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3:HIKRQF=[U[^Z]:?k@k@f@f@a; M 07656 - 55 - F: 6,95 E - RD n°55 - Bimestriel janvier-février 2013 France métro. : 6,95, All. : 10, Bel. : 8,50, Can. : 11,99$, GRÈCE : 8,50, GUAD. : 8,25, GUY. : 8,25, LUX. : 8,50, Maroc : 90 MAD, MART. : 8,25, N. CAL. : 1170CFP, POL. FR. : 1170CFP, Port. Cont.: 8,25 , Réun. : 8,25 , Suisse :15FS o o C C e e r r v v e ea a u u P P s s y y c c h h Vos mains trahissent-elles votre personnalité ? Hikikomori : le syndrome des jeunes cloîtrés chez eux Aliments : quand la forme influence le goût Peut-on être optimiste aujourd’hui ? Elle éclaire les mécanismes de la conscience L’épilepsie

cp 055 couverture def GD - alba.propsychology.czalba.propsychology.cz/Lenka/cp_55_cv.pdf · R. : 1170 CFP, Port. Cont. : 8,25 €, Réun. : 8,25 €, Suisse :15 FS Cerveau Psycho

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Vos mains trahissent-ellesvotre personnalité ?

Hikikomori : le syndromedes jeunes cloîtrés chez eux

Aliments :quand la formeinfl uence le goût

Peut-on être optimiste aujourd’hui ?

Elle éclaire les mécanismesde la conscience

L’épilepsie

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© Cerveau&Psycho - n°55 janvier - février 2013 1

Directrice de la rédaction : Françoise PétryCerveau & PsychoL’Essentiel Cerveau & PsychoRédactrice en chef : Françoise PétryRédacteurs : Sébastien Bohler, Bénédicte Salthun-Lassalle

Pour la Science :Rédacteur en chef : Maurice Mashaal Rédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier,Philippe Ribeau-Gesippe, Guillaume Jacquemont, Sean Bailly

Dossiers Pour la Science :Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin

Directrice artistique : Céline Lapert

Secrétariat de rédaction/Maquette :Annie Tacquenet, Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault,Raphaël Queruel, Ingrid LeroySite Internet : Philippe Ribeau-Gesippe,assisté de Yoan Bassinet

Marketing : Élise AbibDirection financière : Anne GusdorfDirection du personnel : Marc LaumetFabrication : Jérôme Jalabert, assisté de Marianne SigognePresse et communication : Susan MackieDirectrice de la publication et Gérante : Sylvie MarcéConseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé ThisOnt également participé à ce numéro :Bettina Debû et Hans Geisemann

Publicité FranceDirecteur de la publicité : Jean-François Guillotin([email protected]), assisté de Nada Mellouk-RajaTél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97 ; Fax : 01 43 25 18 29Service abonnementsGinette Bouffaré : Tél. : 01 55 42 84 04Espace abonnements :http://tinyurl.com/abonnements-pourlascienceAdresse e-mail : [email protected] Adresse postale : Service des abonnements - 8 rue Férou -75278 Paris cedex 06 Commande de livres ou de magazines :0805 655 255 (numéro vert)

Diffusion de Cerveau& PsychoContact kiosques : A juste Titres - Pascale Delifer Tel : 04.88.15.12.48 Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal,Québec, H3N 1W3 Canada.Suisse : Servidis : Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - BogisBelgique : La Caravelle : 303, rue du Pré-aux-oies 1130 BruxellesAutres pays : Éd. Belin : 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06

Toutes les demandes d’autorisation de reproduire, pour le publicfrançais ou francophone, les textes, les photos, les dessins ou lesdocuments contenus dans la revue « Cerveau & Psycho », doiventêtre adressées par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou,75278 Paris Cedex 06.© Pour la Science S.A.R.L. Tous droits dereproduction, de traduction, d’adaptation et de représentationréservés pour tous les pays. Certains articles de ce numéro sontpubliés en accord avec la revue Spektrum der Wissenschaft(© Spektrum der Wissenschaft Verlagsgesellschaft, mbHD-69126,Heidelberg). En application de la loi du 11 mars 1957, il est interditde reproduire intégralement ou partiellement la présente revuesans autorisation de l’éditeur ou du Centre français del’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins -75006 Paris).

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Standard : Tel. 01 55 42 84 00

Dans son roman L’Idiot, Fédor Dostoïevski (1821-1881) meten scène le prince Mychkine, épileptique, et décrit tous les aspectsde sa maladie d’une façon qui n’aurait rien à envier aux diction-naires de neurologie – seuls les styles pourraient les distinguer...Les signes avant-coureurs, les manifestations physiques (cris,spasmes, convulsions), les impressions, sensations, émotions :toutes ces descriptions sont si précises qu’elles trahissent la mala-die dont Dostoïevski était lui-même atteint.

« Il lui semblait soudain que son cerveau s’embrasait. [...]Dans ces instants rapides comme l’éclair, le sentiment de lavie et la conscience se décuplaient pour ainsi dire en lui. [...]Ces instants [...] se caractérisaient par une fulguration de laconscience. » Ces quelques phrases montrent à quel point laquestion de la conscience est indissociable de la maladie épi-leptique. Et si l’étude des mécanismes biologiques responsablesde cette maladie se poursuit, celle des troubles de la consciencedurant les crises représente une autre voie de recherche (voirle dossier : L’épilepsie, une fenêtre sur la conscience, page 20).

La science du cerveau progresse souvent par l’étude desconséquences d’une lésion cérébrale : en analysant les troublesengendrés par cette lésion, on en déduit le rôle de l’aire concer-née, quand elle fonctionne normalement. Mais comment iden-tifier les bases neurobiologiques de la conscience ? En étudiantnotamment les pertes de conscience des personnes épilepti-ques et les réseaux de neurones impliqués.

L’épilepsie est une « vieille » maladie et sa description nesera sans doute pas modifiée dans la nouvelle édition du Manueldiagnostique et statistique des maladies mentales à paraîtreen 2013 (voir Redéfinir les maladies mentales, page 58). Certainespathologies seront supprimées, d’autres ajoutées. On ignore sile syndrome Hikikomori y figurera. Apparu au Japon, il touchedes jeunes qui se coupent de toute vie sociale et passent leurtemps devant leur ordinateur (voir Hikikomori : ces jeunes enfer-més chez eux, page 50). L’un d’eux est-il en train d’écrire unroman mettant en scène un personnage atteint de ce syndrome ?

ÉditorialFrançoise PÉTRY

De l’épilepsie à Hikikomori

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La maladie épileptique :une épée de DamoclèsL’épilepsie est une maladie neurologiquerépandue et souvent handicapante.

Michel Baulac

Crises d’épilepsieet troubles de la conscienceL’étude des crises d’absence renseigne sur les mécanismes sous-jacents de la conscience.

Stéphane Charpier

La neurobiologiede l’épilepsieLes crises surviennent quand trop de neuroneshyperexcitables déchargent en même temps.

Gilles Huberfeld

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Dossier

Cerveau Psycho

Cerveau Psycho

CerveauCerveau PsychoPsychon°55 janvier - février 2013

Cinéma : décryptage psychologique

Le Capital :un totalitarisme moderneCe film met en scène la mutation qui s’opère dans le monde de la financelivré au désir d’emprise.

Serge Tisseron

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Images.com / Corbis

Psychologie au quotidien

Les mains, reflet de la personnalité Le rapport de la longueur de l’index et de celle de l’annulaire dit bien des choses !

Nicolas Guéguen

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L’épilepsie : une fenêtre sur la conscience

Psychosociologie

Hikikomori : ces jeunesenfermés chez euxAu Japon, le syndrome touche des dizaines de milliers de jeunes adultes.Les premiers cas sont signalés en France.

Marc Gozlan

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Psychiatrie

Redéfinir les maladies mentalesLa nouvelle édition du Manuel diagnostiquedes maladies mentales paraîtra en mai 2013.

Ferris Jabr

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Éditorial 1

L’actualitédes sciences cognitives 4

� Baîller avant même de naître� La chaussure fait l’homme (ou la femme)� Une molécule pour entendre

Et bien d’autres sujets...

Point de vueUn psychiatre peut-il être condamné pour son patient ? 10

Gérard Lopez

L’œil du PsyComment être optimiste au XXIe siècle ? 12

Christophe André

Psychologie… animaleGéniales pieuvres 92

Georges Chapouthier

Analyses de livres 94

Tribune des lecteurs 95

Neuro-BD 96

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CerveauCerveau PsychoPsycho.fr.frLe magazine de la psychologie et des neurosciences

Neuroanatomie

La barrièrequi protège le cerveau Comment rendre cette barrière perméable à certains médicaments ?

Gert Fricker

Psychopathologie des héros

La lumière surl’Homme invisibleLe roman de H. G. Wells s’amusait déjà à explorer divers ressorts cognitifs.

Sebastian Dieguez

Illusions

Les yeux dans les yeuxQuelques illusions impliquant le regardd’autrui sont spectaculaires.

Susana Martinez-Conde et Stephen Macknik

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Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho broché sur la totalité du tirage.

Psychologie

Quand les goûts et les formes se répondentLe sucré serait associé aux ronds, l’amer aux angles, le piquant aux pointes.

Ophelia Deroy et Charles Spence

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Bâiller, avant même de naîtreNeurosciences

À l’heure des accélérateurs de parti-cules et de la génomique, de la 3D etde l’exploration de Mars, il existeencore des questions très simplesdevant lesquelles la science reste pourainsi dire muette. Par exemple : pour-quoi bâillons-nous ? Tout le mondebâille, les lions, les chiens, les rats etles hippopotames, mais personne nesait pourquoi.

Plusieurs hypothèses ont été formu-lées. Actuellement, la plupart desrecherches portent sur la nature conta-gieuse du bâillement, et sur son côtésuggestif. Ainsi, en lisant cet article,vous serez 60 pour cent à avoir enviede bâiller, car le simple fait d’y pensersuffit à la plupart des gens pour enéprouver le besoin. Une autre hypo-thèse est liée au fait que le bâille-ment élève les concentrations de cor-tisol, une hormone du stress, ce qui

pourrait contribuer à nous réveillerlorsque nous commençons à somnoler.D’autres chercheurs mettent en avantun effet thermorégulateur ; en fait, lavraie raison continue d’échapper auxchercheurs.

Ce que l’on sait depuis peu (grâce auxtravaux de Nadja Reissland et de sescollègues de l’Université de Durham,en Angleterre), c’est que les fœtus bâil-lent dans le ventre de leur mère, etqu’ils le font davantage à 24 semainesd’âge fœtal qu’à 36 semaines. Nousvoici donc en présence d’une phase dudéveloppement embryonnaire qui cor-respond à une forte tendance au bâille-ment. Ce qui pousse les chercheurs àpenser que le cerveau produit des bâil-lements à un certain stade de saconstruction, car cela participeraiteffectivement à la régulation du fluxsanguin cérébral et que cela stimuleune certaine forme de maturation ducerveau qui dépend de l’activitémotrice. Passée cette phase, le fœtusbâille beaucoup moins ; même après,les enfants de six ans bâillent moinsque ceux de deux ou trois ans. Or c’estaussi à six ans qu’apparaît le bâille-ment par imitation, qui fait que tout lemonde commence à bâiller en soiréelorsqu’une personne lance le mouve-ment. D’où une possibilité : le bâille-ment serait initialement un comporte-ment fœtal spontané, remplissant unefonction de maturation du cerveau.Nous le conserverions ensuite commeun vestige, qui se réactiverait à la vued’autres personnes en train de bâiller– ou lorsque nous sommes vraimenttrop fatigués.

N. Reissland et al., in PLoS ONE, vol. 7,e50569, 2012

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Parole d’éléphantUn éléphant qui parle, ça trompe.Koshik, éléphant d’Asie qui vit dans un zoo en Corée du Sud, répètedepuis quelques années les mots de ses gardiens. Il sait ainsi dire :bonjour, assis, couché, c’est bon...Comment s’y prend-il ? Il a découvert qu’il pouvait modifierles caractéristiques acoustiques de sa bouche en y enfonçant sa trompe pendant qu’il parle.Le timbre de sa voix est quasi humain. Les éléphants sont parmi les animaux les plus intelligents,on sait qu’ils ont une conscienced’eux-mêmes et cette tentative d’imitation refléterait un désir de se rapprocher des hommes,Koshik ayant été séparé des autreséléphants alors qu’il était petit.

Pour l’entendre :http://www.telegraph.co.uk/earth/wildlife/9648195/Elephant-learns-to-speak-Korean.html#

Sébastien BOHLER

Une molécule pour entendreNeurobiologie

Notre langage est fait de mots, mais celui du cer-veau est fait d’impulsions électriques. Comprendrele langage parlé suppose donc de convertir les sonsen... électricité. Cette traduction serait réalisée parune molécule nommée THMS, située dans l’oreilleinterne. Lorsque cette protéine subit des muta-tions, diverses formes de surdité en découlent.

Des neuroscientifiques de l’Institut Scripps deLa Jolla en Californie ont élucidé le fonctionne-ment de la molécule THMS dans l’oreille interne desouris. C’est là que se trouvent des cellules bienparticulières qui nous permettent d’entendre lessons : les cellules ciliées. Ces cellules sont tapis-sées de cils microscopiques. Les sommets descils sont reliés par une sorte de guirlande molécu-laire : lorsqu’une onde sonore passe, elle incline

les cils qui tirent sur la guirlande. La guirlande setend et exerce une traction sur une composantedu cil, la molécule THMS. La molécule change légè-rement de conformation et provoque l’entréed’ions à l’intérieur du cil, créant un courant électri-que dans le cil. Le courant se propage à la celluleciliée tout entière, puis au nerf auditif et au cer-veau, où il produit la sensation d’un son.

Les neuroscientifiques ont ensuite restauré lafonction de cellules ciliées de souris sourdes, enleur administrant une version normale de THMS.La thérapie génique de certaines formes de sur-dité serait donc envisageable. Et ces travaux nouspermettent de mieux comprendre comment nousentendons. W. Xiong et al., in Cell, vol. 151, p. 1283, 2012

Peut-on apprendre quelque chose sur son interlocuteur en observantses chaussures ? Des chercheurs de l’Université du Kansas ont voulusavoir si la chose était plausible. Ils ont fait passer des tests de person-nalité à 208 participants et ont noté le type de chaussures qu’ils por-taient. De cette façon, ils ont vu émerger trois types d’associations :d’abord, les chaussures les plus stylées chez les femmes ayant desrevenus élevés, ce qui n’est guère surprenant. Chez les hommes, enrevanche, une chaussure montante qui prend la cheville, du type godillotou ranger, signale une personnalité plutôt froide, centrée sur elle-même,de faible « agréabilité ». Onconstate aussi un lien entredes chaussures flambant neu-ves avec marque apparente, etun attachement insécure,reflétant une peur de se lieraux autres. Les balbutiementsd’une grammaire du pied...

O. Gillath et al., in J. of Res. inPersonality, à paraître

PsychologieEn bref

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La chaussure fait l’homme(ou la femme)

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L’enfant et la marcheSe dresser pour la première fois sur ses

deux jambes pour contempler le monde(ou du moins, l’assise d’un tabouret) estune aventure intimidante pour plus d’unenfant. Les scientifiques s’interrogent :pourquoi les tout-petits prennent-ils cerisque, sachant que la chute peut êtredure ?

La réponse est fournie par une étudeoriginale réalisée sur les premiers pasdes enfants dans leur milieu d’origine.Quelque 136 enfants âgés de 12 à 19 moisont été filmés chez eux. Les scientifiquesont observé qu’en moyenne, un marcheurdébutant fait 2 368 pas par heure. Iltombe, pendant le même temps, 17 fois.Pourquoi franchir ce pas ? Contrairementà une représentation naïve, les enfantsqui marchent à quatre pattes tombentaussi, et se cognent fréquemment levisage. En fait, la probabilité de chute estidentique, dans les deux cas, pour unemême distance parcourue. Mais la dis-tance parcourue par unité de temps estbien supérieure lorsque l’enfant marche.La marche procure donc au petit un avan-tage important pour explorer son environ-nement, suivre ses parents ou chercherdes objets. Le tout, à moindre frais. Leplus étonnant est peut-être que lesenfants semblent comprendre parfaite-ment où est leur intérêt !

K. Adolph et al., in Psychological Science,vol. 23, pp. 1387-1394, 2012

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Développement

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Neurobiologie

Un diurétique contre l’autisme ?Selon une étude de l’Inserm réalisée sur 60 enfants

autistes, un diurétique nommé bumétanide pourraitréduire les troubles associés à cette pathologie, notam-ment la difficulté à interagir socialement et à communi-quer. Les trois quarts des enfants traités ont vu leurssymptômes s’améliorer sur différentes échelles d’évalua-tion de l’autisme. Concrètement, un enfant qui refusait dejouer avec un éducateur, peut, après trois mois de traite-ment, accepter spontanément de participer au jeu. Lesparents des enfants ainsi suivis jugent globalement queleur enfant est « plus présent ».

Quel est l’effet du bumétanide ? Il réduit la concentrationen chlore dans les neurones. On sait que des concentra-tions trop élevées de cet ion pourraient être à l’origine d’undysfonctionnement des neurones. Un neurone trop riche enions chlore échapperait à certains « freins » moléculaires

qui opèrent en permanence dans le cerveau et garantissentle fonctionnement efficace des neurones. En diminuant laconcentration de chlore, le diurétique pourrait ainsi rétablirle rôle modérateur de ces freins moléculaires, tel le GABA,principal neurotransmetteur inhibiteur du cerveau.

Le traitement testé, même s’il est efficace, n’est pascuratif puisque les symptômes réapparaissent dès qu’ilest interrompu. Néanmoins, il est important de restaurerla capacité de communiquer pour que l’enfant se dote decompétences pratiques et sociales qui, à long terme,diminuent l’impact de son trouble sur sa vie quotidienne.La prochaine étape consistera à élargir ces observationsà l’aide d’études menées dans plusieurs centres de trai-tement en Europe.

E. Lemonnier et al., in Translational Psychiatry, à paraîtreVoir : http://www.youtube.com/watch?v=7pChAJqEiyY

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En bref

Se gratter,c’est dans la têtePourquoi a-t-on souvent envie de se gratter quand on voitquelqu’un se gratter ? Souvent,le seul fait d’en par ler peut aussidonner envie de se gratter ;c’est ce que les neuroscientifiquesappellent le grattage contagieux.Des chercheurs de l’Université de Singapour ont observé que le cerveau d’une personne qui se gratte et celui d’une autrequi l’observe s’activent quasimentde la même façon. Une sor te de résonance de la démangeaisons’installerait. Les zones cérébralesconcernées sont nommées matricedu grattage et il semblerait que ceréseau se suractive de façon anormale chez cer taines personnes, victimes de troublespsychogènes du grattage, qui segrattent tout le temps sans raison.

L’hormone de la fidélitéIl suffit souvent de quelques centimètres pour commettre une infidélité. Ces centimètres de tentation pourraient être évitésgrâce à une hormone, l’ocytocine,comme l’ont montré les recherchesde neuroscientifiques allemands.Ceux-ci ont observé la distanceminimale à laquelle des hommesmariés acceptaient qu’une femmeséduisante s’approche d’eux.Cer tains hommes avaient reçu de l’ocytocine par pulvérisationsnasales : ils ont dit « stop » à par tir de 65 centimètres,contre 50 centimètres pour les autres. L’ocytocine peut sauver votre couple...

Des anticorps contre la maladie d’Alzheimer

Neurobiologie

Dans la quête difficile d’un traitement contre la maladied’Alzheimer, l’immunothérapie (ou thérapie par anticorps)laisse entrevoir des perspectives intéressantes. Une des princi-pales hypothèses pour expliquer la mort des neurones danscette maladie est l’existence de dépôts d’une molécule nomméepeptide bêta-amyloïde, qui forme des plaques d’un dixième demillimètre environ d’épaisseur dans le cerveau. Ces plaquesseraient toxiques pour les neurones. La stratégie employéeconsiste donc à créer des anticorps, molécules clés du systèmeimmunitaire, qui reconnaîtraient la structure tridimensionnellemicroscopique de ces plaques amyloïdes et provoqueraient leurdestruction par le système immunitaire du patient.

Jusqu’à présent, des études sur la souris avaient montré quel’on pouvait ralentir la formation des plaques de peptide amyloïdeavec des anticorps neutralisant leur composant élémentaire, lepeptide amyloïde, avant que celui-ci ne s’agrège en plaques. Maispour la première fois, des neurobiologistes du Centre Lillyd’Indianapolis ont synthétisé des anticorps se fixant préféren-tiellement sur les plaques formées, mobilisant contre elles lesmacrophages du système immunitaire qui les détruisent. Ilsobservent ainsi une réduction de l’ordre de 60 pour cent de laquantité de plaques amyloïdes chez des souris présentant lessymptômes d’Alzheimer : le cerveau des souris est en quelquesorte lavé des plaques toxiques. Les plaques sont généralementdétectées dix ans après le début de leur formation. Si les essaiscliniques confirment l’efficacité de cette approche, alors il serapeut-être possible de nettoyer le cerveau des patients dans lecadre d’une approche curative.

R. DeMattos et al., in Neuron, vol. 76, pp. 908-920, 2012

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Vaisseau sanguin

Plaque amyloïde

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Biologiquement, qu’est-ce qui distingue un étatconscient d’un état non conscient ? Pour le savoir,Patrick Purdon et ses collègues de l’Institut detechnologie du Massachusetts ont implanté desélectrodes en divers points du cerveau depatients devant subir une opération, et ont enre-gistré l’activité des neurones au moment du pas-sage de l’état conscient à l’état non conscient. Ilsont constaté qu’au moment où la conscience dis-paraît, l’activité du cerveau devient oscillatoire :dans certaines zones cérébrales, les neuronessont tous actifs au même moment ; dans d’autresrégions, ils sont tous au repos. Lorsque l’activitédes neurones dans une partie du cerveau dimi-nue, elle augmente dans l’autre. Ces neuronesappartenant à des aires cérébrales distantes nesont donc pas actifs en même temps, ce quiempêche la formation d’une activité synchrone àdistance dans le cerveau. Or la conscience repo-serait justement sur la synchronisation de l’acti-vité de neurones appartenant à des aires éloi-gnées dont les fonctions sont variées (percep-tion, mémoire, intention ou émotion). Ce que cesobservations tendent donc à confirmer.

L. D. Lewis, et al., in PNAS vol. 109, E3377–E3386, 2012

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En bref

Robe rouge et talons aiguillesUne femme vêtue de rouge est-elle en quêted’aventure ? Des chercheurs de l’Université de Rochester ont demandé à des femmes de choisir parmi une garde-robe variée l’habit qu’elles voudraient mettre si ellesavaient à passer un entretien, lequel pouvait se dérouler avec un homme quelconque ou un homme qu’on décrivaitcomme par ticulièrement séduisant. Dans cedernier cas seulement, on a vu les femmess’habiller préférentiellement en rouge.Le hasard fait bien les choses : les hommestrouvent plus attirante une femme ainsi vêtue !

Neurosciences

Conscience etoscillations neuronales

La nicotine renforce la mémoire

Quels sont les effets de la nicotine sur le cerveau ? Deschercheurs de l’Université de Mexico ont constaté quecette molécule contenue dans le tabac agit non seulementsur les neurones, mais aussi sur les cellulesqui les entourent, les cellules gliales. Lanicotine se fixe sur des récepteurs à lasurface des cellules gliales et provoque lalibération d’une molécule, la sérine, quifavorise la transmission des influx nerveuxentre neurones dans une zone clé de lamémoire, l’hippocampe. Cela expli-querait certains effets bénéfiques dela nicotine sur la mémoire, et peut-être même les résultats de certai-nes études semblant montrer uneffet protecteur contre la maladie d’Alzheimer. La nicotinerenforcerait le fonctionnement de l’hippocampe, principalezone atteinte par la maladie.

Cette étude n’encourage pas à fumer, car les risquespour la santé sont bien supérieurs aux bénéfices escomp-tés sur la mémoire. Toutefois, la nicotine seule, adminis-trée en patchs par exemple, pourrait apporter ces bénéfi-ces tout en s’affranchissant des effets négatifs du tabac.

M. Lopez-Hidalgo et al., in PLoS ONE, vol. 7, e49998, 2012

Neurobiologie

C’est la distance supplémentaire parcouruependant un match par des footballeurs ayantingéré 200 milligrammes de caféine.

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L’œil attiré par le centre du rayonUne étude réalisée par des psychologues et spécialistes du marketing de HEC a montréque, face à des produits en rayon, notreregard a tendance à se concentrer sur les ar ticles situés au milieu du rayonnage,dans les cinq secondes qui précèdent la prisede décision d’achat. Des volontaires ont étéfilmés par des caméras de détection des mouvements du regard : l’expériencemontre qu’ils n’ont pas conscience de ce phénomène et pensent choisir le produit du milieu parce qu’il leur plaît plus. En fait, il s’agirait d’un phénomène général et inconscient. Nous serions habitués à penser que ce qui est au centre est plus impor tant.

Le « bien-parler » adolescentÀ quel moment un adolescent décide-t-il de policer son langage et de laisser au rebut les expressions familières de son cercle d’amis ? Une psychologue de l’Université du Michigan a recensé les tournures familières du langage d’adolescentes âgées de 16 à 19 ans pendantdeux ans. Elle a constaté que, lorsque les adolescentes forment le projet d’intégrer une institution de recherche, elles commencent à éviter les tournures typiquement adolescentes pour utiliser davantage le vocabulaire du monde adulte et professionnel.L’évolution du langage d’un jeune peut ainsi être prise comme un indice de son ambition et de ses résolutions futures.

Une machine pour décoder les rêves

Neurosciences

À l’Université de Kyoto, des neuroscientifiquesont posé les bases d’une technique pour décoderles rêves. Pour cela, ils ont enregistré l’activitécérébrale de 200 dormeurs : quand les dormeursbasculaient dans la première phase du sommeil oùpeuvent se produire des images de rêves, ils enre-gistraient l’activité de leur cerveau pendant unedizaine de secondes, puis les réveillaient en leurdemandant ce que leur rêve contenait. Y avait-il unhomme, une femme, une ville, un paysage, un ordi-nateur, une personne célèbre ? Ils ont ainsi isolé20 composantes principales des rêves.

Ensuite, les neuroscientifiques leur ont montrédes photos représentant ces différentes compo-santes (visages d’hommes, de femmes, imagesd’automobiles, d’ordinateurs, de décors natu-rels), et ont mesuré l’activité de leur cerveau.Quand les personnes se sont rendormies, ils ontguetté la résurgence de ces différentes activités,ce qui leur a permis de savoir quelles composan-tes du rêve étaient en train de se mettre en place.

Par exemple, la présence d’un homme ou d’unefemme est prédite avec 80 pour cent de fiabilité.On obtient des fiabilités légèrement inférieurespour des paysages de ville ou de nature, des

automobiles. Ce n’est donc pas une visualisationtotalement fiable du rêve, mais seulement uneindication. L’étape suivante consistera à réaliserces enregistrements durant la phase du rêve parexcellence, le sommeil paradoxal, mais il faudradéployer des moyens plus importants, car il fautattendre une heure de sommeil pour qu’appa-raisse le sommeil paradoxal, ce qui allongeranotablement le temps d’expérimentation. En toutcas, la voie semble tracée pour une possiblevisualisation des rêves dans l’avenir.

T. Horikawa et al., in Neuroscience, New Orleans, poster262.13/X14, 2012

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Une peine de prison d’unan avec sursis a été pro-noncée contre la psychia-tre Danièle Canarelli,jugée pour homicide in-

volontaire pour avoir laissé en libertéun patient schizophrène, Joël Gaillard,qui allait commettre un homicide. Ceprocès est-il légitime ? Que reflète-t-ilde l’état de la psychiatrie française et deses rapports avec la justice ? Commentvoir clair dans cette affaire et entrepren-dre des mesures sensées pour l’avenir ?

Un procès contestable

D’abord, le procès Canarelli estcontestable au regard de la loi.Rappelons que depuis 1936 et l’ar-rêt Mercier, les médecins ne sont pastenus à une obligation de résultat. Lessyndicats et l’Académie de médecineont rappelé à cette occasion que nulne peut prédire l’occurrence ou larécidive d’un acte violent. De plus, ilconvient de distinguer « dangerosité

psychiatrique » liée à une patholo-gie mentale, et « dangerosité crimi-nologique », et de ne pas confondrerechute et récidive, la première notionétant médicale, la seconde judiciaire.

Un psychiatre ne saurait donc êtrejugé parce qu’un patient commet un

crime en raison de sa pathologie. Enrevanche, les médecins sont tenus àune obligation de moyens. Or, pourdonner des soins consciencieux,attentifs et conformes aux donnéesactuelles de la science, ils doivent sesoumettre à une formation continuedevenue obligatoire. De quels moyensl’accusée avait-elle alors l’obligationde se doter ?

Pour évaluer correctement le ris-que représenté par un patient psy-chotique, il faut disposer d’uneconnaissance approfondie de la cli-nique psychiatrique associée à uneévaluation psychocriminologique, ceque souligne la Haute autorité desanté dans son dernier rapport sur laquestion. La recherche scientifiquesur ce sujet est pléthorique depuis lesannées 1990, mais elle reste peuconnue. Quelques points figurentdans l’encadré de la page ci-contre.Ils sont importants pour qu’un psy-chiatre puisse évaluer le risque repré-senté par un patient.

Que dire du patient auteur dumeurtre ? La lecture de coupures depresse permet de supposer qu’il pré-sentait une psychose schizophréni-que. La recherche scientifique quantà elle plaide en faveur de sa dangero-sité psychiatrique en se fondant sur

au moins deux critères : antécédentsrépétés de passages à l’acte violent,mauvaise observance aux soins.

La générosité de D. Canarelli vis-à-vis de J. Gaillard pourrait bien êtrel’indice d’un manque de connaissan-ces en psychocriminologie, disciplinepas ou très peu enseignée pendant lesétudes de psychiatrie et peu en voguedans les différentes écoles universitai-res de psychiatrie.

La question de l’obligation demoyens donnée au psychiatre se posedonc en ces termes : un psychiatreest-il aujourd’hui supposé se formeraux risques psychocriminologiques ?Et aussi : une telle obligation est-elleenvisageable, compte tenu de lateneur des formations actuelles et desmoyens concrets mis à disposition ?

Aujourd’hui, nous n’en sommesqu’au stade où les autorités s’attellentau problème. À titre illustratif, cettepetite chronologie des faits : le 5 juil-let 2011, le législateur a promulguéune loi très controversée « relative auxdroits et à la protection des person-nes faisant l’objet de soins psychiatri-ques et aux modalités de leur prise encharge ». Le 18 septembre 2012, uneconférence de consensus a été instal-lée par le ministère de la Justice pour« établir une synthèse sur la questionde la dangerosité et de la récidive »,dont les travaux pourraient trouverune issue législative. L’Académienationale de médecine, en partena-riat avec le Conseil national des com-pagnies d’experts de justice, a décidéde mener une « réflexion de fond sur

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Le procès d’une psychiatre dont le patient schizophrène a commis un meurtre révèle le flou qui caractérise

actuellement les rapports entre criminologie et psychiatrie.

Un psychiatre peut-il êtrecondamné pour son patient ?

Point de vue

Les médecins ont une obligation de moyens, non de résultats.

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l’évaluation de la dangerosité psychia-trique et criminologique et de propo-ser des pistes d’amélioration de laqualité de l’expertise médicale en rap-port avec les lourdes conséquenceshumaines, médicales, sociales et judi-ciaires qu’elle implique ». Entre autrespropositions, l’Académie proposed’améliorer la formation des psychia-tres se destinant à la pratique de l’ex-pertise par l’ouverture d’un diplômed’études spécialisées complémentai-res de la psychiatrie médico-légale etun tutorat de trois ans de formationà l’expertise.

Enseigner la psychocriminologie

Voilà donc où nous en sommes.Difficile de parler d’obligation de seformer à la psychocriminologie enl’état actuel des choses pour un psy-chiatre prenant en charge des psy-chotiques. Que faire ? Selon nous, laformation médicale continue despsychiatres devrait promouvoir l’en-seignement de la psychocriminolo-gie, au-delà de diplômes universitai-res chronophages pour des praticiensdébordés. Par exemple, comme le fait

l’École universitaire de la régionCentre animée par Jean-Louis Senon,codirecteur d’un ouvrage consacré àce sujet (Violence et troubles mentaux,Psycho-criminologie, Dunod, 2012).

Cependant, et en guise de conclu-sion, si nous avons salué ces heureusesinitiatives, il ne faudrait pas queD. Canarelli serve de bouc émissaire etque la réflexion soit perturbée par lesexigences passionnées de l’opinionpublique. L’obligation de moyens, jus-tement exigée pour les médecins psy-chiatres, devrait être partagée par l’État,pour qu’il tienne compte des réalitésdu terrain et dote la psychiatrie publi-que de moyens pour fonctionner cor-rectement. À titre d’exemple, la loi du5 juillet 2011 est considérée comme

pratiquement inapplicable faute demoyens. Ou encore, comment un psy-chiatre saturé pourrait-il suivre unschizophrène réputé dangereux tousles huit jours après sa sortie d’hôpitalen l’état actuel de pénurie ? Maisgageons que la mobilisation généralede tous les intervenants permettrad’éviter ces obstacles. Et pourquoi nepas rêver à la création de services uni-versitaires de psychiatrie légale,comme tente de le faire à titre expé-rimental Louis Jehel, professeur àl’Université Antilles-Guyane, pourprendre en charge les auteurs d’infra-ctions, et développer l’enseignementet la recherche scientifique en psycho-criminologie et psychiatrie légale, tropnégligée en France ?

Bibliographie

Violence et troubles mentaux, in J. L. Senon et al. (sous la directionde), Psychocriminologie, pp. 157-170,Dunod, 2012.S. Fazel et al., The population impactof severe mental illness on violentcrime, in Am. J. Psychiatrie, pp. 1397-1403, 2006.J. Monahan et al., Rethinking riskassessment : the Mac Arthur study of mental disorder and violence, Oxford Univ. Press, New York, 2001.http://www.academie-medecine.fr/detailPublication.cfm?idRub=26&idLigne=2379

Gérard Lopezest psychiatre,expert pour la Cour d’appel de Paris.

La dangerosité des psychotiques• 27,5 pour cent des schizophrènes commettent au moins un acte vio-

lent dans l’année qui suit leur sortie d’hôpital. Une autre étude met enévidence que le risque de violences des sujets présentant un trouble men-tal grave est inférieur à cinq pour cent. Cette même équipe a confirméque le risque d’infractions violentes associé à la schizophrénie était sur-tout lié aux abus de substances.

• La plupart des actes de violences commis par des psychotiques le sontpendant la phase initiale d’entrée dans la maladie ou ultérieurement lorsd’un épisode délirant.

• Les données de la recherche scientifique incitent à traiter certainsschizophrènes par des neuroleptiques à action prolongée, d’autant pluss’ils ont été déclarés dangereux.

• Les deux mois qui suivent la sortie de l’hôpital sont la période durantlaquelle se jouerait l’adhésion aux soins. Elle nécessiterait par conséquentune surveillance clinique hebdomadaire.

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Il n’aura échappé à personne quenous traversons une crise : leprésent est morose, l’avenir sem-ble bouché, menaçant. Que faireet que penser ? Deux essais

récents nous invitent, dans tous lescas, à ne pas sombrer dans le pessi-misme, ce grand aggravateur de tou-tes difficultés.

Le titre du premier des deux livresest programmatique : Aimer (quandmême) le XXIe siècle, nous suggère sonauteur, Jean-Louis Servan-Schreiber.La subtilité du message réside dansle « quand même» de la parenthèse :bien sûr, ce siècle a mal démarré, etsemble nous conduire aux antipodesde ce que nous espérions ; pourautant, il est porteur aussi de grandesespérances. L’auteur propose d’ail-leurs un parallèle intéressant avec laRenaissance, cette période historiqueféconde, qui annonçait l’arrivée denotre monde moderne, mais qui a étévécue par ses contemporains comme

inquiétante, chaotique et illisible. Celavous rappelle-t-il quelque chose ?

Une société en crise

Dans le second essai, Une autre vieest possible, Jean-Claude Guillebaudreconnaît que la période actuelle estclairement « un cap Horn de l’aven-ture humaine », et pas seulement unecrise de plus. Il précise : « Un chan-gement radical est bel et bien à l’œu-vre, un de ces basculements commeil s’en produit une ou deux fois parmillénaire. » Pourtant, ce n’est pasprincipalement là que réside, selonlui, le problème, mais dans ce qu’ilnomme la désespérance contempo-raine : « Elle est un gaz toxique quenous respirons chaque jour. Et depuislongtemps. L’Europe en général et laFrance en particulier semblent deve-nues ses patries d’adoption. » Il citele mot de Goethe : « Le pessimiste secondamne à être spectateur. » Un des

remèdes à la crise serait-il l’opti-misme ? Nos deux auteurs le pensent,en se démarquant de toute naïveté, eten se rangeant plutôt du côté des« opti-réalistes », c’est-à-dire des opti-mistes capables d’affronter les aspectssombres de la réalité.

Toutes les données de la recherchecontemporaine en psychologie leurdonnent raison : voilà longtempsqu’on a montré que parmi les per-sonnes à qui l’on fournit des infor-mations potentiellement inquiétan-tes sur leur état de santé (« si vous êtesblond, risque de cancer de la peau »,« si vous fumez, risque de bronchiteset de cancer », etc.), les optimistesprennent ensuite davantage de déci-sions pour se protéger des risquesannoncés que les pessimistes : ils sontpersuadés, à juste titre, que leurs actespeuvent exercer une influence surleur destin. Les preuves expérimen-tales abondent quant aux bénéficesde l’optimisme réaliste, et confirmentainsi la remarque volontariste deClémenceau : « L’avenir, ce n’est pasce qui va nous arriver, mais ce quenous allons faire. »

Mais nous, Occidentaux de cedébut de XXIe siècle, avons beaucoupde mal à nous sentir optimistes et àagir en conséquence ; le mot progrèslui-même est devenu suspect, alorsqu’il a été un des moteurs de notreculture depuis plusieurs siècles. Que

« Et si nous vivions une nouvelleRenaissance, qui fut une époque tourmentée,pleine de doutes, mais riche de créations et de nouvelles libertés ? »

Jean-Louis Servan-Schreiber

L’œil du Psy

Comment être optimiste au XXIe siècle ?

Christophe André

À l’heure des changements climatiques, des criseséconomiques et financières, des fractures socialeset générationnelles, y a-t-il encore des raisons de voir l’avenir d’un bon œil ?

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nous arrive-t-il ? Peut-être sommes-nous soumis à une dose excessived’incertitude ?

