discrets. Dans la pre-mière saison de Game of Thrones, on le voit servir

Histoire.

un roi guerrier qui s’est transformé en jouisseur et se trouve assailli de graves problèmes conju-gaux. Baelish est habile à profiter de la prodi-galité de son maître. “Trois ans après son entrée à la cour, il a été fait Grand Argentier et membre du Conseil restreint. Aujourd’hui, les revenus de la Couronne sont dix fois supérieurs à ce qu’ils étaient sous son prédécesseur.”

Si Baelish ressemble fort à Thomas Cromwell, ce n’est peut-être pas entièrement une coïnci-dence. Westeros, le monde où il vit, a beau comp-ter des dragons, des cadavres ambulants et un mur de glace gigantesque, il est loin d’être tota-lement fantastique. George R.�R. Martin, dont la série de romans a inspiré la série de HBO, tisse une tapisserie d’une ampleur et d’une richesse extraordinaires, et la plupart des trames qu’il uti-lise viennent de l’histoire de notre propre monde.

L’apparence de Gillen dans la série – pourpoint noir et barbe en pointe – résume habilement le rôle qu’il joue : celui d’un Machiavel Tudor. Cromwell et Walsingham ne sont pas les seuls modèles. Le personnage de Baelish s’inspire également des traditions de la tragédie de vengeance : il a un penchant pour le poison et nourrit une passion semi-incestueuse pour la jeune fille avec laquelle il a été élevé. Ce que ni l’Histoire ni la littérature de la période Tudor ne peuvent toutefois nous révé-ler, c’est la profondeur et la nature des intrigues qu’il concocte, ni ce que sera son sort – il reste encore deux livres à écrire avant la fin de la série.

Ce qui rend les choses encore plus difficiles à deviner, c’est que le monde de Westeros ne puise pas son inspiration dans une seule et unique période de l’Histoire. Le contexte général de la série dérive assurément de la guerre des Deux-Roses. De même que la maison de Lancastre a été renversée par la maison d’York, au début de Game of Thrones la dynastie régnante des Targaryens est renversée par l’usurpateur Robert Baratheon.

Là encore, ce serait une erreur que d’imaginer deviner les objectifs de Martin en plaquant l’his-toire de l’Angleterre du xve siècle sur les convul-sions qui dévastent Westeros. L’auteur est bien

trop subtil pour cela. Quand Robert succombe à un complot fomenté par Cersei, sa belle reine, il est difficile de ne pas songer à Isabelle, sur-nommée “la louve de France”, qui avait disposé d’Edouard II, son mari, de la même façon. Quand une flotte attaque la capitale et se fait anéan-tir par des explosifs liquides, on songe évidem-ment au “feu grégeois” que les Byzantins avaient déployé pour défendre Constantinople contre les Arabes. Différents événements et périodes se fondent, pour produire des effets puissants et surprenants. Dans Game of Thrones, des épisodes de l’histoire de notre monde constituent autant de pièges pour les personnages.

Délicieux frissonA cet égard, une comparaison s’impose : celle qu’on peut faire avec la seule œuvre de fan-tasy susceptible de rivaliser avec celle de Martin en termes d’ambition : Le Seigneur des anneaux. Contrairement à Westeros, la Terre du Milieu est la création d’un lettré d’une érudition impres-sionnante : Tolkien avait pour ambition de créer, à partir des langues, de la littérature et de l’his-toire du haut Moyen Age, une mythologie qui conserverait néanmoins l’empreinte de la période qui l’avait inspirée. 

L’approche de Martin est infiniment moins fouil-lée. Les personnages et les intrigues, comme les décors, viennent de toute une série de périodes. Le mode par défaut est le Moyen Age classique, mais on trouve également des échos de périodes plus anciennes à côté des tournois et des châ-teaux. Un royaume manifestement viking pos-sède une flotte de drakkars ; Westeros, comme l’Angleterre du haut Moyen Age, était jadis une heptarchie, un territoire où coexistaient sept royaumes ; l’énorme rempart de glace qui garde sa frontière septentrionale s’inspire manifeste-ment du mur d’Hadrien. Au-delà de Westeros, sur un autre continent, les échos de l’histoire de notre monde sont tout aussi clairs, bien que plus exotiques : une armée de cavaliers déferle sur des steppes infinies, comme les Mongols de Gengis

De la guerre des Deux-Roses au mur d’Hadrien, en passant par le siège

de Constantinople, la série mélange les références et les époques.

Ce pourrait être un horrible fatras. C’est un récit âpre et réaliste,

qui séduit lecteurs et historiens.

SUR NOTRE SITE courrierinternational.com

A lire également : Game of Thrones, la saga culte. La presse étrangère décrypte le phénomène. Articles, vidéos, infographies… Un minisite spécial mis à jour régulièrement en attendant la saison 4, début avril.

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GAME OF THRONES.Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014 IX

↑ A gauche, le mur d’Hadrien, construit par les Romains au début de notre ère dans le nord de l’Angleterre. Photo Patrick Ward/Corbis. A droite, le Mur, tel qu’il apparaît dans la série. Photo HBO/Warner Home Video

→ Sansa Stark et son loup. Photo HBO/Warner Home Video

Khan ; le souvenir d’un empire disparu réunit Rome et la légende de l’Atlantide.

Le résultat aurait aisément pu être un horrible fatras. Loin de là. Game of Thrones est l’équivalent fantasy d’un cocktail parfait. Les éléments tirés de la guerre de Cent Ans et de la Renaissance ita-lienne, de Chrétien de Troyes et des sagas islan-daises se fondent sans heurt. La crédibilité de l’Histoire alternative de Martin se mesure pré-cisément à l’ampleur phénoménale de sa popula-rité. Si Westeros fascine, c’est moins par son côté fantastique que parce qu’il semble d’une réalité riche, vivante, violente. Le surnaturel n’a pas le premier rôle, il est simplement présent dans la vie des personnages, comme la foi dans les anges ou la terreur des démons devaient l’être dans l’es-prit des hommes et des femmes du Moyen Age. Les personnages savourent leurs plaisirs et sup-portent leurs souff rances avec une vraisemblance qui fait honte à une bonne partie de la fi ction se prétendant “littéraire”.

