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LE CORPS HUMAIN EST-IL UNE MACHINE ? Automatisme cartésien et biopouvoir I. l’automatisme comme constitution de biopouvoir La vie nue 1 Dans son ouvrage récent Homo Sacer 2 , Georgio Agamben, par- tant d’une réflexion croisée sur la question juridique de l’essence de la souveraineté chez Carl Schmitt et sur l’archéologie des biopou- voirs chez Michel Foucault, montre en quoi, à l’époque moderne, le corps humain est devenu l’enjeu fondamental des stratégies politi- Revue philosophique, n o 1/2001, p. 27 à p. 53 1. Nous donnons ici les références de nos propres travaux (ouvrages et arti- cles) auxquels nous nous référons, sous forme abrégée, dans cet article : — De l’homme à l’animal. Montaigne, Descartes ou les paradoxes de la philo- sophie moderne sur la nature des animaux, Paris, Vrin, coll. « Philologie et Mer- cure », 1998. L’Homme et l’animal. La philosophie antique , Paris, PUF, coll. « Philosophies », 1999. — Union de l’âme et du corps ou unité de l’homme ? Autour de la démons- tration de l’union dans la sixième Méditation, dans D. Kolesnik-Antoine (dir.), Union et distinction de l’âme et du corps. Lectures de la VI e Méditation, Paris, Kimé, 1998, p. 83-99. — De la regula veritatis à l’existence des corps : figures de la véracité divine, à paraître en 2001 dans G. Canziani (dir.), Descartes et l’existence des corps, Rivista di storia della filosofia, Milan. — La déficience de l’efficience. Cause, principe et raison chez Descartes, à paraître en 2001 dans Luc Foisneau (dir.), Le Principe de raison. Descartes, Hobbes, Spinoza, Leibniz , Paris, PUF, coll. « Débats philosophiques ». 2. G. Agamben, Homo Sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, traduit de l’italien par M. Raiola, Paris, Seuil, 1997. La réflexion d’Agamben a été notamment poursuivie dans Ce qui reste d’Auschwitz : l’archive et le témoin. Homo sacer 3, trad. P. Alféri, Paris, Payot et Rivages, 1999.

Cuerpo Humano es maquina Automatisme cartésien et biopouvoir

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  • LE CORPS HUMAIN EST-IL UNE MACHINE ?Automatisme cartsien et biopouvoir

    I. lautomatisme comme constitution de biopouvoir

    La vie nue1

    Dans son ouvrage rcent Homo Sacer2, Georgio Agamben, par-tant dune rflexion croise sur la question juridique de lessence dela souverainet chez Carl Schmitt et sur larchologie des biopou-voirs chez Michel Foucault, montre en quoi, lpoque moderne, lecorps humain est devenu lenjeu fondamental des stratgies politi-

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    1. Nous donnons ici les rfrences de nos propres travaux (ouvrages et arti-cles) auxquels nous nous rfrons, sous forme abrge, dans cet article :

    De lhomme lanimal. Montaigne, Descartes ou les paradoxes de la philo-sophie moderne sur la nature des animaux, Paris, Vrin, coll. Philologie et Mer-cure , 1998.

    LHomme et lanimal. La philosophie antique , Paris, PUF, coll. Philosophies , 1999.

    Union de lme et du corps ou unit de lhomme ? Autour de la dmons-tration de lunion dans la sixime Mditation, dans D. Kolesnik-Antoine (dir.),Union et distinction de lme et du corps. Lectures de la VIe Mditation, Paris,Kim, 1998, p. 83-99.

    De la regula veritatis lexistence des corps : figures de la vracit divine, paratre en 2001 dans G. Canziani (dir.), Descartes et lexistence des corps,Rivista di storia della filosofia, Milan.

    La dficience de lefficience. Cause, principe et raison chez Descartes, paratre en 2001 dans Luc Foisneau (dir.), Le Principe de raison. Descartes,Hobbes, Spinoza, Leibniz, Paris, PUF, coll. Dbats philosophiques .

    2. G. Agamben, Homo Sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, traduit delitalien par M. Raiola, Paris, Seuil, 1997. La rflexion dAgamben a tnotamment poursuivie dans Ce qui reste dAuschwitz : larchive et le tmoin.Homo sacer 3, trad. P. Alfri, Paris, Payot et Rivages, 1999.

  • ques. Cest lintrieur de la zone dindiffrenciation de la vie et de lanon-vie, dans le pouvoir mme de dterminer leur point darticula-tion et dans la substitution au corps naturel dun corps intgrale-ment disponible au pouvoir de la technique, que sexerce le biopou-voir constitutif de la souverainet moderne, et dont Agamben dcritminutieusement les diffrents paradigmes1. Tout le problme, chezAgamben, comme dailleurs chez Foucault, consiste dans le passagede la question gnalogique la question proprement juridique, dufactuel au normatif, et ce alors mme que, comme lcrit justementAgamben, la vie nue est prcisment le seuil o le droit se trans-forme chaque fois en fait et le fait en droit et o ces deux plans ten-dent devenir indiscernables 2 : or, si Agamben montre de faontrs approfondie en quoi le juridique se rduit au factuel, il laisse sin-gulirement dans lombre la possibilit voque dune constitutiondu biopouvoir (factuel) en souverainet (juridique) ; ce qui nestenvisageable que si lon dtermine en quelle mesure le corps enten-dons bien notre corps, non un corps sans organe pourrait trenon seulement lobjet de ce biopouvoir, mais aussi en constituer lafinalit propre dans quelle mesure il nest pas seulement assujettiau biopouvoir mais est mme de sen rendre, en un sens, souverain.

    Cest cette question que nous voulons poser ici Descartes :question qui pour tre anachronique nen permettra pas moins defaire dialoguer la philosophie cartsienne avec notre modernit.Il ne sagit certes pas dinterroger Descartes sur un plan politiqueau sens strict du terme3 encore quil ne soit pas impossible que leslettres lisabeth sur Machiavel puissent tre relues partir dunerflexion sur le corps humain. Mais, nous le savons depuis Platon,lhomme est lui-mme une cit en microcosme, et il prsente en lui-mme une relation de souverainet. Or, o la vie est-elle plus nue , plus indiffrencie de la non-vie et plus instrumentaliseque dans sa modlisation automatique, cest--dire dans sa rduc-tion un ordre mathmatico-gomtrique par laquelle elle est

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    1. Un exemple simple de cette indiffrenciation qui culmine, selonAgamben, dans le paradigme du camp de concentration peut tre trouv dansla description du no mans land entre le coma et le dcs , lintrieurduquel le souverain dcide, par un acte politique (assist de mdecins etdautres experts), du moment o la vie se termine. Cette zone de confusionlaisse apparatre la vie nue ltat pur, pour la premire fois intgralementcontrle par lhomme et sa technologie (p. 173-178).

    2. Ibid., p. 184.3. Nous renvoyons sur ce point au livre trs clair de Pierre Guenancia,

    Descartes et lordre politique. Critique cartsienne et fondements de la politique,Paris, PUF, 1983.

  • traite comme un objet physique mis la disposition des procduresde la mathesis ? Et l o la vie apparat dans sa nudit la plusabsolue, nest-elle pas rendue aussi soumise que possible au pouvoirde la technicisation la plus pousse des corps ?

    Donnons deux illustrations de cette technicisation du corpshumain, qui sont devenues de vritables lieux communs pour repr-senter le cartsianisme, et dont il nous faudra rvaluer la porterelle chez Descartes :

    1 / La souverainet mdicale sur le corps. Ds janvier 1630,cest--dire au moment o il rdige LHomme, Descartes pense par-venir trouver une mdecine qui soit fonde en dmonstrationsinfaillibles 1. Dans le Discours de la mthode, il suggre que cettemdecine puisse aller jusqu nous exempter de l affaiblissementde la vieillesse 2 : faon lgante de suggrer que lhorizon idal dela mdecine est de rendre lhomme immortel car si lon ne vieillitplus, lon nest plus non plus assujetti la mort naturelle 3. Larduction mcaniste serait ainsi mme de fournir une matrisetotale du corps humain, den donner un modle dintelligibilit enregard duquel nul problme pas mme la mort ne saurait endroit se soustraire la possibilit dune rsolution ; le corps rduit linorganique, il ny aurait en somme plus aucune raison pour quesubsiste ce dernier palier de diffrenciation entre vivant et non-vivant quest la diffrence de la vie et de la mort. Nous ne voyonsque trop bien la destine de telles ides, les utopies mdicalesquelles ont contribu asseoir et leur cot thico-juridique : on nesait trop dfinir qui profite cette technicisation, et par l ce quiserait mme den constituer le sens et la limite, de sorte qu vraidire le pouvoir semble bien sy autoconstituer comme un sujet ri-fi. Mais ces dveloppements biens connus4 peuvent-ils lgitime-ment trouver leur origine dans le projet de Descartes ?