Les chercheurs en psychologie del’École de Montréal ont montré depuisplusieurs années que l’intolérance àl’incertitude est une dimension fon-damentale de ce que l’on nommel’anxiété généralisée, cette tendancemaladive à se faire du souci à proposde tout, et notamment de ce qui estincertain, imprévisible et incontrôla-ble. C’est-à-dire, en gros, tout ce quiva arriver demain ! De fait, même si laplupart des personnes ne souffrent pasd’anxiété généralisée, le sentimentd’incertitude face à l’avenir, bien évi-demment naturel et éternel, est peut-être devenu aujourd’hui plus intenseque jadis, du fait même de la com-plexité croissante de notre monde.Notre problème viendrait-il alors aussid’une dose excessive de complexité ?

Tout va-t-il si mal ?

C’est possible. Nos ancêtres vivaientdans un univers au sein duquel ilsexerçaient un certain contrôle : ilssavaient d’où venaient (ou ne venaientpas, d’ailleurs, car les famines étaientfréquentes) leurs aliments ; ils voyaientà quoi aboutissait leur travail ; ils com-prenaient comment fonctionnaient lesoutils et techniques qui facilitaient leurquotidien. Ce n’est plus notre cas. Etlà encore, les données de la psycholo-gie scientifique nous rappellent l’im-portance de ce sentiment de contrôlepour nos capacités d’action et notreéquilibre émotionnel. Un modèleexpérimental classique, dit de résigna-tion apprise (learned helplesness enanglais), a montré dès les années 1960que des chiens mis en situation dedevoir subir des chocs électriques sanspouvoir les contrôler (en fuyant, parexemple) développaient des symptô-mes anxieux et dépressifs, puis unedémotivation persistante face à l’ac-tion. Les humains peuvent souffrir desmêmes maux.

Bref, les seuils tolérables d’incerti-tude, de complexité et de manque decontrôle perçu ont peut-être étédépassés, d’où nos difficultés à resteroptimistes. Pourtant, les raisons d’es-

pérer ne manquent pas. D’abord, l’in-telligence de l’espèce humaine, capa-ble de trouver des solutions à tout, ycompris aux problèmes qu’elle a elle-même créés ! Ensuite, la multiplicitédes progrès scientifiques, les révolu-tions informatiques et biologiques.Car l’arbre qui tombe fait toujoursplus de bruit que la forêt qui pousse :pour redevenir optimiste, il suffit detendre l’oreille et d’ouvrir l’œil, maispas seulement dans la direction desproblèmes. Et de réaliser surtout que,finalement, le péril n’est peut-être passi grand. Par exemple, alors qu’il noussemble que notre monde est de plusen plus cruel, les historiens nous rap-pellent que d’un strict point de vuecomptable, c’est l’inverse : il y a demoins en moins de victimes de guer-res et de violences, ce qui est un pro-grès. Mais nous les admettons demoins en moins bien, ce qui est unautre progrès.

Pour traverser la crise, de nom-breux efforts seront nécessaires ; etcelui de muscler notre optimisme seral’un des plus importants. C’est parfai-tement possible, comme l’affirme etle démontre le courant de la psycho-logie positive, dont la vigueur actuellen’est peut-être pas un hasard :« Quand croît le péril, croît aussi cequi sauve » écrivait le poète etphilosophe allemand. C’est plusvrai que jamais…

« Chaque société humaine et chaque génération nouvelle auront trouvé devant elles autant de raisons d’espérer que de désespérer. »

Jean-Claude Guillebaud

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Bibliographie

S. Achor, Comment devenir un optimistecontagieux, Belfond, 2012.J.-C. Guillebaud, Une autre vie est possible, L’Iconoclaste, 2012.J.-L. Servan-Schreiber, Aimer (quand même) le XXIe siècle, AlbinMichel, 2012.S. S. Deschenes et al., Experimentalmanipulation of beliefs aboutuncertainty : Effects on interpretiveprocessing and access to threatschemata, in Journal of ExperimentalPsychopathology, vol. 1(1), pp. 52-70,2010. M. E. P. Seligman et al., Failure to escape traumatic shock, in Journal of Experimental Psychology, vol. 74, pp. 1-9, 1967.

Christophe ANDRÉest médecin psychiatre à l’HôpitalSainte-Anne, à Paris.

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Le film de Costa-Gavras ne pouvaitpas tomber mieux, au moment oùun mouvement populaire s’emparede l’Espagne pour contester lesconditions douteuses des crédits

immobiliers accordés à de nombreux parti-culiers, et où l’Europe fait un pas en avantpour mieux contrôler ses banques. Son filmnous raconte en effet l’ascension d’un arri-viste amoral dans un monde de la finance glo-balisé qui ne l’est pas moins. Il y est bien sûrquestion d’illégalité, de délit d’initié et de col-lusion avec la mafia, mais pas seulement.Costas-Gavras veut aller plus loin. La ques-tion qu’il pose est celle d’une dérive du sys-tème bancaire qui le transforme peu à peu enun nouveau totalitarisme. Alors que le tota-litarisme au XXe siècle a été politique et mili-taire, celui du XXIe siècle serait financier.

Une métaphore sexuelle

Le film débute par une métaphore. Aumoment où il va frapper sa balle de golf, leprésident de la banque Phénix s’écroule, saisipar une douleur intolérable au bas-ventre : ilcachait à ses proches un cancer des testicules

qu’il percevait comme une atteinte à sa viri-lité. Costa-Gavras nous invite évidemment àcréer un lien entre les testicules, l’organismefinancier appelé « la Bourse » et le désir d’en-richissement de ses personnages qui semblentn’avoir pas d’autre souci que « remplir leursbourses ». Le patron de Phénix souffrait d’uncancer des parties génitales qu’il voulait cacherde la même manière que la Bourse – autre-ment dit la finance internationale – est, pourCosta-Gavras, atteinte d’un mal qui la ronge.Et ce mal est à l’image d’un cancer dans lequelcertaines cellules semblent se désolidariser dureste de l’organisme et poursuivre un seulobjectif : leur propre croissance, jusqu’à entraî-ner la mort de leur hôte. Dans Le Capital, lesystème bancaire international semble en effetpromis au même avenir : créer des bulles spé-culatives jusqu’à entraîner la mort de la sociétéqui l’avait d’abord développé pour en faire unorgane contribuant au bonheur général.

Mais cette métaphore sexuelle et médicaleest-elle la mieux à même de rendre comptede la passion de dominer décrite dans LeCapital ? Le propre du désir sexuel est qu’ilpeut connaître des périodes d’assouvisse-ment, même si elles sont brèves. Le désir dont

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Le Capital :un totalitarisme moderne

Serge TISSERONest psychiatre,psychanalyste et docteur enpsychologie habilité à diriger des thèses à l’UniversitéParis Ouest Nanterre.

Cinéma :décryptage psychologique

Ce film met en scène la mutation qui s’opèreaujourd’hui dans le monde de la finance, livré

à une passion délétère : le désir d’emprise, ou pulsion de contrôler autrui en l’instrumentalisant.

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il est question dans ce film n’en connaîtaucune. Il s’agit du désir d’emprise.

Un jeune arriviste, Marc Tourneuil, succèdeà l’ancien président de la banque Phénix. Il estpoussé par les actionnaires à organiser le pas-sage d’un capitalisme traditionnel respectueuxdes États, des clients et des employés, à uncapitalisme sauvage, encore appelé par ses col-laborateurs « un capitalisme de cow-boy ».Alors que le premier s’efforçait de tenircompte des priorités du gouvernement, dubien-être des employés et de celui des usagers,ce nouveau capitalisme ne se préoccupe quedes bénéfices des actionnaires. Aussi est-il légi-time dans le film qu’une entreprise dont lescomptes sont bénéficiaires puisse licencier :les actionnaires ne sauraient se contenter d’unrapport des fonds propres à 11 pour cent, illeur faut 20 pour cent. Ce chiffre n’est pasinventé, c’est en effet celui que réclament lesnouveaux actionnaires qui investissentaujourd’hui dans les grands médias français.

Du coup, le système bancaire devient peuà peu une organisation de pouvoir danslaquelle les objets créés par l’homme (ici l’ar-gent) ne sont plus mis au service de tous leshommes, mais utilisés à leur seul profit par

ceux qui en ont pris le contrôle, jusqu’à finirpar oublier l’être humain. Or c’est exactementla logique d’un système totalitaire : lorsqueles armes des militaires, censées protéger lescitoyens, sont utilisées pour les asservir ; oulorsque les progrès de l’informatique, censésélargir les libertés de chacun et favoriser lacréation de liens nouveaux, sont utilisés pourles contrôler. Ici, comme en Espagne, ce sontdes cadres bancaires supposés informer lescitoyens des conditions de leurs prêts immo-biliers qui les ont trompés sciemment, puis

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• Le Capital dépeint la finance globalisée comme un système totalitaire qui prend le contrôle des êtres humains pour réaliser des profits de manière quasi automatique.

• Le héros du film est mû par un « désir d’emprise », concept formulé par Freud et qui place le désir de contrôler autrui au-dessus de l’empathie que l’on peut ressentir à son égard.

• Ce désir particulier, dénué de culpabilité, conduit à instrumentaliser autrui et à l’utiliser comme un objet. Employés,clients et États sont alors des moyens de s’enrichir, sans états d’âme.

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1. Marc Tourneuilest le nouveau

dirigeant d’une banque,qui se trouve chargé

d’augmenter les profitspar le biais de

licenciements qualifiésde « dégraissage ».

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les ont fait jeter à la rue, pour favoriser l’ac-croissement du capital des actionnaires.

Les méthodes du totalitarisme politique

L’histoire prend un tour nouveau lorsqueson héros, Marc Tourneuil, décide de procé-der à des licenciements massifs pour satisfaireles actionnaires. Pour y parvenir, il fait solen-nellement appel à la base, c’est-à-dire à tousles petits employés de la banque, et leurdemande comment il leur semblerait possi-ble d’améliorer leurs conditions de travail : ilpeut s’agir d’améliorations matérielles ettechniques, mais aussi de la remise en causede liens d’autorité jugés trop contraignantsou… franchement sadiques. Marc Tourneuiln’a évidemment pas d’autre objectif que deprovoquer le départ des cadres qui pourraientlui être hostiles en prenant prétexte de leurimpopularité, mais cet appel le rend évidem-

ment très populaire auprès des travailleurs debase de Phénix. Costa-Gavras ne peut pass’empêcher de faire un clin d’œil politique :on voit son héros consulter, avant d’aller secoucher, un livre consacré à Mao Tse Toung.Chacun sait que le vieux leader chinois lançale mouvement « Révolution culturelle » aumoment où il craignait que le pouvoir luiéchappe, et qu’il s’appuya sur les jeunes gar-des rouges pour éliminer les membres de ladirection du parti qui pouvaient faire obsta-cle à son autorité absolue.

Marc Tourneuil réussit ses licenciements…et les cours de la Bourse s’envolent ! Lesactionnaires « coupeurs de têtes » ne veulentévidemment aucun mal à personne. Lasociété dans laquelle ils vivent couvre d’ail-leurs leurs actes et les rend légitimes. Ils sontseulement mus par le désir d’efficacité. Il y aquelques années, Costa-Gavras avait d’ail-leurs adapté pour le cinéma un roman quimet en scène la même situation, Le Couperet.Il raconte l’histoire d’un cadre âgé de 51 ansvictime de licenciement. Sa société, pourtantlargement bénéficiaire, a réalisé ce que l’onnomme un « dégraissage ». Ce mot qui évo-que l’opération par laquelle on élimine lamatière grasse superflue d’un alimentconcerne ici des êtres tout aussi humains queles actionnaires qui désirent réduire les coûtsafin de gagner plus d’argent. Burke – c’est lenom du héros – croit d’abord que son chô-mage sera de courte durée, mais quand sesindemnités de licenciement sont épuisées, ildécouvre qu’il ne peut plus protéger safamille. Il ressent alors pour la première foisla honte et la peur viscérale de la marginali-sation… jusqu’à ce qu’il lui vienne une idée.

Puisque le monde du travail est une jungleoù règne la violence, il décide d’éliminer cha-cun de ses concurrents au poste qu’il brigue.Bien sûr, Burke ne prend pas cette décisionsans beaucoup d’hésitations. Il passe peu àpeu d’un état d’esprit empathique à uneindifférence émotionnelle complète vis-à-vis

Cinéma :décryptage psychologique

Marc Tourneuil est poussé par les actionnaires à organiser le passage d’un capitalisme traditionnel respectueux des États,des clients et des employés, à un capitalisme sauvage.

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2. Marc Tourneuilest sous la pression de ses actionnaires.Pour les satisfaire,il se renseignera sur les méthodesmachiavéliques utiliséespar les régimestotalitaires, et réussiraainsi à éliminer des collaborateurs, et àréaliser des économiessubstantielles.

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de ses collègues : ils ne sont plus que desennemis à abattre. Et pour y parvenir, ildécide de mobiliser toute son énergie afin deles éliminer sans laisser de traces. Il n’y aaucune agressivité dans son attitude, il n’agitque pour sauver sa peau et celle de ses pro-ches, et la preuve en est qu’il ne prend aucunplaisir à cette tâche. Burke entre dans la vio-lence. Une violence sans plaisir, et, pour cetteraison, sans culpabilité.

Le désir d’emprise

Freud a construit sa théorie du dévelop-pement psychique en prenant en compte lesformes de désir successives qui s’organisentà partir des diverses zones corporelles privi-légiées par l’enfant au cours de son évolu-tion : l’oralité avec le désir de dévorer et des’incorporer l’objet, l’analité associée à l’ac-cumulation, à l’ordre et à l’entêtement, etenfin le désir phallique associé à l’affirma-tion de soi et à la possession du pouvoir.Chacun de ces désirs suscite des interdits etla culpabilité qui lui est associée. Mais le désird’emprise sur le monde, lui, ne s’accompa-gne d’aucune culpabilité. Et heureusement,car c’est une source de progrès infinis pourl’être humain. C’est pourquoi il a été pro-posé de le comprendre en relation avecl’exercice de la motricité et du contrôle surle monde qu’elle permet. Ce désir est d’abordplacé chez l’enfant sous le signe de la confu-sion entre monde matériel et mondehumain. Il désire tout autant contrôler etdiriger le monde des objets qui l’entourentque les êtres humains qui font partie de sonenvironnement premier.

Existerait-il alors une « pulsion d’emprise »qui impliquerait diverses formes de manipu-lation de l’environnement sans pour autants’accompagner d’une satisfaction libidinale ?Freud a toujours refusé cette idée, mais unautre psychanalyste qui était son contempo-rain, Ives Hendrick, l’a suggéré. Plus même :il se pourrait bien que ce ne soit pas le plai-sir procuré par un objet qui incite à dévelop-per son emprise sur lui, mais le contraire :c’est le désir de contrôler un objet (ou unepersonne…) qui inciterait à désirer en jouir,comme une manifestation parmi d’autres dupouvoir qu’on prétend avoir sur lui.

Autrement dit, contrairement à ce qui estcommunément admis, l’être humain ne dési-rerait pas fondamentalement contrôler ce quilui donne du plaisir pour en avoir encoreplus. Il désirerait contrôler le monde, et cedésir de contrôle, lorsque celui qui l’éprouveprétend ne lui donner aucune limite, se mani-festerait notamment par des tentatives dedomination sexuelle. Le harcèlement sexuelrelèverait moins de la recherche d’une satis-faction que du désir de prouver à la victime– et de se prouver à soi-même – que le pou-voir qu’on entend exercer sur elle ne recon-naît ni le droit de chacun de disposer de sonpropre corps, ni les conventions sociales, ni

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Le système bancaire devient peu à peuune organisation de pouvoirdans laquelle les objets créés

par l’homme (ici l’argent) ne sont plus mis au service de tous

les hommes, mais utilisés à leur seul profit par ceux qui en ont pris

le contrôle, jusqu’à finir par oublier l’être humain.

3. Dans Le Couperet,

José Garcia incarne un employé victime delicenciement sauvage.Il comprend que pour

s’en sortir dans un monde livré

à une compétitionsauvage, il faut éliminer

les autres postulantsaux emplois qu’il

brigue. Une logiquedarwinienne poussée

à l’extrême.

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bien sûr la loi. Il serait la manifestation d’undésir d’emprise étendu à toutes les sphères dela vie sociale, y compris la sphère sexuelle,bien plus qu’un désir sexuel proprement dit.

Des consoles de jeu aux traders

Pour Costa-Gavras, les robots financiers,les consoles de jeu et les écrans participenteux aussi de ce nouveau totalitarisme, dansla mesure où ils sont autant d’instruments depouvoir aux mains de quelques-uns.

Commençons par les robots. Uneséquence du Capital est consacrée à ladémonstration de ceux qui sont capables deréaliser seuls jusqu’à plus de 40 pour cent des

transactions bancaires, alors que lesanciens n’en réalisaient que 10 pourcent. Tout est réalisé à des vitesses del’ordre de la nanoseconde, d’unefaçon qui permet de vendre et deracheter le même titre en moinsd’une seconde, de façon à faire unbénéfice. L’existence de robots capa-bles de réaliser eux-mêmes la quasi-

totalité des transactions n’est plus très loin,avec l’idée d’un système technologique quifinit par évoluer totalement pour son proprecompte, sans plus de référence aux objectifspour lesquels il avait d’abord été créé.

La médiation des écrans est un autre moyende traiter ses semblables comme de simplesobjets. Marc Tourneuil, ou son homologueaméricain, ouvre souvent un écran, entre enrelation avec un interlocuteur, lui donne unordre et coupe aussitôt le contact de façon àne laisser la place à aucune réponse. Les écranspermettent en effet de surprendre son inter-locuteur au moment où il est le moins pré-paré, puis d’interrompre brutalement la com-munication et de le pousser au désespoir sansautre geste que celui de l’ignorer.

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Cinéma :décryptage psychologique

L’enfant désire tout autant contrôler le monde des objets qui l’entourent que les êtres humains qui font partie de son environnement premier.

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4. Le « patronsauvage » utilisevolontiers les machinespour parvenir à sesfins : robots réalisant les transactionsfinancières et évacuantles intermédiaireshumains, mais aussiécrans detéléconférence pourlicencier les gens à distance, en coupant le contact au momentopportun.

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Enfin, lorsque Marc Tourneuil se rend danssa famille à Noël, c’est pour offrir des conso-les de jeux à ses jeunes neveux. Alors qu’à sonarrivée, ceux-ci s’amusaient ensemble dans laneige, quelques heures plus tard, il les retrouvetous réunis dans le salon, chacun les yeuxrivés à son écran. Chacun joue pour soi. Ilsne sont plus avec personne. Là aussi, les tech-nologies numériques ont donné une nouvelledimension au désir d’emprise. Costa-Gavraspense-t-il que la pratique de la console de jeufabrique les traders de demain ? En tout cas,il nous montre que si le joueur veut contrô-ler sa partie de console, celui qui contrôle lejeu, lui, pourrait bien contrôler le joueur…

Entre emprise et réciprocité

Pourtant, l’être humain n’est pas mû parle seul désir d’emprise. Dans le film de Costa-Gavras, deux femmes incarnent une autrepossibilité : la compagne de Tourneuild’abord, puis une employée sous ses ordresqu’il tente sans succès de séduire. Les deuxs’éloigneront de lui, après avoir échoué à sus-citer dans son cœur l’empathie et le désir deréciprocité. Car l’homme est capable de com-portements extrêmes autant dans le souci del’autre que dans l’indifférence, et il peutéprouver tout autant le sentiment de fairepartie d’un grand organisme dont chaque élé-ment est infiniment précieux, que la convic-tion que tout commence avec lui, et, parfoismême, devrait finir avec lui.

Cette bipolarité psychique s’explique parune situation qui est sans équivalent dans lerègne animal : le petit d’homme naît préma-turé, à la fois sur le plan physique et psychi-que. Cette situation a pour conséquence quechaque être humain se découvre lui-même etdécouvre l’autre dans le même mouvement.Cette découverte mutuelle et le plaisir quil’accompagne sont les clés des formes élevéesd’empathie, d’entraide et de solidarité dontnous sommes tous capables. Mais en mêmetemps, cette proximité ne va pas sans susci-ter des angoisses intenses : peur d’être mani-pulé par l’autre, d’être aliéné par lui dans saliberté et dans son désir, voire d’être absorbéà l’intérieur de lui et de cesser d’exister poursoi. La proximité intense qui s’établit entreun bébé et son adulte de référence est ainsi lacause de deux mouvements psychiques exac-

tement opposés et complémentaires : un désirde réciprocité et un désir d’emprise.L’existence du second ne saurait nous faireoublier le premier, preuve en est que ceux quidésirent utiliser les technologies numériquespour avoir des relations plus riches et plusnombreuses le peuvent aussi. Ce désir d’em-prise se justifie le plus souvent comme uneréponse à l’inquiétude d’être soumis à l’em-prise de l’autre. D’ailleurs, il apparaît finale-ment que Marc Tourneuil n’a accompli sesirrégularités et crapuleries que pour empê-cher un groupe d’actionnaires de l’évincer,mais cela nous met évidemment bien loind’une préoccupation des usagers !

Il y a bien longtemps, Georges Clemenceaudéclara que la guerre était une chose tropsérieuse pour être laissée à l’initiative des mili-taires. Quel homme d’État aura-t-il le cou-rage de dire que la guerre que se livrentactuellement les banques est une chose tropimportante pour être laissée à l’initiative desactionnaires, surtout quand les ban-ques attendent de l’État qu’il les ren-floue lorsqu’elles perdent à la Bourse ?

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Bibliographie

S. Tisseron,L’empathie, au cœurdu jeu social, Albin

Michel, 2010.P. Denis, Emprise

et satisfaction, Paris, PUF, 1997.

I. Hendrick,The discussion of the« instinct to master »,in The Psychoanalytic

Quarterly, CP,pp. 561-565,1943.

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5. Les femmessont le grand échec de Marc Tourneuil.Autant son épouse

qu’une des employéesqu’il tente de séduire

s’éloigneront de cet être froid

et imperméable à l’empathie.

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Dossier

L’épilepsie : une fenêtre sur la conscience

La maladie épileptique : une épée de Damoclès

Crises d’épilepsie et troubles de la conscience

La neurobiologie de l’épilepsie36

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La maladie épileptique est fréquente, et elleest handicapante, le sujet concerné vivantdans la hantise de la survenue d’une crise.Et même si la crise redoutée ne dure paslongtemps, elle le laisse fatigué, mentale-

ment et physiquement, et il lui faut du temps pourretrouver toute sa lucidité. Les formes de la maladiesont multiples, des crises partielles aux crises géné-ralisées. Les enfants ne sont pas épargnés, mais beau-coup d’entre eux sont libérés de ce fardeau aumoment de la puberté. En revanche, pour d’autres,l’évolution est moins favorable et la maladie peutavoir des répercussions négatives sur la vie familiale,sociale et professionnelle.

La maladie est complexe, mais ses bases neurobio-logiques commencent à être élucidées. Comprenantmieux ces mécanismes, les biologistes espèrentdécouvrir des médicaments qui, contrairement àceux dont on dispose aujourd’hui, s’attaqueraientaux causes du mal.

De surcroît, l’étude de cette maladie pourraitapporter des informations précieuses dans un toutautre domaine : celui de la conscience. Comme lescrises s’accompagnent de troubles de la conscience,les recherches en cours sur l’épilepsie nous rensei-gnent sur les mécanismes neurobiologiques qui pré-sident à l’apparition ou la disparition de la conscience. ©

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La maladie épileptique : une épée de DamoclèsL’épilepsie est une maladie neurologique répandue et souventhandicapante. Même si certaines formes juvéniles disparaissent à l’adolescence, de nombreuses personnes restent à la mercide crises plus ou moins violentes qui surviennent à l’improviste.

L’ épilepsie, l’une des maladies neu-rologiques les plus fréquentes,revêt de nombreux visages. Elle sedéfinit comme la répétition de cri-ses épileptiques – ou du moins un

risque élevé de crises répétées –, ces crisesétant spontanées, c’est-à-dire non provoquéespar une maladie aiguë ou des circonstancesparticulières, par exemple de la fièvre. Cettemaladie touche 45 millions de personnes dansle monde. En France, elle concerne six à septpersonnes sur 1 000, soit plus de 400 000 per-sonnes, la moitié ayant moins de 20 ans. Onestime que 30 à 40 nouveaux cas pour100 000 personnes se manifestent chaqueannée, soit environ 20 000 nouveaux cas paran en France, les chiffres étant plus élevés chezl’enfant et chez les personnes âgées.

Ces chiffres masquent une grande hétéro-généité des symptômes, car l’épilepsie recou-vre un vaste ensemble de maladies qui diffè-rent par la nature des crises qui en sont lesymptôme principal, mais aussi par leur fré-quence, leur gravité, l’âge de survenue, la causesous-jacente, la réponse au traitement médi-camenteux, l’existence de troubles cognitifs,psychologiques ou psychiatriques associés,ainsi que par leur pronostic, la façon dont lamaladie évoluera.

Si certaines formes ont un impact limitésur la qualité de vie du sujet, d’autres ont desconséquences socioprofessionnelles graves.L’imprévisibilité des crises constitue une

menace, une épée de Damoclès, sourced’anxiété pour le patient et son entourage.Certaines épilepsies résistent aux médica-ments disponibles, les crises persistant dans30 pour cent des cas environ. En outre, diver-ses pathologies associées à l’épilepsie sont plusfréquentes en cas de pharmacorésistance.Désignées par le terme de comorbidités, ellescomprennent dépression et troubles du com-portement ou de la mémoire.

Quand les crises persistent, elles ont degraves conséquences : mortalité plus élevéeque dans la population générale du mêmeâge en raison des risques d’accidents ou dedécès subits (très rares) ; effets secondairesdes traitements au long cours. De surcroît,chez l’enfant, les épilepsies peuvent interfé-rer avec le développement cérébral et entraî-ner des déficits intellectuels et des troubles

Michel Baulac,professeur

de neurologie et de neuroanatomieà l’Université Pierre

et Marie Curie (ParisVI), dirige les activités

d’épileptologieclinique à l’Hôpital

de la Pitié-Salpêtrière,à Paris, et coordonne

les activités derecherche sur

l’épilepsie à l’Institutdu cerveau et de

la moelle, ICM.

• L’épilepsie se manifeste par des crises dont les signes cliniques,la durée et le retentissement sur la vie quotidienne diffèrent.

• Les crises traduisent des anomalies dans la genèse et la propagationdes signaux électriques dans le cerveau. Les électroencéphalogrammesrévèlent là où l’activité anormale naît et comment elle se propage.

• Aujourd’hui, les médicaments disponibles bloquent les crises, maisils sont inefficaces chez certaines personnes. Quand elle est possible,l’élimination chirurgicale du « foyer » épileptique est efficace.

En Bref

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du comportement, parfois associés à un han-dicap. Les études, la vie professionnelle, fami-liale et sociale peuvent être compromises.Même si une crise ne dure que quelques secon-des, le sujet, après la crise, reste fatigué physi-quement et intellectuellement, et peut ne pasrécupérer tout de suite sa vivacité d’esprit nisa lucidité. À ces fardeaux s’ajoute souvent lesentiment ou la peur d’être stigmatisé du faitd’une maladie qui, malgré les efforts des asso-ciations de patients et de leurs familles, restetrop souvent mal perçue dans la société.

Le grand mal

Une crise d’épilepsie résulte d’une déchargesoudaine et simultanée, dite synchrone, d’unepopulation de neurones située dans unerégion plus ou moins étendue du cerveau. Ceréseau de neurones où une crise naît et se pro-page plus ou moins rapidement conditionnele scénario de la crise. On distingue deux gran-des catégories : les crises généralisées et les cri-ses partielles. Quelles en sont les caractéristi-ques ? Les crises généralisées mettent en jeudes réseaux diffus, bilatéraux, c’est-à-diresymétriques, du cortex, qui sont couplés aveccertaines structures sous-corticales, tels le tha-lamus de chaque hémisphère et le tronc céré-bral. La crise nommée grand mal ou encoregénéralisée tonico-clonique est l’événement

épileptique le plus connu. Elle est qualifiée decrise convulsive. Son déroulement a été biendécrit : le sujet pousse un cri bref, perdconnaissance, chute ; il entre dans une phasede raideur dite tonique (ses muscles sontcontractés et raides), puis est pris de secous-ses. Cette phase dite clonique est marquée pardes secousses musculaires brusques et géné-ralisées qui s’espacent au bout de quelquesminutes. La dernière phase, dite résolutive, estun état quasi comateux bref. La respirations’interrompt pendant la phase tonique, est sac-cadée pendant la phase clonique et devientample et bruyante durant la dernière phase.Le sujet récupère plus ou moins rapidement :

si la crise ne dure que quelques minutes, lesujet peut rester confus pendant plusieursminutes, voire quelques heures. Après, le sujetne se souvient pas de la crise et est épuisé. Ilexiste d’autres formes de crises généraliséestelles les absences, une courte altération dela conscience, ou des myoclonies, de brèvessecousses musculaires de nature épileptique.

Quant aux crises focales ou partielles, ellesimpliquent, au début, un réseau de neuroneslimité, comme en attestent les symptômes ini-tiaux, relativement limités. Ils peuvent êtremoteurs, perceptifs, psychiques ou toucher lesystème nerveux autonome, le rythme desbattements cardiaques ou de la respiration,par exemple. Quand la conscience est préser-vée, le patient peut souvent raconter ce qu’ilressent. Si certaines décharges restent locali-sées, d’autres se propagent, par contiguïté, ouvia des faisceaux de fibres nerveuses. Cettepropagation entraîne parfois une altérationde la conscience, plus ou moins profonde etprolongée, des chutes et des comportementsautomatiques divers. Enfin, certaines crisespartielles peuvent évoluer, plus ou moinsrapidement, vers une crise généralisée quis’étend alors à de vastes régions du cortex,dans les deux hémisphères cérébraux.

On classe les crises partielles en fonction dela topographie de la décharge à son origine(lobe temporal, frontal, occipital, etc.). Les cri-

ses du lobe temporal sont fréquentes,et mettent souvent en jeu la facemédiane du lobe temporal (amygdaleet hippocampe) : le sujet commencegénéralement par ressentir une sen-sation dite épigastrique ascendante,c’est-à-dire une sensation d’angoisseau creux de l’estomac accompagnée

de nausées, mais aussi une sensation de peurou des troubles de la mémoire (sensation dedéjà-vu ou déjà-vécu). Quand une crise naîtdans la face latérale du lobe temporal, elle peutse traduire par des phénomènes auditifs (hal-lucinations plus ou moins élaborées) ou destroubles du langage. Il y aussi, par exemple,des crises visuelles quand les décharges nais-sent dans le lobe occipital, celui qui contientles aires visuelles, ou encore des crises motri-ces ou comportementales quand les déchar-ges apparaissent dans le lobe frontal.

L’électroencéphalographie représente unoutil primordial de diagnostic de l’épilep-sie, car elle permet d’enregistrer, en temps

Dossier

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Les crises généralisées mettent en jeu de vastes réseaux de neurones, les crisespartielles des réseaux limités.

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réel, les phénomènes électriques qui tradui-sent les décharges épileptiques (voir lafigure 3). Entre les crises, on observe desdécharges limitées dans le temps et dans l’es-pace, qui indiquent si les anomalies sontgénéralisées ou, au contraire, localisées dansune région limitée du cerveau. Durant unecrise, on observe des décharges rythmiques,soit d’emblée diffuses (crise généralisée), soitlocalisées à une région du cerveau (crisefocale), et se propageant par la suite. Après lacrise, des ondes lentes traduisent un dysfonc-tionnement temporaire, qui peut être accom-pagné de symptômes, tels que faiblesse mus-culaire ou troubles du langage.

Suivre l’activité cérébrale

En fait, c’est en couplant l’électroencépha-logramme et l’enregistrement vidéo des mani-festations cliniques au cours de la crise quel’on obtient les meilleures informations. Cecouplage est très utile en cas de doute sur lanature des événements, ou quand il faut loca-liser très précisément les tissus épileptogè-nes (le foyer épileptique) si l’on envisage uneintervention chirurgicale (nous y revien-drons). L’imagerie cérébrale complète lesinformations de l’électroencéphalogramme.Le scanner fournit des données intéressantes,mais l’IRM est l’examen le plus sensible, capa-ble de détecter de petites anomalies, par exem-ple une petite zone de malformation du cor-tex cérébral (voir la figure 2). Les possibilitéstechniques se multiplient : systèmes à hauterésolution, acquisitions des données non plusseulement en surface, mais en volume, repré-sentation de la surface du cortex, analysequantifiée du signal, du volume de certainesstructures, visualisation des faisceaux de fibrespar IRM de diffusion, etc.

D’autres techniques d’imagerie cérébralefonctionnelle contribuent à l’exploration desépilepsies : données métaboliques par tomo-graphie par émission de positons (TEP), don-nées de tomographie par émission monopho-tonique (SPECT) dont le traceur peut êtreinjecté durant certaines crises. L’IRM fonc-tionnelle explore les relations entre la zoneépileptogène et certaines fonctions cérébra-les cruciales, telles que le langage ou la vision :on enregistre par IRM l’activité cérébrale dusujet en même temps qu’on lui demande derépéter certaines phrases, de lire un mot ou

La maladie épileptique : une épée de Damoclès

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1. Sur ce tableau,La Transfiguration,Raphaël (1483-1520) a représentéun adolescent en proie à une crise d’épilepsie. On observe les muscles crispésde l’enfant, son regard absent.Un adulte le soutient, car il va sans doute tomber.

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encore de décrire une image qu’on lui pro-jette. On peut ainsi suivre si ses fonctionscognitives sont préservées ou perturbées.

Nous avons évoqué les symptômes associésà la maladie et les méthodes permettant del’étudier, examinons maintenant quelles sontses causes. Beaucoup d’épilepsies ont unecause génétique, et l’on a découvert de nom-breuses formes monogéniques en étudiant lesformes familiales de la pathologie : dans cecas, un seul gène est responsable de la mala-die. Dans d’autres cas, plusieurs gènes sontimpliqués : ce sont des formes polygéniques,dont l’étude est plus difficile, en raison de laprésence simultanée de plusieurs variationsgénétiques. Plusieurs mutations ont été iden-tifiées. Elles conditionnent la gravité de laforme de la maladie, les symptômes et le pro-nostic. Mentionnons le syndrome de Dravet,dont certaines formes sont liées à des muta-tions du gène SCN1A codant une sous-unitédu canal sodium ; ces maladies nomméesencéphalopathies épileptiques sont graves, carla répétition des crises entraîne une aggrava-tion de la maladie, et parce que des troublescognitifs et des troubles du comportementcoexistent.

De nombreuses épilepsies sont dues à desanomalies des structures cérébrales ou à deslésions. C’est, par exemple, le cas d’une sclé-rose de l’hippocampe, due à une mort neu-ronale et à une réaction inflammatoire exces-sives, de malformations du cortex cérébral,d’un accident vasculaire cérébral, d’un trau-matisme crânien, mais aussi de tumeurs, d’in-fections ou encore de maladies neurodégé-

Dossier

Nourrisson et tout-petit :• Les spasmes infantiles ou syndrome deWest : c’est un syndrome grave survenantentre trois et huit mois où sont associés desspasmes s’accompagnant parfois de modifi-cations du rythme respiratoire et de cris.Ils se répètent par salves. On constate unerégression psychomotrice et une désorga-nisation totale de l’électroencéphalogramme.

• Les épilepsies myocloniques graves dunourrisson, tel le syndrome de Dravet :ellescommencent avec des crises cloniques (trou-bles moteurs de la moitié du corps) et sur-viennent souvent à l’occasion d’une pousséede fièvre ; les crises cloniques sont suivies demyoclonies généralisées (brèves secoussesmusculaires généralisées durant une fractionde seconde), de crises partielles et d’étatsde mal, c’est-à-dire de crises qui se prolon-gent ou qui s’enchaînent sans que le sujet aitpu récupérer.

Il existe diverses formes cliniques d’épilep-sie chez l’enfant et l’adolescent. Les princi-paux symptômes ont été rassemblés ici.

2. L’imagerie cérébrale par IRM chez un sujet souffrantde crises motrices de la main droite révèle une malformationlocalisée du cortex cérébral (a, cercle rouge). La scintigraphieindique la zone d’hyperactivation lors d’une crise (b, en rouge). Encombinant cette image avec l’IRM, on localise précisémentl’anomalie (c). L’IRM fonctionnelle, IRMf, permet de comparer

l’activité motrice de la main gauche qui est normale (d) et celle dela main droite (e) : la zone activée est moins intense que pour lamain gauche,mais surtout la zone corticale activant la main droitese trouve en partie superposée à la malformation, ce qui rendraitimpossible la résection chirurgicale de cette partie de lamalformation pour tenter de guérir cette épilepsie.

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nératives. Enfin, chez certains patients,aucune cause n’est identifiée. On parle alorsd’épilepsie cryptogénique, c’est-à-dire dontla cause est « cachée ».

Face à des causes si variées, la liste des symp-tômes est longue. La Ligue internationalecontre l’épilepsie a proposé une classificationdes maladies ou syndromes épileptiques. Unetelle classification est complexe et parfois arti-ficielle, juxtaposant des syndromes fréquentset d’autres rares, et elle très discutée. Toutefois,elle permet une certaine homogénéité de larecherche, génétique ou épidémiologiquenotamment, et oriente la conduite des explo-rations, le pronostic ou la durée du traitement.

Les maladies ou syndromes sont classés enfonction de l’âge. Les crises néonatales peu-vent avoir plusieurs causes : lésions, troublesmétaboliques ou anomalie génétique. Chez lenourrisson et le tout jeune enfant, il existe plu-sieurs formes cliniques correspondant à dif-férents syndromes plus ou moins graves (voirl’encadré ci-dessous). L’épilepsie absence de

l’enfant est une forme généralisée, égalementnommée petit mal ; l’enfant présente de nom-breuses absences, parfois plusieurs dizaineschaque jour. Dans la plupart des cas, les absen-ces disparaissent avec la puberté. Citonsencore l’épilepsie myoclonique juvénile. Cesyndrome épileptique, l’un des plus fréquents,représente quatre à dix pour cent des casd’épilepsies. La maladie se révèle souvent pen-dant l’adolescence, entre 12 et 19 ans. Lessecousses myocloniques sont le principal signeclinique permettant d’établir le diagnostic.Isolées ou en salves, le plus souvent localiséesdans les épaules et les bras, plus fréquentes lematin au réveil, les crises sont facilitées parle manque de sommeil. Un traitement relati-vement léger associé à certaines mesures d’hy-giène (notamment éviter le manque de som-meil) permet le plus souvent à ces personnesde mener une vie normale.