Jamais les plaisirs de la fi ction historique et d’un authentique suspense chargé d’adrénaline, le délicieux frisson de ne pas savoir qui triom-phera et qui périra n’ont été aussi brillamment associés. Imaginez que vous regardez une série située pendant la guerre des Deux-Roses ou à la cour de Henry VIII sans avoir la moindre idée de ce qui va se passer. Pas étonnant que Le Trône de fer ait tant de succès – et que les historiens s’en régalent autant que les autres.

—Tom HollandPublié le 24 mars 2013

En savoir plus

LE LOUP-GAROU BIENTÔT À PORTÉE DE TOUSLes amoureux de la série pourront-ils bientôt imiter Jon Snow ou Robb Stark et se pavaner au côté de puissants loups géants (appelés “loups-garous” dans

la version française des romans) ? C’est en tout cas le rêve du Dire Wolf Project, un projet lancé en 1988

par l’Association nationale des éleveurs d’american alsatians : ils souhaitent créer une race de chiens domestiques ressemblant au grand loup

préhistorique, le Canis dirus, “le loup terrible” en français, ou dire wolf en anglais – nom donné par George R. R. Martin à ses énormes canidés doués de capacités télépathiques. Le véritable Canis dirus a disparu il y a plus de 10 000 ans et était “à peu près de 25 % plus gros que le loup gris (Canis lupus), plus massif, avec une tête plus large”, explique le site Mother Nature Network.

QUAND LES FEMMES ÉTAIENT CHEVALIERS C’est dans le deuxième tome de la saga du Trône de fer, “La Bataille des rois”, que Brienne de Torth, femme chevalier, fait son apparition. Incarnée dans la série par l’actrice britannique Gwendoline Christie, elle devient rapidement un personnage clé de l’histoire. L’idée qu’une femme revête une armure pour parcourir les champs de bataille évoque

immanquablement Jeanne d’Arc. Or la Pucelle

d’Orléans semble avoir été plus une mascotte qu’une combattante. Toutefois, comme le souligne le site Heraldica, on trouve de véritables exemples de femmes chevaliers, ou “chevaleresses”. En Catalogne, l’ordre de la Hache est fondé

en 1149 pour honorer les femmes qui ont pris part à la défense de la ville de Tortosa contre les Maures. En Italie, un siècle plus tard, l’ordre de la Glorieuse Sainte-Marie, réservé aux femmes nobles, est approuvé par le pape Alexandre IV. On croise également des héroïnes médiévales capables de se battre, telle Jeanne Hachette lors du siège de Beauvais par les Bourguignons en 1472. Mais aucune n’a jamais participé victorieusement à des tournois comme la colossale Brienne.

LA GUERRE D’HIVER, UNE RÉALITÉ MÉDIÉVALEDu haut du Mur, Jon Snow et la Garde de nuit résistent aux hordes de Sauvageons. Et, quand l’hiver s’abattra enfi n sur le Sud, ce sont toutes les forces des sept royaumes qui devront faire face aux Marcheurs blancs. Il est généralement admis que les armées médiévales ne se battaient pas en hiver, mais il y a eu des exceptions. La plus célèbre bataille hivernale reste celle du lac Peïpous, qui opposa les Russes aux chevaliers teutoniques en avril 1242, certes au printemps, mais alors que le lac était encore gelé. Et, durant la guerre des Deux-Roses (1455-1487), confl it dont l’auteur s’est inspiré pour le contexte du Trône de fer, plusieurs batailles décisives ont eu lieu en hiver, comme Wakefi eld, en décembre 1460, et Mortimer’s Cross, en février 1461.

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GAME OF THRONESX. Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014

L’insoutenable tyrannie des lecteurs

En 2011, juste avant le lancement de la série télévisée sur HBO, George R. R. Martin avait vendu plus de 15 millions

de livres dans le monde. Et il était déjà entouré d’une communauté de fans très exigeants.

L’auteur.

—The New Yorker New York (extraits)

Nous sommes en 1994. George R.�R. Martin vient de quitter Hollywood, bien décidé à faire ce qu’il veut, pour une fois. Il a connu

un certain succès sur le petit écran : il a travaillé sur la nouvelle version de La Cinquième Dimension et sur La Belle et la Bête, une série fantastique. Mais le pilote de Doorways, une série qu’il a développée, n’a pas marché, et il a fini par se lasser des limites que lui imposait la télévision.

“Tout ce que je faisais était trop ambitieux et trop cher dès le premier jet”, me disait-il récemment. Lui rêvait de châteaux, de vastes paysages et d’ar-mées, et les producteurs exigeaient toujours qu’il y renonce. Un producteur exécutif de La Cinquième Dimension lui avait expliqué un jour : “Tu peux avoir des chevaux ou tu peux avoir Stonehenge, mais tu ne peux pas avoir les deux.” Sur le papier, en revanche, il pouvait avoir tout ce qu’il voulait. Il se souvient de s’être dit : “Je vais écrire du fantastique, et ça va être gigantesque. Je vais avoir tous les personnages que je veux, toutes les batailles que je veux.”

Un modèle dans son genre En 1996, il publie un roman de 700 pages, Le Trône de fer, premier volume de ce qui s’annonçait alors comme une trilogie intitulée en anglais A Song of Ice and Fire [Un chant de glace et de feu]. La série dépeint la lutte pour le pouvoir qui déchire plu-sieurs familles nobles dans les Sept Royaumes, une contrée médiévale imaginaire. Ce genre littéraire abonde d’ordinaire en éternelles redites de ce que Joseph Campbell définissait comme “le périple du héros”, qui puise à la source des légendes antiques. Martin, lui, s’est inspiré de l’histoire plutôt que de la mythologie.

Au départ, Le Trône de fer se vend modeste-ment. Mais le livre suscite une véritable passion chez certains libraires indépendants, qui le recom-mandent à leurs clients – lesquels, à leur tour, le conseillent à leurs amis. Ainsi se développe un réseau d’adeptes, somme toute assez flou.

En janvier 2011, à l’occasion d’un passage orches-tré à la dernière minute à la librairie Vroman, à Pasadena [Californie], des centaines de fans for-ment une queue qui s’étire jusqu’au coin de la rue. Ils lui apportent des tomes de sa saga, mais aussi ses premières œuvres d’auteur de science-fiction, ainsi que des calendriers, des magazines jaunis et des répliques d’épées. Martin fait preuve d’une patience sans limites avec chacun, y compris ce couple qui lui demande de poser pour une photo avec leur bébé, une petite fille baptisée Daenerys.

