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De l’apprentissage Du Braille au Dessin Des graphes De Feynman Benoît BLOSSIER CNRS/Laboratoire de Physique Théorique d’Orsay REPERES - IREM. N° 84 - juillet 2011 sur papier quelques idées concernant le sujet, et ainsi d’exprimer implicitement ma gratitu- de envers mes professeurs qui, la plupart du temps, ont réagi du mieux possible face à une situa- tion, certes inhabituelle pour eux, mais pas pour autant tragique. Cependant rapporter ce genre de souvenirs est délicat : soit ils sont anciens et ceux ayant trait au quotidien du cours de Mathématiques sont fugaces, soit ils sont plus récents mais très peu de gens se sentiront concernés, car ils se réfèrent à des études de haut niveau rarement poursuivies en général par mes compagnons d’infortune. Finalement je me suis décidé à prendre la plume, encouragé par quelques collègues et par mes proches aux- quels j’ai exposé mes intentions. Pour fixer les idées, je dois écrire quelques lignes sur mon handicap et ses conséquences, car le diagnostic ophtalmologique actuel « a une vision de loin de 1/50, compte les doigts à un Je me propose de relater l’expérience de mon intégration, en tant qu’élève déficient visuel, au sein d’établissements dépourvus la plupart du temps de structure d’accueil particulière. Elle a débuté dès le plus jeune âge, en 1984, et s’est achevée en 2006 par l’obtention d’un diplôme de Doctorat de Physique : je pense donc m’être fait une idée assez juste des éléments qu’il faut réunir en plus de ses propres capacités pour s’assu- rer dans ces circonstances une bonne réussite scolaire, et ce aux divers degrés du parcours académique. Introduction Lorsque j’ai appris qu’un numéro spécial de la revue « Repères IREM » était consacré à l’accueil des enfants handicapés dans la clas- se de Mathématiques, j’ai d’abord longuement hésité à me manifester. Il est vrai que j’avais envie depuis plusieurs années déjà de coucher 19

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De l’apprentissage

Du Braille au Dessin

Des graphes De Feynman

Benoît BLOSSIERCNRS/Laboratoire de

Physique Théorique d’Orsay

REPERES - IREM. N° 84 - juillet 2011

sur papier quelques idées concernant le sujet,et ainsi d’exprimer implicitement ma gratitu-de envers mes professeurs qui, la plupart du temps,ont réagi du mieux possible face à une situa-tion, certes inhabituelle pour eux, mais paspour autant tragique. Cependant rapporter ce genrede souvenirs est délicat : soit ils sont ancienset ceux ayant trait au quotidien du cours deMathématiques sont fugaces, soit ils sont plusrécents mais très peu de gens se sentirontconcernés, car ils se réfèrent à des études de hautniveau rarement poursuivies en général parmes compagnons d’infortune. Finalement jeme suis décidé à prendre la plume, encouragépar quelques collègues et par mes proches aux-quels j’ai exposé mes intentions.

Pour fixer les idées, je dois écrire quelqueslignes sur mon handicap et ses conséquences,car le diagnostic ophtalmologique actuel « a unevision de loin de 1/50, compte les doigts à un

Je me propose de relater l’expérience de monintégration, en tant qu’élève déficient visuel, ausein d’établissements dépourvus la plupart dutemps de structure d’accueil particulière. Ellea débuté dès le plus jeune âge, en 1984, et s’estachevée en 2006 par l’obtention d’un diplômede Doctorat de Physique : je pense donc m’êtrefait une idée assez juste des éléments qu’il fautréunir en plus de ses propres capacités pour s’assu-rer dans ces circonstances une bonne réussitescolaire, et ce aux divers degrés du parcoursacadémique.

Introduction

Lorsque j’ai appris qu’un numéro spécialde la revue « Repères IREM » était consacré àl’accueil des enfants handicapés dans la clas-se de Mathématiques, j’ai d’abord longuementhésité à me manifester. Il est vrai que j’avaisenvie depuis plusieurs années déjà de coucher

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mètre », même s’il est utile pour un médecin,ne rend pas suffisamment compte selon moi dece que nous ressentons dans la vie courante. Jesouffre du Syndrome de Peters, dont l’effet leplus spectaculaire sur les yeux est l’opacité dela cornée ; il y en a d’autres, plus insidieux, maisil n’est pas nécessaire d’en discuter ici. Cela signi-fie qu’il y a moins de lumière qui atteint lefond de l’œil : j’ai donc du mal à distinguer lesdétails sur une image ou autour de moi, surtouts’ils sont statiques.

Ainsi, lorsque je jouais aux billes étantpetit, laissant libre cours à mon imagination, etque j’en égarais une, je mettais du temps à larécupérer, même si elle se trouvait en pleinmilieu de la pièce dans un espace ouvert : je melançais dans une sorte de marche aléatoire à deuxdimensions, les mains en avant et époussetantcopieusement le sol, et je finissais par rencon-trer l’objet convoité dans un temps relativementconforme à la loi de diffusion connue en Phy-sique Statistique. Aujourd’hui, déceler rapide-ment l’endroit sur un écran d’ordinateur où setrouve le pointeur de la souris sans bougercelle-ci (et sans augmenter la taille du pointeur)m’est impossible : j’agis alors sur la table detracé de manière à déplacer le pointeur dans uncoin de l’écran, pour pouvoir le suivre des yeuxensuite. Dans la rue il m’arrive de rester plu-sieurs secondes à chercher anxieusement duregard le feu piéton se trouvant de l’autre côtédu passage protégé, en particulier quand saluminosité n’est pas excellente.

En revanche, depuis une greffe de cornéeréalisée pendant mon adolescence sur l’œil lemoins atteint, je peux lire de tous petits carac-tères en plaçant celui-ci à 2 ou 3 cm du livre oude l’écran sur lequel je suis en train de tra-vailler : un agrandissement de leur taille dimi-nue certainement ma fatigue, mais il y a un com-promis à trouver car j’ai un champ visuel trèsétroit. Si cette minuscule fenêtre de bonne vue

venait à se détériorer, je me considérerais alorscomme presque aveugle, ne pouvant plus accom-plir ce pour quoi j’ai consenti tant d’efforts. Parailleurs la vision du relief laisse à désirer :atteindre les extrémités des volées de marchesnécessite plus de précautions que pour lesvalides. En Allemagne, dans les bâtiments fré-quentés par le public, on a eu la délicate atten-tion de les rendre plus visibles en peignant des-sus une bande de couleur, souvent jaune ; onserait bien inspiré de prendre une mesure ana-logue en France, car pour le moment je n’y aipratiquement encore rien vu de tel : c’est pour-tant extrêmement simple, efficace, et on montreà peu de frais qu’on soutient les handicapés dansleur volonté d’être autonomes dans leurs dépla-cements. Enfin, en ce qui concerne ma vie enclasse, le désagrément majeur de mon handi-cap est que je ne distinguais pas ce qui était ins-crit au tableau. Aujourd’hui je déchiffre ce quiest montré sur les transparents lors des confé-rences en les regardant à travers une petitelongue-vue ; malheureusement je ne peux pasfaire de même quand je présente les miens, ilme faut par conséquent un peu plus de prépa-ration que la normale, afin d’en mémoriser lecontenu sans pour autant recourir au par cœur.