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    1. Lettre Mersenne de janvier 1630, AT, I, p. 105-106.2. Discours de la mthode, AT, VI, p. 62.3. Dans une lettre Huygens de la mme anne (1637), Descartes crit

    avec peut-tre un peu plus de prudence : La mort ne saurait me surprendrequelle ne mte lesprance de plus dun sicle (Lettre Huygens du20 dcembre 1637, AT, I, p. 506). Ces esprances seront rectifies dans les critsplus tardifs, pour tre revues la baisse (La Description du corps humain et detoutes ses fonctions, I, prface, AT, XI, p. 223-224), ou encore radicalementtransformes dans leur objet (Entretien avec Burman , AT, V, p. 178, et surtoutLettre Chanut du 15 juin 1646, AT, IV, p. 441-442).

    4. Parmi la trs vaste littrature sur ce thme, nous nous contentons derenvoyer, pour sa clart et son caractre synthtique, louvrage rcent deJacques Dufresne, Aprs lhomme ... Le cyborg ?, Sainte Foy (Qubec), d.MultiMondes, 1999.

  • 2 / La souverainet qui se constitue dans la gestion des passions.La prise en compte de la dimension psychophysique de lhomme nelibre en aucun cas la mdecine cartsienne du modle mcaniste :bien au contraire, la sphre des passions apparat comme une int-riorisation du mcanisme et comme son redoublement dans lmehumaine. Connaissant, dune part, le mcanisme corporel et,dautre part, linstitution qui lie chaque mouvement somatique une passion de lme, nous pouvons en thorie acqurir un contrletotal sur notre propre me. Lattention au mcanisme delexcitation des passions rend, idalement tout du moins, possiblecette matrise de lme au moyen dun contrle des corps. En autruitout dabord : pensons aux premires rflexions de Descartes surl impression que peut faire la hardiesse dun homme sur une mebasse 1, ou encore au roi qui provoque volont ladmiration deses sujets ignorants en faisant paratre leurs yeux des arcs-en-ciel2.En soi-mme surtout, si nous regardons les textes dans lesquels Des-cartes bauche lide dun vritable dressage de soi partir du con-trle des procdures automatiques qui lient, dune part, le corpsaux objets extrieurs et, dautre part, lme au corps : ainsi, larticle 50 de la premire partie des Passions de lme, Descartesdmontre que tous les hommes, mme les plus faibles, peuvent acqurir un pouvoir absolu sur leurs passions, partir dun dres-sage similaire celui des btes sans raison :

    Puisquon peut avec un peu dindustrie changer les mouvements ducerveau dans les animaux dpourvus de raison, il est vident quon le peutencore mieux dans les hommes, et ceux mmes qui ont les plus faibles mespourraient acqurir un empire trs absolu sur toutes leurs passions, si lonemployait assez dindustrie les dresser et les conduire3.

    Lidal dune mobilisation planifie du corps pour inflchir etrendre docile lme elle-mme, que lon trouvait dj bauche dansles Exercices spirituels dIgnace de Loyola (exciter les passions lesplus violentes en utilisant limagination et la reprsentation sen-sible des supplices du Christ), semble recevoir, grce lauto-matisme cartsien, un fondement physiologique, qui trouvera unesorte de systmatisation morale dans les quelques Penses de Pascal

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    1. A. Baillet, Vie de Monsieur Des-Cartes, II, 4, Paris, 1691, t. I, p. 103, ouAT, X, p. 190.

    2. Les Mtores, VIII, AT, VI, p. 343.3. Les Passions de lme, I, 50, AT, XI, p. 370. Voir aussi le fameux

    exemple du chien fouett au son du violon, qui sert de modle Descartes pourcomprendre comment lhomme acquiert par habitude ou dressage le mca-nisme passionnel (A Mersenne, 18 mars 1630, AT, I, p. 134).

  • consacres lautomate. Bien videment, toute la question est ici desavoir qui, prcisment, se rend matre de quoi : est-ce lme delle-mme, dans une relation solipsiste ? est-ce Dieu de notre me ?, etc.Faute de rpondre une telle question, la souverainet luvredans cette technicisation des corps est condamne rester obscure.Cest bien une telle question qui guidera notre approche delautomate chez Descartes et de son rapport problmatique au bio-pouvoir : quelle est lessence de ce biopouvoir dans sa relationfondamentale au corps humain ? qui est, au fond, le sujet vritablede cette souverainet sur la vie, et au profit de qui ou de quoisexerce-t-elle ?

    La spcificit du paradigme automatique

    Revenons cette indiffrenciation de la vie et de la non-vie,mise en uvre par le modle automatique. Afin de bien saisir la sp-cificit du paradigme cartsien en regard des diffrents paradigmestraditionnels de la comparaison vivant-machine (en particulier chezAristote, les stociens, Thomas dAquin ou Pereira), et de com-prendre en quoi, la diffrence de ces modles classiques dap-prhension du vivant, celui-ci libre ce que nous avons appel un biopouvoir , nous proposons den distinguer trois niveauxdapprhension.

    1 / Descartes critique ainsi Regius davoir conserv la distinc-tion traditionnelle entre le vivant et linerte :

    Il parat que vous tablissez une plus grande diffrence entre les chosesvivantes et celles qui ne le sont point (inter res vivas et vit expertes),quentre une horloge ou tout autre automate, et une clef, une pe, et toutautre instrument qui ne se remue pas de lui-mme, ce que je napprouvepoint (quod non probo)1.

    Sur quoi porte ce quod non probo ? Non pas sur ce que lon useencore du terme de vie (Descartes ne se privera gure delemployer), mais sur ce quon lutilise comme sil marquait une dif-frence de nature ou dessence. Pas plus que lhorloge ne diffreessentiellement de la clef, sinon par sa figure, cest--dire par unecertaine organisation des parties corporelles entre elles, lanimal (oula plante) ne diffre de la pierre. La vie peut donc tre prise pourle genre (genus) qui embrasse les formes de tous les tres vivants,

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    1. A Regius, juin 1642, AT, III, p. 566, traduction dans Descartes, Lettres Regius et Remarques sur lexplication de lesprit humain, texte latin, traduc-tion, introduction et notes par G. Rodis-Lewis, Paris, Vrin, 1959, p. 121.

  • mais seulement, ajoute Descartes, comme se mouvoir par soi-mme[sponte moveri ce qui est le propre de lautomate] est genre lgard de toutes les machines qui se remuent delles-mmes, lexclusion des autres machines qui ne se remuent pas ainsi. 1 PourDescartes donc, linverse de la tradition aristotlicienne, la dis-tinction gnrique ne renvoie pas une diffrence dessence2 (sinonpar une imposition anthropomorphique la chose mme de fins quisont purement relatives au concepteur ou lutilisateur) mais unesimple diffrence dans lagencement matriel.

    Quelle est ici la fonction de lautomate ? Remarquons que Des-cartes ne dit pas dans ce texte que les res viv sont des automates,ni mme quelles leur ressemblent par une sorte danalogie de rf-rence. Ce nest que dans une analogie de proportion que la comparai-son vaut ici : ce que la vie est la nature dpourvue de vie,lautomate lest la machine. Le raisonnement est alors le suivant :lautomate nest rien dautre quun certain type de machine, un casparticulier parmi dautres du genre des tres artificiels ; de mme, levivant nest aussi quune figure parmi dautres de lorganisationmatrielle dun corps qui est en soi inerte. Ce nest pas pour autantque sont confondues dans ce textes les deux sries, dont lune relvede la nature, lautre de lart. Une analogie similaire de proportion-nalit semblable est utilise larticle 6 du premier livre des Pas-sions de lme pour caractriser cette fois la diffrence entre le corpsdun homme vivant et celui dun homme mort :

    Jugeons que le corps dun homme vivant diffre autant de celui dunhomme mort que fait une montre, ou autre automate (cest--dire autremachine qui se meut de soi-mme), lorsquelle a en soi le principe corporeldes mouvements pour lesquels elle est institue, avec tout ce qui est requispour son action, et la mme montre ou autre machine, lorsquelle estrompue et que le principe de son mouvement cesse dagir3.

    Passons rapidement sur lambivalence du terme de machine ,qui tantt dsigne le genre large des tres artificiels (comme dans leprcdent texte), tantt (dans ce texte) est synonyme d auto-mate , et dsigne les seuls tres artificiels dont le mouvement estrgi par un principe defficience interne. Il importe par contre devoir quici non plus la similitude ne stablit pas entre homme et

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    1. Ibid., p. 120-122. Nous avons revu la traduction (cf. note suivante).2. Cest sans doute lambigut dans lemploi par Descartes de ce terme de

    genre qui explique la petite coquille (mais qui change le sens de la proposi-tion) dans ldition prcite, o le ita potest pro genere formas omniumviventum complectente est traduit par de mme, la vie ne peut tre prisepour le genre qui embrasse toutes les formes des tres vivants (ibid., p. 123).