Aujourd’hui, Martin a vendu plus de 15 millions de livres dans le monde. Il met un point d’hon-neur à être attentif à son public. “Il incombe à un auteur d’être aimable avec ses fans”, dit-il. Il tient un blog animé et, bien qu’il ait engagé un assistant, Ty Franck, chargé de passer au crible les myriades de commentaires qui sont postés chaque jour, il s’efforce d’en lire beaucoup lui-même.

Elio M. García, un fan qui vit en Suède, s’occupe de la présence officielle de Martin sur Facebook et Twitter, gérant par ailleurs le principal forum consacré à la saga : Westeros.org. Et, quand Martin est en déplacement, ce qui est souvent le cas, il assiste aux réunions de la Fraternité sans ban-nière, un fan-club officieux qui dispose d’officines informelles un peu partout dans le monde. Il en considère les fondateurs et d’autres membres de longue date comme des amis.

Sous bien des aspects, George R.�R. Martin est un modèle pour des auteurs modernes confrontés

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GAME OF THRONES.Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014 XI

à un milieu de l’édition chancelant. Anne Groell, qui relit et révise les travaux de Martin chez Random House, déclare d’ailleurs à ses auteurs : “Il faut tendre la main à ses lecteurs, édifier avec eux une communauté. Ces temps-ci, c’est la chose la plus importante que vous puissiez faire pour vos livres.”

Il n’en reste pas moins qu’entretenir une rela-tion de proximité avec son public n’a pas que des avantages. Comme le dit Martin : “Plus vous avez de lecteurs, plus il devient difficile de suivre le rythme, et alors il n’y a plus moyen d’écrire.” Il n’a fait qu’ajouter à son propre fardeau le jour où il a estimé que ce qui avait débuté comme une trilo-gie nécessiterait en fait au moins sept tomes. “Le récit s’est développé au fil de la narration”, dit sou-vent Martin, citant J.�R.�R. Tolkien, un écrivain qu’il admire.

Le récit s’est aussi retrouvé bloqué pendant un temps. Le quatrième tome, A Feast for Crows [publié en France en trois tomes : Le Chaos, Les Sables de Dorne et Un festin pour les corbeaux], est paru en novembre 2005. Il a fallu attendre six années de plus avant la parution du suivant, A Dance with Dragons [Le Bûcher d’un roi, Les Dragons de Meereen et Une danse avec les dragons], en juil-let 2011. Assez pour que quelques-uns de ses fans perdent carrément patience.

Or la culture des blogs, qui permet à un auteur de fantastique comme Neil Gaiman de nouer des liens intimes avec ses lecteurs, peut aussi exposer un écrivain à une impitoyable vigilance. Brûlant d’en savoir plus sur le sort réservé à des person-nages comme Tyrion Lannister, les fans ont été contrariés quand, venant sur le site de Martin en quête d’informations sur le cinquième tome, ils ont dû se contenter de réflexions sur le sport ou la politique. Ils ont donc commencé à se plaindre.

Principal modérateur de Westeros.org, García a supprimé les messages qu’il jugeait “peu construc-tifs” sur le forum, entre autres tout ce qui se rap-portait aux spéculations les plus délirantes sur les raisons du retard et l’avenir de la série. Ce qui n’a pas empêché le mécontentement de déborder sur d’autres plates-formes.

Un internaute a par exemple lancé : “George R.�R. Martin, tu fais chier… Sors ta putain de machine à écrire de ton cul et commence à taper, merde !” Un autre a posté, en plaisantant, que Martin aurait écrit un livre intitulé Comment empocher un max en n’écrivant que la moitié d’une série. Aujourd’hui, c’est toute une communauté de blasphémateurs qui s’est développée ; elle passe son temps à se moquer de Martin et de ses collaborateurs. Même Gaiman a fini par se retrouver impli-qué dans la querelle, quand il a riposté, sur son propre blog, à un internaute qui s’in-terrogeait sur le retard de Martin : “George R.�R. Martin n’est pas à votre botte.”

Agé de 65 ans, Martin m’a dit que Ty Franck, son assistant, décrivait ces lecteurs en colère comme la génération à qui tout est dû. “Pour lui, ce sont tous des jeunes, des ados ou des gens qui ont la vingtaine. Et cette génération sait ce qu’elle veut, et elle le veut tout de suite. Si elle ne l’ob-tient pas, elle est furax.”

Quand il était adolescent, Martin écrivait pour des fanzines de bandes dessinées, inventait ses propres superhéros. Mais c’est au sein de la com-munauté des passionnés de science-fiction qu’il a trouvé sa place. En 1971, il assistait à sa première convention de science-fiction. Aujourd’hui, il est présent à près de six de ces manifestations par an et il affirme que, depuis l’université, il y a rencontré “pratiquement toutes les femmes de [s]a

vie, y compris Parris”. Martin et elle se sont croi-sés pour la première fois à une convention qui se tenait à Nashville, en 1975.

Elle lui a dit avoir été émue aux larmes par la lecture de Chanson pour Lya, l’un de ses premiers romans. Emportés par la liberté des mœurs de l’époque, ils n’ont pas tardé à poursuivre leur conversation dans le plus simple appareil, comme le rapporte Martin, dans un essai autobiogra-phique. Or il était déjà fiancé. Parris McBride est partie travailler pour un cirque itinérant. Quand il s’est installé à Santa Fe, en 1979, elle était deve-nue serveuse à Portland. Mais ils étaient restés en contact, et, quand l’auteur a divorcé, ils ont entamé ce que McBride définit comme une “idylle de fans”.

En 1981, il l’a persuadée de le rejoindre au Nouveau-Mexique. Elle apprécie la vie à Santa Fe, une région où se trouve une “forte communauté de fans”. Elle a surnommé les amoureux de science-fiction locaux “ma tribu idéale”. Avec Martin, elle s’est efforcée d’insuffler à la Fraternité sans ban-nière certains des principes de sa génération de fans. La Fraternité, dont les origines remontent à une convention qui s’est tenue plus d’une dizaine d’années plus tôt à Philadelphie, n’exige de ses membres aucune cotisation, pas plus qu’elle ne s’est dotée d’une quelconque structure organi-sationnelle. D’après Parris McBride, rien ne doit être trop officiel, “ce n’est pas comme ça que font les fans”. Les réunions de la Fraternité sont bap-tisées des “conseils”.

