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Deuxième partie RETOUR VERS LA FRANCE 79

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Deuxième partieRETOUR VERS LA FRANCE

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Projets d'infrastructures et débat public

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Introduction :la montée en généralitépour sortir du NIMBY

Cette communication se propose d’analyserquelques modalités de la contestation associative àpartir de l’étude du conflit du TGV Méditerranée1.L’examen d’une mobilisation sur une période rela-tivement longue, de 1990 à 1994, a permis demettre en évidence les points suivants.

La découverte du projet du TGV Méditerranéesuscite, dans un premier temps, une contestationessentiellement réactive2 de la part des riverains.Cette première phase du conflit est marquée par lescomportements NIMBY, les actions de lobbying etla défense de communautés territoriales restreintes.De prime abord, ce constat initial semble conforterles appréciations négatives habituellement portéespar les promoteurs des grands projets sur les actionsassociatives. Mais la poursuite de notre enquêtefournit d’autres indications qui invalident cetteinterprétation du porteur de projet. La dominationde la contestation riveraine ne va durer quequelques mois pour céder la place à des logiques demobilisation plus constructives. En effet, durant laseconde phase du conflit, beaucoup plus longue quela précédente, les associations vont plutôt contester

les conceptions de l’intérêt général et la rationalitétechnico-économique portées par les promoteurs duprojet. Pour analyser cette stratégie associative dereformulation de l’intérêt général, nous nous inspi-rerons des théories de la justification3.

Les associations de défense locales, caractéris-tiques de la première phase, “collent aux variantesdu tracé” : une simple rectification de celui-ci suffitparfois à en faire disparaître certaines. Leur actionétant dans un premier temps essentiellement réacti-ve est relativement fragile : elle comporte un risquede clôture identitaire (“eux/nous, les bons/lesméchants”) et, a fortiori, de délégitimation de leurcontestation. Les regroupements en coordinationsdépartementales vont diminuer ces risques et favo-riser le développement d’une argumentation plusgénérale. Soucieuses de légitimer leur action, cesassociations caractéristiques de la seconde phase duconflit vont prendre appui sur des principes suffi-samment généraux (et généreux) pour dépasser lasingularité et l’égoïsme des revendications initialeset les inscrire dans une cause collective4. Ces mon-tées en généralité permettent une sortie du NIMBYet de la clôture identitaire. Il ne s’agit pas seulementd’un changement dans le discours puisque les asso-ciations doivent s’appuyer sur des objets concrets,des dispositifs adéquats pour rendre légitime leurcontestation. Nous les étudierons pour saisir ce bas-culement d’un régime d’action clos sur une problé-matique riveraine à un régime d’action justifié5, plus

De la contestation du tracéà la reformulation de l'intérêt général :

la mobilisation associativecontre le TGV Méditerranée

Jacques Lolive,CERTE-université Montpellier I

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collectif, voire politique dans la mesure où ce qu’ils’agit de défendre est un intérêt général, mais diffé-rent de celui du porteur de projet.

L’article retrace ces transformations à traversune analyse des actions de cinq associations : “TrèsGrande Vigilance” (“TGV”), “l’Union DuranceAlpilles” (UDA), la CARDE, la FARE et CRÉDO-RAIL6. Pour des commodités de présentation, nousles avons regroupées selon deux phases : la premiè-re correspond à la contestation riveraine, la secon-de à la reformulation de l’intérêt général7.

I. Première phase :I. La contestation “riveraine”

Cette première partie analysera deux modalitésd’action caractéristiques d’une contestation riverai-ne : le lobbying et la mobilisation territoriale.Malgré leurs limitations, l’opacité du lobby et laclôture territoriale, ces deux régimes d’action nesont pas réductibles aux comportements NIMBY8

puisqu’ils correspondent tous deux à une premièregénéralisation des intérêts défendus. Deux associa-tions vont nous permettre de les caractériser :

• “Très Grande Vigilance”, la structure de lobbyingdes viticulteurs des Côtes-du-Rhône ;

• L’Union Durance-Alpilles, qui défend l’intégritéterritoriale d’une petite région agricole.

Bien entendu, attribuer une modalité d’action àune association donnée est toujours réducteurpuisque chaque association dispose d’un répertoirediversifié d’actions qui combine différents registresmais dans les limites de l’article, nous n’étudieronsque la modalité d’action dominante. Pour éviter decaricaturer cette première phase du conflit, nousanalyserons également une association qui marqueun premier passage à l’action justifiée :

• La Coordination Régionale pour la Défense del’Environnement (CARDE) “première manière”,un mouvement riverain et agricole, mais fédéré parla défense du paysage provençal.

1) Le lobbying viticole :1) “Très Grande Vigilance”

L’association “Très Grande Vigilance” (“TGV”)est une association constituée dès le 29 janvier 1990par les organisations professionnelles du vignoble

des Côtes-du-Rhône pour écarter les menaces quefaisait peser sur lui le tracé de référence du TGVMéditerranée. Son mode d’action principal sembleêtre le lobbying. Mesurant toutes les connotationsnégatives qu’un tel terme peut comporter, nous pro-posons en premier lieu une définition.

A) Le lobby : essai de définition

Dans leur article de 1993, les sociologuesClaudette Lafaye et Laurent Thévenot9 donnent unepremière définition de l’acteur lobby. Le lobby estconstitué par un ensemble d’acteurs individuels quipartagent des intérêts collectifs ne relevant pas d’unbien commun. Les lobbies ne ressortent donc pasplus que les NIMBY de la justification, “c’est pour-quoi, faute d’une autre mesure de grandeur, on éva-luera le poids de cet acteur lobby au nombre desindividus qu’il permet de mobiliser pour faire pres-sion”. Cette première définition nous intéresseparce qu’elle indique le caractère “illégitime”10 dulobby et le type d’épreuve qu’il doit subir. Malheu-reusement, elle ne permet pas de pointer assez lesdifférences avec d’autres régimes d’actions nonjustifiées, comme le NIMBY par exemple11.

Une recherche en cours12 a permis aux deuxauteurs de préciser leur conception13. L’analyse partd’une observation empirique selon laquelle, enFrance, qualifier une conduite de lobbying, c’estune forme de dénonciation. Le lobbying n’est pasjusticiable d’une discussion publique, il nécessiteune arène officieuse14 sans qu’il s’agisse pourautant d’un acte de corruption pure et simple. Danscette conception, le lobbying se différencie autantde la représentation professionnelle que de la cor-ruption. Le caractère hybride du régime d’actionnécessite un dispositif composite. Le lobbying estdonc la connexion entre deux segments, le premier,personnel, non justifié, opaque et le second justifié,connecté à la décision ou à l’opinion. C’est ledeuxième segment qui donne l’accès à l’opinionpublique qui va permettre de distinguer le lobbyingd’une compromission quelconque. Par exemple, legroupe d’intérêt qui fait appel à un bureau spéciali-sé pour réaliser une campagne de presse, ne fait pasdu lobbying, il travaille dans la “grandeur de l’opi-nion”15. On parlera de lobbying si le cabinet a unlien non public16 avec un élu qui, lui, ne va pas tra-vailler personnellement, sinon ce serait de la pure etsimple corruption, mais comme un porteur d’opi-nion ou un décideur.

Le lobbying permet la transmutation d’un inté-rêt très personnel en opinion publique légitime ouen problème d’intérêt général. Il le rend compatibleavec la justification sans le justifier pour autant. Je

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m’inspirerai de cette conception pour analyser l’as-sociation “Très Grande Vigilance”.

B) Le lobbying viticole à travers l’actionB) de “Très Grande Vigilance”

“TGV” : une simple structurede représentation professionnelle ?

Les responsables de “TGV”, sa composition,son siège social, sa raison sociale l’apparentent à unorganisme de représentation professionnelle. Ellecontribue ainsi à la constitution de “la profession”,en transformant les intérêts privés des viticulteursen intérêts collectifs. Mais si “TGV” n’était quecela, elle ferait double emploi avec le SyndicatGénéral des Vignerons Réunis des Côtes-du-Rhône17, dont le bureau comporte à peu près18 lesmêmes responsables et le même président que“TGV”. Selon les rumeurs, “Très Grande Vigi-lance” est une structure de lobbying. Ces relationssont difficiles à mettre en évidence, puisqu’ellesnécessitent la discrétion pour pouvoir fonctionner.Elles sont niées par “TGV”19 et dénoncées par sesadversaires. Nous pourrons seulement percevoirdes opportunités, indiquer en quoi la structureconstitue un milieu favorable à l’établissement deces relations et utiliser ces indices pour constituerun récit vraisemblable.

Le choix d’une structure associativeLe choix de la structure de regroupement consti-

tue le premier indice concernant l’établissement derelations de lobbying. Ce groupement pouvait êtreconstitué sous la forme d’un syndicat. Si cette for-mule avait été choisie, seules auraient pu adhérer lespersonnes d’une même catégorie professionnelle.Aussi la solution de l’association (loi du 1er juillet1901) a été préférée. Le choix d’une associationpermet l’élargissement de la structure à des élus quipourront ultérieurement “recycler” les intérêts pri-vés et collectifs des viticulteurs dans l’espacepublic. En conséquence “TGV” est un lieu où lespersonnes morales directement concernées par letracé tentent d’intéresser20 les élus21. Plus précisé-ment, “TGV” est un lieu où des élus “ralliés” – “quiétaient dans l’association, parce qu’ils ont pas malde vignerons sur leur circonscription” – peuventrencontrer des responsables viticoles pour se fami-liariser avec les problèmes de la viticulture AOC.L’association favorise ainsi l’établissement de lienspersonnels entre eux par l’intermédiaire des grandsélus déjà sensibilisés aux problèmes viticoles.

L’alliance avec les amis du PrésidentMais quelle que soit l’efficacité de cette “infor-

mation de tous les associés” de “TGV”, c’est laSNCF, à son corps défendant, qui effectue l’essen-

tiel du travail “d’intéressement”. Le tracé de réfé-rence touche les propriétés de trois grands élus,proches du Président de la République FrançoisMitterrand, MM. Henri Michel, Guy Penne et JeanGarcin22. Ces grands élus ne vont pas rester sansréagir. Leur action relève d’une logique NIMBY. Ilsadresseront des courriers au ministre des Transportset organiseront des réunions d’information del’Association des Maires du Vaucluse et de PACA.Pour sa part, Henri Michel prendra clairement posi-tion pour le lobby viticole. Il assiste à l’assembléegénérale constitutive de très grande vigilance, le 12mars 1990, il adhère à l’association au nom de sacommune et participe à son action. L’alliance deces grands élus riverains du tracé, proches duPrésident de la République, avec les responsablesviticoles des Côtes-du-Rhône détermine l’ampleurdu lobbying.

La manifestation viticole d’OrangeAu cours d’une assemblée générale, le 9 avril

1990, à Roquemaure (30), très grande vigilancedécide d’organiser une manifestation en raisons desrésultats décevants des premières rencontres avecla SNCF et les pouvoirs publics. La manifestationest un succès : le 20 avril 1990, à Orange, de 2 à3 000 personnes répondent à l’appel de “TGV”. Lelobbying est soumis à une épreuve de grandeur :son poids est évalué par le nombre des individusqu’il permet de mobiliser pour faire pression23. Lacapacité supposée de réunir toute la profession, pargroupement interposés, doit être éprouvée. Lamanifestation du 20 avril le permet : elle ne consti-tue qu’un dispositif de mesure. Elle permet de secompter pour établir un rapport de force avant denégocier. Ses principales caractéristiques, lieu,date, mots d’ordre en découlent. Après la manifes-tation, la négociation s’établit avec la SNCF, lesactions d’influence auprès des hommes importants(préfet et grands élus) reprennent. La satisfactiondes intérêts privés et collectifs des viticulteurs, neviendra pas des grands élus, sénateurs ou députés.C’est le Président de la République qui “suggérera”à Jacques Fournier, le Président de la SNCF, desupprimer le tracé Est dans la Drôme. Cette déci-sion, prise “au nom de la protection de l’environne-ment”, assure le passage à la justification, en trans-formant les intérêts viticoles en un problème d’opi-nion publique.

Les deux segments du dispositif de lobbyingCette dernière étape permet la reconstitution

d’un possible dispositif de lobbying des viticulteursdes Côtes-du-Rhône : Association “TGV” ➞ Henri Michel ➞ FrançoisMitterrand ➞ Michel Delebarre.

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Le segment personnel, non justifié, opaque, dudispositif résiderait dans l’amitié entre le Présidentde la République et le député Henri Michel puisquela décision est prise juste après les vacances dans laDrôme de F. Mitterrand chez Henri Michel. Maisles dénonciateurs du lobby viticole insistent égale-ment sur les liens multiformes tissés entre la fédé-ration drômoise du PS et les viticulteurs des Côtes-du-Rhône. Ils évoquent le clientélisme électoral etle financement des partis par les organismes écono-miques. Les rumeurs de ce type, quelle que soitl’appréciation qu’on leur porte, semblent caractéri-ser le régime d’action lobbyiste, en France dumoins. Elles expliquent en partie l’appréciationgénéralement négative portée sur le lobby.

Le second segment (Mitterrand-Delebarre) dudispositif de lobbying est celui où s’effectue le pas-sage à la justification. Dans sa déclaration du 14juillet 1990, le Président suggère une modificationde tracé “pour aider ceux qui se battent pour la sau-vegarde de la Nature”. Il met en avant une questiond’opinion publique, le thème de l’environnement. Ilen ira de même pour le ministre des Transportschargé de mettre en œuvre la décision.

Ainsi le lobbying viticole permet bien la “trans-mutation” d’intérêts personnels en questions d’inté-rêt général. Mais son opacité le rend incompatibleavec les conditions de légitimation de l’action col-lective. L’exemple suivant illustrera une autremodalité d’action où la généralisation des intérêtsest plus poussée.

2) L’Union Durance-Alpilles :2) la mobilisation d’une petite région2) agricole

L’Union Durance-Alpilles (UDA) s’est consti-tuée en février 1990 dans le nord des Bouches duRhône. C’est une fédération de comités locauxcréés dès que le tracé de référence a été connu.L’UDA a ensuite adhéré à la CARDE, la fédérationdes Bouches-du-Rhône. L’UDA fédère la région duComtat, au sud de la Durance (autour deChâteaurenard). C’est une région à très forte densi-té agricole, de loin la plus importante du départe-ment. Les principales spéculations sont l’arboricul-ture intensive et le maraîchage. C’est pourquoi lesadhérents sont pour l’essentiel les agriculteurs– dont les petites exploitations sont menacées – etles autres habitants des communes agricolesconcernées. L’impact du tracé sur ces petitesexploitations serait très important, c’est pourquoi lacontestation du tracé y est très forte. Malgré cettebase agricole, malgré le rôle important du syndica-

lisme agricole dans l’organisation du mouvement,la contestation ne s’est pas constituée autour desstructures professionnelles existantes, les agricul-teurs ne sont pas constitués en “porte-parole” offi-ciels de la contestation. Cet effacement nous inté-resse, et nous émettons alors deux hypothèses com-plémentaires : l’absence de représentation officielledes agriculteurs à l’UDA nous inciterait à penserqu’il s’agit tout comme “TGV” d’un regroupementqui utilise des registres d’action lobbyistes, mais àla différence de l’exemple précédent cette action estcoordonnée avec une action plus globale que nousavons appelé mobilisation territoriale. Elleimplique une montée en généralité car la notion deterritoire implique un collectif plus large que lesseuls représentants d’une profession.

A) Un registre d’action lobbyiste

La manière dont ces arboriculteurs et maraî-chers se présentent, toujours au sein de l’UDA et dela CARDE, évoque l’opacité organisationnelle atta-chée au lobbying. L’UDA doit permettre la défensedes intérêts de cette agriculture spécialisée, sansque l’action d’une structure agricole soit mise enavant. Les contraintes de justification pesant sur lelobbying expliqueraient en partie la constitution decette nouvelle structure : les agriculteurs en ques-tion formant le gros des bataillons de l’UDA et lefer de lance de la CARDE, ils auraient pu agirseuls, s’organiser en mouvement paysan, avec lemême résultat.

Pour démontrer l’hypothèse des tendances lob-byistes de l’UDA, je m’appuierai sur les critèresdéjà évoqués et je chercherai à mettre en évidencel’existence d’un dispositif hétérogène associant desintérêts collectifs, un segment non justifié, opaqueet un segment justifié. Nous avons déjà présenté lesintérêts collectifs, ceux des arboriculteurs-maraî-chers de la petite région agricole. Le segment justi-fié est facile à identifier, c’est le conseil régional,en la personne de son Président Jean-ClaudeGaudin, qui interviendra auprès du ministre enfaveur des agriculteurs. Il reste à trouver le lienopaque, non justifié qui unit les arboriculteurs auPrésident du conseil régional.

Agriculteurs du nord 13 ➞ UDA ➞ J.-C. Gaudin,Président du conseil régional

Le premier élément d’explication réside dans lecumul des mandats électifs : Jean-Claude Gaudinest à l’époque24 Président du conseil régional etsénateur des Bouches-du-Rhône. Pour obtenir uneintervention de celui-ci, les agriculteurs vont fairepression sur le sénateur. Car Jean-Claude Gaudin

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est sénateur du nord des Bouches-du-Rhône. Unsénateur étant élu au suffrage indirect par un collè-ge électoral d’élus, il représente les collectivitésterritoriales et non pas les habitants, d’où un petitsurcroît d’opacité puisqu’il n’a pas de lien publicdirect avec les habitants du nord des Bouches-du-Rhône. Comme les maires de l’Union Durance-Alpilles sont les grands électeurs qui votent pour lesénateur Gaudin, les contacts des maraîchers avecle conseil régional sont grandement facilités. Onpeut ainsi reconstituer le dispositif de lobbyingdans son ensemble.

Agriculteurs du nord 13 ➞ structures profession-nelles ➞ UDA fiCARDE ➞ solidarité des élus 13➞ J.-C. Gaudin, sénateur du nord des Bouches-du-Rhône ➞ Président du conseil régional

La nécessité de ce détour par l’UDA, laCARDE (la fédération associative des Bouches-du-Rhône) et solidarité des élus 13 (la fédération desélus contestataires du département) s’explique enpartie25, par les contraintes de justification quipèsent en France sur les actions de lobbying.

Examinons à présent les modalités du passage àla justification de ces intérêts privés-collectifs desarboriculteurs. Jean-Claude Gaudin intervientauprès du ministre des Transports qui accepte lereport du tracé sur la rive nord de la Durance,autour de Caumont-sur-Durance, en Vaucluse. Ilreste à justifier ce transfert de tracé et traduire unepression d’intérêts professionnels en motifs d’inté-rêt général. Pour cela, il faut “intéresser”26 des élussur le nouveau tracé. Pour renforcer ce compromisentre le gouvernement de gauche et l’opposition dedroite en PACA, Jean-Claude Gaudin rencontre desélus de droite et Max Querrien27 des élus socialistes.Jean-Claude Gaudin obtient l’accord du MaireUDF de Cavaillon : M. Bouchet accepte le passagedu TGV sur sa commune contre l’engagement d’unfinancement par le conseil régional de deux équi-pements collectifs sur Cavaillon : un hôpital et uneécole. Les élus socialistes font de même : le dépu-té-maire d’Avignon, Guy Ravier, et le conseil géné-ral du Vaucluse donnent leur accord si le tracé passeen fond de parcelles agricoles et en limite des ripi-sylves. Ils exigent en contrepartie une gare-bis dansla ville même. L’objectif est atteint : le transfert detracé n’est plus la conséquence d’une action de lob-bying, il est réclamé par les élus de l’autre rive aunom du développement local.

B) Une “territorialisation réactive B) et dramatique”

Mais l’UDA possède un répertoire diversifiéd’actions qui combine différents registres. Ainsi,

cette association illustre une autre figure d’exten-sion des intérêts personnels, plus large que le lob-bying : c’est la communauté territoriale. Ellemarque le passage de la défense d’un groupe res-treint d’agriculteurs à celle des habitants du secteur,même non agriculteurs. Comme la cité domes-tique28, elle repose sur des liens de proximité, maisà la différence de la cité domestique, la mobilisa-tion territoriale n’est pas une action justifiée car laclôture qui la caractérise est incompatible avecl’exigence de généralisation des cités29.

a) La défense de l’intégrité territoriale

L’extension du bien commun passe par la mobi-lisation d’un nouveau territoire, “le secteurDurance-Alpilles”, qui trouve son unité et son iden-tité dans la contestation d’un projet perturbateur.L’impact considérable du tracé et la dynamiqueémotionnelle qui en résulte transforment une petiterégion agricole en territoire de contestation. C’estce processus de territorialisation que nous allonsanalyser à présent.

Une “petite région agricole”Pour son président, la mission première de

l’UDA est “la défense de son territoire… (le) main-tien de l’intégrité territoriale”30. Mais, avant dedevenir un territoire de contestation, “le secteurDurance-Alpilles” est d’abord une “petite régionagricole” c’est-à-dire une limite administrativedéfinie par la DDA et les organismes agricoles, per-mettant des actions de développement. Le secteurDurance-Alpilles n’échappe pas à la règle : les res-ponsables de l’UDA définissent cette région duComtat au Sud de la Durance par référence auRecensement Général Agricole (RGA) de 1988effectué par les services du Ministère del’Agriculture. Ils ont recours aux cartes par type despéculation du RGA, en particulier deux d’entreelles, celle de la “superficie en vergers 6espèces”31 et celles de la “superficie en légumes”.Le périmètre de l’association coïncide avec lescommunes ayant les plus fortes superficies de cesdeux productions. Le dossier fait aussi référence augraphique indiquant la part des jeunes chefs d’ex-ploitation parmi la population totale des chefs d’ex-ploitations. Le secteur Durance-Alpilles regroupeles communes ayant le plus fort taux de jeunes agri-culteurs. Ainsi, c’est le RGA départemental qui“labellise” le territoire de mobilisation. Durance-Alpilles ne constitue d’ailleurs une petite régionindividualisée qu’à l’échelle des Bouches-du-Rhône, car il existe juste en face, sur la rive droitede la Durance, autour de Caumont-sur-Durance,une zone ayant des caractéristiques voisines, maiselle est située dans le département du Vaucluse.Ainsi, comme l’indique le nom trouvé par ses res-

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ponsables, le secteur Durance-Alpilles est d’abordune subdivision administrative découpée en vued’organiser une action sectorielle. Mais ce secteur,cette zone administrative relativement récente,peut-il devenir un territoire et comment ?

Quelle acception du territoire est compatibleavec les caractéristiquesdu “secteur Durance-Alpilles” ?

Puisque le secteur Durance-Alpilles est consti-tué par une agriculture récente, moderne et intensi-ve, doublé d’une circonscription électorale, il necorrespond pas à la conception emblématique duterritoire bâti sur le temps long. Il correspondraitmieux aux analyses de Marcel Roncayolo32, pourqui la notion de territoire a deux points d’accrocha-ge plus précis : d’une part, l’exploitation, les condi-tions à la fois techniques, économiques et socialesde la production et d’autre part, le contrôle territo-rial, la structure de la communauté et ses relationsavec les autres communautés. Mais trouver uneacception du territoire compatible avec les caracté-ristiques du secteur Durance-Alpilles ne suffit pas.Quel est le degré de réalité du secteur Durance-Alpilles et des autres territoires suscitées ou forti-fiés par le projet du TGV Méditerranée ? Cette “flo-raison” juxtaposée d’entités territoriales fort diffé-rentes, à l’existence fugace et controversée, imposed’analyser des processus de territorialisation mêmes’il ne concernent que l’établissement de configu-rations provisoires33. Bien entendu, les processus deterritorialisation utilisent souvent des ressourcesaccréditant l’ancrage dans la longue durée.

Une territorialisation réactiveLe secteur Durance-Alpilles constitue un

exemple de choix pour analyser certaines modalitésde la territorialisation suscitée par un grand projetd’aménagement. Je qualifie cette territorialisationde réactive car elle s’effectue sous le regard du tiersqui fait (ré)exister le territoire local. C’est l’aména-giste Michel Marié qui a analysé ce phénomène :“Une société locale, c’est toujours un jeu à trois,jamais à deux, il y a toujours les indigènes, le terroiret l’étranger. Étranger-miroir mais aussi étrangeractif, à la fois miroir de la complexité locale etacteur du changement”34. En l’occurrence, à l’instarde la “panne” dans un processus industriel35, un pro-jet d’aménagement met à jour par le fait même deson irruption inhabituelle les mécanismes forgésdans l’habitude36. Il met en cause “l’implicite terri-torial” dans lequel étaient immergés les territoiresinstitutionnels, la mémoire confuse de manières dese comporter ensemble qui ne se donnent jamaiscomme règles explicites. L’aménagement bousculecette mémoire implicite du territoire qu’il “réacti-ve”. Parfois, le projet contribue ainsi, à son corps

défendant, à unifier le territoire-substrat37. Malgré samultiplicité, le territoire peut ainsi “se mobiliser”autour d’une dimension fédératrice. Dans le cas dusecteur Durance-Alpilles, ce processus de territoria-lisation s’alimentera de l’impact du projet de TGVMéditerranée et de sa dynamique émotionnelle.

L’impact socio-économique du tracéest considérable

En effet, l’impact des différentes variantes dutracé38 du TGV Méditerranée est considérable sur lesecteur. Les caractéristiques de cette petite régionsituée autour de Châteaurenard amplifient lesrépercussions du tracé. La très forte densité depopulation (215 hab./km2, une des plus forte densi-té de population rurale de France), l’émiettementdu parcellaire agricole, la très petite taille desexploitations (cinq hectares en moyenne), la naturedes spéculations (cultures pérennes et intensives),l’existence d’un microclimat (le régime des vents etla proximité du fleuve qui diminuent la fréquencedes gelées) pénalisent les exploitations et ne facili-tent pas les mesures de réparation (restructurationspar échanges amiables ou remembrement). Tant lespropos du président que les brochures de l’UDAtraduisent une grande inquiétude. Ils n’ont pas determes assez durs pour évoquer l’impact du projet.En résumé, l’UDA établit une corrélation entre lepassage du TGV et la “mort économique” d’unepetite région agricole prospère. Elle s’appuie égale-ment sur des éléments conjoncturels : “Une grossechance au niveau agricole c’est que c’était unmoment en 1990-1991 où la production de fruits etlégumes avait bénéficié de cours satisfaisants”39.

L’émotion suscitée par l’impact :un territoire menacé de disparition,sitôt sa découverte

L’émotion suscitée par l’impact facilite l’enga-gement des riverains dans l’UDA. Elle joue un rôleimportant dans la territorialisation40. L’action del’UDA devient l’expression pathétique d’une iden-tité territoriale menacée. Durance-Alpilles, ce sec-teur “qui n’avait aucune identité”41, se met à existertout d’un coup avec le combat contre le TGV. Lenom de Durance-Alpilles se lit dans les manifesta-tions de la CARDE et dans les comptes-rendus depresse. Le sentiment d’appartenance est très fortd’ailleurs, comme en témoigne les panneaux, “Icicommence Durance-Alpilles”, que l’UDA aimplanté à l’entrée de son territoire et que le Préfetdu Vaucluse fait régulièrement retirer par ses ser-vices. Mais cette action de l’UDA prend aussi unedimension expressive, voire pathétique. Cette iden-tité qui se découvre est aussitôt menacée. L’impactest très fort : “on veut les achever”. La menace dedisparition pèse tout autant sur l’Aigle de Bonelli

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et sur la “dernière” petite région agricole homogè-ne et dynamique du département des Bouches-du-Rhône, un véritable “écosystème humain”. Cettecommunauté de situation s’exprimait dans une bou-tade “Nous – les gens du territoire du nord desBouches-du-Rhône menacés par le tracé – sommestous des Aigles de Bonelli”.

b) Les tentatives de passage à la justificationéchouent devant l’épreuve du changementde tracé

L’action de l’UDA illustre aussi les difficultésqu’il y a à justifier une mobilisation territoriale. Lesarguments “généraux-généreux” des dirigeants nepassent pas l’épreuve de la clôture communautaire.Le discours de quelques responsables de l’UDA42

témoigne d’une volonté de justifier l’action de l’as-sociation. Si la défense de l’intégrité territorialereste la mission première de l’UDA, ils souhaitent“élargir à l’intérêt général”. L’adhésion de l’UDA àla CARDE est motivée par un souci de désenclaverle combat de l’UDA, d’être solidaire avec les autresassociations. Son président évoque également lapréservation de l’écosystème social, mais dans lestermes de la mobilisation territoriale. Il développeune argumentation fondée sur les bilans “avantageset inconvénients, coûts et utilité”43 : pour déclarer leTGV d’utilité publique, il ne suffit pas que son uti-lité soit grande, il faut la mettre en rapport avec lesinconvénients d’ordre financier, social ou l’atteinteà d’autres intérêts publics, en particulier “la dispa-rition d’une région exportatrice de fruits etlégumes”. D’autre part, la volonté de généralisationde l’action s’exprime par la reprise des thèmesdéveloppés par la CARDE dans sa critique civiquedu caractère non-démocratique des procédures deconcertation et de décision de l’administration ainsique la prise en compte insuffisante de l’aménage-ment du territoire régional. Mais, ces tentativesvont se heurter à l’épreuve de la modification dutracé : dès la publication du tracé “Querrien” quiévite le secteur Durance-Alpilles, les membres del’association se démobilisent, le secteur tout entiertend à se dégager du combat commun. Les ruses duprésident44 ne parviendront qu’à retarder l’échéan-ce. C’est pourquoi, il considère que le combat del’UDA n’est qu’une demi-victoire.

La clôture communautaire et territorialeLa valorisation de l’ancrage temporel et spatial

du dispositif de coordination va de pair avec la clô-ture communautaire. Cet “enfermement territorial”constituera une des principales raisons des divi-sions départementales des contestataires. Le dispo-sitif territorial associe empiriquement des élémentstrès conjoncturels45 avec la reprise de “témoins”

ancrés dans le passé : comme la tradition des “char-rettes”46 et la reprise des conflits très anciens entreles occupants des deux rives de la Durance. La riva-lité entre l’UDA et son homologue du Vaucluse,“Environnement et TGV”, relève de “ces rivalitésde clocher” sur le mélange ou le partage de l’eau dufleuve.

Un témoignage de la clôture :la manifestation du viaduc de Rognonas

Le 20 mai 1990, les associations des Bouches-du-Rhône et du Vaucluse occupent le viaduc ferro-viaire de Rognonas, sur la Durance. Malgré sonorganisation unitaire, cette manifestation constitueun témoignage des rivalités et des cloisonnementssuscités par les mobilisations territoriales autourd’un “pays” ou d’un terroir. Elle illustre la compé-tition entre associations qui jaugent de part etd’autre du fleuve leur capacité respective de mobi-lisation en se gardant bien de mêler leurs cortèges.

“Je me souviens entre autres, d’une manifesta-tion qui avait eu lieu au milieu du pont au niveau dupont du Viaduc ferroviaire de Rognonas, les vau-clusiens étaient d’un côté du côté Vaucluse, lesBouches-du-Rhône étaient de ce côté et on s’étaitretrouvé au milieu du Pont. Ça faisait penser àl’échange de prisonniers à l’époque des espions,des chars à Berlin. C’était à peu près ça. On s’étaitretrouvés, on sympathisait, mais chacun était partide son côté et on comptait le nombre de manifes-tants de chaque côté”47.

Malgré la relative ouverture réclamée et faite enpartie par ses dirigeants, l’UDA va buter sur la clô-ture communautaire : l’attachement territorial, s’ilpermet une montée en généralité par le partage del’émotion suscitée par le projet, clôture et enclavela contestation. Cet enclavement limite la dimen-sion publique de cette action de contestation.