Je dois avertir les lecteurs que mon expé-rience n’est pas forcément généralisable pourtous les handicapés visuels. En particulier je neprétends pas apporter de solution au problèmeépineux de l’intégration des enfants aveuglesdans les établissements scolaires classiques.Je me place donc dès le début dans la situationoù on peut voir ce qui est écrit sur son cahier,même si on a des difficultés à maintenir une atten-tion maximale sur plusieurs heures. Je recon-nais qu’il y a eu des progrès remarquableseffectués récemment en matière d’aide techniqueà la scolarisation des aveugles, notamment enMathématiques grâce aux logiciels de transcriptionBRAMANET ou NAT par exemple. Malheu-reusement j’ai la conviction que ces progrès se

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heurteront presque inéluctablement à la limited’origine physiologique sur l’acquisition ou lamaîtrise de connaissances très élaborées dansles disciplines scientifiques, à part peut-êtrepour quelques niches de recherche en Mathé-matiques fondamentales.

En effet chacun, brailliste comme voyant,peut s’approprier les démonstrations du théo-rème de Cayley-Hamilton car il s’agit de purraisonnement ; comprendre pourquoi la figured’interférence obtenue avec un interféromètrede Michelson placé en configuration « de coind’air » est constituée de raies au voisinage desmiroirs nécessite à priori de dessiner sur un papierla trajectoire des rayons « réels » et « virtuels »,symétriques des premiers par rapport à la lameséparatrice, et les braillistes ont à mon avis desdifficultés à imaginer la situation. En revancheje suis persuadé qu’il n’y a pas d’obstaclesmajeurs à scolariser très tôt les personnes tellesque moi dans des établissements classiques ; laseule précaution à prendre, et elle est importante,est de veiller à aménager d’une manière oud’une autre les activités pouvant mettre en dan-ger l’intégrité physique de l’individu, en par-ticulier les travaux pratiques de Chimie, ouceux de Physique ayant recours à des faisceauxLasers. Enfin ma scolarité dans le secondaires’est déroulée à une période où les moyensnumériques étaient rudimentaires et peu usités ;depuis la situation a nettement changé et on nedevra pas s’étonner que je n’en fasse pas men-tion : il se pourrait même que certains de mescommentaires n’auraient plus lieu d’êtreaujourd’hui.

A l’Ecole Primaire

Je dois en partie mon intégration précocedans des établissements classiques à un contex-te familial plutôt favorable. Mes parents, issusde la paysannerie, ont bénéficié comme beau-coup de l’ascenseur social des années 1960 : ma

mère est devenue institutrice, mon père ensei-gnant en collège dans les disciplines à vocationsscientifique et technique. C’est donc très natu-rellement que je me suis retrouvé scolarisédans l’école maternelle où travaillait ma mère,me différenciant en cela de mon grand frère quiavait fréquenté l’école de notre village. A cetteépoque elle enseignait en classe enfantine et auCP : par conséquent je l’ai eue comme institu-trice après deux ans de présence dans l’éta-blissement. Constatant que je m’intéressaisbeaucoup à ce que faisaient les « grands » ellem’a laissé partager leurs activités : lecture,écriture et calcul. Après consultation de ladirectrice de l’école, qui a encouragé la démarche,on m’a acheté un petit bureau incliné, de façonà ce que je ne me torde pas trop le dos en regar-dant de près mon cahier, et on l’a installé prèsd’une fenêtre pour avoir un maximum de lumiè-re. Le livre de lecture était tel qu’il n’était pasnécessaire d’agrandir les caractères – je ne mesouviens pas d’ailleurs qu’il ait existé dansl’école un appareil de reprographie pouvantaccomplir cette tâche. Apprendre à lire et àcompter me plaisait énormément, on m’avaitdemandé d’écrire les lettres dans les interlignesde mon cahier, afin que je les distingue mieux.J’étais déjà très à l’aise en calcul mental, les addi-tions avec retenue ne me posaient pas de pro-blème et j’écrivais les lignes d’opération avecattention. Enfin un aspect important est que, endépit de mon statut un peu spécial sous diffé-rents points de vue, je m’entendais très bien avecmes petits camarades et je participais aux jeuxcollectifs à la récréation avec autant d’ardeurque les autres.

Dès le plus jeune âge je compensais ma faiblevue par une ouïe développée. J’avais remarquéque les oiseaux chantaient davantage au prin-temps mais j’étais un peu frustré de ne pas lesidentifier. Je posais des questions à ma mère,qui n’en savait pas plus que moi. Toutefoiselle a pris l’initiative formidable de m’acheter

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des cassettes de chants d’oiseau : je me suis alorspassionné pour l’ornithologie et j’ai pu recon-naître les espèces vivant autour de chez moi aupremier cri qu’elles poussaient. Cela a puis-samment exercé mon oreille et m’a été trèsprécieux par la suite.

A la fin du CP j’avais donc acquis uneannée d’avance. Mes parents se sont alors inter-rogés sur ce que j’allais devenir : renseignementspris auprès d’un conseiller pédagogique, il a étédécidé que je serais scolarisé au chef-lieu de dépar-tement dans un établissement semi-adapté oùj’évoluerais la plupart du temps dans une clas-se de CE1 normale mais que quelques heurespar semaines seraient consacrées à l’apprentissagedu Braille dans la structure d’accueil de l’éta-blissement prévue à cet effet. Une entrevue enma présence et au domicile de l’institutriceresponsable de cette structure l’a convaincue detenter avec moi cette expérience d’intégration,peu courante pour l’époque.

Ces années n’ont pas été les plus réjouis-santes sur le plan de l’affect : les journéesétaient particulièrement éprouvantes puisque j’étaislevé à 7 heures, j’avais 50 minutes de trajet àeffectuer dans un taxi collectif emmenant éga-lement dans un établissement spécialisé desenfants souffrant de trisomie, apprendre commetout le monde la grammaire, la conjugaison, lestables de multiplication, se perfectionner encalcul mental, mais en plus lire et écrire leBraille par la méthode du « é-a éa » (le « a »et le « é » se représentent en Braille par un pointet six points marqués, respectivement, et consti-tuent donc les lettres les plus faciles à différencierlors du premier contact avec cette nouvelleforme d’écriture), effectuer le trajet retour dansces taxis collectifs avec les mêmes enfants han-dicapés mentaux, jusqu’à parvenir à la maisonaux environs de 18 heures. Toutefois j’ai apprisà m’apitoyer sur le sort des autres et à relati-viser le mien : il arrivait parfois que les jeunes

trisomiques connaissent des crises d’agressivité,j’attendais impatiemment qu’elles cessent maissans blâmer les malheureux ; en outre ils par-venaient à se souvenir de moi et semblaient s’êtreinquiétés quand j’avais été absent quelquesjours à cause d’une angine ou autre maladie, j’enéprouvais du bonheur pour eux.