Chevaliers du Cheesesteak Plusieurs anciens de la Fraternité m’ont mise au courant des traditions du groupe. Lors de leur première fête, en cette lointaine année 2001, un membre éméché a demandé à Martin de l’adouber. A quoi l’auteur a rétorqué : “Je ne peux pas, tu n’as même pas encore entrepris de quête !” L’apprenti chevalier l’a alors supplié de lui en inventer une. Et Martin de l’envoyer, en compagnie de quelques autres, à la recherche de cheesesteaks, des sand-wichs à base de viande et de fromage qui sont une spécialité de Philadelphie. Quand ils sont reve-nus avec leur Graal, Martin a adoubé la bande,

devenue “les chevaliers du Cheesesteak”. Et c’est de là que vient la coutume qui veut que Martin envoie des fans au beau milieu de la nuit en quête de quelque mets local.

Les quêtes de la Fraternité représentent une version édulcorée des bizutages universitaires, offrant, à des gens qui n’ont en commun qu’une passion littéraire particulière, l’occasion de par-tager des expériences qui les soudent.

Elio García calcule qu’il doit passer près de trente-cinq heures par mois à superviser Westeros.org, le site de discussion sur la saga. García, Américain d’origine cubaine, est parti en Suède en 1999 pour y retrouver sa petite amie, Linda Antonsson. La même année, tous deux se sont attelés à la création de Westeros.org. C’est elle qui lui a fait découvrir l’œuvre de Martin, et il a bien vite été obnubilé par la même obsession. Le site recense aujourd’hui environ 17�000 membres. Mais, en dépit de son admiration pour la série, García a dû attendre 2005 pour rencontrer Martin ou d’autres fans. “Je ne suis pas tellement dans tous ces trucs de convention, me confie-t-il. Pour moi, beaucoup de ces gens sont des amis. Mais ce ne sont pas des gens en chair et en os, comme des voisins de palier. Ce sont des gens que je connais sur Internet.”

García est un fan absolu. Il a du monde de Martin une connaissance si encyclopédique que c’est vers lui que l’auteur oriente les scénaristes de HBO quand ils ont des questions portant sur la production de Game of Thrones. On le paie pour conseiller les entreprises qui fabriquent les produits dérivés.

Martin et lui œuvrent ensemble à l’élaboration d’un guide complet sur les livres, The World of Ice and Fire (“Le Monde du trône de fer”, à paraître aux Etats-Unis le 28 octobre). Parfois, il arrive même à Martin de se tourner vers García quand il n’est pas sûr de certains détails. “Je travaille à l’écriture d’un passage, et je lui envoie un courriel pour lui demander : ‘Est-ce que j’ai déjà parlé de ça avant ?’ raconte l’auteur. Et là, il me répond tout de suite : ‘Oui, à la page 17 du quatrième tome’.”

—Laura MillerPublié le 11 avril 2011

↙ Les figures et les univers de Game of Thrones vus par les artistes Miriam Migliazzi et Mart Klein (dainz.net). Ici, George R. R. Martin et un Marcheur blanc.

↓ Khal Drogo, le chef dothraki. Photo HBO/Warner Home Video

PARLEZ-VOUS LE DOTHRAKI ? A la réception du mariage de son meilleur ami, sur la côte

californienne, David J. Peterson

a porté un toast en sa qualité de garçon d’honneur. Il a levé sa coupe de champagne

en s’écriant : “Hajas !” Les

cinquante invités ont brandi la leur en

reprenant en chœur : “Hajas !” La scène, rapportée par The New York Times, est d’importance pour ce trentenaire américain. “Hajas !” signifie “Sois fort !” en dothraki, une langue qu’il a inventée de A à Z pour les besoins de la série Game of Thrones. Les Dothrakis sont un peuple de barbares. Leur langue, inspirée du swahili et de l’estonien, compte pour l’instant 3 400 mots,

mais son inventeur espère bien réussir à le développer et atteindre les 10 000 mots.Il existe déjà un dictionnaire anglais-dothraki, disponible sur le site dothraki.org. S’il n’y a aucun mot pour traduire “téléphone portable”, le dothraki contient 18 occurrences pour décrire un cheval. “Game of Thrones offre sans doute la plus grande vitrine télévisée pour une langue inventée”, note le quotidien américain, avec certaines scènes qui se déroulent entièrement en dothraki, dont un monologue du chef Khal Drogo qui dure plus de deux minutes, “avec une construction sujet-verbe-complément”.

EXPRESSIONS USUELLES— M’athchomaroon ! Bonjour !— Hash yer dothrae chek ?Comment vas-tu ?— San athchomari yeraan ! Merci !— Yer zheanae (sekke) Tu es très belle/beau.— Addrivat, drozhat et ogat Tuer.

TOUT ÉTAIT DANS LES ROIS MAUDITS“Que vous soyez un passionné d’histoire ou un féru de fantasy, Les Rois maudits vous tiendront en haleine : c’est la version originale du Trône de fer”, écrit George R. R. Martin dans The Guardian, en avril 2013. L’écrivain ne manque jamais une occasion de citer Maurice Druon (1918-2009) parmi ses sources d’inspiration. Dans Les Rois maudits (éd. Plon), l’auteur français relate de façon romancée la difficile succession au trône de France, après la mort de Philippe le Bel (1268-1314). “Tout se trouve déjà dans Les Rois maudits : des rois de fer et des reines étranglées, des batailles et des trahisons, des mensonges et de la luxure, des bébés échangés à la naissance, des louves, le péché et des épées, la déchéance d’une grande dynastie. Les Stark et les Lannister n’ont rien à envier aux Capétiens et aux Plantagenêts”, détaille Martin.

A la une

ICÔNEL’acteur Peter Dinklage, qui est en couverture du numéro de février du magazine de mode Esquire, assure qu’il a souvent refusé les rôles stéréotypés que les réalisateurs proposent généralement aux acteurs de petite taille, comme des rôles d’elfe ou autres personnages magiques. Dans Game of Thrones, son personnage (Tyrion) est reconnu pour son intelligence et son habileté politique, mais doit faire face au rejet de sa famille : “Aux yeux de leur père, les nains sont toujours des bâtards.”

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GAME OF THRONESXII. Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014

↑ Les chutes de Godafoss, en Islande. Photo Alamy

Au-delà du MurL’engouement mondial pour la série profite à ses lieux

de tournage, devenus lieux de pèlerinage pour les fans. L’Islande a ainsi réussi à faire fleurir le tourisme sur ses terres glacées.

en place des itinéraires touristiques spéciaux, dont un circuit en voiture de trois jours, consti-tué principalement de haltes sur la côte, notam-ment à Ballintoy [dans le Nord], site immortalisé à l’écran en tant qu’“îles de Fer”, sempiternel-lement battues par la pluie.