3) La fondation de la CARDE :3) le paysage provençal fédère les opposants

La Coordination Associative Régionale deDéfense de l’Environnement (CARDE) se consti-tue dans les Bouches-du-Rhône dès février 1990.Elle réunit les associations locales des communestraversées48 ainsi que l’Union Durance-Alpilles etles principaux syndicats agricoles du département49.Dans un premier temps50, le mouvement fédère lesagriculteurs et les riverains “rurbains” autour d’unthème central : la défense du paysage provençal.Grâce à cette fédération, le mouvement associatifdes Bouches-du-Rhône réussira une première justi-fication de son action.

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A) L’attachement des riverains au paysage

Les “rurbains”51 mobilisés par la CARDE nesont pas seulement des riverains attachés à leur ter-ritoire, ils sont également attachés au paysage.

L’attachement au territoire L’attachement au territoire n’est pas une spéci-

ficité provençale mais elle s’exprime ici à traversune force de regroupement, une capacité d’actioncommune inhabituelle. Les spécificités des terri-toires d’implantation, agriculture pérenne et inten-sive, habitat dispersé et réseau de villes52, corres-pondent toutes à des éléments qui seront perturbéspar la réalisation du projet de TGV. Nous pouvonsanalyser les perturbations causées par le réseauTGV en terme de disjonctions et de coupures. Leprojet “passe dans les tissus” urbains et agricole. Letracé “déchire” un tissu socio-spatial : c’est l’effetde coupure. D’autre part, le TGV pénalise certainstypes de dessertes, les transports de la vie quoti-dienne et les relations intervilles de la Vallée duRhône et de la Provence.

La (ré)appropriation, le traitement de ces élé-ments territoriaux, préexistants mais menacés, pro-duit à son tour du territoire, sur un mode réactif.Ces logiques territoriales des contestataires s’oppo-sent à celles du projet mais le projet participe à lafabrication des deux. Dans cette définition du terri-toire par les opposants au projet, le territoire est vuà travers le prisme de l’attachement que lui porte leriverain. Le riverain est défini au sens large commel’habitant des territoires d’implantation devenu res-sortissant malgré lui de la politique publique.

L’attachement au paysageMais les riverains de la CARDE sont également

attachés au paysage. D’après les témoignagesrecueillis53, ce sont souvent des gens qui souhaitentvivre dans “des paysages de haute valeur”, des“endroits chouettes”, “sympathiques”, “sans que leprix soit inabordable”. Puisque le Lubéron et lesAlpilles sont “hors de prix”, ils se sont installés dansle “site superbe” d’Alleins ou de Vernègues. Ainsi,l’attachement riverain au territoire se trouve renfor-cé par “le rapport qualité-prix” du paysage. Le pay-sage de haute valeur et de prix abordable est uncompromis frayé depuis le monde inspiré vers lemonde marchand. Cette qualification du paysage lesingularise à l’extrême, elle ne facilitera pas lesmesures de réparations (indemnisations, traitementspaysagers, etc.) proposées par le maître d’ouvrage.

B) Un mouvement riverain et agricoleB) fédéré par le thème du paysage provençal

Mais cette première approche du mouvementreste insuffisante. Nous devons l’analyser à traversles propos de son fondateur un peintre anglais,considéré à l’époque comme “l’âme du mouve-ment”. Le mouvement est caractérisé par le rôlejoué par la grandeur inspirée54 dans la constructiond’une cause collective, commune entre agriculteursprovençaux et riverains attachés au paysage. Lesadversaires de cette orientation le confirment : “lemouvement… partait pour être un mouvementassez lyrique… C’était une juxtaposition complète-ment hétéroclite d’intérêts, et puis le côté lyrique,ça faisait le ciment, ça faisait la caution”55. Je nepartage pas cette vision dépréciée du mouvementmais faute de place, je me contente de résumer lesrésultats de l’analyse. La coordination de l’actionde la “première CARDE” s’appuie sur un dispositifcomplexe56. C’est, d’une part, le paysage provençalqui va relier la tradition et l’inspiration, et d’autrepart, la conception classique de la culture, héritéedes Romains, qui va mettre en rapport l’agricultureet les arts. C’est le peintre fondateur de la CARDE,qui va “incarner” le dispositif pour constituerl’agent majeur de cette articulation. En d’autrestermes, le paysage est l’âme de la Provence commele peintre est l’âme du mouvement.

Le paysage est l’âme de la ProvenceLe paysage, domestication de la nature par les

agriculteurs, est l’âme, l’expression de la Provence.La beauté du paysage provençal amplifiée par laréputation des peintres (Cézanne, Van Googh, etc.)est la cause de sa renommée internationale. Cettequalification du paysage est très classique puisquec’est un terme latin, colère, qui permet la mise enrapport de l’agriculture avec la culture et l’art (poé-sie d’abord, puis peinture)57. Ainsi, la Provencecomme tradition esthétique est au cœur du compro-mis entre les cités domestique, inspirée, et du renom.

Le peintre est l’âme du mouvement C’est un peintre figuratif. Il entretient un rap-

port expressif avec le paysage. Le paysage est sonoutil de travail, sa source d’inspiration. étant unspectateur désintéressé (relation esthétique), il res-sent, plus encore que les créateurs du paysage (lesagriculteurs), sa beauté. Il est “dans”58 le paysage. Ilentretient un rapport expressif avec le mouvement,ni intellectuel détaché, analytique, ni porte-parolepoliticien. Il “comprend” le peuple par son enfanceprovençale dans un milieu modeste (ouvrier etpécheur), par son amour pour sa famille d’adoptiontropézienne. Il est également, “dans” le mouvement

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populaire contre le TGV. Il ressent ses émotions,sismographe et amplificateur d’émotions59. Il peutaussi communiquer l’émotion par les mots et dire labeauté du paysage provençal aux provençaux. Il estla conscience du mouvement. Cette coordination dumouvement par la grandeur inspirée illustre les pro-pos du philosophe : “Le “génie” inspiré a le talentd’exprimer et de rendre universellement parta-geable ce qui est indicible dans l’état d’âme”60.D’autre part il est “dans” le monde, cosmopolited’origine anglaise, mais enraciné en Provence. Parses relations avec le monde de l’opinion (la presseanglo-saxonne, les journalistes, les artistes, lesintellectuels), il est le porte-parole du mouvement.

Le paysage constitue un dispositif de traductionLe mouvement “lyrique”, animé par ce peintre,

parvient à se constituer parce que des groupes dif-férents s’unissent dans un certain flou autour d’unprojet commun, “projet qui constitue alors unebonne agence de traduction, un bon échangeur debut”61. Ce projet, c’est la défense du paysage, dontles multiples traductions facilitent l’intéressementdes alliés de la CARDE. On peut distinguer : •le “paysage-jardin”, unique, fragile, créé par le tra-vail et la sueur des paysans, dans une lutte inces-sante contre la violence du climat et la rudesse de laterre. C’est lui qui intéresse l’UDA et les princi-paux syndicats agricoles du département ; • le “paysage-source d’inspiration”, glorifié, recréépar les poètes et utilisé par les peintres comme outilde travail. C’est celui qui concerne le plus directe-ment le peintre M. Indigo, bien qu’il parvienne àexprimer les autres dimensions du projet ; • le “paysage-cadre de vie”, habité par les rurbainspour sa qualité et son prix abordable, élémentessentiel de leur qualité de vie. C’est à lui que lesassociations de riverains sont attachées ; • le “paysage provençal” aux sites prestigieux,“célébré” par les peintres. C’est surtout lui qui inté-resse les journalistes.

C) l’association entre la CARDE et l’UDA

Nous avons examiné l’armature argumentativede la CARDE “première manière”. La mobilisationqu’elle permet peut se schématiser comme suit :

• agriculteurs, dont ceux du nord des Bouches-du-Rhône – intégrité territoriale de la petite régionagricole – jardins – paysage – Provence – artiste –journalistes ;

• riverains – qualité de vie – cadre de vie – paysage– paysage – Provence – artiste

Il convient de nuancer ce dispositif. D’abord enindiquant que l’association UDA-CARDE est gran-

dement facilitée par une traduction spécifique ;ensuite en précisant la complémentarité de leurspratiques de luttes dès l’origine.

Traduction : même un paysage quelconque peutconstituer un jardin

De l’aveu même du fondateur de la CARDE, lesecteur Durance-Alpilles ne constituait pas un pay-sage de qualité : “le seul endroit…qui n’est pas trèsbeau c’est Châteaurenard…C’était le seul endroit àla limite où c’était possible (de faire passer le TGV)suivant le critère du paysage”. Pourtant, les arbori-culteurs de l’Union Durance-Alpilles se sont recon-nus dans le mot d’ordre de défense du paysage dela Provence. C’est parce qu’ils se considéraientcomme des “jardiniers” du paysage provençal.

“En conclusion, les agriculteurs de ce pays onttransformé en jardin des territoires exigus, exposésau mistral et à la sécheresse en maîtrisant l’eau et levent, ne détruisons pas l’effort d’agriculteurs cou-rageux, par un tracé lourd de conséquences pour ledépartement”62.

Ils entretenaient avec le paysage le même rap-port que le peuple latin à la nature. Le terme latincolere renvoie à cette attitude, dont nous avons déjàparlé. Il autorise un déplacement du paysage dequalité vers le jardin, ce qui facilite l’alliance entrela CARDE de M. Indigo et l’UDA.

Le fer de lance et le parapluieMais les liens entre la CARDE et l’UDA sont

renforcés par une complémentarité des pratiques decombat. Une relation quasi-symbiotique s’établitentre l’UDA et la CARDE. L’UDA se considèrecomme le “fer de lance de la mobilisation” grâce àses actions spectaculaires et énergiques, inspiréesdu syndicalisme agricole. Mais ces formes d’ac-tions ne sont pas sans risques pour l’UDA et sesresponsables63 et la CARDE lui sert de “parapluie”lors de manifestations “dures” (incendie des caté-naires, occupation des voies, des gares, etc.).

Pour conclure, nous indiquerons les limites dudispositif. Le cours imprimé par son fondateur à laCARDE se heurta à une épreuve, “l’insensibilité”des hommes politiques. Ainsi, le civique ne se lais-sa pas réduire par la grandeur inspirée. Il en sortitrenforcé. En d’autre termes, l’interprétation poli-tique du nouveau président “performait” mieux quela précédente, pour “agir” les responsables poli-tiques. L’épreuve est racontée par un des nouveauxresponsables.

Convaincre, c’était l’approche qu’essayait defaire M(...) (le fondateur)., il suffit d’amener notre

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député devant un paysage et “il va pleurer” : luipensait que c’était ça mais il a été minoritaire danscette opinion64, moi, j’ai plutôt l’approche de M (...)(le nouveau président). Finalement une majorité deprésidents d’associations ont été amenés à dire cal-culons pas trop, avec eux, il n’y a que les rapportsde force65. M (...) lui a dit “Non, le mouvement,c’est un mouvement politique, un mouvementsocial et ça se mène de cette façon. On n’est paspour tes histoires de “sensiblerie”, de paysages etcompagnie. La Provence c’est un bon slogan66, çan’évoque plus grand chose chez les gens”.

Dès l’été 1990, la CARDE prend une autreorientation, plus civique67, son fondateur est margi-nalisé, et d’autres responsables prennent sa direc-tion, pour le “mettre sur les rails de la démocratie”.

II. Seconde phase :II. Les tentatives de reformulation II. de l’intérêt général

La seconde partie analysera deux associationscaractéristiques de la seconde phase du conflit,durant laquelle apparaissent des contestations plusconstructives :

• la Fédération d’Action Régionale Pour l’Environ-nement (FARE-SUD), réseau associatif généralistevisant à définir un intérêt général régional ;

• la Fédération Environnement et TGV, regroupantles associations vauclusiennes pour proposer uneredéfinition de la grande vitesse, le TGV sur lesvoies existantes, opposée au “système TGV” de laSNCF.

1) La FARE SUD : une organisation1) pour redéfinir l’intérêt général régional

Le passage de la CARDE à la FARE-SUDpourrait s’analyser comme le passage d’une coordi-nation départementale d’associations – surtout cen-trées sur des intérêts locaux – mobilisées contre leprojet du TGV Méditerranée à un réseau associatifrégional68 “généraliste”69 souhaitant participer à ladéfinition d’un intérêt général régional. Les diri-geants de la CARDE, qui en prennent l’initiative ennovembre 1991, désirent faire émerger un mouve-ment de citoyens, dépassant l’opposition au projet,pour porter une revendication démocratique plusvaste70.

A) La pédagogie de l’intérêt général :

Cette évolution civique de la justification, déjàperceptible au sein de la CARDE dès la fin de l’été1990, trouvera son aboutissement avec la constitu-tion de la FARE-SUD un an plus tard. Dès sa créa-tion, FARE-SUD exprime dans ses statuts le but“de favoriser la participation des citoyens et desassociations tout au long des processus d’élabora-tion, de décision, éventuellement de mise en œuvredes projets ayant un impact sur l’environnement etleur contrôle a posteriori”. Le souci de placer l’en-vironnement au cœur du débat démocratique traduitun engagement civique de l’action écologique71. Laréférence à la “cité” civique va même plus loinpuisque, dans ses relations avec les associationslocales qui la composent, l’organisation de FARE-SUD prétend les éduquer à l’intérêt général72. Leprojet de FARE-SUD consistait à utiliser l’expé-rience de la CARDE pour construire une organisa-tion “pédagogue”, fédérant les associations pourleur enseigner l’intérêt général à travers des com-bats locaux. Le combat local ainsi traduit peutn’être plus qu’un moyen de cet apprentissage del’intérêt général ou un cas illustrant la nécessitéd’élargir la citoyenneté73. Cet enjeu-prétexte seretrouve peut-être dans le caractère parfois tac-tique74 des slogans développés, ce qui ne nuitd’ailleurs pas à leur efficacité.

L’organisation renforce l’argumentationMais justification ne veut pas dire discours.

Pour éviter d’être rabaissée au rang de “pur verbia-ge”, la justification doit prendre appui sur des objetsconcrets, des dispositifs adéquats. L’organisationconstitue un premier dispositif de stabilisation del’argumentation. L’organisation, c’est-à-dire l’arti-culation de la FARE-SUD et de ses associationslocales, exprime ce mouvement qui tente laconstruction de l’intérêt général. La FARE-SUDréunit des associations de terrains dont les thèmesde contestation sont très localisés et pouvant êtredifférents d’un terrain à l’autre pour constituer unautre lieu d’action plus global où l’on dégage desthèmes fédérateurs, notamment la notion d’intérêtgénéral. Ainsi l’organisation est un dispositif quiconforte les arguments “civiques” de FARE-SUD.Elle figure la montée vers l’intérêt général régionalet la visée pédagogique. Les territoires constituentles unités de base, la matière première et les res-sources, du réseau. On a ensuite à la tête du réseauun petit groupe de 5 ou 6 personnes qui définissentune stratégie et ont une relation pédagogique avec“les gens du territoire”. Ils dénoncent l’enferme-ment territorial mais FARE-SUD n’existerait passans les associations locales. Le réseau commeFARE-SUD peut s’opposer au territoire précisé-

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ment parce qu’il s’appuie sur le territoire. Il y a unearticulation à trouver entre les deux et leur relationne pourra pas être de simple opposition.

Le rôle des lieuxLes stratégies récentes de la FARE et de la

CARDE s’appuient d’ailleurs sur des lieux. Leslieux sont à la fois des terrains de conflit et des“briques” de l’argumentation. Non seulementchaque lieu d’impact mobilise des forces (les rive-rains et les personnes concernées), mais il fournitun registre d’argumentation utilisable contre le pro-jet75. Pour justifier leur combat, c’est-à-dire pourconstruire un intérêt général opposable à la justifi-cation du ma”tre d’ouvrage, les responsables asso-ciatifs se constituent un “portefeuille” de lieux. Lamontée en généralité de l’action associative passealors par cette addition des forces et ce chaînaged’arguments.

Une grande sensibilité aux thèmes porteursDans la phase “actuelle”76, l’argumentation de

la FARE-Sud évolue par le choix de nouveaux ter-rains de combats anticipant sur de possibles vic-toires. Le rebondissement sur d’autres conflits per-met d’entretenir la mobilisation de l’organisationcar les luttes sur le TGV semblent s’essouffler77. Lepassage à d’autres conflits, notamment celui de laA8 bis78, permet de tirer les enseignements de l’ex-périence du TGV Méditerranée. Il s’agit égalementde restructurer l’argumentation autour de thèmes“porteurs”. La FARE-Sud est très à l’écoute, trèsattentive au climat politique et à ses évolutionspour transformer son argumentation. Ainsi, lethème fédérateur de l’environnement était en phaseavec la “vague verte”, la montée des partis écolo-gistes aux régionales de mars 1992 : “la vague vertede mars 1992 nous place dans une conjoncture quin’existait pas au moment où se sont constituées lesgrandes associations de protection de la nature =FRAPNA (Rhône-Alpes) AFRPN de Waechter enAlsace ou URVN en Provence dans les années1970”. Et puis, avec la décrue de la vague verte, luisuccède le thème de l’aménagement du territoirequi semble porteur, d’autant plus qu’on est àl’époque du débat sur l’aménagement du territoireorganisé par Charles Pasqua.

Les difficultés d’une stratégie paradoxale Ce projet n’est pas sans poser des problèmes,

semble-t-il. Pour intéressant qu’il soit, ce type d’or-ganisation semble instable. N’est-il pas écartelé enpermanence entre la nécessité d’obtenir des résultatsqui satisfassent les revendications des associationslocales et celle de promouvoir un programme d’inté-rêt général régional ? N’est-il pas obligé, pour tenircette stratégie paradoxale, d’osciller entre des

périodes de luttes locales et d’action politique ?Comment définir l’intérêt général régional à partirdes luttes locales. Cette tension entre l’effort pourgarder le lien avec un ancrage territorial et les obli-gations de généralisation évoque la justificationdomestique. C’est pourquoi l’organisation de FARE-SUD semble un compromis entre cité civique et citédomestique. Ce fort ancrage territorial d’une organi-sation visant l’intérêt général n’est pas sans évoquer,toutes proportions gardées, les structures déconcen-trées du Ministère de l’équipement. Comme la stra-tégie de la FARE-Sud, la dynamique territoriale ausein des subdivisions est un compromis entre deuxformes de légitimité, civique et domestique. Elleassocie un sens de l’intérêt général et des relationsde confiance et de proximité. Mais outre cela, l’in-génieur subdivisionnaire de l’Équipement peut s’ap-puyer sur une légitimité industrielle et mettre enavant son expertise technique79.

B) L’organisation d’un espace public

Le rôle des forumsLe rôle des forums dans la stratégie de la

FARE-SUD se réfère à la notion d’espace public.La formation de l’opinion à cette occasion, l’im-portance accordée par la FARE-SUD aux comitésd’initiatives de quartiers marseillais, tout ceciévoque, toute proportion gardée, le rôle des cafésau XVIIIe siècle et celui des clubs dans la Révo-lution française. Ce type de mobilisation s’oppose-rait peut-être à celui de la Drôme où l’on assisteraitplutôt à une mobilisation de pays dans laquelle lesresponsables associatifs “font du lien social” avecdes repas et des événements conviviaux. Cesréunions permettent de concrétiser la conceptionpolitique de la FARE-SUD :

Nous n’avons pas vocation à être une alternati-ve gestionnaire du pouvoir politique. Noussommes un courant critique dans la sociétépour son évolution vers plus de “ménagement”du territoire et des hommes qui y habitent…Nous incitons les citoyens à agir pour la trans-parence des décisions politiques et écono-miques. Nous pratiquons une citoyenneté acti-ve et nous revendiquons plus de démocratie80.

Ainsi les forums ont-ils plusieurs rôles :• ils permettent de repérer des alliés éventuels etd’enrichir l’argumentation : on y trouve compé-tences, expertises et avis autorisés ; • ils permettent de relativiser aux yeux des élus l’in-térêt général qui n’est pas seulement technico-éco-nomique. Car les conflits de légitimité peuvent s’yexprimer pleinement (on retrouve l’exigenceméthodologique de mise à plat) ;

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• ils ont un effet médiatique, ils renforcent la visi-bilité des associations et les font apparaître respon-sables et préoccupées de sérieux ; • ils constituent des lieux de débats, ils participentde la constitution de cet espace public nouveaupour lequel la FARE-SUD se bat.

La critique de la sphère politiqueLa représentation du politique formulée par les

dirigeants de FARE-SUD s’apparente à la concep-tion habermassienne. Les hommes politiques et l’ad-ministration sont regroupés dans “une espèce desphère, complètement fermée et tout le problème despolitiques, c’est de bouger à l’intérieur de cette sphè-re et puis de prendre des positions les uns par rapportaux autres. Mais cette sphère c’est quand même ellequi a le pouvoir de décision”. Cette sphère politiquecorrespond au système politique d’Habermas :même autonomisation vis-à-vis de l’extérieur, mêmerationalité instrumentale fondée sur l’efficacité,même indifférence aux valeurs. “Ici, on a commeacteurs les politiques, et comme valeurs, quasimentrien si ce n’est quand même l’idéologie économiqueet la technique”. C’est à l’extérieur du système poli-tique que se trouve “la grande masse des citoyens ettoutes les valeurs de la société, l’esthétique, les pay-sages, le territoire, la culture”. Le problème c’est quel’intérêt général : “est dit et exécuté par ceux-là(administration et politiques) qui sont en symbiose”tandis que la grande masse des citoyens n’accèdepas aux décisions.

La stratégie de FARE-SUD :organiser un espace public

La stratégie de Fare-Sud, c’est de “structurer”le plus possible l’espace des citoyens en apportantdes idées sur des “thèmes de pointe, comme ladéfense de l’environnement, et l’aménagement duterritoire”. Cette organisation est destinée à fairepression sur la sphère politique, en y injectant desvaleurs nouvelles. On rejoint la question de l’inté-rêt général. Il y a “une partie de transcendance dansl’intérêt général… Des valeurs un peu transcen-dantes, un peu supérieures. C’est le bien, c’est cequi fait que la société peut continuer à exister defaçon agréable pour le plus grand nombre. Ensuite,il faut le traduire, l’interpréter pour prendre desdécisions, pour passer dans le monde des actes. Etc’est dans cette interprétation de l’intérêt généralque réside le débat démocratique”. Or, à l’heureactuelle l’interprétation de l’intérêt général, sa tra-duction est faite par la seule administration en fonc-tion des seuls critères technico-économiques. Il faut“élargir la traduction”. Il faut que “ces valeursd’économie et d’argent soient un peu contrebalan-cées par d’autres valeurs”. Tel est l’objectif assignépar FARE-SUD à son action..

On ne peut qu’être frappés, là encore, par lasimilitude entre ces positions de FARE-SUD et lesanalyses de Jürgen Habermas concernant lesespaces publics démocratiques, lieux permanents etautonomes de la formation de l’opinion et de lavolonté politique qui ne sont contraints ni par l’ur-gence de la décision, ni par la tutelle de l’État.

L’exercice de la souveraineté populaire nepasse plus par la soumission directe des institutionset de l’administration à la volonté collective, maispar l’exercice d’une pression externe sur un systè-me politique devenu autonome. Cette pression n’ad’autre supports possibles que la discussionpublique, organisée selon les principes (d’ordreprocédural) de l’éthique de la discussion.

(…)L’espace public est programmé non pour déci-der, mais pour explorer et résoudre des pro-blèmes d’intérêt général, pour interpréter lesvaleurs et pour découvrir les “bonnes” et les“mauvaises” raisons. La décision relève doncdu système politique lui-même. Certes, s’il veuts’assurer une légitimité, celui-ci doit prendre enconsidération les formulations de la volontécollective à laquelle aboutit la discussionpublique. Un second postulat (du modèled’Habermas JL) est que le projet d’une démo-cratisation du fonctionnement interne du systè-me économique et de l’appareil d’Etat est illu-soire, car une telle démocratisation “radicale”nuirait à leur efficacité et à leurs capacités fonc-tionnelles ; d’où l’idée que la démocratie doitdésormais se concrétiser dans de nouveauxéquilibres établis entre le pouvoir communica-tionnel, ancré dans le monde vécu, et le pouvoird’intégration sociale des médias systémiques81.

Ainsi, le président de la FARE-SUD, se déclaresatisfait une fois que le débat démocratique a eulieu (durant la mission du collège des experts).Ayant obtenu une contre-expertise indépendante duprojet SNCF82, il abandonne la contestation duTGV Méditerranée83. Mais ce combat des associa-tions des Bouches-du-Rhône, orienté vers la démo-cratisation des procédures de décision, est une dessources d’innovations récentes dans les procéduresde conduite des grands projets comme la circulairedu 15 décembre 1992, dite circulaire Bianco84.

2) La reformulation de la grande vitesse2) par les associations du Vaucluse

La sthratégie “vauclusienne” est très différentede celle des Bouches-du-Rhône : au lieu de criti-quer la décision, ils vont critiquer le projet. Puisquela force de l’action publique réside dans la cohé-

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rence technique du “système TGV”, les respon-sables vauclusiens vont tenter de “rouvrir cetteboîte noire”85. Créée en février 1990, la fédérationEnvironnement et TGV regroupera les associationsde défense des communes du Vaucluse concernéespar les différents tracés86. Au fil du conflit, la fédé-ration a connu, comme la CARDE, une évolutiontraduisant une montée en généralité.

La diversification de l’actiondes associations locales

D’une part, une partie des associations localesont diversifié leurs actions, passant de la défensedes riverains menacés par le projet de TGVMéditerranée à celle d’un intérêt local diversifié,par exemple, l’ensemble des problèmes d’environ-nement d’une commune Ainsi, l’associationEnvironnement et TGV du Thor, n’a plus étéconcernée par le passage du TGV depuis l’abandondu tracé Est. Elle intervient depuis sur d’autres pro-blèmes d’environnement : actions de sensibilisationpour répondre à des enjeux éducatifs (nettoyage desberges des Sorgues, lutte contre la maladie des pla-tanes) ; recours juridiques contentieux pourdéfendre le patrimoine architectural ou paysager(recours contre le projet d’extension d’une maisonde retraite qui menaçait le point de vue du château,recours contre la délivrance d’un permis deconstruire qui défigure la colline du Thor).

Les documentalistes de la grande vitesseD’autre part, un groupe de travail ad’hoc,

constitué de militants vauclusiens intéressés,CRÉDO-RAIL (le Centre Régional de Documen-tation sur le RAIL) et l’association Provence vivan-te , se sont constitués, au sein de la fédération, afinde fournir des arguments contestant le dossierSNCF sur le terrain de l’expertise et accréditant lethème du TGV sur les voies existantes. Ce travailde documentation a permis la production d’un argu-mentaire “vauclusien” qui est devenu celui del’UJRM (L’Union Juridique Rhône-Méditerranée),l’association “spécialiste”, constituée pour assisterles associations des six départements dans leurcombat juridique contre le projet. Ainsi, dans le dis-cours associatif des associations vauclusiennes etdans leur aire d’influence, l’argumentation s’appuiesur la “cité” industrielle, les dossiers sont toujourstrès techniques87. Ils tentent une redéfinition de lagrande vitesse, “le TGV sur les voies existantes”,opposée au “système TGV” de la SNCF.

Redéfinir le projet et son cadre problématiquePour analyser le fonctionnement des collectifs

associatifs du Vaucluse, il nous faut distinguer deuxnotions : le problem solving – la solution du pro-blème – et le problem setting – la formulation duproblème. Le projet se présente avant tout comme

une solution, le “one best way”. Mais elle est dépen-dante d’une certaine formulation du problème àrésoudre. C’est pourquoi, la critique du projet peutse définir comme une reformulation du problèmequ’il prétend résoudre.

Relativisation et recadrage par Crédoraildu système TGV

Ces notions vont nous permettre de distinguer cequi semble le plus novateur dans la critique des asso-ciations du Vaucluse88. Elles opèrent une “décons-truction” du projet de TGV Méditerranée, rapporté àson problem setting : le “Système TGV” répond àune logique d’opérateur. Après cette relativisation,les associations critiquent certains éléments du sys-tème TGV, notamment la perception de l’aériencomme concurrent principal. Ce faisant ils propo-sent une reformulation de la solution de la grandevitesse fort différente de celle de la SNCF.

La grande vitesse selon la SNCF, “le systèmeTGV”89, obéit à la nécessité de concurrencer l’aé-rien. Elle se définit par les caractéristiques sui-vantes : très grande vitesse + spécialisation voya-geurs + voies nouvelles + liaisons longues entregrandes métropoles. En revanche, la reformulationde la grande vitesse par les associations du Vaucluseentend concurrencer le transport routier. Ses caracté-ristiques sont très différentes : grande vitesse + pro-gramme mixte (fret + voyageurs) + amélioration desvoies existantes + matériel pendulaire (pour allerplus vite sur les voies existantes) + transport combi-né + dessertes intercities (intrarégionales) + arc latin(liaisons Est-Ouest de la Méditerranée).

Les associations du Vaucluse ont tenté de “rou-vrir la boîte noire” du projet. Elles se sont affrontéesà l’épreuve industrielle : les données chiffrées et lesprévisions contenues dans le dossier de CREDO-RAIL – concernant les menaces de faillite que faisaitpeser la stratégie de surinvestissement de la SNCFen faveur des grandes vitesses – ont été quasimentconfirmés par une expertise de l’IFRET-OEST90.Devant les menaces présentées par cette stratégie, laSNCF et le ministère des transports ont préférénégocier avec les associations des Bouches-du-Rhône en particulier91. Ce qui n’enlève rien à l’inté-rêt de la démarche vauclusienne.

Conclusion :Les contours de la montée en généralité

Pour conclure, je m’interrogerai sur la départe-mentalisation territoriale des contestations et l’ab-

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sence de la justification écologique92 au sein dumouvement.

1) La départementalisation1) de la contestation

Le mouvement n’est pas parvenu à se régionali-ser réellement, limité par les rivalités suscitées parles mobilisations territoriales, mais aussi par lesrivalités entre responsables associatifs93 et le poidsdes découpages départementaux existants. Les fac-teurs de départementalisation de la mobilisation serenforcent mutuellement : mentionnons par exem-ple l’importance croissante du conseil général pourles élus ruraux, le poids persistant des découpagesadministratifs départementaux (préfets, police...) etle rôle des éditions locales de la presse régionale,essentielles pour la visibilité d’une action associati-ve et politique94. Une autre cause réside dans le rôlejoué par les porte-parole. C’est chez eux que noustrouvons la clarification la plus poussée des prin-cipes qui sous-tendent le mouvement. En exagérantun peu, je dirais qu’ils constituent les “philosophespolitiques” du mouvement puisqu’ils sont à la foisles plus familiers des théories et les plus exposésaux contraintes de justification, dans les débatscomme dans l’action. Les responsables se font lesporte-parole d’associations locales variées, de mou-vements diversifiés dont ils durcissent la cohérenceet l’homogénéité pour mieux les coordonner.

2) L’absence de la justification écologique

Il reste à évoquer l’effacement des probléma-tiques écologiques dans le mouvement contestataire.