D’autre part je mesurais la chance quej’avais de pouvoir suivre des cours normaux,en voyant les activités proposées aux défi-cients visuels dans la structure d’accueil danslaquelle je séjournais quelques heures : biensûr je ne doute pas qu’elles aient été adaptéesà leur handicap (j’avais une vision de 1/20 àmon meilleur œil alors qu’un camarade n’avaitque 1/100 par exemple) ou à leur âge (je croisme rappeler que des enfants de moins de 6 ansétaient présents) mais j’avais compris dès cemoment que je ne me résoudrais jamais àvivre dans ces sortes de vases clos et protégés,j’étais déterminé à surmonter les obstaclesentravant ma scolarisation dans un milieuclassique tant que je pourrais lire et écrireplus ou moins normalement ; j’avais soif deconnaissances, quel qu’en soit le prix. Je merésignais à maîtriser la pratique du Braille,j’avais parfaitement conscience que c’étaitindispensable, mais j’étais également parti-culièrement heureux de l’initiative prise par lespersonnes s’occupant de nous de m’apprendrela dactylographie, alors que j’évoluais en CE2: je savais que cela pouvait être très importantcar je voyais à la maison mon père taper à lamachine pour ses activités d’élu local et j’avaisnoté sa lenteur à frapper les touches, car il n’agis-sait qu’avec trois doigts en regardant celles-ci, quand j’utilisais neuf doigts en regardantconstamment ma feuille de papier, ce qui accé-lérait sensiblement la typographie. 20 annéesplus tard je procède toujours de même, sauf quel’écran a remplacé le papier. Toujours dans lebut de me fournir les bagages pour la prise denotes en milieu classique il avait été envisa-

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gé de m’enseigner la sténographie, ce qui nes’est en définitive pas réalisé. J’avais égale-ment une séance hebdomadaire de psycho-motricité avec une personne spécialisée dansce domaine ; différentes activités y étaientproposées comme le jeu de quilles, monter àun espalier, deviner ou faire deviner des mots(le jeu du « pendu ») ou bien marcher dans larue avec une canne blanche, s’y orienter et tra-verser les voies publiques sans danger.

Je garde un bon souvenir de ces séances.Durant cette période de Cours Elémentaireson m’a acheté comme moyen de compensationdu handicap visuel une petite longue-vue, pourpouvoir lire au tableau. Le premier essai a étéune réussite, j’étais très content ; malheureusementje me suis rapidement rendu compte que cen’était pas forcément la solution idéale, car letableau mouillé à l’éponge et en train de sécherlaissait apparaître une série de zones plus ou moinssombres et rendait les caractères fraîchement écritsà la craie quasiment illisibles, en tout cas pourmoi. J’ai donc renoncé à l’utilisation de malongue-vue en classe, et ce jusqu’à la fin de mascolarité. Je me suis habitué à noter sur mon cahieren reprenant les paroles prononcées par l’ensei-gnant : cela explique en partie pourquoi j’étaisà l’aise en dictées par exemple.

C’est pour cela que l’exercice de monoreille par la perception des chants d’oiseau,en plus de l’apprentissage du piano, s’est avérési crucial dans la poursuite de mon cursus sco-laire. Les autres moyens de compensation ontété des lampes installées à mes tables en clas-se et chez moi, la pose dans ma chambre d’unbureau ayant différents niveaux d’inclinaisonpossibles et l’achat d’un photocopieur pou-vant agrandir les documents. J’y ai eu recoursde temps à autre mais pas de manière suffisantepour que son absence eût été préjudiciable : jelisais simplement les traités d’ornithologie,les revues ou les livres de jeunesse sous une

lampe. Enfin, souhaitant exposer mes capaci-tés et illustrer que j’avais certainement lesmoyens intellectuels de réussir mon intégration,l’institutrice responsable de la structure d’accueilavait eu un jour l’idée d’organiser une partied’échecs avec moi un peu particulière, dans lesens où elle était filmée. Elle savait que je pra-tiquais ce jeu, et nous nous y adonnions de tempsen temps un petit quart d’heure en fin de séan-ce de travail du Braille, pour me délasser. Lecocasse de l’histoire est que j’ai gagné après3 ou 4 coups seulement, elle avait commis uneerreur grossière : je me suis toujours deman-dé si c’était volontaire ou pas. En tout état decause, le film, que nous avons visionné en pré-sence du directeur de l’école et en en souriantà l’avance, n’a duré qu’une minute à peine...

A la fin de la période de Cours Elémentaires,mes parents se sont une fois de plus interrogéssur mon avenir. Ils ont un temps envisagé dem’envoyer dans un institut spécialisé, crai-gnant malgré les signes encourageants déjàenregistrés que je ne parvienne pas à assimilerpleinement les connaissances nouvelles ou aug-menter mon rythme de travail si je me trouvaisen classe normale. Je leur ai alors clairementfait entendre que ce n’était pas du tout à mongoût et je leur ai dit que j’étais psychologi-quement prêt à endurer les difficultés qui pou-vaient surgir car je voulais prouver que j’étaiscapable d’évoluer dans le monde des valides avecle maximum d’autonomie possible. Je leurrends grâce d’avoir compris et épousé monpoint de vue. J’ai été scolarisé dans l’établis-sement où enseignait ma mère, le même oùj’avais appris à lire, ce qui m’a permis de retrou-ver mes camarades d’enfance. L’instituteur desclasses de CM1 et CM2, qui se trouvait être ledirecteur de l’école, avait très aimablementaccepté de m’accueillir et prolonger avec moil’expérience d’intégration, quelque chose quilui était pourtant totalement inconnu : il avaitsemble-t-il été rassuré par le rapport de ce qui

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m’était advenu les années précédentes. Et de faitmon année de CM1 s’est très bien passée :j’avais une lampe à ma table, l’enseignant medictait les opérations écrites au tableau quenous avions à accomplir en début de journée,j’avais bien assimilé le test de vérification durésultat d’une multiplication – la « preuve par9 ». Comprendre comment diviser 2 nombresa pris un tout petit peu plus de temps : il fallaitque j’acquière la manière de disposer les nombresou les chiffres du dividende, du diviseur, du quo-tient et ainsi de suite. L’instituteur est venu àune reprise à ma table pour me réexpliquercomment procéder sur un exemple ; il avait effec-tué la démonstration au tableau mais j’étaisincapable de suivre. Comme j’étais à l’aise encalcul mental, j’ai rapidement saisi ce qu’ondemandait et ce seul exemple m’a suffi. Jen’affirme pas du tout que je n’ai pas commisd’erreurs de calcul par la suite, cela a dû cer-tainement m’arriver comme à tout le monde, maisje présente ici un premier cas où une interven-tion précoce de l’enseignant à la table d’unélève déficient visuel, pour lui remontrer cequ’il n’a pas compris, ou pas vu, est efficace etextrêmement apprécié par l’intéressé. J’ai apprisles premières notions de géométrie, notam-ment tracer à la règle, à l’équerre et au compasles quadrilatères remarquables : parallélo-gramme, losange, rectangle, carré.