    3. Passions de lme, I, 6, AT, XI, p. 330-331.

  • machine, mais entre deux relations, celle du vivant au mort, dunepart, celle de lautomate en tat de marche au mme automatebris, de lautre : analogie qui trouve son emploi le plus significatif(mme sil nest quhypothtique : si considerem hominis corpus,quatenus machinamentum ... ) dans la sixime Mditation, lors dela comparaison de lhydropique et de la montre, pour lesquels il estgalement naturel (aeque naturale) dtre ou non en tat de fonctionnement . La premire caractristique du paradigmeautomatique cartsien, qui est aussi la plus lche (puisquelle nerepose que sur une analogie de proportion), est ainsi lindiff-renciation de ltre naturel vivant et de ltre naturel non vivant.

    2 / On peut cependant comprendre cette analogie partir dunautre point de vue : il y a proportion non seulement entre deux rap-ports, mais aussi entre deux dmarches cognitives. Dans un cascomme dans lautre, nous sommes en face dun secret que nousessayons de percer. Il ny a de secret que si, dune certaine faon, lachose cache ce quelle est vraiment, et se donne telle quelle nestpas : lautomate, en effet, donne lillusion de porter en lui de faonimmanente ce qui nest que la marque dune institution extrin-sque, et qui doit en ralit tre rapport louvrier ou lutilisateur. Le programme fix au dialogue inachev de laRecherche de la vrit fait mention, au sein dune succession sansheurts, de la connaissance des automates et de celle de la nature. Ilsagit dans un premier temps de dcouvrir les secrets cachsdans les plus puissantes machines, les plus rares automates, lesplus apparentes visions, et les plus subtiles impostures, quelartifice puisse inventer . Lautomate est avant toute chose unleurre et une supercherie : le caractre merveilleux quil semblereceler en lui ne relve de rien dautre que de la puissance laquellepeut parvenir lart humain lorsquil est conduit mthodiquement.Une nouvelle relation sinstalle alors entre lautomate et la nature.Le texte poursuit :

    Je viendrai [aux uvres] de la nature, et vous ayant fait voir la causede tous ses changements, la diversit de ses qualits, et comment lme desplantes et des animaux diffre de la ntre, je vous ferai considrer toutelarchitecture des choses sensibles1.

    On lve le secret de la nature vivante par le mme moyen que lonlve le secret de lautomate artificiel, cest--dire en rompant avec lecharme que produit son illusoire pouvoir merveilleux. Quel est cemerveilleux dont on lve le secret ? Dans lautomate, cest celui de

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    1. Recherche de la vrit, AT, X, p. 505.

  • lautomotricit donnant lillusion dun pouvoir immanent ; dans lavie, cest celui dune intriorit dynamique, sous la forme dunerserve inhrente de puissance ou dune spontanit propre. Dans uncas comme dans lautre, seule la disposition matrielle des partiesproduit lapparence dun pouvoir daction immatriel. Pour leverlillusion, les dmarches sont dans les deux cas semblables, parcequau fond les obstacles et les rsistances sont eux aussi semblables.

    Notons quen dvitalisant ainsi la nature et plus particulire-ment la nature animale , on lui retire non seulement sa dunamisinterne, mais on la prive aussi de toute normativit intrinsque, detoute orientation immanente capable de rgler notre attitude(cognitive ou morale) vis--vis delle. Le haut et le bas, la droite etla gauche, les mouvements naturel et violent, la finalit surtout quigouverne toute vie ne sont plus des repres immanents, mais desprojections anthropomorphiques de lhomme sur la nature1. Nouspouvons donc ainsi dfinir la seconde caractristique du paradigmeautomatique cartsien comme neutralisation du pouvoir dynamiqueet normatif du vivant, et plus gnralement de la nature.

    3 / La troisime caractristique du paradigme automatique peuttre comprise partir de textes qui tendent raliser aussi compl-tement que possible lassimilation vivant-automate, et ce dans lafigure particulire et devenue emblmatique de la physiologiemcaniste cartsienne de lanimal-machine. Ainsi dans la lettre Reneri pour Pollot de 1638 :

    On doit, ce me semble, considrer quel jugement en ferait [de la naturedes animaux] un homme, qui aurait t nourri toute sa vie en quelque lieuo il naurait jamais vu aucuns autres animaux que les hommes, et o,stant fort adonn ltude des Mcaniques, il aurait fabriqu ou aid fabriquer plusieurs automates, dont les uns auraient la figure dun homme,les autres dun cheval, les autres dun chien, les autres dun oiseau, etc., etqui marchaient, qui mangeaient et qui respiraient, bref qui imitaientautant quil tait possible toutes les autres actions des animaux [...].

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    1. Plus gnralement, la nature, au sens antique et mdival du terme, estincapable de fournir une norme daction. Dfinissant pour lisabeth le souve-rain bien, Descartes reprend bien les formules de Snque : rerum naturassentitur (le sage saccorde aux choses naturelles), et ad illus legem exem-plumque formari sapientia est (la sagesse consiste se conformer sa loi de lanature et ses exemples), ou encore beata vita est conveniens natur su (la vie heureuse est un accord avec la nature) ; mais Descartes avoue lui-mmene plus comprendre ce qui est signifi ici par nature : est-ce linclinationnaturelle, lordre du monde, la volont de Dieu ? Toujours est-il que les expli-cations de Snque sont fort obscures et que cela nexplique presquerien , moins que lon prenne, ce qui ne va pas de soi, le mot de nature ausens de raison ( lisabeth, 18 aot 1645, AT, IV, p. 273-274).

  • Aprs avoir numr les observations spcifiques qui doiventpermettre cet homme de bien distinguer les donnes de la ques-tion, selon quon la pose aux animaux ou aux hommes pensants1,Descartes conclut :

    Il faut, dis-je, considrer quel jugement cet homme ferait des animauxqui sont parmi nous, lorsquil les verrait. Or il ny a point de doute que cethomme, voyant les animaux qui sont parmi nous [...] ne jugerait pas quily eut en eux aucun vrai sentiment, ni aucune vraie passion, comme ennous, mais seulement que ce seraient des automates2.

    Remarquons que cette identification automates-animaux nestpas dmontre partir dune dduction de type mathmatique (cenest dailleurs jamais le cas chez Descartes), mais amene commenaturellement, partir dune induction bien conduite. Cest aussi ceschma inductif qui prside dans le texte final de LHomme (quiprsente une heuristique plus complexe, mettant en relation lesautomates faits de la main de lhomme, les machines que nous pou-vons concevoir fictivement comme ralisables par Dieu et le corpsvivant lui-mme) et mme, dune certaine faon, dans le clbretexte de la cinquime partie du Discours de la mthode sur les ani-maux-machines3. Ce qui est remarquable dans cette induction, cestquelle privilgie le point de vue du fabricateur sur le point de vue delobservateur4. On aboutit ltrange paradoxe, selon lequel la meil-leure faon dapprendre voir la nature est de fabriquer des auto-mates. Quil sagisse dune ralit donne ou dun produit fabriqupar lhomme, la connaissance des branles internes ne se livre quauterme dune dmarche de production.

    Le raisonnement emprunte un schma de ce type : pour sonconstructeur, lautomate ne recle aucun secret ni aucune intrio-rit cache. Le constructeur sait en effet que le secret merveilleux delautomate rside non dans la machine elle-mme, mais dans latechnique qui a permis de la produire ; il connat par ailleurs lapuissance de cette technique, limite certes pour lhomme quant son pouvoir de fabrication (taille des parties, nombre des roua-ges, etc.), mais illimite quant son pouvoir de conception . Le

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    1. Cf. notre ouvrage De lhomme lanimal..., 1998, p. 197-245.2. Lettre *** de [mars] 1638 ( Reneri pour Pollot davril ou mai 1638),

    AT, II, p. 39-41. La Lettre Mersenne du 30 juillet 1640 (AT, III, p. 121), rsu-mant le mme propos, emprunte un ordre similaire.

    3. Lhomme, AT, XI, p. 202, et Discours de la mthode, AT, VI, p. 55 sq.4. La lettre Mersenne du 30 juillet 1640 est moins prcise : il sagit de

    voir des automates et ne les prendre que pour des automates , ce qui sup-pose lillusion dj totalement leve.