A) L’évacuation de la cité verteA) dans les Bouches-du-Rhône

D’abord, un constat rapide, la mission Querrienest parvenue à réduire le conflit en évitant les zonesoù la mobilisation et le lobbying étaient impor-tants : les espaces naturels sont sacrifiés au profitdes espaces protégés politiquement. Le fait seconstate surtout dans les Bouches-du-Rhône où70 % du tracé Querrien est en ZNIEFF (ZonesNationales d’Intérêt Flori-Faunistique). “Les arbresne protestent pas”, aurait dit Max Querrien. Donc,ce point confirme l’évacuation de la cité verte dansles Bouches-du-Rhône. Elle procède de deuxlogiques différentes. La domestication d’abord etpuis l’absorption par la cité civique.

a) Première phase : la domestication de la nature

Durant la première période de mobilisation, lefondateur de la CARDE, choisit de gommer sonappartenance au parti des Verts pour ne pas diviserle mouvement qui comporte beaucoup d’agricul-teurs, et, en particuliers, les arboriculteurs du norddes Bouches-du-Rhône, représentés par l’associa-tion Union Durance-Alpilles, véritable fer de lancedu mouvement. La justification de la CARDE metl’accent sur la domestication de la nature enProvence, les agriculteurs étant les “jardiniers” dupaysage provençal. Du coup pas de cité verte, l’aiglede Bonelli est l’antithèse de l’arboriculteur du Norddes Bouches-du-Rhône. Le responsable de l’UnionDurance-Alpilles, les oppose lors de notre entretien.Il met en avant la petite région agricole, écosystèmesocial qu’il oppose à l’écosystème naturel.

b) Seconde phase : la prédominance de la citécivique

Les responsables de FARE-SUD que nousavons pu rencontrer nous ont peu parlé des pro-blèmes d’environnement posés par le projet.Certes, les principaux sites concernés – la centraledu Tricastin et les zones inondables – ne sont passitués dans les Bouches-du-Rhône, mais des raisonsplus importantes expliquent leurs réticences devantla question environnementale.

La FARE-SUD ne veut pas s’enfermerdans les questions territoriales

Selon son président, les mouvements environ-nementalistes ont une conception étriquée de l’en-vironnement ; c’est la perception du monde à lalumière de son voisinage, de “ses environs”. Ainsi,la défense de l’environnement court toujours lerisque de s’enfermer dans “l’impasse territoriale”constituée par “le territoire enfermé sur lui-même”,au lieu de s’inscrire dans les questions d’ensemblequi sont des questions politiques. Au contraire, laFARE-SUD est une tentative pour désenclaver ladéfense de l’environnement, pour “la faire décoller,passer du territoire au global”. Mais il y a plusgrave, selon notre interlocuteur, l’ignorance de lapolitique et le repli sur le territoire rendent cesmouvements particulièrement vulnérables auxthèmes du Front National. Un autre responsable cri-tique les associations naturalistes comme le CEEP(le Conservatoire pour l’Etude des Ecosystèmes deProvence). Malgré leur conception globalisante del’environnement, leur action se limite à certainsenjeux95. Mais surtout, il leur reproche leur manquede combativité. Elles se contentent bien souvent de“faire la rubrique nécrologique de tout ce qui dis-paraît sur les grands projets”.

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Des rapports difficiles avec les partis écologistesCompte tenu de l’hégémonie de la cité civique

dans le mouvement des Bouches-du-Rhône l’argu-mentation écologique, pour être prise en compte,devait se faire absorber par cette dernière. Aussi lesresponsables du mouvement se tourneront-ils versles partis écologiques pour s’en faire des parte-naires. Mais le rapprochement ne s’effectua pas.D’abord, les partis écologistes n’échappent pas àl’enfermement territorial que M. Bleu dénoncechez les associations naturalistes. Mais surtout lesVerts ont été incapables de proposer des perspec-tives stratégiques pour jouer leur rôle de relais poli-tique des associations. Génération Écologie n’a pasfait mieux que les Verts : elle sert surtout de machi-ne électorale pour son Président Brice Lalonde.

c) Troisième phase : le combat pour l’Aiglede Bonelli, un “baroud d’honneur” ?

La cité verte revient actuellement dans lesBouches-du-Rhône, avec “l’essoufflement” dumouvement, comme un des thèmes “résiduels” decombat. Le combat semble s’effectuer sur le modetragique de la défense d’une espèce menacée. En1994, un collectif écologique s’est constitué, leComité Provence-Nature, qui participe notammentà la défense de l’Aigle de Bonelli, menacé par letracé du TGV Méditerranée. Un militant écologistes’est installé dans un “Tipi” proche d’une des airesde rapace menacée.

Un représentant de la cité verteFinalement, celui-ci est le premier porte-parole

de la cité verte que nous rencontrons. C’est le repré-sentant de l’Aigle de Bonelli et, à travers lui, de cer-tains écosystèmes naturels de garrigues, puisque ceprédateur se trouve au sommet de la chaîne alimen-taire des écosystèmes en question. Dans son argu-mentaire, on retrouve les principaux thèmes du prin-cipe de justification écologique : la grandeur d’uneespèce menacée, le développement durable et le“principe responsabilité”. Il estime qu’il vaudraitmieux concentrer les pollutions sur les couloirs denuisances et de trafic et convaincre les gens pourqu’ils les quittent et résident ailleurs à moyen terme.Si, comme le constate Laurent Thévenot, les ques-tions écologiques sont relativement peu écologiquesau sens pur tellement elles sont territorialisées, noustenons là une exception.Ce militant, lui, est “déta-ché”. Originaire du Jura où il défendait le FauconPélerin, il continue son combat en PACA avec ladéfense de l’Aigle de Bonelli mais sans particuliè-rement sembler “attaché au coin”.

Vers un Parlement des choses ?Évidemment cette position est incommensu-

rable, sur le plan des valeurs et des intérêts, avecl’intérêt général défendu par l’administration des

Transports : “la technique ne refera pas un Aigle deBonelli”. Peut-on concevoir un dispositif de parti-cipation où ces légitimités diff_rentes puissent sefaire entendre et s’écouter ? Faut-il constituer un“Parlement des choses”96 où les représentants tech-niques que sont les Ingénieurs des Ponts etChaussées et les représentants de l’Aigle de Bonellipourraient s’exprimer ensemble “à égalité” ?

B) Un compromis local avec la grandeurB) verte dans la Drôme

La Coordination Drôme-Vaucluse constitue laprincipale fédération des associations contestatricesde la Drôme97. Victime du lobbying des viticulteursdes Côtes-du-Rhône, elle “accueille” le nouveautracé qui emprunte la vallée du Rhône. Dès lors lesassociations de la Coordination Drôme-Vaucluses’installent dans une logique de NIMBY réaction-nel. Elles se battront pour “renvoyer le tracé d’où ilvient” : repousser le tracé des couloirs de nuisancesvers les vignobles et les zones naturelles de l’Estdu département. La généralisation des intérêtspasse par une mobilisation territoriale, celle de la“plaine de Marsanne”98. Pour se garder de la clôtu-re communautaire et justifier99 son action, la Coor-dination passe un “compromis local” avec la justi-fication écologique. Elle a fait de la lutte contre lesrisques environnementaux du tracé Querrien,risques hydrauliques et nucléaires, son nouveauthème de combat depuis 1993. Elle constitue enquelque sorte, un relais sur le terrain de l’adminis-tration de l’environnement qui labellise la référen-ce à la cité verte. Son dispositif d’action très inter-connecté évoque la justification écologique. Il com-prend bon nombre d’études, de rapports d’exper-tises chargés de “mettre en rapport” l’impact dutracé et les composantes de l’écosystème. Il estintéressant de voir ici que la référence à la cité vertepasse par un dispositif institutionnel. L’environ-nement existe ici comme champ d’action, domainede compétence, champ d’expertise d’une adminis-tration. Le dispositif culmine avec la notion de “vieintérêt supérieur à l’intérêt général” que le Droitsanctionnera. En effet, l’action de la Coordinationconnaîtra un succès relatif lors de la seconde enquê-te publique. Elle porte sur les modifications dutracé au droit du site nucléaire du Tricastin. Le 22décembre 1994, la commission d’enquête émet unavis défavorable à la DUP du tracé.

C) En Vaucluse, la difficile mobilisationC) sur les problèmes de la Durance

Un des responsables vauclusiens, a évoqué sonintention de se battre sur le thème environnementalde la Durance et ses difficultés pour y parvenir. La

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Durance “appartient” à EDF, aussi est-il bien diffici-le de se mobiliser pour elle. Il prouve ainsi a contra-rio l’importance de la justification domestique dansles combats écologiques en France, puisque laDurance ne peut constituer un patrimoine, on ne peutse battre pour elle.

Ainsi, nous pouvons formuler une première indi-cation sur l’absence de la justification écologique

dans le conflit du TGV Méditerranée. Les questionsécologiques n’y forment pas l’armature d’une nou-velle cité car elles sont absorbées dans deux ordres dejustification plus classiques : la cité civique et surtoutla cité domestique. En d’autres termes, ces questionsécologiques sont fortement territorialisées.

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NOTES

1 Cette communication s’appuie sur une recherche plus globa-le portant sur les contestations du TGV Méditerranée et réali-sée, pour la Direction des Transports Terrestres, par l’auteur etdeux autres chercheurs (Jean-Michel Fourniau de l’INRETS etAndré Donzel du LAMES-CNRS).2 Je qualifie cette première phase de contestation de réactiveparce que les associations réagissent à partir de l’impact prévi-sible du tracé. Je regroupe ces actions sous le terme d’opposi-tion par contraste avec des logiques de contestations plusconstructives que je nomme mobilisation. 3 L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification (Les économiesde la grandeur), Gallimard, 1991 et C. Lafaye et L. Thévenot,“Une justification écologique ? (Conflits dans l’aménagementde la nature)”, Revue française de sociologie, n° XXXIV-4,octobre-décembre 1993. 4 Ce régime d’action qui respecte ces contraintes de légitimitéest appelé par Luc Boltanski et Laurent Thévenot le régimed’action justifié. 5 Dans cet article, j’emploie toujours le terme justifié au sensde L. Boltanski et L. Thévenot pour désigner l’action qui s’ap-puie sur les différents principes de légitimité en usage dans nosdémocraties modernes. Les auteurs appellent cités ces formesde légitimité différentes – civique, industrielle, domestique,marchande, inspirée, de l’opinion – qui sous-tendent nosactions lorsqu’elles sont soumises aux contraintes de l’espacepublic. Elles correspondent à autant de manières de mesurer lagrandeur des personnes. À ces six cités déjà éprouvées, ilconvient d’en ajouter une septième, en cours d’élaboration, lacité verte ou justification écologique. 6 Mais, comme notre documentation la plus importante concer-ne le département des Bouches-du-Rhône, nous présenteronsessentiellement trois associations de ce département pour résu-mer schématiquement ces transformations : l’Union Durance-Alpilles, qui défend l’intégrité d’une petite région agricole,adhère à la CARDE, qui se mobilise pour la défense du paysa-ge ; la CARDE, à son tour, participe à la constitution de laFARE, qui défend un intérêt général régional Cependant l’ana-lyse des justifications associatives se poursuit et d’autresarticles seront nécessaires pour restituer la richesse desdémarches associatives, en particulier vauclusiennes et drô-moises. 7 Il ne s’agit pas de la chronologie du conflit, tout au plus d’unordre d’exposition extrêmement simplifié. 8 Il est difficile de définir le NIMBY sans évoquer la stigmati-sation opérée par l’usage du terme. Le modèle du NIMBY,c’est l’association de riverains regroupant les propriétaireslésés par un projet d’aménagement. De telles associations sontsouvent dénoncées par l’administration, des aménageurs, desélus, ou encore par d’autres associations, “pour la revendica-

tion égoïste qui gît derrière la manifestation trompeuse d’unepréoccupation en faveur de la qualité de l’environnement ”. Leterme est destiné à illustrer “l’égoïsme” des mouvementsrevendicatifs puisque NIMBY est l’acronyme de Not In MyBackYard : “Pas de cela dans mon jardin” ce qui sous-entend :“Mais si ça passe de l’autre côté de la colline, je m’en moque”.Certains auteurs sont amenés à nuancer cette appréciation desassociations locales de riverains, en indiquant que ces associa-tions sont des lieux de sensibilisation et de formation à l’envi-ronnement. Cf. C. Lafaye et L. Thévenot, op.cit., p. 500-502 etP. Lascoumes, L’éco-pouvoir. Environnements et politiques, Ladécouverte, 1994, p. 230-235. Notre analyse de l’évolution desassociations contestatrices du TGV Méditerranée conduit éga-lement à mettre l’accent sur les nuances dont parlaient cesauteurs. 9 Cf. C. Lafaye et L. Thévenot, “Une justification écologique ?(Conflits dans l’aménagement de la nature)”, op.cit., p. 500. 10 J’utilise encore ici le terme légitime au sens précis que luidonnent L.Boltanski, L.Thévenot et les autres chercheurs duG.S.P.M. : l’action légitime est celle qui répond aux exigencesde justification publique. 11 Le caractère collectif des intérêts partagés par les lobbyistesne permet pas de les distinguer des associations NIMBY tellesque les associations centrées sur la défense d’un site ou lesassociations d’usagers qui défendent un outil commun (unerue, un espace public, un monument) signalées par PierreLascoumes. 12 Une analyse comparative des régimes de justifications mis enœuvre par les associations du Somport (64) et de Californie. 13 Nous en avons discuté lors de l’entretien que j’ai pu avoiravec eux au GSPM. Cf. L. Thévenot, C. Lafaye, Entretien du23 juin 1995, Groupe de Sociologie Politique et Morale,E.H.E.S.S. 14 Mais il peut être institutionnalisé et reconnu. Ainsi, le lob-bying est plus “légitime” aux États-Unis qu’en France. 15 Dans la cité de l’opinion, ou cité du renom, la grandeur nedépend que de l’opinion des autres. Liée à la constitution dessignes qui condensent la force et l’estime des gens, elle reposesur le transport et la diffusion de ces signes dans les media. 16 L’opacité se verra dans le type de liens que le cabinet entre-tient avec le porteur d’opinion. 17 Car le Syndicat Général des Vignerons Réunis des Côtes-du-Rhône, comme d’autres structures viticoles, a déjà dans sesattributions la représentation et la défense des viticulteurs del’appellation vis-à-vis des grands projets d’équipement.D’ailleurs, il organise des réunions d’information auprès dessénateurs et députés du Vaucluse. Par exemple le 4 mai 1990,la réunion portait justement sur “le passage du TGV au sein duvignoble”. Ce n’est donc pas dans cette direction qu’il fautchercher la spécificité de “TGV”.

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18 La différence principale réside dans la participation des res-ponsables des AOC Coteaux d’Aix, une appellation menacéepar les tracés de la branche Fréjus mais qui n’appartient pasaux Côtes-du-Rhône. 19 En France, le lobbying est nié par celui qui le pratique, TrèsGrande Vigilance n’échappe pas à la règle, notre interlocuteur,était à l’époque chargé d’animer l’association. Il nie l’existen-ce de tout lobbying. Cette attitude la conduit d’ailleurs à mini-miser l’action de son association. Cette grande “modestie”tranche avec le discours des autres responsables associatifs,souvent persuadés que leur position est la bonne et leur actionla plus efficace. 20 J’emploie toujours dans cet article intéresser au sens derecruter des alliés. Cf les analyses de Bruno Latour et des cher-cheurs du Centre de Sociologie de l’Innovation. 21 En effet, les adhérents de “TGV” sont des organismes viti-coles “ayant pour objet la défense des vignerons et vignoblestouchés par le projet” auxquels peuvent se joindre “toute asso-ciation, commune ou établissement public de caractère régio-nal ou national intéressés par le vignoble français (ONIVINS,INAO, associations de consommateurs, associations de défen-se de l’environnement, …)”. 22 Henri Michel est député de la Drôme, président de la com-mission viticole à l’Assemblée, mais aussi “ami personnel duPrésident, chez lequel François Mitterrand vient souvent” ;Guy Penne est maire de Ste-Cécile-Les-Vignes (84), sénateurreprésentant les Français établis hors de France, président del’association des maires du Vaucluse et conseiller aux affairesafricaines du Président ; Jean Garcin est Président du Conseilgénéral de la Drôme, ancien résistant et à ce titre ami duPrésident. 23 À la différence des fédérations départementales d’associa-tions contestatrices, dont l’action justifiée est soumise égale-ment à d’autres épreuves de grandeurs (émouvoir les poli-tiques, réaliser des dossiers techniques, faire décoller le mou-vement, etc.). 24 Depuis les élections municipales de 1995, il estégalement devenu maire de Marseille. 25 En partie seulement, car selon deux (au moins) des princi-paux responsables de l’association, M. Violet et un de sesadjoints, l’UDA doit être solidaire de l’action de la CARDE etcontinuer le combat, après avoir obtenu satisfaction. 26 Là encore, intéresser ne signifie pas corrompre, mais recru-ter des alliés pour un projet. Cf. les analyses de Bruno Latouret des chercheurs du Centre de Sociologie de l’Innovation. 27 Max Querrien est conseiller d’État et maire de Paimpol. Il estchargé par le Ministre des Transports, Michel Delebarre, denégocier sur le terrain le tracé définitif du TGV Méditerranée.La mission Querrien se déroule de août 1990 à janvier 1991. 28 Dans la cité domestique, la grandeur des personnes dépendde leur position dans une chaîne de dépendances personnelles.Mais les liens personnels y sont généralisés de manière à res-pecter les exigences de justification, en particulier les gran-deurs ne sont jamais définitivement attribuées aux personnes,elles sont toujours critiquables, évaluables et révisables. 29 Dans l’action justifiée il y a toujours un horizon, une instan-ce de jugement générale, donc ici une discussion potentielleavec les étrangers. Nous verrons, lorsque nous analyserons laFARE-SUD, comment la grandeur domestique parvient à“faire du général avec du personnel” tout en respectant lescontraintes pragmatiques de publicité dans nos démocratiesmodernes. En d’autres termes, la justification domestiquegarde l’ancrage tout en se défendant d’une fermeture. Enrevanche, l’opposition eux/nous, caractéristique de la commu-nauté, ne respecte pas les exigences démocratiques de justifi-cation puisque les qualités de l’appartenance communautairesont définitivement attribuées aux personnes, elles ne sont pasrévisables. 30 Entretien du 13 juillet 1994, loc.cit.31 C’est-à-dire la superficie en arboriculture intensive.

32 M. Roncayolo, article “Territorio” de l’encyclopédieEinaudi, t. XIV, p. 218-243 traduit dans “Territoires et territo-rialité”, Territoires, n° 1, 1983, Presses de l’École NormaleSupérieure, Paris, 1983, p. 3-40. 33 C’est pourquoi je partage cette remarque méthodologiqued’un groupe de chercheurs associés au GDR Réseaux : “Plusque l’identification des objets, réseaux ou territoires, celle desprocès territoriaux ou résillaires, l’analyse de leurs domaines etde leur interaction, le repérage des sujets sociaux qui les “choi-sissent”, n’ouvrent-elles pas des perspectives nouvelles ?”. Cf.C. Chivallon, B. Debarbieux, M. Grossetti, A. Lovell, M.Péraldi, X. Piolle, A. Tarrius, Réseaux sociaux et territoires,Note provisoire pour une recherche en cours Lexique Réseauxet territoire, G.D.R. Réseaux, 1994, p. 18. 34 M. Marié, “Questions introductives pour un séminaire deréflexion”, Dossiers des séminaires Technique, territoire etsociété, MELTM, DRI, n° 8/9, septembre 1989, p. 27. Cf. éga-lement M. Marié, Les terres et les mots, MéridiensKlincksieck, 1989. 35 Cf. A. Cauquelin, “Notes sur la panne”, Annales de laRecherche Urbaine, n° 39, septembre-octobre 1988, p. 68-73. 36 Habitude qui n’implique pas forcément ici la longue durée. 37 Sur cette notion, cf. O. Soubeyran, “Comment se fabrique unterritoire de la prospective”, Espaces et sociétés, n ° 74-75,1994, p. 156-161. 38 Qu’il s’agisse de la liaison Grand Sud avec l’option grandtriangle d’Avignon ou des variantes de l’option petit triangled’Avignon, le rapport d’étapes SNCF de juillet 1990 signale unfort impact sur “le maraîchage et l’arboriculture en bordure deDurance, de Rognonas à Orgon (Bouches du Rhône)” (les pas-sages soulignés indiquent un impact important JL). MaxQuerrien allait construire le tracé définitif en évitant le secteurlitigieux de Durance-Alpilles. 39 Entretien du 13 juillet 1994, loc.cit. 40 Plus généralement, lesémotions jouent un rôle dans les régimes d’action répondant àdes exigences de coordination. Ainsi, lors de l’analyse de lajustification initiale de la CARDE puis de celle de laCoordination Drôme-Vaucluse, nous rencontrerons desexemples d’engagement émotif (enthousiasme de M. Indigo etindignation des membres de la Coordination Drôme-Vaucluse)dans l’action justifiée. Pour une théorie générale de cette arti-culation, cf. L. Thévenot, “Émotions et évaluations dans lescoordinations publiques”, in P. Paperman, R. Ogien (dir.), Lacouleur des pensées. Sentiments, émotions, intentions (Raisonspratiques 6), Éditions de l’École des Hautes Etudes enSciences Sociales, 1995, p. 145-175. 41 Au dire d’un de nos interlocuteurs, M. Rouge, Durance-Alpilles était un peu considérée par les décideurs avignonnaiscomme “la poubelle d’Avignon”. 42 Il s’agit du président et d’un de ses adjoints. 43 Juriste de formation, il n’ignore rien de la théorie du bilandéveloppée par le conseiller d’État Guy Braibant. 44 “L’argument qui se tenait était de dire : “rien n’est joué, pluson se montrera fort jusqu’au bout moins on aura de risques derécupérer le tracé puisqu’il est déjà parti une fois il peut toutaussi bien revenir. On tirait sur toutes les ficelles, dès qu’il yavait l’ombre d’un soupçon ou une déclaration d’un élu quienvisageait le retour du tracé on en faisait nos choux gras, et onmontait ça en épingle”. M. Violet, entretien du 13 juillet 1994,loc.cit. 45 Comme ces deux années de cours favorables des fruits etlégumes dont nous avons déjà parlé qui permettent à l’UDAd’évoquer la “mort économique” d’une petite région agricoleprospère. 46 Les charrettes, ce sont “des attelages qui sont tirés par desmultitudes de chevaux qui défilent à Châteaurenard, àBarbentane etc. et c’est une tradition ancestrale mais qui cor-respond à une culture quand même assez localisée”, entretiendu 13 juillet 1994, loc.cit.

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47 UDA, entretien du 13 juillet 1994, loc.cit. 48 Alleins, Vernègues, Mallemort, Saint-Cannat, Lambesc,Éguilles, Venelles et Rognes. 49 FDSEA, UDSEA, Fédération Départementale des SyndicatsPaysans, Fédération Départementale des Caves Coopératives,Fédération Départementale des Caves Particulières, Syndicatde défense des Vins AOC Coteaux d’Aix, Syndicat desProducteurs de Semences maïs, sorgho Provence. 50 Ce premier cours de la CARDE, marqué par l’influence deson fondateur, (peintre), et une action coordonnée par la défen-se du paysage provençal, s’étend de février à juillet 1990. Ilcorrespond au développement initial et rapide de la fédération.Ensuite, la CARDE prend un nouveau cours et son fondateurest rapidement marginalisé. Il semble que la déclaration prési-dentielle du 14 juillet 1990, favorisant la politisation du mou-vement, constitue la rupture. 51 Les “rurbains” sont définis par référence à la rurbanisation,“l’extension disséminée des villes dans les espaces ruraux quiles entourent”. Gérard Bauer et Jean-Michel Roux, deux urba-nistes, ont forgé ce néologisme et analysé ce processus dans unouvrage désormais classique : G. Bauer, J.-M. Roux, La rur-banisation ou la ville éparpillée, Seuil, 1976. 52 Le terme est employé ici sans rapport particulier avec la poli-tique prônée par la DATAR, qui porte le même nom53 Cf. notamment M. Legrand, responsable associatif de laCARDE, entretien du 1/12/1994. 54 Dans la cité inspirée, la grandeur des personnes est acquisedans un état de grâce qui réalise une relation immédiate avecun principe extérieur et supérieur (Dieu, la beauté, etc.). Cettegrandeur se révèle dans les manifestations inspirées (sainteté,créativité, sens artistique, authenticité, etc.) qui constituent sesformes privilégiées d’expression. 55 M. Rouge, entretien du 12/4/1994.56 Bien que cette qualifica-tion du paysage soit très répandue en France et dans d’autrespays latins. 57 La culture, mot et concept, est d’origine romaine. Le mot“culture” dérive de colere – cultiver, demeurer, prendre soin,entretenir, préserver – et renvoie primitivement au commercede l’homme avec la nature, au sens de culture et d’entretien dela nature en vue de la rendre propre à l’habitation humaine. Leterme prit ensuite deux significations complémentaires : • Le soin donné aux monuments du passé ; • Le goût et, généralement la sensibilité à la beauté, non chezceux qui fabriquent des belles choses, c’est-à-dire chez lesartistes eux-mêmes, mais chez les spectateurs. La culture signi-fie alors l’aptitude, ou mieux le mode de relation prescrit parles civilisations avec les Œuvres des artistes, poètes, musi-ciens, philosophes, etc. Cf. H. Arendt, La crise de la culture,Folio essais, Gallimard, 1972, p. 271-273. 58 La préposition “dans” évoque un rapport expressif de typespinoziste. Cf. L. Sfez, Critique de la communication, Seuil,1988, p. 29-30 et 52-56. 59 Ce résumé est bien trop sec. Pour éviter toute simplification,il faudrait pouvoir citer abondamment l’entretienque nousavons eu avec lui, lorsqu’il raconte son choix soigneux destermes des discours, son émotion profonde à cette occasion, eten retour le poids des mots qu’il constate dans les AssembléesGénérales. 60 Cf. E. Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A.Philonenko, Vrin, 1979. 61 B. Latour, Aramis, ou l’amour des techniques, La découver-te, 1992, p. 47. Dans cet extrait, l’auteur parlait d’un projettechnique en phase de conception. 62 Dossier présenté par Union Durance-Alpilles contre le tracéde référence SNCF, mars 1990, p 8. 63 Le lendemain de l’occupation du viaduc de Rognonas, le 21mai 1990, la SNCF portait plainte contre X pour cause de tra-fic perturbé. Le président de l’UDA était convoqué à la gen-darmerie de Châteaurenard à titre de témoin principal, comme

précédemment le 14 avril où son témoignage avait été requis àla suite de l’action menée à Barbentane (occupation de voies).Mais cette fois ci, d’autres associations étaient présentes sur leslieux : Environnement et TGV, le collectif de défense du Val deDurance et la CARDE. 600 manifestants se sont alors rendus àla gendarmerie de Châteaurenard et ce sont les responsables deces associations qui sont entrés un par un pour être entenduspar les gendarmes. 64 Ce responsable évoque ici l’épreuve de la cité inspirée –quand elle est “prise” dans un compromis avec la grandeurcivique – l’émotion se transmettra-t-elle au député ? Cette opi-nion est confirmée par le fondateur lui-même lors de son entre-tien, “M. (...) (le nouveau président) avait peut-être raison”. 65 Comme nous le verrons dans la seconde partie, pour laCARDE “deuxième manière” et la FARE-Sud, la cité civiquese clive en espace public et système politico-administratif.Dans le premier règnent les valeurs, dans le second les rapportsde force et le “cynisme” (l’efficacité du monde industriel trans-posé dans le civique). 66 Il s’opère ici un déplacement, une réduction critique de l’ob-jet Provence dans la cité civique : “la Provence n’est qu’un slo-gan. 67 J’en parlerai dans un autre travail. 68 FARE-SUD comprenait au départ des associations des 6départements de PACA, des Bouches-du-Rhône, du Vaucluse,des Hautes-Alpes, des Alpes-de-Haute-Provence, du Var et desAlpes-Maritimes. Le départ des deux associations du Vaucluse,en juillet 1992, l’affaiblit dans sa représentativité à l’égard duconflit du TGV Méditerranée qui concerne lui la Drôme(Rhône-Alpes) ; le Vaucluse, les Bouches-du-Rhône et le Var(PACA) ; le Gard et l’Hérault (Languedoc-Roussillon) – ce quereprésente l’Union des Six comme coordination informelle(bien qu’une partie de la Drôme fasse toujours cavalier seul). 69 Cf Lascoumes P., L’éco-pouvoir. Environnements et poli-tiques, La découverte, Paris, 1994. 70 En témoignent les textes d’orientation, les propositions(“Livre blanc de l’environnement” mars 1992, notamment leProgramme d’urgence pour sauvegarder l’environnement enPACA – de novembre 1991 – et les quatre axes économiques etd’aménagement du territoire.71 “Schéma directeur d’action 1993-1994” septembre 1993. 72 Cf l’article de Lafaye et Thévenot déjà cité. 73 La relation pédagogique peut s’interpréter comme une cri-tique civique des relations domestiques : la FARE comme l’É-cole dans les projets débattus sous la révolution est “lieu d’ap-prentissage de la liberté, comme détachement des liens dedépendance personnelle, familiaux et locaux”. 74 Ou une occasion de lutter contre le Front National, commenous l’a dit le président lui-même lors d’un entretien le 11juillet 1994. 75 Ainsi, selon un des responsables, la revendication de l’utili-sation des couloirs existants pour le passage du TGVMéditerranée était “un excellent thème fédérateur puisque cha-cun en a une vision différente. Pour les uns c’est là bas (visionNIMBY) ; pour d’autres ça se rapproche de l’argumentationvauclusienne des voies existantes” ; ça pouvait même se rap-procher du thème des couloirs de nuisance, quoique cette rela-tion ne fût pas recherchée puisque des associations de laCARDE (Plan d’Orgon) étaient déjà au bord de l’autoroute. Etpuis “le fait de demander l’étude indépendante de cette possi-bilité donnait une perspective au mouvement et permettaitd’intéresser le Conseil Général des Bouches-du-Rhône”. 76 Lors du premier entretien,un responsable nous présente cettestratégie : il donne plusieurs exemples de lieux mobiliséscontre le projet de TGV : Mallemort et la question des zonesinondables ; La Barben et la protection de la Nature (le tracépasse à proximité d’une aire d’Aigle de Bonelli) ; la gare del’Arbois et l’aménagement du territoire (le choix de localisa-tion pénalise Marseille et le transport ferroviaire) ; Les Pennes-