La majorité des épilepsies survenant à l’âgeadulte sont des épilepsies partielles. Les cau-ses sont variées, les traumatismes et les

L’épilepsie de l’enfant et de l’adolescentEnfant et adolescent :• Le syndrome de Lennox-GastautC’est une des formes les plus gravesd’épilepsie de l’enfant, qui commenceen règle générale entre trois et cinqans avec une nette prédominance mas-culine. Il se caractérise par plusieurstypes de crises diurnes, entraînantune chute brutale, mais égalementnocturnes, associées à des absencesatypiques (des pertes temporaires deconscience) et des myoclonies massi-ves (secousses musculaires générali-sées). Les troubles intellectuels sontconstants, toujours graves et associésà des troubles psychiatriques.

• Épilepsie absence de l’enfantCette forme d’épilepsie généra-lisée, également nommée petit mal,commence entre trois et huit ansenviron ; l’enfant présente un grandnombre d’absences quotidiennes(plusieurs dizaines). Il s’agit d’absen-ces typiques de courte durée, dontle début et la fin sont soudains.Dans

la plupart des cas, les absences dispa-raissent avec la puberté.

• Épilepsies partielles idiopathiquesL’épilepsie partielle bénigne est la plusfréquente et commence entre 2 et13 ans.Les crises, le plus souvent par-tielles, sont associées à des perturba-tions sensitives et motrices. Leur fré-quence est très variable. Elles touchentsouvent la sphère bucco-faciale et lesmembres supérieurs. Les examensneurologiques, l’imagerie cérébrale etneuropsychologique sont normaux.Lepronostic est excellent avec guérisonquasi constante au moment de l’ado-lescence.Le traitement n’est pas tou-jours indispensable.

• Épilepsie myoclonique juvénile Ce syndrome épileptique, l’un desplus fréquents, représente quatre àdix pour cent des épilepsies. La mala-die se révèle souvent pendant l’ado-lescence entre 12 et 19 ans. Lessecousses myocloniques sont le prin-

cipal signe clinique permettant d’éta-blir le diagnostic. Isolées ou en sal-ves, le plus souvent localisées dans lesépaules et les bras, plus fréquentes lematin au réveil, les crises sont stimu-lées par le manque de sommeil.D’autres formes de crises existent :les crises généralisées tonico-cloni-ques (ou convulsives), dans 60 à90 pour cent des cas, souvent pen-dant la deuxième partie de la nuit etdes absences dans 20 pour cent descas environ. L’examen neurologiqueest normal. Il existe un terrain fami-lial dans environ 40 pour cent des cas,et plusieurs régions chromosomiquesont été suspectées ; durant toute lavie de l’individu, le seuil épileptogènereste très bas et le taux de récidiveen l’absence de traitement dépasse90 pour cent des cas. Cependant untraitement souvent léger associé àcertaines mesures d’hygiène (éviterle manque de sommeil) permet engénéral à ces personnes de menerune vie normale.

La maladie épileptique : une épée de Damoclès

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tumeurs étant les plus fréquents chez l’adulte.L’épilepsie post-traumatique survient aprèsun délai très variable, de une semaine à plu-sieurs années, 80 pour cent des patients ayantleur première crise au cours des deux annéesqui suivent le traumatisme crânien. Deslésions cérébrales hémorragiques augmententle risque de voir apparaître une épilepsie. Lesmédicaments antiépileptiques actuels n’ontaucun effet préventif dans cette indication.

Il existe un certain nombre de facteursfavorisant la survenue des crises chez lesadultes qui présentent une prédisposition.L’épilepsie alcoolique se rencontre au coursde l’alcoolisme chronique, les crises surve-nant sans facteur déclenchant particulier. Untraitement antiépileptique au long cours estalors justifié en théorie, mais, en cas d’arrêtintempestif, il existe un risque de crise desevrage brutal aux antiépileptiques. Par ail-leurs, des médicaments, tels certains antidé-presseurs (dits tricycliques), mais aussi lesneuroleptiques ou les analeptiques (des sti-mulants), favorisent les crises.

Chez les personnes âgées, les crises d’épi-lepsie sont assez fréquentes, pratiquementtoujours focales. Elles surviennent le plus sou-vent en cas de lésions d’origine vasculaire,mais également chez les personnes atteintesde maladies neurodégénératives (maladied’Alzheimer et maladie de Parkinson). Lediagnostic d’épilepsie est souvent difficile etl’histoire de la maladie imprécise : des patho-logies cardiaques ou vasculaires cérébrales

peuvent être associées, si bien que parfois,même après des examens complémentairespoussés, on ne sait pas s’il faut incriminer lecœur ou le cerveau. Le traitement antiépilep-tique sert à limiter les chutes, mais n’est pastoujours bien toléré.

Prise en chargethérapeutique

Les principaux médicaments antiépilepti-ques visant à empêcher les crises de survenirsont essentiellement des produits anticrisesqui n’influencent pas la maladie elle-même, nisa durée. Aujourd’hui, on ne dispose pas demédicaments antiépileptogéniques, qui empê-cheraient la maladie de se développer après untraumatisme crânien par exemple. Après uneanalyse minutieuse des crises, des circonstan-ces de leur survenue, ainsi que de l’enchaîne-ment des symptômes et des signes, on identi-fie le type de crises (il existe parfois plusieurstypes de crises chez un même patient), et onélimine les autres diagnostics possibles parexemple une syncope d’origine cardio-vascu-laire, une migraine, ou une crise non épilep-tique d’origine psychique. L’interrogatoire destémoins est crucial, notamment sur la duréeprécise d’une perte de connaissance.

Quand les crises se répètent, on commenceun traitement, mais ce dernier est parfoisrecommandé dès une première crise, si l’onestime que le risque de récidive est élevé. Lesmédicaments antiépileptiques doivent être

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3. L’activité électrique du cerveau d’une personne épileptiqueest caractéristique. Il existe deux grandes catégories de crises quedistingue leur életroencéphalogramme,EEG.Dans les crises focales,dont les symptômes sont localisés, du moins au début, (à gauche),on observe un point de départ très précis sur quelques électrodes(carré rouge).Chaque ligne représente le courant enregistré par une

électrode. Dans les crises généralisées (à droite), l’EEG révèle desdécharges dites de pointes-ondes bilatérales,apparaissant en mêmetemps sur l’ensemble des électrodes.Certaines crises généraliséesont un point de départ focal (ou générateur),mais la décharge meten jeu quasi immédiatement des réseaux symétriques dans lesdeux hémisphères cérébraux.

M. Baulac

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choisis en fonction de plusieurs facteurs : l’âge,le sexe, la cause des crises, la prise éventuelled’autres médicaments et avec lesquels le médi-cament antiépileptique pourrait interférer(c’est le cas de la pilule contraceptive),ou encore la présence d’éventuellesmaladies associées que le médicamentrisquerait d’aggraver. Ainsi, certainsmédicaments antiépileptiques ont deseffets secondaires délétères sur l’hu-meur, qu’ils déstabilisent. Le style devie du sujet et son environnementsocio-économique sont également àprendre en compte lors du choix desmédicaments antiépileptiques

Le médecin informe le malade et sonentourage du danger que lui ferait courir lasurvenue inopinée de crises, et explique qu’ilest probable, mais non certain, que le traite-ment supprimera les risques et qu’unepériode d’observation est nécessaire. Le modede vie et les activités professionnelles et spor-tives doivent être adaptés. Les effets délétèresassociés au traitement doivent être signalésau médecin. Ce dernier souligne la nécessitéde bien gérer le traitement et de limiter lescirconstances qui abaissent le seuil épilepto-gène, telles que, nous l’avons évoqué, le man-que de sommeil, l’alcool et autres toxiques.

Un traitement antiépileptique ne doit pasêtre poursuivi sans que la nécessité de sonadministration ne soit périodiquement rééva-luée. L’arrêt total du traitement peut être envi-sagé chez certains patients, en général aprèsau moins deux ans sans crise. La suppressiondoit être progressive, souvent par paliers éta-lés sur plusieurs mois, en prévenant le patientque le risque qu’il ait une crise n’est pas exclu.

Tous les types de crises peuvent se rencon-trer, mais les états de mal généralisés tonico-cloniques constituent un tableau grave néces-sitant un traitement d’urgence (un état demal correspond à des crises qui se répètentsans phase de récupération ou une crise quise prolonge). Du fait de l’absence de retour àla conscience, les désordres respiratoires, car-dio-vasculaires et métaboliques menacent lepronostic vital et aggravent la souffrance céré-brale. Le traitement fait appel aux benzodia-zépines par voie intraveineuse (clonazepamou diazepam) et au transfert en soins inten-sifs ; en cas d’échec, d’autres substances injec-tables sont administrées (phénytoine, phé-nobarbital, valproate) avant d’avoir recours

à certains anesthésiques (le sujet est placé encoma artificiel, le temps que l’électroencé-phalogramme se normalise).

Il est important de rechercher une cause

déclenchante, souvent une interruption detraitement, mais un état de mal peut aussirévéler une épilepsie. Les états de mal nonconvulsifs, dus à la répétition d’absences oude crises partielles complexes, sont parfoistrompeurs, évoquant un état de confusion ouun pseudotrouble psychiatrique.

Les bons résultats de la chirurgie

On peut envisager un traitement chirurgi-cal dans certaines formes d’épilepsies partiel-les, à condition que l’on réussisse à localiserle point de départ des crises (le foyer ou lazone épileptogène) et que cette zone puisseêtre éliminée sans laisser de séquelles gênan-tes. Pour évaluer si une intervention chirur-gicale est possible, on analyse les symptômesde la crise et on réalise un enregistrementélectroencéphalographique, de longue durée,éventuellement couplé à un enregistrementvidéo. L’imagerie, surtout par IRM, révèle lesanomalies structurelles. Pour délimiter lazone épileptogène, on doit parfois faire appelà des enregistrements au moyen d’électrodesintracrâniennes, placées au contact des géné-rateurs des décharges.

Les résultats de la chirurgie sont générale-ment très bons quand la zone épileptogène estlocalisée dans le lobe temporal (sept patientssur dix environ sont guéris). Le pronostic estmoins bon quand la zone épileptogène estsituée dans le lobe frontal. Ces interventionschirurgicales soulagent souvent les malades,mais, parce que l’on étudie le comportementindividuel des neurones impliqués, elles per-mettent aussi de préciser les mécanismes neu-robiologiques en cause dans les épilepsies et lefonctionnement du cerveau en général. �

Bibliographie

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épileptiques de l’enfantet de l’adolescent

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et A. Arzimanoglou,Épilepsies,

Elsevier/Masson,2003.

La maladie épileptique : une épée de Damoclès

Les traitements chirurgicaux peuvent guérir le malade et offrent des possibilitésextraordinaires de recherchesur le cerveau.

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Lors des crises d’épilepsie, l’état de conscience est souvent altéré. L’étude des absences,

où le sujet est inconscient sans autre symptôme,devrait permettre de préciser les mécanismes

neurobiologiques de la conscience.

Dossier

En 1765, sous le règne de Louis XV,un ouvrier maçon voyageant de nuitdans une forêt du Gévaudan croisadans un sentier étroit un chieneffrayant, peut-être la fameuse bête

qui terrorisa cette région pendant trois anspar ses attaques répétées et meurtrières contrede jeunes enfants. L’homme saisi d’effroi ren-tra chez lui en tremblant. Dès le lendemain,cette peur panique déclencha une longuepériode d’attaques épileptiques récurrentes,probablement des crises partielles complexeslui faisant inéluctablement perdre conscience.

Cet insolite cas clinique fut rapporté par ledocteur Samuel Auguste Tissot (1728-1797)dans son Traité de l’Épilepsie, publié en 1783.Il y fit sans doute la première descriptiond’une crise précipitée par un état émotion-nel intense, et établit une première classifica-tion sémiologique des épilepsies. Dans cetraité, Tissot décrivit aussi pour la premièrefois les troubles psychiques, tels que des chan-gements d’humeur ou des hallucinations,pouvant constituer des signes avant-coureursdes crises, lesquels sont connus aujourd’huisous le terme générique d’aura épileptique.Malgré la définition de Tissot présentantl’épilepsie comme « une maladie convulsive,dont chaque accès fait perdre sur le champ lesentiment et la connaissance », et sa démons-tration originelle que les crises peuvent avoirune répercussion sur le psychisme, la plupartdes neurologues du XIXe siècle n’ont consi-

déré que les aspects moteurs et convulsifs desépilepsies. Il fallut attendre le neurologue bri-tannique John Hughlings-Jackson (1835-1911) pour que soit proposée une classifica-tion des crises, incluant une forme d’épilepsieéponyme, dite « jacksonienne », résultant decrises focales localisées dans le cortex moteuret, surtout, un nouveau type de crise qu’ilqualifia en 1876 d’« état de rêve », d’« auraintellectuelle », d’«état mental volumineux »ou encore de « surconscience ».

Une altération temporairede la conscience

Le trouble psychique sous-jacent, pouvantêtre associé à de grossières sensations épigas-triques (tension au creux de l’estomac) ouolfactives, ou encore à un sentiment inappro-prié de peur, s’exprime par une impressionde « déjà-vu ». Selon Hughlings-Jackson, lepatient au cours de cet état épileptique, bienque vaguement conscient des événementsextérieurs, devient préoccupé par l’intrusiond’un sentiment de « familiarité ». Grâce àHughlings-Jackson, une telle dissociation del’état mental devenait un outil diagnostique.Il écrivait à la fin du XIXe siècle : « Cet étatmental double aide grandement le diagnos-tic des crises légères. »

Une détérioration transitoire de laconscience a été rapidement reconnue commeun symptôme central et constant des crises

StéphaneCharpier,professeur de neurophysiologieà l’Université Pierreet Marie Curie,dirige l’ÉquipeExcitabiliténeuronale etdynamiques desréseaux du Centrede recherche del’Institut du cerveauet de la moelleépinière, ICM, à Paris.

Crises d’épilepsie et troubles de la conscience

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généralisées, mais il fallut attendre 1981 pourqu’une révision de la classification officielledes crises par la Ligue internationale contrel’épilepsie formalise définitivement les rela-tions entre épilepsies et troubles de laconscience. La présence d’une altération de laconscience est alors devenue le principal cri-tère pour distinguer une crise partielle com-plexe d’une crise partielle simple. Aujourd’hui,grâce à des examens cliniques de plus en plusélaborés, combinés à des investigations élec-trophysiologiques et métaboliques du cerveau,les épilepsies sont devenues une « fenêtre » surles mécanismes neurobiologiques des étatsaltérés de conscience.

Ces altérations de la conscience peuvent êtreténues, tel l’état de rêve de Hughlings-Jackson,ou profondes, par exemple l’oblitération com-plète de la pensée et de la perception dumonde extérieur. Nous examinerons d’abordla diversité des crises – partielles, convulsivesgénéralisées ou crises d’absence –, puis leurs

apports spécifiques dans la compréhensiondes mécanismes neurophysiologiques de laconscience et de ses diverses altérations.

Une crise d’épilepsie, quelle que soit sonorigine – génétique, traumatique, vasculaireou tumorale –, est toujours le reflet dedécharges électriques rythmiques, intenseset synchronisées, dans une région plus oumoins étendue du cerveau et, en particulier,

• Les crises d’épilepsie sont accompagnées de troubles plus ou moins importants de la conscience.

• Les crises d’absence qui se manifestent par un effondrementde la conscience sans autres manifestations physiques permettentd’étudier les moments où la conscience disparaît (ou réapparaît).

• Les aires corticales associatives qui traitent secondairementles multiples entrées sensorielles joueraient un rôle notable dans la conscience.

En Bref

1. Le regard dansle vague : c’est l’undes principaux signes

que présente un enfantsujet aux absences,

perte temporaire de conscience

dans cette formeparticulière d’épilepsie.

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du cortex cérébral. Il est maintenant établique l’étendue du trouble de la conscience lorsde la crise dépend de la localisation cérébraledes décharges épileptiques et de leur capa-cité, ou non, à se propager et éventuellementà se généraliser à l’ensemble du cortex.

Les crises partielles ou focales, qui affectentle plus souvent le lobe temporal, conduisent,selon la terminologie jacksonienne de 1880,à des phénomènes psychiques ou expérien-tiels, souvent de courte durée et coïncidantavec le début de la crise, pouvant éventuelle-ment conduire à une dissolution complète dela conscience. Selon les fonctions normalesdes aires temporales où naissent les crises etdes régions sous-corticales avec lesquelles ellessont connectées, les crises temporales peu-vent perturber la sphère affective et lamémoire, mais aussi produire des phénomè-nes perceptuels de type hallucinatoire. Ainsi,le patient se trouve submergé par des sensa-

tions subjectives et inadaptées de peur, d’eu-phorie, de tristesse ou même d’excitationsexuelle. Ces troubles émotionnels peuventse superposer à des hallucinations ou des illu-sions mentales complexes pouvant parasiterla perception, notamment visuelle et auditive.

Certains sujets épileptiques peuvent voirdes scènes complexes ou des visages, enten-dre des voix ou des airs de musique, éven-tuellement des ritournelles de leur enfance !Un des aspects inexplicables de ces halluci-nations est leur caractère familier et vivace.Les régions profondes du lobe temporal étantimpliquées dans les processus de mémorisa-tion, il n’est pas surprenant que la soudainesurvenue d’activités paroxystiques au sein desréseaux de neurones du lobe temporal puisseproduire des expériences mnésiques inten-ses et singulières.

Ces expériences peuvent résulter de laremémoration inattendue d’une situation déjàvécue, mais dont le ressenti subjectif est sou-vent plus dramatique que celui d’un rappel« naturel » en dehors de toute crise. Elles peu-vent aussi s’exprimer par un puissant senti-ment de reconnaissance ou de familiarité del’environnement conduisant à l’illusion tenaceque l’instant présent n’est qu’une résurgenced’une situation passée bien vécue. C’est la sen-sation de déjà-vu décrite il y a 140 ans parHughlings-Jackson. Les décharges épilepti-ques dans les zones temporales engendrentoccasionnellement des expériences psychiquesplus complexes encore, comme une sensationde dépersonnalisation, sentiment altéré de soi-même pouvant s’élargir en une déréalisationdu monde extérieur et même conduire, danscertains cas, à des expériences mystiques.

La localisation des décharges épileptiques

De tels états extatiques déclenchés par descrises sont de ceux remarquablement décritspar le prince Myshkin, un des personnagesépileptiques de l’Idiot (1868) de FiodorDostoïevski, lui-même atteint d’une épilep-sie temporale qui, parfois, se généralisait. Parailleurs, on sait que des décharges électriquesappliquées sur le lobe temporal entraînentdes désordres de la pensée. Quant aux per-turbations affectives induites par une crised’épilepsie, elles sont plutôt déclenchées pardes décharges dans des régions cérébrales plusprofondes, directement impliquées dans lesémotions, telles que l’amygdale et d’autresstructures limbiques.

Le phénomène le plus intrigant dans lesaltérations de la conscience associées à unecrise d’épilepsie partielle est le status epilep-ticus limbique, ou status psychomoteur,terme exprimant une étonnante dissociationentre l’état mental et le comportement. Lepatient qui subit une telle crise de longuedurée reste totalement inconscient de sonenvironnement malgré sa capacité à poursui-vre, comme si tout allait bien, son activité,parler, marcher sans encombre dans unefoule, rentrer chez lui après une journée detravail, conduire une bicyclette et même jouerun morceau de piano (le style étant toutefoispeu créatif, plutôt terne et mécanique). Le casle plus spectaculaire est celui du docteur Z.,

Dossier

2. Les traités sur l’épilepsie

se sont multipliés au fildes ans, le premier

reconnu ayant été celuide Samuel Auguste

Tissot, publié en 1783.

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patient de Hughlings-Jackson souffrant defréquents états de rêve, mais aussi de statuspsychomoteur, causé par des crises prolon-gées dans la région médiane du lobe tempo-ral. Durant une de ces crises, il fut capable defaire un diagnostic précis d’infection de labase du poumon gauche tout en étant privéd’activité mentale consciente !

Le « zombie » : inconscient et actif en même temps

Le patient se comporte ici, comme un« zombie », qualificatif qui, en philosophiede l’esprit, représente un individu dépourvud’« existence interne » et incapable d’expé-rience subjective, mais qu’il est impossiblede discerner d’une personne consciente« normale ». Son comportement et sa réacti-vité au monde extérieur semblent cohérents.Comment expliquer une telle dissociationentre un comportement apparemment ordi-naire, impliquant la persistance d’interactionsavec le monde extérieur, et une absence com-plète d’expérience « interne » pouvant êtreremémorée ? La question reste ouverte, maisplusieurs hypothèses ont été proposées. Lepatient pourrait encore posséder un certainniveau de conscience cognitive lui permettantde réaliser des activités automatiques, mais ilserait privé de conscience phénoménale, cellequi permet l’expérience mentale qualitative.En d’autres termes, au cours d’un status epi-lepticus limbique, l’épileptique agirait de façonapparemment adaptée, mais sans penser.

L’autre possibilité serait la perte de toutprocessus attentionnel sélectif volontaire : lesdécharges épileptiques se propageant dansles régions du cortex frontal qui contrôlentles mécanismes de l’attention se combine-raient à une activité psychique totalementdominée par l’expérience interne produitepar la crise d’épilepsie temporale. Dans cesconditions, le malade serait vaguementconscient des événements externes, maismentalement submergé par une attention

dirigée non vers l’extérieur, mais vers l’inté-rieur ; c’est donc un phénomène d’attentionforcée qui empêcherait le sujet de porter sonattention sur son environnement.

Les crises d’épilepsie généralisées, durantlesquelles les décharges électriques paroxysti-ques envahissent quasi simultanément les airescorticales des deux hémisphères produisenten général des troubles de la conscience plusglobaux. Contrairement aux crises partiellescomplexes, elles n’affectent pas sélectivementle contenu de la pensée, mais plutôt l’état devigilance et la perception consciente des évé-nements externes. Il en existe deux grandstypes : la crise tonico-clonique, ou grand mal,et la crise d’absence, ou petit mal.

La crise tonico-clonique est la crise généra-lisée la plus fréquente et la plus spectaculaire.Elle est d’emblée associée à une complète dis-solution de la conscience. Le patient ne per-çoit rien et ne répond pas aux stimulationsexternes. Il est dans un état d’inconsciencecomplète sans aucune expérience subjectiveet ne conserve aucun souvenir des événementssurvenus durant la crise. Après la phaseconvulsive, le malade se trouve dans un étatléthargique et de confusion mentale. Puis ilentre dans une phase de récupération pouvantdurer plusieurs minutes, au cours de laquelleil retrouve progressivement son état de veilleconscient et ses capacités d’attention dirigée.

La crise d’absence

La crise d’absence touche le plus souventles jeunes enfants. Contrairement à ce qui sepasse durant les crises tonico-cloniques etpour des raisons qui restent obscures, les acti-vités neuronales paroxystiques synchronesprésentes pourtant dans toutes les régions cor-ticales, y compris les aires motrices, ne pro-duisent ni convulsions ni contractions mus-culaires toniques, parfois seulement quelquesspasmes de la face. Les absences, pouvant sur-venir plusieurs centaines de fois par jour chezles enfants, ne sont dans leur forme typique

Crises d’épilepsie et perte de conscience

Durant une crise, le docteur Z. fut capable de faire un diagnostic précis d’infection de la base du poumon gauche, tout en étant privé d’activité mentale consciente !

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qu’une altération de la conscience, même siquelques gestes automatiques simples peu-vent perdurer durant les activités neurona-les paroxystiques. Ces crises s’exprimentessentiellement par une déconnexion plusou moins marquée avec l’environnement.L’enfant paraît absent, le regard dans levague, il interrompt son activité, ne répondpas aux stimulations extérieures de faibleintensité et ne conserve aucun souvenir desévénements survenus au cours des crises.

Ses capacités cognitives sont totalementabolies : l’état de vigilance est considérable-ment réduit, et il n’y a pas de pensée. Parfois,certaines tâches motrices simples sont préser-vées, mais le temps de réaction est allongé etle nombre d’erreurs plus élevé. L’analyse desondes électroencéphalographiques enregis-trées lors des absences suggère que la profon-deur de l’altération de la conscience est direc-tement liée à la durée et l’amplitude des ondesépileptiques (dite pointes-ondes) induites parl’activité neuronale paroxystique dans le cor-tex frontal, et à leur synchronisation dans lesdifférentes aires corticales.

L’évaluation de l’état de conscience estessentielle pour décrire les crises d’épilep-sie, poser le diagnostic et en classer les diffé-

rents types. Mais cette évaluation est long-temps restée imprécise, car elle reposait surdes critères qualitatifs et l’appréciation sub-jective du clinicien, alors que les symptômespsychiques et comportementaux sont trèsvariés. Il est fréquent que les neurologues uti-lisent des termes aussi vagues que vaporeux,effrité, effondré, flottant ou perte de contactpour décrire des changements de l’état devigilance ou de la pensée consciente. Cesexpressions sont sûrement utiles pour un exa-men clinique routinier, mais ne fournissentaucune information neurophysiologique oucognitive sur l’état du malade. Aujourd’hui,des progrès notables ont été réalisés pour éta-blir une échelle quantitative précise permet-

tant d’ordonner et de distinguer les différen-tes altérations de la conscience lors des crisespartielles et généralisées. La principale diffi-culté pour établir une telle échelle est que laconscience ne peut être quantifiée à partird’outils de mesure de valeurs physiques,comme peut l’être l’activité électrique desneurones, l’amplitude et la fréquence desondes sur un électroencéphalogramme ouencore le métabolisme cérébral.

Les altérations de la conscience

Néanmoins, il est possible de distinguerdeux principales dimensions de la conscience,une qualitative et une quantitative, ce qui per-met de définir un espace bidimensionnelpour chaque état cérébral, normal ou patho-logique. La dimension quantitative représentel’état de vigilance, ou niveau de conscience,qui peut occuper un large spectre s’étalantd’un état éveillé actif jusqu’à une inconsciencetotale. On trouve des modifications de cettedimension de la conscience dans les condi-tions physiologiques normales, de l’éveilconscient attentif jusqu’à l’endormissement,puis vers le sommeil lent profond. Elles peu-

vent aussi survenir dans des situationspathologiques, telles que la prise de dro-gues psychotropes, l’injection d’anesthé-siques généraux ou lors d’un coma.

L’autre dimension de la conscience estcelle du contenu de l’expérience subjec-tive mentale, regroupant l’ensemble desactivités psychiques, telles que les per-ceptions et leur représentation mentale,les émotions, les souvenirs, les intentions

et toutes les expériences qui donnent du senset de l’intensité à nos pensées. La vivacité etle degré émotionnel de ces expériences mon-trent une remarquable variabilité, d’uneconscience périphérique, sensation ténueaffectant peu la sphère mentale, tel le bruit dela pluie en arrière-plan, jusqu’aux phénomè-nes psychiques intenses et envahissants, parexemple l’effort mental produit lors d’unepartie d’échecs. En utilisant cette modélisa-tion bidimensionnelle de la conscience, onmontre que les divers syndromes épileptiquesaffectant la conscience peuvent conduire à desdissociations entre états de vigilance et inten-sité des expériences subjectives (voir l’enca-dré page ci-contre).

Dossier

Il est possible de distinguer deux dimensions principales de la conscience : une qualitativeet une quantitative.

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La grande variété des altérations de laconscience survenant lors des crises d’épilep-sie suggère que la localisation cérébrale desactivités paroxystiques et la façon dont elles sepropagent sont déterminantes. Mais quels sontles mécanismes neurobiologiques sous-ten-dant ces détériorations, exclusives ou conjoin-tes, du niveau et du contenu de la conscience ?

Filtrage ou inhibition ?

La persistance des débats concernant ladéfinition et la nature de la conscience a favo-risé l’utilisation d’une approche consistantà identifier les corrélats neurobiologiques dela conscience. Dans ce nouveau cadre scien-tifique, les épilepsies constituent un modèlede choix pour tenter de relier corrélats neuro-

anatomiques, mécanismes neurophysiologi-ques et altérations de la conscience. Jusqu’audébut des années 1990, deux grandes hypo-thèses s’opposaient concernant les mécanis-mes neurophysiologiques sous-tendant lestroubles de la conscience induits par les cri-ses d’épilepsie. La plus ancienne, initialementdéfendue par Hughlings-Jackson, supposeque les altérations psychiques et de l’état devigilance résultent d’une désorganisation desfonctions corticales « supérieures », les airescorticales devenant incapables de traiter lesinformations reçues et d’en produire de nou-velles à cause des perturbations engendréespar les décharges épileptiques.

L’autre hypothèse, dite centrencéphalique,est issue de la découverte dans les années 1930par les Américains Wilder Penfield et Herbert

Crises d’épilepsie et perte de conscience

Les états altérés de la conscience

La conscience présente deux dimensions, une quali-tative et une quantitative. La dimension quantitative

représente l’état de vigilance, ou encore le niveau deconscience. Chez l’individu sain, l’intensité des expérien-ces subjectives est directement liée à son état de vigi-lance.La dimension qualitative reflète le contenu de l’ex-périence subjective, c’est-à-dire les perceptions, leurreprésentation mentale, les émotions, tout ce qui« colore les pensées ».

On peut représenter les différents états deconscience,normaux (à gauche) ou épileptiques (à droite),sur un tel graphe bidimensionnel. Ainsi, l’éveil conscientcorrespond à un état de vigilance maximale et à uncontenu subjectif maximal. On a indiqué sur les échel-les de couleur l’intensité subjective (en rouge) et le niveau

de conscience (en bleu). Notons le cas particulier dusommeil paradoxal durant lequel l’expérience mentaleintense du rêve survient au cours d’une phase de som-meil où le seuil de réactivité aux stimulations extérieu-res est très élevé.

Les crises focales du lobe temporal peuvent entraî-ner, dans des états de vigilance variés, d’intenses expé-riences subjectives aussi bien sensorielles, qu’émotion-nelles et mnésiques. À l’inverse, le contenu de laconscience chez le « zombie », lors du status epilepti-cus, est quasi nul alors même que son niveau deconscience change. Seules les crises généralisées, tellesles crises tonico-cloniques et les crises d’absence,conduisent à un effondrement de l’état de vigilance etdes expériences subjectives.

Intensité subjectiveÉtat de vigilance

Con

tenu

de

la c

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tens

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Niveau de conscience (état de vigilance)Coma

Anesthésie générale

Intensité subjective

État de vigilance

Con

tenu

de

la c

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Niveau de conscience (état de vigilance)

Sommeil profond

Sommeil léger

Somnolence

Éveilconscient

Sommeil paradoxal

État végétatif

Éveil

Crises focales expérientielles

Status epilepticus limbique(zombie)

Crises généralisées(tonico-cloniques et absences)

Cerv

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Jasper d’un système neuronal situé dans letronc cérébral (région postérieure du systèmenerveux central), dont les projections diffu-ses vers le thalamus et le cortex cérébral trans-mettent les informations sensorielles péri-phériques et contrôlent les états de vigilance.

L’hypothèse centrencéphalique a long-temps primé sur l’hypothèse corticale, car unelarge destruction du cortex cérébral, ou descorps calleux (les structures qui font commu-niquer les aires corticales gauches et droitesdes deux hémisphères cérébraux), a peu d’ef-fet sur le niveau de conscience, alors qu’unepression sur le tronc cérébral produit uneperte de conscience immédiate et irréversi-ble. Un autre argument en faveur de l’impli-cation d’un système centrencépahlique repo-sait sur le fait que des stimulations électriquesdu thalamus à une fréquence de trois hertzinterrompent les processus conscients et pro-duisent au niveau du cortex cérébral despointes-ondes généralisées, similaires à cel-les survenant lors des crises d’absence.

Selon l’hypothèse centrencéphalique, encoredéfendue aujourd’hui, lors des oscillations épi-leptiques survenant dans les circuits neuro-naux reliant le thalamus et le cortex, les infor-mations sensorielles seraient filtrées. Lorsd’une crise généralisée, les neurones corticauxet thalamiques connectés par des synapsesexcitatrices (fonctionnant avec du glutamate)sont engagés dans de puissantes oscillations

électriques synchrones. Le cerveau se trouvealors dans un état global de synchronisationrythmique similaire à celui des ondes cérébra-les lentes associées au sommeil profond ou aucoma, durant lesquels le niveau de vigilanceest considérablement réduit. Ce type d’acti-vité oscillatoire lors des crises rendrait les neu-rones thalamiques incapables de transmettrevers le cortex cérébral les informations senso-rielles transitant de la périphérie vers le tronccérébral, puis vers le thalamus. Ces deux effetscombinés – ondes lentes synchrones généra-lisées et inhibition des fonctions de trans-fert sensoriel du thalamus vers le cortex –seraient responsables de l’altération du niveauet du contenu de la conscience durant les cri-ses d’épilepsie généralisées.

Le cortex efficace, même pendant les crises

Pourtant, les récentes données expérimen-tales que nous avons obtenues dans notrelaboratoire, avec des enfants souffrant de cri-ses d’absence, vont à l’encontre de l’hypo-thèse centrencéphalique où les informationssensorielles seraient filtrées d’emblée. Chezde jeunes enfants atteints d’épilepsie-absence,ainsi que dans un modèle génétique animalde la maladie, des stimulations sensoriellesappliquées durant les crises produisent uneactivité neuronale au niveau du cortex céré-bral apparemment normale.

Ainsi, le traitement sensoriel persiste ausein des circuits de neurones activés par lesstimulus externes, alors même que le sujet estinconscient. Or cette constatation est cohé-rente avec ce que l’on sait par ailleurs : aucours d’états de vigilance réduits, par exem-ple pendant les phases précoces du sommeillent, le cortex cérébral conserve sa capacitéà intégrer des informations sensorielles issuesde l’environnement. Les perturbations élec-triques survenant au cours des crises généra-lisées n’empêchent pas la propagation desinformations sensorielles dans les circuitsreliant le thalamus au cortex. Il faut doncadmettre que leur intégration par le cortexn’est pas suffisante pour produire une expé-rience subjective consciente.

Dès lors, comment expliquer les profondesaltérations du niveau de conscience produitesd’emblée par les crises généralisées ou secon-dairement par les crises partielles complexes ?

Dossier

3. La perte de conscience dans les absences est associée à une hyper-activité (en rouge) métabolique (reflétant le flux sanguin cérébral) du tronccérébral et du thalamus, et à une hypoactivité (en bleu) des aires associativesfrontales et pariétales. Le décalage de ces activités empêcheraient le traitementdes informations au sein de ces régions et, par conséquent, interrompraient lesprocessus conscients.

Thalamus

Cortex frontal Cortex pariétal

Tronc cérébral Raph

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Les résultats obtenus par Hal Blumenfeld etses collègues, du Département de neurologiede l’Université Yale, suggèrent que la perte deconscience dans les absences serait due à unhypermétabolisme dans le thalamus et à uneinhibition fonctionnelle des aires corticalesassociatives impliquées dans les traitementsmultisensoriels et dans les processus cognitifsélaborés. Dans le cas des épilepsies du lobetemporal, la perte de conscience consécutiverésulterait d’un hypométabolisme dans lesaires associatives et d’une propagation desdécharges épileptiques vers des régions cor-ticales distantes où elles imprimeraient unrythme d’activité plus lent, similaire à celui dusommeil profond, ou même du coma.

Le rôle primordialdes aires associatives

Les divers résultats obtenus récemmentsemblent indiquer que, quelle que soit laforme d’épilepsie altérant le niveau de laconscience, les aires corticales associativesfrontales et pariétales sont impliquées dansla perte de conscience. Or on sait que cesrégions corticales, qui présentent une impor-tante activité métabolique de repos (quandun sujet conscient, les yeux fermés, laisse sonesprit vagabonder), ont une activité très fai-ble dans d’autres états de conscience altérés,par exemple le sommeil profond, le sommeilparadoxal ou l’anesthésie générale.

Les épilepsies, comme les autres maladiesneurologiques, font l’objet d’intenses recher-ches sur leurs éventuelles origines génétiqueset leurs mécanismes physiopathologiques.Mais elles constituent aussi un enjeu pour lesneurosciences fondamentales car, de par lesmultiples perturbations mentales qu’ellesengendrent, elles sont devenues un modèleexpérimental pour explorer les mécanismesneurobiologiques de la conscience.

La découverte récente que certaines airescérébrales sont toujours impliquées dans lespertes de conscience quel que soit le type decrise suggère qu’il existe un substratum neu-

roanatomique commun à l’état de veilleconscient, que certains n’hésitent pas à nom-mer « système de la conscience » ou « corré-lat neuronal de la conscience ».

Une fenêtre sur la conscience

Mais pour identifier les bases neurobiolo-giques des troubles de la conscience lors descrises, il faudrait pouvoir relier la perte deconscience à des changements dans l’activitédes synapses et de neurones spécifiques. Cetype d’expérience n’est pas réalisable chezl’homme, mais l’utilisation de modèles ani-maux nous a récemment permis d’explorercet aspect cellulaire des altérations de laconscience. Un fait marquant est que, lors desabsences, la plupart des neurones corticauxet sous-corticaux, hormis les neurones du sys-tème limbique, sont soumis à un processusnommé « disfacilitation ».

Cela signifie que la perte de conscience estinstantanément corrélée à un arrêt transitoiredes activités synaptiques continues et rapidesdans les réseaux de neurones. Il est donc pos-sible que l’état conscient requière le maintiend’une activité synaptique de fond, soutenueet intense, dans l’ensemble du cerveau,laquelle est subitement remplacée lors des cri-ses par une activité oscillatoire « non sens »,c’est-à-dire sans contenu informatif pertinent.

Malgré certains modèles de conscienceproposés par les neuroscientifiques, le lien decause à effet entre l’activité cérébrale et l’ac-tivité mentale reste une énigme. Si les méca-nismes neuronaux des modifications des étatsde conscience lors des crises d’épilepsieapportent quelques informations, ils restentmystérieux, comme l’illustre l’étrange témoi-gnage du dr Z. : « Je regardais négligemmentautour de moi, voyant les gens passer [...],quand mon attention a subitement été absor-bée par mon propre état mental duquel je nesais rien de plus que ce qui me semblait êtrela réminiscence inattendue et intense de ceque je ne connais pas. » �

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Il est possible que l’état conscient requière le maintien d’une activité synaptique de fond soutenue et intense dans l’ensemble du cerveau.

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Crises d’épilepsie et perte de conscience

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Les activités épileptiques sont des déchargesexcessives de groupes de neurones organisés

en réseaux. Elles surviennent quand trop de cellules hyperexcitables se mettent

à décharger en même temps.