  • concepteur nest pas seulement mme de neutraliser le merveilleuxde ltre vivant : il est capable aussi de restituer ce merveilleux son sujet authentique, savoir la technique qui la amen produc-tion. Le paradigme cartsien prolonge, en lui donnant une formesystmatique, le paradigme vsalien du corps comme produit fabri-qu et comme objet artificiel : le confirment chez Descartes les fr-quentes comparaisons du corps humain la machine hydraulique, la montre, lhorloge, etc. Seule une facult productive et inventiveest par l mme en mesure de saisir lessence vritable des choses,quelles soient artificielles ou naturelles en oprant la bonne induction. La troisime caractristique du paradigme automatiquecartsien est ainsi de substituer au point de vue de lobservateur passif(qui est le seul point de vue proprement scientifique pour la tradi-tion aristotlicienne) celui de lingnieur, du fabricant, du manipula-teur. Cest sur ce renversement de perspective que sappuie ce quenous avons caractris comme un biopouvoir.

    La spcificit du modle automatique cartsien ne tient doncque trs secondairement dans laffirmation traditionnelle depuisles stociens1 du caractre programm et contraint des actes bio-logiques ; elle ne tient pas non plus dans le dni dune subordina-tion de laction animale aux facults intrieures du sensus, tellequon la trouve chez un Pereira2. Aucun de ces modles tradition-nels que lon pourrait nommer machinaux (par opposition unmodle mcaniste ou mcaniciste ) ne sengage dans la pers-pective dun biopouvoir. Ce qui importe avant tout chez Descar-tes, et qui trouve pour la premire fois chez lui une vritable th-matisation, cest que ce dni de libert et de sensibilit dans ledomaine biologique conditionne une neutralisation du pouvoir dela vie, ainsi laisse nue face la libration du pouvoir de lamathesis.

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    1. Cf. par ex. Snque, Lettres Lucilius, lettre 121, et notre ouvrageLHomme et lanimal..., 1999, p. 72-74. On retrouve ce thme chez ThomasdAquin, en liaison avec le thme du principe de la volont humaine. Parmi lesnombreux textes, on retiendra ceux du Contra gentiles, II, 48, in fine, et de laSomme de thologie, Ia, q. 83, a. 1, car ils prennent comme illustration daction machinale la brebis fuyant la vue du loup, exemple repris ensuite parArnauld puis par Descartes dans les quatrimes objections et rponses auxMditations.

    2. Pereira est en fait bien plus proche du noplatonisme dun Ficin ou dunTlsio que du modle cartsien tel que nous lavons dfini. Loin de neutraliserle pouvoir merveilleux du vivant, il lexalte en ltendant la nature entire :lanimal nest priv de sensus que parce que les fonctions sensitives peuventtre assumes par une nature universelle, mue par une vis interior, ou uneanima mundi.

  • La mathesis comme biopouvoir

    Luvre premire de la biologie cartsienne est davoir pens lecorps humain (et plus gnralement animal) sur le modle de lacorporit en gnral. Le trait de LHomme substitue aux organesbiologiques autant de filtres, de pompes, de tuyaux, de cor-des, etc., et cela sans aucun dommage pour les phnomnes. Leprincipe intime qui anime ces organes nest rien dautre que lemouvement des esprits agits par la chaleur du feu qui brlecontinuellement dans [le] cur, et qui nest point dune autrenature que tous les feux qui sont dans les corps inanims . Lafameuse erreur de Descartes sur le mouvement sanguin (pardilatation due la chaleur cardiaque, et non par pousse due lacontraction cardiaque) nest pas la consquence de quelque nos-talgie de la physiologie aristotlicienne. Le feu sans lumire nerfre en aucune faon au thermon pneumatikon quasi-prsencede lastral au cur de la vie de la Gnration des animaux dAris-tote1, mais constitue un phnomne courant et explicable par leslois de la mcanique. Les lettres Newcastle de 1645 comparerontce feu celui qui sexcite dans leau-forte, lorsquon met dedansune assez grande quantit de poudre dacier, et celui de toutes lesfermentations 2. Cette action de leau-forte sur lacier nest paselle-mme un phnomne occulte de la nature, ce quil tait pourles philosophes mdivaux et renaissants : larticle 92 de la qua-trime partie des Principes, ramne la production des feux sanslumire en gnral au simple jeu des mouvements corpusculaires.De mme, lorsque Vorstius demandera des prcisions sur la naturedes esprits animaux, Descartes le renverra aux chapitres desMtores sur les vapeurs, les exhalaisons et les vents. Si Descartescombat la thorie dHarvey, cest tout dabord, et trivialement,parce quelle va lencontre des expriences quil a faites3 ; cestsans doute aussi parce que la vertu contractible du cur ressemblefort une de ces causes occultes considres comme irrductibles

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    1. Gnration des animaux, 736 b 36 737 a 5. Cf. sur ce point notreouvrage Lhomme et lanimal ..., 1999, p. 27-30.

    2. A Newcastle, avril 1645, AT, IV, p. 189. Cf. aussi la lettre au mme des-tinataire doctobre 1645, AT, IV, p. 326-328.

    3. Cest l ce qua montr trs justement Annie Bitbol-Hespris, Le Prin-cipe de vie chez Descartes, Paris, Vrin, 1990. Toute la seconde partie de louvrageest consacre cette question du rle du cur chez Descartes et ses pr-dcesseurs.

  • toute intelligibilit rationnelle1. Jamais, au fond, la biologie cart-sienne na t plus loigne du vitalisme pripatticien quenreprenant en apparence son modle explicatif de la chaleurcardiaque.

    La question du pouvoir sur les corps vivants dpend ainsi decelle plus gnrale du pouvoir sur les corps ou sur la corporit,laquelle nous ramne pour sa part la convertibilit du corps et deltendue gomtrique. Llimination dans la nature corporelle desqualits relles et des forces occultes prolonge la rduction mca-niste du corps humain. La seconde partie des Principes achve cetterduction de la corporit, prive de tout repre fixe, de tout centre,de tout lment qualitatif comme de toute dunamis, un rseaurelationnel organis, cest--dire un ordre pleinement disponibleau pouvoir cognitif de la mathesis.

    La mathesis est en effet le dploiement de lingenium, au seinduquel la connaissance sinverse en production et la production enconnaissance, au sein duquel donc se produit cette concidence entrele connatre et le produire. La mathmatique reprsente avant toutle point de vue artificialiste, celui de la cration mentale de proc-dures inventives, trouvant leur application naturelle dans lar-tisanat. On se rappelle les critiques formules par Descartes aumanque dambition des mathmaticiens dans la premire partie duDiscours de la mthode :

    Je ne remarquais point encore leur vrai usage, et, pensant quelles neservaient quaux arts mcaniques, je mtonnais de ce que, leurs fonde-ments tant si fermes et si solides, on navait rien bti dessus de plusrelev2.

    Penser la mathesis comme universalis, cest au fond prendrecomme outil dinvestigation sur la nature corporelle, rduite ltendue, les procdures propres la production technique. Leprincipe qui rgle cette dmarche est que esse easdem omnes in

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    1. La conception du mouvement musculaire de Pereira en fournirait unebonne illustration : afin de faire lconomie du sensus , Pereira est rduit attri-buer linitiative de laction de lespce reprsente sur les membres (parexemple de limage de la nourriture sur les pattes de lanimal), la vertu con-tractible des muscles, laquelle est comprise par analogie aux forces occultes dela nature. Cf. Antoniana Margarita, opus nempe physicis, medicis, ac theologisnon minus utile quam necessarium [...], Medina el Campo, 1554, col. 47.

    2. AT, VI, p. 7. La machine astronomique destine sauver les phno-mnes , que Descartes cite en exemple plusieurs endroits, reprsentait bienun premire incursion dans le domaine des sciences du donn. Mais les astrono-mes antiques navaient pas lambition slever de lhypothse la sciencemme des choses, ce qui aurait ncessit une rflexion sur le statut des hypo-thses : ce sera luvre de la Renaissance padouane et de Descartes.

  • rebus materialibus motuum causas, atque in machinis arte factis ( dans les choses matrielles, toutes les causes des mouvementssont les mmes que dans les machines fabriques par lart )1, ou,comme lindique le texte franais des Principes, que toutes lesrgles des mcaniques appartiennent la physique, en sorte quetoutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles 2. Ledonn nest connu que lorsquil peut tre re-produit travers unedmarche analytique qui vise montrer veram viam per quam resmethodice et tanquam a priori inventa est ( la vraie voie parlaquelle une chose a t invente mthodiquement et commea priori )3. Le vivant ne fait pas exception, et Descartes estimerasa recherche en biologie incomplte tant quil naura pas tcapable de donner une explication gntique de lanimal, cest--dire dinsrer celui-ci dans un ordre qui est celui de la fabrication4.

    la rfrence externe de la connaissance aux choses se substitueune rfrence interne de la connaissance lordre (productif) : lesrgles de la seconde partie du Discours de la mthode sont des rglesimmanentes lordre de la dmarche mentale mise en uvre dans laconnaissance. la limite mme, une connaissance obtenue parhasard, toute valide soit-elle dans son adquation aux choses, neremplit pas lexigence dun savoir scientifique, lequel repose fonda-mentalement et exclusivement sur le rapport lordre. Et mmeune invention utile et admirable du point de loutil quelle offre larecherche scientifique, telle la lunette astronomique, parce quelle at dcouverte par des procds pragmatiques et empiriques, fait,selon le dbut de la Dioptrique, la honte de nos sciences 5. loppos, dans la Recherche de la vrit, il faut beaucoup de tempspour trouver bien peu de chose (que je doute, que je pense, que jesuis une chose pensante... le dialogue inachev sarrtera dailleurs cet endroit), et comme le dit pistmon dans une de ses rpliquesfinales, hoc quatuor verbis confici potuerat, et in eo omnesconsensissemus ( on aurait pu tout dire en quatre mots, et nous

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    1. ***, mars 1642, AT, V, p. 546, trad. de ld. Alqui, t. II, p. 928.2. Principes , IV, 203, AT, IX-2, p. 321. Le latin met seulement sane

    null sunt in Mechanica rationes, qu non etiam ad Physicam, cujus pars velspecies est (AT, VIII, p. 326).