Comme moyen de compensation du han-dicap on m’avait acheté un compas assez évo-lué, avec une pointe très solide – au risque deme blesser - et une petite molette pour ajusterfinement le rayon : j’en ai été très satisfait.L’équerre et la règle graduée dont je disposaisn’avaient rien d’extraordinaire ; en revanche lerapporteur était censé être adapté, avec desgraduations bien marquées et un centre nette-ment visible. En pratique il n’était vraimentpas fameux, malheureusement : il était troppetit, le centre représenté par un petit disque enmétal laissait à peine voir ce qu’il y avait sur

le papier parce que le trou dont il était percé étaitminuscule. Par chance j’en avais un autre, clas-sique, qui me convenait très bien. Je ne mesouviens pas que le tracé des figures géométriquessimples m’ait causé beaucoup de difficultés, jepeux seulement affirmer que j’appréciais l’exer-cice. Je ne saurais dire non plus si j’étais pluslent que mes camarades pour les faire : c’étaitcertainement le cas mais j’avais au moins par-faitement intégré la démarche à suivre. Lanotion de fraction ne m’est pas non plus appa-rue incompréhensible : à la maison je distinguaistrès bien les parts de gâteau... Pendant lesrécréations je participais aux jeux de ballonavec autant d’acharnement et de plaisir que lesautres, j’évitais juste de me trouver en faced’un des élèves de CM2 dont la frappe de balleétait particulièrement puissante. Je me sentaisbeaucoup plus à l’aise dans cette petite cour d’écolerurale que dans celle que j’avais fréquentée lesannées précédentes, qui me semblait immenseavec pleins d’enfants au milieu desquels jerecherchais fiévreusement des yeux ou desoreilles des têtes ou des voix connues.

Aujourd’hui encore j’éprouve le mêmesentiment pendant les pauses café des conférencesinternationales rassemblant plusieurs centainesde personnes : je me retrouve rapidement noyédans la foule, incapable de lire ce qu’il y ad’écrit sur le badge des autres participants et quime permettrait de les identifier au cas où je sou-haiterais leur poser des questions, et si je ne ren-contre personne de familier j’ai tendance àrevenir promptement dans les salles de confé-rence en attendant que les séances reprennent.Enfin mon intégration en classe de CM2 s’estdéroulée dans la continuité par rapport à l’annéeprécédente, sauf que ma mère a pris la place demon ancien instituteur parti sous d’autres cieux.

En conclusion de cette section, particuliè-rement détaillée car elle contient les élémentsfondateurs de ce qui m’est arrivé ensuite, je pense

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que l’intégration des enfants déficients visuelsdans des classes d’école primaire est relative-ment simple. Il faut s’assurer qu’ils maîtrisentle Braille, au cas où leur situation de handicapdeviendrait plus critique, mais le niveau deconnaissances à assimiler n’est pas encore telqu’il puisse être affecté par leurs problèmes phy-siologiques. De plus on a en permanence en facede soi la même personne qui délivre l’ensei-gnement. Elle nous connaît, cela établit natu-rellement un lien de confiance, presque affec-tueux. J’ai donc l’impression que la majoritéd’entre nous devrait statistiquement avoir en entréede Sixième des capacités analogues à cellesde nos petits camarades valides, en Français, enArithmétique ou en Culture Générale. La prisede notes à l’oral est sans doute plus délicate àacquérir : nous avons le don d’être très atten-tifs à l’écoute, encore faut-il l’entraîner et savoirl’utiliser à bon escient, cela dépend probable-ment des individus.

Au Collège et au Lycée

Ayant prouvé à l’école primaire que j’étaiscapable de m’en sortir très honorablement et suiteaux fortes réserves que j’avais émises quant àmon séjour dans un institut, mes parents ont déci-dé de m’envoyer au collège le plus proche demon domicile, où enseignait mon père. Il ad’abord consulté ses collègues pour connaîtreleur état d’esprit. Aucun d’entre eux n’avait connuun cas similaire auparavant, ils étaient quelquepeu réticents mais ils se sont finalement lais-sés convaincre. Ne sachant pas trop commentje réagirais face au changement de salle à opé-rer entre deux cours, il avait été convenu quema classe aurait la plupart des enseignementsdans une seule salle, comme cela se pratique auprimaire : au lieu des élèves, c’était aux professeursde se déplacer. Ils se sont pour la plupart pliésde bonne grâce à cette mesure, plutôt inhabi-tuelle. Une lampe et une machine à écrire étaientinstallées à ma table, la machine me servant pour

les dictées. Les seuls enseignements que nousn’avions pas dans cette salle étaient les SciencesNaturelles, la Technologie et l’Histoire-Géo-graphie. Dans ce dernier cas j’ai eu du mal à com-prendre que la professeure ne veuille pas quit-ter la salle où elle se trouvait la majeure partiedu temps : au cours d’un échange bref, mais vif,je lui ai émis l’idée qu’il n’était peut-être pasinsurmontable pour elle de transférer momen-tanément sa carte de géographie d’une salle àl’autre et qu’on pouvait facilement installer unrétroprojecteur. Elle s’est braquée, m’a lancé àla figure des mots très durs à recevoir pour unenfant de 10 ans, et j’ai fondu en larmes. Je mesuis en fin de compte rendu à ses vues, nous avonseu cours dans sa salle, j’y ai mis une autrelampe ; la suite (en fait dès la Cinquième) luia donné raison, à savoir qu’il n’était pas néces-saire pour moi d’avoir cours dans la mêmesalle, on pourrait juste lui reprocher de ne pasavoir pris de gants pour exprimer son opinion.Elle a pu constater dès les semaines suivanteset les premiers devoirs sur table que je n’avaispas de difficultés à apprendre ce qu’elle nousenseignait, et le climat entre nous s’est apaisé.Il avait été convenu que je tape les dictées ; jen’étais guère enthousiaste, car j’étais honteuxd’éventuellement déranger mes camarades declasse par le bruit de la machine. Comme celapartait d’une bonne intention de ma profes-seure de Français, qui était également notreprofesseure principale, je me suis plié à la déci-sion. Il est évident qu’aujourd’hui, avec lesmoyens modernes, j’accepterais cela avec beau-coup moins de réticence.