Dossier

L’ épilepsie est une maladie résul-tant d’une hyperexcitabilité ducerveau. On pourrait la définircomme un hyperfonctionnementmal régulé. Une activité épilepti-

que est sous-tendue par deux phénomènes :une décharge neuronale excessive et une syn-chronisation exagérée de trop nombreux neu-rones, qui, en quelque sorte, entrent en réso-nance. Les neurones fonctionnent via destransferts d’ions chargés à travers leur mem-brane, ce qui peut être comparé à l’émissionde signaux électriques, et ces échanges designaux leur permettent de communiquer.

La décharge portée par des flux d’ions peutconcerner un neurone unique, mais elle sefait généralement de façon synchrone dansune population restreinte de neurones. Dansla zone produisant des activités anormaleschez une personne épileptique, ces mécanis-mes sont excessifs et ne sont plus régulés.Nous examinerons les trois niveaux qui assu-rent cette régulation : le neurone (et son envi-ronnement), la communication entre deuxneurones, puis les réseaux de neurones.Diverses perturbations du fonctionnementd’un de ces trois niveaux peuvent conduire àune activité épileptique.

De surcroît, bien que les perturbationsneuronales à l’échelle du neurone et à celledes réseaux, responsables de l’hyperexcitabi-lité, soient permanentes, elles ne s’expriment

qu’occasionnellement : les manifestations épi-leptiques sont paroxystiques. Autrement dit,c’est seulement lorsque les caractéristiquesd’hyperexcitabilité et d’hypersynchroniedépassent un certain seuil (en intensité ou ennombre de neurones déchargeant simultané-ment) que les crises émergent. L’étude desprocessus épileptiques implique donc de défi-nir les bases neurobiologiques responsablesde l’hyperexcitabilité et de l’hypersynchronie,mais aussi de comprendre comment leur cou-plage dynamique est lié à l’émergence desparoxysmes épileptiques.

Divers types de décharges épileptiques

Les activités épileptiques sont de deuxtypes. Les crises épileptiques, également nom-mées ictus, sont des événements qui durentde quelques secondes à plusieurs minutes etsont associés à divers symptômes. En dehorsdes crises, le cerveau épileptique peut produiredes décharges brèves (quelques dizaines demillisecondes), mais fréquentes ; leur présenceest uniquement révélée par les enregistre-ments électroencéphalographiques, car cesdécharges ne s’accompagnent d’aucun symp-tôme. L’activité électrique du cerveau aumoment des crises est nommée ictale ou cri-tique, et celle enregistrée entre les crises estdite interictale ou intercritique. Toutes deux

Gilles Huberfeld,neurologue etneurophysiologiste,est maître deconférences etpraticien hospitalier à l’Université Pierreet Marie Curie,UPMC, et dans le Département de neurophysiologieclinique de l’HôpitalPitié-Salpêtrière,à Paris. Il mène ses recherches surl’épilepsie à l’Institutdu cerveau et de lamoelle épinière, ICM.

La neurobiologiede l’épilepsie

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sont sous-tendues par une décharge neuro-nale anormale, mais elle est fugace et simpleen cas d’activité interictale et soutenue et com-plexe en cas de crise. Nous allons décrire lesbases du fonctionnement des neurones, deleur communication et de leur association enréseaux et examiner comment des perturba-tions de ces différents échelons favorisentl’émergence de décharges épileptiques.

Le fonctionnement des neurones

Les neurones ne représentent que dix pourcent des cellules du système nerveux central,mais leur rôle est essentiel. Ils reçoivent de l’in-formation, principalement d’autres neurones,l’intègrent, la traitent et la transmettent. Pource faire, ils sont polarisés. Cette polarisation

• Les crises d’épilepsie résultent de décharges excessives et synchrones de nombreux neurones.

• Les neurones émettent, reçoivent et traitent des signaux,par des mouvements d’ions de part et d’autre de leur membrane.

• Les réseaux épileptiques sont remaniés : les signaux excitateurscontrôlés par le glutamate, le principal neurotransmetteur excitateur, sont excessifs.

• Le neurotransmetteur GABA est normalement inhibiteur.Chez les personnes épileptiques, les signaux GABAergiquesinhibiteurs sont déficients. Parfois même, ils deviennent excitateurs.

En Bref

1. Les déchargesneuronales sontexcessives dans

les tissus épileptiques.

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implique une organisation dans l’espace, unsens de propagation des signaux : un neuronereçoit des informations dans ses prolonge-ments nommés dendrites qui les intègrent etles conduisent au corps cellulaire. Ces infor-mations, qui lui ont été transmises par voiesynaptique, sont nommées potentiels postsy-naptiques. Quand il reçoit une quantité depotentiels postsynaptiques dépassant son seuild’excitation, l’axone, ou pôle effecteur, émetun signal nommé potentiel d’action, lequel esttransmis à d’autres cellules.

Comment ces signaux naissent-ils, se pro-pagent-ils et sont-ils transmis aux neuronesvoisins ? Ces phénomènes reposent sur unepolarisation électrique et chimique, c’est-à-dire des différences de potentiel (de chargesélectriques) et de concentrations d’ions depart et d’autre de la membrane neuronale. Eneffet, de nombreuses protéines de chargesnégatives sont localisées à l’intérieur des neu-

rones, et plusieurs espèces ioniques sont pré-sentes à l’intérieur et à l’extérieur des cellu-les, de sorte que l’intérieur des neuronescontient un excès de charges négatives parrapport au milieu extérieur. Ces ions sontprincipalement le sodium (Na+), le potas-sium (K+), le calcium (Ca++) et le chlore(Cl–). Le milieu extracellulaire est riche enions sodium et en ions chlore, le milieu intra-cellulaire en ions potassium. Ces différencesde charges et de concentration permettentaux neurones de gérer l’information. Ainsi,les charges négatives repoussent les chargesnégatives et attirent les charges positives, etvice versa. Concernant les forces chimiques,un ion diffuse du milieu où il est le plusconcentré vers celui où il est le moins concen-tré (tendant ainsi vers un équilibre).

Au repos, l’excès de charges négatives à l’in-térieur du neurone le rend hyperpolarisé,c’est-à-dire inactif. Pour s’activer, il doit se

Dossier

Den

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Corps cellulaire

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Sens

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Ion sodium

Ion potassium

Ion chlore

Membranecellulaire

Canalchlore

Hyperpolarisation

Dépolarisation

Canalpotassium

Canalsodium

Flux ioniques et propagation des signaux au sein des neurones

Les neurones véhiculent des signaux portés par des fluxd’ions des dendrites (récepteurs et intégrateurs), au corps cellulaire(récepteur et intégrateur) et jusqu’à l’axone (effecteur).

La genèse et la propagation de ces signaux dépendent des différences de concentrationet de charge des ions de part etd’autre de la membrane neuronale.Quand des ions chlore pénètrentdans le neurone ou que des ionspotassium en sortent, la chargenégative dans le neurone augmente :le neurone est hyperpolarisé (enhaut). La naissance d’un potentield’action dans l’axone est contrecarrée.

Au contraire, quand des ions calcium ou sodium chargés positivement y pénètrent, la chargenégative dans le neurone diminue :le neurone est dépolarisé et des potentiels d’action peuventêtre émis (en bas). Ils se propagentdans l’axone jusqu’à une synapse.

Milieu extracellulaire

Milieu intracellulaire

Ion sodium

CanalcalciumIon

calcium

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dépolariser. Cela peut se faire par diminutiondes charges négatives ou augmentation descharges positives, jusqu’à ce qu’un seuil dedépolarisation soit atteint au début de l’axone.Une ouverture de canaux sodium est alorscommandée : elle fait naître un signal nommépotentiel d’action qui est transmis à la termi-naison de l’axone, là où se trouvent les synap-ses, les espaces qui connectent les neurones.

Hyperpolarisation et dépolarisation

Ainsi, tout ce qui réduit la charge négativedans la cellule est un signal excitateur, favo-risant l’émission de potentiels d’action : c’estle phénomène de dépolarisation accompa-gné de l’émission d’un signal. Au contraire,tout ce qui augmente la charge négative à l’in-térieur de la cellule (entrée d’ions chlorenégatifs ou sortie d’ions potassium positifs)inhibe l’émission d’un potentiel d’action, carle neurone s’éloigne du seuil de dépolarisa-tion où ces canaux sodium s’ouvrent : cessignaux inhibiteurs ou, plus exactement, sta-bilisateurs, sont responsables de l’hyperpo-larisation. En résumé, la dépolarisation activeles neurones, l’hyperpolarisation les inhibe(voir l’encadré page ci-contre).

Comment se font ces variations de char-ges ? Il existe essentiellement deux mécanis-mes. Tout d’abord, le neurone, à tous lesniveaux (dendrites, corps cellulaire et axone),porte des canaux membranaires perméablesaux ions. En fonction de leur ouverture et dutype d’ion auquel ils sont perméables, ils fontvarier la charge du neurone et définissent sonexcitabilité. La charge d’un neurone est éga-lement influencée par les neurones auxquelsil est connecté : le potentiel d’action transmetau neurone suivant une information quimodifie localement sa charge.

Comment les potentiels d’action passent-ils d’un neurone au suivant ? Les neuronessont en contact, mais pas en continuité, c’est-à-dire qu’ils sont séparés par une synapse.Quand le potentiel d’action qui se propagedans l’axone du neurone présynaptique par-vient à la synapse, il commande la libérationde messagers chimiques, les neurotransmet-teurs, qui franchissent l’espace les séparantdu neurone suivant (postsynaptique). Ils sefixent sur leurs récepteurs spécifiques, déclen-chant eux-mêmes des mouvements d’ions.

Les récepteurs des neurotransmetteurssont variés, mais on peut isoler deux grandstypes. Les récepteurs au GABA (activés par leGABA libéré par des neurones nommés inter-neurones) sont perméables aux ions chloreet assurent généralement l’entrée d’ionschlore dans le neurone. L’accumulation decharges négatives hyperpolarise le neurone,ce qui l’inhibe. A contrario, les récepteurs duglutamate, activés par le glutamate libéré parles neurones dits principaux ou pyramidaux,sont perméables aux ions sodium (et parfoisaux ions calcium). Ils sont à l’origine d’uneaccumulation intracellulaire de sodium.L’apport de charge positive dépolarise le neu-rone, donc l’active.

Ces modifications de charge du neuronesurviennent principalement dans les dendri-tes qui portent de nombreuses synapses. Side nombreux signaux excitateurs (dépolari-sants) arrivent en même temps, sans qu’ilssoient contrecarrés par des signaux inhibi-teurs (hyperpolarisants), le neurone estactivé. Beaucoup de neurones sont activés enmême temps et de façon soutenue : la forceexcitatrice est alors puissante et favorise lesdécharges synchrones et à haute fréquence.

Des anomalies neuronales

Pourquoi un neurone devient-il hyperex-citable ? En raison d’une prédispositiongénétique, d’une lésion ou d’une souffrancecérébrale, de la réorganisation des réseauxneuronaux, voire parce que les crises sontresponsables de l’établissement d’un cerclevicieux : plus il y a de crises, plus les méca-nismes de régulation sont débordés et plusle seuil de déclenchement des crises estabaissé. Il s’agit tout d’abord de modifica-tions des canaux ioniques perméables auxions sodium, potassium, calcium et chlore.

Ces anomalies – d’origine génétique ouacquises – sont nommées canalopathies. Lesaltérations peuvent être qualitatives, c’est-à-dire que le flux des ions circulant dans lescanaux est modifié, ou quantitatives, et c’estalors le nombre ou la répartition des canauxsur le neurone qui est perturbé. Les neuro-nes dont les canaux ioniques sont modifiésréagissent même aux stimulations peu inten-ses ou produisent une réponse excessive quifavorise l’excitation et la synchronisationd’autres neurones.

La neurobiologie de l’épilepsie

2. L’activitéélectrique

d’un neurone (a)est exacerbée dans

le tissu épileptique (b) :ses décharges se font

à haute fréquence pourde faibles stimulations.

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Outre les causes purement génétiques évo-quées, on a récemment découvert d’autrescauses possibles d’anomalies de la régulationde l’expression des gènes dans les neurones.Des facteurs d’environnement peuvent entraî-ner la libération de molécules modifiant l’ex-pression de nombreux gènes et, notamment,ceux codant des canaux ioniques et des récep-teurs de neurotransmetteurs, comme l’ontmontré en 2011 Shawn McClelland et ses col-lègues de l’Université de Californie à Irvine,aux États-Unis et de Marseille. C’est ledomaine de l’épigénétique.

Des anomalies de connexions neuronales

En plus de ces divers facteurs impliquésdans l’épilepsie, il en est un dont le rôle estprimordial : le GABA. On a longtemps consi-déré que les activités épileptiques naissaientd’un déséquilibre entre le système excita-teur (les cellules pyramidales produisant leglutamate), trop actif, et le système inhibi-teur (les interneurones libérant le GABA),déficient. Mais ce modèle simpliste fondésur des modèles expérimentaux anciens necorrespond pas aux données récentes mon-trant que le GABA, normalement inhibiteur,peut devenir excitateur dans le tissu épilep-tique, ce qui favorise les décharges au lieude les contrôler.

Un renforcement de l’excitation glutama-tergique favorise systématiquement l’émer-gence de décharges épileptiques. Si cetteexcitation est suffisamment intense, elle tendà mettre en jeu toute une population de neu-rones, les synchronisant soit d’un seul coup,soit progressivement jusqu’à ce qu’unemasse critique soit atteinte. Au sein des tis-sus épileptiques, il existe des signes du ren-forcement de la transmission glutamatergi-que. La quantité de glutamate libérée est plusélevée. Les terminaisons excitatrices des cel-lules produisant le glutamate s’étendent etpeuvent s’autoexciter. De plus, les récepteurs

fixant le glutamate semblent plus nombreuxet leur activation plus efficace.

Le double jeu du GABA

La situation est nettement plus complexepour la signalisation par le GABA : son récep-teur comporte un canal chlore, qui s’ouvre etlaisse entrer des ions chlore. Comme nousl’avons évoqué, l’afflux d’ions chlore hyper-polarise les neurones, les empêchant dedécharger. Quand, expérimentalement, onempêche le GABA d’agir dans un tissu sain,on fait naître des décharges épileptiques brè-ves, comme celles enregistrées chez les per-sonnes épileptiques entre deux crises. Dèslors, peut-on dire que la signalisationGABAergique est déficiente dans un cerveauépileptique ? Certains arguments plaident enfaveur de cette hypothèse.

Deux circonstances peuvent altérer latransmission GABAergique : les cellules pro-duisant ce neurotransmetteur en libèrentmoins, parce qu’elles sont moins nombreu-ses ou moins fonctionnelles que chez un sujetsain ; ou alors le GABA n’est pas assez inhibi-teur, car ses cibles sont altérées. Ainsi, on amontré que la densité des interneurones dansle tissu épileptique peut être plus faible ouque si ces interneurones persistent, ils modu-lent moins les informations entrantes.

Mais l’insuffisante efficacité du GABA dansle tissu épileptique n’a-t-elle pas une autrecause ? Et si le GABA au lieu d’être inhibiteurdevenait excitateur ? Dans ces conditions, aulieu de contrôler l’activité cérébrale, le ren-forcement de l’activité GABAergique sursti-mulerait le système au lieu de l’inhiber. Cettesituation ne serait pas inédite, car c’est ainsique cela se passe dans le cerveau immature.

Quand le GABA libéré dans la synapse sefixe sur un de ses récepteurs postsynaptiques,ce dernier s’ouvre. Dans le tissu mature nor-mal, comme la concentration en ions chloreà l’intérieur du neurone est très inférieure à laconcentration extérieure, des ions chlore pénè-trent dans le neurone : la différence de concen-tration, ou force chimique, l’emporte sur larépulsion exercée par la charge négative quirègne dans le neurone, ou force électrique. Aucontraire, dans certains tissus épileptiques, laconcentration intracellulaire en ions chloreest augmentée, si bien qu’au lieu d’entrer dansla cellule, le chlore a tendance à en sortir. Dans

Dossier

Et si le GABA au lieu d’être inhibiteur devenait excitateur ?

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© Cerveau&Psycho - n°55 janvier - février 2013 41

ce cas, la force électrique l’emporte sur la forcechimique. Le chlore est repoussé hors de la cel-lule qui, dès lors, peut s’exciter.

Ces modifications de fonctionnement sontliées à une perturbation de la régulation neu-ronale du chlore au repos. Normalement, lechlore est maintenu à une concentration fai-ble dans les neurones par un cotransporteur,nommé KCC2, une molécule qui le fait res-sortir du neurone, entre deux activations parle GABA. Mais, dans le tissu épileptique, cetransporteur est moins efficace. De surcroît,un second cotransporteur, NKCC1, fait péné-trer des ions chlore dans les neurones. Présentdurant les phases très précoces du dévelop-

pement, NKCC1 n’est normalement plus pré-sent chez l’adulte, mais il réapparaît au seindes neurones épileptiques. Dès lors, laconcentration en ions chlore dans les neuro-nes au repos est supérieure à la normale. C’estpourquoi, quand un canal chlore s’ouvre, aulieu de pénétrer dans le neurone, entraînantune hyperpolarisation, les ions chlore quit-tent le neurone, ce qui le dépolarise et facilitel’émission d’un potentiel d’action : le GABA

devient excitateur (voir la figure 3).Ce mécanisme est validé par le fait qu’en

bloquant le transporteur NKCC1, on évite uneaugmentation anormale de la concentrationintraneuronale du chlore et l’on bloque les

La neurobiologie de l’épilepsie

Neu

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Interneurone

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Ion chlore

GABAGABA

3. Le GABA est un neurotransmetteur qui, normalement, estinhibiteur, mais, chez les personnes épileptiques, peut devenirexcitateur. Un neurone pyramidal (a, en bleu) libère du glutamateexcitateur. Normalement, un interneurone (a, en marron) libérantdu GABA l’inhibe (b).Toutefois, le GABA est parfois excitateur. Dansun tissu normal, le cotransporteur KCC2 du chlore fait ressortircet ion des neurones, de sorte que la concentration des ionschlore y reste faible. Mais, dans le tissu épileptique (c), non

seulement ce cotransporteur est peu efficace, mais un autrecotransporteur, NKCC1, normalement absent chez l’adulte, faitpénétrer des ions chlore : les deux effets se conjuguent si bien quela concentration en ions chlore au repos est plus élevée que lanormale. Quand le GABA se fixe sur son récepteur, le canal chlores’ouvre, mais comme la concentration intracellulaire en chargesnégatives est trop élevée, des ions chlore quittent le neurone, cequi favorise l’émission d’un potentiel d’action.

Ion potassium

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activités épileptiques. Dès lors, le transpor-teur NKCC1 est une cible thérapeutiquepotentielle en cours de développement.

Quels sont les traitements disponiblesaujourd’hui ? Ils ciblent soit des canaux ioni-ques, soit des neurotransmetteurs, ce qui réduitl’excitabilité des neurones ou l’influence exci-tatrice synaptique. La modulation des canaux

sodium par les médicaments permet de res-treindre la capacité des neurones à déchargerà haute fréquence, sans affecter les déchargesnormales. Le blocage de canaux calcium réduitl’excitabilité, mais surtout diminue la libéra-tion des neurotransmetteurs excitateurs. Enfin,d’autres substances renforcent en priorité l’ac-tion des canaux potassium, c’est-à-dire favo-risent la fuite de ces ions, ce qui stabilise lesneurones. Les médicaments agissant sur lessystèmes de neurotransmission renforcentprincipalement l’inhibition GABAergique. Maissoulignons que les médicaments antiépilepti-ques disponibles ne guérissent pas la maladie :ils traitent les symptômes (les crises), mais pasla maladie elle-même (la cause des crises).

Du neurone aux neurones :le rôle des réseaux

Les neurones sont connectés les uns auxautres, mais ne le sont pas au hasard. Ils s’or-ganisent en réseaux. Examinons comment lesréseaux de neurones participent aux méca-nismes neurobiologiques de l’épilepsie. Unréseau neuronal est constitué de multiplesneurones, rassemblés ou dispersés dans le cer-veau, mais connectés préférentiellement : lesneurones ne fonctionnent pas de façon iso-lée, mais en groupes. Et les fonctions cérébra-les dépendent de l’activation de ces réseaux,ou, en d’autres termes, d’assemblées neuro-nales. De surcroît, un neurone donné peutappartenir à divers réseaux et donc partici-per à plusieurs fonctions.

Les multiples neurones constituant unréseau – une population neuronale – s’acti-vent en même temps, de façon synchrone,

produisant une activité très différente de l’ac-tivation isolée d’un neurone unique. Elle estplus intense, plus vaste et ses effets sont pluspuissants. L’activation n’est d’ailleurs géné-ralement pas unique, mais correspond plu-tôt à une répétition rythmée d’activations.Cette activité est nommée oscillation.

Au sein d’un réseau, les neurones sontconnectés par leur synapse de façon privilé-giée, mais les réseaux sont plastiques. Lesconnexions entre neurones peuvent se ren-forcer ou s’affaiblir, faisant évoluer les réseaux.Ce phénomène sous-tend le développementdu cerveau, les apprentissages, et contribue àfaçonner le cerveau tout au long de la vie.Mais il peut aussi être responsable de mala-dies, lorsque ces réseaux dysfonctionnent. Lesactivités épileptiques résultent de l’activationde réseaux de neurones dysfonctionnels.

La réorganisation des réseaux de l’hippocampe

La réorganisation des réseaux neuronauxa été particulièrement explorée dans unestructure profonde du cerveau impliquéenotamment dans la mémoire : l’hippo-campe. Ce réseau est un circuit en boucle :les informations entrent dans une couche deneurones nommés cellules en grain, dont lescorps cellulaires sont arrangés en un demi-cercle. Ces cellules en grain ont un axone,nommé fibre moussue, qui se projette surune cellule pyramidale, qui elle-même seprojette sur un autre type de cellule pyrami-dale, laquelle enfin se projette en dehors del’hippocampe, avant de rejoindre la struc-ture par laquelle les informations étaiententrées. Les connexions se font par dessynapses excitatrices. Branchés en dérivationsur cette chaîne excitatrice, des interneuro-nes inhibiteurs, émettant du GABA, régulentlocalement les activités (voir la figure 4).

L’hippocampe est souvent remanié dans lesépilepsies : certains interneurones disparais-sent, d’autres persistent, mais leurs cibles peu-vent être modifiées. L’inhibition assurée parle GABA et les interneurones semble globale-ment persister. En revanche, les cellules pyra-midales de l’hippocampe sont souvent rédui-tes en nombre, si bien que les cellules d’entréede l’hippocampe, les cellules en grain, perdentleurs cibles. Leur axone bourgeonne, se recon-necte pour réexciter les cellules en grain,

Les médicaments disponiblesaujourd’hui traitent les symptômes,mais pas la maladie elle-même.

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induisant une excitation en boucle entretenuepar le glutamate. L’excitation est excessive ettend à se synchroniser, phénomènes respon-sables des décharges épileptiques.

Ces remaniements de l’hippocampe ontdes conséquences à l’entrée du système, maisils en perturbent aussi la sortie. La structurede sortie, nommée subiculum, ne reçoit plussuffisamment d’informations, les cellules quise projetaient sur elle ayant disparu. Les neu-rones du subiculum semblent tenter de réta-blir des connexions compensatrices, mais ilsle font comme aux stades précoces du déve-loppement du cerveau, c’est-à-dire par uneexcitation (au lieu d’une inhibition) médiéepar le GABA libéré par les interneurones.

Mais, contrairement à ce qui se passedurant les stades précoces du développementcérébral, la signalisation excitatrice glutama-tergique est fonctionnelle. Ainsi, les effetsexcitateurs du GABA, conjugués à ceux duglutamate, déclenchent des activités excessi-ves, les décharges épileptiques, que les inter-neurones semblent stimuler au lieu de lesréguler. Des mécanismes identiques ontrécemment été identifiés dans le cortex, alorsque cette structure cérébrale est très diffé-rente de l’hippocampe. La perte de la protec-tion inhibitrice des interneurones et leurexcitation paradoxale, liée à une perturba-tion de régulation du chlore dans les cellulespyramidales, semblent être un mécanismeimportant en épileptologie.

Toutes ces anomalies de l’excitabilité neu-ronale, de la transmission synaptique et desréseaux de neurones, caractérisent le tissu

épileptique et sont à l’origine des brèvesdécharges interictales. Les crises proprementdites, plus complexes, prolongées et à l’ori-gine de symptômes, sont plus rares, maisleur dynamique est mal connue. Il sembleque dans de nombreux cas une décharge àhaute fréquence d’interneurones soit impli-quée, via des effets excitateurs du GABA. Latransmission excitatrice portée par le gluta-mate est aussi requise. De surcroît, d’autrescellules du système nerveux, tels les astrocy-tes, participent également à la régulation del’excitabilité.

Quand plusieurs facteursnégatifs initient une crise

Il reste à mieux comprendre comment tousces acteurs conjuguent leurs effets pourdéclencher une crise. Identifier les mécanis-mes spécifiques de genèse des crises, leurdynamique et leurs interactions avec les ano-malies du tissu ou du cerveau épileptique estfondamental. Mais cette voie de recherchenécessitera de pouvoir enregistrer l’activitédu cerveau avec de meilleurs outils, et notam-ment la dynamique de neurones pris un parun. Des outils – techniques d’imagerie etd’enregistrement d’activités électriques – per-mettant de suivre l’activité simultanée demultiples neurones, les flux des espèces ioni-ques entrant ou sortant de ces neurones etla résultante de leurs interactions seront pré-cieux. Ces diverses données améliorerontnotre compréhension de l’épilepsie, unemaladie complexe et invalidante. �

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4. Le réseau de l’hippocampe est constitué de cellules engrain (a,en marron) organisées en demi-cercles.Leur axone,nomméfibre moussue, se projette sur un neurone pyramidal (en bleu clair),lui-même connecté à un autre neurone pyramidal (en bleu foncé).

Chez le sujet épileptique (b),certaines cellules pyramidales disparais-sent, de sorte que les axones des cellules en grain perdent leurscibles. Ces axones bourgeonnent et réexcitent les cellules en grain.Leur excitation synchrone et excessive favorise les décharges.

Hippocampe

Cellule en grain

Cellule pyramidale

Axone en boucle

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La main de l’homme présente descaractéristiques qui la rendent trèssingulière dans le règne animal etqui expliquent très certainement cedegré d’évolution technique qu’est

celui de l’homme aujourd’hui. La main n’estpas seulement la terminaison du bras, c’estaussi un prolongement du cerveau, un outilélaboré capable de construire de merveilleu-ses choses, de modifier l’environnement, decréer des œuvres qui traversent les siècles.

Malgré cette singularité, les psychologuesont longtemps étudié d’autres aspects mor-phologiques du corps, délaissant la main. Cen’est que récemment qu’ils se sont intéressésà certaines caractéristiques des mains. L’undes aspects importants de la recherche menéesous l’impulsion des psychologues évolution-nistes est fondé sur la différence de longueurdes doigts.

Index contre majeur

Le rapport entre la longueur de l’index(deuxième doigt de la main ou 2D) et celle del’annulaire (quatrième doigt ou 4D) est cer-tainement celui qui a fait l’objet du plus grandnombre de recherches. On le nomme rapport2D:4D. Pour le calculer, on pose la main à platsur une surface plane, et on mesure la lon-gueur de la base de la première phalange (àpartir du pli avec la paume) jusqu’à l’extré-

mité du doigt ; et ce, pour l’index et l’annu-laire. Il suffit ensuite de diviser la longueur del’index par celle de l’annulaire. Ce rapport estégalement appelé indice de Manning, du nomdu chercheur, John Manning, de l’Universitéde Liverpool en Grande-Bretagne, qui a donnéses lettres de noblesse à ce champ d’études.Car ce rapport fournit divers renseignements.

Pour comprendre les effets qui ont étérépertoriés, il faut savoir que les recherchesont montré que la longueur de l’index estdirectement influencée par la quantité d’es-trogènes chez le fœtus humain, tandis quela longueur de l’annulaire serait influencéepar la testostérone. Outre le niveau d’exposi-tion à l’une et l’autre de ces hormones, on aconstaté que l’annulaire renferme davantagede récepteurs à la testostérone, ce qui suggèreque plus ces récepteurs reçoivent des concen-trations élevées de testostérone, plus ce doigtse développe au cours de l’embryogenèse.Ainsi, en raison de cette relation entre l’ex-position aux stéroïdes sexuels et la longueurde l’index et de l’annulaire, la recherche surle rapport 2D:4D ne se résume pas à une lec-ture des lignes de la main d’une diseuse debonne aventure !

La longueur de ces deux doigts serait unindice renseignant sur le degré d’expositionaux hormones sexuelles au stade fœtal, ce quipourrait expliquer un certain nombre de dif-férences de comportements. On sait que l’ex-

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Vos mains disent-elles quelque chose sur votre personnalité ? Oui, révèle un nombre croissant

d’études scientifiques. Et ce n’est pas de la chiromancie.

Psychologieau quotidien[

Nicolas GUÉGUENest enseignant-chercheur en psychologiesociale à l’Université de Bretagne-Sud,et dirige le Laboratoired’Ergonomie dessystèmes, traitementde l’information et comportement(LESTIC) à Vannes.

Les mains,reflet de la personnalité

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position à ces stéroïdes influe sur divers aspectsmorphologiques, par exemple la symétrie duvisage, et que les variations de ce degré d’ex-position sont également liées à des différen-ces comportementales et de personnalité.

Le sexe au bout des doigts

En premier lieu, le rapport 2D:4D permetde déterminer le sexe d’une personne.Hommes et femmes ne sont pas exposés auxmêmes concentrations d’hormones sexuelles,ce qui entraîne des différences dans ce rap-port. Les psychologues Johannes Hönekoppet Steven Watson, de l’Université de Newcastleau Royaume-Uni, ont montré, dans une syn-thèse des travaux sur les différences entrehommes et femmes, qu’un index plus longque l’annulaire (un rapport 2D:4D supérieurà 1) s’observe chez 50 pour cent des femmes,mais seulement 15 pour cent des hommes.En revanche, près d’un tiers des hommesprésente un annulaire plus long que l’index(le rapport 2D:4D est inférieur à 1), ce qui

n’est le cas que pour 10 pour cent des fem-mes. En calculant une moyenne statistiquedu rapport 2D:4D pour les hommes et unepour les femmes, on a montré que lesempreintes de mains retrouvées sur les mursdes grottes préhistoriques étudiées par lespaléontologues étaient celles de mainsd’hommes, mais aussi de femmes.

Outre le sexe, le rapport 2D:4D semble éga-lement être un prédicteur de certaines diffé-rences morphologiques qui dépendent de la

• La longueur de l’annulaire et celle de l’index dépendent des concentrations de certaines hormones (testostérone et estrogène) auxquelles le fœtus a été exposé in utero.

•Une observation minutieuse des mains livre de nombreuses informations sur un individu.

• Les capacités athlétiques (force physique, niveau d’excellence dans divers sports tels le football ou l’escrime) sont également reflétées par la longueur relative des doigts.

En Bref

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concentration des hormones sexuelles. Ainsi,In Ho Choi et ses collègues du Départementd’urologie de l’Université de Gachon enCorée du Sud ont montré, auprès d’un échan-tillon de 144 hommes, qu’un rapport 2D:4D

faible serait associé à une plus grande lon-gueur du pénis. D’autres travaux ont montréqu’un rapport plus faible chez des hommestraduirait des caractéristiques masculines plusaccentuées, un rapport plus élevé étant asso-cié à des caractéristiques féminines plus déve-loppées. Or ces différentes caractéristiquesmorphologiques dépendent de l’imprégna-tion hormonale à un stade précoce.

Choisir un métier en fonction de ses mains

Dans le même ordre d’idée, le psychologueallemand Harald Schneider et ses collègues, del’Institut Max Planck à Munich en Allemagne,ont constaté que des hommes transsexuels pré-sentent un rapport 2D:4D plus élevé (donc plusproche de celui des femmes) qu’un grouped’hommes non transsexuels. Pour ces cher-cheurs, une plus forte imprégnation des fœtusmasculins par les estrogènes (entraînant unaccroissement de la longueur de l’index) pour-rait expliquer cette observation.

Certaines aptitudes cognitives et intellectuel-les pourraient à leur tour être prédites par lerapport 2D:4D. Dans certains cas, il ne paraîtpas absurde de conseiller le choix de tel ou tel

métier en fonction de ce rapport, voire dedemander une photographie du plat des mainsd’un candidat à un entretien d’embauche.

Ainsi, John Coates et ses collègues, del’Université de Cambridge au Royaume-Uni,ont calculé les rapports 2D:4D de traders dela City de Londres, pour les confronter à leursperformances mesurées d’après leurs reve-nus, eux-mêmes liés à leurs gains annuels.Les résultats ont révélé qu’en moyenne chezles traders hommes ayant un rapport faible(donc un annulaire bien plus long que l’in-dex), les revenus annuels atteignaient679 680 livres, contre 173 160 livres pour lestraders ayant un rapport plus élevé (unannulaire très légèrement plus long que l’in-dex), et 61 320 livres pour les traders ayantun rapport proche de 1 (un annulaire demême longueur que l’index).

En outre, les chercheurs ont montré que lepremier groupe (rapport le plus faible)gagnait 2,5 fois plus que les derniers (rapportéquivalent à 1) quand il s’agissait de jeunestraders, mais 11 fois plus avec les traders lesplus expérimentés. Ce qui tend à prouver quenon seulement ce rapport est prédictif desperformances à l’entrée dans le métier, maisqu’il le demeure et s’accentue avec l’expé-rience professionnelle.

Les psychologues ont également établi unecorrélation entre le temps de pratique en tantque trader et le rapport 2D:4D ; les tradersayant le rapport le plus faible sont également

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Psychologieau quotidien[

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Sur le WEB

Site Internet consacréau rapport 2D:4D :http://www.handresearch.com/news/digit-ratio-finger-length.htm

1. Homme,femme ? Impulsif,amateur de risque,introverti, timide ?Certaines réponses à ces questions se lisentdans les longueurscomparées de l’indexet de l’annulaire.

Et le petit doigt?La plupart des recherches portent sur

l’index et l’annulaire, mais l’auriculairecommence à livrer quelques secrets. Lepsychologue Devasis Ghosh, de l’HôpitalFurness, à Barrow, au Royaume-Uni, a étu-dié le rapport des longueurs de l’annulaireet de l’auriculaire, afin de mettre celui-cien relation avec certaines caractéristiquesde personnalité. Il a ainsi observé qu’unedimension de la personnalité nomméeinstabilité émotionnelle (qui regroupe unevulnérabilité au stress, aux émotions néga-tives, à l’anxiété et à la dépression) est plusélevée chez les personnes dont l’extré-mité de l’auriculaire ne dépasse pas la basede la phalange supérieure de l’annulaire…

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ceux qui restent traders le plus longtemps…Selon les auteurs, l’exposition précoce à la tes-tostérone au stade fœtal (qui tend à allongerl’annulaire) expliquerait ces différences deperformances. Un surcroît d’agressivité et decombativité constituerait un avantage dansce métier où règne la compétition. Toutefois,les travaux ne précisent pas s’il existe ou nonune relation entre le rapport 2D:4D et l’éthi-que professionnelle dans ce milieu, ni si laplus grande fraude de l’histoire commise parBernard Maddoff pouvait être prédite par cerapport digital.

Le doigt du chauffard

La prise de risque, certainement utile auxtraders, serait également liée au rapport deslongueurs de l’index et de l’annulaire. Ainsi, lepsychologue Andreas Schwerdtfeger et ses col-lègues, de l’Université de Mayence enAllemagne, ont constaté, chez des conducteursmasculins, qu’un faible rapport 2D:4D (l’an-nulaire plus long que l’index) coïncide avec ungrand nombre de points perdus sur le permis.Là encore, d’après les chercheurs, l’expositionprécoce à la testostérone serait un déterminantde ces effets sur la conduite automobile. Leshommes qui ont été exposés in utero à la tes-tostérone auraient une conduite plus impul-sive et plus agressive, ce qui expliquerait laperte d’un plus grand nombre de points. Ceteffet de l’agressivité est d’ailleurs confirmé parune étude de Zeynep Benderlioglu et RandyNelson, à l’Université de l’Ohio, qui ontobservé que des individus aux rapports 2D:4D

réduits tiennent des propos plus agressifsenvers des expérimentateurs qui les avaientpréalablement rudoyés.

Le rapport 2D:4D a été également mis enrelation avec d’autres données biologiquesassociées aux concentrations d’hormonesprénatales. C’est le cas de certaines patho-logies : J. Manning et Peter Bundred, del’Université de Liverpool en Grande-Bretagne, ont observé que des hommes avecun rapport 2D:4D élevé (un index supérieurou égal à l’annulaire) présentent des risquesprécoces d’infarctus tandis que chez ceuxayant un rapport plus faible, les attaques car-diaques se produisent en moyenne plus tard.Un long annulaire reflète de fortes concen-trations de testostérone in utero, et cette hor-mone protégerait contre les risques de mala-

die cardiaque. Il pourrait donc être conseillé,en raison de la commodité de cette mesure,de repérer les individus présentant un rap-port 2D:4D élevé et de renforcer la préven-tion de ces risques cardiaques : alimentationéquilibrée, exercice physique, absence deconsommation de tabac…

Compensation d’un risque cardio-vascu-laire élevé ? Les hommes à l’annulaire courtont moins de risques de développer un can-cer de la prostate. Mais selon les travaux dupsychologue allemand Bernhard Fink, del’Université de Göttingen, ils sont plus vul-nérables à la consommation d’alcool...

Mains d’intellectuel

Certaines fonctions cognitives essentiellessont également liées au rapport 2D:4D.J. Manning et Rogan Taylor, de l’Université deLiverpool, ont montré que les plus faibles rap-ports 2D:4D sont associés à des performances

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Mains et personnalité

Les traders ayant un annulaire beaucoup plus long que l’index ontdes gains en moyenne dix fois supérieurs à ceux dont la longueur de l’index égale celle de l’annulaire.

L’annulaire qui séduitLa forme des mains joue un rôle dans la séduction. Les psycho-

logues James Roney et Dario Maestripieri, de l’Université deChicago,ont demandé à des femmes, qui venaient d’interagir avecdes hommes dans le cadre d’une conversation banale, d’évaluerces derniers en termes d’attrait physique et d’attirance pour unéventuel flirt. Le comportement de ces femmes était étudié afinde repérer celles qui, par leur comportement (postures, gestes…),paraissaient plus ou moins amicales envers leur partenaire mas-culin. Les résultats ont révélé que plus le rapport 2D:4D du gar-çon était faible, plus la jeune femme le trouvait attirant physi-quement, et plus elle se montrait susceptible de flirter avec lui.Pour les chercheurs, ces longueurs révèlent certains traits mor-phologiques des hommes, plus exposés à la testostérone au stadefœtal, et présentant de ce fait des caractéristiques plus masculi-nes qui attirent les femmes.