    3. Secund Responsiones, AT, VII, p. 155.4. Ce qui ne va pas de soi : chez Aristote, les recherches menes dans la

    Gnration des animaux ne conditionnent en aucune faon celles des autres trai-ts zoologiques la cause efficiente tant bien loin dtre celle qui gouverne lesautres.

    5. AT, VI, p. 81. Sur les inventions quod non ab ingenio venit, sed a for-tuna , cf. aussi A Beeckman, 17 oct. 1630, AT, I, p. 161.

  • en aurions t tous daccord )1 ; mais, rpond en substancePoliandre (cest--dire Descartes), le secret de la mthode rsidedans lordre, qui lui permettra dtre un outil, laborieux sans doute,mais infaillible dans son efficacit. Il ny a pas en effet, du point devue de la mthode, de question insoluble de par la nature de sonobjet, mais seulement des questions qui demandent pour tre rso-lues un plus ou moins grand nombre dtapes dductives, unechane plus ou moins longue parcourir : Toute la diffrence estdans le chemin (in via), qui doit seulement tre plus long sil mne une vrit plus loigne des principes premiers les plus absolus. 2

    Cette nouvelle relation de la science son objet instaure aussiune nouvelle relation de la sagesse au savoir. Alors que la sagessedes Anciens consistait dans son fond en une soumission lordre deschoses, le seul ordre que la raison reconnaisse chez Descartes estcelui quelle produit elle-mme dans son dveloppement et son pro-grs. Le progrs de la connaissance est dailleurs la marque mmedu vrai savoir, et on ne saurait mieux prouver la fausset [desprincipes] dAristote, quen disant quon na su faire aucun progrspar leur moyen depuis plusieurs sicles quon les a suivis 3. Lasagesse elle-mme ne trouve plus un terminus ad quem dans la chose,mais se constitue dans le progrs en apparence sans fin du droule-ment de lordre par la mathesis.

    II. Lautomatisme comme constitution de souverainet

    La dimension humaine de la mathesis

    Nous voil parvenus au cur du problme. En mme temps quela mathesis ouvre le pouvoir en apparence illimit de lesprit sur lacorporit (et peut-tre mme, par le biais des passions, sur lui-mme), ne dpossde-t-elle pas lhomme de sa souverainet sur lemonde corporel, et, avant toute chose, sur son propre corps ?Lesprit en effet naccrot son progrs que par sa soumission lordre. En ce sens, la mathesis apparat comme une vritable machine connatre ; lautomatisme physique et psychophy-

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    1. AT, X, p. 525.2. Rgles, AT, X, p. 401, trad. J. Brunschwig, d. Alqui, t. I, p. 124.3. Lettre prface ldition franaise des Principes de la philosophie , AT,

    IX-2, p. 18-19.

  • sique rpond dune certaine faon un automatisme de la mthode,dont les procdures se droulent dans une rfrence autoconsti-tuante. Il est inutile de stendre ici sur les thologies qui sourdentdans cette formation de puissance laquelle lhomme se trouveassujetti, et au cur de laquelle on a tent dsesprment et bienvainement notre sens de trouver la condition mme du salut delhomme. Cette thologie et cette eschatologie marqueront le destinde la mtaphysique postcartsienne du principe de raison 1 ; ellemarquera aussi la phnomnologie heideggerienne, qui tend dunecertaine faon voir dans cette dpossession, dont lhomme faitlexprience dans la domination de la technique, le destin mmeauquel celui-ci est revendiqu par ltre ; elle marquera enfin lespenses structuralistes, analytiques et explicitement antihumanis-tes de la seconde partie du XXe sicle2.

    Descartes appartient-il cette histoire de lautodploiement delordre comme dune puissance totalitaire et illimite engageantlhomme dans un destin qui, pour tre peut-tre surhumain, nenreste pas moins avant tout an-humain , car soustrait lhommelui-mme ? Ou, et cest la thse que nous voulons ici dfendre, nousoffre-t-il un autre modle, hors de toute thologie et de toute escha-tologie messianique, pour penser le pouvoir de la technique, et lebiopouvoir en particulier, partir dune rflexion morale sur le sensconstitutif de la mathesis ?

    Il importe de souligner demble que nous refusons touterponse thologique cette question. Une lecture tentante en ce sensdu projet cartsien consisterait en effet faire chapper Descartes(ou tout du moins le premier Descartes, avant les Secondes Rponsesaux objections) cette histoire de la mtaphysique en soulignant, partir de la doctrine cartsienne de la cration des vrits ternelles,la non-sujtion du Dieu incomprhensible et tout-puissant au prin-cipe de raison. Dans ce type dinterprtation, le destin de lhommese trouve bien, dune certaine faon, retir la puissance de lamathesis : mais ce nest en aucun cas pour quil soit rendu lhomme, qui reste par l mme plus que jamais dpossd de sasouverainet. Cest l vouloir combattre la thologie de la puissancerationnelle de la technique par la thologie de la puissance inson-

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    1. Cf. les nombreux travaux de Jean-Luc Marion sur le principe de raisondans sa constitution chez Spinoza, Malebranche et Leibniz.

    2. L o a parle, lhomme disparat crit trs lucidement Michel Fou-cault en suivant Jacques Lacan. On pourrait pareillement dire que l o lamathesis (ou lordre, ou la raison) pense, lhomme se voit dpossd de sasouverainet.

  • dable de Dieu ; cest l aussi confier le salut de lhomme lissuedune gigantomachie se droulant lintrieur dun univers fonci-rement gnostique. Il faut, notre sens, comprendre sur un autreplan la doctrine cartsienne de la cration des vrits ternelles : silincomprhensibilit divine nous interdit jamais la connaissancedes fins (et par l le rglement de notre conduite sur limitation dunordre ontologique donn), elle rend aussi possible pour reprendrelexpression dYvon Belaval, qui oppose ici justement Descartes Leibniz la libert dune puissance qui laisse lavenir ouvert 1.Cest dans cette perspective, plus morale que thologique, et quitourne radicalement le dos toute eschatologie, que nous entendonsmontrer sur quelle base pourrait se faire une rvaluation de lamathesis non comme dpossession, mais comme constitution de sou-verainet dune souverainet laquelle le corps humain a pleine-ment part.

    Lorsquil parle de la mathesis universalis ou de la mthode, il estremarquable que Descartes fasse appel deux registres en appa-rence bien diffrents :

    1 / Dune part, la mthode fait rfrence un ordre donn dansla certitude de lvidence. Lintuition sur laquelle elle repose, critDescartes Silhon, nest pas un ouvrage de votre raisonnement :votre esprit la voit, la sent et la manie le verbe manier ren-voyant lpoque de Descartes moins la manipulation dun outil,quau toucher de la main . Elle se donne nous dans une sorte depassion originaire2. Lordre de la mthode est ainsi ce qui simpose lhomme comme lordre mme du penser, ce qui contraint lhommepar la clart mme de son vidence.

    2 / Mais, dautre part, il convient de noter que la mthode faitaussi appel chez Descartes un ordre de la facilit et de lutilit,tous deux en fonction des fins du compos humain. Dans son exer-cice effectif tout dabord. Si nous examinons la dmarche luvre dans les Principia III et IV, nous voyons quelle renoncedemble une dduction continue partir des premiers principesintuitifs, pour sattacher une mthode que lon peut nommerhypothtico-dductive. Faut-il dire que la mathesis retrouve unancrage dans la ralit concrte du donn, dans une sorte deretour au pragmatisme aristotlicien ? Assurment non : il faut

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    1. Leibniz critique de Descartes, p. 423.2. Cf. sur ce point les travaux de Michel Henry, et en particulier le premier

    chapitre de sa Gnalogie de la psychanalyse.