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Mirabeau et les nuisances (le tracé passe à proximité d’un lotis-sement). M. Rouge, entretien du 12 avril 1994, loc.cit. 77 Entretien du 12 avril 1994. 78 D’après nos interlocuteurs, cette évolution est perceptibledans les Bouches-du-Rhône en particulier. 79 Cf. la recherche en cours sur les contestations de l’autorouteA8 bis, Anne Tricot, SET URA 911, recherche financée par laDRAST. 80 Cf. P. Corcuff et C. Lafaye, Processus de traduction et légi-timités quotidiennes dans les relations entre agents de l’équi-pement et élus locaux : le cas de la DDE de la Gironde, DRI-ADRESSE, mars 1991, p. 72-73. 81 Cf. les textes d’orientation : le texte de “FARE-SUD et la viepolitique”, 6 juillet 1992, le débat auquel il a donné lieu lors dubureau du 11 juillet 1992 à Ollières (83), le texte d’orientationadopté lors de l’A.G. du 9 octobre 1993 à Estoublon (04), ledébat auquel il a donné lieu lors du bureau de St Maximin, le11 septembre 1993. 82 Présentation de la théorie d’Habermas dans A. Cottereau et P.Lardrière (dir.), Pouvoir et légitimité (Raisons pratiques 3),Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales,1992, p. 12 et 14-15. 83 Pour une analyse détaillée du collège des experts, cf.J. Lolive, “Le collège des experts du TGV Méditerranée : com-ment améliorer un projet grâce aux contestations dont il faitl’objet”, communication au séminaire de recherche INRETSAnalyse et évaluation des politiques de transport, 9 février1994 - 13 avril 1995, séance du 30 septembre 1994. 84 Au grand dam des autres responsables associatifs. 85 La circulaire n° 92-71 du 15 décembre 1992, relative à laconduite des grands projets nationaux d’infrastructures – ditecirculaire Bianco, du nom du Ministre des transports del’époque –, a pour objet de redéfinir les procédures d’utilitépublique, en inaugurant un processus plus global, en quatretemps : une première phase de débat préalable et intermodalsur les finalités et l’intérêt économique et social de l’aménage-ment aboutissant à la détermination du cahier des charges desétudes de tracé ; une phase d’études de tracé en fonction de cecahier des charges ; une phase d’enquête publique réorientéedans une perspective d’aménagement des territoiresconcernés ; enfin une phase de suivi d’application de la déci-sion. 86 Sur cette notion, cf. les analyses de Bruno Latour notammentB. Latour, La science en action, La découverte, 1989 etAramis, ou l’amour des techniques, La découverte, 1992. 87 Courthezon, Jonquières, Bédarrides, Entraigues-sur-Sorgues,St Saturnin-les-Avignon, Avignon, Le Thor, Caumont-sur-Durance, Cavaillon, Cheval Blanc. 88 Citons en particulier les 40 fiches synthétiques de l’UJRM,Objections au tout TGV, décembre 1992 et Signaux d’alarme àla SNCF, “audit” pirate de la politique ferroviaire menée enFrance depuis 15 ans, CRÉDO-RAIL, trois éditions en 1993. 89 Plus précisément les conclusions du travail d’expertise et dedocumentation de CRÉDO-RAIL et “Provence Vivante” sontrepris par la Fédération des associations du Vaucluse“Environnement et TGV” et par l’UJRM un essai de regroupe-ment des fédérations départementales ˆ partir du Vaucluse. 90 Pour une analyse détaillée du système TGV, cf. Jean-Michel

Fourniau, La genèse des grandes vitesses à la SNCF (de l’in-novation à la décision du TGV Sud-Est), rapport INRETSn° 60, janvier 1988. 91 Cf. le compte-rendu de l’expertise dans G. de FOS,“Catastrophe ferroviaire”, Bulletin des Transports et de laLogistique, n° 311, 1er mai 1995. 92 Pour une analyse détaillée de cette négociation, cf. JacquesLolive, op.cit. Depuis les négociations du collège des experts,ni la SNCF, ni la DTT n’avaient eu de contacts avec les asso-ciations vauclusiennes, les choses sont en train de changer.Nommé le 25 mai 1994, le nouveau Président de la SNCF, JeanBergougnoux, chargera son directeur de la Stratégie de rece-voir les responsables de CRÉDO-RAIL et d’apporter uneréponse argumentée à leur “audit-pirate”. Cf. Suite à “l’audit”pirate de la politique ferroviaire… I/ Réponses de la SNCF II/ Examen de ces réponses, CRÉDO-RAIL, décembre 1994. 93 Dans la justification écologique, ou cité verte, l’attention por-tée à l’environnement et sa protection permettrait d’établir unordre de grandeur entre les personnes et les choses qui peuplentla cité verte. Est grand ce qui est “vert”, propre, biodégradable,recyclable, ou s’oppose à ce qui pollue. Les grands êtres peu-vent être des éléments naturels comme l’eau, l’atmosphère,l’air, le climat, des êtres génériques comme la faune, la flore.Est petit ce qui pollue. Mais l’élaboration de ce nouvel ordre dejustification n’est pour l’instant qu’une hypothèse que desrecherches en cours (en particulier l’analyse comparative desrégimes de justifications mis en œuvre par les associations duSomport (64) et de Californie par une équipe du GSPM) cher-chent à démontrer. La recherche sur les contestations du TGVMéditerranée s’inscrit dans ces réflexions. Sur l’hypothèse dela cité verte, cf. C. Lafaye et L. Thévenot, “Une justificationécologique ? (Conflits dans l’aménagement de la nature)”,op.cit. 94 Ce constat ne porte que sur la période analysée par l’enquê-te (de janvier 1990, début de la contestation, à avril 1993, finde l’enquête publique) car, selon nos interlocuteurs actuels,“depuis que M. Bleu est parti, ça va beaucoup mieux”. 95 Les réflexions d’un responsable associatif du Vaucluse, sontéclairantes à cet égard. Cf. entretien du 14 avril 1994. 96 Selon la typologie de P.Lascoumes, elles défendent un inté-rêt focalisé. Cf. Pierre Lascoumes, op. cit. 97 Cf. Bruno Latour, “Esquisse d’un parlement des choses”,Écologie politique, n° 10, été 1994. 98 La vallée de Crest, Marsanne, Montboucher, la GardeAdhémar dans le Sud de la Drôme et dans le Nord-Vaucluse,Bollène et Lapalud. se sont regroupés au sein de laCoordination des associations du tracé ouest qui deviendra laCoordination Drôme-Vaucluse. 99 Le territoire mobilisé réunit la plaine de Marsanne – cettezone rurale légèrement en retrait de la Vallée, est une petiterégion agricole productrice de semences – et les territoiresautour du site du Tricastin. C’est le fonctionnement périurbainqui dessine ce nouveau pays puisque les gens qui travaillent surle site habitent dans les zones rurales des alentours (la plainede Marsanne en particulier).100 J’emploie toujours le terme au sens de Boltanski etThévenot.

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Souvent on peut voir, sur les panneaux d'affi-chage administratif des mairies, certains documentsà la fois étranges et austères. Il s'agit généralementd'affiches de couleur blanche, de dimensions relati-vement réduites, et couvertes de petits caractèresnoirs très denses et peu attractifs. Il y est questiond'enquête, de registres, de dossier, d'observations,de commissaires enquêteurs, de rapport, de DUP…tout cela semble très officiel, et concerne mairies,préfectures, mais aussi tribunal administratif etconseil d’Etat. Et l'on retrouve parfois des docu-ments analogues dans les pages des quotidiensrégionaux ou nationaux, parmi d’autres avisétranges du type “arrêté”, “mise aux enchèrespubliques”, “avis d’appel d’offres”, etc.

L'enquête publique, puisque c'est d'elle qu'ils'agit, apparaît comme une situation solennelle,régie par des dispositions formellement définies etorganisée dans des lieux et par des personnagesofficiels. Quelle est la perception du citoyen quantà cette procédure où sa participation ne paraît niobligatoire, ni particulièrement requise et valo-risée ? Les travaux portant sur l'enquête l'abordentgénéralement du point de vue des différents acteursqui la mettent en œuvre (administration, élus, com-missaires enquêteurs). En revanche la catégoriemême de public est peu interrogée, celui-ci étantsouvent implicitement assimilé aux riverains, ouaux associations de défense, sans faire l'objet d'uneanalyse plus approfondie… C'est cette analyse eth-nographique de la procédure, telle qu'elle est perçuepar ceux à qui elle est censée s'adresser qu'on vou-

drait présenter ici2, ce qui peut surprendre si l'onsait que dans les faits, le public se caractérised'abord par son absence. Ainsi d'après une enquêteréalisée en 1988 par un organisme de protection del'environnement, 6 % des personnes interrogéesavaient participé à une enquête3. Sur les quelque10 000 enquêtes ayant lieu chaque année, un com-missaire enquêteur évaluait récemment à 85 % laproportion de celles qui font l’objet d’une “carencetotale ou partielle de public”4. La réalité de l’en-quête publique recouvre cependant deux aspects,puisque tandis que toute une série d’enquêtes sem-blent passer inaperçues, une minorité d’entre ellesont acquis une célébrité médiatique, par exemple,les enquêtes sur les TGV Méditerranée et le tunneldu Somport5.

La “désaffection” du public à l'égard de l'en-quête, interprétée généralement en terme demanque d'information, de résignation, ou encored'individualisme, doit être analysée en s'intéressantnon seulement à ceux qui prennent part à l'enquête,mais également à ceux qui s'en abstiennent. Il s'agitd'interroger l'idée même de “public”. L'hypothèseformulée est en effet que ce public n'est pas déter-miné a priori, mais est largement construit au coursde la procédure sous l'effet de la pratique des diffé-rents acteurs qui la mettent en œuvre ou ont à voiravec elle. Retenir la catégorie floue de “public”comme objet d'analyse implique ainsi que l'on refu-se toute définition préalable de ce public, pourobserver comment il est construit socialement aucours de l'enquête, en tant que produit de l'interac-

Faut-il un public à l'enquête publique ?Les paradoxes d'une procédure

de démocratie participative1

Cécile Blatrix,allocataire de recherche université Paris I Panthéon - Sorbonne

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tion entre ses acteurs. Comprendre la participationà l'enquête nécessite alors de dégager les détermi-nants de la participation et a contrario, de saisir lesraisons pour lesquelles la majorité du public auquelelle est destinée ne participe généralement pas. Ils'agit de saisir en particulier quels sont les coûts etles incitations qui peuvent motiver la (non)partici-pation à l'enquête6.

L'enquête publique apparaît, en effet, commeune procédure à la fois solennelle et formelle, tantpar les procédés d'information censés la signaler aupublic, que par son fonctionnement concret, quifont de la participation une démarche potentielle-ment coûteuse (I). La mise en œuvre de la procédu-re par les différents acteurs qui en ont la chargevéhicule en outre certaines représentations du“public idéal” (II). Ces représentations, et les carac-téristiques de l'enquête, se conjuguent pour rendrela participation improbable (III).

I. Une procédure solennelle

A. Une information peu attractive

Le public est donc informé à travers des docu-ments au caractère protocolaire prononcé. Concrè-tement – et malgré quelques exceptions constatéesici et là – ces documents frappent par leur aspectpour le moins austère et impersonnel, laconique ethermétique. Le vocabulaire utilisé, qui appartient àl’univers du droit7, et la dénomination en destermes officiels du projet, rendent parfois peu clairl’objet de l’enquête lui-même.

Le caractère pour le moins aride de cette infor-mation fait donc s’interroger quant à ses effets, etnotamment sa capacité à capter l’attention dupublic, qui bien souvent va dès le stade de l'infor-mation se sentir étranger à cette procédure. Lecontraste avec les soins apportés à l'accessibilité del'information dans d'autres domaines suggère ainsique ces documents dont l’existence est obligatoire,trouvent dans cette obligation même leur seule rai-son d’être, comme s’ils n’avaient pas réellementvocation à être lus. Leur fonction semble davanta-ge de satisfaire aux exigences légales – et de ne pasouvrir la voie à un recours contentieux – que desusciter la participation8. Apparaissant ainsi commeune obligation vide de sens, l’information délivréesemble peu à même de susciter l’intérêt, et encoremoins la mobilisation des populations.

Or, les déficiences de la publicité officielle sontrarement compensées par l'emploi d'autres moyensd'information par les élus, ces derniers utilisant trèspeu les larges possibilités qui sont à leur dispositionpour compléter l'information (bulletin municipal,courriers, expositions…). Quant à la manière dontl’enquête est abordée par les médias, seuls les pro-jets d’une certaine ampleur sont relatés et renvoientde la procédure l'image d'une simple formalité pré-cédant la réalisation d’une opération insusceptiblede remise en cause dans son principe. Elle n’est pasperçue ni présentée en tant qu’étape propre à modi-fier une décision administrative9.

L’enquête publique apparaît donc comme uneprocédure à la fois hyper-règlementée, et purementformelle.

B. Un cadre et des acteurs officiels

L'enquête publique a lieu dans un cadre officiel,à tout le moins inhabituel, puisqu'il s'agit des mai-ries et éventuellement des préfectures concernéespar le projet. Le cadre de l'enquête ne peut qu'ajou-ter au sentiment d'extériorité du public à cette pro-cédure qui semble solennelle également de par lesacteurs qui la mettent en œuvre, notamment lescommissaires enquêteurs. Le simple intitulé de leurfonction leur confère déjà un caractère solennel.Malgré leur indépendance supposée, les commis-saires enquêteurs restent perçus par le publiccomme des “gens de l'administration”10.

Concrètement la participation à l'enquête peutrevêtir différentes formes, de la simple consultationdu dossier d'enquête, à la rencontre des commis-saires enquêteurs lors de l'une de leurs perma-nences, jusqu'à la rédaction d'une observation sur leregistre prévu à cet effet. Le participant doit alors seplier à une série de contraintes : horaires pouvantposer problème à des personnes actives (contrainteaggravée par les réticences persistantes de nom-breuses mairies à délivrer des photocopies du dos-sier, malgré l'existence de garanties formelles)11,dossiers volumineux et souvent très techniques…De fait, le public semble peu utiliser ce documentésotérique qu’il maîtrise mal. On constate souventque les seules personnes qui se livrent à un examenapprofondi du dossier sont précisément celles qui,pour une raison ou une autre, sont déjà familiari-sées avec ce type de documents12.

C. Une procédure publique

Contrairement à d’autres modes d’expressionde l’opinion – on peut penser au vote, dont le secret

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est garanti par l’isoloir – la participation à l’enquê-te prend la forme de l’expression publique d’uneopinion. Participer, c’est donc se mettre en avantafin de prendre la parole publiquement et en sonnom propre. Il faut prendre toute la mesure ducaractère inhabituel d’une telle démarche pour descitoyens à qui il n’est jamais demandé davantageque de se prononcer sur une personne ou, à larigueur, par un oui ou un non, dans le secret del’isoloir. Ce caractère public de la procédure rendpossible le jeu de certains mécanismes sociaux denature à faire obstacle à la participation, tout parti-culièrement en milieu rural.

Nécessairement voyante, la participation com-porte en effet certains risques. Des appréhensionssont ainsi perceptibles parmi le “public” potentiel,qui tiennent à la visibilité de la participation, et quiseront particulièrement importantes dans les petitescommunes. Ce sont en effet les relations avec lesautres habitants du village qui sont ici en jeu13. Lavisibilité d’une telle démarche semble ainsi, plus oumoins supportable en fonction du nombre de ceuxqui l’ont déjà entreprise, mais également de leur“qualité” (la prise de position du maire à l’égard duprojet est ici très importante)14. De fait, les partici-pants à l’enquête s’exposent parfois – notammentquand il s'agit de projets “sensibles” type autorouteou TGV – à toute une série de sanctions informellesou diffuses15 de la part de leur entourage : blâmes,reproches voire menaces sont des moyens d’exer-cer une sanction sur les participants, sanction d’au-tant plus forte qu’on peut s’appuyer sur l’évocationd’intérêts communs relatifs à un entresoi : ainsi, laparticipation peut dans certains cas être dénoncéesur le mode de la trahison (certains participantsreçoivent des remarques de la part du maire, desreproches de la part d’un voisin, voire des menaces(menace de mort téléphonique à certains partici-pants membres d’associations) : autant de moyensd’exercer une sanction sur les participants. L’inter-connaissance que ce jeu suppose pour être efficacepermet toutefois de comprendre pourquoi cesmécanismes fonctionnent dans une moindre mesu-re en milieu urbain.

Dès lors, confrontés au choix de participer oude s’abstenir, les participants potentiels vont antici-per les conséquences d’une telle action, et le degréauquel ils sont sensibles aux sanctions encouruesva largement influer sur leur décision16. La partici-pation à l’enquête publique apparaît ainsi commeune démarche potentiellement coûteuse.

II. La définition pratique du public : Le “public idéal”

C'est en vain que l'on chercherait dans la “loiBouchardeau”17 des indications quant au statut de laparticipation à l'enquête. Il n'y est fait référence qu'au terme vague de public18 qui n'est pas défini. Selon l'article 2, l'enquête “a pour objet d'infor-mer le public et de recueillir ses appréciations, sug-gestions et contrepropositions, (…) afin de per-mettre à l'autorité compétente de disposer de touséléments nécessaires à son information”. Force estde constater que le statut de la participation dupublic, dans une procédure censée démocratiser uncertain nombre de choix collectifs, est bien flou.L'absence de précision à ce sujet laisse à penser àune égalisation de statut entre les divers acteurs19,démentie dans la pratique au grand dam des partici-pants.

Le fonctionnement concret de la procédure faitapparaître en filigrane ce que doit être un “bon”public. On peut distinguer ici les exigences quant àl'identité du participant, des exigences tenant à laforme que doit prendre la participation. Le partici-pant idéal apparaît ainsi comme un individu trèsconcerné par l'objet de l'enquête, et dont la contri-bution respecte certaines formes.

A. Des personnes concernées…

Le caractère individualiste de la participationrequise apparaît notamment lors des permanencesdes commissaires enquêteurs20, et lors de l'analysepar ces derniers des observations déposées sur lesregistres d'enquête.

La participation collective fait l’objet d’unedisqualification par les commissaires enquêteursqui refusent parfois de recevoir des personnesvenues en groupe trop important et n’acceptentqu’une délégation de deux ou trois personnes21. Onretrouve la même dénonciation de la participationcollective de la part des maires22. Les pétitions nesont pas considérées comme une véritable partici-pation et font l'objet de réévaluations.

Derrière l’ensemble de ces comportements sedessine en filigrane ce qu’est la “bonne participa-tion” pour les commissaires enquêteurs commepour les maires : il s’agit en définitive d’une parti-cipation individuelle, et les groupes sont souventl’objet d’une certaine suspicion, cependant que lesindividus qui, faisant preuve d’humilité sont venus

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demander explications et conseils aux commis-saires enquêteurs, semblent correspondre davanta-ge au public requis.

Le périmètre des communes dans lesquelles alieu une enquête est régulièrement mis en cause parles associations de protection de l'environnement23.Certes l'enquête publique est en principe ouverte àtous quels que soit l'âge, la commune de résidencevoire même la nationalité des individus. Mais cetteabsence de restriction à la participation dans lestextes qui régissent l’enquête, voit se développerparallèlement des catégories pratiques d’apprécia-tion des observations par les commissaires enquê-teurs. Les observations sont en effet réévaluéesselon un certain sens de la recevabilité, renvoyant àla formule ambigüe de “personnes concernées”.Michel Chaumet explicite partiellement ce codepratique d'appréciation en vigueur parmi les com-missaires enquêteurs, quand il écrit au sujet desobservations que “l'absence d'adresse ou l'anony-mat empêchent d'en connaître la juste valeur”24.L’attention portée par le commissaire enquêteur àune observation paraît ainsi inversement propor-tionnelle à la distance géographique qui sépare larésidence de son auteur du tracé projeté. La valeurd'une observation dépend donc largement de l'iden-tité de son auteur, et en particulier l’éloignementpar rapport au projet est bien vite perçu comme dis-qualifiant. La participation d'individus “très éloi-gnés” du projet apparaît incongrue, voire suspec-te25. Implicitement, c’est l’idée que ces observa-tions doivent être “ramenées à leur juste valeur” quiest émise.

On retrouve chez la plupart des maires laconception restrictive du public qui a cours parmiles commissaires enquêteurs. Seule la présence desriverains est jugée légitime26. De fait, pour eux l’en-quête n’a pas vocation à être le moment d’un véri-table débat, mais paraît ne devoir donner lieu qu’àdes propositions de corrections mineures à apporterau projet. Elle ne doit pas permettre la prise encharge par les participants de problèmes dont la res-ponsabilité n’incombe qu’aux élus, et n’est enaucun cas le moment d’une expression descitoyens, puisque le seul moment légitime, à la foisnécessaire et suffisant, d’une telle expression, doitrésider dans les consultations électorales27. Dans levolume de la participation réside, en effet, unepotentielle remise en cause de la représentativitédes maires et toute forme de participation quidépasserait la défense individuelle d’intérêts spéci-fiques, paraîtrait à la fois incongrue et illégitimeaux yeux de ces élus dont l’autorité semblerait ainside fait remise en cause : L’enquête publique a doncune dimension potentiellement subversive du rap-

port traditionnel entre représentants et représentés,qui conduit ceux-là à tenter de neutraliser la procé-dure, en stigmatisant certains participants dont laprésence est jugée comme non pertinente28.

B. Etre “dans les formes”

La “véritable” participation ne saurait se fairesur le seul mode oral, mais passe par la rédactiond’une observation sur le registre de l’enquête.Même si elle est possible en théorie, l’expressiond’observations orales ne semble être prise en comp-te que dans la mesure où elles sont consignéesensuite sur le papier.

Une procédure écrite

Le commissaire enquêteur recommande ainsi àtoutes les personnes qu’il reçoit, de rédiger uneobservation “en bonne et due forme” sur le registreprévu à cet effet ; tout se passe donc comme si,pour acquérir une forme valable, la participationdevait être obligatoirement passer par l’écrit, avectout ce que l’écrit peut avoir de solennel. Or,comme le font observer certains commissaires-enquêteurs eux-mêmes, ce que les participantsdisent pendant les permanences perd parfois de sonimpact une fois écrit. La nécessité de mettre enforme ses remarques fait de la participation unedémarche potentiellement coûteuse : Comment s’yprendre sans modèle et parfois sans la moindre idéedes formes et formules requises dans une tellesituation ? De fait, cette exigence de l’écriture, enmême temps qu’elle dissuade la participation, pro-duit des effets sur la qualité et la nature de l’ex-pression recueillie, comme le montre l’analyse desregistres d’observation.

Le public va, en effet, devoir tenter de se réap-proprier la procédure en s’exprimant et en défen-dant son point de vue selon des stratégies particu-lières, pas forcément conscientes, pour être dans lesformes et “donner du poids” à son observation. Laplupart des observations ont ainsi en commun unemême conception de la procédure, et leur contenurévèle les propriétés particulières que les partici-pants prêtent à la situation dans laquelle ils s’expri-ment : celle-ci apparaît bien comme solennelle etdonc nécessitant des efforts de correction. Tout sepasse comme si le caractère solennel de la procédu-re exerçait un effet de montée en généralité pous-sant les participants à tenter d'être “à la hauteur” dela situation, à s’appliquer, à faire preuve de sérieux.L’anticipation par les participants de la manièredont leur observation sera appréciée, autrement ditleur sens de l’acceptabilité, détermine la forme et le

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contenu “tendu” de leur discours29. Les participantssont donc conduits à adopter à leur tour un “langa-ge d’importance”30 : le ton, le style, la syntaxe, levocabulaire employés, qui restent caractéristiquesdu seul langage écrit, tentent de reproduire, plus oumoins adroitement, un discours juridique31.

Intérêts privés et/ou utilité publique ?

Il s’agit en outre pour le participant de fairevaloir son “titre à parler”32. L’administration de lapreuve que l’on a, pour une raison ou une autre, sonmot à dire, est en effet une exigence inhérente à larédaction d’une observation. Il faut “expliquer ceque l’on vient faire là”, comme si le participantcraignait que sa présence ne soit jugée incongrue :les participants intériorisant cette exigence, secontentent de préciser leur adresse quand celle-ciindique explicitement en quoi ils sont touchés, oucommencent leur observation par des formulescomme “habitant à…”, “résidant à…”, “proprié-taire à…”, “exploitant à …” une commune concer-née par l'enquête. Certaines observations sont enco-re plus explicites : “Nous sommes concernés par letracé de… qui passe à proximité de notre habitationprincipale et de nos parcelles de terres et devignes”. Toutes les observations s’attachent ainsien premier lieu à rappeler en quoi leur auteur estconcerné par l’enquête, et très rares sont ceux quivont s'en dispenser. Tout se passe comme si, avan-çant son titre à parler, le déposant voulait arguer dela normalité et du caractère recevable de sa requê-te. Seul, le fait d’être concerné par le projet encause, au sens d’en être réellement une “victime”,semble pouvoir justifier la participation. Les justi-fications que mettent en œuvre les personnes “exté-rieures” témoignent a contrario de cet impératif :ceux qui ne sont pas même de mettre en avant leurdomiciliation près du projet ou tout au moins dansune commune concernée se justifient en ayantrecours à des procédés qui leur permettent d'établirune connexion entre eux-mêmes et l'objet de l'en-quête : “Etant donné le lieu de résidence de mesparents…”, “habitué et amoureux de la magnifiquerégion de…”, “Ayant l'intention d'acheter une rési-dence secondaire aux alentours de…”.

Mais pour les déposants il s'agit également des'accommoder d’une situation qui pose explicite-ment le problème en terme d’utilité publique…

Confrontés à une telle contrainte, les partici-pants vont d'abord tenter d'appuyer la pertinence etla valeur de leur point de vue en tentant de “se gran-dir” au moyen de divers procédés, visant le plussouvent à montrer que l’on parle au nom d’un col-lectif, que l’on est un peu plus que soi-même. Les

diplômes, les mandats électifs présents ou passés,parfois les professions sont mis en avant. Il en res-sort clairement l’idée, là encore, que toutes les opi-nions ne se valent pas et n’auront vraisemblable-ment pas le même poids, en fonction des titresqu’on est capable d’avancer.

Mais pour beaucoup de participants, la seulefaçon d’affronter ces exigences est de recourir eux-mêmes à la notion d’intérêt général, en tentant d’enimposer leur propre définition. Le déplacement deleur problème sur un terrain plus large leur permetainsi de l’aborder sous une forme sublimée, en pre-nant de la hauteur de vue par une “montée en géné-ralité” : c’est ce que Luc Boltanski nomme la“désingularisation des disputes”, par laquelle lesparticipants vont avoir recours à différents modesde légitimation pour tenter d'inscrire leurs revendi-cations dans une cause collective33. Il s’agit ensomme de rattacher son problème personnel à unecause perçue comme valable, un thème ressenticomme mobilisateur.

Cependant, toutes les prises de position ne sevalent pas. L'imposition de problématique queconstitue le fait de devoir discuter un projet précis,semble conduire les commissaires enquêteurs àmettre en œuvre des catégories pratiques d'appré-ciation des observations : le plus souvent les oppo-sitions de principe sont simplement relevées, maissont implicitement considérées comme sortant del'objet de l'enquête. Ceux qui s'opposent au princi-pe même du projet, sont donc marginalisés et uneopposition trop radicale au projet est rapidementstigmatisée comme idéologiquement orientée.

Dès lors, le travail des commissaires enquêteursva surtout consister en des arbitrages portant surdes aménagements mineurs, et la requête du parti-cipant semble avoir d'autant plus de chances d'êtreprise en compte qu'elle est minime et s'inscrit dansle cadre du projet tel qu'il est défini. Par là est main-tenue une définition restrictive du “bon” public.

On voit donc à quelles exigences contradic-toires, sont soumis les participants. Le publicsemble voué soit à être considéré comme “non per-tinent”, du fait de la distance géographique qui lesépare du projet, soit à être stigmatisé comme sacri-fiant l'intérêt général au nom de ses intérêts parti-culiers. Ces impératifs contradictoires sont finale-ment assez dissuasifs et contribuent à restreindre laparticipation.

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III. Les conditions de la participation

A. Une participation inégalement répartie

On pourrait penser que les participants sontceux pour qui les “intérêts à agir” seraient tels qu’ilspermettent de surmonter les coûts de la participation(ainsi si l’on prend le cas d’un projet autoroutier, laparticipation ne serait le fait que des personnesayant une maison, un terrain, un commerce… àdéfendre, à proximité ou sur le tracé prévu).L’analyse des observations des participants montrecependant que la participation n’obéit pas à desmécanismes aussi simples, et que d’autres facteursentrent en jeu pour déterminer la (non) participa-tion. Ainsi, on constate que les personnes les plusdirectement “concernées” ne prennent pas toutespart à l’enquête, ni au même degré, et que parmi lepublic de l’enquête se trouvent des personnes moinsdirectement “concernées”, et dont la présence nesaurait être expliquée par la seule défense d’intérêtsprivés. On a donc à la fois des phénomènes d’auto-accréditation et d’auto-exclusion.

De l’auto-accréditation à l’auto-exclusion.

La distribution des rôles au sein des famillesconcernées illustre ainsi une répartition inégale dela participation. On observe des phénomènes dedélégation qui s’opère entre les générations et entreles sexes. C’est ainsi la personne qui est jugée laplus “autorisée”34 au sein de la famille qui souventprend la parole au nom des autres qui s’en remet-tent à elle. Les femmes et les plus jeunes, sont ainsile plus souvent écartés de la participation, ou plusexactement s’en excluent eux-mêmes35. Cette répar-tition des rôles semble toutefois pouvoir être inver-sée sous l’effet de certains mécanismes compensa-toires, comme un écart entre niveaux de diplômes.La participation à l'enquête suppose, en effet,comme la participation politique une certaine capa-cité à produire du discours, une aptitude au manie-ment de mots et de concepts, qui donne tout sonpoids à l'influence déterminante du niveau d'étudesur la participation36. Disposer de son temps, béné-ficier d’une compétence spécifique… peut favori-ser la participation.

Etre concerné ne signifie, en effet, pas seule-ment avoir des intérêts à défendre, mais aussi etpeut-être surtout se sentir apte à les défendre.Derrière le refus de “s’en mêler” exprimés par cer-tains, transparaît surtout le sentiment de n’être pas“autorisé” à le faire. C’est vraisemblablement lesens de toutes les formules maintes fois entendues

telles que “De toute manière, qu’est-ce qu’on ypeut ?”, “C’est déjà décidé” ou “Ça sert à rien” :toutes expriment un même sentiment de n’avoir pasde prise sur les événements, qui provoque le retraitde certaines personnes. Dès lors, là où certainscroient déceler une indifférence, une “désaffection”de la part du public, on peut préférer voir le senti-ment très répandu, encore une fois, de l’incongruitéd’une participation chez ceux qui se sentent moinstouchés. Dès lors, ils ne vont qu’exceptionnellementprendre le problème à leur compte, laissant le soind’intervenir à ceux qui leur paraissent plus concer-nés ou plus qualifiés, notamment à leurs représen-tants.

C’est bien l’intériorisation d’un certain ordreétabli et d’une distribution des rôles, combinée auxcontraintes de l’enquête, qui s’additionnent pourécarter l’éventuel public, sauf à avoir des motiva-tions spécifiques, et cette situation peut parfaite-ment être vécue sur le mode du “je n’ai pas letemps” ou “Ça sert à rien”. Seule une mobilisationcollective peut alors permettre, dans une certainemesure, de dépasser ces difficultés en suscitant laparticipation.

B. Les conditions de la mobilisation

L’existence d’un groupe autour duquel se struc-ture la participation, peut permettre, dans le cadre desgroupes primaires ou secondaires dans lesquels lepublic s’insère, d’atténuer certains coûts potentielsou d’en contourner les effets. Entreprise au sein de lafamille élargie, mais également avec les voisins,amis… qui constituent l’entourage quotidien des par-ticipants, la participation semble en effet à la foismoins coûteuse, et stimulée sous l’effet d’incitationsparticulières.

La participation peut enfin être favorisée dans lecadre de groupes organisés qui vont tenter d’impul-ser une mobilisation. La manière dont leurs membresmettent au point leur action confirme les hypothèsesémises précédemment quant à la nature des coûtsqu’il faut surmonter pour participer.

Pour les associations il s’agit de faire la preuvede leur représentativité (ce qui les voue à s’affronteravec les élus), la difficulté étant que la participationà une enquête publique, est une action certes collec-tive mais qui ne se perçoit pas forcément commetelle : c’est un des effets du fonctionnement de laprocédure de l’enquête publique que de rendre large-ment invisibles les uns aux autres ceux qui se mobi-lisent, en raison de son étalement dans le temps etdans l’espace, d’où la difficulté de faire exister un

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groupe de représentés conscient de ses intérêts com-muns. La pétition, comme la manifestation, est l'unedes techniques permettant de dépasser cette difficul-té37.