Cette professeure était relativement jeunedans le métier : elle avait été agréablement sur-prise que mes résultats trimestriels me placentparmi les tous premiers de la classe. L’ennui estqu’à un moment elle m’a montré en exempleà des élèves ayant malheureusement des diffi-cultés en Français : je pense qu’il faut éviter àtout prix ce genre de stigmatisation, bien qu’elle

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soit dans un certain sens positive, ou du moinsà notre avantage, car cela peut s’avérer dange-reux pour les relations entre enfants handica-pés et valides. Nous sommes très vulnérables,un élève réprimandé peut facilement se vengeren provoquant quelques heures plus tard une bous-culade dans un escalier et au cours de laquel-le l’un de nous trébuche. J’ai le souvenir d’avoirconnu un tout début d’apprentissage de l’Anglaisun peu délicat : je conseille vivement aux pro-fesseurs d’épeler les premiers mots qu’ils écri-vent au tableau lors des toutes premières séancesde cours. Comment deviner que « prénom » setraduit à l’écrit par « first name » au seul moyende la phonétique ?

Durant mes deux premières années de col-lège le professeur de Mathématiques nousdemandait de réserver un cahier pour les notesde cours et un autre pour les exercices. Nousremplissions le premier par ce qu’il dictait : il

semble que c’était son habitude, et cela n’étaitpas à mon désavantage. Dans ce qui suit jemontre sur quelques figures plusieurs extraitsscannés des cahiers de Cinquième, afin queles lecteurs puissent juger de ma manière d’écri-re et de tracer les figures, avec comme seul moyensde compensation une lampe et les outils dedessin acquis en primaire.

On remarquera que j’ai souvent utilisé lescarreaux de mon cahier comme repère ortho-normé pour faciliter les tracés, bien que ce nesoit pas tout à fait dans l’esprit de la géométrie« à la règle et au compas ». J’imagine que denombreux élèves agissent de même, et je ne medémarque pas d’eux en cela. On notera parailleurs que le tracé de mes droites issues dessommets des triangles n’est pas excessivementprécis, il est effectué au stylo bille, de maniè-re sans doute à ne pas perdre trop de temps : ils’agissait surtout pour moi de représenter sché-

Figure 1 : un aperçu du cours sur les fractions

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Figure 3 : un aperçu du cours sur les triangles

Figure 2 : construction du symétrique d’objets par rapport à une droite

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matiquement la situation. Dans les devoirs jefaisais mes figures au crayon gris, commec’était la consigne. J’avais compris plutôt rapi-dement comment former un cube depuis unpatron. Cet aspect de géométrie dans l’espace,comme beaucoup plus tard se représenter un torepar une surface plane aux conditions aux bordspériodiques, ne m’a jamais mis dans l’embar-ras. Il n’en va pas de même d’autres exercicesclassiques comme déterminer géométrique-ment la droite à l’intersection de deux plans, oùune bonne représentation du relief et de la pers-pective cavalière sont primordiales, me semble-t-il. J’ai également inclus deux extraits ducahier d’exercice où je montre mon aptitude àutiliser le rapporteur pour former un graphe àsecteurs et que le recours abusif aux carreauxcomme repère orthonormé peut être dange-reux, conduisant à un exercice erroné.

Les deux dernières années de collège ontété marquées par l’apparition de nouvelles dis-ciplines : l’Allemand et le Latin en options, etla Physique-Chimie, que je chéris tant. Ma pro-fesseure de Mathématiques avait une manièredifférente d’enseigner de son prédécesseur.Elle se servait davantage du tableau pour abor-der les notions du cours, en étant peu explici-te sur le contenu de ce qu’elle y écrivait. Elledistribuait des polycopiés résumant les pointsimportants à retenir, mais le fait d’être peudiserte ou trop rapide sur ce qu’elle montrait autableau – je n’osais le lui faire remarquer mêmesi j’en étais désespéré – s’est terminé en catas-trophe. J’ai eu une note calamiteuse (la pire detoute ma scolarité en Mathématiques, 6/20) aupremier devoir sur table, consacré à la factori-sation d’expressions développées : je n’avais stric-tement rien compris à ce qu’il fallait faire (peut-être que nous manquions d’exercice, je ne mesouviens pas).

A la fin de l’heure où elle a rendu lescopies, elle est venue me voir pour discuter de

ce qui n’allait pas : en effet cela ne cadrait pasdu tout avec les aptitudes que j’avais montréesles années précédentes et elle s’en était émueauprès de mon père, un de ses collègues, recon-naissant qu’il devait y avoir un problème. Ellem’a réexpliqué la procédure de factorisation àl’aide d’exemples se déroulant devant mesyeux, comme elle avait fait auparavant devanttoute la classe, et je disposais donc d’un sup-port que j’allais réétudier. Je lui ai alors avouéque sa façon de présenter les choses au tableaume convenait difficilement et nous nous sommesmis d’accord sur le fait qu’elle viendrait me voirrégulièrement pendant les séances pour redes-siner ou réécrire sur un papier ce qui apparais-sait au tableau.

Visiblement elle n’était pas prête à chan-ger, même légèrement, sa méthode de transmissiondes connaissances et je me suis résolu à cemodus vivendi : j’aurais nettement préféré pou-voir prendre mon cours seul, en utilisant mescapacités, sans faire appel à ce subterfuge quime rappelait trop crûment mes faiblesses. Tou-

Figure 4 : apprendre à construire un volume depuis un patron

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tefois dès ce moment mon assimilation desnotions nouvelles s’est améliorée et j’ai retrou-vé mon niveau des années précédentes en termede résultats trimestriels. Cela constitue le deuxiè-me cas où une adaptation de la méthode d’ensei-gnement s’est avérée nécessaire et j’en ai tirépleinement profit. Nous nous approchions duBrevet et nous avions quelques figures géo-métriques à tracer : je montre sur une figure ci-contre un extrait de devoir de Troisième où onpeut voir comment j’y parvenais avec commeseuls moyens de compensation une lampe et unplan incliné en bois ayant deux butées pourretenir les feuilles de papier posées dessus et empê-cher le plan de glisser sur la table. Ce planavait été fabriqué pour éviter que je me fatiguetrop le dos en me penchant sur mes cahiers.

L’arrivée au lycée constitue un momentimportant : nous sortons petit à petit de l’enfan-ce insouciante et les questions concernantl’avenir commencent à émerger de la brume.Les professeurs que nous rencontrons ne sont

généralement pas davantage préparés que ceuxdu collège à recevoir des personnes comme moi,mais nous, nous sommes prêts à faire les effortsexigés. Nous avons déjà eu des épreuves surtable en temps limité, nous savons donc ceque gérer le temps d’examen signifie ; il se peut

Figure 5 : extraits du cahier d’exercice, illustrant le travail sur les fractions

et sur les symétries (l’exercice sur la symétrie centrale est erroné)

Figure 6 : extrait d’un devoir sur table de Troisième, où il fallait construire

des triangles homothétiques

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que nous nous soyons perfectionnés en prisede notes durant les années de collège, parexemple grâce à quelque professeur d’Histoi-re-Géographie faisant don à ses classes deQuatrième-Troisième de la rhétorique qu’ilpratiquait dans l’hémicycle de conseillers ter-ritoriaux où il siégeait.