  • plutt dire quelle retrouve un ancrage dans la dimension proprede lhomme, qui, sil est en thorie capable de poser et de rsoudrepar dduction toutes questions, se trouve cependant, dans sa vieconcrte, contraint par lurgence mme du temps (le temps de lavie humaine) emprunter les voies courtes. Ce nest pas la pr-sence de la matire ou de la tukh dans le monde, mais le caractrefini de lhomme qui rend ncessaire la voie exprimentale : il ny adonc pas proprement parler de pragmatisme chez Descartes,mais bien un humanisme. Aussi, la certitude attache cettemthode hypothtico-dductive, certitude que Descartes nommejustement morale , parce quelle est suffisante pour rgler nosmurs, nest pas une sous-certitude par rapport celle des math-matiques, mais une certitude pleinement suffisante dans sonordre, qui est celui de linscription de lhomme au temps, et delesprit au corps. La lettre Hyperaspistes de 1641 est cet gardextrmement claire ;

    Il serait souhaiter autant de certitude dans les choses qui regardent laconduite de la vie [ad vitam regendam], quil en est requis pour acqurir lascience [ad scientiam acquirendam] ; mais nanmoins il est trs facile dedmontrer quil nen faut pas chercher ni esprer une si grande [non esse ibiqurendam nec expectandam]. Et cela a priori, savoir partir du fait quele compos de lhomme est de sa nature corruptible, et que lesprit estincorruptible et immortel1.

    La certitude morale est certitude en regard de sa finalit propre,qui est lagir humain inscrit lui-mme dans la vie. Si Descartes,dans certains textes, tente de confrer la certitude morale unesorte de valeur mtaphysique, cela ne sera quen confrant lhomme lui-mme lhomme considr dans son unit et dans ladimension propre de son agir et de ses fins terrestres une valeurmtaphysique2. Dans son droulement effectif donc, la mathesis setrouve comme incarne dans la dimension de la vie humaine et deson corps. Cette rflexion nous autorise une premire conclusion : larationalit de la mathesis ne peut tre conjure en rfrence une surd-termination ontologique, quil sagisse dune surdtermination de lasubstance sur les attributs (Ferdinand Alqui), ou dune surdter-mination de la puissance divine sur une rationalit cre (Jean-LucMarion) : la seule limite quelle reoive essentiellement, elle la reoit ducorps humain, qui constitue lhorizon dans lequel cette rationalit

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    1. A Hyperaspistes , aot 1641, AT, III, p. 422, trad. Alqui, d. cit., t. II,p. 359.

    2. Cf. notre tude De la regula veritatis ... , 2001.

  • doit sinscrire et qui, paradoxalement, ne surdtermine la puissance dela mathesis quen la sous-dterminant1.

    Faut-il voir l un hiatus entre la thorie et la pratique, entre lesfondements de la mathesis et son horizon ? Rien nest moins certain.Dans son projet initial, celui formul dans les Regul, la mathesis seprsente dj comme un ordre allant ( a facilioribus ad diffici-liora 2, du plus facile au plus complexe) ; la Rgle IV fait ainsi cons-tamment appel la facilit de conception (qui nest assurment pastout fait la mme chose que lvidence de la vision) pour lgitimerla validit de la mthode. Mais cest justement aussi pour des rai-sons de facilit quil est ncessaire de faire appel des hypothses,et mme quelquefois des hypothses que lon sait fausses. Pour-quoi, par exemple, partir, dans lexplication de la formation dumonde, de la division par Dieu de la matire en des parties aussigales entre elles quelles ont pu ltre , de moyenne grandeur, etmues selon une force gale3 ? Un tel point de dpart na en soi riende plus vraisemblable quun autre ; du point de vue de len-tendement, il nest pas plus calculable non plus quun autre (cartoute figure gomtrique est galement rductible une fonctionalgbrique) : cest bien du point de vue de limagination, cest--dire du point de vue de lintelligence incarne dans un corps, quilest plus clair.

    La science cartsienne ne vise ainsi pas tant dduire synthti-quement, et comme machiniquement , partir des premiresvrits les vrits les plus loignes ; elle vise bien plutt crer, parla voie de lanalyse, de lordre l o celui-ci napparat pas, indiff-remment au fait que cet ordre sancre dans les premiers principes ouquil saccroche des hypothses et des expriences. Dans cetteperspective, lordre des raisons est moins un ordre contraignantquun ordre volontairement choisi en regard de son usage. Unextrait de la lettre Clerselier de juin ou juillet 1646 nous montreratout ce qui spare le souci de Descartes de celui dun fondateur desystme :

    Ce nest pas une condition quon doive requrir au premier principe,que dtre tel que toutes les autres propositions se puissent rduire et prou-ver par lui [...]. Car il peut se faire quil ny ait point au monde aucun prin-cipe auquel seul toutes les choses se puissent rduire4.

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    1. Cette thse fait lobjet dune tude plus approfondie dans notre article La dficience de lefficience... , 2001.

    2. Mersenne, 24 dcembre 1640 ( ?).3. Principia philosophiae, III, 46, AT, VIII, p. 100-101, trad. AT IX/2,

    p. 124-125.4. AT, IV, p. 444-445.

  • Il ne sagit donc pas pour Descartes de trouver un point fixe danslabsolu pour soulever tout lunivers, car un tel point nexiste peut-tre pas, mais plutt de trouver un socle stable la dmarche cogni-tive et plus gnralement la conduite de notre vie. linverse, pourAristote1, le principe de non-contradiction tait donn comme leplus ferme de tous (bbaiotatos) dans lordre de ltre. Ce qui spareessentiellement le cogito de Descartes de laxiome premier de lalogique des coles (encore que les analytiques aristotliciennes aientdj fait avant Descartes lobjet de tout un travail de rappropria-tion humaniste chez les Padouans)2, cest quil ne cherche pas ramener la totalit de ltre une unit rationnelle logique, mais quilsappuie premirement sur un principe dutilit. Le texte se poursuitainsi, toujours en raction contre laxiomatique aristotlicienne :

    La faon dont on rduit les autres propositions celle-ci : impossibileest idem simul esse et non esse, est superflue et de nul usage ; au lieu quecest avec une trs grande utilit quon commence sassurer de lexistencede Dieu, et ensuite de toutes les cratures, par la considration de sa propreexistence3.

    Nous voyons ici sbaucher une perspective de conciliation de lacertitude mtaphysique et de la certitude morale, et ce sous lgidede la certitude morale, elle-mme ancre dans le compos humain.Selon cette perspective, la puissance de mathesis dsigne au fondnon pas une dpossession, mais une souverainet premire : et cettesouverainet nest pas tant celle de lintellect pur ou de quelqueordre transcendant lhomme, que celle de lhomme lui-mmecomme compos dme et de corps.

    Le paradigme automatique recle aussi, on a quelquefois ten-dance loublier, un sens proprement moral. Au XVIIIe sicle,lEncyclopdie darchitecture de Quatremre de Quincy donnecomme dfinition de la machine ce qui sert conomiser de laforce et du temps . Les analyses du rcent ouvrage de Pierre Caye4ont montr en quoi une telle dfinition inscrit la technique dans untout autre horizon que celui dune autorfrence de la puissance elle-mme : la rfrence la force va de pair avec une rfrence autemps dans sa dimension finie. Dans cette perspective, la force nedoit pas tant tre dploye quconomise ; cette ide dconomie,

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    1. Mtaphysique, G, 4, 1006 a 5.2. Cf. A. Poppi, LEtica del Rinascimento tra Platone e Aristotele, Napoli,

    La Citt del Sole, 1997.3. Ibid., 445 (cest Descartes qui souligne). Ce texte est videmment com-

    prendre en opposition au livre gamma (chap. 4) de la Mtaphysique dAristote.4. Cf. P. Caye, Empire et dcor, Paris, Vrin, 1999.

  • par-del les rfrences romaines la parcimonie et la fruga-litas, pose la question de la gestion de notre vie, cest--dire de saconstruction comme un difice solide et cohrent cohrence tantdes diverses parties de lhomme dans leurs relations mutuelles quede lhomme avec lui-mme dans le temps. Un tel schma prend toutson sens chez Descartes, qui crit ne rien demander dautre lamthode que de permettre de distinguer le vrai davec le faux,pour voir clair en mes actions et marcher avec assurance en cettevie 1. Le paradigme mcaniste de la technique est ainsi structurel-lement ouvert sur la perspective morale dune construction coh-rente des diffrentes facults de lhomme.