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accrues dans des tâches de visualisation spa-tiale. Selon ces chercheurs, un tel lien résulteencore une fois de l’action de la testostéronechez le fœtus ; celle-ci favorise la croissancede l’hémisphère droit du cerveau, impliquédans le traitement visuo-spatial.

Pour d’autres compétences qui dépendentplutôt de l’exposition aux estrogènes, le lienentre le rapport 2D:4D et les performancescognitives s’observe aussi : ainsi, Mary Pulinet ses collègues, de l’Université Mary Baldwinà Staunton en Virginie, ont montré que lesfemmes présentant un rapport 2D:4D élevé(exposées à de fortes concentrations d’estro-gènes, in utero) ont également des performan-ces plus élevées lors de tâches de rappel d’in-formations imagées. Or des concentrationsélevées d’estrogènes au stade fœtal favorisent,par la suite, de telles performances.

D’autres aptitudes étonnantes semblents’exprimer à travers le rapport 2D:4D. Parexemple, Vanessa Sluming, de l’Université deLiverpool, a montré que des musiciens dehaut niveau d’un orchestre symphonique pré-sentent, comparativement à un groupecontrôle de non-musiciens, des rapports2D:4D plus faibles. Or la compétence musi-cale exige à la fois des qualités cognitives etune motivation forte pour le travail, ce quiserait l’apanage des individus qui ont été for-tement exposés à la testostérone.

Les qualités athlétiques et sportives dépen-dent beaucoup du développement embryon-naire et de l’influence des hormones, au pre-mier rang desquelles la testostérone. À ce titre,le psychologue Rie Tamiya et ses collègues, del’Université d’Osaka au Japon, ont calculé le

rapport 2D:4D de lutteurs de sumo japonais.Pour chaque lutteur, la proportion de victoi-res et le classement ont été également mesu-rés. Les résultats ont montré qu’un rapport2D:4D faible est associé à un rang plus élevéet à une proportion plus importante de vic-toires. L’interprétation est quasi directe : latestostérone, qui favorise le développementdu système cardio-vasculaire, la vitesse deréaction, l’agressivité et la dominance seraitfavorable aux sports de combat qui exigentces qualités. Cet effet du rapport 2D:4D a étémis en évidence pour de multiples sportsréclamant aptitudes physiques et puissance ;c’est le cas du rugby, mais aussi des sports plustechniques tels que l’escrime, le surf… oud’autres réclamant des aptitudes de souplesse,par exemple la gymnastique ou le ski.Statistiquement, le rapport 2D:4D des joueursde football professionnels apparaît plus fai-ble que dans un échantillon de la populationgénérale. Les mêmes études ont révélé que lesjoueurs internationaux ont des rapports2D:4D plus faibles que les joueurs de divisionintermédiaire, et que les grands champions,tels Maradona ou Zidane, ont des rapports2D:4D parmi les plus faibles mesurés...

Mains de sportifs

Ces effets seraient en grande partie dus auxqualités musculaires (force, vitesse de contrac-tion) favorisées par la testostérone ; ainsi, d’au-tres études ont mis en évidence que les indivi-dus ayant les plus faibles rapports 2D:4D

obtiennent les performances les plus élevéesdans des épreuves de mesure de la puissancemusculaire, qu’il s’agisse de pression de lamain, de puissance du bras ou de la jambe…

Les mains sont donc une vitrine du tempé-rament, à condition de savoir observer lescaractéristiques qui comptent. Actuellement,la plupart des travaux scientifiques insistent surle rapport entre les longueurs de l’index et del’annulaire. Celui-ci permet d’obtenir des infor-mations sur le caractère plutôt agressif, enclinà la prise de risque, les capacités de repéragespatial ou les qualités sportives. Mais d’autresdoigts, notamment l’auriculaire, font l’objet depremiers travaux (voir l’encadré page 46) etrévèlent des liens avec la stabilité émotionnelle.Plus les études seront nombreuses à confirmerces corrélations, plus cette nouvelleapproche sera prise au sérieux.

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Psychologieau quotidien[

Bibliographie

J. T. Manning,The Finger Ratio, Faber & Faber,London, 2008.H. J. Schneider et al.,Typical female 2nd-4thfinger length (2D:4D)ratios in male-to-femaletranssexuals-possibleimplications forprenatal androgenexposure, in Psycho-neuroendocrinology,vol. 31, pp. 265-269,2006.Z. Benderlioglu et al.,Digit length ratiospredict reactiveaggression in women,but not in men, inHormones andBehavior, vol. 46,pp. 558-564, 2004. .

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2. Les plus grandsfootballeurs ont les rapports entre la longueur de l’indexet celle de l’annulaireles plus faibles.

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Psychosociologie

Marc Gozlanest journalistescientifique à Paris.

Au Japon, une forme de retrait social pathologique, le « hikikomori », concerne plus de 260 000 adolescentset jeunes adultes, qui se cloîtrent chez eux et n’en sortent plus. Les premiers cas en France et aux États-Unis viennent d’être répertoriés.

ces jeunes enfermés chez eux

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Tatsuya, 23 ans, vit enfermé chezlui. Il n’est quasiment pas sorti desa chambre depuis trois ans. Filsunique, il habite un deux-piècesqu’occupent ses parents dans la

banlieue de Tokyo. Il passe sa journée à dor-mir. Il mange les repas préparés par sa mèrequi les dépose sur le pas de la porte de sachambre, toujours fermée. Il se réveille le soirpour passer la nuit à surfer sur Internet, àchatter sur des forums de discussion, lire desmangas et jouer à des jeux vidéo. Il refuse des’inscrire dans une école de réinsertion pro-fessionnelle ou de chercher du travail, etmême de partir en vacances. L’an dernier, sesparents se sont décidés à l’emmener consul-ter dans plusieurs hôpitaux de la région qui,tour à tour, ont évoqué une dépression ouune schizophrénie latente.

La scolarité de Tatsuya à l’école élémentaires’est déroulée normalement, mais il a com-mencé à manquer l’école quand il est entré aucollège. Se mêlant peu à ses camarades, il seplaint d’être moqué et même humilié. Malgréces brimades, ses résultats scolaires sont bonset il poursuit une formation universitaire d’in-génieur. Il y a trois ans, il a subitement toutarrêté et, depuis, vit cloîtré à domicile.

Tatsuya souffre d’hikikomori, c’est-à-dire enfrançais de « retrait social ». L’origine du termehikikomori (hiki vient de hiku (reculer), komoridérive de komoru qui signifie « entrer à l’inté-rieur ») traduit un repli sur soi. Selon les critè-res diagnostiques réactualisés en 2010 par leministère de la Santé japonais, le hikikomori estun phénomène qui se manifeste par un retraitdes activités sociales et le fait de rester à la mai-son quasiment toute la journée durant plus desix mois. Il n’y a pas de limite d’âge inférieure.Bien que le hikikomori soit défini comme unétat non psychotique, excluant donc la schi-zophrénie, les autorités sanitaires admettentqu’il est probable que certains cas correspon-dent en fait à des patients souffrant de schi-zophrénie, mais dont le diagnostic de psychosen’a pas encore été posé.

Qu’est-ce que le hikikomori ? En réalité, lasituation peut se présenter sous plusieurs for-mes. S’il arrive que l’adolescent ou le jeuneadulte puisse rester totalement reclus pendantdes mois, voire des années, il peut aussi accep-ter de sortir, le temps de faire des courses dans

le quartier, même s’il replonge dans son iso-lement en se barricadant dans sa chambre deretour dans l’appartement familial. Il peutaussi lui arriver de sortir la nuit ou au petitmatin, lorsqu’il est le moins susceptible derencontrer des gens, en particulier des cama-rades ou des voisins. Dans de rares cas, le sujethikikomori dissimule son état en quittant sondomicile chaque matin pour se promener ouprendre le train comme s’il se rendait à l’école,à l’université ou à son travail.

Un tableau cliniquedisparate

Au Japon, 80 pour cent des cas de hikiko-mori sont des hommes. L’unique étude rigou-reuse sur l’épidémiologie de ce trouble,conduite entre 2002 et 2006, indique que1,2 pour cent des Japonais, âgés de 20 à 49 ans,vivent une telle situation au cours de leur vie,ce qui, extrapolé à la population du pays(128 millions d’habitants), permet d’estimerà 232 000 le nombre d’individus présentantun hikikomori. Au total, 0,5 pour cent desfoyers japonais ont eu ou ont un enfant souf-frant de hikikomori. Dans 20 pour cent descas, la pathologie commence entre 10 et 14 anset, dans plus d’un tiers des cas, elle débute versla fin de l’adolescence, entre 15 et 19 ans. Lespremiers signes d’absentéisme scolaire oud’isolement peuvent apparaître dès 12 à14 ans. En 2003, on a constaté que certains élè-ves refusant d’aller à l’école devenaient par

• Hikikomori signifie « retrait social », un terme qui désigne le phénomène et la personne qui en souffre.

• Les hikikomori se trouvent dans l’impossibilité d’avoir une viesociale, d’aller à l’école, à l’université ou de travailler. Ils viventreclus au domicile familial.

• Ces adolescents ou jeunes adultes passent la plupart de leur temps enfermés chez eux, avec un rythme veille-sommeilinversé. Cet isolement se prolonge parfois des années.

• Le hikikomori peut être « primaire » (sans trouble psychiatrique associé) ou « secondaire » (existence d’une pathologie mentale simultanée).

En Bref

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la suite des hikikomori. En septembre 2010,une étude gouvernementale a estimé qu’ilexiste au moins 260 000 hikikomori au Japonet que 460 000 autres personnes, ne sortantplus de chez elles qu’épisodiquement, pour-raient le devenir.

Entre honte et complaisance

Le hikikomori est dit « primaire » lorsqu’ilne s’accompagne pas d’une pathologie psy-chiatrique, par exemple, une dépressionmajeure qui sous-tend l’isolement. Dans lecas contraire, on parle de hikikomori «secon-daire ». Plusieurs enquêtes épidémiologiquesrécentes indiquent que la moitié des cas dehikikomori seraient primaires, mais d’autresétudes ont rapporté des taux de hikikomoriprimaire compris entre 14 et 37 pour cent.

Loin des idées reçues et des stéréotypes quivoudraient que cyberdépendance et hikiko-mori soient associés, il apparaît que si les

reclus, au Japon comme en France, passentsouvent beaucoup de temps sur le Web, ils netémoignent pas d’une « addiction à Internet ».Selon Nicolas Tajan, doctorant en psycholo-gie à l’Université Paris-Descartes et chercheurà l’Université de Kyoto, surfer sur Internetn’est qu’une de leurs activités dans la mesureoù ils regardent aussi la télévision passivementpendant des heures, lisent ou écoutent de lamusique. Certains ne se connectent d’ailleurspas à Internet. Toutefois, note N. Tajan quiétudie depuis deux ans le hikikomori dansl’Archipel, une dépendance semble de plus enplus fréquente chez les hikikomori japonais,une tendance également observée en France.Surtout, il semble que l’apparition d’une uti-lisation intensive d’Internet soit plus le résul-tat de la claustration à domicile qu’une causedu retrait social. En fait, selon le psychiatreTakahiro Kato, de l’Université de Kyushu,Internet et les jeux vidéo contribuent à réduirele besoin de communication en tête-à-têteavec ses semblables et créent un sentiment desatisfaction sans qu’il soit nécessaire de pas-ser par des échanges directs.

Internet et les jeux vidéo facilitent doncla vie du hikikomori, plutôt qu’ils n’en sont lacause. Dans de très rares cas, observés tant auJapon qu’en France, le hikikomori met à pro-fit cette très longue période d’enfermementà domicile pour se former sur Internet etacquérir de façon autodidacte un nouveausavoir, parfois encyclopédique, sur un sujettechnique ou artistique.

Plusieurs particularités socioculturelles etanthropologiques de la société nipponne pour-raient intervenir dans « l’épidémie » d’hikiko-mori. Selon T. Kato, un facteur clé associé à cephénomène tiendrait au concept d’Amae, définipar le fait de chercher à être gâté et choyé parson entourage. Cela peut parfois inciter le jeuneà se comporter de façon égoïste vis-à-vis de sesparents avec le sentiment qu’ils lui pardonne-ront son comportement. Il existe dans la cul-ture japonaise une tolérance, voire une com-plaisance, de l’entourage vis-à-vis duhikikomori, d’autant que les jeunes Japonais(comme en Corée du Sud ou à Taïwan) onttendance à dépendre, plus encore qu’enOccident, de leurs parents sur le plan financier.

Par ailleurs, le Japon se trouve être une« société de la honte ». Le concept de Hajiimprègne profondément la société : honted’avoir échoué, de déshonorer son nom, de

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Psychosociologie

Hikikomori au Japon et en France : quelles différences ?

Des psychologues, sociologues et anthropologues de l’Universitéde Nagoya, de Kyoto et de Paris Descartes ont comparé les

tableaux cliniques et l’histoire de hikikomori japonais et français,vivant tous chez leurs parents.

Selon cette étude pluridisciplinaire franco-japonaise à paraîtreprochainement, le jeune entre dans l’état de hikikomori à la suited’une « difficulté rencontrée sur le chemin menant à son idéal » ;le retrait social anticipe un échec et évite de ne pas atteindrel’objectif convoité. Les cas observés au Japon auraient égalementpour caractéristique de survenir au moment de la « grande rup-ture » que représente pour l’ensemble des Japonais la périodecharnière entre la fin du cursus universitaire et l’entrée dans lavie professionnelle. En France, le repli au domicile avec retraitsocial serait plus lié à des « difficultés concrètes », comme unerupture amoureuse, un échec dans le domaine affectif ou sexuel,un problème de consommation de drogue (alcool, cannabis).

Alors qu’au Japon, le hikikomori qui se retire de la société coupeaussi les ponts avec sa famille avec laquelle il n’entretient plus (ouquasiment plus) de relations, il semble qu’en France le jeune reclusau domicile communique encore avec ses parents.

En outre, le hikikomori toucherait des individus plus âgés au Japonqu’en France, où le phénomène est à ce jour limité à des sujetsâgés de 14 à 30 ans.

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ne pas avoir tenu ses engagements, de met-tre les autres dans l’embarras. De fait, lesparents éprouvent une grande honte d’avoirun enfant hikikomori et tardent à consulter unmédecin. Par ailleurs, fait remarquer MakiUmeda, chercheur en santé publique auDépartement de santé mentale de l’Universitéde Tokyo, certains parents préfèrent encoreque leur enfant soit un hikikomori plutôt qued’apprendre qu’il souffre d’une maladie psy-chiatrique ou d’un trouble du développement,ce qui entraînerait une forte stigmatisation.

Le contexte socio-historique au coursduquel le hikikomori s’est développé pourraitégalement avoir joué un rôle important. Lasociété japonaise, traditionnellement fondéesur des valeurs collectivistes, a renforcé deplus en plus l’individualisme moderne. SelonT. Kato, les changements du mode de viefamilial et social qui en ont résulté explique-raient en grande partie le développement duhikikomori. La famille traditionnelle japonaisequi comptait beaucoup d’enfants vivant sousle même toit avec les grands-parents aaujourd’hui cédé la place à une cellule fami-liale dont le père et la mère travaillent, quicompte moins d’enfants et peut moins faireappel à l’entraide des proches et des voisins :l’enfant a ainsi moins d’interactions socialesavec d’autres personnes vivant sous le mêmetoit et dans le voisinage ; il est aussi moinspoussé à quitter le nid familial pour aller cher-cher fortune ailleurs.

À tout cela s’ajoutent les brimades (Ijime)que subissent certains élèves à l’école (harcè-lement, intimidation, persécution). Enfin,serait également en cause l’intense pressiondu système scolaire. Les lycées et les univer-sités sont très hiérarchisés, en fonction de ladifficulté du concours d’entrée obligatoire,ce qui susciterait chez une fraction des jeu-nes une peur de l’échec conduisant au retraitsocial définitif.

Un attachement insécure

Il paraît clair que différents aspects de la cul-ture et de la sociologie japonaise peuvent inter-venir dans l’apparition et la progression duhikikomori ; toutefois, il ne s’agit pas pourautant d’un syndrome spécifiquement lié à laculture nippone. À ce jour, le phénomène hiki-komori a été rapporté à Oman, en Espagne, enItalie, et depuis peu aux États-Unis et en France.

Ainsi, le psychiatre Alan Teo, de l’Universitédu Michigan, à Ann Arbor, a publié enmars 2012 ce qui peut être considéré commele premier cas de hikikomori identifié auxÉtats-Unis. Cet homme de 30 ans, souffrantd’une dépression profonde, a vécu reclus pen-dant trois ans dans son appartement, restantla première année dans un cabinet de toilet-tes assez spacieux. À ce jour, A. Teo a dénom-bré 11 autres personnes présentant un com-portement de hikikomori. Ces individus sontrestés isolés de la société pendant une durée

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Hikikomori, ces jeunes enfermés chez eux

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1.Le hikikomoriest un phénomène

complexe où interviendraient

au Japon des élémentspsychologiques,

familiaux,culturels,socio-anthropologiques.

Dans ce pays, il a prisl’allure d’une épidémie

de grande ampleur.

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moyenne de sept ans, même si certains ontpu, de temps à autre, garder un semblant descolarité ou de vie professionnelle.

Une récente étude, destinée à évaluer si cettesituation est reconnue comme telle par unpanel de psychiatres internationaux, laisse pen-ser que des cas de hikikomori existent en Coréedu Sud, en Australie, à Taïwan et en Thaïlande.Signe de cette globalisation, le terme hikiko-mori a fait son entrée dans l’édition 2010 del’Oxford Dictionary of English.

Récemment, Alexander Krieg et JaneDickie, psychologues à l’Université Hope, àHolland dans le Michigan, ont élaboré, à par-tir de données collectées auprès de 24 hikiko-mori japonais et 60 sujets contrôles, un

modèle psycho-socio-développemental del’hikikomori, reposant sur la théorie de l’atta-chement. Ce modèle prend en compte les rela-tions avec les parents et les pairs, la dimensiondu tempérament et le vécu en milieu scolaire.Il en ressort que les hikikomori présentent,plus que des sujets sains, un type d’attache-ment qualifié d’ambivalent (ou anxieux) : lemode d’attachement à la figure parentale, aucours de l’enfance, n’a pas été sécurisé, et l’en-fant n’est pas parvenu à trouver une confiancestable en l’adulte. De façon générale, les sujets

hikikomori rapportent plus souvent que d’au-tres sujets « normaux » avoir été victimes derejet de la part de leurs parents et de leurspairs, de brimades à l’école, et présentent dessignes de timidité patente.

Globalement, ce modèle montre qu’unetimidité couplée à un comportement de rejetpar la mère prédit un attachement insécure,lequel, lorsqu’il est associé à un rejet par lespairs tôt dans l’adolescence, augmenterait lerisque de développer un hikikomori plus tardau cours de l’adolescence ou au début de l’âgeadulte. Des études supplémentaires, notam-ment longitudinales, sur de plus grandesséries de sujets, seront nécessaires pour vali-der ces résultats préliminaires.

Des attentes démesuréesde l’entourage

Selon le psychiatre et psychanalyste fran-çais Serge Tisseron, le phénomène hikikomoripose le problème de savoir si une augmenta-tion trop forte des attentes de la part de l’en-tourage en matière de réussite scolaire ne pro-duirait pas l’effet exactement opposé. Cettepression est d’abord familiale, beaucoup deparents ayant recours à l’emprunt pour finan-cer les études de leur enfant, et ce alors mêmeque la montée du chômage nourrit une pertede confiance des jeunes Japonais dans unesociété qui ne leur fournit plus l’assurance detrouver un travail à la fin de leurs études. Lapression provient aussi des pairs, autrementdit des membres de son groupe, le collégienou l’étudiant japonais se sentant constam-ment investi de la nécessité de réaliser ce queles autres attendent de lui.

Refusant tout d’un coup de répondre auxattentes des proches et des pairs, le jeune arrê-terait d’aller à l’école ou à l’université. SelonS. Tisseron, ce « désemboîtement psychique »se doublerait d’un « désemboîtement du liensocial ». En effet, il serait difficile de garderses camarades alors qu’on leur donne le sen-timent qu’on les a lâchés et qu’on a failli à sesobligations. Tout se passerait comme si l’ado-lescent qui s’enferme et se retire du monde

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Psychosociologie

Les sujets hikikomori confient avoir été victimes de rejet de la part de leurs parents et de leurs pairs, ou de brimades à l’école.

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2. Pression sociale,pression familiale,scolaire,professionnelle sont autant de facteurs qui favorisent le hikikomori chez les jeunes Japonais.

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décidait de « laisser les autres se débrouillersans lui ». Ainsi, « non seulement il renon-cerait à porter les espoirs des autres, mais c’estlui maintenant qui se laisserait porter ».

Selon S. Tisseron, l’hypothèse de ce désem-boîtement psychique permettrait de compren-dre pourquoi le hikikomori ne s’accompagnepas d’une symptomatologie psychiatriqueparticulière. La coupure opérée à l’intérieurde l’individu, plus ou moins consciemment,lui permettrait de gérer les émotions, lesconflits, les inquiétudes liées à l’avenir en évi-tant l’entrée dans une pathologie psychia-trique : effondrement dépressif, sensationd’abandon, sentiment de persécution. Cettedéconnexion de la perception émotionnellelui permettrait de ne pas se sentir honteux,coupable, triste ou angoissé.

En France, les premiers cas de hikikomoriont été décrits à la fin de l’année 2011 parMarie-Jeanne Guedj-Bourdiau, responsabledu Centre psychiatrique d’orientation et d’ac-cueil à l’Hôpital Saint-Anne à Paris. Cette psy-chiatre a recensé au cours des deux dernièresannées environ 35 cas. Ils concernent des ado-lescents, dont certains ont moins de 16 ans, dejeunes adultes âgés de 18 à 28 ans, ainsi quedes individus de moins de 30 ans qui ont unevie sociale des plus réduites après avoir eu desdifficultés à terminer leurs études supérieures.

Après l’âge de 18 ans, seuls les hommessemblent s’enfermer à domicile. Ces adoles-cents, dont la claustration excède toujours unan, n’ont pas conscience de leur conduiteanormale et ne souhaitent pas sortir de leurcondition. Ils estiment ne pas avoir de problè-mes avec leurs parents, ce qui témoigne d’uneabolition des conflits. Les seules situations deviolence surviennent lorsque les parentsouvrent la porte de la chambre ou veulentfaire le ménage. Selon M.-J. Guedj-Bourdiau,« leur chambre finit par être leur peau ».

Dans la majorité des cas, la famille faitappel à une aide d’urgence à domicile. Leslongs retards pris avant de consulter sontimputables à la honte, voire à la culpabilité,qu’éprouve la famille face à une telle situa-tion. Elle est presque toujours motivée par lesouci des parents de soustraire le jeune à sonétat ou à la crainte d’un passage à l’acte contrelui-même ou un de ses proches.

Au total, 76 pour cent des cas rapportésavaient une pathologie psychiatrique conco-mitante : schizophrénie, dépression grave,

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Hikikomori, ces jeunes enfermés chez eux

Un phénomène médiatisé

L’origine du terme hikikomori n’est pas attestée avec certitude.Certains l’attribuent à un journaliste, d’autres à un psycholo-

gue clinicien dont l’essai fut publié en 1985. Le quotidien nipponAsahi Shimbun publia en 1997 une série de six articles retentissantssur la jeunesse victime du hikikomori. Mais il fallut attendre l’an-née suivante pour que ce terme trouve définitivement un largeécho auprès du grand public après la sortie d’un best-seller,Shakaiteki Hikikomori :Owaranai Shishunki (« Retrait social, une ado-lescence qui n’en finit pas »), écrit par un psychiatre de renom,Tamaki Saito. En 2000, l’écrivain japonais à succès Ryu Murakamifit du hikikomori le personnage central d’un de ses romans (Parasites).Une sorte de version « hard » de notre Tanguy.

Entre 2002 et 2005, lors decampagnes de sensibilisation,la chaîne de télévision NHK

(qui avait déjà consacré des émissions à une association de sou-tien aux hikikomori au début des années 1990) contribua à média-tiser ce phénomène,notamment en créant un site Internet où hiki-komori (actuels et anciens) pouvaient témoigner de leursexpériences, espoirs et combats. Ce site accueillait également lesconseils et avis d’associations et groupes de soutien répartis danstout l’archipel nippon.

Dans le même temps, le hikikomori devait brutalement émer-ger comme problème social après l’intense couverture médiati-que en 1999 et 2000 de trois crimes odieux imputés à des hiki-komori, en particulier le détournement d’un bus par un jeunede 17 ans qui poignarda à mort un des passagers. Le meurtrieravait cessé de fréquenter son lycée après seulement neuf joursde classe et n’avait quasiment pas d’amis.Ces faits divers devaientlaisser un sentiment de peur et d’angoisse face à un phénomènemal compris.

Le nombre d’articles consacrés aujourd’hui au phénomène hiki-komori dans les grands quotidiens japonais a explosé. Il a été mul-tiplié par 3,4 dans le Asahi Shimbun et par 5,4 dans Yomiuri shim-bun par rapport à 1999.

Dans le film Tanguy(Étienne Chatiliez, 2001),

un « adulescent» âgé de 28 ans n’arrive pas à quitter

le nid familial et devient une charge pour ses parents.

Tanguy n’est pas un reclus social, mais le film illustre

la difficulté qu’ont certainsjeunes à quitter le cocon familial,

un des facteurs psychosociauxqui favoriseraient le hikikomori.

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trouble délirant persistant, trouble obses-sionnel, évolution d’une pathologie infantilede type autisme ou trouble envahissant dudéveloppement dont le diagnostic spécifiquen’avait pas encore été posé. Ces cas de hiki-komori relèvent donc d’un diagnostic psy-chiatrique catégoriel.

Sortir de l’enfance

Pour M.-J. Guedj-Bourdiau, il ne faut passe priver de l’abord psychiatrique, pour éviterde passer à côté d’une pathologie mentale quisous-tendrait la situation d’enfermement. Pourautant, souligne-t-elle, la pathologie psychia-trique identifiée ne suffit pas à rendre comptede la situation d’enfermement à domicile.D’autres traits ont été relevés, comme le faitque 90 pour cent des cas étaient des garçonsayant un lien assez fort avec leur mère, ce querévèlent également nombre de publicationsjaponaises. Le père n’existe pas ou plus dans lavie du jeune reclus dans près de la moitié descas. Celui-ci est d’ailleurs complètement absent– décédé, n’ayant pas reconnu l’enfant, ous’étant séparé de la mère – dans tous les cas dehikikomori primaires observés par M.-J. Guedj-Bourdiau. Par ailleurs, une grande dissensiondans le couple parental est présente dans envi-ron 20 pour cent des cas.

Les plaintes somatiques sont particulière-ment fréquentes. Relevées dans 71 pour centdes cas, elles sont chez les adolescents unmode d’expression d’une dépression, qu’ils’agisse de plaintes fonctionnelles (maux detête, de dos, de ventre) ou hypochondriaques,parfois en rapport avec une maladie ayantréellement existé, comme une pathologie der-matologique (acné) ou pulmonaire de l’en-fance. Enfin, il n’existe aucune sexualité chezles plus jeunes hikikomori ni chez les plusâgés : pas d’histoire amoureuse ou d’idéal,aucun émoi physique. Tous ces élémentsconcourent à dessiner pour ces hikikomorisecondaires une psychopathologie de l’isole-ment où le refus de la séparation, de grandir,de la transformation corporelle complique-rait la pathologie psychiatrique sous-jacente.

Au Japon, où domine une vision anthro-pologique du phénomène, l’attitude consistele plus souvent à faire émerger l’adolescentou l’adulte de sa situation d’enfermement enlui proposant des programmes d’aide nonmédicalisés. Une centaine d’associations pro-

posent des programmes de soutien par deséducateurs qui vont à la rencontre des hiki-komori en se rendant chez eux. Par ailleurs,des groupes d’entraide organisent régulière-ment des réunions afin de permettre à ces jeu-nes de renouer le contact avec la société.L’ensemble des acteurs de ce secteur qui aexplosé depuis les années 1990 a été nommé« industrie du hikikomori ».

En France, cette conduite d’enfermementimplique une prise en charge adaptée, repo-sant notamment sur des entretiens person-nalisés de « guidance familiale » consistant àdonner des conseils aux proches du hikiko-mori, une prescription médicamenteuse des-tinée à traiter la pathologie psychiatriqueassociée quand elle existe, et enfin à se ren-dre au domicile du jeune reclus pour le ren-contrer. Ces visites, qui font suite à unedémarche volontaire de la famille – elle-même prise en charge par un autre thérapeuteen consultation –, sont le seul moyen d’en-trer directement en contact avec ces jeunesqui se sentent incapables de se séparer de leurfamille, de quitter la maison où ils ne connais-sent aucune limite, de sortir du monde del’enfance et d’aller explorer le monde réel.

L’industrie du hikikomori

Il arrive que l’hospitalisation soit nécessairelorsque la réclusion à domicile est depuis troplongtemps installée et invalidante. Pour autant,traiter la pathologie psychiatrique d’un hiki-komori secondaire ne résout pas la tentationde retomber dans la claustration, une fois lesconditions psychologiques et familiales à nou-veau réunies. L’entourage rapporte parfois, unou deux ans plus tard, la réapparition de lasituation d’enfermement. Ainsi, les soins quine cibleraient que la pathologie psychiatrique,et non les raisons de la conduite, semblentinsuffisants d’après M.-J. Guedj-Bourdiau.Certains éléments spécifiques à l’enfermementrestent mystérieux. Et de citer le cas d’un hiki-komori récemment parvenu à sortir de l’ap-partement familial pour suivre une formation,mais qui, de retour chez lui, ne peut s’empê-cher de déféquer dans sa chambre.

Pour la psychiatre, le message essentiel àfaire passer lors des visites à domicile auprèsde ces jeunes qui vivent cette tragique situa-tion d’enfermement est qu’« ils font toujourspartie du monde des humains ». �

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Psychosociologie

Bibliographie

T. Furuhashi et al.,État des lieux, pointscommuns et différencesentre des jeunesadultes retirantssociaux en France etau Japon (Hikikomori),in L’ÉvolutionPsychiatrique(à paraître).T. Kato et al.,Does the hikikomorisyndrome of socialwithdrawal existoutside Japan ? A preliminaryinternationalinvestigation, in Soc.Psychiatry Psychiatr.Epidemiol., vol. 47,pp. 1061-75, 2012.M.-J. Guedj-Bourdiau,Claustration à domicilede l’adolescent,Hikikomori, in AnnalesMédico-psychologiques,vol. 169, pp. 668-673, 2011.A. Krieg, et al.,Attachment andhikikomori : A psychosocialdevelopmental model.in Int. J. Soc.Psychiatry (publicationen ligne avancée),2011.A. Koyama et al.,Lifetime prevalence,psychiatric comorbidityand demographiccorrelates of hikikomori in a communitypopulation in Japan, in Psychiatry Research,vol. 176, pp. 69-74,2010.

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Ce livre est un recueil d’articles que l’auteur a publiés dans la rubrique Art et pathologies du magazine Cerveau & Psycho.

dans cet ouvrage, l’auteur s’interroge sur les liens cachés entre une œuvre d’art – une peinture, une sculpture, une composition musicale ou une œuvre littéraire – et une maladie de l’esprit que présentait son auteur.

Examinant divers chefs-d’œuvre avec un regard de psychologue, neurologue, voire psychiatre, Sebastian dieguez analyse plus d’une vingtaine d’œuvres dont celles de dostoïevski, Maupassant, Monet, Ravel, de chiricho, Proust, Van Gogh, etc.

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Maux d’artistespar Sebastian Dieguez

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En février 1969, David Rosenhans’est présenté à l’accueil d’un hôpi-tal psychiatrique de Pennsylvanie.Il se plaignait d’entendre des voixinconnues qui répétaient les mots

« vide », « bruit sourd » et « creux » dans satête. Il fut immédiatement hospitalisé avec undiagnostic de schizophrénie, bien que ce fûtle seul symptôme inhabituel.

Entre 1969 et 1972, sept amis et étudiantsde D. Rosenhan, professeur de psychologie auCollège Swarthmore, furent admis dans unhôpital après avoir affirmé qu’eux aussi enten-daient des voix. Mais c’était leur seule plainte.Les psychiatres posèrent tous le diagnostic deschizophrénie ou de trouble bipolaire. Ilsfurent hospitalisés, et les médecins leur pres-crivirent des médicaments antipsychotiques.Pourtant, ces « patients » ne prirent pas lesmédicaments. Bien que les voix aient disparudès que D. Rosenhan et les autres ont été hos-pitalisés, personne ne réalisa que ces person-nes étaient saines – et l’étaient depuis le début.Les voix n’étaient qu’une ruse.

Ces huit faux patients firent l’objet d’unarticle publié dans la revue Science en 1973 :« Un individu sain dans des lieux qui ne lesont pas ». La conclusion était que les psy-chiatres ne disposaient pas de moyens fiablespour diagnostiquer une maladie mentale.

L’expérience de D. Rosenhan entraîna unetransformation radicale du guide de réfé-rence des psychiatres, le Manuel diagnosti-que et statistique des maladies mentales(DSM), publié par l’Association américainede psychiatrie (APA). Le DSM revu et com-plété, nommé DSM-III et publié en 1980,associait chaque maladie à une liste de symp-tômes, dont plusieurs devaient être présentspour qu’un diagnostic puisse être posé. Dansles versions antérieures du DSM, les descrip-tions laissaient beaucoup de place à l’inter-prétation personnelle. Ce manuel représentetoujours la référence en psychiatrie.

Toutefois, l’Association américaine de psy-chiatrie en prépare la cinquième édition etla publication est prévue pour mai 2013. LeDSM-IV était très similaire au DSM-III. Au

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Psychiatrie

Ferris Jabrest journalistescientifique à New York.

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La nouvelle édition du Manuel diagnostiquedes maladies mentales va paraître en 2013. Certains changements sont surprenants.

Redéfinirles maladies mentales

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contraire, le DSM-5 représentera la premièremodification importante depuis 30 ans(l’Association américaine de psychiatrie arenoncé aux chiffres romains pour cette nou-velle version). Pour permettre des diagnos-tics plus précis et suivre l’évolution de lamaladie, il introduira des recommandationsconcernant la gravité des symptômes. Lesrédacteurs du DSM éliminent totalement cer-tains troubles, tel le syndrome d’Asperger, eten ajoutent de nouveaux, dont l’hyperpha-gie boulimique et l’addiction aux jeux.

L’Association américaine de psychiatrie aété sévèrement critiquée pour n’avoir pasrendu transparent son processus de révision.En 2010, l’Association a donné accès à uneversion numérique du nouveau manuel surson site Internet, afin de collecter des com-mentaires publics. Le volume de réponses asurpris les éditeurs : 50 millions de connexionsprovenant de 500 000 personnes, et plus de10 000 commentaires recueillis jusqu’à pré-sent. De nombreuses critiques ont accueilli lemanuscrit. Selon certains psychiatres, l’ou-

vrage contient plus de troubles qu’il n’enexiste, ce qui encourage les diagnostics super-flus – notamment chez les enfants.

Bien que de nombreux psychiatres ne pren-nent pas le DSM au pied de la lettre – et sefondent plutôt sur leur expertise personnellepour poser un diagnostic –, ce manuel déter-mine en grande partie les diagnostics que

• La cinquième version du Manuel statistique et diagnostique des maladies mentales sera publiée en mai 2013.

• C’est le premier changement notable du diagnostic psychiatrique depuis plus de 30 ans.

• La nouvelle version du manuel éliminera probablement diversdiagnostics psychiatriques, par exemple le syndrome d’Aspergerou le trouble de la personnalité paranoïde.

• De nouveaux diagnostics seront ajoutés. Sans doute, les accèsde violence chez l’enfant, et l’addiction au sexe chez l’adulte.

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posent les cliniciens. Aux États-Unis, les com-pagnies d’assurance demandent souvent undiagnostic du DSM avant de rembourser untraitement, et certains services éducatifs etsociaux – tels que les programmes périsco-laires pour enfants autistes – exigent aussi undiagnostic DSM. En conséquence, les psychia-tres seront contraints de limiter leurs diag-nostics aux troubles définis par le DSM.

Les défauts du DSM

Cette nouvelle édition est encore en chan-tier. Bien que les révisions soient effectuées à90 pour cent, l’Association américaine depsychiatrie est encore susceptible d’apporterdes modifications notables, voire de retarderla publication de l’ouvrage. Même après sapublication, le DSM restera une tentativeambitieuse de capturer une science en évolu-tion, souvent ambiguë.

Des dizaines de recommandations ont étéproposées sur la meilleure façon de réviser

la référence en matière de maladies psychia-triques. En avril 2006, l’Association améri-caine de psychiatrie a nommé David Kupfer,un psychologue clinicien, et le psychiatreDarrel Regier, respectivement président etvice-président d’une équipe de 27 scientifi-ques dont la mission est d’analyser la littéra-ture scientifique et de proposer des révisionsde la version précédente.

Ces chercheurs ont d’emblée identifié plu-sieurs défauts majeurs du DSM-IV. D’abord,plusieurs symptômes étaient tellement simi-laires que de nombreux patients quittaientune consultation psychiatrique avec plusieursdiagnostics officiels au lieu d’un. Il est peuvraisemblable que de nombreux patientssouffrent simultanément de plusieurs trou-bles différents. Selon Steven Hyman, unmembre de ce groupe de travail, un mêmeprocessus cognitif, par exemple un mode depensée inadapté ou un développement céré-bral particulier, peut se manifester sous for-mes de symptômes communs à plusieurs

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Psychiatrie

La psychose revisitée

La schizophrénie est caractérisée par uneperception altérée de la réalité, des diffi-

cultés pour penser et parler, et des réactionsémotionnelles inadaptées. Dans le manueldiagnostique actuel, le DSM-IV, ce troublecomplexe est divisé en plusieurs « types »,décrits ci-dessous :Paranoïde : délires et hallucinations audi-tives, mais expression verbale et réactionsémotionnelles normales.Désorganisée : expression verbale et com-portement inappropriés, et émoussementdes émotions.Catatonique : postures et mouvementsinhabituels, voire paralysie.Résiduelle : très peu de symptômes typi-ques, mais quelques croyances bizarres ouexpériences sensorielles inhabituelles.Indifférenciée : aucun des types précédents.

Il existe pourtant une autre forme de cettemaladie, le trouble psychotique partagé,quand quelqu’un développe le même délirequ’un ami ou un membre de sa famille, lui-même schizophrène.