Nous sommes accompagnés par des guides locaux, Jon Thor Benediktsson (qui a également servi de guide à l’équipe de tournage) et Illugi Már Jónsson. Notre itinéraire se concentre sur les environs d’Akureyri (18 000 habitants), la plus grande ville du nord de l’Islande, où les 270 acteurs et techniciens étaient installés pendant le tournage de la saison 3. C’est ici qu’ont été filmées les scènes se déroulant dans le désert glacé au nord du Mur, une terre livrée à l’anarchie et peuplée de tribus sauvages et de zombies assassins (les Marcheurs blancs).

Notre premier arrêt est Godafoss (“la Cascade des dieux”), l’attraction touristique incontour-nable du coin. Il s’agit de chutes spectaculaires qui ont joué un rôle clé dans l’histoire de l’Islande : vers l’an 1000, un chef islandais y proclama sa conversion au christianisme en précipitant dans l’eau des effigies des dieux nordiques.

La grotte de Jon SnowPuis nous partons pour le lac Mývatn, un lieu désolé entouré de champs de lave. Plusieurs scènes y ont été tournées, notamment celles qui précèdent le moment où Jon Snow, membre de la Garde de nuit, entre dans une grotte avec une fougueuse jeune femme du coin, Ygritte, et rompt son vœu de chasteté.

Les acteurs et les techniciens, nous apprennent nos guides, arrivent très tôt le matin, bien avant le lever du jour (très tardif pendant l’hiver islan-dais). L’équipement est transporté depuis les autobus sur des traîneaux, et les répétitions se font sous des lumières artificielles afin de filmer dès l’apparition du soleil et de profiter au maximum des quatre à cinq heures quoti-diennes de lumière naturelle.

Nous ne sommes pas dans un paysage de mon-tagne. Le nôtre est plus sauvage et plus dégagé. D’après Benediktsson, notre guide, seuls 8 % du territoire islandais sont couverts de forêt, car les Vikings ont abattu la plupart des arbres après s’être installés sur l’île, au ixe siècle. Mais un programme de reboisement a été lancé, et nos guides nous montrent, de l’autre côté du lac, un bosquet bien utile pour les scènes deman-dant un environnement de forêt.

Des tournages ont également eu lieu ici l’été dernier [pour la saison 4], mais on ne saura pas exactement où. “L’endroit ne fait pas encore partie de l’itinéraire”, explique Benediktsson. Il n’en dira pas plus. Il faudra attendre avril et la dif-fusion de la prochaine saison pour le découvrir.

Après avoir contemplé les extraordinaires champs de lave de Dimmuborgir (où ont été fil-mées les scènes dans le camp de Mance Rayder, le chef des Sauvageons), nous allons déjeuner dans une ferme près du lac. Une annexe de l’étable abrite un café rustique doté de baies vitrées panoramiques à travers lesquelles nous voyons les vaches se sustenter en même temps que nous. Nos guides nous assurent que ce café, le Vogafjos, était l’un des favoris des acteurs de la série. Nous y mangeons très bien – de la truite locale – et nous avons tous droit à un petit verre du schnaps de la région. Il est par-fumé à l’angélique et réchauffe les corps. La res-ponsable de l’office de tourisme du coin nous

Le “ciné-tourisme”, c’est-à-dire la visite des endroits où nos séries télévisées préférées sont filmées, connaît une popularité croissante, en partie grâce à l’essor d’un nouveau format : les séries de longue durée et à gros budget. Il s’agit d’une version moderne du pèlerinage littéraire – la prospérité de Stratford-upon-Avon a long-temps reposé sur le souvenir de Shakespeare, le plus célèbre de ses enfants, tout comme celle de Haworth, dans le Yorkshire, est indissociable des sœurs Brontë. Ce type de voyage donne un but au touriste : comme il lui est impossible de tout voir dans une ville ou un pays, pourquoi ne se concentrerait-il pas sur les lieux qui ont déjà du sens pour lui ?

La Cascade des dieuxL’Islande a connu une hausse considérable du tou-risme en un an, avec 40 % de visiteurs étrangers en plus entre janvier 2013 et janvier 2014. Mais, selon les autorités, il est encore trop tôt pour savoir quelle portion de cette augmentation est imputable à un possible “effet Game of Thrones”.

L’Islande n’est pas la seule à tirer bénéfice de cette série, qui se déroule dans des décors très variés, avec des tournages en Irlande du Nord, au Maroc et en Croatie. L’Irlande du Nord a mis

—Financial Times (extraits) Londres

C’est peu dire que les hivers sont froids dans le nord de l’Islande. Mon bonnet, mon écharpe, mes quatre couches de

vêtements thermiques et mes grosses chaus-sures de randonnée ne suffisent pas à me pro-téger de la morsure du vent et d’un sol gelé à l’extrême. Cela dit, un membre de notre groupe est vêtu comme pour une sortie au pub un ven-dredi soir. Forcément, à peine sorti du bus, il s’étale de tout son long après une belle glissade sur la glace – nous sommes sur les rives du lac Mývatn, en visite guidée sur les lieux du tour-nage de Game of Thrones.

Mais je ne ris pas (enfin, seulement en mon for intérieur) et m’abstiens de lui jeter la pierre : je pensais moi aussi que certains des paysages glacés que l’on peut découvrir dans la série de HBO avaient été fabriqués de toutes pièces pour la télévision. Je prends conscience ici, à cent kilomètres à peine du cercle polaire arctique, que les acteurs et les techniciens ont vraiment eu froid et cheminé péniblement sur le même sentier gelé que nous empruntons maintenant en file indienne. Je me sens forte et intrépide. Mais aussi en admiration.

Voyages.

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GAME OF THRONES. XIII

↓ Dunluce Castel, château irlandais du xive siècle. Photo Hazel Thompson/The New York Times Syndicate

← La spectaculaire Chaussée des Géants, dans le nord de l’Irlande. Photo Hazel Thompson/The New York Times Syndicate

remet à chacun un fragment d’obsidienne, une roche issue du refroidissement de la lave. Dans la série, elle porte le nom de “verredragon” et possède des propriétés magiques : c’est le seul objet qui puisse arrêter les Marcheurs blancs. Je suis ravie de posséder un petit morceau de mythologie. Tous les autres ont l’air beaucoup plus enthousiasmés par le schnaps.