C’est alors à une véritable tentative d’“enrôle-ment”, que se livrent les associations38. Inciter à par-ticiper, c’est d’abord et avant tout se faire le relaid’une information dont on a vu les carences. En pre-nant en charge l’information, les associations déga-gent déjà la procédure de son aspect officiel.Certaines techniques permettent plus précisément defaciliter la participation en instaurant des méca-nismes assez élaborés de contournement des coûts :contrainte de l’écrit, mais aussi coût à se mettre enavant, suffisent souvent, on l'a vu, à dissuader unepersonne de participer à moins qu’un intérêt très fortet très fortement ressenti l’y pousse. En prenantd’abord en charge la rédaction de l’observation par lebiais d’un “modèle” à recopier ou d'un simple bulle-tin à remplir, l’association fournit parfois aux partici-pants une observation prête à l’emploi, et déjà “dansles formes”, qui, en même temps qu’elle permet dedépersonnaliser leur démarche, leur prête en quelquesorte les mots et la compétence de ses dirigeants.

Les membres de certaines associations vont par-fois jusqu’à proposer d’effectuer eux-mêmes ledéplacement en mairie à la place des signataires.L’association permet ainsi à la population de partici-per sans se déplacer, sans même prendre la plume sice n’est pour écrire un nom et une adresse : c’est qua-siment une enquête publique “à domicile” qui leurest ainsi offerte, pratiquement dénuée de tout soncontenu symbolique et de la plupart de ses aspectsdissuasifs. A la limite, les associations semblent pou-voir être considérées comme les prestataires d’unservice de prise en charge de la situation “participa-tion à l’enquête publique”.

Cependant, sauf cas exceptionnel, on constateque les participants même nombreux ne vont pas êtreconsidérés comme “représentatifs” : au contraire toutse passe comme si on déduisait du caractère marginald’une participation qui est surtout le fait des per-sonnes les plus touchées, une approbation du projetpar le reste de la population restée silencieuse. Endéfinitive, les opposants paraissent ne représenter,c’est à dire ne témoigner, que du caractère très mar-ginal de l’opposition. Ils deviennent ainsi à leur insules porte-parole d’une majorité silencieuse favorableau projet.

C. L'enquête publique sans public

Une rapide analyse de la jurisprudence enmatière de contentieux de l'enquête publique accré-

dite l'idée que la non-participation ne constitue pasun dysfonctionnement mais est la règle, et la mobi-lisation, l'exception. S'agissant tout d'abord desmodalités d'organisation de l'enquête et notammentde sa durée et des horaires de consultation dupublic, la jurisprudence se caractérise par la modé-ration de ses exigences39. Les observations dupublic ne constituent qu'un élément parmi d'autres,et à ce titre leur absence ne pose pas problème :ainsi la “carence de public” ne dispense pas le com-missaire enquêteur de fournir un avis personnel etmotivé. En effet la jurisprudence considère que lasimple référence à l'absence d'observations cri-tiques du public ne constitue pas une motivationsuffisante40. Le commissaire enquêteur ne doit passe borner à rendre compte des opinions exprimées.Cet avis n'est pas nécessairement conforme à lamajorité des observations qui lui ont été soumises41.L'enquête n'est ni un référendum, ni un sondaged'opinion. Le contentieux de la déclaration d'utilitépublique objective enfin une définition restrictivedu “public” : Si toute personne intéressée par l'ex-propriation peut intenter un recours pour excès depouvoir contre l'acte déclaratif d'utilité publique42,en revanche le requérant demeurant dans une com-mune non concernée par l'acte déclarant l'utilitépublique les travaux de construction d'une autorou-te n'a pas un intérêt lui donnant qualité pour agir43.

L'absence de public à une enquête publique nesaurait donc entacher d'irrégularité la procédure.Elle ne modifie en rien le rôle des commissairesenquêteurs qui peuvent tout au plus mentionner– parfois en le déplorant – cet état de fait.

C'est ainsi que régulièrement des “référendumssauvages” organisés à l'initiative d'associations dedéfense mobilisent davantage de participants,autour du même projet, que l'enquête publique.L'usage que feront les associations du nouvel ins-trument d'action que constitue le référendum locald'initiative populaire, sera à cet égard fort intéres-sant à observer44.

Conclusion

Une circulaire du ministre de l’Intérieur du 20août 1825 relative aux enquêtes administratives “decommodo et incommodo” (ancêtres des enquêtespubliques actuelles) apporte des indications intéres-santes quant à la manière dont l’information étaitfaite à cette époque : il y est ainsi stipulé qu’“Elledoit être annoncée huit jours à l’avance, à son de

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NOTES

1 Cet article est la version remaniée d'une contribution à unouvrage collectif publié aux Presses Universitaires de France,sous la direction de Jacques Chevallier, La gouvernabilité,CURAPP, 1996, “Vers une démocratie participative ? Le cas del'enquête publique”, pp. 299-313.2 Les résultats présentés ici sont pour l'essentiel le fruit d'unerecherche conduite en 1993-94 sur plusieurs exemples d'en-quêtes (notamment une enquête portant sur un projet autorou-tier). Cette recherche a donné lieu à une série d'observations dudéroulement concret de l'enquête publique, à des entretiensavec l'ensemble des acteurs impliqués, de près ou de loin, dansla procédure (commissaires enquêteurs, élus, responsablesassociatifs, mais aussi qimples citoyens ayant ou non participéà une enquête dans leur commune), ainsi qu'à une analyse desobservations du public et du rapport d'enquête. Voir CécileBlatrix, Des enquêtes publiques sans public ? Mémoire pour leDEA “Organisations et politiques publiques”, sous la directionde Daniel Gaxie, Université Paris I, septembre 1994, 137 pages.3 Il s’agit de l’Union Midi Pyrénées Nature et Environnement(enquête effectuée en 1988 dans la rue et pour l’essentiel enHaute-Garonne). Voir L’Enquête Publique, Bulletin de laCompagnie Nationale des Commissaires Enquêteurs (CNCE),n° 11, avril 1991, p. 16. 35 % des personnes interrogées ontentendu parler d’enquête publique, 29 % pensent savoir ce quec’est, 17 % ont entendu parler d’enquête publique relative à unprojet près de chez eux, 13 % pensent savoir comment partici-per à une enquête publique.4 Michel Chaumet, Conduire l’enquête publique – Unedémarche de commissaire enquêteur, Paris, Les Éditions JurisService, 1993, p. 70.5 Voir Huguette Bouchardeau, L'enquête publique, rapport auministre de l'Environnement, Paris, déc. ? 1993, 30 pages.6 On entend ici par coûts et incitations à la participation à l'ac-tion collective, non seulement le temps ou l'argent qu'ellerequiert… mais également les coûts et les incitations d'ordre“social”. Voir Mancur Olson, Logique de l'action collective,Paris, PUF, 1978.7 Arrêté interpréfectoral, enquête publique préalable à la décla-ration d’utilité publique, observations, registres…, consigner,adresser, annexer…, commission d’enquête, membres titu-laires, suppléants…, “siégera”, “recevra en personne”…,conclusions motivées, rapport…

8 Le même constat est fait par Michel Barthélémy et LouisQuéré, “Les enquêtes d'utilité publique : un eproduction col-lective ?”, in L'administration de l'Equipement et ses usagers,sous la direction de Claude Quin, Paris, La DocumentationFrançaise, 1995, p.296.9 La plupart du temps l’enquête ne constitue d’ailleurs pas unsujet en soi et une allusion y est faite à propos d’un événementqui la précède ou la conditionne, ou se produit pendant sondéroulement (par exemple à l’occasion d’actions de protesta-tion des associations et comités de défense). L’enquêtepublique n’apparaît donc pas à elle seule comme un événementméritant d’être relaté. 10 Il s'agit dans leur grande majorité d'anciens fonctionnaires, cequi conduit de nombreuses associations à mettre en doute leurindépendance, en arguant de leur propension à exprimer “quasisystématiquement” un avis favorable. Selon une enquête parquestionnaire réalisée par la Compagnie Nationale desCommissaires Enquêteurs pour le Ministère de l'Environ-nement, seulement 11 % des commissaires enquêteurs ont émisun avis défavorable au cours de leur carrière. Voir l'enquêtepublique. Bulletin de la CNCE, n° 20, décembre 1993, p. 40.11 Cette impossibilité fréquente d’obtenir des photocopies peutparaître un problème accessoire ; elle n'est cependant pasdénuée d'effets en ce qu’elle donne au dossier une dimensionsecrète voire “sacrée”, en tant que document à ne pas mettreentre toutes les mains. La manière dont on accède à ces dos-siers à Paris accroît encore le caractère solennel de la consulta-tion : dans la plupart des mairies d’arrondissement on deman-de une pièce d’identité en échange du dossier, rendue aprèsvérification de son contenu. Parfois leur consultation se faitmême derrière le guichet, parmi les employés, comme si l’onpassait de l’autre côté de la barrière en pénétrant un peu dansl’univers de l’officiel. A la suite de vols de dossiers à Paris, denouvelles directives imposèrent même lors de notre enquêteque la consultation se fasse en présence d’un employé. 12 “Les procédures de définition concertée de projet d'équipe-ment tendraient à favoriser l'expression des couches moyenneset supérieures qui, disposant des ressources culturelles néces-saires pour investir techniquement le dossier, peuvent trouverles contre-arguments qui leur permettront de se faire admettrecomme partenaires “incontournables” et porte-parole des rive-rains”. Le caractère technique de la procédure aurait ainsi poureffet d'exclure certaines catégories de la population, mais c'estcette dimension technique des dossiers qui permettraient à cer-

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trompe ou de tambour et par voie d’affiches placar-dées au lieu principal de réunions publiques, afinque les intéressés ne puissent en ignorer, et parceque cette publicité autorise à compter le silencedes absents comme un vote affirmatif.”45 Ilsemble bien que l'on ne soit guère sorti de ce modè-le d'origine…

Un certain nombre de présupposés individua-listes dans l’organisation de l’enquête publique fontde la participation une démarche très coûteuse, nepermettant une mobilisation que de manière excep-tionnelle, dans les rares cas où les individus s’auto-risent et/ou quand les intérêts à agir sont tels qu’onva surmonter ces coûts. Seule une participation col-

lective peut dans une certaine mesure permettre desusciter la participation. Si tant est que l’absence depublic est bien un dysfonctionnement de l’enquête,et que l’objectif normatif est de favoriser la partici-pation, une des mesures indispensables en ce sensserait donc de reconnaître davantage le rôle desorganisations qui prennent en charge la participa-tion. C’est d’ailleurs tout le paradoxe de l’enquêtepublique, en tant que procédure de “démocratieparticipative”, que de ne fonctionner pleinementque quand surviennent des mécanismes qui recons-tituent des relations de représentation nouvelles, oùdes représentants de fait se substituent en quelquesorte aux représentants élus.

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tains segments de la population de trouver leur place dans laconstruction du projet. Pierre Tripier, Dominique Jacques-Jouvenot, Pierre-Louis Spadone, Muriel Tapie-Grime, “Laplace de l'usager dans les choix d'infrastructures publiques”, inL'administration de l'Equipement et ses usagers, sous la direc-tion de Claude Quin, La Documentation Française, 1995,p. 279.13 Chacun peut lire les observations de ses concitoyens puisquele registre d'enquête est public. Ces registres sont ainsi fré-quemment consultés par les maires tout au long de l'enquête.Une pratique courante des participants est de venir le consulterune première fois avant d'y rédiger soi-même une observation,ce qui permet à la fois de prendre modèle, et de voir qui estdéjà venu.14 Sur les usages que font les élus locaux de l'enquête publique,on pourra voir : Philippe Warin, “L'enquête publique enFrance, enjeux politiques et attitudes des collectivités territo-riales”, communication au 7ème colloque de la revuePolitiques et Management Public, La gestion des collectivitéslocales et régionales face à l'incertitude, 3-4 novembre 1994.15 D'après Durkheim les sanctions légales ou organisées ren-voient à la violation de règles du droit, tandis que les sanctionsdiffuses ou informelles renvoient à la transgression des usages etconventions. Voir Les règles de la méthode sociologique, Paris,Champs Flammarion, 1988 (1ère édition 1894), pp. 96-97.16 Cela ne signifie pas qu’ils se livrent à un bilan coûts/avan-tages avant de décider de participer : il faut comprendre qu’ils’agit moins d’une évaluation consciente que d’un comporte-ment pratique rationnel.17 Loi n° 83.630 du 12 juillet 1983 relative à la démocratisationdes enquêtes publiques et à la protection de l'environnement.18 On retrouve cette ambiguité dans la plupart des textesconcernant les procédures de concertation ; la circulaireBianco ne fait qu'indiquer que le débat doit être “organisé avecla participation des différents responsables concernés : poli-tiques, socio-économiques, associatifs (environnementalistes,usagers, riverains…)”, en recommandant que soit appréciée“leur représentativité au regard de la globalité des enjeux”.19 Comme le montrent Valérie Bernat et Muriel Tapie-Grime ence qui concerne la circulaire Bianco, L'accès à la parole : sour-ce d'entente et objet de dispute, Rapport d'observation sur laconduite du débat public en amont de la décision de réalisationdu bouclage Ouest de la Francilienne (A184), INRETS, Paris,mai 1995, p. 47s.20 Les permanences sont généralement organisées dans lesgrandes villes dans une salle de réunion de la mairie, en fonc-tion de l’importance de l’enquête (un simple bureau peut danscertains cas suffire). Dans les villages en revanche elles sedéroulent le plus souvent dans la salle du Conseil Municipal.On observe la plupart du temps un moindre formalisme dansces petites mairies où chacun entre librement, consultant ledossier ou écoutant le commissaire enquêteur en attendant depouvoir lui parler, tandis qu’à Paris les personnes sont généra-lement reçues à tour de rôle.20 Comme le montre cet extrait d'un entretien avec le respon-sable d'une association de défense, ancien ingénieur des TPE(il s'agissait en l'occurrence d'un projet autoroutier) :“Q : Et comment avez-vous été reçus par les commissairesenquêteurs ?R : Alors là lamentable. D'abord ils ont commencé par dire onvous reçoit pas. Oui, parce qu'on s'était présentés, effective-ment, une dizaine, alors ils ont dit “ça ressemble à une mani-festation”. Alors bon, moi je leur ai dit, écoutez ou on rentreratous les dix ou on rentrera pas du tout, voilà, alors finalementils on dit, bon il y a un porte-parole, il y a quelqu'un qui parle-ra, mais on veut pas de brouhaha.”21 Voici le même incident relaté par le maire de la commune(environ 2 000 habitants) : “Les associations sont venues ennombre, une douzaine, ils ont mobilisé complètement le com-

missaire enquêteur. Pendant tout le temps qu'il était là. Doncles autres ont pas pû lui parler. Des personnes, qui auraient eudes choses intéressantes à dire, sont reparties sans pouvoir s'ex-primer.”22 Par exemple dans sa “lettre-type” adressée à la commissionchargée de l'enquête sur le redémarrage de Superphénix(30 mars - 30 avril 1993), le Comité Malville dit son “indigna-tion à la connaissance de l'ouverture de l'enquête sur un péri-mètre de quelques 5 km alors qu'aucun débat démocratique surles choix energétiques français n'a eu lieu, pas même au parle-ment, et que l'exploitation d'une installation de ce type concer-ne directement des millions de personnes en Europe”.23 Michel Chaumet, op. cit., p.89.24 La virulence de l'oppositiond'un des habitants d'une commune concernée, dont la résiden-ce était située à près de 2 kilomètres du tracé prévu, parût ainsisuspecte au maire qui le soupçonna, malgré ses dénégations, devouloir briguer son mandat aux municipales suivantes et d'uti-liser l'enquête comme une tribune dans cette perspective.25 Comme en témoigne cet échange survenu au cours d'une per-manence entre un maire et l'un de ses administrés remettant encause cette interprétation :– Est-ce que ça fait pas partie de votre boulot d'avertir les gensqu'il se passe quelquechose ?– (le maire objecte qu'il n'avait qu'à lire les journaux)– Je ne prends pas le journal, ça ne veut pas dire que je ne m'in-téresse pas à ce qui se passe dans la commune ! On constateque nos élus n'ont pas fait leur travail, ils ont laissé faire ça !– Cette autoroute, c'est une nécessité. Et puis vous n'êtes pasconcerné, elle passe en limite de commune…– Et la pollution elle demande le permis pour passer sur lacommune ?26 Comme l'indique ce maire d’une commune de 2 050 habi-tants : “Vous savez les personnes qui travaillent, qui ont pas deproblèmes, bon qui… font confiance quand même… Bon àintervalles réguliers dans les communes il y a des électionsmunicipales, c’est fait pour renouveler des équipes, ou pour lesconforter dans leur position ; moi je pars du principe que àcette occasion-là, les gens s’expriment, et là ils s’expriment, etlà c’est passionnant. Parce que les gens s’y intéressent là.Terminé ! Quand ils ont donné confiance, quand la majorité dela population a donné confiance à ces équipes, bon ben ceséquipes gèrent pendant 6 ans la commune. Après, enfin pen-dant ce laps de temps là si vous voulez, à la limite les électeursn’ont pas trop à remettre en cause. Donc ils font généralementconfiance aux élus, pour gérer les problèmes de la commune etles problèmes publics, et voilà, ça s’arrête là. Si au bout dumandat ces gens ont pas fait leur boulot, alors là ben on en metd’autres.27 Les implications de ce rapport de représentant à représentésont fortement ressenties par certains participants, comme cetinstituteur retraité qui, ayant joint sa carte d'électeur à sonobservation en signe de protestation, explique : “C'est graveune élection à mon avis, c'est tellement grave que c'est pour çaque je suis arrivé à ne plus voter, parce que si on accepte devoter pour une personne, on accepte les décisions de cette per-sonne, on peut pas les remettre en cause huit jours après outrois mois après, c'est embêtant”.28 Les usages de la procédure par les maires sont cependant plu-riels, il peut arriver qu'un maire se serve de l'enquête et de l'op-position dans un conflit l'opposant à l'adminstration de l'Etat ouaux grands opérateurs (voir Warin).29 Cette acceptabilité en effet “suppose la conformité des motsnon seulement aux règles immanentes de la langue, mais aussiaux règles maîtrisées intuitivement, qui sont immanentes à unesituation, ou plutôt à un certain marché linguistique”, PierreBourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1988, p. 123.Les participants mettent ainsi en oeuvre un certain sens de l'ac-ceptabilité lié à leur perception de la procédure comme solen-nelle.

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30 C'est-à-dire une forme de discours dont la fonction est designifier combien ce qui est dit est important. Voir PierreBourdieu, Ce que parler veut dire, L'économie des échangeslinguistiques, Paris, Fayard, 1995, pages 207s.31 Comme en témoigne l’emploi de formules comme “Je sous-signé”, “J'ai l'honneur de”, “Objet : enquête…”, “Faità…le…”., etc. 32 Voir Luc Boltanski, Yann Darré et Marie-Ange Schiltz, “Ladénonciation”, Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 51,1984, pp.3-40.33 Cette cause collective peut être aussi bien la protection del'environnement (“Que diront nos enfants de l'héritage quenous leur laisseront : des centaines d'hectares bétonés, bitumés,une pollution chimique, sonore et visuelle quasi permanente etsurtout un environnement digne de la région parisienne quebeaucoup de nous ont fui”), que la lutte contre le chômage(“Mon fils veut reprendre l'exploitation. N'est-ce pas briser lavie d'un jeune à l'heure où il y a du chômage ?”). Voir sur cetteproblématique : Luc Boltanski, “L'exigence de désingularisa-tion”, in L’amour et la justice comme compétence, Paris,Métailié, 1990, p. 280s. Sur l'argumentation écologiquecomme instrument de généralisation, voir également ClaudetteLafaye et Laurent Thévenot, “Une justification écologique ?Conflits dans l'aménagement de la nature”, Revue Française deSociologie, XXXIV-4, 1993, pp. 495-525.34 On entend ici par “autorité” une “aptitude socialement recon-nue (et prescrite) à connaître d'un domaine de la réalité” VoirDaniel Gaxie, Le cens caché, Inégalités cultureles et ségréga-tion politique, Paris, Seuil, 1978, p.241.35 En milieu rural en particulier, la participation féminine estrelativement marginale, au sens où l'on observe rarement d'ob-servations émanant d'un femme en son nom propre : la plupa-trdu temps ces observations accompagnent celle du conjoint, àmoins qu'elle ne se contentent d'apposer leur signature à cellede leur époux. “Oh non, j'y suis pas allée, c'est mon mari quis'en occupe de toute façon”, dira l'une d'elles. “Ma femme s'yintéresse, mais de façon différée. Elle me délègue.”, expliqueun autre participant.36 Voir Dominique Memmi, “L'engagement politique”, inTraité de Science Politique, t. 3, sous la direction de MadeleineGrawitz et Jean Leca, PUF, 1985 p. 341.37 Voir Patrick Champagne, Faire l'opinion, le nouveau jeupolitique, Paris, Minuit, 1990.38 Michel Callon montre, dans une étude sur une controversescientifique, comment des chercheurs vont tenter d’“intéres-ser” différents acteurs afin d’étayer leurs thèses quant à lameilleure manière de cultiver les coquilles Saint-Jacques.“Décrire l’enrôlement, c’est donc décrire l’ensemble des négo-ciations multilatérales, des coups de force ou des ruses quiaccompagnent l’intéressement et lui permettent d’aboutir”.Michel Callon, “Éléments pour une sociologie de la traduc-tion : La domestication des coquilles Saint-Jacques et desmarins pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc”, L’AnnéeSociologique, 1986, pp. 189-190.39 Si la durée minimale d'un mois apparait incompressible, enrevanche l'existence de jours non ouvrables compris durantcette période ne constitue pas un motif de prorogation de la

durée de l'enquête. Les dispositions de l'article R 11 14 5 duCode de l'Expropriation ne prévoient qu'une simple faculté etsont dépourvues de caractère obligatoire. Quant aux disposi-tions issues du décret du 23 avril 1985 (art. 14), qui imposentà l'administration de fixer ces horaires “de manière à permettrela participation de la plus grande partie de la population, comp-te tenu notamment de ses horaires normaux de travail”, ellesfont l'objet d'une interprétation restrictive du juge et relèventainsi plus du voeu pieux que d'une obligation juridiquementsanctionnée (Voir René Hostiou et Jean-Claude Hélin, Droitdes Enquêtes publiques, p. 195s). La période retenue est égale-ment laissée à l'appréciation discrétionnaire de l'autorité char-gée de l'organisation de l'enquête. Les recommmandationscontenues dans la directive du 14 mai 1976 – qui, au demeu-rant, ne vise que les seules enquêtes dites de droit commun –celles, en particulier, préconisant de ne pas retenir les périodesde vacances, sauf au cas où l'opération intéresserait les tou-ristes, ne sont pas susceptibles d'être opposées à l'administra-tion, ce texte étant dépourvu de caractère réglementaire.40 TA Montpellier, 12 février 1992, Mme Ricard c/Communede Saint Paul de Fenouillet, req. n° 8616736 - CE 4 février1994, m. Costes, req. n° 104916. voir René Hostiou et Jean-Claude Hélin, Droit des Enquêtes Publiques, pp. 258s.41 CE 10 juillet 1968, consorts Troussier et Sté d'achats de ter-rains et constructions, Actualité Juridique-Droit Administratif,1969, p. 109, note Homont.42 Ainsi, des propriétaires de terrains situés au voisinage directd'un périmètre insalubre et destinés à recevoir des construc-tions afin de reloger des habitants de ce périmètre (CE 21février 1986, Vanderschelden, D. 1987, somm. 404, observa-tions P. Bon).De même une chambre de commerce a qualité pour attaquerl'arrêté ministériel déclarant l'utilité publique d'une opérationdès lors que les travaux projetés sont susceptibles “d'entraînerdes répercussions sur le développement économique de larégion (…) comprise dans le ressort de ladite chambre de com-merce” (CE 17 décembre 1965, Chambre de commerce et d'in-dustrie de Saint Omer, Actualité Juridique – DroitAdministratif, 1966, p. 235).43 CE 29 janvier 1992, Poujol, req. n° 114705. La jurispruden-ce du Conseil d'Etat est donc très restrictive pour juger de l'in-térêt à agir, ce qui constitue un affaiblissement des garantiesprocédurales accordées aux citoyens, aggravé par le “régimerestrictif du sursis à exécution allié au principe d'intangibilitéde l'ouvrage public”. Voir Vincent Le Coq, Pratique desenquêtes publiques - Les instruments juridiques de la partici-pation des administrés à la décision publique, NouvellesEditions Fiduciaires, Paris, 1995, p. 129.44 La loi d'orientation pour l'aménagement et le développementdu territoire du 4 février 1995 a notamment complété le cadremis en place par la loi sur l'administration territoriale de laRépublique du 6 février 1992 concernant le référendum com-munal, par des dispositions dans le sens d'un droit d'initiativepopulaire sur des opérations d'aménagement relevant de ladécision des autorités municipales. 45 Cité in L’enquête publique - Bulletin de la CNCE, n° 18,1993, p. 32. C'est nous qui soulignons.

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L’enquête publique est, en France, une procé-dure intégrée à la définition des politiques ou desactions publiques en matière d’aménagement etd’équipement. Elle connaît une évolution ininter-rompue depuis plus de vingt ans, en même tempsque se construit une politique de l’environnement.La mise en oeuvre de l’enquête publique rencontredes résistances et présente de nombreuses limites.Pourtant, même si elle dérange, cette procédureparaît de plus en plus utile aux collectivités territo-riales pour réaffirmer leur légitimité et définir leurrôle dans un contexte de “gouvernance urbaine”caractérisé par la place prise par la régulation parle marché.

A quoi servent les enquêtes publiques dans lespolitiques d’aménagement ou d’équipement ? Laquestion peut paraître incongrue puisque commeleur titre l’évoque ces procédures visent à démo-cratiser les processus de décision, c’est-à-dire à dif-fuser une information préalable auprès de la popu-lation concernée et à subordonner les délibérationsaux résultats d’une concertation sur les projetsenvisagés. La réglementation correspondante insis-te sur cet objectif de démocratisation ; la soumis-sion des processus de décision aux exigences d’unéchange argumenté et d’un débat pluraliste apparaîtcomme la condition d’une démocratie moderne.

L’intention affichée d’une démocratisation dela vie publique ne doit cependant pas faire illusion2.La rhétorique de la participation et de la citoyenne-té, qui réapparaît aujourd’hui pour accompagner la

transformation des modèles de production des poli-tiques publiques, est perçue comme un moyen delégitimer une démultiplication du concept de soli-darité en plusieurs ensembles conceptuels pourobtenir une réorientation de l’Etat-providence com-patible avec une perspective néo-libérale dominan-te (Jobert, 1994). Garantir un accès à l’informationde tous les usagers permet de justifier un servicepublic égalitaire alors que les systèmes de presta-tions tendent à se différencier. Dans le domaine dudéveloppement social urbain, par exemple, la parti-cipation des habitants reste une intention généralepeu suivie d’effets, davantage centrée sur l’assis-tance que sur l’intégration des individus aux pro-cessus décisionnels. Le problème est que lacitoyenneté urbaine proposée comme substitut àune citoyenneté sociale et professionnelle, à laquel-le des populations en voie d’exclusion ne peuventplus prendre part ne règle rien des problèmes quo-tidiens.

Sur un autre plan, il faut remarquer qu’au-delàde leurs préambules discursifs sur le besoin dedémocratie, les lois ou les circulaires ministériellesrelatives à une transformation des modes d’inter-vention publique visent toujours d’autres enjeux,souvent plus implicites, mais ceux-là en priorité.Ainsi, la circulaire “Bianco” du 15 décembre 1992relative à la conduite des grands projets d’infra-structure, en décidant la préparation d’un cahier descharges pour les études de tracés par un débat surles finalités et l’intérêt en termes économiques,sociaux, d’environnement, d’aménagement d’un

L'enquête publique en France :enjeux politiques et attitudesdes collectivités territoriales1

Philippe Warin,chargé de recherche au CNRS, CERAT/IEP de Grenoble

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projet, se préoccupe du sens et des modalités d’unepolitique publique en matière de grandes infra-structures face aux logiques techniques et commer-ciales envahissantes des exploitants de réseaux.Mais d’un point de vue plus stratégique, cette cir-culaire cherche à redonner une autorité à laDirection des transports alors que de grands maîtresd’ouvrage, tels la SNCF avec son TGV commenouveau concept de service ferroviaire, sont perçusen certains lieux de l’administration centralecomme de véritables baronnies technocratiques(Warin, 1993).

L’illusion démocratique des procédures de par-ticipation se dissout aussi lorsqu’on observe leurdéroulement et leurs résultats concrets. Mais au-delà, nous voudrions indiquer que l’attitude desautorités organisatrices des projets (en particulierdes collectivités territoriales) à l’égard de l’enquêtepublique est révélatrice d’une absence de visionplanificatrice en matière d’aménagement, d’équi-pement ou de développement urbain.

Ainsi, l’objectif ici visé est-il de caractériserdifférents usages de l’enquête publique par les col-lectivités territoriales, qui oscillent entre le recoursau procédural pour masquer une absence de poli-tique et une utilisation de la procédure pour rega-gner un rôle central dans l’organisation d’intérêtsparcellisés.

1. Apports et limites1. des enquêtes publiques

Le champ des enquêtes publiques s’est considé-rablement développé au cours des dernières décen-nies. L’évolution culturelle des populations et l’in-quiétude manifestée sur la dégradation de l’envi-ronnement ont amené les autorités gouvernemen-tales et les législateurs à prendre en compte le sou-hait des citoyens de participer à l’élaboration desdécisions publiques3.

L’évolution culturelle des populations expliquesouvent cette demande accrue de participation,aussi bien dans certains travaux de recherche sur lamobilisation cognitive (Inglehart, 1977 ; Barnes,Kaase, 1979 ; Dalton, 1984), que dans les explica-tions tirées de l’expérience des acteurs charnièresde l’enquête publique : les commissaires enquê-teurs4. L’analyse des comportements politiquesmontre cependant que cette demande sociale denouvelles formes de participation recoupe une crise

des formes conventionnelles de participation(Mayer, Perrineau, 1992), qui tient pour l’essentiel,et pour des raisons diverses, à l’affaiblissement dela démocratie représentative. Or, on ne peut paschercher à comprendre les limites et les usagespolitiques des procédures actuelles de consultation,comme ici les enquêtes publiques, sans tenir comp-te de cet affaiblissement, qui est corrélé à d’autresévolutions tout autant productrices d’incertitudes.La pénurie des ressources financières et naturellesfait que pour chaque intervention, la multiplicitédes conséquences doit être prise en considération,au moyen d’outils nouveaux de consultation, d’éva-luation, de coordination (Moor, 1993). Cette pro-duction de procédures conventionnelles destinées àdéfinir un système de connaissances jugé utile etpertinent pour l’action prend aussi son importanceavec l’affaiblissement de la norme centrale dans larégulation sociale, ou de “l’imposé” dans la régula-tion juridique (Commaille, 1991).

En France, depuis les enquêtes fondées tant surla sauvegarde du droit de propriété des citoyens(enquêtes d’utilité publique)5 que sur la limitationdes conséquences de l’implantation des installa-tions nuisibles (enquête de commodo et incommo-do), les textes législatifs se sont multipliés et lajurisprudence a considérablement évolué.