Nous avons donc accumulé de la confian-ce en nos possibilités et nous ne demandons qu’àen faire davantage. Nous sommes plus autonomespar rapport au tracé des schémas de montageen Physique-Chimie : en Troisième j’attendaisavec un peu de tristesse que le professeur vien-ne dessiner sur mon cahier ce qui se trouvait autableau – il restait malheureusement muet pen-dant ces instants – tandis qu’au lycée je deman-dais à mon voisin de me prêter sa copie commemodèle. Ainsi le professeur n’était pas conscientdu problème que je rencontrais et ma présen-ce, ou plutôt ma spécificité, ne se faisait pas remar-quer. La gestion des binômes de travaux pra-tiques nous est plus aisée : nous savons qu’ilfaut lier connaissance le plus rapidement pos-sible avec un camarade qui puisse accepterqu’on partage les tâches : à lui la majeure par-tie du montage expérimental – nous pouvonsbien sûr l’aider en maintenant stabilisé si néces-saire l’un des éléments du montage - à nousl’essentiel de la rédaction du compte-rendu, etaux deux les observations et l’interprétation àen donner : ce dernier point est crucial car il seraitdésastreux que nous restions passifs dans cetteforme d’acquisition de connaissances.

Mes professeurs de Mathématiques dulycée ont peu utilisé le tableau pour aborder lesnotions du cours : ils se contentaient de poly-copiés sur lesquels nous écrivions les mor-ceaux de phrases ou les expressions analy-tiques les plus importantes, après avoir travaillésur des exercices d’introduction. Je n’ai jamaisété envoyé au tableau réaliser les exercices ; jene le demandais pas (j’écris très mal sur les sur-

faces veleda) mais je pense qu’aménager laparticipation serait volontiers accepté, parexemple en faisant muer en secrétaire le pro-fesseur ou, si celui-ci se sent gêné par rapportà son autorité, un autre élève. A l’instar semble-t-il de toute une génération de lycéens du milieudes années 1990 j’ai connu un début de PremièreS compliqué : la différence de niveau par rap-port à la Seconde était vraiment élevée. J’étaisdépassé par les événements et ai bien cru avoiratteint brutalement mes limites en Mathématiques ;en tout cas je n’ai jamais invoqué mon handi-cap comme excuse, car j’avais pu augmenter monrythme de travail dans les autres disciplinesscientifiques comme la Physique-Chimie.

Par la suite cela s’est nettement amélioréjusqu’en Terminale où j’ai repris confiance enmoi ; je ne saurais distinguer la part venant demon surcroît de travail pour absolument réémer-ger de celle venant du programme moins exi-geant dans sa progression. J’ai même eu l’hon-neur d’être inscrit à l’épreuve de Mathématiquesdu Concours Général par ma professeure, quim’a appris pendant deux ans à tirer la quintes-sence de mes capacités dans cette discipline :j’en ai récolté de beaux fruits plus tard. J’ai éga-lement eu le bonheur de participer à l’épreuvede Physique de ce Concours, j’y ai fait connais-sance avec les rudiments de Mécanique Quan-tique et ses fascinantes fonctions d’onde. Ayantbénéficié d’une greffe de cornée au début de laSeconde, remplaçant en quelque sorte un boutde pare-brise défectueux par un morceau neufet transparent, je n’avais plus besoin de lampeen classe ; je me contentais de profiter du maxi-mum de lumière extérieure possible. A la mai-son je pouvais lire plus confortablement lesjournaux : au lieu de tenir à la main une lampe-torche, un lustre de plafond me suffisait.

A la fin de la Seconde, j’ai égalementrenoncé à mes plans inclinés : j’avais beaucoupgrandi et leur ergonomie n’était plus adaptée.

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Figure 7 : (gauche) extrait d’un devoir de Spécialité Mathématiques dans lequel monmanque de rédaction se faisait remarquer ; (droite) extrait d’un examen blanc de Baccalau-

réat rédigé alors que deux heures trente de travail s’étaient déjà écoulées

Figure 8 : (gauche) représentation graphique d’une hyperbole et ses asymptotes obliques, où il manque les foyers exigés dans le sujet, alors que leurs coordonnées m’étaient connues ;

(droite) représentation graphique de deux fonctions où j’ai oublié de tracer la tangente àl’une d’entre elles au point d’abscisse 0 comme c’était demandé dans le sujet, ayant pourtant déterminé par ailleurs la valeur de la fonction et de sa dérivée en ce point

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C’était une manière supplémentaire, biendérisoire, de tenter de passer inaperçu au milieudes autres élèves. Afin que le lecteur puisse jugerde la manière dont influençait ou non ma spé-cificité physiologique sur mon travail en fin delycée, je montre sur deux figures un extraitd’un devoir sur table de Spécialité Mathéma-tiques et trois extraits d’un examen blanc de Bac-calauréat. On se rendra compte que j’étais par-fois adepte de l’effort minimal d’écriture, ce quise traduit par plusieurs commentaires simi-laires faits sur ma copie concernant mon manquede rédaction.

Il semble que la tendance à insister sur cetaspect du travail se soit atténuée récemment parceque cela détournerait les élèves des étudesscientifiques : faire de la rédaction pour larédaction est effectivement inutile mais uneformation insuffisante au lycée par rapport à laméthodologie, qui me paraît bien plus impor-tante que la « rédaction » proprement dite, ris-querait de s’avérer pénalisante par la suite ; habi-tué à une sorte de paresse intellectuelle, onpourrait par exemple se hasarder à calculernumériquement une intégrale le long d’un che-min tortueux dans l’espace complexe sans sepréoccuper un instant de la présence éventuel-le de coupures – alors que certains logiciels decalcul utilisés par les chercheurs et ingénieursne le font pas à leur place.

Le premier extrait de l’examen blanc de Bac-calauréat montre que je parvenais à maintenirmon application après plus de deux heurestrente d’effort avec une écriture, de mon pointde vue, relativement égale ; cependant je recon-nais que je n’ai jamais osé demander à mes pro-fesseurs s’ils passaient plus de temps sur ma copieque sur celles de mes camarades à déchiffrer mespetits caractères écrits en attaché. Les deuxderniers extraits concernent des représenta-tions graphiques qu’il fallait effectuer : elles étaientincomplètes (foyers de l’hyperbole et tangen-

te à une courbe au point d’abscisse 0 oubliés,alors que c’était exigé dans le sujet et quej’avais bien écrit les coordonnées des foyers etcorrectement déterminé les caractéristiques dela fonction en 0 dans d’autres questions), je met-tais peu de soin à joindre les points, bref montemps était géré de telle sorte que ces questionsn’étaient pas du tout prioritaires, je ne m’offus-quais pas de perdre quelques quarts de point icisi j’en gagnais ailleurs. Quand les copies étaientrendues je ne regardais même pas l’apprécia-tion de ce travail.