Vous pourrez bientôt oublier toutes cesvariantes.Comme avec certains troubles dela personnalité, les données en faveur del’existence de ces catégories discrètes sonttrès limitées. La catatonie, par exemple – une« paralysie » intermittente des membres –est aussi observée dans le trouble bipolaire,le trouble de stress post-traumatique et ladépression. En conséquence, les psychiatresdisent que cela n’a guère de sens d’en faireune forme de schizophrénie.De plus, la cata-tonie n’est pas soulagée par les médicamentsantipsychotiques utilisés pour soigner la schi-zophrénie.

Le DSM-5 ne reprend pas ces sous-types,mais il intègre de nouvelles formes de psy-chose.Celle qui soulève le plus de doutes estle syndrome de psychose atténuée, unensemble de signaux d’alerte dont certainschercheurs pensent qu’ils précèdent les déli-res et hallucinations qui caractérisent la mala-die à son stade paroxystique.L’objectif est dedétecter les jeunes à risque et de prévenircette évolution silencieuse.Cependant, pour

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maladies. Pour éviter cet écueil, les responsa-bles du nouvel ouvrage ont fusionné certainssymptômes trop proches en catégories pluslarges, tel le spectre des troubles autistiques(voir l’encadré page 64).

Les patients et leur psychiatre sont aussisouvent confrontés à la difficulté inverse : lessymptômes présentés par le malade peuventêtre moins nombreux ou plus modérés queceux répertoriés dans le DSM, ou encore necorrespondre à aucune des maladies qui y sontrépertoriées. Dans ces conditions, les psychia-tres parlent de « trouble non spécifié » pourbeaucoup de leurs patients. Le trouble alimen-taire le plus souvent diagnostiqué est le « trou-ble alimentaire non spécifié ». Ou encore, dansle domaine de l’autisme : quel est le troubleprédominant du spectre autistique ? Selon laplupart des estimations, c’est le « trouble enva-hissant du développement non spécifié ». Letroisième trouble de la personnalité en termesde fréquence est... le « trouble de la personna-lité non spécifié ». Si les professionnels de la

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Redéfinir les maladies mentales

certains spécialistes qui s’opposent à cettenouvelle définition, les deux tiers des enfantsqui répondent aux critères de risque ne déve-loppent jamais de psychose réelle et pour-raient être traités alors que c’est inutile. Eneffet, 11 pour cent environ de la populationentendent parfois des voix ou sont sujets àla pensée magique sans pour autant être dansun quelconque état de détresse.

Une maladie qui a été ajoutée et estcontroversée est le trouble de la régulationde l’humeur,un diagnostic pour enfants moinsstigmatisant que son prédécesseur, le trou-ble bipolaire de l’enfant.Depuis l’année 2000environ, les diagnostics de trouble bipolairede l’enfant ont été multipliés par quatre auxÉtats-Unis.Cependant,de nombreux psychia-tres pensent que ces diagnostics sont erro-nés, qu’il ne s’agit pas du tout d’un troublebipolaire, et que ces enfants reçoivent desmédicaments puissants avant même que l’onsache exactement de quoi ils souffrent.

Très peu d’individus âgés de moins de20 ans développent un vrai trouble bipolaire,

dans lequel l’humeur oscille entre dépres-sion et phases d’euphorie, ou manie. En fait,la majorité des enfants chez qui le diagnos-tic a été posé ne présentaient pas de telschangements d’humeur. Ils étaient plutôt demauvaise humeur tout le temps, et étaienttrès colériques et violents, même quand ilsn’étaient pas agressés. Le trouble de la régu-lation de l’humeur décrit un enfant (âgé deplus de dix ans) qui est constamment irrita-ble et fait de violentes colères en moyennetrois fois par semaine.

Selon l’Association américaine de psychia-trie, cette entrée pédiatrique sera applicableà ces enfants réellement malades, mais cer-tains critiques s’inquiètent de ce que les méde-cins risquent de l’appliquer à tous les enfantscoléreux. Le traitement reste le même, bienque le nom ait changé : un mélange de stabi-lisateurs de l’humeur,d’antipsychotiques,d’an-tidépresseurs et de stimulants.

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santé se réfèrent à des diagnostics si vagues,c’est que le DSM actuel présente d’importan-tes lacunes, mais, en même temps, plusieursentrées superflues. Ainsi, le DSM-5 encoura-gera les psychiatres à recueillir des informa-tions plus détaillées sur les symptômes despatients. Théoriquement, avec la prise encompte d’un plus grand nombre de donnéeset des descriptions plus complètes dans lemanuel, les médecins devraient poser desdiagnostics plus fiables.

Différents degrés de dysfonctionnement

Pour améliorer le diagnostic, le DSM-5

demande aux médecins d’évaluer précisémentla gravité des symptômes de leurs patients. Parexemple, un verdict de dépression graveinclura une évaluation précise de chaquesymptôme – par exemple l’insomnie ou lespensées suicidaires. Ou encore, la capacité d’unenfant suspecté de trouble d’hyperactivité avecdéficit de l’attention devra être quantifiée surune échelle allant de faible à excellente.

Ce changement correspond à un rejet dela notion simpliste selon laquelle les mala-dies mentales sont des conditions discrètes,entièrement distinctes des états mentauxsains. Au contraire, la nouvelle version reflètel’idée que tout un chacun se place sur uncontinuum qui va d’un comportement typi-que à des comportements correspondant àdes degrés divers de dysfonctionnement. Laposition sur cette échelle détermine si lesymptôme doit ou non être traité. Cettedémarche pourrait aider les psychiatres àévaluer les difficultés attentionnelles d’unpatient, difficultés qui semblent presque sys-tématiques chez le jeune enfant.

Comparer un individu à d’autres peut faci-liter l’identification des cas nécessitant del’aide. Évidemment, dans leur pratique quo-tidienne, les psychiatres utilisent déjà de nom-breuses échelles et divers questionnaires. LeDSM-5 standardisera ces échelles de sorte quetous les médecins utiliseront les mêmes pourévaluer un trouble donné, augmentant ainsila probabilité d’aboutir à des conclusionssimilaires pour des patients comparables.

Ces évaluations détaillées devraient aussipermettre de mieux standardiser les traite-ments. Par exemple, chez un patient présen-tant quelques signes de dépression, un chan-

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Psychiatrie

Pour un psychologue, la personnalité consiste en un schéma sta-ble de pensée,d’émotions et de comportements.Une personne

souffrant d’un trouble de la personnalité présente des schémas depensée rigides et dysfonctionnels qui perturbent sa capacité à entre-tenir des relations normales. L’encyclopédie actuelle de la maladiementale, le DSM-IV, décrit dix affections de cette nature. Ellesincluent le trouble de personnalité paranoïde – l’incapacité à faireconfiance aux autres et la croyance irrationnelle que les gens vousen veulent – et le trouble de la personnalité narcissique, un sensexagéré de son importance, un besoin constant d’admiration etune jalousie excessive à l’égard des autres.

Étrangement, de 40 à 60 pour cent des patients psychiatriquesont été diagnostiqués comme ayant un trouble de la personna-lité.De plus, les psychiatres diagnostiquent souvent plusieurs trou-bles chez un même patient, ce qui suggère que ces troubles serecouvrent en partie. Par exemple, les personnes souffrant à lafois d’un trouble dit de la personnalité histrionique et d’un trou-ble de la personnalité narcissique insistent pour être au centre del’attention, abusent de leur famille et de leurs amis, et ont des dif-ficultés à décoder les émotions des autres.

En conséquence, les éditeurs du DSM-5 ont éliminé le troublede la personnalité histrionique. Les troubles de la personnalitéparanoïde, schizoïde et dépendante ont aussi disparu.Néanmoinsvotre personnalité peut encore être narcissique, antisociale, évi-tante, borderline, obsessive-compulsive ou « schizotypique ».

Les troubles de la personnalité

Le DSM-5 permettra-t-il d’éviter, mieux que les encyclopédies précédentes,les placements inutiles en hôpital psychiatrique et les traitements superflus ?

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gement de mode de vie, par exemple, a tou-tes les chances d’avoir plus d’effet que desmédicaments antidépresseurs, dont des étu-des récentes suggèrent qu’ils sont plus effica-ces chez les personnes souffrant de dépres-sion grave. Les psychiatres et les patientspourront également mieux suivre l’évolutionde la pathologie. Passer de « grave » à« modéré » sur l’échelle de la dépressionpourrait en soi améliorer l’humeur d’unpatient, le motivant pour continuer à pour-suivre les changements qui lui ont permis deprogresser.

Vers une évaluationplus quantitative

Pour certains médecins, la quantificationdes maladies risque d’avoir des effets pervers.Ainsi, regrouper plusieurs troubles initiale-ment distincts sous le même vocable d’au-tisme, par exemple, leur fait craindre que lespersonnes autistes présentant les symptômesles plus légers ne soient pas diagnostiquées niprises en charge. Des questions ont aussi été

soulevées concernant les mutuelles américai-nes de santé : ces échelles sont-elles suscepti-bles d’influer sur leur politique tarifaire ?

Les nouvelles procédures exigeront que lespatients soient soumis à un nombre d’évalua-tions et de questionnaires encore plus élevéqu’auparavant, conduisant à un accroissementdu temps passé par les praticiens pour établirun diagnostic. Certains psychiatres s’inquiè-tent de ce que ce travail supplémentaire nedécourage certains de leurs collègues d’utili-ser correctement le DSM – et quelques-uns ontcarrément suggéré d’abandonner purementet simplement l’évaluation de la gravité. Plusgénéralement, les psychiatres ont aussi émisdes doutes quant à l’ajout de certains troublesdont la nature pathologique ne leur paraît pasavérée (voir l’encadré ci-dessous).

Un autre changement notable du DSM estla façon dont les troubles sont regroupés. LeDSM-IV était organisé autour de trois caté-gories de maladies. Un premier groupe com-prenait l’ensemble des principaux troublescliniques, tels que la dépression, le troublebipolaire et la schizophrénie, un deuxième

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Redéfinir les maladies mentales

Addiction à l’argent, à la nourriture et au sexe

P lusieurs nouveaux types d’addiction pourraient faire leur entrée dans la future ver-sion de la référence en matière de diagnostic psychiatrique, le DSM-5. L’addiction

au jeu en est une. Au cours des dix dernières années, des études ont montré que lespersonnes deviennent accros au jeu tout comme elles le deviennent aux drogues ou àl’alcool, et qu’elles sont soulagées par les mêmes types de traitement – la thérapie degroupe ou le sevrage progressif. Des recherches en neuro-imagerie ont révélé que lecerveau de sujets dépendants aux drogues et celui de joueurs pathologiques réagissentde la même façon : leur circuit de la récompense s’active, bien plus que celui de joueursoccasionnels ou de sujets n’ayant consommé des drogues qu’une seule fois. Le DSM-5pourrait aussi inclure les obsessions pour la nourriture ou le sexe :Trouble d’hyperphagie boulimique :Le sujet consomme « une quantité de nourriture notablement plus importante que ceque la plupart des gens mangeraient dans le même temps et dans des circonstancessimilaires » et ne contrôle pas ce qu’il mange, la quantité ni la vitesse d’absorption.Trouble d’hypersexualité :Le sujet ressent un besoin sexuel d’une intensité inhabituelle pendant au moins six moisou passe un temps excessif à des relations sexuelles en réponse au stress ou à l’ennui,sans tenir compte des souffrances physiques ou émotionnelles qu’il inflige tant à lui-même qu’aux autres. Son comportement interfère avec sa vie sociale et son travail.Trouble asexuel :Le sujet est excité par le fait de n’avoir aucune relation sexuelle ou se comporte commes’il était moralement opposé au sexe. Il veut bannir le sexe et censurer la pornographie.

Bibliographie

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Psychiatry, in NewYork Review of Books,

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64 © Cerveau&Psycho - n°55 janvier- février 2013

Psychiatrie

On a longtemps pensé que certaines bizar-reries comportementales distinguaient

le syndrome d’Asperger des autres troublesautistiques. Ces personnes tendent à déve-lopper une fascination pour des objets oudes faits très spécifiques – les roues de voi-tures miniatures ou les noms des constella-tions – en l’absence d’intérêt général pour,par exemple, la mécanique automobile oul’astronomie. Le diagnostic va disparaîtredans le DSM-5, et les personnes qui en sontatteintes pourraient avoir le sentiment d’avoirété dépouillées d’une partie de leur identité.

Aujourd’hui, le syndrome d’Asperger estl’un des cinq troubles envahissants du déve-loppement, avec l’autisme, le trouble enva-hissant du développement non spécifié, lesyndrome de Rett et le trouble désintégra-tif de l’enfance.Tous ces troubles sont carac-térisés par des déficits de la communicationet des capacités sociales, ainsi que par descomportements répétitifs. L’Associationaméricaine de psychiatrie a décidé que qua-tre de ces cinq troubles – l’autisme, le syn-drome d’Asperger, le trouble désintégratifde l’enfance et le trouble envahissant dudéveloppement non spécifié – se ressem-blent tellement qu’ils devraient être regrou-pés dans une nouvelle catégorie, nomméetrouble du spectre autistique. Les psychia-tres utilisant la nouvelle version du DSMposeront un diagnostic de troubles du spec-tre autistique à toute personne présentant

un des troubles de ce spectre, et évaluerontla gravité de la maladie.

Les enfants chez qui les psychiatres ontprécédemment posé le diagnostic de trou-ble désintégratif de l’enfance se trouvent àl’extrémité la plus grave du spectre. Ils souf-frent d’une disparition quasi complète descapacités sociales et de communication,détérioration qui commence entre deux etdix ans. Les patients présentant un syn-drome d’Asperger se retrouveront à l’autreextrémité, la moins grave. Ils ne présententgénéralement pas de retard du langage etont même souvent des capacités verbalesexcellentes. Le syndrome de Rett, où desmutations génétiques perturbent la crois-sance physique, le langage et les habiletéssociales, a été gommé du manuel. Pour lemoment, le DSM préfère se limiter à unemesure diagnostique assez vague : une éva-luation du comportement.

Des études statistiques publiées en 2011et 2012 confirment que les critères duDSM-5 pour l’autisme sont plus précis queceux présents dans le DSM-IV. La versionrévisée des recommandations garantit pres-que qu’une personne diagnostiquée pré-sente effectivement le trouble. Pour entrerdans les critères du nouveau manuel, unpatient devra présenter cinq des sept symp-tômes répertoriés.

Selon certains psychiatres, les nouvellesrègles sont trop strictes : ils s’inquiètent dece que certaines personnes autistes de hautniveau,comme celles actuellement reconnuescomme ayant un syndrome d’Asperger,pour-raient ne pas répondre aux critères et per-dre ainsi le bénéfice de services éducatifs etmédicaux spécialisés. Mais si des personnesprésentant des symptômes autistiques pluslégers rentrent dans le spectre, l’absence del’étiquette « syndrome d’Asperger» pourraitles avantager.Aujourd’hui, des États tels quela Californie ou le Texas offrent des serviceséducatifs et sociaux aux personnes autistesqu’ils refusent aux personnes présentant lesyndrome d’Asperger.Néanmoins,beaucoups’accordent à penser que les ressources,alorsmême qu’elles sont limitées, devraient allerd’abord aux enfants présentant les symptô-mes les plus graves.

La fin du syndrome d’Asperger ?

Dans le film Rain Man (1988),

Dustin Hoffman incarne un personnage atteint

d’un syndromed’Asperger. Rien

qu’en entendant tomber des cure-dents, il est

capable de les dénombrer.

© M

GM

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les troubles de la personnalité et du dévelop-pement, et le troisième les troubles associésà la maladie mentale (le diabète ou l’hyper-thyroïdie, par exemple, peuvent exacerberla dépression). Le DSM-5 ne reprend pas cessubdivisions relativement arbitraires. Iladopte à la place une classification chrono-logique des maladies, commençant avec cel-les que les psychiatres diagnostiquent typi-quement au cours de la petite enfance ou del’enfance – tels les troubles neuro-dévelop-pementaux – et traite ensuite celles que l’onrencontre fréquemment chez l’adulte, commeles dysfonctionnements sexuels. Ainsi, pourévaluer un enfant âgé de trois à cinq ans, unpsychiatre peut prendre en compte le débutdu DSM-5 ou le chapitre davantage consa-cré aux troubles chez l’enfant.

À mesure que les études génétiques et deneuro-imagerie amélioreront notre compré-hension des liens entre maladies, le DSM seraadapté. L’Association américaine de psychia-trie a prévu de faire paraître le nouveaumanuel sous forme papier et numérique.

Chaque version serait revue régulièrement etpubliée sous forme de mises à jour successi-ves (5.1, 5.2, etc.).

Finalement, les chercheurs visent à faire ensorte que le DSM évolue au rythme des décou-vertes faites en neurobiologie. Les scientifi-ques espèrent un jour trouver des « biomar-queurs » de la maladie mentale – des gènes,des protéines ou des configurations de l’ac-tivité cérébrale susceptibles de représenter dessignatures spécifiques des troubles psychia-triques. Des tests de laboratoire fondés surces marqueurs rendraient le diagnostic desmaladies mentales facile, rapide et précis.

Le DSM a toujours été un guide de terrainprimitif parce que la chimie sous-jacente auxsymptômes psychologiques reste mal connue.Si, depuis les années 1950, les descriptions ontété améliorées, personne ne prétend que leDSM est un guide parfait de la maladie men-tale, mais chaque version apporte des infor-mations plus précises et plus fiables et, ce fai-sant, améliore la compréhension que leshommes ont d’eux-mêmes. �

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Redéfinir les maladies mentales

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Année 1965. Des chercheurs ontréussi à réduire à une taillemicroscopique une équiped’intervention chirurgicale aucomplet et une capsule spé-

ciale, et les ont injectés dans la circulationsanguine d’un patient. La tâche des médecinsétait d’enlever un caillot de sang dangereuxdans le cerveau. Pour l’équipage commencealors un voyage spectaculaire à l’intérieur ducorps humain et une course contre le temps.À la fin, les médecins atteignent leur objec-tif : sauver le malade.

Cette épopée d’une expédition dans le cer-veau humain enthousiasma les spectateursdu film Le voyage fantastique. Aujourd’hui,les scientifiques envisagent réellement unexploit similaire. Ils incorporent des substan-ces actives dans des vecteurs microscopiqueset les font passer du sang vers le cerveau,comme des sous-marins biotechnologiques.Le défi consiste à ce que ces particules traver-sent la barrière hémato-encéphalique – unobstacle quasi infranchissable qui sépare lecerveau du reste de l’organisme.

Les premiers indices de l’existence d’unetelle barrière furent découverts par le médecinallemand Paul Ehrlich (1854-1915). En 1885,cherchant à rendre des cellules et des tissus visi-bles au microscope, il teste différents colorants.Il y parvient avec le colorant aniline, dérivé del’indigo : les échantillons de tissu d’animauxse colorent en bleu – sauf le cerveau et lamoelle épinière qui restent incolores.

Protéger le cerveau

Si Ehrlich fut étonné par ce résultat, noussavons aujourd’hui que la barrière hémato-encéphalique isole le système nerveux centralde la circulation sanguine. Elle empêche quedes substances étrangères, des moléculespotentiellement toxiques ou des agents patho-gènes ne pénètrent dans le cerveau et la moelleépinière. De plus, elle protège les cellules céré-brales contre des variations de concentrationdes hormones et des neurotransmetteurs, etcontre des modifications de l’acidité (ou pH)du sang. L’équilibre chimique du cerveau estainsi maintenu et le milieu ionique précisé-

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Neuroanatomie

Gert Fricker,biochimiste etmédecin travaille à l’Institut de pharmacologie et biotechnologiemoléculaire de l’UniversitéRuprecht Karls,à Heidelberg,en Allemagne.

La barrière quiprotège le cerveau

Les biologistes cherchent comment rendre la barrière hémato-encéphalique qui protège le cerveau des agents pathogènes perméable à certains

médicaments. On pourrait ainsi améliorer le traitement de diverses maladies.

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ment ajusté garantit une transmission parfaitedes signaux entre neurones.

Environ 100 milliards de vaisseaux sanguinstrès fins, des capillaires, sillonnent le cerveau.Leur longueur cumulée est d’environ 600 kilo-mètres dans le cerveau humain adulte. Lescapillaires, fins comme des cheveux, sont tapis-sés par des cellules dites endothéliales. Avec undiamètre d’environ 0,5 micromètre, elles sontenviron 50 à 60 fois plus minces que les cel-lules épithéliales de la paroi intestinale et ellessont agencées de façon très différente. Dansd’autres parties du corps, de petits espacesentre les cellules qui tapissent les vaisseaux san-guins permettent les échanges d’eau et desubstances dissoutes dans l’eau. Au contraire,l’endothélium de la barrière hémato-encépha-lique est très dense et les cellules sont étroite-ment associées les unes aux autres par des jonc-tions serrées (en anglais tight junctions). Desbandes de protéines encerclent les cellules etbouchent tous les interstices.Aucune moléculeou agent pathogène ne peut se faufiler à tra-vers les jonctions serrées. L’endothélium étan-chéifie les capillaires sanguins du cerveau.

• La barrière hémato-encéphalique protège le cerveau des substances nocives, mais empêche aussi des médicaments,par exemple des antitumoraux, d’atteindre leur cible cérébrale.

• Une possibilité pour introduire des médicaments dans le cerveau consiste à bloquer les pompes moléculaires,qui rejettent les substances étrangères hors du cerveau.

• Il paraît encore plus prometteur d’utiliser des moyens naturelsde transport. Les médecins peuvent encapsuler les substancesactives dans des sphères lipidiques qui traversent la barrièrehémato-encéphalique.

En Bref

1. La barrièrehémato-

encéphaliqueprotège le cerveau

contre les substancestoxiques et

les micro-organismespathogènes. Mais

ce faisant, elle empêcheles médicaments

d’y pénétrer.

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Neuroanatomie

La barrière hémato-encéphalique, gardienne du cerveau

Des mécanismes cellulaires élaborés contrô-lent quelles substances passent ou ne pas-

sent pas de la circulation sanguine au cerveau.Les fins capillaires sanguins du cerveau sont tapis-sés de cellules endothéliales et entourés de péri-cytes.Le tout est enveloppé dans une mince pel-licule, la membrane basale. Des prolongementsastrocytaires sont en contact avec l’extérieur(voir la figure ci-contre).

Les « jonctions serrées », des assemblagesdenses de protéines accumulés entre les cel-lules endothéliales, rendent les membranes cel-lulaires si étanches qu’aucune molécule ne peutse faufiler. Les molécules doivent passer par lescorps cellulaires (voir la figure ci-dessous).

Les gaz comme l’oxygène ou le dioxyde decarbone diffusent librement du sang vers le cer-veau et inversement (a).Comme la membranedes cellules endothéliales est constituée de lipi-des, de petites molécules lipophiles peuventaussi passer sans entrave. L’alcool, la caféine,l’extasy ou l’héroïne atteignent ainsi le cerveauet perturbent son fonctionnement.

Des molécules plus volumineuses ou dessubstances solubles dans l’eau ne peuvent pastraverser la membrane cellulaire. Des systè-mes de transport spécifiques permettent aux

Astrocyte

Péricyte

Membrane basale

Cellule endothéliale

Globule rouge

Raph

ael Q

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el

LES DIFFÉRENTS MÉCANISMES DE TRANSPORT ET DE DÉFENSE

Cerveau

Cellule endothéliale

Sang

a : Diffusion de petites molécules lipophiles et de gaz

b : Transport de nutriments c : Pompes à efflux pour rejeterles molécules étrangères

Jonction serrée

Membranecellulaire

Protéine de transport, par exemple GluT1

123

4 5 6 Pompe à efflux, par exemple

glycoprotéine P

Par exemple oxygène, alcool, nicotine, extasy

Nutriment, par exemple, glucose

Substances étrangères, par exemple des médicaments

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© Cerveau&Psycho - n°55 janvier- février 2013 69

La barrière qui protège le cerveau

substances essentielles pour la survie, telles que le glu-cose, les acides aminés ou les vitamines, d’accéder au cer-veau (b). La protéine GluT1, par exemple, transporte leglucose dans le cerveau. Le sucre présent dans le sang selie à un transporteur (1, 2), localisé dans la membrane,qui change de conformation et libère le glucose à l’inté-rieur de la cellule endothéliale (3). Le sucre traverse lacellule et, de l’autre côté, se lie de nouveau à un trans-porteur GluT1 (4), qui transporte la molécule dans lecerveau (5, 6). Il y a également des transporteurs spéci-fiques des différents acides aminés qui, comme GluT1, neconsomment pas d’énergie.

Au contraire, les pompes à efflux, qui expulsent desmolécules (c), consomment de l’énergie. Ces transpor-teurs rejettent diverses substances hors des cellules endo-théliales, et les renvoient dans le sang. Il s’agit, par exem-ple, des substances liposolubles telles que les stéroïdes,les antibiotiques, les bêtabloquants, ainsi que des inhibi-teurs du système immunitaire. La plupart de ces trans-porteurs appartiennent à la classe des transporteurs ABC(ATP Binding Cassette Proteins). Parmi eux,on trouve la gly-coprotéine P, le filtre probablement le plus important dela barrière hémato-encéphalique. Lors de l’export, diffé-rentes protéines de transport des cellules endothélialeset des astrocytes peuvent coopérer.

Un autre mécanisme important pour l’approvisionne-ment en nourriture est la transcytose dépendant desrécepteurs (d). La protéine transferrine, par exemple,assure le transport du fer dans le sang. Elle se lie à des

récepteurs sur les membranes des cellules endothélialeset entre ensuite à l’intérieur de la cellule.Dès que la trans-ferrine chargée en fer s’est liée à son récepteur (1), lamembrane s’invagine (2) et se détache à l’intérieur de lacellule sous forme d’une vésicule qui renferme le nutri-ment lié au récepteur (3). La vésicule fusionne avec lamembrane opposée (4), la transferrine se détache de sonrécepteur et atteint ainsi le cerveau (5). Le même méca-nisme est utilisé par d’autres récepteurs afin de trans-porter des molécules plus grandes, telle l’insuline, à tra-vers les cellules endothéliales.

Les chercheurs utilisent le modèle de la transcytosedépendant d’un récepteur pour introduire des médica-ments dans le cerveau (e). L’auteur et ses collègues, del’Université de Heidelberg, ont développé des véhiculesà médicaments particuliers qui, tel un cheval de Troie,déli-vrent leur cargaison à destination sans être reconnus.

Ils remplissent de petites sphères lipidiques, nomméesliposomes, avec la substance active – jusqu’à 30 000 molé-cules par liposome. Ces sphères lipidiques sont tapisséesd’anticorps qui sont,par exemple, reconnus par les récep-teurs de la tansferrine des cellules endothéliales.Dès lors,les vecteurs lipidiques sont confondus avec des substan-ces propres de l’organisme et réussissent à traverser labarrière hémato-encéphalique.Les liposomes modifiés selient à des récepteurs et finissent par être injectés dans lesang (1), la cellule incorpore les vésicules qui se sont déta-chées de la membrane (2, 3) et libère les liposomes dansle cerveau (4, 5), où ils délivrent le médicament (6).

COMMENT DÉJOUER LA BARRIÈRE HÉMATO-ENCÉPHALIQUE ?

d : Transcytose de grosses molécules e : Les vecteurs de médicaments

Récepteur, par exemple

de la transferrine

Récepteur de la transferrine

Vésicule

1

2

3

4

5

Par exemple la transferrine (transport du fer)

1

2

3

4

5

6

Anticorps (imite par exemple la transferrine)LiposomeMédicament

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Les scientifiques connaissent la structurede la barrière hémato-encéphalique depuisplus de 50 ans (voir l’encadré pages 68-69). Enplus de leurs particularités anatomiques, lescellules de la barrière hémato-encéphaliquecontiennent beaucoup d’enzymes métaboli-ques et jusqu’à dix fois plus de mitochondries,les organites qui fabriquent l’énergie cellu-laire, que celles des autres vaisseaux sanguins.C’est le signe d’un métabolisme particulière-ment actif. En plus de l’imperméabilité del’emballage qui sépare le système nerveux

central de la circulation sanguine, desmécanismes de transport actif assurentune sélection drastique de ce qui peutpénétrer dans le cerveau.

En fait, la barrière hémato-encéphaliquen’isole pas hermétiquement le système ner-veux central, car si elle doit protéger, elle doitaussi laisser passer des nutriments jusqu’auxcellules cérébrales. Pendant longtemps, on apensé que des petites substances lipophiles(solubles dans les graisses) pouvaient fran-chir la barrière sans encombre. Parmi elles,on compte l’oxygène et le dioxyde de carbone,mais aussi des toxines comme l’alcool, la nico-tine, l’héroïne ou l’extasy.

Les biochimistes pensaient que plus unemolécule était petite et lipophile, plus ellediffusait facilement à travers l’endothélium.Mais ce n’est pas aussi simple : environ98 pour cent de toutes les substances de fai-ble masse moléculaire sont arrêtées par labarrière, même si elles sont petites et lipo-philes. De plus, des molécules bien trop gran-des pour passer dans les petits interstices dela barrière cellulaire densément pavée doi-vent atteindre le cerveau – par exemple leglucose, les acides aminés, les acides nucléi-ques, les vitamines et les hormones. La bar-rière hémato-encéphalique a donc besoin demécanismes spécifiques qui contrôlent l’ac-cès au cerveau et assurent le transport dessubstances vitales.

Nous savons aujourd’hui qu’entre 10 et15 pour cent des protéines qui se trouvent auniveau de la barrière hémato-encéphaliquesont des transporteurs. On distingue les pom-pes à efflux, qui expulsent dans le sang dessubstances qui n’auraient pas dû pénétrer,et les pompes qui permettent l’entrée d’au-tres substances et le transport jusqu’au sys-tème nerveux central.

Les pompes à efflux de la classe des trans-porteurs ABC (de l’anglais ATP BindingCassette) sont soumises à un contrôle trèscomplexe. Le nombre de copies de chaquetype de pompe présent dans les capillairescérébraux dépend, entre autres, de la natureet de la concentration des toxines auxquellesl’organisme est exposé. Dans la membrane descellules endothéliales, on trouve des récepteurs

70 © Cerveau&Psycho - n°55 janvier- février 2013

Neuroanatomie

Millepertuis anodin ?De nombreuses substances naturelles, extraites de plantes, se

lient aux récepteurs des pompes à efflux et les activent. Une deces substances est l’hyperforine qu’on peut trouver dans le mil-lepertuis (Hypericum perforatum).Cette plante médicinale est consi-dérée comme un traitement doux et bien toléré des dépressionslégères à moyennes et est souvent prescrite comme alternativenaturelle aux antidépresseurs classiques (pas en France, où cetteindication n’est pas reconnue).

Cependant, l’administration du millepertuis n’est pas si anodine– du moins en combinaison avec d’autres substances actives. Ilsemble inhiber l’efficacité de médicaments pris en même temps,par exemple la ciclosporine, un agent immunosuppresseur admi-nistré lors des transplantations d’organes, ou les inhibiteurs de laprotéase du VIH ou de la digoxine, un médicament contre cer-taines maladies cardiaques.

L’hyperforine du millepertuis se lie à la molécule PXR de la bar-rière hémato-encéphalique, l’active,et déclenche ainsi une réactionen chaîne qui aboutit à l’augmentation de la synthèse de la glyco-protéine P. Cette dernière augmente l’expulsion d’autres subs-tances, notamment les médicaments (voir l’encadré pages 68-69).On suppose que des mécanismes similaires sont également à l’œu-vre dans d’autres organes, ce qui pourrait expliquer pourquoi cer-taines substances actives n’ont pas d’effet lorsqu’elles sont prisesen même temps que le millepertuis.

La barrière hémato-encéphalique doit protéger le cerveau,tout en permettant aux nutriments d’y pénétrer.Il faudrait que les médicaments puissent aussi y entrer.

«»

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qui reconnaissent les substances étrangèresqui ont pénétré et les prennent en charge. Lareconnaissance par les récepteurs active unechaîne de défense : des transporteurs ABC sontproduits, ainsi que des enzymes métaboliquesqui détruisent l’intrus et l’éliminent.

La pompe à efflux la plus connue est la gly-coprotéine P. Cette protéine fut découvertedès 1976 chez la souris, puis dix ans plus tardchez l’homme. Mais sa fonction a été mise aujour par hasard : les vétérinaires traitaient deschiens avec un médicament antiparasitaire,l’Ivermectine. Après ce traitement, ils étaienttous malades. Ils souffraient de troubles de lacoordination, étaient désorientés, tremblaient,vomissaient et salivaient beaucoup – lessymptômes d’un effet neurotoxique. Desdoses plus élevées du médicament les tuaient.

En 2001, les vétérinaires de l’équipe deKatrina Mealey, de l’Université d’État deWashington à Pullman, aux États-Unis, ontdécouvert que les chiens – ceci concerne cer-taines races – n’ont pas de glycoprotéine P à

cause d’une anomalie génétique. Deux ansauparavant, le biologiste moléculaire AlfredSchinkel, de l’Institut néerlandais du cancerà Amsterdam, avait observé que des sourisgénétiquement modifiées pour ne plusexprimer la glycoprotéine P mouraientquand on leur administrait de l’Ivermectine.

En 2001, notre équipe de l’Institut de phar-macie et biotechnologie moléculaire del’Université de Heidelberg a pu montrer quela glycoprotéine P se comporte vraimentcomme un « videur » vis-à-vis des molécules

d’Ivermectine : nous avons observé dans lestissus capillaires intacts de cerveau de porcque la protéine rejette activement hors de lacellule la toxine qui y a pénétré.

Les « videurs » du cerveau

Mais cette protection efficace présente desinconvénients. Ainsi, les substances actives dela chimiothérapie contre le cancer sont expul-sées par les transporteurs ABC et, par consé-quent, atteignent difficilement leur cible dansle cerveau. C’est pourquoi certaines tumeurscérébrales sont difficiles à traiter. Bien que lestumeurs malignes du cerveau soient rares,chez l’enfant, elles représentent les cancers lesplus fréquents après la leucémie.

Tandis que les chimiothérapies ciblées ontconsidérablement amélioré la probabilité deguérison de nombreux cancers, les progrèsdans le traitement des cancers cérébraux res-tent très limités. Médecins et scientifiquessont assez démunis lorsque les transpor-

teurs ABC empêchent les substances activesde traverser la barrière hémato-encéphalique,voire les rejettent hors des cellules cancéreu-ses. Il faut donc réussir à inactiver ces méca-nismes de protection.

On peut imaginer inactiver la glycopro-téine P au moyen d’un inhibiteur. Ce dernierse lie à la protéine d’efflux qui devient incapa-ble d’assurer sa fonction de « videur ». En 2002,en collaboration avec Armin Buschauer, del’Institut de pharmacologie de l’Université deRegensburg, en Allemagne, nous avons essayé

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La barrière qui protège le cerveau

2.Des nanoparticules traversent la barrière hémato-encéphalique et s’accumulent dans le tissu cérébral (a, en vert). Les pompes à efflux renvoient les substances étrangères

dans le sang (b, à gauche, la couleur est intense). Lorsque les pompes sont inhibées, les substances restent dans le tissu cérébral et ne retournent plus dans le capillaire (b, à droite, la couleur est peu intense).

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de traiter ainsi des souris dites nudes, souf-frant de tumeurs cérébrales avec du Taxol,une substance utilisée en chimiothérapie.Nous avons inactivé la glycoprotéine P à l’aidede l’inhibiteur PSC-833. Non seulement leTaxol atteignait le cerveau des animaux, maisles rongeurs réagissaient mieux au traitement.

Au lieu de bloquer les protéines de trans-port, au moins temporairement, d’autreschercheurs essayent au contraire de les acti-ver. On sait ainsi que la glycoprotéine P et unautre transporteur ABC, nommé BCRP, par-ticipent à l’élimination du peptide bêta amy-loïde, le constituant des plaques séniles pré-sentes dans le cerveau des personnes atteintesde la maladie d’Alzheimer. En situation nor-

male, ce métabolite est continuellement éli-miné du cerveau et pris en charge afin de nepas provoquer de lésions cérébrales. Lespatients atteints de la maladie d’Alzheimeront trop peu de glycoprotéine P, de sorte quele peptide bêta amyloïde s’accumule dansleur cerveau.

En 2010, l’équipe du pharmacologue BjörnBauer, de l’Université du Minnesota àDuluth, aux États-Unis, a réussi à augmen-ter l’expression de la glycoprotéine P, condui-sant à une augmentation de la quantité depeptide bêta amyloïde expulsée du cerveaudes rongeurs. Cela ouvre de nouvelles pers-pectives thérapeutiques pour lutter contre lamaladie d’Alzheimer. On a aussi montré que

l’antibiotique rifampicine, qui stimule la syn-thèse de la glycoprotéine P, permet de limi-ter les déficits cognitifs liés à la maladied’Alzheimer, probablement parce que le pep-tide bêta amyloïde est à nouveau éliminé plusefficacement hors du cerveau. Ainsi, inacti-ver la glycoprotéine P afin de permettre à desmédicaments de traverser la barrière hémato-encéphalique n’est pas sans risque, d’autantplus que le transporteur est également actifdans d’autres tissus. Il faudra donc trouverune molécule qui inhibe sélectivement lessystèmes de transporteurs dans le cerveau –ou élaborer un tout autre moyen d’y intro-duire des médicaments.

Molécules escortées

Une voie possible serait d’utiliser les méca-nismes de transport actif qu’empruntent lesgrosses molécules de nutriments, les hormo-nes et les neurotransmetteurs pour entrerdans le cerveau. Les protéines qui réalisent cetransfert sont beaucoup moins étudiées queles pompes à efflux. Néanmoins, on a identi-fié plusieurs protéines qui escortent, parexemple, des sucres, des acides aminés oud’autres substances importantes, dans le cer-veau ; et les mécanismes de transport les plusimportants sont connus.

Le glucose, par exemple, se lie spécifique-ment à son transporteur et se fait escorter àtravers la membrane cellulaire. D’autres gros-ses molécules traversent la barrière hémato-encéphalique par transcytose : elles se fixentà un récepteur à la surface des cellules endo-théliales, puis la membrane cellulaire s’inva-gine vers l’intérieur, formant un petit sac, etse détache. Ainsi empaquetées, les moléculestraversent la cellule, sont libérées de l’autrecôté et pénètrent dans le cerveau. Ce cheminest, par exemple, emprunté par l’insuline etla transferrine, une protéine qui joue un rôleimportant dans l’équilibre du fer.

Les chercheurs veulent utiliser ces voies detransport pour faire passer des médicamentsdans le cerveau. L’idée est la suivante : oncamoufle la substance active de telle sorte queles transporteurs de la barrière hémato-encé-phalique la prennent pour une substance quia l’autorisation d’entrer et la fassent pénétrerdans la zone interdite, le cerveau.

Cette feinte n’est pas simple, car il est trèsdifficile de tromper les protéines de transport

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Neuroanatomie

3. Dans le film Le voyage fantastique,

datant de 1966,un sous-marin

miniature pénétrait dans un corps humain.