1.1. Une nouvelle référence :1.1. la théorie du bilan

Comme le rappelle Michel Prieur, doyen de lafaculté de droit de Limoges et spécialiste du droitde l’environnement, alors que la réforme de l’ex-propriation de 1958 était encore dominée par lavolonté de donner toutes les facilités à l’adminis-tration (les projets étaient censés être toujours éta-blis en vue de satisfaire l’intérêt général), la théoriedu bilan énoncée par le Conseil d’Etat en 1971 metfin au pouvoir discrétionnaire de l’administrationpour apprécier l’utilité publique d’un projet (Prieur,1990). Dans cet arrêt du conseil d’Etat du 28 mai1971, connu sous le vocable “arrêt Ville nouvelleLille-Est” ou “arrêt Ville nouvelle”, c’est la pre-mière fois qu’est aussi nettement affirmée dans unedécision de l’organe juridictionnel suprême l’idéeque l’utilité publique ne s’apprécie pas seulementen fonction du but poursuivi, de l’intérêt de l’opé-ration projetée, mais aussi compte tenu de ce quel’on pourrait appeler “le passif” de l’opération,c’est-à-dire ses différents inconvénients. Cettethéorie du bilan va être appliquée à plusieursreprises par l’Assemblée du contentieux du Conseild’Etat, pour des projets de dimension et d’enjeuxtrès variés (par exemple, dans le cas de l’implanta-

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tion sur le site de Creys-Malville du surgénérateursuperphénix, comme dans celui d’une création deZAC sur l’île d’Oléron)6.

Outre ses effets pratiques, cette jurisprudencedu Conseil d’Etat a eu des répercussions politiquesde première importance, en particulier dans lechangement de représentations relatif au mode dedémocratie souhaitable. D’une part, la théorie dubilan admet l’existence de points de vue légitimesautres que celui des pouvoirs publics. Elle admetqu’il puisse exister une connaissance valable desconséquences supposées d’un projet public endehors de l’administration, que les collectivitéslocales ou l’Etat ne sont plus seuls détenteurs del’intérêt général et qu’ils peuvent être contestés. Ence sens, l’arrêt du Conseil d’Etat de 1971 va être àl’origine d’une production réglementaire ininter-rompue depuis, visant à faire évoluer l’enquêtepublique vers une information et une participationplus large du public. D’autre part, la théorie dubilan donne à la protection de l’environnement unpoids plus lourd dans la balance des avantages etdes inconvénients, si bien que la combinaison deces deux évolutions va faire des associations de protection de l’environnement des acteurs auto-risés.

Cette position gagnée par certaines associationsest bien entendu le fruit de négociations politiquesdéjà anciennes. Au début des années 1970, lorsquele Président de la République, Georges Pompidou,décide la création d’un ministère de l’Environ-nement pour répondre à la montée des problèmesd’environnement et de leur cortège de contesta-tions, il nomme Pierre Poujade. Une des premièresdécisions de ce premier ministre de l’Environ-nement est de choisir personnellement des déléguésrégionaux à l’environnement auprès des Préfets derégions, leur attribuant un peu la mission de ”missidominici”. Ces délégués ont une mission d’inspec-tion générale et relève directement du ministre.

René Bourny, qui fondera en 1987 la Compa-gnie nationale des commissaires enquêteurs, estrecruté pour la région picarde. Il est alors inspec-teur général des Ponts et Chaussées. Mais il estaussi un important animateur d’un réseau d’asso-ciations de défense de l’environnement (le regrou-pement des organismes de sauvegarde del’Environnement de la Somme, ROSES). A ce dou-ble titre, René Bourny va contribuer à la reconnais-sance politique des associations de protection del’environnement par les pouvoirs publics. Appeléen 1974 à tirer un bilan des délégués régionauxdevant le successeur de Pierre Poujade, RenéBourny va évoquer l’isolement des Délégués etdéfendre l’idée que leur seul pouvoir réside dans

leur capacité à structurer des associations respon-sables qui puissent jouer un rôle de proposition etêtre de véritables interlocuteurs de l’administration.

La réunion avec le ministre a lieu en présencede son chef de cabinet, un inspecteur général del’administration. Ce dernier est hostile à l’idée deBourny et insiste sur le danger que peuvent consti-tuer des associations. Cette défense à la fois poli-tique et technocratique convainc moins le ministreque l’expérience de René Bourny. Celui-ci réduitl’argument du chef de cabinet en indiquant que ledanger évoqué lui paraît plutôt théorique puisqueconcrètement les associations qui prennent despositions politiques se délitent tôt ou tard. Sapropre expérience avec ROSES est là pour ledémontrer. A l’approche des élections présiden-tielles de 1974, le président de l’association, ununiversitaire, avait fait le choix de soutenir explici-tement la candidature écologiste de René Dumont,contre l’avis de Bourny et d’autres membres. Cetteprise de position fit éclater le regroupement, etRené Bourny, aidé par le directeur d’un quotidienlocal, Le Courrier Picard, ne parviendra pas àredresser le mouvement. Ainsi, devant le ministreRené Bourny plaide en faveur d’un soutien actif enfaveur d’associations à condition de leur imposer,pour leur propre survie et la tranquillité du poli-tique, une règle de neutralité politique. Le ministrele suivra, débloquera des fonds pour les associa-tions en vue de les aider à réaliser des projetsd’amélioration et de défense de l’environnement.

Cet épisode est moins anecdotique qu’il n’yparaît. Tout d’abord, il confirme l’importance desexperts dans la définition d’une politique publique.Le parcours de René Bourny est de point de vuetout à fait significatif, comme celui d’autres per-sonnalités7. Concrètement, l’action de Bourny enfaveur des associations débouchera sur l’article 40de la loi de protection de la nature du 10 juillet1976 qui prévoit la possibilité d’agrément des asso-ciations, pour prendre en charge un site protégé.Mais surtout, depuis le ministère de l’Environ-nement va intégrer les associations dans sa poli-tique, ou même les associer directement à la défini-tion de sa politique, comme ce sera le cas, en parti-culier sous le ministère d’Ornano, sur une questionde fond relative aux dangers d’une décentralisationsans définition préalable d’une politique nationaled’aménagement.

1.2. L’évolution de l’enquête publique

“L’arrêt Ville nouvelle” du Conseil d’Etat estdonc à l’origine de l’évolution récente de l’enquête

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publique. A une époque où le désir des citoyens departiciper à l’élaboration des décisions se manifes-te et est entendu (la création du Médiateur en 1973,les lois informatique et liberté en 1978, de motiva-tion des actes administratifs en 1979, etc.), dans ledomaine de l’aménagement, des rapports établis àla demande des gouvernements successifs mettentl’accent sur la nécessité de réformer la pratique desenquêtes publiques dans le sens d’une plus grandeparticipation (rapports Godard de 1973, Siallelli de1975, Fougère de 1977). Plusieurs réformes vontêtre réalisées, à commencer par celle de l’enquêted’utilité publique.

A cause d’une utilisation massive de l’expro-priation après 1945, cette procédure a subi unesorte de banalisation qui s’est traduite par une mul-tiplication des finalités possibles de l’expropriationet, par conséquent, par une difficulté croissante àfaire naître le consentement lors de l’enquête. Dansces conditions, l’enquête d’utilité publique estapparue de plus en plus comme une garantie contrel’action de l’administration8. Cette conceptionfaçonnée par la pratique a perpétué l’antagonismeentre l’administration et les administrés. En effet,l’enquête d’utilité publique ne porte presque jamaissur les choix du développement urbain et de l’amé-nagement du territoire, elle se focalise sur l’exerci-ce du droit de propriété.

Face à cette dérive, la réforme de 1976 s’effor-ce de restaurer la fonction de légitimation de l’en-quête d’utilité publique. L’intention principale de lacirculaire du Premier ministre, Jacques Chirac, du14 mai 1976, est de redéfinir la procédure autour del’information et de la consultation du public et desassociations. Le déroulement de la procédure d’en-quête est alors revu de façon à mieux les intégrer.Trois étapes sont envisagées :

– avant même l’ouverture de l’enquête, une infor-mation doit être organisée tant auprès du public quedes associations et porter sur les grandes orienta-tions du projet ;

– au sein des dossiers soumis à l’enquête, toutes lesinformations susceptibles d’éclairer le public sur lanature, le coût et les conséquences du projet doi-vent être fournies : les conditions d’insertion duprojet dans l’environnement et les mesures de pré-servation prévues, les différentes solutions envisa-gées (les “partis d’aménagement”) élaborées parl’administration et en dehors d’elle, notamment parles associations ;

– au cours de l’enquête, les conditions d’accès dupublic à l’enquête sont améliorées (modification dela nature et multiplication des supports ; améliora-tion de la collecte des observations, notamment

auprès des associations ; publicité des résultats del’enquête), le commissaire enquêteur doit être lecatalyseur d’un dialogue entre le public et les asso-ciations d’une part, et la collectivité exproprianted’autre part.

Cette circulaire comprend déjà l’idée essentiel-le d’une publicité des dossiers, d’une information etd’un débat public. Produite en pleine période deréflexion sur la démocratie participative (milieu desannées 1970), cette réforme de l’enquête d’utilitépublique correspond à une conception de la partici-pation qui dissocie nettement la consultation duprocessus de décision. Le déroulement envisagécherche essentiellement à améliorer l’informationdu public, mais ne vise pas pour autant à lui donneraccès au processus de décision. En permettant cetteinformation du public et son expression, l’enquêted’utilité publique est conçue comme un moyend’informer les pouvoirs publics de la pertinence etde la viabilité des projets qu’ils décident.

La consultation du public a des limites que legouvernement de l’époque sait rappeler autant quenécessaire pour contrer les tenants d’une démocratieparticipative. Le ministre de l’Equipement et duLogement d’alors, le gaulliste Robert Galley, décla-re que “le public et les associations ne doivent sesubstituer ni aux élus locaux, ni à l’Etat, à qui ilappartient de prendre les décisions finales”9. Et il estdit que la consultation n’est pas toujours souhaitableet qu’une relative opacité est parfois nécessaire pourque les projets puissent prendre forme. Ainsi,Maurice Ligot, secrétaire d’Etat à la Fonctionpublique et maire de Cholet, considère-t-il que“mettre sur la place publique l’ensemble des étapesd’un processus d’action risquerait de jeter le troubledans l’opinion et de provoquer des blocages”10.

Ces deux principes, la fermeture du champ dela décision au public et la possibilité de limiter laconsultation préalable à un public restreint et pourcertains projets, sont toujours actifs. Qu’ils soientaffirmés par des hommes aux convictions poli-tiques aussi dissemblables, que Robert Galley ouplus tard Claude Quin, un représentant de l’aileréformiste du corps des Ponts et Chaussées, celatend à montrer qu’au-delà des appartenances poli-tiques et idéologiques il existe une représentationcommune du politique qui dissocie les processus deconsultation et de négociation. Une conception quise trouve à la base même de la démocratie repré-sentative, qui fonde la société française depuis deuxsiècles.

De cette façon, les débats sur la consultationsouhaitable avec le public ne peuvent répondre

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qu’à un objectif d’amélioration des conditions de laconsultation en tant qu’étape distincte de celles dela négociation et de la décision11. La consultation nepermet donc pas une nouvelle définition des posi-tions sociales et en particulier une réévaluation dela place du public. Fin 1994, au cours de l’examenen première lecture au Sénat du projet de loi relatifau renforcement de la protection de la nature, lessénateurs de la majorité se sont inquiétés de la placeaccordée aux associations. “Les associations doi-vent être écoutées, mais ce n’est pas à elles de déci-der” a résumé Joseph Ostermann (sénateur RPR duBas-Rhin), tandis que son collègue RPR desPyrénées-Atlantique, Louis Althapé, a situé “enaval, et non pas en amont, la place exacte que doi-vent avoir les associations”12.

La deuxième réforme intervient avec la loi du12 juillet 1983 sur la démocratisation des enquêtespubliques et sur la protection de l’environnement(loi Bouchardeau), et ses décrets d’application du23 avril 1985. Cette loi cherche à étendre la procé-dure d’enquête publique à des domaines et dessituations jusque-là préservés par l’enquête d’utili-té publique. L’un des objectifs fondamentaux del’enquête Bouchardeau porte sur les conséquencesdu projet sur l’environnement. La loi vise à donnerà la protection de l’environnement un poids pluslourd dans la balance des avantages et inconvé-nients découlant de la théorie du bilan introduitepar le Conseil d’Etat en 1971. En donnant à l’étuded’impact le caractère d’un impératif administratif etjuridique, le législateur ouvre le champ de l’enquê-te publique à la plupart des installations et aména-gements nouveaux, et élargit considérablement lepublic concerné en débordant la seule question del’expropriation pour laquelle les dispositions anté-rieures restent valables. Outre l’objectif d’élargir

l’information et la participation du public, la loicherche aussi à confier au commissaire enquêteurune plus grande responsabilité en même tempsqu’ils lui conféraient une indépendance certaine.L’étude de la préparation de cette loi apporte deséclaircissements.

René Bourny prit part à cette réforme. Ache-vant sa carrière d’inspecteur général des Ponts etChaussées au ministère de l’environnement, il estinvité fin 1981 par le cabinet du ministre à élaborerun rapport sur le rôle des commissaires enquêteurs.La réforme de 1976 n’atteint pas ses objectifs(Toulemonde, 1982), les associations sont davanta-ge contestataires et les projets de plus en plus poli-tisés. Le rapport Bourny, rendu début 1982, prévoitun renforcement du rôle des commissaires enquê-teurs (possibilité d’organiser des réunions publi-ques, de prolonger la durée de la consultation, dedemander des études complémentaires, etc.), uneformation des commissaires enquêteurs (qui sontdes fonctionnaires à la retraite, admis sur des listespréfectorales, désignés par les préfets), et surtoutun renforcement de leur pouvoir.

A ce propos, Bourny propose en cas d’avisdéfavorable rendu par le commissaire ou la com-mission d’enquête qu’il y ait une autorité supérieu-re à l’autorité organisatrice pour prendre la déci-sion. Il ne sera pas suivi sur ce point essentiel, quiaurait permis de subordonner la décision à une ana-lyse plus complète des tenants et aboutissants duprojet, et, surtout, qui aurait évité que les avis descommissions d’enquête ne puissent être passés soussilence. La réforme a juste admis l’idée d’un sursisà exécution qui permet à un tiers de saisir une juri-diction en cas d’avis défavorable.

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Malgré cette limite, la loi Bouchardeau vise àtransformer en profondeur l’enquête d’utilitépublique, dans sa forme et son esprit. Il ne s’agitplus seulement d’informer les riverains d’un projetpour connaître leurs réactions, mais d’informertoute la population concernée par le projet, derecueillir ses observations et même ses contre-pro-positions. L’article 2 de la loi précise l’objectifprincipal, il s’agit “d’informer le public et derecueillir ses appréciations, suggestions et contre-propositions [...] afin de permettre à l’autorité com-pétente de disposer de tous les éléments nécessairesà son information”. Le public doit donc deveniractif et l’enquête publique doit apporter au décideurles informations dont il devra tenir compte pourprendre sa décision.

Les effets de la loi Bouchardeau sont mention-nés d’un point de vue qualitatif dans les résultats de

recherches récentes sur l’enquête publique. Commele montrent fort bien Michel Barthélémy et LouisQuéré dans leur recherche sur la production collec-tive des enquêtes publiques, le déroulement de l’en-quête permet maintenant une construction contex-tualisée de l’objet de l’enquête publique(Barthélémy, Quéré, 1992). L’intervention dupublic et des associations semble avoir pour effetde désigner les enjeux sociaux locaux liés au projet(son “objet” au sens de Barthélémy et Quéré). Cettecontextualisation débouche nécessairement sur unprocessus de politisation, puisque le public replacele projet technique dans un contexte historique etsocial et le met donc en relation avec des conflitspré-existants. Le projet soumis à la consultation estainsi défini par rapport à un passé, mais il est éga-lement qualifié par rapport à ses conséquences pré-visibles et ses incertitudes pour le public.

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A partir de cette loi, plusieurs types d’enquête publique sont distingués.

Les enquêtes Bouchardeau couvrent un large éventail de travaux dans des domaines les plus divers,puisque les décrets d’application étendent la loi aux installations nucléaires, au stockage souterraind’hydrocarbures, aux travaux miniers (notamment aux carrières). Ce vaste champ d’application de laloi concerne la réalisation d’aménagements, d’ouvrages ou de travaux susceptibles d’affecter l’envi-ronnement (article 1 de la loi du 12 juillet 1983). 50 % de ces enquêtes concernent des documents d’ur-banisme, et notamment des Plans d’Occupation des Sols des communes en incessante révision, pourlesquels n’est pas exigée d’étude d’impact mais une étude d’environnement. Les installations classéespour la protection de l’environnement donnent lieu à 25 % des enquêtes. Le dernier quart comporte desprojets divers, et en particulier les grands travaux de l’Etat, tels la construction de routes, autoroutes,voies de chemins de fer.

Parallèlement, il existe des enquêtes de droit commun pour lesquelles les dispositions anciennes(antérieures à la loi Bouchardeau) restent valables. Ce sera le cas, par exemple :- des enquêtes d’utilité publique en vue d’expropriations pour la réalisation d’ouvrages ne tombant passous le coup des nouvelles dispositions (création ou extension d’équipements collectifs, modificationsde voiries, etc.) ;- des enquêtes parcellaires concernant ces opérations, qu’elles soient effectuées séparément ou qu’ellessoient conjointes ;- des enquêtes parcellaires simplifiées (article R 11 30 du Code de l’expropriation) ;- des enquêtes préalables au classement ou au déclassement de parcelles à inclure ou à exclure des voi-ries communale ou départementale.

Concernant des opérations d’aménagement urbain, l’article L.300-2 du Code de l’urbanisme pré-voit que le conseil municipal met en oeuvre une consultation “associant, pendant toute la durée del’élaboration du projet, les habitants, les associations locales, et les autres personnes concernées dontles représentants de la profession agricole”.

Le décret de base d’avril 1985, d’application de la loi Bouchardeau, prévoit la possibilité d’en-quêtes conjointes, pouvant relever des deux types d’enquête précités. C’est par exemple, le cas d’uneenquête préalable à la déclaration d’utilité publique d’un ouvrage dont la réalisation serait incompa-tible avec les dispositions du POS.

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Déroulement type d’une enquête publique

Au départ, un maître d’ouvrage, entité investie des prérogatives de la puissance publique (le gou-vernement, un conseil régional, un conseil général, un conseil municipal) prend l’initiative d’un pro-jet. Il présente dans un “dossier d’enquête”, sous une forme compréhensible par tous, la synthèse desétudes techniques menées sous sa responsabilité, et en particulier de l’étude d’impact sur l’environne-ment. La préparation du dossier peut associer d’autres partenaires institutionnels, par exemple desindustriels et des chambres de commerce, lorsqu’il s’agit d’un projet à dimension locale.

L’enquête d’utilité publique s’effectue ensuite sous l’autorité et la responsabilité d’une commissiond’enquête ou d’un commissaire enquêteur. Celui-ci est appelé à émettre un avis d’ensemble en faveurou en défaveur du projet. Doté théoriquement d’un pouvoir contraignant sur le maître d’ouvrage et surl’autorité appelée à prendre la déclaration d’utilité publique (DUP), cet avis est formulé après qu’aientété recueillis et étudiés les arguments du maître d’ouvrage et du public. Les commissaires sont dési-gnés par le président du tribunal administratif, à partir de listes officielles.

Le déroulement de l’enquête suppose une information du public et des associations sur le dossieret une consultation pour recueillir leur avis. Il incombe au commissaire enquêteur ou à la commissiond’enquête de faire connaître et de faire comprendre le projet et d’organiser les conditions de la consul-tation. Quand un projet est soumis à enquête publique, deux phases sont donc officiellement prévuespour permettre l’information et l’expression directe de la population : la consultation préalable et l’en-quête d’utilité publique (réforme du 14 mai 1976).

Mais l’histoire effective des projets montre que les choses sont plus complexes. Ainsi, pour desprojets locaux, ces deux séquences sont complétées parfois par les agents de la DirectionDépartementale de l’Equipement chargés du dossier par un travail d’information qui répond à desdemandes individuelles, mais également par des séances d’échange et de discussion avec les associa-tions.

Cette production de “l’objet” de l’enquête,c’est-à-dire cette problématisation du projet d’amé-nagement sous des aspects ignorés par la présenta-tion technique, fournit au commissaire enquêteurun domaine d’investigation. Il va évaluer, sous l’as-pect de l’intérêt public général, ce qui se présente àlui comme un problème public local, ou commeune divergence de points de vue quant au caractèreapproprié des solutions techniques contenues dansle projet. Une fois la consultation achevée, le travaildu commissaire enquêteur consiste à rendre un avissur l’orientation souhaitable du projet en tenantcompte des critiques entendues lors de l’enquêtepublique mais recherchant l’intérêt général et nonla satisfaction d’un intérêt particulier.

1.3. Le commissaire enquêteur1.3. comme médiateur

L’avis du commissaire enquêteur doit, parconséquent, suggérer un schéma de réalisation duprojet suivant une définition acceptable de sonobjet par les partenaires institutionnels qui en ont

l’initiative. C’est sur la base de cet avis que l’auto-rité responsable déclare le projet considéré commeétant ou non d’utilité publique. Lorsque c’est le cas,la mise en oeuvre du projet peut commencer. Lepublic et les associations disparaissent de nouveaudu cadre de la consultation, sauf s’ils restent mobi-lisés et tentent des recours en justice pour stopperou infléchir la réalisation du projet. En cas d’avisdéfavorable, le maire ou le président de conseilgénéral concerné peut passer outre, à moins que desassociations utilisent le sursis à exécution et inten-tent une action en justice.

En revanche, les citoyens les plus impliqués,souvent des responsables d’associations, peuventdevenir des interlocuteurs reconnus et recherchéspour peu que leurs systèmes de références se modi-fient et se rapprochent de celui de l’autorité organi-satrice du projet (Tripier, 1993). Selon PierreTripier et son équipe : “L’image la plus nette quenous puissions produire sur la façon dont l’usagerest construit dans les projets d’équipement est celled’un cône renversé qui préside à toute décision,dans laquelle l’usager-utilisateur est consulté de

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manière universelle et abstraite, puis cède la placeà l’expérience accumulée par le maître d’ouvrageet ses conseillers techniques et devient un “hôtemuet”, pour s’incarner, par la suite, dans la figuredu riverain protestataire, qui peut d’ailleurs deve-nir un riverain – suggestif pour peu que son cadrespatio-temporel se modifie et se rapproche de soninterlocuteur”. Selon les auteurs, la consultation,quand elle produit un ajustement des “cadres spa-tio-temporels”, permet une plus grande démocratieparticipative. La procédure de l’enquête publiqueapparaît de ce point de vue comme un espace d’in-teraction où des ajustements de systèmes de repré-sentations et de normes peuvent se réaliser, mais enfavorisant l’expression de couches moyennes etsupérieures13. La démocratie participative s’accom-pagne du coup d’une sorte de professionnalisationdes associations, en fonction des compétences cul-turelles. Mais, comme le remarque Jean-MichelFourniau (1993), la réalité de l’enquête publiqueconfirme l’idée de Michel Chauvière et JacquesGodbout, selon laquelle pour gérer les conflits devaleurs dans une société ou l’intérêt général se par-cellise et en arriver à une prise de décision, lemodèle de l’usager-citoyen peut être davantage per-tinent que le modèle marchand (Chauvière,Godbout, 1992).

Ces recherches indiquent aussi, que ce n’est pasle public consulté qui donne sa signification ultimeau projet. Même lorsque la consultation est effecti-ve et la critique bien vivante, il y a cet acteur inter-médiaire essentiel, le commissaire enquêteur, quitraduit toujours les exigences et les craintes dupublic dans un avis global qui porte in fine sur lesens du bien collectif ou de l’intérêt général, dont ladéfinition n’appartient à personne en particulier. Lecommissaire enquêteur est le maillon qui permet dene pas modifier les rapports entre le maître d’ou-vrage et le public : la consultation du public peutfaire surgir l’expression de colères, de craintes, dedésaveux, mais il ne peut y avoir de solution sansl’arbitrage final d’une instance supérieure seulecompétente ou légitime pour dire le sens de l’inté-rêt général (le gouvernement dans le cas des tracésTGV, le maire ou le président d’un SIVOM ou d’unconseil général pour des projets locaux). La réinter-prétation par le commissaire enquêteur des pointsde vue exprimés localement permet ce passage versl’intérêt général.

La structure tripartite de la consultationpublique (maître d’ouvrage, commissaires enquê-teurs, publics) n’apparaît donc pas comme une“fausse structure” de discussion parce qu’elle viseeffectivement la confrontation la plus large despoints de vue. Le dispositif crée, semble-t-il, les

conditions d’une consultation contradictoire, voireconflictuelle, que le maître d’ouvrage serait tôt outard amené à considérer sous la pression desgroupes d’intérêt. Mais en même temps, on préser-ve grâce au travail de médiation du commissaireenquêteur la supériorité de l’intérêt général sur lesparticularismes locaux. Par conséquent, elle sertaussi, comme bien d’autres comités ou commis-sions ad hoc, à épuiser les velléités réformatrices degroupes d’intérêts que le pouvoir politique refusede considérer comme les interprètes légitimes del’intérêt public14.

1.4. Les limites de l’enquête publique

Dans ce schéma, la consultation du public estpossible au moment où le projet est soumis àenquête publique, c’est-à-dire une fois qu’une auto-rité politique ou administrative décide d’un projet,qu’un dossier technique est préparé et qu’un parte-nariat institutionnel est instauré. Beaucoup d’obs-tacles à une consultation du public proviennent decette situation. L’intervention trop tardive dupublic, en “aval”, où bon nombre de choix ne peu-vent plus être remis en cause, sauf de façon margi-nale, est perçue depuis longtemps comme problé-matique (Tripier, 1993). Déjà la réforme de 1976 acherché sans succès à corriger cette situation. La loiBouchardeau ne paraît pas avoir eu plus d’effets.Huguette Bouchardeau, elle-même, constate leslimites de sa loi dans le rapport qu’elle a remis endécembre 1993 à l’actuel ministre de l’Environ-nement, Michel Barnier.

D’expérience, les responsables de la CNCEsoulignent, malgré les textes et les efforts consentispour sensibiliser les commissaires enquêteurs à latransformation de leur mission, une incrédulité,sinon un scepticisme de la population à l’égard del’enquête publique. Cette procédure manque depublicité et de crédibilité15.

Les résultats d’enquêtes réalisées en 1988 par leComité Législatif d’Information Ecologique(COLINE) et l’Union Midi-Pyrénées Nature etEnvironnement (UNIMATE) paraissent toujourspertinents aux responsables du CNCE (voir encadréci-après). Les difficultés sont imputées à des raisonsmultiples : l’enquête publique dérange, le public estincrédule, l’information est tardive, parfois peu clai-re et incomplète, les projets sont soumis à enquêtepar tranches successives, les commissaires enquê-teurs n’ont pas toujours la volonté ou la disponibili-té pour exploiter les pouvoirs que leur donnent lestextes nouveaux, confinés dans un quasi-bénévolatils manquent de professionnalisme16.

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Dans son rapport au ministre del’Environnement, Huguette Bouchardeau confirmeces raisons. Elle note : “Au terme des entretiens quenous avons menés nous avons constaté que la loi du12 juillet 1983 n’avait pas tenu toutes ses pro-messes. Trois explications se dégagent :

– les résistances demeurent très vives de la part del’administration organisatrice de l’enquête, dumaître d’ouvrage et, d’une façon différente, ducommissaire enquêteur ;

– l’enquête arrive trop tard ;

– le commissaire enquêteur, pivot de l’enquêtepublique, garant de sa crédibilité, doit-il être unsage, un expert, un pédagogue ?” ; (Bouchardeau,1993).

La dernière remarque montre à l’évidence quele système de représentation des commissairesenquêteurs (ou à travers lequel ils sont perçus) n’estpas encore stabilisé. L’esprit de la loi du 12 juillet1983 était plutôt de les considérer comme des sagesaptes à donner un avis de bon sens. Là où un expert

considérerait un projet comme techniquement bon,un sage prendrait en compte les nuisances provo-quées au quotidien dans le cadre de vie de la popu-lation concernée. Mais le commissaire enquêteurdoit être aussi un pédagogue, qui sait écouter, com-prendre et restituer les préoccupations du publicauprès du maître d’ouvrage. En ce sens, l’enquêtepublique ne doit pas être une affaire d’experts. C’estavant tout une question d’explicitation des intérêtsparticuliers. Cette conception est conforme à l’évo-lution du système de représentation des fonction-naires, à propos de laquelle Jacques Chevallier anoté que les fonctionnaires qui se posaient en défen-seurs de l’intérêt général de la société et en arbitresentre les groupes sociaux, admettent désormais lavalidité des intérêts particuliers et s’engagent dansle champ des rapports sociaux (Chevallier, 1980).Les limites constatées dans l’application de la loi de1983 témoignent de la difficulté des commissairesenquêteurs à rester neutres, à se tenir à équidistanceentre les intérêts du maître d’ouvrage et ceux de lapopulation, probablement à cause de certaines résis-tances culturelles.

Résumé des enquêtes UNIMATE et COLINE (1988)*

1. Enquête UNIMATE (sondage effectué en Haute Garonne):Concernant la procédure d’enquête publique :

35 % des personnes interrogées ont entendu parler d’une enquête publique29 % pensent savoir ce que c’est17 % ont entendu parler d’une enquête relative à un projet près de chez eux13 % pensent savoir comment participer à une enquête6 % y ont réellement participé

Pour les associations de protection de la nature :Malgré la réforme de 1983, la procédure paraît un simulacre de démocratie (43 %), une bonne réfor-me au niveau des textes mais mal appliquée (37 %), un gaspillage des fonds publics et privés (26 %).

2. Enquête COLINE(adressée aux associations régionales de protection de la nature et de l’environnement) Concernant l’enquête publique, les principales observations portent sur :

le “saucissonnage” des dossiersl’insuffisance des études d’impactl’état d’avancement des travaux au moment de l’enquêtel’insuffisante information du public sur l’existence de l’enquête

Concernant le commissaire enquêteur, les observations portent sur :son absence de neutralitéson indifférence à l’égard des observations faitesson ignorance de l’esprit de la loi de 1983 (intervention tardive)son incompétence (difficultés d’explication, à comprendre les données techniques) son manque de disponibilité

* Source : Bulletin de la CNCE n˚ 11, janvier 1991, p.16-17

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Ce type d’explication ne doit cependant pasocculter une autre difficulté à laquelle sont confron-tés les commissaires enquêteurs, à savoir la relativeconfusion de l’objectif de l’enquête d’utilitépublique. En effet, quelle attitude doivent-ils adop-ter alors qu’une pression s’exerce pour débattre desfinalités et du sens du projet ? A défaut d’un débatpréalable organisé sur l’intérêt général d’un projet,c’est vers la seule procédure instituée qui devraitpourtant ne s’intéresser qu’aux seuls problèmes deriveraineté que se reportent le débat sur les finali-tés, avec tout ce que l’on sait comme surenchèresbien souvent improductives (les exemples des TGVMéditerranée et Atlantique en sont de parfaitesillustrations ; Perrier, 1993).

Il est donc compréhensible que les responsablesde la CNCE s’inquiètent de l’attitude des commis-saires enquêteurs et continuent leur bataille pourvaloriser leur rôle et renforcer leur pouvoir. Laténacité de ces responsables et leur capacité à main-tenir des relations constructives avec les ministressuccessifs conduisent à des résultats qui ne sont pasnégligeables dans la construction d’une reconnais-sance sociale et politique de cette mission17.