L’après-midi, nous nous arrêtons aux solfa-tares et marmites de boue de Hverir. L’odeur est infecte, bien sûr, mais j’ai maintenant l’habi-tude des odeurs terreuses de l’Islande : la veille au soir, j’ai goûté la spécialité locale, le hákarl, du requin faisandé bien rance. Il fait aussi plus froid que près du lac, et d’étranges rochers qui crachent de la vapeur sont disséminés dans ce paysage d’un autre monde. Je n’aime pas beau-coup cet endroit. Trop bizarre.

De retour dans le bus, nous apprenons que les fumerolles comme celles que nous venons de voir sont utilisées dans la série pour imiter le vent

et les tempêtes de neige. On nous montre une vidéo de Jon Snow et de sa maîtresse ôtant leurs vêtements et sautant dans une piscine d’eau ther-male dans une grotte de lave. Malheureusement, l’eau dans les vrais bassins pressentis pour cette scène était à 40 °C, trop chaude pour les acteurs. “De plus, les grottes sont dangereuses car toutes sortes de choses peuvent tomber du plafond”, précise Benediktsson. La séquence a fi nalement été tournée en studio.

Nous nous faisons une idée de la baignade façon Game of Thrones en terminant la jour-née aux bains naturels de Mývatn, une série de bassins remplis d’une eau bleue bouillon-nante, riche en silice et en soufre, tirée d’un puits qui descend à 2 500 mètres. “C’est ce qui nous permet de sembler si jeunes”, s’amuse Thor.

Nous avons même droit à notre propre scène de nu lorsque les Islandais de notre groupe enlèvent tous leurs vêtements pour passer sous la douche. En Islande, il est très impoli de ne pas se doucher nu avant de se baigner. Nous autres Anglais baissons les yeux vers le sol et tapons nerveusement des pieds avant d’igno-rer la consigne.

Une fois en sécurité dans l’eau, nous oublions les diff érences culturelles et regardons le soleil se coucher sur les volcans en buvant une bière de bienvenue off erte par des serveurs postés près des bassins. Il fait 0° à l’extérieur, mais c’est un délice de fl otter là, juste au nord du Mur. Et sans un seul Marcheur blanc en vue.

—Isabel BerwickPublié le 14 février

CHANGER L’IMAGE D’UN PAYS“La Nouvelle-Zélande a Le Seigneur des anneaux. La Suède, L’inspecteur Wallander et Millenium. Mais le succès de Game of Thrones est particulièrement bienvenu et poignant à Belfast, qui pendant des décennies a été synonyme de confl its [entre catholiques et protestants]. Après tout, un fi lm ou une série télévisée peut faire rayonner l’image d’un pays,” écrit The New York Times à propos des changements suscités par la saga de George R. R. Martin en Irlande du Nord. “New York a ses gratte-ciel, Sydney son Opéra, mais nous, nous n’avions rien”, raconte au quotidien américain Caroline McComb, qui organise des voyages en autocar en Irlande du Nord. Puis sont venues les équipes de tournage de Game of Thrones en 2009, et avec elles le succès international de la série. Résultat, la saga aurait déjà rapporté plus de 78 millions d’euros à l’économie locale, selon The Irish Times. La première exposition Game of Thrones au musée Titanic de Belfast, en juin 2013, a attiré plus de 18 000 visiteurs en à peine dix jours. Un succès inattendu pour les organisateurs, qui ont écoulé toutes les places en une journée. Et ce n’est qu’un début,

comme l’a clairement formulé la ministre des Entreprises, Arlene Foster, au Daily Mail : “Pour attirer de nouveaux et récurrents visiteurs, nous allons chercher d’autres moyens de nous appuyer sur l’incroyable popularité, à l’échelle mondiale, de Game of Thrones.”

LUXUEUX WESTEROSUne agence de voyages de luxe britannique se lancera sur le créneau Game of Thrones à partir du mois de mai. Elle proposera à ses clients un circuit leur permettant de découvrir à la fois les contrées les plus chaudes et les plus froides de la série, et ils seront logés dans des hôtels de luxe et des villas en bord de mer. Le fan passera ainsi par avion de Dubrovnik (ou plutôt King’s Landing, la capitale de Westeros dans la série) et des îles du sud de la Croatie aux volcans et glaciers de l’Islande. Dans ce dernier pays, les organisateurs ont même prévu un banquet en plein air autour d’une table sculptée dans la glace, rapporte le Financial Times. Pour se protéger du froid, les convives porteront une houppelande noire garnie d’une peau de bête similaire à celle des Gardes de nuit. Coupler passion et confort a un prix : compter au minimum 8 000 euros au départ de Londres et plus de 9 400 euros au départ de New York.

Guide

C’est le nombre de pays qui ont servi de décor à Game of Thrones : la Croatie (King’s Landing dans la série), le Maroc et Malte (sud de Westeros et Essos), l’Irlande du Nord (nord de Westeros) et l’Islande (nord du Mur).

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GAME OF THRONESXIV. Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014

↑ A San Diego, en Californie, lors d’une fête organisée par HBO en 2012. Photo Jerod Harris/Getty Images for Wired/AFP

Les fans de la première

heure se rebiffent

Aujourd’hui, il est de bon ton d’aimer la série. L’engouement est tel que certains

se sentent dépossédés et regrettent le temps où ils n’étaient qu’un cercle fermé d’initiés.

ce mielleux conservateur qu’est Phil en est un fan inconditionnel.

Mais ces parodies ne fonctionnent que parce que l’univers créé par George R.�R. Martin et adapté à la télévision par David Benioff et D.�B. Weiss est particulièrement convaincant. Si Game of Thrones était une série médiocre, les allusions qui y sont faites ailleurs tomberaient à plat. Or il se trouve que la série est soigneusement réalisée, le scé-nario astucieusement agencé et l’histoire juste assez échevelée pour vous faire attendre l’épi-sode suivant en salivant. “La série, tout comme les livres dont elle est tirée, puise dans un vaste éventail de références historiques réelles, comme la guerre de Cent Ans, mais elle fait aussi appel à l’horreur et à des éléments plus spécifiquement heroic fantasy, et c’est ce qui explique qu’elle plaise à un aussi large public”, remarque Adam Whitehead, qui gère le blog de fantasy britannique The Wertzone. “Elle attire aussi bien les fans de The Walking Dead que ceux des Tudors, du Seigneur des anneaux ou de Harry Potter.”