    Corps machine et corps de fruition

    Dans le projet philosophique cartsien, le corps nest donc passeulement un objet ou un outil de pouvoir, mais le cadre mme danslequel sinscrit linfini potentiel du pouvoir de la mathesis. Cestdans cette inscription de linfini dans le fini (dont on sait quelle aconstitu un des principaux problmes, tant pistmologique quetechnique, esthtique et moral pour la pense renaissante) que sesitue le problme que la philosophie a pour tche de rsoudre. Unesagesse sans monde nest pas pour autant une sagesse sans norme.Et si lordre physique du monde est inapte, de par sa neutralitmme, constituer une rgle de raison pour lhomme, lordre ducorps et de la vie (non certes un ordre ontologique de la vie ensoi , mais un ordre physiologique de la vie du compos humain) setrouve quant lui mme de combler cette dficience, et dassumerla fonction encadrante que le cosmos (indfini) ne peut plus prendre sa charge. Aussi est-il impossible notre sens de penser ce carac-tre fini du corps humain, tel que Descartes lenvisage, comme fini-tude, selon un terme employ couramment par toute une mtaphy-sique thologisante. La dimension finie du corps humain, que nousnommerons plus justement finit, doit plus justement tre pensecomme ce qui soustrait lhomme lapiron que reprsente ledanger dun dploiement autorfrentiel de la technique, commele mtron autour duquel sarticule la mathesis libre de lordreontologique.

    Lordre des choses est neutralis non en vue du dploiement delordre, mais en vue de la promotion de la relation des choses nous-

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    1. Discours de la mthode, I, AT, VI, p. 10.

  • mmes et notre utilit, cest--dire finalement notre corps. Cenest plus ici un corps machine qui encadre la pratique humaine (et lapratique scientifique elle-mme), mais notre corps en tant quecorps de fruition (terme auquel il faut aussi retirer toute connotationthologique), cest--dire en tant que corps (terrestre) auquel se rap-portent comme leur fin dernire les fruits que cueille celui qui suit lamthode1 : ces fruits sont la fois ceux qui proviennent naturelle-ment des semences innes en nos mes, et ceux qui poussent sur lesbranches de larbre de la philosophie savoir la mdecine, la mca-nique et la morale2.

    1 / La mdecine en effet na pas pour tche une prolongationinfinie de la vie, mais bien plutt la sant prsente, sant dun corpssans maladie et dune me sans inquitude (les deux tant intime-ment lis la Princesse lisabeth, malade de sa tristesse, en fournitla meilleure illustration). Lesprance en une vie meilleure danslau-del est elle-mme ordonne cette fin, de ne pas craindre lamort sans pour autant tre chagrin , et, dune faon plus gn-rale, de ne pas dpendre des biens de la fortune3. La prise de cons-cience de la finit de la vie et, plus encore, de la valeur de cette finitet de sa suffisance la ralisation de lhomme dans sa dimensionintgrale nous ramne, par del une thmatique morale stocienne dun stocisme acosmique, issu du no-stocisme renaissant , lasplendide prosopope de la nature de Lucrce.

    2 / La mcanique na pas pour tche de nous engager dans unepratique constituant elle-mme sa propre fin, au sens du Gestellheideggerien. Descartes, bien au contraire, est trs svre pour lesinventions vaines, qui ne constituent quune perte de temps et unparpillement de notre agir. Nous rendre comme matre et posses-seur de la nature na jamais signifi pour Descartes laisser la tech-nique se rendre matresse de nous ; la suite du texte de la siximepartie du Discours de la mthode nest en rien un corollaire superflumais ce qui conditionne cet idal technique :

    Ce qui nest pas seulement dsirer [la matrise de la nature] pourlinvention dune infinit dartifices, qui feraient quon jouirait, sans

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    1. Ibid., I, AT, VI, p. 3.2. Lettre prface de ldition franaises des Principes , AT, IX-2, p. 14.

    Cette relation essentielle de la philosophie ses fruits tait annonce ds ladfinition (issue dAristote, Mtaphysique, A, 2) inaugurale de la sagessecomme parfaite connaissance de toute chose que lhomme peut savoir, tantpour la conduite de sa vie [morale] que pour la conservation de la sant [mde-cine] et linvention de tous les arts [mcanique] (ibid., p. 2).

    3. lisabeth, 18 mai 1645, AT, IV, p. 202, et surtout celle du 15 sep-tembre 1645, AT, IV, p. 292.

  • aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodits qui sy trou-vent, mais principalement aussi pour la conservation de la sant, laquelleest sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens danscette vie1.

    Outre laffirmation de la primaut de la sant sur linvention desartifices, ce texte assigne cette invention une fin bien prcise : lajouissance des commodits terrestres en relation la ralit corpo-relle et vivante de lhomme.

    3 / La morale elle-mme nous ramne la gestion des passions.Le dressage des passions na pas pour fin une autorfrence solip-siste de lme elle-mme dans la perspective dun corps neutralis.La passion, avant dtre un obstacle ou un outil, est la conditiondont dpend tout le bien et le mal en cette vie 2 : Notre menaurait pas sujet de vouloir demeurer jointe son corps un seulmoment, si elle ne pouvait les ressentir , crit Descartes Chanut3.Loin dune sagesse dsincarne, cest bien un engagement dans lavie (engagement qui suppose ncessairement un consensus de lmeet du corps) que vise la gestion des passions.

    Une de ces passions, lamour, fait lobjet dune rflexion touteparticulire dans les dernires annes de la vie de Descartes. Levrai objet de lamour est la perfection , crit Descartes lisa-beth. Il nen reste pas moins que la base constitutive de lamour ou tout du moins ce qui laccompagne ncessairement est unepassion, et que lorigine de cette passion est lamour que nous por-tons notre propre corps et ce qui est utile la vie (la nourritureque nous avons aime ltat ftal). Si lamour est un consente-ment de volont se joindre lobjet aim en un seul tout, dontlamant ne forme plus quune partie, il faut alors dire que le modlede cette unit est celui ralis dans lunion comme unum quid ou ensper se, unit dans laquelle lme consent ne plus tre substance,mais partie du tout : lamour implique certes un dcentrement ;mais, dans son modle originaire, ce dcentrement est avant toutune centration de lme sur la totalit humaine ; ainsi, laspiration la perfection (le vrai objet de lamour) qui rgle la vie morale delhomme se fonde avant toute chose sur un consentement limparfait. Ce qui ne signifie au fond rien dautre que lamour para-digmatique, dont tous les autres sont issus, est lamour de la vie thme rcurrent chez Descartes, en gnral gomm ou adouci par

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    1. Discours de la mthode, VI, AT, VI, p. 634.2. Passions de lme, art. 212, AT, XI, p. 1103.3. Chanut, 1er novembre 1646, AT, IV, p. 538.

  • les cartsiens postrieurs. Nous ne poursuivrons pas cette rflexionplus loin que ne la voulu Descartes lui-mme, assez elliptique surcette question qui pourrait conduire envisager sous un angle nou-veau la question de lunion, partir de lide dune dsubstantiali-sation volontaire de lme.

    Il importe par contre de lever une difficult : la conception ducorps-automate, ainsi que ses corollaires que sont labandon duschma hylmorphique de lunion de lme et du corps et ledualisme radical qui semble en tre la consquence, peuvent-ilsmnager une place une pense au sein de laquelle le corps est autrechose quun instrument, un outil ou un objet de pouvoir (telle lamachine hydraulique commande par le fontainier dans le trait deLHomme) ?

    On sait que toute une tradition interprtative, depuis OctaveHamelin, a tendu voir dans les textes de Descartes sur lunion delme et du corps (dans les lettres lisabeth de 1643 en particulier)une rsurgence scolastique. cette tradition sest oppose une autreinterprtation, tendant souligner la primaut de la distinction surla problmatique union. Le dbat actuel sur le mind-body problemreste encore largement tributaire de cette alternative. Ces deuxpoints de vue, opposs en apparence, ont tout du moins ceci de com-mun dadmettre comme point de dpart quil ny a de pense delunit de lhomme que dans une perspective hylmorphique detype thomiste. Mais, vrai dire, la philosophie de saint Thomassouvre-t-elle vraiment sur une pense de lunit de lhomme ? Ilconvient cet gard de souligner deux points fondamentaux, qui enretour font ressortir en quoi labandon du schma dunion thoma-sien est la condition mme dune autre conception de lunit delhomme :

    1 / Le schma hylmorphique rgle avant tout non lordre pro-prement humain, mais lordre du monde dans son ensemble. Penserlunion de lme au corps comme une relation de forme matire,cest penser au fond lunit de lhomme sur le modle de lunitdune chose. Lunit de lme et du corps est ainsi pense chez Tho-mas sur le fond de lindividuation des Intelligences, et lin-dividuation des Intelligences est elle-mme pense sur le fond delindividuation gnrale des formes. On a peut-tre raison de parlerici de personnalisme (si lon retire bien toute connotation kantienne ce terme)... nous ne pensons pas que lon ait raison de parler,comme le fait tienne Gilson, dhumanisme. Chez Descartes, linverse, lunit de lhomme gouverne axiologiquement toutelentreprise philosophique et cognitive. Aussi Descartes refuse-t-ilRevue philosophique, no 1/2001, p. 27 p. 53

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  • la dfinition de lhomme comme animal raisonnable1, parce quellesuppose que lordre du monde soit tabli et connu avant lhommelui-mme, et indpendamment de lui, et que la cohrence humainesoit pense partir de la cohrence gnrale qui rgle ltre.