Mais au-delà, le système de décision est sou-vent tel que les procédures de consultation ne peu-vent entretenir le public concerné que superficielle-ment, sauf à intégrer plus étroitement des associa-tions mais au risque de les éloigner du terrain et dedissoudre leur vocation revendicatrice (Tripier,1993). La constitution d’une “communauté poli-tique” en agréant les associations de cadre de vieentraine une évolution des rôles vers une sorte deco-gestion qui n’apporte pas nécessairement plusde transparence dans les modes de décision. Lacomplexité des modes de financement et des mon-tages financiers des projets, d’une part, et l’opacitédes responsabilités avec des autorités organisatricesqui regroupent souvent des élus de deuxième ou detroisième degré, désignés parmi les édiles locaux18,d’autre part, rendent difficile, voire quasimentimpossible, un débat sur les finalités des projets,sans même parler d’un contrôle ou d’un suivi de lagestion financière des projets par les associations. Ily a là un véritable problème de démocratie qui n’estpas posé à sa juste valeur. Loin s’en faut du reste,lorsque l’on constate qu’aucune obligation n’estfaite aux maires d’informer leur conseil municipaldes résultats d’une enquête publique et d’organiserun débat en conséquence.

La résistance des élus face à l’enquête publiquen’est pas seulement idéologique. Le plus souvent lepragmatisme prévaut. En effet, le passage à uneadministration de gestion19, où il ne suffit plus de

réglementer ou d’encourager par des subventions,mais d’informer, de convaincre, de négocier, auxmoyens de procédures conventionnelles de façon àrechercher l’assentiment et à construire l’accord,rend les collectivités territoriales beaucoup plusattentives à ces procédures. La résistance des élusest moins liée à un refus idéologique de la démo-cratie participative qu’à des raisons politiciennes,puisque ce qui dérange avant tout les élus c’estl’imprévisibilité des effets de la consultation sur lessystèmes d’échanges déjà en place et sur les modesde négociation.

On sait aussi que les domaines de l’aménage-ment et des travaux publics sont suffisammentexposés au phénomène de corruption, pour qu’uneprocédure contribuant à introduire des comporte-ments éthiques, de la transparence ou du contrôledans la gestion publique soit malvenue pour cer-tains (Moussé, 1993). Cela étant, le rapportBouchery remis en juin 1992 au Premier ministredétaille des conditions et des mécanismes de cor-ruption tellement sophistiqués que l’enquêtepublique ne constitue pas véritablement une mena-ce. La rétention d’informations est telle, la collu-sion des intérêts est si forte, et l’analyse descomptes est tellement difficile, que ce sont des élusd’opposition particulièrement perspicaces qui par-viennent parfois à découvrir des “pots aux roses” età engager des recours devant un tribunal adminis-tratif, une chambre régionale des comptes et parfoisjusque devant le Conseil d’Etat.

En d’autres termes, l’espace de débat qui peutêtre créé au moyen de procédures consultativesreste assez largement une illusion au regard de toutce qui demeure opaque dans la gestion publique desprojets d’aménagement ou d’équipement. En cesens, le travail de réforme de l’enquête publiqueengagée depuis des années visant in fine à per-mettre la meilleure information du décideur et sup-pose-t-on le meilleur choix, à partir d’un débat surles finalités puis d’une consultation sur les utilitéspubliques peut apparaître tout à fait paradoxal auregard des besoins de la démocratie. En prétendantaméliorer le débat public sur le sens et le contenude l’action, l’enquête publique et son évolution ren-force la procéduralisation de la décision sans vrai-ment éclaircir ni rendre publics les négociations etles modes de gestion. Il en va comme si larecherche de transparence sur le but et l’intérêt duprojet se faisait indifféremment de la légalité desactions engagées. Pourtant, le contrôle de la probi-té des responsables politiques est à la fois unecondition essentielle et un enjeu permanent de ladémocratie représentative.

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Une autre incertitude pour les élus provient dela difficulté à évaluer la procédure. En effet, si lamesure des choses se doit d’être conforme à la légi-timité régnante (Laufer, 1988), celle de l’efficacitéde l’enquête publique n’a pas aujourd’hui de repè-re certain dans la mesure où la fin de l’Etat tutélai-re que nous vivons depuis une quinzaine d’annéesentraîne une incertitude sur la forme dominante delégitimité.

Dans le passage actuel d’une légitimité attachéeà des groupes agrégeant et représentant des intérêtssociaux (en particulier suivant un mode politiquede la représentation ou professionnel de la corpora-tion) à une légitimité procédurale fondée sur laconfrontation et la controverse, par rapport à quoifaut-il mesurer l’efficacité des procédures de parti-cipation ? Entre ces deux formes de légitimité (sup-posées descendante et ascendante), est-ce plutôt parrapport aux usages qu’en font les autorités de déci-sion pour maintenir une certaine titularité de droitset obligations, malgré la parcellisation de l’intérêtpublic, et en même temps pour préserver leurs pré-rogatives dans la définition du service public, oubien est-ce par référence à une logique inverse, unelogique de la demande, que met en avant l’effort demodernisation de l’administration publique entre-pris il y a quelques années avec la redécouverte desimplications d’un des principes traditionnels duservice public, celui de l’adaptation ? La questionde l’évaluation de l’efficacité des enquêtespubliques se heurte par conséquent, pour les collec-tivités territoriales, à l’absence d’une norme deréférence suffisamment claire (renforcement deslégitimités politiques ou technocratiques, ou ren-forcement d’une démocratie participative).

2. L’enquête publique, usages et 2. nécessités politiques pour les 2. collectivités territoriales

Malgré ces limites assez largement constatéeset qui continuent à donner lieu à de nouveaux pro-jets de réforme de l’enquête publique, un chiffres’impose qui indique néanmoins que la procédures’installe progressivement dans les moeurs poli-tiques et administratives. Il s’effectue environchaque année 10 000 enquêtes publiques régies parla loi de juillet 1983. Cette proportion croit puis-qu’en janvier 1991, la CNCE en comptabilisait prèsde 8 00020.

Cette donnée n’est toutefois significative qu’auregard des usages politiques et sociaux qui sontfaits de l’enquête publique, comme procédure utiledans l’échange politique, c’est-à-dire dans l’échan-ge d’obligations mutuelles avec d’autres (ici entreles collectivités locales et d’autres institutions poli-tiques, des entreprises, des associations), ayantpour but de se mettre d’accord sur les règles régis-sant les relations (Traxler, 1990 ; Friedberg, 1993).

Pour en rendre compte, il convient de mettre decôté les attitudes les moins intéressantes ici, quisont de pur blocage à l’égard d’une procédure jugéetrop dérangeante. Au niveau communal, il existetoujours des maires ou des conseils municipaux quisont, en tout état de cause, peu enclins à débattredirectement avec la population. L’attitude consistealors à mettre en oeuvre au minimum les procé-dures prévues par la loi. Dans ce cas, il incombeaux commissaires enquêteurs de recourir à tousleurs pouvoirs (visite des lieux, organisation deréunions publiques, prolongation de l’enquête,demande de documents complémentaires) pour évi-ter le plus possible la caricature des procédures oula manipulation de l’opinion publique. Mais cetteattitude de défiance recule. La plupart des élus ontcompris que la communication est un de leurs prin-cipaux outils, surtout dans des domaines où toutedéfinition univoque de l’intérêt général, ou par uneautorité seule, est impossible.

Les cas de rejet ou de sabotage de la procédureécartés, il apparaît les usages que font les éluslocaux de l’enquête publique sont directement liésà l’incertitude dans laquelle se retrouvent les col-lectivités territoriales à la suite de la décentralisa-tion.

2.1. Retrouver une marge de liberté2.1. à l’égard des grands opérateurs2.1. ou accompagner la transformation2.1. des modes de régulation ?

Des recherches dans le domaine des transportsurbains ont bien montré comment avec le repli del’Etat tutélaire et la mise à l’écart des groupes d’ex-perts locaux (services techniques des villes, techni-ciens d’agence d’urbanisme, des Centres d’étudestechniques de l’équipement, etc.) face à la supré-matie des grands opérateurs, les politiques localesse construisent dans un face à face entre ces entre-prises et les élus (Offner, 1987, 1989). Des rapportsde négociation, de domination mais aussi de conni-vence, s’établissent entre ces protagonistes, danslesquels l’enquête publique est utilisée comme uneprocédure qui permet à chacun d’agir en sa faveur

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sur les termes de l’échange. Nous avons aussi puremarquer comment en facilitant l’interventiond’associations des élus locaux obligeaient lesconstructeurs de réseaux et de matériels de trans-ports à revoir leurs projets techniques. De nom-breux exemples peuvent être apportés, comme celuidu tramway grenoblois21.

Lorsque le projet de tramway grenoblois sedessine au début des années 1980, les associationsfortes de la reconnaissance de la municipalitéDubedout vont s’efforcer d’obtenir un transporturbain accessible aux personnes à mobilité réduite.Avec les élus du Syndicat Mixte des Transports enCommun (SMTC), elles font pression sur la socié-té ALSTHOM à qui la réalisation des rames et duréseau sont confiées. Les associations soutenuespar les élus souhaitent qu’ALSTHOM engage descrédits de recherche pour mettre au point un procé-dé d’accessibilité plus performant. La société refu-se et maintient sa proposition d’un tramway stan-dard, à l’identique de celui réalisé à Nantes.

Au même moment, un groupe de travail se meten place à la SMTC pour étudier le problème del’accessibilité pour les PMR. Cette équipe compre-nait le Collectif pour l’accessibilité des personnes àmobilité réduite (une dizaine d’associations), desmédecins, des techniciens du sport, etc. Son travailconsiste à dresser une typologie précise des per-sonnes à mobilité réduite de façon à définir lesnécessités en matière d’accessibilité. Ce diagnosticest intégré aux études de la SMTC sur les moyenstechniques. De l’ensemble de ces études se dégageun nouveau concept de rame : un tramway à plan-cher bas. Les élus vont s’emparer du dossier pournégocier avec ALSTHOM l’aménagement de sonprojet. La participation active des associationsatteint ici le niveau de la concertation22.

Depuis, ce type de tramway à accessibilité tota-le est devenu la nouvelle norme en France. Après laréalisation de deux lignes de tramway sur ce modè-le, les élus de la SMTC ont constitué début 1994 unnouveau comité de pilotage avec les associations dehandicapés, des techniciens de la SMTC et deschercheurs de l’Institut National de Recherche surles Transports et leur Sécurité, avec pour objectifd’étendre l’accessibilité totale à l’ensemble duréseau de transport collectif urbain. Des études deprototypes de quais et de véhicules sont lancéesdepuis peu avec la société RVI-Heuliez.

Dans ce cas comme dans d’autres, la participa-tion d’associations permet aux élus de ne pas lais-ser les concepteurs des modes de transports impo-ser leurs solutions techniques pré-déterminées. Elle

leur donne une marge de liberté par rapport à desgrands opérateurs, ou dans d’autres cas face à de“grands ensembliers” (Lorrain, 1992), qui ont ten-dance à clientéliser les collectivités territoriales àpartir d’une offre de produits standards, de cata-logues (dans le cas des nouvelles technologies d’in-formation et de communication) et de réseaux tech-niques qui remettent en cause la légitimité de repré-sentation territoriale des collectivités locales(Dupuy, 1991). Bien sûr, le politique réinvestit enretour le discours technicien et sait l’utiliser dans sapolitique d’image. Alain Carignon a exploité l’ima-ge du tramway à accessibilité totale pour diffuserune image de Grenoble, non seulement modernecar cela était déjà le cas avec la municipalitéDubedout, mais unie et solidaire.

Cela étant, les travaux récents sur le gouverne-ment urbain montrent tous une transformation pro-fonde des modes de décision avec le retrait des ins-titutions politiques comme acteurs centraux23. Laproblématique de la gouvernance urbaine renvoie àun nouveau mode de décision et de prestation deservices publics à partir de coalitions formelles etinformelles entre institutions politiques et entre-prises (Harding, 1993). Cela signifie que les insti-tutions politiques sont en partie dépossédées de leurlégitimité par des entreprises qui seraient mieuxarmées pour remplir ce rôle de prestataire.Autrement dit, l’évolution actuelle verrait unesubordination croissante de la définition des poli-tiques publiques par une régulation du marché.Pour certains auteurs, le gouvernement local seraitmême condamné à terme par le marché et les col-lectivités territoriales réduites à un rôle d’accompa-gnement des entreprises (c’est la problématique dugouvernement de facilitation, [enabling govern-ment] ; Cochrane, 1991).

Dans ce cas, on peut entrevoir l’enquêtepublique comme un moyen offert à des collectivitéslocales atteintes dans leur légitimité de prestatairesde renforcer leur rôle dans la gouvernance urbaine.Reprenant ici les thèses de Goldsmith (1992) sur le“gouvernement de facilitation”, on peut dire que lescollectivités étant les seuls acteurs de la gouvernan-ce à représenter à la fois les populations et les terri-toires, il leur incomberait en priorité de répondre àdes exigences de légitimation des actions envisa-gées ou produites, c’est-à-dire de rappeler aux opé-rateurs l’attachement de la communauté descitoyens à un ensemble de normes, d’acquis, de pré-férences, etc. En ce sens, la prise en main des pro-cédures de consultation par les grands opérateurs àtravers une prestation globale articulant conception,consultation, montage financier, réalisation, conces-sion, pose un vrai problème de démocratie.

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Vis-à-vis de la population cette fois, le recoursà une procédure d’enquête ou de consultationpublique peut aussi permettre un traitement diffé-rencié des intérêts dominés, en particulier à traversun usage en chaîne de la procédure d’enquête.

Un projet d’aménagement ou d’équipement quiimpose une restructuration de l’espace publicimplique une consultation sur le projet lui-mêmedans le cadre de l’enquête Bouchardeau ou de l’ar-ticle L.300-2 du code de l’urbanisme. Le projetayant une série de conséquences diverses et variéessur les usages et les activités dans l’environnementdu projet, il est très difficile politiquement de lesignorer. Mais il est souvent impossible de traiter enmême temps le projet et ses effets induits. Parexemple, la création d’une ligne de tramway per-turbe des activités commerciales ou le bon fonc-tionnement d’établissements publics, comme desécoles. Aussi, pour éviter que le projet ne lèsed’autres intérêts (ceux des commerçants, desélèves, des enseignants et des parents d’élèves) etne soit contesté, il est nécessaire de traiter cesconséquences à égalité avec le projet. Or, le pro-blème est que pour les élus le projet de tramway estprioritaire sur le reste. Du coup, à défaut de pouvoirreprésenter l’intérêt général avec leur projet detramway, les élus vont sauver les apparences del’égalité et leur légitimité de garant de l’intérêtgénéral, en proposant des procédures équivalentesde participation pour le traitement des consé-quences induites. Ils créeront par exemple un comi-té pour l’aménagement et la rénovation de l’écoledu quartier.

Ainsi, lorsque l’intérêt public se parcellise, unefaçon de réaffirmer la légitimité de l’actionpublique est de garantir une égalité de traitement enenchaînant le même type de procédure. Enrevanche, les élus locaux paraissent se servir assezpeu des occasions de rencontre avec la populationoffertes par l’enquête publique pour agir sur lacitoyenneté, en valorisant en particulier une rationa-lité civique par rapport à une rationalité utilitariste.

Mais dès lors que l’on se situe dans une problé-matique de gouvernance urbaine, la question n’estpas tant que les collectivités territoriales puissentconserver une marge de liberté vis-à-vis d’une offrede service de plus en plus envahissante (puisquecertains opérateurs proposent même de s’occuperdirectement des procédures de consultation), maisplutôt que par le biais de l’enquête publique les col-lectivités contribuent à introduire un mode de régu-lation beaucoup plus formaliste qui prépare, à safaçon, les entreprises françaises à l’ouverture desmarchés nationaux à la concurrence européenne.

Le redéploiement des prestataires de servicesurbains ces dernières années se situe bien dans laperspective d’intégration du marché européen(Faudry, 1990 ; Drouet, 1993). En d’autres termes,nous pensons qu’on ne peut pas s’intéresser à laprocédure d’enquête publique sans la raisonneraussi comme une modalité d’accompagnement oude régulation politique d’une tendance lourde dedécloisonnement des marchés. Cela nous paraîtd’autant plus intéressant que d’autres mesures ontété prises en France récemment pour impliquer de lasorte les collectivités locales dans la régulation demarchés publics rendus plus ouverts. Par exemple,avec la loi Sapin du 29 janvier 1993, l’obligation depublicité faite au délégataire de services publicslocaux est susceptible d’attirer des entreprises étran-gères. La question est donc de savoir si en étant for-tement associées à la procédure d’enquête publique,les collectivités locales ne contribuent pas à un rap-prochement avec le mode anglo-saxon de régulationdes marchés publics, qui est beaucoup plus forma-liste et qui fait davantage intervenir des institutionsspécifiques. Poser ce type de question revient, noussemble-t-il, à nous interroger précisément sur le rôledes collectivités locales dans la réorganisationmême des Etats contemporains.

Ainsi, le principe de participation qui pourraitfaire partie des principes généraux d’une concep-tion européenne du service public (Bauby, Boual,1993), s’il vise à garantir l’expression des destina-taires (usagers, consommateurs, etc.), doit aussitrouver au niveau local des applications qui favori-sent une homogénéisation des modes de régulation,et en particulier pour le cas français, le moyen desortir d’un mode de régulation caractérisé par uncontrôle global des opérateurs.

Dans ce cas, peu importe pour les opérateursque les collectivités territoriales haussent leurs exi-gences sur les prestations ou les produits offerts,l’essentiel serait d’obtenir contre le renforcementde procédures conventionnelles, comme lesenquêtes publiques, une dérégulation/rerégulationdes marchés publics. Si cette hypothèse se vérifie,on pourrait voir dans les années qui viennent une“américanisation” des rapports entre autorités orga-nisatrices et opérateurs technologiques, avec le ren-forcement conjoint des procédures de consultationet des possibilités de recours.

2.2. Protéger les politiques2.2. ou améliorer leur contenu ?

Dans le même temps, l’enquête publique pré-sente d’autres avantages pour les autorités organi-

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satrices. Cette procédure permet l’expression de cascritiques qui échappent en général aux représenta-tions normées des techniciens (Tripier, 1993), etreverse ainsi vers les concepteurs des problèmesque les élus n’auront pas traiter par la suite. Enl’occurrence, on peut se demander si la procédured’enquête publique en favorisant ce type de trans-fert ne sert pas aussi à protéger à la fois les élus etleurs politiques. La procédure deviendrait une pro-tection au même titre que l’annonce de pro-grammes d’actions, que la création de comités desages, etc. (Majone, 1991). Les élus peuvent trou-ver là un moyen pour prévenir d’éventuellescontestations de leur choix ou remises en cause deleur politique. Ils peuvent ainsi gérer en partie l’in-certitude de leurs projets à travers l’externalisationdu risque de rejet, de blocage ou de contestationvers des acteurs tiers. Mais en même temps, ils peu-vent obtenir un remède à l’effritement de leur légi-timité politique, en cherchant à gagner en termes delégitimité procédurale (visant à garantir une pré-sentation équitable des différents intérêts dans un“espace de communication”) ce qu’ils perdent entermes de légitimité légal-rationnelle (visant à agré-ger et à représenter différents intérêts sociaux).

Un autre effet de l’enquête publique est de pla-cer les élus devant la nécessité de bâtir des poli-tiques d’une manière plus globale et dans une pers-pective qui dépasse le court terme des échéancesélectorales. Ce que mettent à jour les commissionsd’enquête, et que relèvent de leur côté les respon-sables de la CNCE, c’est que les procédures d’en-quête publique ont pour conséquence de révélerl’absence de réflexion globale en matière d’aména-gement, de développement local ou de protectionde l’environnement, voire même carrément l’ab-sence de politiques nationales et locales dans cesdomaines. C’est surtout remarquable dans le cas degrands projets d’infrastructure. La CNCE expliquece constat assez alarmant par le fait que la décen-tralisation a donné des pouvoirs aux élus locaux quin’étaient pas en mesure d’appréhender les consé-quences, à défaut de vision prospective et globale,et souvent par manque de courage politique. Mais ilfaut souligner aussi l’effet de la sectorialisation del’administration. En l’absence d’une volonté poli-tique pour définir une politique d’aménagement, lesprojets ne font pas l’objet d’une approche transver-sale, impliquant à la fois plusieurs administrations.Ainsi, va-t-on créer une gare TGV à Valence sansque la direction générale de l’aviation civile, pour-tant préoccupée par la survie des petits aérodromeset des lignes aériennes intérieures, ne s’intéresseaux effets de cette nouvelle installation.

Cette absence de politique d’ensemble a été fla-grante au niveau des départements et des grandes

agglomérations à l’occasion des commissions d’en-quête sur le TGV. Le rapport de la commissiond’enquête du TGV Méditerranée présidée parClaude Quin est cinglant de ce point de vue : “Lesacteurs institutionnels concernés qui auraient dûen assurer la gestion et la responsabilité n’ontgénéralement pas adopté de positions construc-tives, ni fait preuve d’esprit de collaboration véri-table et ont laissé la SNCF gérer les problèmes ren-contrés. Ainsi, la commission d’enquête constate ende nombreux endroits du tracé, en termes d’aména-gement du territoire d’une part, de gestion desfinances publiques d’autre part, que l’Etat, lesconseils régionaux, les conseils généraux, les com-munes n’ont pas assumé les responsabilités qui leurincombaient au titre des lois de décentralisation,ou encore d’opportunités, préférant ainsi se teniren retrait d’un débat difficile. En aucun cas, destentatives de gommage de cette attitude, qu’ils’agisse de la mission confiée au collège desexperts ou de quelques commandes locales decontre-études dont on peut se demander si celles-cin’avaient pas pour but d’éviter de prendre position,ne pourront excuser cette attitude frileuse qu’ontadopté dans un consensus remarquable les respon-sables politiques des conseils régionaux, desconseils généraux et des communes concernées”.Outre l’absence d’une politique globale un peuprospective et attentive aux impacts de l’installa-tion de lignes de TGV, le rapport de la commissiond’enquête dénonce les attitudes hostiles à l’enquêtepublique. Il est vrai que des maires de grandesvilles et des présidents de conseils généraux ont sutaire leurs querelles et oppositions politiques pourfinancer d’un commun accord de nouvelles étudespour créer une diversion, le temps que passe l’en-quête publique24.

Les commissions d’enquête dans le cas degrands projets d’infrastructure ont eu pour effet desensibiliser les responsables politiques des diffé-rentes collectivités territoriales concernées sur lesimpacts des projets et, par conséquent, sur la néces-sité d’une réflexion en amont qui soit la plus com-plète possible. C’est parfois dans la précipitationque les collectivités territoriales ont répondu auxcritiques des commissions d’enquête qui, sans avoirde pouvoir d’injonction, possèdent de réels moyensde pression avec la diffusion de leurs conclusions àl’opinion publique. Ainsi, a-t-on vu à propos del’arrivée du TGV à la gare St Charles à Marseille,une profusion subite d’études sur les transports ter-minaux.

De toute évidence, cet effet dépend très large-ment de l’autorité des commissions d’enquête etpar conséquent de la personnalité des commissaires

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enquêteurs et de leur engagement. Mais au-delà descommissions d’enquête qui ne durent qu’un temps,des relais sont pris par l’administration, en particu-lier au sein de l’administration de l’Equipement,pour maintenir la pression sur les collectivités terri-toriales. Des services de l’Equipement montrentaujourd’hui un certain zèle, parfois parce qu’ils sesont faits remarquer pour leur laxisme par les ins-pecteurs généraux de l’Equipement et les commis-sions d’enquête.

Au plan national, il est clair que l’évolution del’enquête publique cherche à corriger un déficitd’orientations d’ensemble ou de contenu. Le rap-port récent de Huguette Bouchardeau au ministrede l’Environnement cherche à dissocier les besoinsd’enquêtes publiques comme enquêtes de riverai-neté d’un débat préalable qui porterait sur les fina-lités, les priorités des politiques d’aménagement oud’équipement.

Ce rapport, qui reprend très largement les pro-positions de la CNCE, appelle au rétablissement deniveaux de responsabilités que la décentralisationsemble avoir brouillé et à la définition préalable desgrands choix structurants (l’intermodalité, les obli-gations contenues dans les cahiers des charges,etc.). L’enjeu principal étant “la réforme en amont”,ce rapport préconise un retour aux grands schémasd’orientation à l’intérieur desquels les collectivitésterritoriales auraient ensuite à préciser des prioritéssuivant une vision d’ensemble des besoins et desimpacts. Pour les auteurs du rapport, un rééquilibredes pouvoirs serait à trouver entre exécutif et légis-latif, avec un débat sur les orientations générales auParlement. Les effets de ce rapport seront proba-blement limités dans la mesure où l’environnementn’est pas en France un domaine prioritaire, ni repré-senté par un ministère fort. C’est plutôt la politiqued’aménagement du territoire, aujourd’hui relancéeen France, qui pourrait amener des évolutionssignificatives dans ce domaine.

Reconstituer l’histoire de la politique d’enquê-te publique permet de constater que cette préoccu-pation est ancienne. A la fin des années 1970 ladécentralisation est perçue comme problématiquedès lors qu’une politique-cadre n’est pas clairementaffirmée et débattue démocratiquement. En 1978 et1979, René Bourny eut une série d’entretiens avecle ministre de l’Environnement et le directeur descollectivités locales au ministère de l’Intérieur surla nécessité d’une politique de schémas directeursavant même de transférer des compétences vers lescollectivités territoriales.

Au niveau de petites communes, nous avonsconstaté la même attention des services de

l’Equipement à l’égard de la qualité de la consulta-tion mise en oeuvre par les maires. Cette attitudes’explique comme effet de la décentralisation, parla nécessité pour cette administration d’intervenirde plus en plus comme conseiller en aménagementauprès des collectivités territoriales. Tout ce quipeut servir à renforcer ce rôle nouveau des servicesde l’Equipement et la commande d’études est bon àprendre.

De son côté, la CNCE note depuis peu deschangements d’attitude chez les élus locaux. Mieuxformés et mieux conseillés, mais peut-être aussigagnés par la logique du projet et de l’approcheglobale qui se répand dans les politiques socialesurbaines, les élus seraient davantage réceptifsaujourd’hui au partenariat et aux possibilités debonifier et de mieux légitimer leur politique parl’adjonction d’avis extérieurs.

Ainsi, on peut se demander si contrairement àce que l’on dit sur la rationalité procédurale qui sesubstituerait à la rationalité substantielle, les élusn’accepteraient pas plus facilement les procéduresd’enquête dans la mesure où elles les aideraient àpercevoir et à hiérarchiser les contraintes, voire àredonner un contenu à leurs politiques. La défini-tion des nouveaux schémas directeurs d’urbanismeet d’aménagement, la révision des plans d’occupa-tion des sols pourraient être enrichis par ces procé-dures. Mais encore faudrait-il que l’urbanisme descollectivités locales change et ne soit plus aussisouvent un urbanisme de propriétaires fonciers, quitient compte tout d’abord d’intérêts privés et clien-télistes.

* *

La procédure d’enquête publique connaît uneprogression tant en nombre d’applications que dansl’évolution de sa réglementation. Elle devient uneprocédure utile pour différents acteurs institution-nels, politiques ou administratifs, qui doiventaujourd’hui rééchelonner leurs légitimités face à larégulation par le marché. Ainsi, collectivités localeset services déconcentrés de l’Etat attendent dudéveloppement de cette procédure la possibilité deregagner une autorité perdue à cause d’un efface-ment de l’Etat et des institutions politiques.

En revanche, il apparaît que l’objectif d’unedémocratisation des processus de décision ne soitpas unique, ni même vraiment prioritaire, maisqu’aujourd’hui ce qui compte le plus soit, d’unepart, la réaffirmation de grandes orientations dansle domaine de l’aménagement pour corriger unmanque de vision des collectivités territoriales et,

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d’autre part, la transformation des modes de régu-lation politique à l’heure de la gouvernance urbaineet de l’ouverture des marchés publics à la concur-rence internationale. Autrement dit, l’extension oula généralisation de l’enquête publique devrait per-mettre aux collectivités locales d’actualiser leurrôle de régulateur politique, à la fois en tant quemédiateur des intérêts sociaux et facilitateur de larégulation économique.

Mais que peut apporter précisément l’enquêtepublique par rapport à ce double changement ? Ilest difficile de le dire aujourd’hui. Cependant il estprobable que l’effet, si effet il y a, ne viendra pas dudéveloppement d’une seule procédure, mais aussid’une transformation en parallèle des moyenslocaux d’information, de contrôle de légalité et derecours. On voit aussitôt la somme de difficultésque cela engendre forcément, tant nos retards sontgrands, en France, en matière de pluralisme et deliberté de la presse locale, de reconnaissance desinstitutions chargées du contrôle (Cour descomptes) ou du recours (la loi n’a toujours pas pré-cisé l’identité du Médiateur parmi les diversrouages de l’Etat), de publicité des prises de posi-tions des responsables politiques et des groupe-ments d’intérêt, etc. Pourtant ces différents niveauxdoivent progresser ensemble, car l’exemple despays où la loi et, plus généralement, la formationdes politiques publiques sont négociées montre quela participation des citoyens ou des groupes d’inté-rêts perd à peu près tout intérêt si elle est soumiseaux règles du débat public qui caractérise le pro-cessus officiel de formation des politiques ou desprogrammes d’action. Comme l’analyse Charles-Albert Morand, dans ce cas, la sélection des intérêtsau détriment en particulier des destinataires estencore plus stricte et l’absence de transparenceencore plus nette (Morand, 1991). Ce qui se passe

pour des projets d’aménagement est alors compa-rable à ce que l’on observe au niveau législatif : lasélection qui s’opère lors de la définition du projet(comme au niveau de l’input de la législation) setraduit par des solutions qui privilégient les intérêtsreprésentés au détriment de l’intérêt général (Offe,1981).

Par conséquent, l’institutionnalisation de l’en-quête publique pose problème parce qu’elle n’em-pêche pas qu’une part importante des négociationséchappe à l’information des citoyens. C’est pour-quoi, bien conscients de cette difficulté, les princi-paux initiateurs de l’évolution de l’enquêtepublique cherchent aujourd’hui à ce que la procé-dure ne court-circuite pas la phase (parlementairedans le cas des orientations nationales) qui assureun minimum de débat public. C’est tout le sens dela distinction recherchée entre débat public etenquête publique.

Mais encore faut-il que les collectivités territo-riales facilitent à leur tour le débat public dans leurspropres assemblées sur le sens et la finalité des pro-jets proposés. Enfin, comme pour d’autres procé-dures, telles l’évaluation (Warin, 1995a), il reste àrégler la question difficile de l’accès à la demanded’enquête publique pour éviter un accaparement dela procédure par les seules autorités organisatricesou les entreprises. Mais sur ce plan comme sur lesautres, beaucoup de progrès restent à faire. Dans lamesure où la légitimité du politique est aujourd’huimenacée, on peut se demander pour finir, si les élusne se déservent pas non plus en persévérant dansleur attitude de défiance à l’égard d’institutionsindépendantes ou de procédures qui pourraient êtredéclenchées à l’initiative des citoyens ou degroupes d’intérêt.