Aujourd’hui,les chercheurs essaient

effectivement defranchir la barrière

hémato-encéphaliquegrâce à des systèmes

de vecteurs artificiels.

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– parfois, elles sont déjà tellement occupées avecd’autres substances qu’elles ne peuvent plusaccepter d’autres passagers. Par exemple, le glu-cose est très bien transporté dans le cerveau.Cependant, si l’on accroche une substanceactive au glucose, le résultat est décevant : lesprotéines ne reconnaissent plus le sucremodifié et se lient de préférence à des molé-cules de glucose pur. En conséquence, mal-gré son camouflage, la substance reste dehors.

Une cape d’invisibilitémoléculaire

Notre équipe, en collaboration avec cellede Jörg Kreuter, de l’Université de Francfort,a essayé d’empaqueter des médicaments dansdes nanoparticules ou des petites boules degraisse, nommées liposomes. Nous avonsdonc construit des sous-marins miniaturesqui devaient transporter des substances phar-macologiques dans le cerveau. Le vecteur nedevait pas être toxique et devait être facile-ment dégradable dans l’organisme. Les poly-mères, ainsi que les phospholipides des lipo-somes, des composants naturels du corpshumain, étaient envisageables. De plus, il étaitnécessaire de camoufler la surface du sous-marin, afin qu’il ne soit pas reconnu (et atta-qué) par le système immunitaire.

Enfin, il est important de posséder le bonticket d’entrée pour le voyage à travers la bar-rière hémato-encéphalique. Pour ce faire, desanticorps présents sur la sphère doivent êtrereconnus par les récepteurs des transporteurs.Ils s’y attachent et déclenchent le mécanismed’import – le voyage fantastique de la subs-tance active commence. Le chimiste WilliamPardridge, de l’Institut de recherche sur le cer-veau à l’Université de Californie à Los Angeles,avait découvert que des anticorps contre lerécepteur de la transferrine fonctionnent trèsbien comme ticket d’entrée.

En 1989, W. Pardridge a réussi à faire péné-trer d’assez grandes quantités d’une substanceanticancéreuse dans le cerveau de rats avec unsystème de transport de ce type. Ce succès

laisse espérer que de tels vecteurs pourrontêtre utilisés dans le futur pour la chimiothé-rapie des tumeurs cérébrales. Le scientifiqueaméricain a empaqueté jusqu’à 30 000 molé-cules de cette substance dans un seul lipo-some. Il a ainsi introduit clandestinement degrandes quantités du médicament dans le cer-veau – en détournant une voie de transportnaturelle et en évitant les pompes à efflux quiauraient expulsé la substance active. Un anplus tard, W. Pardrige a même traité destumeurs cérébrales de souris de cette façon.

Avec ce même principe – en utilisant par-fois d’autres anticorps qui se lient à d’autressystèmes de transport –, les chercheurs intro-duisent aujourd’hui diverses substances acti-ves dans le cerveau d’animaux. En 2000,W. Pardridge a même rempli ses mini-sous-marins avec de l’ADN pour un essai de thé-rapie génique et l’a fait pénétrer dans le cer-veau de rongeurs. Non seulement les gènesthérapeutiques ont atteint leur destination,mais l’ADN introduit a été traduit en protéi-nes dans le tissu nerveux des animaux.

Arriver au bon endroit au bon moment

Il reste à voir si ces principes pourront unjour être appliqués aux êtres humains. Uneétude clinique, réalisée en 2004 par l’équipede Yasuhiro Matsumura, du Centre derecherche japonais sur le cancer à Kashiwa,alimente l’espoir que des tumeurs pourrontêtre ciblées spécifiquement par des liposo-mes dont la surface aura été modifiée. Tousces résultats sont prometteurs. Cependant,un long chemin reste encore à parcouriravant que des substances actives embarquéesà bord de nano-sous-marins biotechnologi-ques parviennent à traverser la barrièrehémato-encéphalique, à atteindre leur cibleet à agir efficacement. Néanmoins, il noussemble que cette démarche présente un réelpotentiel aussi bien pour le traitement detumeurs cérébrales que pour diverses mala-dies du système nerveux central. �

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La barrière qui protège le cerveau

Des nanoparticules camoufleraient des substancesactives pour qu’elles puissent traverser la barrièrehémato-encéphalique et atteindre leurs cibles.

«»

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Un citron est-il lent ou rapide ? Lechocolat au lait est-il plus rondou plus carré que le chocolatnoir ? De récentes études en psy-chologie et en neurosciences

mettent en lumière des mécanismes sous-ten-dant ces associations apparemment arbitrai-res entre goûts, formes, odeurs et sons. Cesrecherches permettent de comprendre com-ment les sens interagissent, par exemple lors-que nous sommes au restaurant, ou décidonsd’acheter un produit dans un supermarché.Elles peuvent permettre de réfléchir plusscientifiquement à la mise en valeur des metsou des produits par les emballages ou lecontexte de consommation.

Un jour de courses, faites une expérience.Demandez-vous pourquoi les pots de fro-mage blanc sont plus trapus que les pots deyaourt. Pourquoi on retrouve une mêmeétoile rouge sur les bouteilles d’une marqued’eau pétillante et d’une marque de bière,voire sur certaines pastilles mentholées. Lechoix d’une forme anguleuse pour les bois-sons pétillantes s’explique peut-être par lecaractère « piquant » de boissons dont le

dioxyde de carbone stimule le nerf trigémi-nal, responsable également des sensations defraîcheur provoquées par les dérivés mentho-lés… Il y aurait ainsi une correspondanceentre cette stimulation trigéminale (tactile)et la forme anguleuse (visuelle), la perceptionde la seconde permettant d’anticiper celle dela première. L’information délivrée par unecertaine modalité sensorielle crée des atten-tes implicites, y compris dans les autresmodalités sensorielles.

Or le rôle du marketing n’est-il pas de sus-citer les bonnes attentes chez le consomma-teur ? Si le cas de l’étoile rouge est assez intui-tif, il est moins évident de comprendre de tellesassociations ou attentes à propos de la formeplus ramassée de certains fromages blancs.Pourquoi les textures plus crémeuses ou plusriches seraient-elles associées à ce genre de for-mes ? Posons la question aux sciences du goût,de la perception et de la psychologie.

Ce qui intrigue ces experts tient à l’accordobservé entre individus quant à ces associa-tions apparemment arbitraires. Dans unetâche de choix forcé, réalisée par notre groupedu Laboratoire Crossmodal à Oxford, nous

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Psychologie

Sucré rond, amer anguleux, piquant pointu ? Le cerveau humain associe spontanément goûts et formes. Les experts en marketing

et certains restaurateurs s’inspirent aujourd’hui de ces recherches.

&Quand les goûts

les formes se répondent

Ophelia Deroyest chercheuse au Centre d’étude des sens,à l’Université de Londres.Charles Spence est professeur au LaboratoireCrossmodal,Département de psychologieexpérimentale,à l’Universitéd’Oxford.

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avons demandé aux participants de situer dif-férents échantillons de chocolat, variant enproportion de cacao (de 30 à 90 pour cent)sur une échelle d’angularité allant du pluspointu au plus arrondi : les extrémités del’échelle étaient associées à des formes, l’unereprésentant une étoile aux branches trèspointues, l’autre un nuage aux contoursarrondis. Les participants se sont majoritai-rement accordés pour attribuer un caractèreplus anguleux aux chocolats les plus richesen cacao et une forme plus ronde aux échan-tillons les moins intenses et les plus crémeux.Plus généralement, les goûts sucrés et les tex-tures molles sont associés à des formes ron-des, tandis que les goûts amers le sont nor-malement à des formes anguleuses. Les effetsobservés sont reproductibles et peuvent êtreconfirmés sur des milliers de personnes(notamment en utilisant des tests en ligne).

Soulignons bien que les formes que nousavions choisies dans ce protocole ne corres-pondaient pas aux ingrédients ni à la formehabituelle du chocolat – en ce sens, les résul-tats ne peuvent pas s’expliquer par une asso-ciation sémantique, comme si l’on assimilait

par exemple un goût de citron à une formede citron. Il s’agissait de deux formes arbi-traires, l’une, très anguleuse, proche d’uneétoile, et l’autre, plus arrondie, en forme denuage. Les formes n’étaient toutefois paschoisies complètement au hasard, mais s’ins-piraient de celles que le psychologue de lathéorie de la Gestalt, Wolfgang Köhler (1887-1967), a élaborées pour tester le phénomène

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1. Ces pommesvous semblent-elles

acides ? Si elles étaientrondes et jaunes,

vous les trouveriezprobablement plus sucrées.

• Les expériences de perception montrent que nous associons les saveurs sucrées à des formes rondes et les saveurs amères à des formes anguleuses.

• Cet effet ne résulte pas d’une métaphore linguistique.Il est d’ordre sensoriel et s’observe dans différentes cultures.

• Des correspondances semblent aussi exister entre des sons produits par des mouvements arrondis de la bouche,des formes rondes et des saveurs sucrées.

• De nombreux goûts ou odeurs complexes (poivre, goyave, etc.)sont reliés à des formes. Une science du « goût en contexte » associe les mets et l’environnement visuel où ils sont servis.

En Bref

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dit de « symbolisme sonore » ou « symbo-lisme phonétique ». Köhler avait choisi uneforme anguleuse ou une arrondie et posaitune bien étrange question à ses participants :« L’une de ces formes se nomme Maluma etl’autre Takete. Pouvez-vous associer une desdeux formes et son nom ?» Il a ainsi constaté

que les participants associaient majoritaire-ment le son Takete à la forme angulaire, etle son Maluma à la forme arrondie. Ces résul-tats ont été répétés depuis avec différents sonscomme Bouba ou Kiki, et s’observent partiel-lement chez de jeunes enfants, et dans descultures différentes, y compris illettrées.

L’explication se trouve probablement dansun apprentissage statistique : quand on pro-nonce Maluma ou Bouba devant un miroir,les lèvres forment un rond, tandis que pourprononcer le son Takete ou Kiki, les lèvresdessinent une forme plus étirée. Dès lors, cer-tains sons se trouvent systématiquementassociés aux mêmes formes.

Voilà pour les sons, mais qu’en est-il desgoûts ? D’où peut bien venir l’association duchocolat au lait avec une forme arrondie, et duchocolat noir avec une forme angulaire ? Lesdeux produits, après tout, se présentent sousune variété de formes, des tablettes rectangu-laires jusqu’aux truffes arrondies...

On pourrait être tenté d’expliquer cetteassociation par ce que l’on nomme un trans-fert métaphorique. Beaucoup de gens utilisentdes métaphores visuelles pour communiquer

des expériences difficiles à partager. Recourirà des termes de forme ou d’espace (un attri-but externe que tout le monde peut voir ettoucher) peut aider à transmettre une percep-tion intime et difficile à décrire.

La théorie : métaphoreou ancrage perceptuel ?

En effet, décrire les goûts, mais aussi lesodeurs pose de réelles difficultés : que dired’une odeur de café, sinon qu’elle sent... lecafé ? Si notre répertoire de mots décrivantl’olfaction est limité, nous l’enrichissons fré-quemment par des emprunts à d’autresdimensions et expériences : les parfums sontlourds, légers, frais, ont des « notes » hautes etbasses, claires, etc.

Ainsi, dans son poème Correspondances,Baudelaire évoque « des parfums frais commedes chairs d’enfants, doux comme les haut-bois, verts comme les prairies ». De tels attri-buts sont empruntés au toucher, à la visionet à l’audition, plus aisément communicables.L’hypothèse du transfert métaphorique sug-gère l’explication suivante : si nous trouvonsque les chocolats à forte teneur en cacao nousévoquent des formes anguleuses ou pointues,c’est parce que nous recourons à une imaged’ordre visuel pour essayer d’exprimer ce quenous ressentons : l’accord entre participantss’apparenterait donc à une forme de conven-tion linguistique.

Le psychologue allemand ThomasHummel, qui étudie les mécanismes olfac-tifs à l’Université de Dresde, en Allemagne,s’est récemment intéressé à ces associations,pour voir s’il ne s’agissait que d’effets de des-cription, ou si ces correspondances senso-rielles pouvaient exister au niveau percep-tuel. Il voulait savoir si la vision seraitsusceptible d’améliorer la perception de cer-taines odeurs. Dans cette expérience, huitodeurs de nourriture, allant de la goyave aupoivre et à la vanille, devaient être associéespar les participants à des formes variées. Lesodeurs généralement considérées commeagréables (par exemple, la vanille) ont étéappariées avec des formes courbes, tandis queles odeurs plus désagréables (par exemple,du poivre) l’ont été avec des formes angu-leuses, suggérant que l’association était enpartie (mais pas seulement) soutenue parune dimension hédonique.

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Psychologie

Les odeurs agréables sont associées à des formes courbes, les odeurs désagréables à des formes anguleuses.

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Puis T. Hummel présentait à d’autres par-ticipants un dessin pendant qu’ils humaientla même série d’odeurs. Des différences dansl’intensité des odeurs et le plaisir ressenti sontapparues quand les odeurs étaient présentéesavec une forme jugée congruente : les odeursconsidérées comme agréables, et associées depréférence à des formes arrondies, ont étéjugées encore plus intenses et plus agréablesquand elles étaient présentées en associationavec une forme ronde. Ces résultats suggè-rent que le rapprochement entre la forme etla perception de l’odeur peut influer sur laperception de l’arôme ou la saveur du plat,au niveau olfactif, avant même que l’alimentsoit mis en bouche. Ils laissent même penserque ces correspondances reposent sur unancrage perceptuel.

Ainsi, comme le note Lawrence Marks, psy-chologue à l’Université Yale, qui s’intéresseaux relations entre les sens, « même si certai-nes métaphores perceptuelles peuvent rece-voir une médiation linguistique, elles s’an-crent avant tout dans la perception – ets’appuient sur des processus perceptuels avantd’être recouvertes et dominées par des pro-cessus linguistiques ».

La forme des bières...

Avec nos collègues du Centre des sciencesdu goût et de l’alimentation de Dijon, nousavons cherché à cartographier les correspon-dances entre goût et formes. Au lieu de deuxformes et de deux produits, nous avons pro-posé à plusieurs groupes de participants derelier quatre types de bières, aux arômes com-plexes, à des formes variées différant envolume, en nombre d’arêtes, et en angularité.Le nombre de formes proposées (près de 30)permettait de détecter des tendances pluscomplexes. Nous avons constaté que les par-ticipants rapprochaient spontanément des for-mes aux liquides qu’ils dégustaient : les bièresles plus fruitées et sucrées évoquaient des for-mes rondes, pleines et volumineuses, alors quel’amertume était associée au caractère angu-leux, l’acidité aux formes plus minces et lecaractère pétillant au nombre d’arêtes.

Ces associations partagées renforcent l’hy-pothèse d’un ancrage perceptuel des corres-pondances. Par ailleurs, dans l’étude menée àOxford avec les chocolats, le choix des formesnous a permis d’explorer un aspect encore

peu connu des correspondances intermoda-les. En choisissant les formes retenues parKohler pour tester les associations entre sonset formes visuelles, nous voulions voir dansquelle mesure les correspondances entregoûts et formes restaient cohérentes avec lescorrespondances entre formes et sons explo-rées par ailleurs. Nous avons donc demandéà nos participants de choisir le nom le plusapproprié pour les différents chocolats pro-posés. Comme dans l’expérience de Köhler,nous leur avons présenté deux échantillonsde chocolat en leur disant qu’un de ces cho-colats se nommait Takete, et l’autre Maluma.Ils devaient deviner lequel.

Les résultats montrent que les choco-lats les plus forts en cacao, intuitive-

ment associés aux formes anguleu-ses, sont également plus fortementassociés au mot Takete. tandis queles chocolats au lait, associés auxformes rondes, sont plus volontiers

associés au son Maluma. Le trian-gle entre sons, formes et goût semble

ainsi bouclé : les Maluma sont sucrés etronds, et les Takete amers et pointus.

Ces études livrent plusieurs enseignements.D’abord, les formes sont rigoureusement etrégulièrement mises en parallèle avec desattributs spécifiques des aliments et des bois-sons : le sucré va de pair avec des formesarrondies, et l’amer et le piquant avec l’angu-larité. Ensuite, les correspondances intermo-dales entre formes, goûts ou arômes ne sontpas fixées une fois pour toutes, mais varientnotamment en fonction de l’intensité dugoût. Plus un produit est sucré, plus volumi-neuse et arrondie sera la forme. Il est aussivrai que si une boisson est sucrée et pétillante,l’angularité ne l’emportera pas nécessaire-ment. Il s’agit donc toujours d’associationsrelatives qui tiennent aux autres goûts ou for-mes que l’expérience met en contraste.

Enfin, les correspondances entre formes etsaveurs s’étendent de façon cohérente à d’au-tres modalités ou dimensions, par exempleles sons. Ces correspondances peuvent doncêtre transitives. Cela étant, toutes les corres-pondances ne sont pas forcément transitives,ainsi que nous l’avons découvert auprès depopulations namibiennes : contrairementaux associations formes-sons, qui sont repro-ductibles dans les différentes cultures, l’idéeque l’amertume serait pointue semble moins

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Quand les goûts et les formes se répondent

2. La forme du verre influe-t-elle

sur la perception du goût ? Dans

une expérience,des testeurs jugeaient

plus douces et sucréesdes bières qu’on

leur présentait en association avec des formes rondes.

Ils trouvaient plusamères les bières

associées à des dessinsanguleux, plus acidescelles accompagnéesde formes étroites...

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systématique dans ces populations. La dimen-sion culturelle de certaines correspondancesest donc indéniable.

Quelles applications ?

Serait-il donc possible d’utiliser ces corres-pondances pour influencer la perception desgoûts ou des odeurs ? Des chercheurs nord-américains ont mené une expérience danslaquelle les participants devaient juger parmitrois formes (arrondies ou pointues) présen-tées simultanément laquelle occupait la plusgrande surface. Les participants recevaientensuite un petit morceau de fromage – quiétait en réalité au cœur de l’expérience.Curieusement, les participants qui venaientde classer des formes anguleuses ont ensuitejugé que le goût du fromage était plus« piquant » (sept pour cent) que l’autregroupe de participants qui venaient de clas-ser des formes arrondies. Observer une formeaurait-il donc, dans certains cas, le pouvoirde moduler la perception gustative ?

Il est tout à fait plausible que certaines for-mes nous fassent anticiper, et percevoir dif-féremment, des propriétés gustatives.Toutefois, ces résultats peuvent être dus à uneforme d’amorçage linguistique : la tâche declassification précédant le test a pu pousser

les participants anglophones à associer lesformes anguleuses à l’adjectif sharp, qu’ilsauraient ensuite utilisé pour caractériser legoût du fromage…

Montrer que ces correspondances opèrentréellement au niveau de la perception n’est paschose aisée. Des tests supplémentaires réali-sés récemment à Oxford, à Dijon et poursui-vis à l’Institut Paul Bocuse à Lyon, autour despsychologues Catherine Dacremont, AgnèsGiboreau et Carole Sester, tendent à confir-mer l’hypothèse d’une influence au niveau dela perception. Les premières études que nous

avons réalisées consistaient à mesurer lesréponses subjectives des sujets : le rapportentre goûts sucrés et formes rondes seretrouve dans le fait que la plupart des sujetsjugent que les assiettes rondes sont plusappropriées pour les desserts, et qu’un mêmedessert est plus sucré lorsqu’il leur est pré-senté sous une forme arrondie. D’autres élé-ments visuels ou tactiles interviennent : unemême boisson au chocolat est considéréecomme plus sucrée (15 pour cent), lorsqu’elleest servie dans un gobelet rouge que si ellel’est dans un gobelet blanc, et un grain depop-corn a plus de chances d’être perçucomme salé s’il est servi sur une assiettebleue… Dans le cas des assiettes, d’autresattributs peuvent jouer le premier rôle, parexemple le poids : ainsi, si l’on propose unmême yaourt dans deux bols de poids diffé-rents, les mangeurs jugent que le yaourt dansle bol le plus lourd est plus épais, onctueux,et en définitive de meilleure qualité.

Accords cérébraux

On s’intéresse depuis peu à la façon dontle cerveau crée ces associations. Commentune activité cérébrale initialement liée à lavision (la vision d’une assiette carrée) peut-elle modifier l’activité de zones dévolues au

goût ? L’activité du cortex gustatif est-ellemodifiée par le traitement de stimu-

lus visuels ? La perception globale,sous-tendue par d’autres structu-res cérébrales, fusionnerait-elle desdonnées issues aussi bien de lavision que du goût, pour en reti-rer une perception composite ? Leneuroscientifique américain Sean

Day a souligné récemment que lecortex primaire gustatif jouxte l’arrière

de l’aire somato-sensorielle primaire : toutcomme dans certaines explications neuro-logiques de la synesthésie, les zones cérébra-les adjacentes peuvent présenter une suscep-tibilité accrue à une forme de « discourscroisé » neuronal.

Notons tout de même que, dans le cas desformes et des goûts, les informations sur laforme tactile ne sont pas traitées au niveaude l’aire somato-sensorielle primaire, maisdans un réseau qui implique d’autres aires (lesulcus postcentral, le sulcus intrapariétal etle complexe latero-occipital). Par ailleurs, la

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Psychologie

3. Le chocolatnoir gagne sans douteplus que le chocolat au lait à être présentésous forme d’éclats.L’amertume duchocolat est en effetassociée au caractèreanguleux. Alors que le sucre est assimiléaux formes rondes.

M. Unal Ozmen - Picsfive / Shutterstock.com

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contiguïté n’expliquerait pas la généralisa-tion à l’audition ou la vision que nous avonsnotée précédemment. Les études menées surd’autres correspondances, soit par imageriefonctionnelle soit par stimulation magnéti-que transcrânienne, suggèrent que le sitedéterminant pour les correspondances inter-modales est plutôt localisé dans les zonesd’intégration multisensorielles, telles leszones intrapariétales.

Tout est dans la présentation...

Ces recherches laissent penser qu’en fai-sant varier la forme d’un plat ou d’un paquetpar des moyens relativement simples, unchef-cuisinier ou un commerçant auraitquelque chance de renforcer certaines descaractéristiques sensorielles de son produit ;par exemple, la douceur d’un entremets seramise en valeur s’il est présenté sous uneforme sphérique. Les étiquettes de boissongazeuses présentent parfois des formes angu-leuses, qui mettent le consommateur sur lapiste de leur caractère piquant. Un pot deyaourt aux coins arrondis soulignera la dou-ceur de son contenu. Une bouteille de vinallongée, à la façon des vins de Bourgogne,et plus légère, suggérera un goût plus subtilqu’une bouteille trapue.

Dans ce domaine, le poids peut aussi jouerun rôle : ainsi, une étude, menée avec notrecollègue Betina Piqueras-Fiszman, montreque le prix que les personnes sont prêtes àpayer pour une bouteille de vin est lié... aupoids de la bouteille ! Ainsi, en demandantà 150 personnes de déterminer la qualité et leprix de bouteilles de vin de différents poids,nous avons constaté que plus la bouteille estlourde, meilleur est jugé le vin, et plus cheron accepte de le payer...

Il serait pourtant illusoire d’espérer qu’unchangement d’emballage suffise à modifierradicalement la saveur du produit. La percep-tion de produits complexes requiert un tra-vail sur mesure. Intéressés par nos résultats,plusieurs designers et restaurateurs nous ontencouragés à tester le rôle des correspondan-ces avec des produits et des contextes plusriches que dans notre laboratoire. Par exem-ple, B. Piqueras-Fiszman, Vanessa Harrar,Jorge Alcaide, et Charles Spence ont récem-ment comparé les effets de la consommation

d’une mousse de fraises dans des assiettes dedifférentes formes : contre toute attente, lesassiettes rondes ne rendaient pas la mousseplus sucrée… Cela montre-t-il que le rôle dela forme n’est pas aussi fort que d’autresrésultats nous ont conduits à le croire ?

Neurosciences et art culinaire

Probablement pas. Ce qu’un nombre crois-sant d’observations suggère plutôt, c’est queles correspondances intermodales intervien-nent de façon liée et relative dans la percep-tion et l’évaluation des objets complexes.Avant de pouvoir les appliquer à un plat et àun cadre, il faut se demander comment laforme de l’assiette est perçue : les assiettes plu-tôt anguleuses, mais avec des coins arrondissont-elles perçues comme rondes ou anguleu-ses ? La forme de la table, la couleur ne jouent-elles pas également un rôle ? La forme de lanourriture elle-même a son importance, et nefaut-il pas que la mousse de fraise soit rondepour que l’assiette ronde fasse son effet ?

L’apport de l’enquête neuroscientifique àl’art culinaire ne se déguste donc pas commeun plat tout préparé. Cette dernière ouvrecependant des perspectives nouvelles et fas-cinantes sur l’importance des facteurs extrin-sèques dans l’évaluation sensorielle. Unemeilleure compréhension des facteurs quiinfluent sur notre perception gustative encontexte réel peut se révéler être un ingré-dient fort utile, s’il est employé à bon escient– par exemple pour renforcer la perceptiondu sucre ou le plaisir d’un dessert, sans aug-menter la proportion de l’ingrédient – rienque pour nos yeux. �

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Quand les goûts et les formes se répondent

4.Un grain de pop-corn servi

dans un récipient bleuest jugé plus salé que

s’il est servi dans un récipient rouge...

Roxa

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rova

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k.com

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Àla fin du XIXe siècle, il a suffi d’àpeine quatre ans à HerbertGeorge Wells (1866-1946) pourréinventer l’imaginaire de notremodernité. En 1895, il écrit La

Machine à explorer le temps, vite suivi par L’Îledu Docteur Moreau (1896) et La Guerre desMondes (1898). Par le pouvoir de son extra-ordinaire imagination, il invente un nouveaugenre – la science-fiction –, qui introduit unepuissante méthode littéraire pour interro-ger l’avenir de l’humanité, les limites entre lenaturel et le monstrueux, les bienfaits et dan-gers de la science, et plus généralement notreplace dans l’Univers et la vulnérabilité denotre espèce. Ses « romances scientifiques »ou ce qu’il nommait lui-même ses « fantai-sies du possible », anticipent bon nombred’avancées technologiques et de changementssociaux, mais surtout elles parviennent àidentifier les nouvelles angoisses d’un mondeen perpétuel bouleversement.

Parmi ses fictions, L’Homme invisible(1897) s’éloigne quelque peu de ses autrestrouvailles. C’est l’œuvre la plus psychologi-que de Wells, la plus proche de l’humain. Làoù ses intrigues impliquaient souvent desdangers et des transformations externes – uneinvasion martienne, une machine permettantde voyager dans le temps, des créatures géné-tiquement modifiées –, L’Homme invisibleintroduit une métamorphose interne, unealtération radicale de la matérialité de

l’homme. À la fois satire, farce et tragédie,cette « romance grotesque » selon le sous-titreoriginal, raconte l’« étrange et terrible car-rière » de Griffin, le scientifique qui a décou-vert « le subtil secret de l’invisibilité ».

Sous les bandages : rien !

Wells s’est amusé à en commenter quelquesinvraisemblances de son roman (si la lumièrepasse à travers les yeux de son personnage,comment peut-il voir quoi que ce soit ?) et endéfinitive a conclu qu’« il y a très peu à direau sujet de L’Homme invisible – ça raconte sapropre histoire ». Pourtant, d’une prémisse sisimple, il a conçu une œuvre extraordinaire-ment riche. En faisant passer un thème clas-siquement dévolu au merveilleux, à la mytho-logie et à la magie dans le domaine du réalismescientifique, L’Homme invisible donne à voirbeaucoup de choses. « L’expérience, nonmoins bizarre que criminelle, de l’hommeinvisible » en effet, dévoile par l’absurde lesmécanismes cognitifs par lesquels nous inter-prétons la présence et les intentions d’autrui.Ceux-ci passent pour ainsi dire « par-dessus »ou « outre » la vision en elle-même. De sur-croît, le roman explicite les relations entre laperception et la moralité, deux domaines quisont ordinairement tenus à distance.

Le récit suit une construction en troistemps. On rencontre au début un « étrangevoyageur » errant dans un paysage enneigé,

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( Psychopathologiedes héros

SebastianDIEGUEZ,docteur enneurosciences,travaille auLaboratoire de Sciencescognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg,en Suisse.

La lumière sur l’Homme invisible

Le roman de H. G. Wells, vieux de plus d’un siècle,s’amusait déjà à explorer certains ressorts cognitifs,

telle la notion d’agentivité, et à étendre une réflexionmorale héritée de Platon sur le pouvoir et la société.

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vêtu d’un accoutrement inhabituel. Il atteintun petit village du Sussex nommé Iping, oùil loue une chambre d’hôtel. Il explique qu’ilsouhaite y poursuivre ses recherches en toutetranquillité. Ce mystérieux personnage, quine se sépare jamais de son chapeau, de sesgrosses lunettes noires, de son manteau et deses gants, et dont on découvrira bientôt qu’ila le visage couvert de bandelettes, ne man-que pas d’attiser la curiosité des villageois.C’est à travers leurs yeux que l’on va progres-sivement découvrir les éléments de cetteénigme, jusqu’à la révélation choquante etincompréhensible que sous ces vêtements etces bandages, il n’y a… rien. Incapabled’avancer dans ses expériences, et sans cesseimportuné par des indésirables, l’hommeinvisible perd vite patience. Irascible, sujetà des « accès de violence », parlant tout seul,méprisant et arrogant, il se met rapidementtout le village à dos et, son invisibilité pourainsi dire révélée aux yeux de tous, il doit fuirIping. « Et c’est ainsi que disparut l’hommeinvisible » indique le narrateur, dans l’unedes nombreuses astuces verbales que permetcette intrigue.

Quand apparaît l’invisible

Dans la deuxième phase du récit, l’aven-ture de l’homme invisible nous est révélée deson propre point de vue, quand il se confieau docteur Kemp, un ancien camarade étu-diant en médecine chez qui il trouve refuge.Il raconte son travail acharné pour devenirinvisible, et fournit au passage quelques indi-cations scientifiques (voir l’encadré page 82).Puis il détaille les difficultés quotidiennes d’unhomme invisible, qui se déplace entièrementnu, dans les rues londoniennes, jusqu’à cequ’il décide de fuir la ville pour s’installer dansun endroit reculé et tranquille.

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• L’Homme invisible nous montre les réactions humaines face à un phénomène inexpliqué : évocation du surnaturel,recherche des causes ou intentions cachées…

• Nous sommes habitués à deviner la présence d’un être agissant à travers les modifications qu’il imprime à son environnement :ce récit en fournit une sorte d’hyperbole.

• La question morale de l’invisibilité avait été évoquée par Platon,qui se demandait si le sentiment de justice pouvait survivre à l'assurance d'une impunité complète.

•Wells étend la réflexion philosophique au domaine de la sociabilité : l’invisible n’existe plus pour les autres ;il les domine, mais s’en retranche et finit fou.

En Bref

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La dernière partie relate la fuite de Griffin,trahi par Kemp, son ultime tentative de ven-geance, et finalement sa chasse et mise à mortpar la foule. L’alerte à l’homme invisible s’esten effet rapidement répandue dans tout lepays. Traqué, recherché de toute part, épiésans relâche, l’homme invisible finit par sefaire attraper et lyncher, et ne reprend qu’àcet instant ses traits humains : « Lentement,commençant par les mains et les pieds,gagnant doucement le long des membresjusqu’aux organes vitaux, s’opéra cetteétrange transformation, ce retour à l’état desubstance visible. […] On vit, gisant à terre,nu et lamentable, le corps meurtri et briséd’un homme de trente ans à peu près. »

Toutefois, au début du livre, les villageoisn’ont qu’une perception confuse de Griffin.Ils n’ont aucun moyen de donner du sens àce personnage, son étrangeté est radicale. Et

c’est là que s’activent les systèmes interpréta-tifs de chacun, car il leur faut bien trouverune explication. Les hypothèses ne manquentpas, mais celle d’un « homme invisible » – etc’est là le point intéressant –, n’en fait jamaisspontanément partie.

L’invisible pour mieux voir

Tout d’abord, pourquoi ce déguisementabsurde, cette allure de « scaphandrier » ? « Ila un peu l’air déguisé. Moi, je tiendrais à voirla figure d’un homme si j’avais à le loger dansmon établissement » déclare un villageois.C’est là tout le problème, l’homme invisiblecache son invisibilité, ce qui le rend, en quel-que sorte, d’autant moins « visible », et mul-tiplie les thèses explicatives : « Le pauvrehomme a eu un accident, ou une opération,ou quelque chose » ; « c’est un nègre. Dumoins ses jambes sont noires. J’ai vu cela àtravers la déchirure de son pantalon, commeà travers la déchirure de son gant » ; « cethomme est un homme pie […] noir ici etblanc par là, par taches. Et il en est honteux.C’est une espèce de métis : la couleur lui estvenue par plaques au lieu d’être fondue. »

Mais bientôt, à mesure que des événementsde plus en plus bizarres se font jour – desmeubles se déplaçant tout seuls, un nez pincépar une main « fantôme », une manche semouvant sans bras à l’intérieur, etc. –, il fautaffiner d’un cran le système explicatif. Oncommence bientôt à chuchoter le mot de« surnaturel » dans le village, on parle d’un« revenant », de « fantômes », d’un « croque-mitaine ». Même quand la maîtresse de mai-son surprend Griffin en train d’ôter ses ban-dages, elle ne peut interpréter ce qu’elle« voit » : « Pendant une seconde, il lui parutque l’homme qu’elle regardait avait une bou-che énorme, béante, une bouche invraisembla-ble, qui « mangeait » tout le bas de sa figure. »

Même quand l’évidence devrait parlerd’elle-même, l’invisibilité n’est toujours pasinterprétée comme telle. Excédé par la curio-sité des villageois, Griffin finit en effet par « semettre à nu » : « Vous ne comprenez pas […]qui je suis ni ce que je suis. Je vais vous lemontrer. Parbleu ! Je vais vous le montrer ! »et de retirer l’un après l’autre ses bandagesdevant les spectateurs effarés. Les villageoisse mettent à crier, certains s’enfuient, d’au-tres demeurent bouche bée. « On s’attendait

Une explication scientifique ?H. G. Wells ne fournit pas les détails du secret de Griffin (com-

ment le pourrait-il ?), mais il est très clair sur la nature scientifi-que du phénomène.Griffin explique : « L’étude de la lumière m’at-tirait. […] Je découvris un principe général des pigments et de laréfraction, une formule, une expression géométrique comportantquatre dimensions. […] C’était une idée capable de conduire àune méthode par laquelle il serait possible, sans changer aucunedes propriétés de la matière (excepté, en certains cas, la couleur),de réduire l’indice de réfraction d’un corps solide ou liquide àcelui de l’air. » Dans le fond, la technique repose sur le fait que lecorps est constitué de tissus transparents et incolores : « Il fautpeu de chose pour nous rendre visibles les uns aux autres ! » Ilsuffit donc d’isoler et de contourner ce « peu de chose » et onobtient un être matériel, qui peut être senti et touché, mais nerenvoie pas les particules de lumière.

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à voir des balafres, des difformités, des hor-reurs réelles – mais rien, rien ! » On ne voitcertes « rien », mais malgré cela, l’invisibilitéphysique n’est toujours pas une explicationsatisfaisante. Griffin lui-même aura beau vou-loir s’expliquer, la réalité de son être est toutsimplement inacceptable. Même devant l’évi-dence, le policier qui prétend l’arrêter resteimpassible : « Point de doute que vous nesoyez un peu difficile à distinguer en pleinjour. Mais je suis porteur d’un mandat. »

La tentation du surnaturel

La rencontre avec un clochard du nom deMarvel offre aussi sa dose de malentendus.Entendant la voix de Griffin, mais ne voyantpersonne, Marvel se demande naturellements’il n’est pas sous l’effet de la boisson. « Ai-jeeu des hallucinations ? Est-ce à moi-mêmeque je parlais ? » Il soupçonne ensuite un phé-nomène de ventriloquie, cherche un individucaché quelque part, et finit par conclure qu’ilne peut s’agir que d’un esprit. Là encore,

Griffin ne sait pas comment s’expliquer :« C’est bien simple. Je suis un homme invisi-ble. […] Y êtes-vous ? Invisible ! Invisible ! »Même le très rationnel docteur Kemp, quienvisage d’emblée l’hypothèse surnaturelle,est « envahi par cette sensation qui s’appellela peur des revenants », puis par celle d’un tru-quage : « Voyons, c’est absurde ! C’est quel-que tour… ». Finalement, il avance une ultimeexplication : « Cela ne peut être que de l’hyp-notisme ! Vous devez m’avoir suggéré quevous étiez invisible. »

Comme le dit le narrateur, il semble doncque rien ne soit « plus facile que de ne pascroire à un homme invisible. » L’invisibilité,bien qu’elle concerne directement le systèmevisuel, n’offre en effet rien à voir. Notre com-préhension se heurte donc à une sorte de tacheaveugle mentale, un trou noir cog-nitif. Tout plutôt qu’un « hommeinvisible », semblent penser les per-sonnages ! Là où manque le maté-riau visuel, la propriété d’être visi-ble, on ne perçoit pas une absence

La lumière sur L’Homme invisible

L’invisible n’est jamais « juste » invisible. Il s’agit toujours de quelque chose d’autre, d’un pouvoir surajouté, d’une force agissante en deçà du monde réel.

1. Au début du récit, Griffin est

un voyageur habillé defaçon étrange, qui dit

vouloir séjourner à Iping pour y mener

ses recherches aucalme. Il ne se sépare

jamais de son manteau,de son chapeau et de ses gants, allantjusqu’à se bander

le visage pour cacherson invisibilité, alorsque c’est le meilleur

moyen de la révéler !Ainsi naissent

la méfiance et l’incompréhension,

qui iront jusqu’à sa traque

et, finalement,sa mise à mort.

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de visible, mais un vide que l’on remplit denotions plus familières : la présence d’uneintention, d’un agent, d’une volonté abstraite.

Le récit entier repose sur cette particula-rité de la cognition humaine. Wells nous privede tout accès direct à sa créature. Tout ce quel’on en sait provient des témoignages d’au-tres personnages ou du narrateur. Cette astuceest qualifiée à juste titre par le critique FrankMcConnell de « quarantaine narrative » etmême d’« effet spécial » au sens cinémato-graphique. La présence de l’homme invisibledépend toujours d’éléments extérieurs qui letrahissent, en dessinent les contours, en révè-lent le passage, comme autant de « truqua-ges. » L’homme invisible devient ainsi unpaquet qu’il porte, ou ses vêtements, lesquelssont souvent utilisés en guise de sujet, parexemple : « La robe de chambre vint sur lui àgrand pas. » Les chiens le reniflent et la neigeau sol révèle ses traces de pas ; la neige tom-bante, tout comme la pluie, la brume, la boue,la poussière et les fumées de charbon, dévoi-lent ses contours.