    2 / Lunit de lhomme telle quelle est pense par ThomasdAquin2, se paye, mieux y regarder, dun prix extrmementlourd : la dissociation de la vocation naturelle de lhomme et de saforce naturelle pour la raliser. De tous les tres naturels, lhommeest ainsi le seul qui ne ralise son unit, en tant que proportion etharmonie, quau-del de la nature. La nature de lhomme ainsicartele entre destine et capacit, le centre de cette unit delhomme est pour ainsi dire projet hors de lhomme lui-mme, danslessence surnaturelle du Christ et dans son uvre rdemptrice. linverse, la conception de lunit de lhomme chez Descartes reposeavant toute chose sur la proportion et lquilibre de ces deux termes vocation et capacit , et non sur ladquation de lhomme auschma gnral de lindividuation des formes par la matire. Etcette proportion est ralise non au prix dun dcentrement, maisbien dun recentrement. Un recentrement qui constitue, au fond, latche raliser dans cette vie, le fond de lhumaine sagesse, laquellene consiste en rien dautre, comme la montr Emmanuel Faye partir de la tradition bovillienne, qu bien faire lhomme . Car,encore une fois, si linscription du fini (de la capacit) dans linfini(de la vocation naturelle) renvoie une eschatologie, linscription delinfini (du pouvoir de la mathesis) dans le fini (de la vocation corpo-relle de lhomme) renvoie pour sa part une morale.

    Ces distinctions entre la conception de lunit de lhomme chezDescartes et chez Thomas nous montrent que la destruction ducadre hylmorphique par la mise en place du modle automatiquena nullement pour corollaire labandon de toute conception uni-taire de lhomme, mais que, tout paradoxal que cela puisseparatre, elle cre les conditions de son renforcement3.

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    1. Cf. Mditations mtaphysiques, II, AT, IX, p. 20, et La Recherche de lavrit, AT, X, p. 515-516.

    2. Cf. notre tude Union de lme et du corps... , 1998.3. Nous esprons par ces prcisions apporter quelque lumire sur la conclu-

    sion de notre ouvrage, De lhomme lanimal..., 1998. La condition mme delmergence dune pense de lunit de lhomme est, notre sens, labandon dumodle hylmorphique dune continuit ontologique entre la vie et lapense (telle quon la trouve chez Aristote ou Thomas dAquin). Tout le pro-blme est que, pour la plupart des lecteurs de Descartes, encore aujourdhui,toute rfrence lunit de lhomme ne saurait tre comprise que comme un

  • Conclusions

    Pour conclure, examinons la relation de la philosophie cart-sienne la rationalit mise luvre dans le paradigme automa-tique. Le corps humain neutralis est rduit une partie de la cor-porit, elle-mme rductible des relations dordre et de mesure etpar l offerte au pouvoir dune connaissance qui instaure vis--visde son objet un rapport technique. Voil la rationalit delautomatisme. Mais ce nest l quune vision tronque du vrai pro-jet cartsien qui ne soumet le corps la mathesis que parce quil sou-met la mathesis lhomme considr dans sa dimension corporelle.Le jour mme o Descartes a dcouvert les fondements de sa science admirable , il a aussi t averti par trois rves du sensauthentique du nouveau pouvoir que la mathesis mettait entre sesmains et de sa vocation proprement humaine. Les rves nocturnesont paradoxalement clair lintuition diurne : les deux moments jour et nuit sont indissociables si lon veut comprendre le projetcartsien dans toute son ampleur. La technique, perue un moment(par un rve pour ainsi dire prophtique ) dans le risque quelleinaugure dune dsappropriation de lhomme, a t ainsi ressaisiecomme rappropriation de lhomme par lui-mme et comme mise la disposition du monde en vue de la construction dune cohrentiade lhomme et de ses facults.

    Deux rflexions concluront cette tude.1 / La premire porte sur le rapport gnral de lordre et de la

    mesure dans la mthode cartsienne. On a souvent soulign la pri-maut de lordre sur la mesure : de fait, la mthode cartsiennesexerce bien au-del de ce qui est rductible un calcul algbrique.Mais, pour sexercer au-del du domaine de la mesure algbrique, lamthode ne sexerce jamais pour autant sans mesure, et on peutmme dire que, un niveau plus fondamental, cest la mesure quiprime sur lordre ; cette mesure est celle de lutilit de la valeur des

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    retour la pense scolastique : ce qui fait que daucuns semblent avoir malinterprt notre propos, croyant que nous faisions de Descartes le promoteurdune anthropologie radicalement dualiste. De fait, il y a pour nous une pro-fonde articulation entre dualisme ontologique et unitarisme (ou monisme)anthropologique. Cest dune certaine faon le destin de lhomme renaissantque de devoir penser son essence et son inscription dans le monde lintrieurde couples oxymoriques : dualisme-unit, mais aussi bien dterminisme-libert, alination-souverainet, misre-grandeur, etc.

  • choses au regard de lhomme compris dans son intgralit, danscette complicit originaire de lme et du corps :

    Je remarque que la grandeur dun bien, notre gard, ne doit pas seu-lement tre mesure par la valeur de la chose en quoi il consiste, mais prin-cipalement aussi par la faon dont il se rapporte nous1.

    Tout objet est mesur en fonction de sa rfrence notre tre.La physique cartsienne telle quelle se constitue dans les deux der-niers livres des Principes, loin de dployer lordre de faon systma-tique, se limite interroger les phnomnes qui nous touchent deprs, le monde qui se trouve porte de notre main. La constitutiondune cohrence morale reste ainsi bien constitutive de la mathesis,dont nous connaissons, depuis la premire des Regul, le rapportquelle entretient la sapientia humana. Si lon en croit ce texte,lunit des sciences accomplie dans la mathesis ne dsigne au fondrien dautre que lunit de lhomme lui-mme, comme constituant leprojet fondamental de la philosophie. De la mme faon, le Discoursde la mthode, afin de retracer la cohrence dune dmarche scienti-fique, prend la forme dun rcit biographique pour retracer, avanttoute chose, la cohrence dune vie.

    2 / La seconde rflexion, que nous nous contenterons icidamorcer, et qui nous ramne aux textes qui avaient introduitnotre question, touche la comparaison de cette comprhensioncartsienne du corps en regard de la conception moderne du biopou-voir. Comment, pour les gnalogistes de ce biopouvoir, lhommepeut-il surmonter lalination et conqurir sa souverainet ? Deuxdirections semblent tre suivies chez Foucault par exemple, en celapar ailleurs trs proche de certains thmes que lon trouve chezBataille : dune part, ce que nous avons appel un messianisme de ladsappropriation, de la rification et de la dshumanisation, quiporterait paradoxalement, la fin de son projet, le salut delhomme ; nous avons vu combien cette libration de lalinationpar une suralination rdemptrice tait trangre Descartes.Dautre part, la valorisation des pratiques extatiques, commechappatoire cette emprise dun pouvoir autorfrentiel, thmercurrent chez Bataille, mais qui prend aussi une dimension crois-sante dans les derniers crits de Foucault sur la sexualit, ouvrantde faon inattendue sur lbauche dun dialogue avec Pierre Hadot.Une ide au fond assez trange pour ne pas dire monstrueuse secache derrire ce projet : que pour chapper au pouvoir dshumani-sant de la technique, il faudrait chapper lhomme lui-mme. Des-

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    1. Christine, 20 novembre 1647, AT, V, p. 85.

  • cartes nous propose un troisime projet : celui dune constitution desouverainet en tant soi-mme 1, en se recentrant sur soi dansla construction dune cohrence des deux parties de lhomme lesprit dans son pouvoir productif indfini, le corps dans la finitde lhorizon quil impose ce pouvoir ; la mathesis ainsi recompriseest essentiellement constitution dune discipline. Dans cette pers-pective, le corps humain, tout imparfait et dbile soit-il, est plusquun outil ou un objet de pouvoir : il est, non en tant que corpsvivant (au sens o il relverait dun ordre ontologique de la vie),mais en tant que corps proprement humain, un horizon de sens pourla rationalit technique ouverte par le paradigme automatique2.

    Thierry GONTIER,Universit de Nice

    CNRS-CHPM

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    1. Nous ne pouvons rpondre absolument de nous-mmes, que pen-dant que nous sommes nous ( lisabeth, 1er septembre 1645, AT, IV,p. 282).

    2. Cet article est extrait dune communication prononce en avril 1999 ausminaire de Denise Leduc-Fayette lUniversit dAix-en-Provence.