Les fans de la première heure observent toute-fois le succès de la série avec des sentiments miti-gés. “Il est difficile de ne pas être nostalgique de l’époque où le forum ne comptait pas plus de deux cents participants”, reconnaît Elio M. García, l’administrateur du site westeros.org. “Vous savez comment ça se passe, certains des membres les plus anciens estiment qu’ils ont apprécié la série avant qu’elle ne devienne à la mode, comme quand vous découvrez un nouveau groupe avant tout le monde. Il est incontestable que la série connaît un succès grandissant, conclut-il. A tel point que l’on a désormais l’impression que tout le monde en parle.”

—Sarah HughesPublié le 31 mars 2013

—The Independent Londres

Les prénoms donnés aux nouveau-nés sont un bon indicateur de l’enthousiasme des fans de Game of Thrones. George R.�R. Martin,

l’auteur des romans à succès qui ont inspiré la série télévisée, entretient sur son site Internet une section spéciale, où les fans peuvent lui adres-ser des éléments susceptibles de titiller son ima-gination. On y trouve des gâteaux représentant Winterfell, le grand château de la famille Stark, de complexes tatouages de dragons intégrant la devise des Targaryens, “Fire and Blood” [feu et sang], et, surtout, des photos de bébés. Des nouveau-nés baptisés Arya, Bran ou Sansa, des petits Tyrion ou Daenerys rayonnant de plaisir, de minuscules Jaime ou Rickon riant aux éclats.

“Il commence assurément à y avoir pas mal de gens qui portent le nom des personnages de Game of Thrones”, remarque Elio M. García (lire aussi p. XI). Il dirige Westeros.org, un site regroupant, avec ses 56�000 membres, la plus grosse commu-nauté de fans de la série littéraire. “Beaucoup de gens ont baptisé leur animal de compagnie ‘Fantôme’

[du nom du loup-garou adopté par Jon Snow].” La dévotion ne s’arrête pas là. Les fans les plus engagés, qui se désignent entre eux comme “la Fraternité sans bannière” en référence à un groupe de hors-la-loi dans la série, s’activent tous azimuts entre jeux de rôle et gestion de comptes Twitter ou Tumblr, sans oublier la vente de tee-shirts imprimés, de jeux de cartes customisés et de bijoux sophistiqués sur eBay

Le nombre de fans ne cesse de croître. Comme Les Soprano ou Mad Men avant elle, la série Game of Thrones a largement dépassé son public origi-nel pour entrer dans la culture de masse. Non seulement elle est l’émission la plus regardée de la chaîne américaine HBO (lui attirant près de 12 millions de téléspectateurs par épisode), mais encore elle a été la série la plus piratée sur Internet en 2012 [et 2013], avec 4,3 millions de téléchargements par épisode. Ses DVD figurent également parmi les meilleures ventes de l’an-née. Le magazine Sports Illustrated a sorti son numéro [de mars 2013] sur les 50 personnalités les plus influentes du sport avec, en couverture, la photo du commissaire de la National Football League (NFL), Roger Goodell, assis sur le trône de fer de Westeros [l’île où se déroule la série].

Une cohorte de DaenerysThe Economist, quant à lui, a fait un parallèle avec la série pour illustrer le conflit entre les géants de la technologie que sont Google, Apple, Facebook et Amazon [en décembre 2012]. Dans le même temps, Internet fourmille de détournements vidéo et d’hommages aux antihéros et antihé-roïnes de la série. Le groupe de power metal sué-dois HammerFall a même enregistré une chanson sur la Garde de nuit intitulée “Take the Black”.

Mais l’élément le plus révélateur de l’amour porté à Game of Thrones est que, partout aux Etats-Unis lors de la dernière fête d’Halloween [en 2012], on découvrait des gens costumés en personnages de la série : on pouvait voir des Jon Snow emmitouflés dans de grandes capes noires, des Robert Baratheon brandissant un marteau de guerre et une cohorte de Daenerys Targaryen, perruque blonde flottant au vent et dragon perché sur l’épaule. On aurait dit que tout le monde voulait incarner Khaleesi, ne serait-ce que pour une journée.

Alors pourquoi cette série, et pourquoi main-tenant ? “Même à l’ère de Netflix, où il est possible d’accéder en ligne grosso modo à n’importe quoi, il est assez remarquable que se développe un mou-vement d’une telle ampleur autour d’une émission dont les épisodes sont diffusés un à un, une semaine après l’autre”, observe Jacob Klein, qui gère le site HBOWatch.com. Selon lui, Game of Thrones est “sans conteste le programme phare de la chaîne câblée HBO […]. Le matériel est si consistant, il y a tant de choses à discuter et tant de choses aux-quelles réagir viscéralement. Tous ces éléments contribuent à attiser l’attente suscitée par la série.”

Il est également vrai que Game of Thrones, avec son histoire épique de royaume divisé, le sous-titre lourd de menaces de son premier épisode (“Winter is coming”, “L’hiver vient”), et sa pro-pension à montrer une scène de sexe toutes les vingt minutes environ, prête le flanc à la paro-die. La série a donc fait son apparition à peu près partout, aussi bien dans [l’émission de diver-tissement américaine] Saturday Night Live que chez les Simpsons, tandis que l’un des meilleurs moments de la dernière saison de [la sitcom bri-tannique] The Thick of It fut la découverte que

La communauté.

A la uneSUR LE TRÔNE

Dans son numéro de mai 2013, Mad magazine a effectué “une plongée dans Game of Thrones” pour laquelle

il est nécessaire de “s’accrocher à son trône pour bouffer de l’info de malade”. Le magazine satirique y publie une parodie de la série, intitulée Game of Groans (grognements, en anglais), sous forme de bande dessinée.

INFLUENTEn mars 2013, Sport Illustrated consacrait son numéro au pouvoir dans le sport américain. Dans une interview,

George R. R. Martin trace des parallèles entre le basketteur LeBron James (élu sportif le plus influent par le journal) et Jaime Lannister, ou encore entre le footballeur américain Eli Manning et Loras Tyrell, le Chevalier des Fleurs.

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GAME OF THRONES.Courrier international — no 1221 du 27 mars au 2 avril 2014 XV

1/ Quelle saison préférez-vous ?� Le printemps� L’été � L’automne� L’hiver

2/ Vous voyagez dans des contrées méconnues avec une dizaine de fi dèles. Vous apercevez trois cavaliers lourdement armés au loin.� Vous chargez immédiatement.� Vous vous cachez dans les bois en attendant qu’ils passent.� Vous envoyez trois émissaires à leur rencontre. � Vous sortez vos armes en espérant les intimider.