Il est également rendu visible « de l’inté-rieur » : « Je jeûnais, car manger, me remplirl’estomac d’aliments qui ne seraient pas toutde suite assimilés, c’était redevenir visible, etd’une façon grotesque. » Un autre « effet spé-cial » particulièrement saisissant est de le voirfumer : « C’était chose bien curieuse […] sabouche, son gosier, son pharynx, ses narines

Le classiciste américain ArthurStanley Pease a répertorié nombred’occurrences du phénomène d’invi-sibilité à travers l’histoire. Dansl’Antiquité, l’invisibilité impliquait ladivinité, le passage de la mortalité àl’immortalité.Tout comme les dieuxinvisibles pouvaient parfois se mon-trer aux hommes, les hommes, sur-tout les héros, pouvaient parfois sesoustraire à la vue des autres.

De même avec l’essor des mono-théismes, et lors du Moyen Âge, l’in-visibilité n’était jamais « juste » l’invi-sibilité.La visibilité du corps s’imposaitcomme une limitation,une contrainte

physique et bassement matérielle quiempêchait les héros d’entrer dans lalégende. Le phénomène accompa-gnait toujours des histoires d’âmesperdues, de revenants et d’appari-tions, d’êtres liés à des puissancesoccultes ou des divinités, et impli-quait la capacité d’observer les hom-mes à leur insu, la possibilité de setirer de situations difficiles et de sedissimuler quand on le souhaitait,ainsi qu’une mobilité illimitée, sou-vent proche de la téléportation.

Mais dans tous les cas, l’invisibilitémenait à la sainteté, à la divinité, à lalégende ; l’invisibilité était égale à la

négation de la mort en somme.Si lespotions magiques, les capes, les pier-res, les casques, les anneaux, et lesformules permettant de se rendreinvisible n’ont pas manqué dans lesmythes de nombreuses cultures,Wells fut le premier à examiner lephénomène en tant que tel – l’invi-sibilité pour ce qu’elle est –, plutôtque comme un simple moyen d’at-teindre un but ou une démonstra-tion de divinité ou de sainteté. End’autres termes, et c’est là toute lanouveauté qu’apporte la science-fic-tion, il fut le premier à prendre l’in-visibilité au sérieux.

L’invisibilité à travers les âges

2. Le roi de Lydie montrant sa femme à Gygès, de Jacob Jordaens(1646). Gygès, qui avait le pouvoir de devenir invisible, s’était introduit dans lesalcôves de la cour royale, intriguant et manipulant pour devenir ce que Platonprésente comme le premier des tyrans, celui qui « voit sans être vu ».

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devenaient visibles sous la forme d’unecolonne tourbillonnante de fumée. »

Wells prend un malin plaisir à exploiter cefilon prodigieux. Quand Griffin s’exprime, ilest souvent désigné simplement comme « unevoix », et quand on l’attaque, il disparaît pure-ment et simplement de la scène : « Les gensétreignaient l’air et luttaient avec le vide. » Laplupart de ses actions sont traitées au passif,comme s’il n’existait pas, et même comme s’ildevenait lui-même les objets qu’il manipule :« Un tiroir fut ouvert, on perçut un froisse-ment de papier » ; « La porte s’ouvrit sou-dain » ; « Les meubles se comportaient de lafaçon la plus inaccoutumée » ; « Le vêtement[…] flotta en l’air, flasque, pendant unmoment ; puis il s’agita d’étrange façon, sedressa, moulant un corps, se boutonna de lui-même et s’assit dans le fauteuil. »

Tout ce que l’on « voit », ce sont des objetssoudain doués d’une agentivité, d’une subjec-tivité propre… L’Homme invisible fonctionnedonc comme une démonstration scientifiquedes principes régissant notre appareil percep-tif. Loin de s’arrêter à la surface visible deschoses, celui-ci va toujours un pas plus loinen reconstruisant et interprétant les causescachées derrière ce qui est vu.

Le fantasme d’impunité

Mais Wells prend également un autre che-min et examine les relations entre la percep-tion et la moralité. Le tyran, en effet, selonla Politique d’Aristote, est celui qui rend sonpeuple en permanence visible, tout en sesoustrayant lui-même à la vue d’autrui. C’estexactement ce que permet l’invention deGriffin : être invisible introduit le corollaireintéressant de pouvoir voir sans être vu.

Qui n’a jamais rêvé de ce pouvoir-là ?Griffin ne se prive d’ailleurs pas de l’exploiterpour s’amuser, révélant ses tendances machia-véliques. « Mon état d’esprit […] était l’exal-tation. J’éprouvais la sensation d’un voyantqui marcherait […] dans une cité d’aveugles.J’avais une tentation folle de plaisanter, de fairepeur aux gens, de leur taper sur l’épaule, d’en-voyer promener des chapeaux, afin de m’ébat-tre en mes avantages exceptionnels. »

Le pouvoir d’échapper à la perception d’au-trui semble entraîner un désir de domination.« J’étais invisible et je commençais seulementà me rendre compte de l’avantage extraordi-

naire que me donnait cette qualité. Ma têtefourmillait déjà de projets insensés et merveil-leux que je pouvais dès lors mettre à exécu-tion impunément. » Et c’est bien cette équa-tion entre invisibilité et impunité qui se posecomme le problème principal du roman, au-delà de la question purement perceptive.Sommes-nous moraux simplement parce quenous gardons un œil les uns sur les autres ?Que reste-t-il de notre humanité quand noussommes soustraits au regard de l’autre ?

Dans le livre II de La République, Platon uti-lise l’invisibilité pour illustrer une discussionsur la valeur intrinsèque de la justice.« Accordons à l’homme juste et à l’hommeinjuste un même pouvoir de faire ce qu’ilssouhaitent ; ensuite, accompagnons-les et

regardons où le désir de chacun va les guider.[…] Il faudrait leur donner à tous les deux lescapacités […] de Gygès le Lydien. » Ce Gygès(ou son ancêtre, selon les interprétations) adécouvert un jour, dans une crevasse, unanneau d’or. Le passant à son doigt, il s’estrendu compte qu’il pouvait le manipuler pourse rendre invisible à volonté. Fort de ce nou-veau pouvoir, Gygès le simple berger s’estarrangé pour séduire la reine et tuer le roi, etdevenir ainsi le premier tyran de l’Antiquité.Dans le dialogue de Platon, Glaucon argu-mente que quiconque serait en possession del’anneau agirait comme Gygès. Socrate finittoutefois par convaincre Glaucon que « l’âmedoit accomplir ce qui est juste, qu’elle ait ounon en sa possession l’anneau de Gygès. »

La lumière sur L’Homme invisible

3. Dans le film de James Whale(1933), les relations

de l’homme invisibleavec les habitants

du petit village d’Ipingsont particulièrement

conflictuelles, nuln’étant prêt à accepter

l’idée d’un êtretransparent.

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À cet égard, Griffin révèle rapidement sonvrai visage. « En fait, cette invisibilité n’estbonne que dans deux cas : elle est utile pourla fuite, elle l’est aussi pour l’approche. Elleest donc particulièrement utile pour tuer.[…] Pas de meurtre inutile, non ; mais unmassacre judicieux. » Il s’agit pour lui d’éta-blir ce qu’il appelle un « Règne de la Terreur ».Son discours devient de plus en plus décousu,dévoilant une évidente mégalomanie, des ten-

dances homicides et une paranoïa grandis-sante : « La ville est sous ma domination, àmoi, et je suis la terreur ! Ce jour est le pre-mier de l’an 1 de la nouvelle ère, l’ère del’homme invisible. Je suis Invisible Ier. »

Néanmoins, de nombreux indices indi-quent que Griffin flirtait avec la notion du malavant sa découverte. Manquant d’argent pourpoursuivre ses recherches, il n’avait pas hésitéà voler celui de son propre père, et n’a pasmontré le moindre remords quand celui-cis’est suicidé. À ce moment de son existence,Griffin est déjà sérieusement perturbé : sa soli-tude est complète et la vie ordinaire lui paraîtcomplètement vide. Chez lui, le fantasme d’in-visibilité ressemble de près à une sorte de sui-cide social : « Disparaître ! Il n’y avait quecela », confie-t-il. De marginalisé, il a perdusa propre substance vitale et morale, le mondelui-même lui semblait irréel et dénué de toutintérêt, et finalement il est devenu, comme unaboutissement logique de sa névrose, littéra-lement invisible. Kemp l’affirme : « Cethomme s’est mis hors de l’humanité. […] Ils’est retranché lui-même du genre humain. »

Griffin est en outre un ambitieux éperdude reconnaissance, ce qui lui cause mille tour-ments : « Je récapitulais toutes les choses quel’homme tient pour désirables. Pas de douteque l’invisibilité me rendît possible d’y attein-dre ; mais elle me mettait dans l’impossibi-lité d’en jouir, une fois que je les aurais obte-nues. Pour l’ambition, pour l’orgueil, de quelprix est une place où il ne vous est pas per-mis de vous montrer ? »

La morale de l’Homme invisible va donc plusloin que Platon. Le regard d’autrui est sansdoute fondateur dans le développement de lamoralité et dans nos motivations quotidien-nes, mais décider de faire le mal simplementparce que personne ne peut nous voir nedépend en rien de facteurs perceptifs. La déli-bération morale précède la tentation de com-mettre l’injustice, qui est donc ultimementindépendante du regard de l’autre.Wells ajouteque l’impunité en tant que telle a pour effet denous couper du monde social. Le voyeurisme,l’espionnage, les manigances, les trafics deman-dent de la discrétion, mais précisément cettediscrétion est déjà en elle-même une coupuredu contrat social, un retrait de l’ordre com-mun. Quand Gygès active son anneau magi-que, il ne devient pas seulement invisible, ildevient de facto asocial. Et choisir la clandes-tinité, quel que soit le pouvoir que l’on enretire, ne cesse jamais d’être un handicap.

Voir, être vu et se voir

Signalons encore que l’homme invisible nepeut pas se voir lui-même, et songeons parexemple à la difficulté de se mouvoir dans depareilles conditions : « En descendant l’esca-lier, la première fois, j’avais trouvé une diffi-culté imprévue : je ne voyais pas mes pieds ;je trébuchai à deux reprises. De même il y eutune gaucherie singulière dans ma façon desaisir le verrou : je ne voyais pas mes mains. »

Si ne pas être vu par autrui conduit à un sen-timent d’impunité, l’incapacité à se voir soi-même pourrait favoriser une absence de honteet de remords, une incapacité à s’auto-exami-ner, et devenir un frein à l’introspection. Et c’estbien ce qui semble se produire chez Griffin :n’ayant plus de corps visible, il n’est plus quepure intention, un esprit agissant incapable deréflexion sur lui-même. Il n’est plus que ce queles autres voient en lui : un fantôme.

Fidèle à sa réputation d’anticipateur et deprophète de la modernité, Wells, à traverscette fable a priori fantaisiste, a su non seule-ment identifier certains principes fondamen-taux de la psychologie de la perception et dela philosophie morale, mais il a égalementdécrit les prémices d’un monde qui devien-dra obnubilé par l’hypervisibilité, la sécuritéet la surveillance, et négligera dumême geste les drames de l’invisibi-lité sociale.

86 © Cerveau&Psycho - n°55 janvier - février 2013

Bibliographie

P. Holt, H.G. Wellsand the ring of Gyges,in Science FictionStudies, vol. 19,pp. 236-246, 1992.J.M.Walker,Short-circuited : the isolated scientistin H.G. Wells’s « The Invisible Man »,vol. 15, pp. 156-168,1985.F. McConnell,The Science Fiction of H.G. Wells, OxfordUniversity Press, 1981.B. Bergonzi,The Early H. G. Wells :a Study of theScientific Romances,Manchester UniversityPress, 1961.A.S. Pease, Someaspects of invisibility,in Harvard Studies in Classical Philology,vol. 53, pp. 1-36,1942.

Psychopathologiedes héros(

Le fantasme d’invisibilité, chez Griffin,ressemble de près à une sorte

de suicide social : « Disparaître ! il n’y avait que cela », confie-t-il.

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Les yeux sont une fenêtre sur l’âme.C’est pour cette raison que nousdemandons à nos interlocuteurs denous regarder droit dans les yeuxpour nous dire la vérité. C’est aussi

pourquoi nous sommes inquiets quandquelqu’un nous jette un regard noir ou fuitnotre regard. La façon de communiquer et lelangage comprennent de nombreuses expres-sions mettant en œuvre la direction du regard.

L’homme est un être social qui a besoin desavoir où le regard de ses congénères se porte.C’est important pour évaluer leurs intentionset c’est essentiel pour créer des liens et entre-

tenir des relations. Les amants échangent delongs regards les yeux dans les yeux, et lesnourrissons fixent intensément les yeux deleurs parents. Même les bébés prêtent davan-tage attention à des représentations de visa-ges qu’à des dessins semblables où les yeux,le nez et la bouche ne sont pas correctementplacés. Preuve qu’ils donnent de l’importanceau regard.

Dans cet article, nous étudions une séried’illusions qui tirent profit de la façon dontle cerveau traite le regard. Nous verrons qu’ilest facile de nous tromper sur la direction duregard d’autrui. �

88 © Cerveau&Psycho - n°55 janvier- février 2013

Susana Martinez-Conde etStephen Mackniktravaillent à l’InstitutneurologiqueBarrow de Phœnix,dans l’Arizona.

L’homme accorde beaucoup d’importance au regardd’autrui. Voilà peut-être pourquoi les illusions

impliquant les yeux sont si spectaculaires.

La position de la tête estun indice contextuel qui peut

influer sur la direction perçuedu regard. Dans cette illusion,

créée par Akiyoshi Kitaoka,professeur de psychologie

de l’Université Ritsumeikanau Japon, la fillette de gauche

semble regarder directement versnous, tandis que celle de droite

semble regarder vers sa gauche.Pourtant, les yeux des deux

fillettes sont identiques, seulel’orientation de leur tête change.

Cette illusion fut décrite pourla première fois en 1824

par le chimiste et philosopheanglais William Hyde Wollaston,

qui a découvert les élémentschimiques palladium et rhodium. ©

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Illusions

Les yeux dans les yeux

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© Cerveau&Psycho - n°55 janvier- février 2013 89

Ignorer dans quelle direction une per-sonne regarde nous met mal à l’ai-se. Ainsi, il est souvent gênant de dis-cuter avec une personne qui porte deslunettes noires. Et c’est bien la raisonpour laquelle certains individus portentdes lunettes noires : ils veulent paraître« mystérieux ».

Cet effet dérangeant – quand nousignorons la direction d’un regard – estexploité dans une illusion visuelle ré-cemment découverte : l’illusion du « re-gard fantomatique », créée par RobJenkins, de l’Université de Glasgow enÉcosse. En 2008, il a reçu le deuxièmeprix de la meilleure illusion à la com-

pétition qui s’est déroulée à Naples enFloride. Dans cette illusion (à gauche etau centre), des sœurs jumelles semblentse regarder quand nous les observonsde loin. Mais à mesure que nous nousapprochons, nous réalisons que lesdeux sœurs regardent en fait dansnotre direction !

L’illusion est une image hybridecombinant deux photos de la mêmefemme. Mais ces deux photos super-posées diffèrent de deux façons : leurrésolution spatiale (le grain est fin ougrossier) et la direction de leur regard(de côté ou droit devant). Les images oùles femmes regardent l’une vers l’autre

ne contiennent que des caractéristiquesà gros grains, tandis que celles où lesfemmes regardent droit devant sontfaites de grains fins.Quand nous sommesloin, nous voyons les images à grosgrains, c’est-à-dire celles où les jumellesregardent l’une vers l’autre. Lorsquenous nous approchons, nous voyons lesphotos à grains fins : les sœurs semblentregarder droit devant.

Dans un autre exemple d’imagehybride (à droite), un visage fantomatiquesemble regarder vers la gauche lorsquenous lisons cette page. Pourtant, si nousla reculons de deux mètres environ, cevisage regarde à droite...

L’alter ego d’EinsteinCette illusion de regard fantomatiquerepose sur une technique d’image hybridecréée par Aude Oliva et Philippe Schyns,de l’Institut de technologie du Massachusetts. L’interprétationperceptive que nous faisons de ces imageshybrides dépend de notre distanced’observation. Ainsi,Albert Einstein,vu de près, devient Marilyn Monroe(à gauche) ou Harry Potter (à droite)lorsque nous le regardons de plus loin.D’autres images hybrides crééespar le laboratoire de A. Olivasont disponibles dans cette galerie :http://cvcl.mit.edu/hybrid_gallery/gallery.html.

Regards fantomatiques.

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90 © Cerveau&Psycho - n°55 janvier- février 2013

Le spécialiste de la vision Pawan Sinha, de l’Institutde technologie du Massachusetts, montre, avec cette illusion,

que le cerveau dispose de mécanismes spécialisés pourdéterminer la direction du regard. Sur la photographie

normale (à gauche), Humphrey Bogart semble regarder verssa gauche, mais sur le négatif (à droite), il semble regarder

dans la direction opposée. Pour quelle raison ? Nous avonsdes systèmes cérébraux spécialisés qui déterminent la direction

du regard en comparant les parties sombres (les iriset les pupilles) au blanc des yeux. Quand le visage est en négatif,

les blancs et les iris semblent s’interchanger. Et le faitde savoir que les iris sont clairs, et non sombres, sur un négatif

ne modifie pas la perception de cette illusion.

Voyez-vous double ?Avec un logiciel de retouche d’images tel Photoshop, il est assezfacile de créer des images où les yeux et la bouche,mais aucunautre élément du visage, sont dupliqués,mais non superposés.

Les résultats sont surprenants : lorsque le cerveau essaiede fusionner les caractéristiques dupliquées, il échoue,de sorte que la photographie paraît instable et semble

trembler. L’observateur a alors l’impression de voir double.Les mécanismes neuronaux de cette illusion dépendent

peut-être des circuits visuels spécialisés dans la perceptiondes visages. Si nous dupliquons les yeux et la bouche

d’un portrait, les neurones de ces circuits ne traiteraientpas correctement l’information visuelle, ce qui rendrait

les visages difficiles à percevoir.

Cette illusion, créée par Jisien Yang et Adrian Schwaninger, àl’Université de Zurich, fut l’une des dix premières de lacompétition de la meilleure illusion en 2008. Elle montre que lecontexte, par exemple la forme des paupières et du visage,modifie la distance apparente entre les iris. Regardez les visagesasiatiques représentés ci-dessus : l’iris gauche du visage de droite

et l’iris droit du visage de gauche semblent proches. Dans lesdeux visages caucasiens, ils paraissent plus éloignés. Puisexaminez la reconstruction des yeux et des iris sous chacun desvisages : sans le visage et la forme des paupières, les iris sontséparés de la même distance ! Plus de détails à l’adresse :http://illusioncontest.neuralcorrelate.com/2008/yangs-iris-illusion

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L’illusion de l’iris

Voir en négatif

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Géniales pieuvres

Psychologie… animale

Si, en 2010, vous étiez pas-sionné de football, vousavez dû entendre parler dePaul le poulpe, cette pieu-vre (les mots « pieuvre » et

« poulpe » sont équivalents) d’unaquarium d’Allemagne, qui a prédit,sans erreur, les résultats de plusieursmatchs de foot. Les raisons n’en serontprobablement jamais connues. Il est,bien sûr, impensable que Paul lepoulpe ait eu le moindre intérêt pourle football et je ferais volontiers l’hy-pothèse que les résultats des matchs àvenir lui étaient « soufflés », peut-êtresous forme d’incitations alimentairesdiscrètes à se diriger dans un endroitvoulu (comme le drapeau d’une deséquipes), par un de ses astucieux soi-gneurs. Mais, quelles que soient les rai-sons des choix spectaculaires de Paulle poulpe, ce qui est certain c’est queles pieuvres sont des animaux particu-lièrement intelligents. L’intelligence decet animal aquatique, nu et fragile,qu’est la pieuvre, fait un peu songer àcelle de ce « singe nu » terrestre, et fra-gile lui aussi, l’être humain, devenumaître de la planète.

Une capacitéd’innovation

Les différentes espèces de pieuvresappartiennent au groupe des mollus-ques céphalopodes, qui comprendaussi les calmars et les seiches. Bienque lointains cousins des escargots,leur intelligence n’en finit pas d’éton-ner les spécialistes. On sait déjàdepuis plusieurs années qu’elles sont

capables d’apprendre à faire desdétours pour aller chercher leurnourriture, crabes ou coquillages,c’est-à-dire à s’éloigner de leur butpour y revenir ultérieurement. Ellesapprennent aussi aisément à utiliserleurs tentacules, munis de ventouses,pour effectuer le geste intégré, com-plexe et finalisé consistant à ouvrir desbocaux contenant de la nourriture.En 2009, Julian Finn, du Muséum deMelbourne en Australie, et ses collè-

gues avaient même montré qu’ellespouvaient protéger leur corps mou en« s’habillant » dans des fragments decoques de noix de coco. Il s’agissait depieuvres de l’espèce Amphioctopusmarginatus, observées par ces cher-cheurs sur les côtes d’îles d’Indonésie.Les coques de demi-noix de coco, quiétaient à la disposition des pieuvressur le fond marin, étaient des résidusde l’activité des populations humai-nes côtières. Les pieuvres se sont

92 © Cerveau&Psycho - n°55 janvier- février 2013

Voici un animal qui révèle chaque jour de nouvelles capacités d’innovation, d’adaptation et de mémoire.

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montrées capables de faire usage deces objets nouveaux, de les transpor-ter comme une armure, sur près de20 mètres et même d’assembler deuxmoitiés de noix de coco pour consti-tuer un refuge sphérique presquecomplet. Des films spectaculaires dece comportement sont visibles surInternet. Bref, ces mollusques excel-lent dans l’utilisation d’« outils » exté-rieurs à leur corps et dans l’appren-tissage de règles complexes, desaptitudes rares dans le règne animalet surtout répandues chez les verté-brés à sang chaud, tels les mammifè-res et les oiseaux.

Un animal douéd’émotion

Quittons un instant les pieuvrespour leurs proches cousines, les sei-ches. La biologiste Christelle Jozet-Alves et ses collègues, de l’Universitéde Caen, ont mis en évidence desaptitudes remarquables d’apprentis-sage spatial chez les seiches (Sepiaofficinalis), avec un dimorphismesexuel original : les mâles adultessemblent développer de meilleurescapacités dans le domaine de la cog-nition spatiale.

Enfin, les travaux de SébastienRomagny et de ses collègues, à l’Uni-versité de Bourgogne et à l’Université

de Caen, suggèrent que les capacitésde mémoire sont déjà présentes chezles embryons de seiche... dans l’œuf !

Comme pour les vertébrés, les capa-cités d’intelligence et de mémoire descéphalopodes semblent liées à uneaptitude à ressentir des émotions.Dans une collaboration franco-britan-nique, l’éthologue Shelagh Malhamet ses collègues avaient mesuré desaugmentations notables des hormo-nes, telles que la noradrénaline et ladopamine, dans le sang des pieuvresde l’espèce Eledone cirrhosa soumisesà un stress. Et, bien que la questionsoit encore débattue, les chercheursqui travaillent avec des céphalopodessoulignent l’existence, lors d’événe-ments stressants, de manifestationscomportementales et de changementsde couleur, qu’ils interprètent commedes manifestations émotionnelles.

Le génie de la pieuvre est un éton-nant témoignage de la diversité natu-relle. Alors que le développementcérébral et l’intelligence individuellequi l’accompagne sont surtout, on l’aévoqué, le fait de la lignée des ani-maux vertébrés, l’évolution a fait queles mollusques céphalopodes (desinvertébrés) ont eux aussi acquis, pard’autres voies, un cerveau et des capa-cités cognitives complexes. Bien sûr,les pieuvres ont bénéficié d’avanta-ges évolutifs certains : une vision dumonde très précise et des yeux com-parables aux nôtres, des « mains » (lestentacules) capables d’agir sur l’en-vironnement et de manipuler desobjets. S’ajoutent à ces avantages lefait d’être une espèce chasseuse (lesprédateurs développent, en général,des stratégies plus complexes queleurs proies) et une température ducorps relativement stable, garantienon pas par des mécanismes internesde contrôle, comme chez les mam-mifères ou les oiseaux, mais par la sta-bilité extérieure de la température del’eau où vivent les mollusques.

Sur le plan du développement cog-nitif, les principaux handicaps de la

pieuvre restent sa courte durée de vie(de quelques mois à, rarement, quel-ques années) et surtout le fait qu’ellen’a aucune vie familiale ou sociale.Elle pond ses œufs et les surveille,mais meurt à l’éclosion de ses petits,qui doivent donc acquérir leurs éton-nantes aptitudes cognitives sans l’aidede leurs parents.

Il existe des communications socia-les, d’ailleurs très mal connues, chezcertaines espèces de calmars. Osonsalors, pour finir, un peu de science-fiction sur les pieuvres. Si une muta-tion venait à produire une pieuvretrès familiale et très sociale, capablede survivre à l’éclosion de ses jeunes,on peut imaginer des développe-ments cognitifs vertigineux et rêver àdes colonies aquatiques de pieuvres,encore plus intelligentes que cellesd’aujourd’hui, flottant dans la trans-parence des océans.

Bibliographie

S. Romagny et al., Feel, smell and see in an egg : emergence of perception and learning in animmature invertebrate, the cuttlefishembryo, in J.Exp.Biol., vol. 215(Pt 23), pp. 4125-30, 2012.J. K. Finn et al., Defensive tool use in acoconut-carrying octopus, in Curr. Bio.,vol. 19(23), R1069-R1070, 2009.C. Jozet-Alves et al., Sex differencesin spatial cognition in an invertebrate :the cuttlefish, in Proceed. of the RoyalSoc., vol. 275, pp. 2049-2054, 2008.

Georges CHAPOUTHIER,neurobiologiste, estdirecteur de rechercheémérite au CNRS.

Les pieuvres font usage de débris diverspour se protéger, ici un morceau

de verre. Certaines sont capablesd’assembler des moitiés de noix

de coco pour s’enfermer dans une carapace rigide. Les cerveaux

les plus complexes semblent avoir vu le jour au cours de l’évolution

des vertébrés, mais ces mollusques sont également dotés d’un cerveau

performant et de « mains » autorisantune action planifiée. Un exemple

de convergence évolutive des facultés cognitives.

Site Internet

https://www.youtube.com/watch?v=1DoWdHOtlrk

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Analyses de livres

Portrait du cerveauen artistePierre LemarquisOdile Jacob (304 pages, 23,90 euros, 2012)

Pourquoi sommes-nous sensibles à labeauté ? Quelles sont les bases évolution-nistes, cérébrales et historiques du sensesthétique ? Ces questions jadis dévoluesaux poètes, aux rêveurs et aux philoso-phes sont aujourd’hui activement explo-rées par les scientifiques.

Le neurologue Pierre Lemarquis nousoffre une vaste fresque de ces recherches,traversant allégrement les différentsmodes d’expression artistique, les épo-ques, les cultures et même les espèces. Auvolant de sa voiture, l’auteur confie res-sentir parfois la présence de Mozart, deMichel-Ange et de Glenn Gould. C’estprobablement faute de place s’il ne peutemmener avec lui les autres artistes– sains ou malades, célèbres ou anony-mes, classiques ou modernes – qui par-sèment, innombrables, son riche Portraitdu cerveau en artiste.

On y croisera aussi des clowns, desIndiens navajos, des fous, des mélodiesimmortelles, des médecins et des cher-cheurs, les écrivains y danseront le tangoavec les malades d’Alzheimer, et des artis-tes contemporains y feront swinguer destroupeaux d’éléphants. Au fil du livre,cette troupe bariolée tente d’avancer surle fil ténu de l’harmonie universelle etdu cerveau émotionnel, égrenant denouvelles questions. L’art a-t-il des ver-tus thérapeutiques ? La beauté nousapprend-elle à accepter la mort ? Lesneurones miroirs et l’empathie sont-ilsles réponses à toutes les questions que sepose l’humanité ? L’enthousiasme dePierre Lemarquis est un vibrant plai-doyer pour nous en convaincre.

Sebastian Dieguez,Université de Fribourg

16 leçons sur le traumaLouis CrocqOdile Jacob (295 pages, 25,90 euros, 2012)

Écrites dans un style clair et attrayant, les « 16 leçonssur le trauma » du général Louis Crocq relatent sonexpérience de psychiatre militaire et d’enseignant. EnFrance, le trauma psychique n’a pendant longtempsintéressé que les psychiatres militaires et plus particulièrement LouisCrocq et Claude Barrois, avant que les Anglo-Saxons le remettent augoût du jour en l’incluant dans le Manuel statistique des troublesmentaux (DSM) en 1980.

Les leçons de L. Crocq sont le fruit de son expérience auprès despsychotraumatisés qu’il a rencontrés au cours de sa longue carrièredans l’armée, puis comme président de l’Organisation nationale deprise en charge des victimes de catastrophes et d’accidents collectifs,imaginée et mise en place par Xavier Emmanuelli, secrétaire d’Étatà l’action humanitaire d’urgence lors de la vague d’attentats terroris-tes de 1995. Il ne consacre toutefois que quelques pages aux innom-brables victimes de violences familiales qu’il n’a pas eu l’occasionde prendre en charge.

Les 16 leçons sur le trauma retracent brillamment l’histoire de lanévrose traumatique que L. Crocq incarne en France. Ces leçonsconstituent un ouvrage d’histoire obligé sur la névrose traumatique,d’Aristote à Xénophon et Lucrèce en passant par la psychiatrie dudébut du XXe siècle, comme le résume cette confidence nostalgique :« Le vocable de névrose traumatique a une si belle histoire, et il a unetelle prégnance dans l’esprit des cliniciens, qu’il mérite encore de figu-rer dans nos traditions, nos murs et – pourquoi pas – nos manuels.»

Gérard Lopez, psychiatre, expert pour la Cour d’appel de Paris

Le cerveau de cristalDenis Le BihanOdile Jacob (218 pages, 25,90 euros, 2012)

Qui, mieux que Denis Le Bihan, pouvait proposerun ouvrage à la fois précis et didactique sur les diffé-rentes techniques d’imagerie cérébrale ? Directeurd’un des plus prestigieux centres d’imagerie au monde (Neurospin,à Saclay) et innovateur reconnu dans ce domaine, D. Le Bihan nouspropose un parcours à travers quatre décennies d’inventions qui abou-tissent aujourd’hui à observer le cerveau pensant avec une précisioninégalée. Au cœur de cette aventure, se trouve bien sûr l’imagerie parrésonance magnétique. Clé de voûte des recherches sur le cerveau,cette technique repose sur des principes physiques généralementméconnus du grand public, mais que D. Le Bihan parvient à expo-ser de façon rigoureuse et compréhensible. L’émerveillement est aurendez-vous. De l’atome à la pensée, cet ouvrage est un hymne auxprouesses technologiques qui résultent de la rencontre de la supra-conductivité, de la mécanique quantique, des neurosciences et de lamédecine. Avec, en ligne de mire, un Graal scientifique et philoso-phique : la découverte éventuelle du lien entre matière et esprit.

Sébastien Bohler

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CerveauCerveau PsychoPsycho.fr.frPosez vos questions sur

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doigts...). Il reste bien des choses àdécouvrir sur ce que révèlent nosmultiples caractéristiques physiques.

Votre article Les Liaisons dangereu-ses ou le bal des pervers (voir Cerveau& Psycho n° 54) avait pour projet detraiter le thème de la psychopathiedans un décor différent du nôtre, celuidu XVIIIe siècle. D’où ma question :les psychopathes ont-ils toujoursexisté ? Certaines époques ont-ellesété plus propices à leur éclosion ?

André Luthman, Strasbourg

Réponse de Sebastian DieguezÀ ma connaissance, l’histoire

sociale de la psychopathie reste à faire.C’est une question fascinante, quis’étend d’ailleurs à bien d’autres pa-thologies. Des auteurs, tel l’épistémio-logue canadien Ian Hacking, ont parexemple examiné la constructionsociale de troubles comme l’hystérieou les épidémies de personnalitésmultiples. D’autres se sont demandési les amnésies « psychogènes » ou laschizophrénie existaient vraimentavant le XIXe siècle.

On trouve évidemment des mani-pulateurs à tendance perverse ou psy-chopathe avant Laclos, il suffit depenser aux dieux de la mythologiegrecque, à l’étrange comportement dugénéral athénien Alcibiade, ou sansremonter si loin à certains personna-ges de Shakespeare ou Molière. Lespsychopathes, les manipulateurs et lespervers narcissiques ont vraisembla-blement toujours existé, mais vous avezraison de souligner l’importance ducontexte social. Laclos lui-même sedéfendait de l’immoralité de sonœuvre en la présentant comme unedénonciation des travers d’une aristo-cratie décadente et désœuvrée, et denombreux commentateurs ont par lasuite situé ces comportements dans lecadre d’une société traversant une crisegrave qui allait mener à la révolution.Voilà effectivement de quoi donner àréfléchir sur notre propre époque.

Étonnantes associations, celles quevous faites à propos des yeux som-bres qui seraient liés à un caractèreimpulsif, et les yeux clairs à des com-portements plus inhibés (voir Desyeux... au caractère, Cerveau & Psychon° 54). Ces résultats se retrouvent-ilssur tous les continents ? Les habitantsde cultures où les yeux sont sombres(Asie, Afrique, Europe méridionale,Amérique latine) présenteraient-ilsglobalement des personnalités plus« instinctives et impulsives » et ceuxde régions où les gens ont les yeuxclairs (Scandinavie, Europe du Nord,Amérique du Nord) des personnali-tés plus inhibées ?

Audrey Lemoal, Saint-Brieuc

Réponse de Nicolas GuéguenEffectivement, les recherches rela-

tées ont été faites dans des pays occi-dentaux où la variabilité de la couleurdes yeux permet ce type d’évaluation.Il faut bien comprendre que cettevariabilité de couleur est liée à des rai-sons biologiques qui peuvent expli-quer les effets comportementaux,mais également à des causes sociales.Ailleurs, où la couleur des yeux n’estpas une marque des différences indi-viduelles, d’autres facteurs physiquesservent à exprimer ces différences.Simplement, avec le type européen,les yeux peuvent permettre cette indi-cation tandis qu’ailleurs ce serontd’autres traits qu’il conviendra derepérer (peut-être la forme des yeux,le grain de la peau, la longueur des

Votre article Notre cerveau a besoinde nature (voir Cerveau & Psychon° 54) m’a fait penser à une étudeayant récemment montré que les per-sonnes ayant toujours vécu dans unegrande ville ont une amygdale plusréactive que celles ayant grandi à lacampagne, ce qui suggère une plusforte susceptibilité aux troublesanxieux. Cela se retrouve-t-il dans laprise en charge des troubles anxieuxen ville et à la campagne ?

Marie-Laure Artaud, Paris

Réponse de Christophe AndréOui, cette étude parue en 2011

dans la revue Nature montre en effetque les personnes vivant en ville ontune activité accrue des amygdalescérébrales (zones du cerveau émo-tionnel impliquées dans le traitementdes émotions et notamment dustress). De surcroît, celles qui y ontgrandi ont également une activationaccrue du cortex cingulaire antérieurpérigénual (impliqué lui aussi dans letraitement des émotions et du stress,mais aussi dans la régulation de l’ac-tivité des amygdales). De façon géné-rale, la plupart des études épidémio-logiques confirment que les habitantsdes villes ont 20 pour cent de risquessupplémentaires de présenter untrouble anxieux par rapport à ceuxdes campagnes ; ce surrisque atteint40 pour cent pour les troubles dépres-sifs, et 50 pour cent pour la schizo-phrénie. Le principal mécanismeincriminé est le manque de soutiensocial, ainsi que le stress (bruit, pro-miscuité…) lié aux modes de vieurbains. Si l’on se sait vulnérable, lavie à la campagne est donc un bonchoix ; à condition tout de mêmequ’on y soit intégré, et non isolé…

Tribune des lecteurs

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Imprimé en France – Maury Imprimeur S. A. Malesherbes – Dépôt légal janvier 2013 – N° d’édition 076055-01 – Commission paritaire : 0713 K 83412 Distribution NMPP – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur 178 245 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé

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Retrouvez votre prochain numéro en kiosque le 7 mars 2013

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PATIENT : HMMR# : K207163ADMISSION : 09/01/1953

EN 1953, HENRY MOLAISON SUBIT UNE

INTERVENTION CHIRURGICALE POUR METTRE

UN TERME À SES CRISES D’ÉPILEPSIE.

SON MÉDECIN, WILLIAM SCOVILLE, RETIRE

SES DEUX HIPPOCAMPES SANS SAVOIR...

… QUELLE FONCTION REMPLIT

CETTE STRUCTURE CÉRÉBRALE.

QUAND LE PATIENT REVIENT À LUI, IL SE

RAPPELLE SON PASSÉ D’AVANT L’OPÉRATION…

…MAIS NE PEUT PLUS FORMER

DE NOUVEAUX SOUVENIRS.

UNE PSYCHOLOGUE, BRENDA MILNER,

ENTREPREND DE L’ÉTUDIER.

ELLE DÉCOUVRE QU’HENRY NE PEUT PLUS

FORMER DE SOUVENIRS « DÉCLARATIFS ».

LES CHOSES QU’IL VOIT,

LES GENS QU’IL RENCONTRE…

… IL LES OUBLIE INSTANTANÉMENT.

TEMPS

HIPPOCAMPE

GANGLION DE LA BASE

MAIS SA CAPACITÉ À FORMER DES SOUVENIRS

« PROCÉDURAUX » EST INTACTE.

IL PEUT APPRENDRE DE NOUVELLES COMPÉTENCES,

MÊME S’IL NE SE SOUVIENT PAS DE LES AVOIR APPRISES.

GRÂCE À CES ÉTUDES, NOUS SAVONS QUE CES DEUX TYPES DE SOUVENIRS

SONT STOCKÉS DANS DIFFÉRENTES PARTIES DU CERVEAU…

… ET QUE L’HIPPOCAMPE AGIT COMME UNE PLAQUE TOURNANTE QUI RELIE

LES DIFFÉRENTS RÉSEAUX DE STOCKAGE DANS LE CERVEAU.

LES CAS EXTRAORDINAIRES TEL CELUI

DE HENRY AMÉLIORENT NOTRE

COMPRÉHENSION DU CERVEAU HUMAIN.

IL EST DÉCÉDÉ EN 2008 À L’ÂGE

DE 82 ANS, MAIS IL AVAIT TOUJOURS27 ANS DANS SA TÊTE.

SSOOUUVVEENNIIRRSS DD’’UUNN AAMMNNÉÉSSIIQQUUEE

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