Affirmer ne rien attendre des équipes péda-gogiques du lycée face à notre situation dehandicap serait une erreur. J’étais certes parvenuà être autonome dans le quotidien des cours, etc’était le plus important. Restait l’aspect angois-sant de mon futur : est-ce que je réussirais à pour-suivre ma scolarité jusqu’au Baccalauréat scien-tifique ? Qu’adviendrait-il ensuite ? Je doisavouer que le premier contact avec notre pro-fesseure principale en Première a été de cepoint de vue décevant. Elle a fait l’appel, égre-nant à chaque fois les options choisies par lesélèves pour s’assurer que ce qui était inscrit admi-nistrativement était correct, et nous a rapidementdélivré le message de circonstance. J’étais le seulélève à n’avoir pas mentionné l’option « Scien-ce Expérimentale », j’ignorais en fait que c’étaitune de ces options qui n’ont d’optionnel que leurnom. J’imagine aisément qu’elle a mémorisé monallure quand elle a appelé mon nom, mais ellen’a cependant pas daigné venir discuter avec moià la fin de l’heure, ne serait-ce qu’une ou deuxminutes, ni même dans les semaines suivantesà la fin de ses heures d’enseignement. Uneexplication sur cette option (que j’ai finale-ment suivie et qui m’a beaucoup intéressé), unersatz d’encouragement, aussi atténué que pos-sible afin de ne surtout pas me différencier à sesyeux davantage des autres élèves, ou au moinsune invitation à ne pas hésiter à aller trouver lesprofesseurs à la fin des séances si quelque

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chose posait problème, tandis que je m’enga-geais dans un parcours forcément plus diffici-le que ce que j’avais connu jusqu’alors, auraientété appréciés à leur juste valeur ; j’aurais évi-demment tout tenté pour masquer mes difficultéspratiques, mais j’aurais été sensible à la démarche.Je ne la blâme pas, elle ignorait tout de mon his-toire personnelle, et mes bons résultats sco-laires n’ont pas du tout incité l’équipe pédagogiqueà s’inquiéter de quoi que ce soit ; toutefois jegardais en mémoire la forme de détresse res-sentie par mes petits compagnons déficientsvisuels (ou par moi envers eux) dans leur clas-se d’accueil : il pouvait m’arriver la mêmechose, par exemple à la suite du rejet de ma gref-fe, la chute aurait été brutale. Il en a résulté unsentiment de frustration face à cette réactiond’indifférence, ou interprétée comme telle.

L’année d’après, mon choix en termed’orientation était arrêté : j’avais décidé, seulou du moins en concertation avec ma famille,de poursuivre des études scientifiques à l’Uni-versité. Plusieurs raisons m’ont fait renoncer àdemander mon intégration dans une ClassePréparatoire alors que mon niveau scolaire m’yautorisait : mon handicap en a été une, mais pasla principale. Cette décision était mûrementréfléchie, si bien qu’en milieu de deuxième tri-mestre de Terminale je n’ai pas rempli le for-mulaire qui nous avait été distribué et où nousdevions notifier nos premiers souhaits d’orien-tation. Je me disais que cela ne servait à rien dele faire : notre professeure principale n’ayantpas su comment s’y prendre avec moi en toutdébut de Première, je ne concevais pas en quoielle aurait pu m’apporter à ce moment-là quelquechose sur ce point. Je me suis tenu à la mêmeréserve jusqu’à la fin de la Terminale ; je pou-vais dans un certain sens me le permettre, étantbien informé des filières possibles et ayant déjàen tête un projet d’étude au-delà du premier cycleuniversitaire. J’ai tout de même répondu par lanégative quand, à quelques semaines du Bac-

calauréat, elle m’a demandé de vive voix sij’envisageais de remplir une demande d’admis-sion en Classe Préparatoire : je lui ai précisé mesmotivations pour ne pas le faire et elle a recon-nu qu’elles étaient cohérentes.

En conclusion de cette section je penseque l’intégration des enfants déficients visuelsdans le secondaire doit bien se passer. Il fautveiller à utiliser parcimonieusement le tableauen collège pour les notes de cours, ou alorsêtre explicite dans ce qu’on écrit ou dessine. Sicela ne suffit pas, venir à la table de l’élève pourlui fournir un support matériel sur lequel ilpuisse s’appuyer est précieux. Il faudrait s’habi-tuer à décrire précisément les schémas ou lesfigures géométriques que l’on est en train de tra-cer : c’est une manière très élégante de permettreau déficient visuel de se sentir moins marginalisé.En lycée établir dès que possible une relationde confiance entre l’élève et les membres impor-tants de l’équipe pédagogique est bienvenu,bien qu’au final cela ne soit pas non plus unecondition sine qua non par rapport à la réussi-te scolaire.

A l’Université

Je serai plus bref dans l’exposé de cette par-tie de ma scolarité parce que les remarquesque je vais formuler intéresseront certainementun nombre marginal de lecteurs. On sait bienqu’à l’Université les étudiants sont livrés àeux-mêmes et que les heures de cours se par-tagent entre cours magistraux, séances de tra-vaux dirigés et de travaux pratiques. Dans cedernier cas il faut procéder comme au lycée pourse trouver un compagnon de binôme appro-prié, cela est à la fois plus facile et plus diffi-cile. Nous sommes entre (jeunes) adultes etles spécificités peuvent être mieux acceptées parnos condisciples ; malheureusement une formede honte d’être tels que nous sommes nousinhibe, en tout cas c’est ce que j’ai ressenti. Par

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chance j’ai trouvé pour les travaux pratique dePhysique un bon camarade de binôme pendantmes études de premier cycle et nous noussommes très bien entendus. Je n’ai eu qu’uneseule séance de travaux pratiques de Chimie pen-dant laquelle nous devions manipuler des pro-duits un peu dangereux et où j’avais quelqu’und’autre que ce camarade à mes côtés ; cela n’apas représenté le moment le plus agréable maisj’ai fait ce que je pouvais et je suis passé àautre chose. Le problème majeur des coursmagistraux est bien entendu la prise de notes :je ne voyais pas au tableau et ma longue-vueétait inutilisable dans les amphithéâtres. J’écri-vais donc tout à l’oreille ; c’est une habitude àprendre, il faut être capable de mémoriser pen-dant une dizaine de secondes les paroles pro-noncées par le professeur, tout en écrivant la lignede calcul précédente.