3/ Vous surprenez un rival qui semble captiver l’attention de votre promise par de beaux discours.� Vous le provoquez en duel. � Vous lui sautez à la gorge. � Vous vous en prenez à votre fi ancée. � Vous vous joignez à leur conversation et l’invitez à votre table.

4/ Un allié vous appelle à l’aide de l’autre côté du désert. Vos troupes renâclent : trop loin, trop chaud, pas assez de réserves en eau. Que décidez-vous ?� Vous organisez un vote.� Vous retardez l’expédition, le temps de rassembler des vivres. � Vous envoyez des émissaires à votre allié. A lui de vous ravitailler. � Vous foncez et ordonnez à votre armée de vous suivre en menaçant du pire les réfractaires.

5/ Une guerre terrible frappe un royaume voisin, obligeant certains combattants à se replier sur votre territoire.

� Vous les accueillez chaleureusement et leur off rez l’asile, des vivres et un abri. � Vous les obligez à désarmer. Ils resteront à vos conditions. � Vous les faites prisonniers et les refoulez d’où ils viennent : cette guerre n’est pas la vôtre.� Vous cherchez à nouer la meilleure alliance et, le moment venu, vous passez à l’attaque contre votre voisin.

6/ Vous découvrez un œuf de dragon sacré. La légende veut que seuls les élus des dieux puissent en posséder. Que faites-vous ?� Vous partez en quête de celui que vous considérez comme l’élu pour lui remettre l’œuf sacré.� Vous tentez le coup : vous gardez l’œuf jusqu’à son éclosion.� Vous remettez l’œuf à un spécialiste. Il saura qu’en faire. � Vous ne croyez pas aux légendes, vous préparez une omelette géante.

7/ Vous êtes nommé au Petit Conseil, qui gouverne pour le roi. De qui vous rapprochez-vous pour tenter d’infl uencer le roi et sa politique ?� De l’intendant du royaume. � Du grand prêtre. � De son premier conseiller politique. � Du chef de la sécurité.

8/ Depuis des années, vous conseillez fi dèlement le roi. Vous découvrez qu’il est un usurpateur.� Cela n’entame en rien votre dévouement. Même illégitime, ce roi est un bon roi.� Vous allez proposer vos services au roi légitime et vous aidez ce dernier à recouvrer son trône.

� Vous devenez républicain et appelez à des élections libres. � Vous vous débarrassez du roi et prenez sa place. Quitte à ce qu’un imposteur règne, autant que ce soit vous.

9/ Au bout d’un long voyage, vous vous retrouvez face à un Mur. De quoi s’agit-il selon vous ?� Un obstacle insurmontable, mais aussi une protection contre les invasions.� Une frontière insupportable qui divise les hommes. � Rien d’infranchissable.� Des pierres.

Vous avez un maximum de…

� Vous êtes bon pour intégrer la Garde de nuitOubliez votre passé chaotique. En rejoignant la Garde de nuit, vous êtes devenu un homme d’honneur et de devoir. Tel un moine-soldat, vous appartenez maintenant à l’ordre des gardiens du Mur, au nord, qui protège des invasions le royaume des Sept Couronnes. Mais l’hiver vient, amenant avec lui d’étranges créatures.

� Vous êtes un vrai StarkDepuis des millénaires, vous régnez sur Winterfell, au nord. Vous avez le sens de la famille et vous êtes réputé pour votre loyauté et votre sens aigu de la justice, parfois un peu littéral. Attention, toutefois, à garder la tête sur les épaules : votre noblesse, qui tourne parfois à la candeur, pourrait vous coûter cher sur des terres hostiles.

� Malheur à vous, vous êtes un Greyjoy !Vous aviez tout pour vous, mais, voilà, il vous en faut plus. Vous n’avez pas la reconnaissance du cœur, ni celle du ventre d’ailleurs, et la jalousie s’est insinuée en vous, tel un poison lent. Désormais, vous êtes prêt à tout sacrifi er pour vos propres intérêts. Vous voulez tout, tout de suite… A quel prix ?

� Vous voilà LannisterCertains voient en vous l’incarnation d’une aristocratie décadente. A la naissance, vous aviez tout. Et, aujourd’hui, vous avez encore plus. Vous êtes le méchant qu’on adore détester, le riche qu’on voue aux gémonies, mais vous êtes aussi sans doute le plus lucide. Et le meilleur stratège.

� Bienvenue chez les DothrakiVous vivez dans des contrées arides et reculées et, de vous, on connaît surtout vos coutumes barbares. Il est vrai que vous vous emportez facilement, que vous mangez de la viande crue et que avez tendance à foncer avant de parlementer, mais sous ces dehors rustres se cache aussi une réelle sensibilité. Vous n’êtes pas forcément aussi dur que vous en avez l’air.

� Vous êtes un TargaryenLongtemps vous avez vécu dans l’amertume et la colère. Contraint à l’exil, vous vous étiez résigné et ressassiez votre gloire d’antan et vos privilèges perdus. Et voici que l’espoir revient. Confronté à la dure réalité, vous vous découvrez une fi bre sociale, qui emporte tout sur son

passage. Vous repartez au combat épris de justice et de paix. Vous avez dompté vos démons et, au passage aussi, quelques dragons.

Vous n’avez pas une majorité claire de symboles qui se dégage : vous êtes sans doute tiraillé entre votre goût du pouvoir, votre sens de la justice et votre envie d’en découdre. Bref, vous êtes suffi samment armé pour rejoindre le champ de bataille des 7 royaumes et nouer des alliances au fi l des circonstances ou de vos intérêts. Bonne chance.

Résultats

Game of Th rones : le testDe laquelle de ces “familles” vous sentez-vous le plus proche ?

Directeur de la rédactionEric CholCoordination éditorialeClaire Carrard, Marie Belœil et Corentin PennarguearDirection artistiqueSophie-Anne DelhommeMaquetteAlexandre ErrichielloIconographie Stéphanie SaindonPascal PhilippeRévisionMonique DevautonPhotogravure Jonnathan Renaud-BadetEt toute l’équipe de Courrier international

Supplément au n° 1221 de Courrier international, ne peut être vendu séparément.

DR

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