En fait nous faisons trois choses simulta-nément : écrire la ligne, effectuer le calcul pourse préparer à l’écriture de la ligne suivante etécouter pour savoir si ce qu’on pense devoir écri-re est effectivement ce qu’il faut écrire. Si onse surprend à ne pas entendre ce à quoi ons’attend, on va s’arrêter quelques instants surla ligne que l’on vient d’écrire – autrement dit,on va refaire le calcul en se concentrant davan-tage – et on perd le fil du cours : le professeuren est déjà à la ligne l+2 quand nous en sommesencore à la ligne l. Ceci est valable en Mathé-matiques comme ne Physique, évidemment.On peut éventuellement demander à la fin dela séance les notes prises par un camarade pourremplir les espaces blancs que l’on a laissés maisle nombre de fois qu’on le fait indique soitqu’on ne peut pas suivre, soit que le professeurest brouillon : cela arrive plus souvent qu’on nele croit. J’ai connu des professeurs qui allaienttrès vite, même pour des cours de haut niveaud’abstraction, mais la prise de notes était un plai-sir car l’enchaînement des lignes de calcul étaitclair. Ces difficultés à prendre correctement

les notes de cours constituent sans doute un obs-tacle non négligeable pour l’intégration desdéficients visuels dans le Supérieur. Je recom-manderais aux professeurs de proposer au débutdes semestres de la bibliographie, voire desnotes de cours écrites proprement, c’est à direcalligraphiées : fournir de la bibliographie estcourant au deuxième cycle, beaucoup moins aupremier, qui est incontestablement le parentpauvre de l’Enseignement Supérieur en Fran-ce. On pourrait alors se poser la question de l’inté-rêt des cours magistraux : je pense toutefois quec’est utile de faire soi-même les calculs aumoins à une reprise sur un manuscrit, ne faireque de la lecture passive du cours finit à unmoment donné par être contre-productif. Lesséances de travaux dirigés, en Mathématiquescomme en Physique, ne posent pas à priori deproblèmes majeurs quant à la prise de notes :il suffit d’avoir préparé à l’avance la séance, avoirréfléchi sur le sujet et essayé de traiter le maxi-mum de questions posées, comme n’importe quelautre étudiant devrait dans l’idéal le faire. J’aiété à plusieurs reprises désigné pour aller au tableauréaliser un exercice, chaque étudiant étantenvoyé à tour de rôle. J’étais prêt à y aller,d’autant plus que nous avions des tableaux à craie,ce qui me convenait. Tout comme à la fin desétudes au lycée je n’avais plus aucun moyen decompensation du handicap.

Mes très bons résultats aux examens deDEUG m’ont permis d’intégrer l’Ecole NormaleSupérieure de Paris comme élève magistérienen Physique. Le dossier de candidature exi-geait deux lettres de recommandation ; dans l’uned’entre elles un professeur a mentionné mon han-dicap, tout en insistant sur le fait que cela n’atté-nuait en rien mon enthousiasme et mes capa-cités à faire des études de Physique de haut niveau.Je ne me souviens pas que nous ayons discutéce point quand je suis allé le voir dans sonbureau afin de lui exposer mon projet, mais jepeux me tromper. Après lecture de la lettre, qui

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était ouverte, je me suis dit que c’était peut-êtremieux comme cela, et je n’ai alors pas cachéce fait dans ma propre lettre de motivations.

Lors de l’entrevue avec le directeur dumagistère de Physique à l’ENS, il en a été briè-vement question : il m’a dit qu’à ses yeux monhandicap n’était pas du tout un obstacle à monintégration dans l’Ecole et qu’il pensait au vude mon dossier universitaire que je pourraism’en sortir aussi bien que les autres étudiants.Il s’est arrangé de me joindre un compagnon debinôme approprié pour les quelques séances detravaux pratiques du début de Licence, c’étaitfait avec tact et cela s’est avéré fructueux pournous deux. Cela montrait que je pouvais comp-ter sur ce professeur, au cas où un imprévu seproduirait. Là encore la prise de notes des coursmagistraux pouvait être délicate, d’autant plusque, les semestres passant, je commençais àsuivre des enseignements vraiment difficiles, trèsformels, conduisant à me spécialiser en PhysiqueThéorique. Par exemple, mes débuts avec les dia-

grammes de Feynman, ces graphes représentanttrès visuellement des processus entre ParticulesElémentaires ou (pour faire vite) les termes del’intégrale fonctionnelle génératrice des momentsd’une distribution de probabilité en ThéorieStatistique des Champs, ont été chaotiques. Jedevais consulter les notes de cours de mes voi-sins pour comprendre de quoi il retournait.

Puis j’ai pris l’habitude de les manipuler,sachant alors reproduire sur papier ce que le pro-fesseur montrait au tableau et faire les calculsen même temps que lui. Je montre sur une figu-re un de ces diagrammes, qui font aujourd’huipartie de mon quotidien au laboratoire, ainsiqu’un extrait de mon cours de Relativité Géné-rale où une bonne maîtrise des notations ten-sorielles est nécessaire. Sur une autre figureje montre un extrait d’un cours de ThéorieQuantique des Champs facile à prendre car leprofesseur était clair et un extrait d’un coursavancé de TQC où le professeur délivrant cecours était plus brouillon, décousu, ce qui se

Figure 9 : (gauche) exemple de diagramme de Feynman, représentant un des processus auto-risés par le Modèle Standard (MS) de la Physique des Particules pour la transition raremesu-

rée à LHCb, l’un des détecteurs installés autour du collisionneur LHC du CERN, pourmettre en évidence de la Nouvelle Physique via des particules exotiques circulant dans la

boucle quantique et apportant ainsi une contribution supplémentaire par rapport à l’amplitu-de de transition connue dans le MS ; (droite) extrait d’un cours de Relativité Générale, où lanotion d’indices covariants et contravariants est fondamentale pour appréhender la géomé-

trie non Euclidienne qui décrit notre espace-temps.

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traduit par le dessin de tous petits graphes deFeynman que je recopiais comme je le pouvaisentre deux lignes de calcul en m’appuyantsur les notes de mon voisin.

En conclusion de cette section et de cetexte je dirais que l’intégration des déficientsvisuels dans le Supérieur est plus difficile ; ilfaut sans doute avoir de bonnes capacités pourpouvoir prendre au vol ou à l’oreille les notesde cours, en particulier en effectuant rapidementle calcul d’une ligne afin de passer à la suivantesans encombre. Toutefois avec les moyensnumériques modernes et les notes de cours cal-

ligraphiées il y a moyen de s’en sortir et de ter-miner honorablement ses études en vue d’avoirun métier dans lequel on se sente à l’aise. Ence qui me concerne cela consiste, pour simpli-fier, à travailler sur les dessins de graphes deFeynman dans le cadre de recherches en Phy-sique des Particules Elémentaires, alors quej’ai commencé ma scolarité dans les années1980 par apprendre le Braille.

Je souhaiterais vivement remercier leséquipes pédagogiques de l’école de Fyé, del’école Marceau du Mans, du collège LéoDelibes de Fresnay sur Sarthe, du lycée Paul

Figure 10 : extraits de cours de Théorie Quantique des Champs plus ou moins faciles àprendre, suivant la capacité du professeur à présenter clairement ce qu’il enseigne.

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DE l’aPPRENtISSagE Du BRaIllE au

DESSIN DES gRaPhES DE FEyNMaN

Scarron de Sillé le Guillaume, de l’Universi-té du Maine et de l’Ecole Normale Supé-rieure de Paris qui m’ont permis de suivre avecenthousiasme une scolarité quasi-normale ausein de leurs établissements, à une époqueoù les moyens d’intégration étaient encore

peu développés. Je remercie également Nico-le Pène (formatrice en Mathématiques) pourla relecture attentive du manuscrit et AgnèsDuranthon (IA-IPR de Mathématiques) pourla discussion qu’elle m’a très aimablement accor-dée durant sa préparation.