NOTES

1 Ce texte est issu d’une communication présentée lors du7ème Colloque International de la Revue “Politiques etManagement Public”, tenu à Montréal en novembre 1994. 2 Une mystification est possible. Dans ses travaux sur lessociétés antiques, Geoffrey Lloyd a montré que les réalités dela cité grecque, si souvent considérée comme un paradigme dela tolérance, n’étaient en rien aussi tolérantes que sa propa-gande le montrait, et par là-même que les réalités de la viedémocratique ne correspondent pas forcément à son idéologie(Lloyd, 1993).

3 Au niveau international aussi. Rappelons, par exemple, ladéclaration du 16 juillet 1989 des sept pays les plus industria-lisés à propos de l’environnement, ou la directive du Conseildes Communautés européennes du 27 juin 1985 relative àl’évaluation des incidences de certains projets publics et privéssur l’environnement.4 Cela ressort très nettement des textes publiés par laCompagnie Nationale des Commissaires Enquêteurs, et desentretiens effectués pour cette communication auprès de RenéBourny, fondateur de la CNCE et actuel Président d’honneur,et de Daniel Ruez son Président.

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5 Le participation des citoyens dans les politiques d’aménage-ment est étroitement liée, au départ, à la question de la proprié-té dans la mesure où l’aménagement implique l’expropriation.Dans un pays comme la France qui a sacralisé le droit de pro-priété, la dépossession ne pouvait être admise, comme l’indiquel’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme, que“lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exigeévidemment”. De ce fait, dès le début du XIXe, le législateur vaessayer d’accommoder deux objectifs pour mener à bien l’ex-propriation nécessaire : d’une part, donner aux propriétaires unegarantie de procédure, d’autre part, assurer la légitimité de l’ac-tion de dépossession. Ces deux objectifs sont indissolublementliés : l’expropriation ne peut trouver de légitimité sans que lesexpropriés eux-mêmes soient sensibles aux garanties qui leursont accordées. La procédure administrative qui cherche àrépondre à cette double exigence est l’enquête d’utilité publique(qui est la désignation raccourcie de l’enquête préalable à ladéclaration d’utilité publique). Ses traits essentiels ont été des-sinés en 1833 et 1841, après que la loi de 1810 sur l’expropria-tion eut institué l’enquête parcellaire. Cette procédure est tou-jours appliquée de nos jours, sans grand changement.6 Le bulletin de la CNCE n˚ 21, de mars 1994, présente un cer-tain nombre d’arrêts du Conseil d’Etat où intervient la théoriedu bilan.7 Par exemple, Jean Sivardière, polytechnicien, animateur del’Association pour le développement des transports en com-mun, voies cyclables et piétonnes dans l’agglomération greno-bloise (ADTC), qui fut impliqué dans la définition du tramwayà Grenoble, et qui est aujourd’hui le secrétaire général de lapuissante Fédération Nationale des Associations d’Usagersdes Transports (FNAUT) et administrateur de la SNCF.8 “Garantie du propriétaire avant tout : l’utilité publique seradiscutée et appréciée en fonction des atteintes à la propriétéprivée. Garantie du contribuable aussi : celui-ci appréciera, àl’aune de ses impôts, l’utilité publique des opérations envisa-gées. Garantie essentiellement individuelle enfin : la focalisa-tion de l’enquête sur les atteintes à la propriété tend à atomi-ser le “public” et conduit à la défense d’intérêts particuliersface à une administration qui, par principe, incarne l’intérêtgénéral. Ce trait est d’autant plus sensible que l’enquête d’uti-lité publique étend son champ d’application, en particulieraux plans d’occupation des sols (POS)”, (Toulemonde, 1982).9 Revue Urbanisme n˚ 153-154, juin 1976.10 Le Monde du 28 septembre 1976.11 Voir les travaux du groupe de réflexion piloté par ClaudeQuin au Conseil Général des ponts et Chaussées sur la trans-formation des rapports de l’administration de l’Equipementaux usagers (Séminaire de recherche “L’administration del’Equipement et ses usagers”, CGPC, ministère de laRecherche, ministère de la Fonction publique, 1992-1993). 12 Le Monde du 14 octobre 1994, p. 8. Les sénateurs ont fina-lement accepté la proposition d’une commission nationalechargée d’organiser, à la demande des ministres intéressés, undébat public sur les objectifs et les caractéristiques principalesdes grandes opérations publiques d’aménagement lors de laphase d’élaboration. Mais ils ont toutefois limité le champd’intervention de la commission à des opérations d’aménage-ment d’intérêt national et demandé au ministre d’introduiredes élus locaux au sein de ladite commission. 13 Cela confirme les enquêtes sur “l’action politique” dans dif-férentes démocraties occidentales (Barnes, Kaase, 1979), ouplus récemment en France, avec l’enquête du CEVIPOF de1988 sur le potentiel protestataire et la participation conven-tionnelle (Mayer, Perrineau, 1992).

14 Nous parvenons à un constat comparable à propos des ins-tances d’évaluation ; Warin, 1995a.15 Voir à ce propros les articles de René Hostiou, ClaudeBroussard et René Bourny dans la revue Etudes Foncières,n˚ 58 et 61, mars et décembre 1993.16 Ces raisons rapidement énumérées ici sont plus longuementévoquées dans le bulletin n˚ 12 de juin 1991 de la CNCE (p. 3).17 C’est aussi à la suite de l’intervention de René Bournyauprès des ministres de l’Environnement et du Budget, au nomde la commission d’enquête du TGV Méditerranée, que leBudget a décidé de modifier l’article 8 de la loi du 12 juillet1983 relatif à l’indemnisation des commissaires enquêteurs.La CNCE, relayée par le sénateur Bernard Hugo, est parvenueà introduire une modification de la loi de finances de 1994,visant à améliorer les conditions d’indemnisation des commis-saires enquêteurs. Dorénavant, celle-ci sera prise par lesmaîtres d’ouvrage (et non plus par l’Etat), mais pas sans garan-tir leur indépendance par les Présidents des tribunaux admi-nistratifs qui en fixeront les règles (article 109 de la loi definances de 1994). Cette mesure récente est importante dans lamesure où elle devrait donner aux commissaires enquêteurs lesmoyens d’une intervention plus efficace.18 Les syndicats de transports qui sont souvent les autoritésorganisatrices en matière de transports collectifs urbains sontgénéralement composés d’élus de syndicats intercommunauxeux-mêmes issus de conseils municipaux ou généraux.19 La catégorisation des intérêts publics et leur représentationont évolué en même temps que l’Etat s’est lui-même transfor-mé. Trois âges sont généralement considérés du XIXe au XXe

siècle : celui de l’administration de police, celui de l’adminis-tration de prestation, celui de l’administration de gestion (parexemple : Moor, 1993).20 Cette donnée fut avancée par le Conseiller d’Etat AndréHolleaux lors d’une journée d’information des commissairesenquêteurs de l’Ile de France consacrée à la jurisprudence del’enquête publique (in le bulletin de CNCE n˚ 11, janvier1991, p. 3).21 Nous renvoyons ici à l’étude réalisée par ChristineVerstraete, sous notre direction, “Politiques locales de trans-ports en commun et effort de participation : les exemples deLille et Grenoble”, mémoire de l’IEP de Grenoble, juin 1994.22 Il s’agit d’un niveau déjà élevé dans la typologie de la parti-cipation. Par référence à la typologie de Stuart Langton, quicomprend six niveaux d’engagement des citoyens, la concer-tation est la rencontre de plusieurs groupes ou institutions quidécident en toute liberté les uns par rapport aux autres d’har-moniser leurs actions et leurs décisions (Langton, 1978). En cesens, nous pouvons dire que la concertation favorise la consti-tution de “communautés politiques” [policy communities] quisont des réseaux rassemblant à des fins pratiques ceux quiagissent activement et éventuellement conflictuellement pourla définition d’une action publique et pour sa mise en oeuvre(Roses, 1991).23 La remise en cause des institutions politiques dans le gou-vernement des villes est une question aujourd’hui à l’étudedans de nombreux travaux, comme a pu le montrer le Colloque“Gouvernement local et politiques urbaines” organisé par leCERAT en février 1993. 24 Nous avons pu constater d’autres manipulations de l’enquê-te publique, en particulier dans des petites communes où lesmaires cherchent au moyen d’une enquête à allonger les délaisde réalisation d’un projet, de façon à le reporter sur des exer-cices budgétaires ultérieurs (Warin, 1995b).

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Projets d'infrastructures et débat public

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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Introduction

Qu’est-ce que le Nimby” ? Ce nom vient de lacontraction de la formule : “Not in my backyard” :“pas de cela dans mon jardin”. Le syndrome nimbydésigne la réaction d’opposition et la résistanceorganisée des riverains à l’implantation d’infra-structures ou d’équipements susceptibles de créerdes nuisances ou des risques, réels ou supposés.Cette opposition est le plus souvent portée par desassociations contre des élus locaux, des administra-tions de l’Etat et des aménageurs publics ou privésd’une manière générale et donne lieu à de parfoislongs et coûteux contentieux.

De récentes études ont permis de prendre lamesure d’un bouleversement profond de la viepublique locale, dû à la multiplication partout enEurope – mais singulièrement en France – de cesgroupes d’intérêt et de pression érigés en interlocu-teurs des autorités publiques. Les clés de compré-hension du phénomène seraient à chercher dansl’émergence de nouvelles formes d’expression de lacitoyenneté.

Qu’est-ce qui a permis l’apparition de ces nou-veaux comportements ? Comment le nimby porte lacritique de la légitimité politique traditionnelle ?Quelles sont d’ores et déjà les modalités d’implica-tion de cette nouvelle citoyenneté dans la viepublique ? Comment les élus peuvent comprendreles ressorts des conflits et prendre l’initiative deleur réglement démocratique ?

Mais tout d’abord, ces groupes de pressionconstituent-ils un phénomène nouveau et spéci-fique de notre époque ou bien est-ce la nouvelleformulation un peu “gadget” d’un phénomèneancien et de comportements normaux de toutepopulation locale portée à réagir contre quelqueprojet d’aménagement émanant de quelque pou-voir local ou central ? Le désormais célèbre syn-drome nimby est-il un phénomène homogène, clai-rement identifié ? Et si oui, quels problèmes demanagement public pose t-il ? Quelles solutionsdans l’exercice de l’autorité publique invite t-il àrechercher ?

Les réponses à ces questions dessinent lescontours d’une démocratie locale à tendanceparticipative, dans laquelle le rôle des élus setrouve profondément transformé.

I. Contexte d’apparition du nimby

Il convient de rappeler d’abord les conditionsmacro-sociologiques de l’émergence du phénomè-ne. Le moindre groupe d’intérêt local n’est jamaislà par hasard ; il faut le relier au panorama idéolo-gique global de l’époque.

• Contexte international : de la fin des idéolo-gies aux nouvelles citoyennetés

Les conflits d'aménagement et le syndrôme NIMBY,nouvel enjeu du management public

Arnaud de ChamprisDirecteur d'étude, cabinet ECS,

Chargé d'enseignement université Paris X Nanterre et CELSA Sorbonne

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Le contexte international du phénomène est,depuis 15 ans, celui de la fin des idéologies poli-tiques : les systèmes de valeurs et d’idées qui ontfondé les comportements individuels et collectifspendant plusieurs décennies se sont délités. Les cou-rants profonds de l’évolution socio-culturelle ontalors fait émerger des valeurs et comportementsnon-politiques. Ceux-ci pourtant sont devenus desenjeux ou des mots – d’ordres politique.

Et alors que, les idéologies politiques de droiteet de gauche perdaient progressivement de leur per-tinence, montaient en puissance dans la populationeuropéenne, diverses idéologies sociales comme parexemple à droite une idéologie de la santé et de laqualité de vie et à gauche les idéologies écologistes.En réponse à la crise, celles-ci proposent de nou-veaux comportemnents socio-culturels.

Au début des années 1990, ces tendances traver-sent progressivement toutes les catégories socio-pro-fessionnelles ; aux attitudes d’auto-préservation etde prévention des risques sanitaires répondent despréoccupation de défense et de sauvegarde des patri-moines naturels et despatrimoines socio-culturels ;en toile de fond s’inscrit la faillite du systèmemarxiste et la mutation du système capitaliste, c’est-à-dire en l’occurrence la crise économique et socia-le et la récession du début des années 1990.

Logiquement, les idéologies émergentes pro-gressivement présentes dans les opinions publiqueslocales, tendent vers leur mise en application et leurporte-parole, les associations, vers l’exercice dupouvoir ; pour ce faire, elles stygmatisent le dépha-sage entre la classe politique issue des idéologiesantérieures et les citoyens, leur déconnexion d’avecles réalités contemporaines : c’est ce qu’on a appeléla crise de la représentation.

Les pouvoirs locaux en place n’ont dès lorsd’autre alternative : soit, combattre ces discours hos-tiles mais donc contrecarrer ou ignorer la demandesociale sur laquelle ils s’appuient, en maintenant lespolitiques locales existantes ; soit, les intégrer àdoses variables dans leurs programmes, leurs projetset surtout leurs pratiques du pouvoir local.

De 1989 à 1995, le renouvellement progressif dupersonnel politique local s’opère fondamentalementsur cette alternative du rejet ou de l’intégrationdes ces idéologies bien en place – quoiqu’informel-lement – dans les états d’esprit et les comportementssociaux des populations occidentales, bref dansl’opinion publique locale de chaque collectivité ter-ritoriale : elles aspirent et sont admises – ou non – àpasser dans les pratiques et les projets des pouvoirslocaux.

L’écologisme prend place dans cette évolution.Phénomène mondial, il s’est forgé en France autourde la contestation des aménagements touristiques etnucléaires dans les décennies 60 et 70, signe d’uneparenté évidente avec le nimby. En pénétrant les dif-férentes sphères de la société, y compris politiques,l’écologisme sous-tend à la fois les idéologiessociales des années 1990 et les comportements cor-respondants, – tels que le tri sélectif des déchets, laréduction du chauffage, l’usage de le bicyclette et lerecours aux critères écologiques dans le choix desproduits –. Ces facteurs tendent donc à configurerune éco-citoyenneté.

L’écologisme dans ces deux dimensions idéolo-gique et comportementale permet la substitution denouvelles solidarités aux modèles en crise. Emergentdes formes de relations sociales en réseau sur la basede valeurs, de pratiques et d’objectifs communs,constitutifs d’une nouvelle socialitéé. Celle-ci induitdes mécanismes propres de solidarisation et demobilisation des habitants ; c’est ce qui fait la forceet l’efficacité des associations de défense et desgroupes de pression qui mettent en cause les poli-tiques de développement et d’aménagement. Cesformes nouvelles de la citoyenneté locale sont doncle corollaire de l’éco-citoyenneté. L’idée centrale deces expressions (brouillées par un usage parfoisexcessif) est celle du rapport de l’habitant-à-l’espa-ce public ; pour éviter toute confusion, il convien-drait de l’appeler civicité.

Dès lors, la définition du nimby peut être déve-loppée : au départ, réaction subjective d’individusqui protégent leur domaine d’existence, leur universde vie, à commencer par ce dont ils sont proprié-taires juridiquement et financièrement, c’est uneréaction d’appropriation, d’affichage ou de réaffir-mation de la propriété. Mais la propriété objectives’étend à la “propriété” subjective, psychologique, etsymbolique. Ces individus se constituent en associa-tion, pour faire groupe face à un projet qu’ils jugent“dérangeant” – mais un dérangement qui est del’ordre du traumatisme. Dès lors, le “sentimentd’appartenance” des habitants à une collectivitépublique, impliquerait-il aussi le sentiment depropriété personnelle de son espace public ?

Le nimby est donc un syndrome de réactivitésociale intrinsèquement liée au mouvement écolo-giste : ces comités de défense de tel ou tel site, de telou tel patrimoine, de tel ou tel quartier, traduisent latendance des sociétés locales à se réunir autour d’unobjectif de sauvegarde commun ; mais c’est aussiune réponse à la crise économique, cohérente avecles réflexes de crispation identitaire des sociétés, lesréflexes de “protectionnisme” social et culturel, de

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peur et de rejet de la société industrielle, de réticen-ce aussi à l’égard du développement économique.

• Contexte français : médias et décentralisation

Le contexte spécifiquement français amplifieces facteurs idéologiques transnationaux. Les deuxéléments déterminants sont le nouveau système desmédias et de l’information et les lois de décentrali-sation.

A cet égard, il est permis de dire qu’en 14 ans,tout a changé. La création d’un système télévisuelconcurrentiel et marchand à partir de la privatisationde la première chaîne, a été précédée au début desannées 1980 de la multiplication des radios locales,associatives ou privées dites radios libres. A celas’est ajouté le foisonnement de nouveaux supportsécrits, dont les très nombreux magazines à fort tira-ge et à diffusion exhaustive créés par les collectivi-tés territoriales.

L’information locale est donc beaucoup plus dis-ponible. A tout moment, elle peut être amplifiée,simplifiée et transformée par des médias plus larges,y compris les médias audiovisuels nationaux.

Alors que les lois de décentralisation succes-sives redonnaient un contenu et un poids au débatpolitique subnational, les sociétés locales se sonttrouvées prêtes à s’y engager. Le développement dela société d’information et de communication aucours des années 1980, aura largement contribué àcette appropriation des problèmes publics locaux.Sans la disponibilité des sociétés locales à leurendroit, les lois de décentralisation seraient restéesbien théoriques, seulement administratives et sanseffet sur la réalité sociale.

Cette double causalité a produit un résultat,aujourd’hui incontestable : la pratique de l’aména-gement dirigiste des années 1960 et 1970 a vécu.Tout aménageur agit aujourd’hui “en terrain décou-vert”. Les administrations centrales, déconcentréeset décentralisées et les grands établissements publicscommme les grandes entreprises publiques ou pri-vées en font progressivement l’expérience.

II. Le nouveau paysage public local

Le phénomène nimby correspond à un paysagepublic transformé, où la légitimité de l’élu est miseen cause, où le citoyen s’affirme comme un acteur

toujours vigilant, et parfois participatif, enfin, oùémerge une opinion publique locale.

1. L’élu en question

Une question essentielle que pose le nimby estcelle de la légitimité de l’élu local. Cette légitimitéest fondée traditionnellement sur le système de lareprésentation (par opposition à la participation) ;le citoyen délègue le pouvoir à un élu pour unepériode donnée : le mandat.

Ce système est entré en crise au plan local : enatteste le contrôle – parfois agressif – de ses déci-sions, que l’élu local doit subir. Parallèlement lesgrands aménageurs publics, dont les décisions sontprises par le gouvernement et la représentationnationale – sont soumis à cette volonté de contrôledirecte de la part des citoyens, mais aussi des éluslocaux appelés à leur tour à faire remonter l’inter-rogation et l’inquiétude des populations locales.

Le pouvoir de représentation et d’intermédia-tion des élus est ainsi contesté par des sociétéslocales qui optent pour l’action directe. Or, lestextes ne prévoient pas ou peu cette forme d’ac-tion ; la consultation locale reste une simpledemande d’avis qui ne s’impose pas au conseilmunicipal qui l’a organisée. Le principe de la légi-timité démocratique de l’élu reste la clé de voûte dusystème. Rejeté par le cadre rigide de la démocratiereprésentative de jure, le nimby est parfois l’ex-pression conflictuelle d’une démocratie participati-ve de facto. A cet égard, les faits sont déphasésd’avec le droit.

En dehors des épisodes de controverse et deconflit, c’est logiquement dans le débat électoralque s’expriment le plus fortement le malaise et lesfrustrations des citoyens aspirant à une démocratiedirecte, et que le système représentatif refoule endehors du processus décisionnel. Ainsi, les élec-tions municipales, cantonales et régionales des sixdernières années ont produit un renouvellementconsidérable et inattendu des élus, et l’arrivée denouveaux maires et présidents ; ceux-ci, ont pleine-ment fait leurs non seulement les compétences etles nouveaux pouvoirs issus de la décentralisationmais aussi les risques (juridiques, politiques, etc.)et les responsabilités liés à leur mandat. Semblantplus en prise sur les citoyens, ces élus, les mairesprincipalement, sont détenteurs d’un capital sym-bolique plus fort. Parallèlement à l’image du parle-mentaire sérieusement battue en brêche et à celle duPréfet et du Sous-Préfet dont le rôle maintenantsecond commence d’être perçu comme tel, la sym-

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bolique du maire, mais aussi celle des présidents deConseils généraux et régionaux, se sont enrichiesd’un contenu qui fait d’eux de véritables pouvoirs,c’est-à-dire des gouvernants.

2. Le citoyen acteur local

Les ressorts de l’aspiration à la démocratie parti-cipative locale exprimée par les conflits locaux sontà rechercher dans les représentations individuelles.En effet, le citoyen contemporain tend à s’affirmercomme le co-propriétaire symbolique du territoire,des institutions et des services publics. Il ne veut pasêtre un votant épisodique mais le co-détenteur de lafaculté décisionnelle de tout instant.

Cette représentation de l’espace public commeco-propriété démultipie le sentiment de propriétéstricto sensu qu’ont certains contestataires des sitesconcerné par des aménagements ; elle conditionnela cohésion des opposants et constitue l’un desprincipaux ressorts de leur mobilisation.

Cependant cette représentation de l’espacepublic implique des comportements en apparencecontradictoires que les élus et les aménageursappréhendent difficilement. En effet, on observe undécalage entre la faible ou très faible participationdes riverains aux procédures de concertation(consultations diverses, enquête préalable, enquêtesd’utilité publique) et leur réveil soudain et parfoisvirulent une fois la décision prise.

C’est qu’en tant que co-propriétaire, le citoyenest tout-à-fait disposé à déléguer la gestion de sonpatrimoine, comme le font les co-propriétairesimmobiliers à un syndic. Il ne s’impliquera dans lagestion communale que dans deux cas précis. Soitpour promouvoir une décision qui lui octroie ungain tangible (réduction de nuisances existantes,construction d’un accès, etc.) ; soit lorsque l’autori-té communale ou l’aménageur s’attaque concrète-ment (début des travaux...) au territoire.

Le citoyen contemporain veut devenir un acteurde l’exercice du pouvoir local : un acteur minimalet non déterminant, mais à part entière. La pas-sivité apparente des populations locales dans lesprocédures de concertation, leur “absentéisme”,masque une vigilance pourtant bien présente. Auxquatre grandes compétences fondamentalesmises en jeu dans les processus de décisionpublique, les compétences politique, administra-tive, technique et économique, les sociétéslocales tendent à ajouter une cinquième compé-tence, celle du destinataire final de la décision, etque l’on peut appeler la compétence citoyenne.

La compétence citoyenne porte sur la capacitédes sociétés locales à participer à la définitionmême de l’intérêt général. A leurs yeux, celui-ci nepeut plus être “dicté” par les administrations cen-trale, déconcentrée et décentralisée, ni a fortiorieuropéenne, mais il convient de le faire ré-émergerde la confrontation de l’ensemble des rationalitésen présence.

3. L’opinion publique locale

Entre les élus remis en question et renouvelés etles administrés manifestant leurs nouvelles exi-gences, l’opinion publique locale est le terraind’engendrement des controverses et conflits.

Les citoyens s’affirmant comme les acteurs àpart entière du pouvoir local, interlocuteurs del’élu, découvrent depuis quinze ans que l’instru-ment de ce pouvoir est dans l’affirmation d’uneopinion publique locale. Il ne s’agit pas d’entrerdans le débat sur la très controversée réalité objec-tive de l’opinion publique, mais d’observer le sen-timent ou la conscience que les populations ont deson existence. Celle-ci est devenue leur enjeu stra-tégique, celui par lequel elle s’affirme et s’impose.Le foisonnement des techniques et des politiquesd’information et de communication – institution-nelles, associatives et privées – est sans doute àl’origine de ce phénomène général d’affirmation ouplus exactement de “contruction” des opinionspubliques locales.

A cet égard, il faut observer que cette opinionpublique n’est pas moins complexe à saisir au planlocal qu’au plan national. Elle constitue l’interfacesynthétique de l’élu. Les acteurs produisent du dis-cours social, forme tangible de l’opinion, explicite-ment ou implicitement destiné à l’élu. Le jeu de ladécision publique s’articule autour de ces deuxpôles que sont l’élu et l’opinion publique locale,expression supposée des citoyens considéréscomme acteurs, détenteurs d’une fraction de pou-voir et composants de la chaîne de décision. Cetteinterface structure le champ du débat public local.

III. Les acteurs de la contestation

Les associations constituent les principauxacteurs de la contestation. Après avoir évoqué lespaysages publics international, national et localdans lesquels leur action prend place, il convient

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d’évoquer les questions de leur légitimité à agir,de leurs différents types, et de leur stratégie évo-lutive.

1. Les fondements de l’action associative

Le réflexe premier et partout observé des élus etdes aménageurs vis-à-vis des associations, est decontester leur représentativité en l’opposant à lalégitimité politique, administrative, technique etéconomique dont ils sont eux-mêmes dotés. Lesadhérents représentent, en effet, souvent une partmineure et parfois infime de la population concer-née. Il est alors aisé de lui opposer l’existenced’une “majorité silencieuse”, qui serait par défini-tion du côté de l’autorité politique traditionnelle.Cette argumentation s’appuie sur la distinction fon-damentale entre l’intérêt particulier (ou la sommed’intérêts particuliers) qu’est supposée défendrel’association, et l’intérêt général incarné par le pou-voir élu local ou national.

Cette vision, généralement juste lorsqu’appa-raît la contestation, est vite insuffisante lorsqu’el-le se développe. Comme on l’a indiqué précédem-ment (I), le rejet des modèles idéologiques encrise et la communauté d’objectifs (qualité de lavie) et de pratiques (attitudes éco-citoyennes)créent de nouveaux mécanismes de solidarisationet canaux d’association dans les sociétés locales.Les intérêts particuliers démultipliés par cescanaux qui en focalisent les dénominateurs com-muns, tendent à configurer différents niveauxd’intérêt collectif. L’évolution peut aller plus loinlorsque l’intérêt collectif est relié à la défensed’un environnement plus global, voire planétaire.L’action associative se pare alors de la défense del’intérêt général, et sa capacité de mobilisationdépasse largement les limites du territoire concer-né par l’aménagement.

Ce type d’évolution est facilité en France par lepouvoir central. Celui-ci, en ne dotant pas le minis-tère de l’environnement des moyens nécessairespour son action (“le ministère de l’impossible”),s’est tourné vers les associations de défense del’environnement, afin qu’elles deviennent les auxi-liaires efficaces des institutions de protection del’environnement. Les associations ainsi agrééespar le ministère se voient dotées d’une fonction deveille vis-à-vis des initiatives susceptibles d’en-gendrer des pollutions, des nuisances ou desrisques. La contestation gagne une légitimité sup-plémentaire lorsque ces associations s’y impli-quent.

2. Les différents types d’association

Une typologie des associations peut utiliser plu-sieurs critères. On distingue en général les associa-tions selon leur domaine d’action (approche secto-rielle) et l’étendue du territoire concerné par leuraction (approche territoriale), inversement propro-tionnels l’un à l’autre ; plus un site est circonscrit,plus l’association axera son système argumentatifsur une thématique globale et plus opérationnel estl’objet que se donne l’association vis-à-vis de ladécision publique. Plus le domaine est précis ethorizontal, plus le système argumentatif de sesdéfenseurs portera sur une thématique spécialisée etplus le champ d’action sera large, trans-territorial.Les associations généralistes nationales et interna-tionales sont à cet égard très peu nombreuses.

Un premier type d’association a une vocationd’expertise. L’association est constituée d’ama-teurs initiés et compétents dans les domaines cultu-rels (histoire, monuments...) ou écologiques (site,espèce...). Elle développe parfois localement uneactivité pédagogique, touristique et de loisir, luidonnant une dimension économique et une utilitésociale locale.

Un second type d’association a une vocationd’expression défensive : créée conjoncturellementen réaction à la décision d’aménagement, sa voca-tion est d’exprimer le rejet et de susciter la prise deconscience d’une menace. L’activité réelle se limi-te à la durée de la menace ; son objet est de l’ordrede la sauvegarde, du maintien, de la conservation.Les fondateurs et adhérents reflètent le sentimentd’être co-propriétaires du bien menacé ; l’associa-tion est par elle-même un acte d’appropriation col-lective de l’objet de la défense : un cadre de vie, unsite, etc.

Un troisième type d’association a une vocationd’intervention. Elle se veut non apparentée à uneorganisation politique quelconque, bien que l’élul’accuse souvent du contraire. Elle est composéed’acteurs sociaux, de citoyens de ce nouveau genrequi entendent progressivement agir comme desinterlocuteurs officiels de l’exécutif local. Sonmode d’action est l’intervention dans le débat localet le contrôle de l’élu. Son champ d’action est enfait politique au sens strict : elle traite de la globa-lité des problèmes locaux, mais elle est politique-ment atypique.

De telles associations occupent en fait un espa-ce laissé vacant. Elles recréent un lien entre lapopulation et la sphère de débat auparavant rigou-reusement circonscrite au Conseil municipal ou au

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Conseil général ou régional. Elles ont aujourd’huila capacité d’entrer en résonance avec la popula-tion, d’y trouver une écoute et d’acquérir progressi-vement en retour un statut : celui d’interlocuteurofficiel des autorités publiques.

3. Stratégies évolutives des associations

Les stratégies d’action des associations procé-dant du syndrome nimby évoluent avec le conflit.Une association peut changer de nature et de moded’action, passer d’une logique d’expertise ou deréaction défensive à une logique d’intervention etde contre-proposition politique.

Cette évolution se manifeste, notamment, parl’émergence d’un leader, par un élargissement del’audience au-delà des limites du quartier ou de lacommune, par le regroupement de plusieurs asso-ciations similaires en une seule afin d’acquérir unpoids plus important, etc.

Cette dynamique assez généralement observée,est conditionnée par la réussite ou l’échec de l’as-sociation dans l’un des objectifs suivants : – l’implication compétente soit la mise en jeu de lacrédibilité technique ;– la mobilisation affective soit la mise en jeu de lalégitimité symbolique ;– la validation d’une alternative politique soit lamise en jeu des compétences politiques ;– la stratégie de prise de pouvoir soit la mise en jeudes compétences tactiques.

Dans les deux premières phases, l’élu ou l’amé-nageur a peu de prises sur l’association qui utiliseau maximum le système des médias pour s’affirmeret faire émerger une opinion publique locale ens’érigeant en acteur du débat public.

Dans les deux dernières phases, l’élu ou l’amé-nageur retrouve un terrain plus stable où il peutdévelopper ses propres qualités politiques et faireprévaloir sa capacité d’action (logistique) contredes associations souvent inexpérimentées et dotéesde peu de moyens financiers.

Cette évolution qui est celle de la dynamiquedes mouvements sociaux, est fondamentale pour lacompréhension des conflits. L’élu ou l’aménageurqui ne la perçoit pas ou l’ignore volontairements’expose directement à des risques électoraux et demise en échec de ses projets. Les élections munic-pales de 1995 ont confirmé ces risques : plusieursprésidents d’association sans ambition politique ne

se sont-ils pas retrouvés candidats, presque à leurinsu, puis maires... presque malgré eux ! Parailleurs, de nombreux projets d’aménagements,projets immobilier privés ou projets d’équipementspublics n’ont-ils pas été les victimes directes del’échec des élus.

IV. Aux sources du conflit

A quoi s’oppose le nimby ? Qu’est-ce qui pro-voque son apparition ?

Il ne suffit pas de menacer les palombes, lesours ou une forêt, un clocher, un site, un quartierpour déclencher une contestation. Le conflit de typenimby requiert trois grandes catégories defacteurs ; il apparaît généralement sur une toile defonds constituée par des traumatismes lents etincrimine généralement des comportements poli-tiques dépassés. Il se cristallise autour de diffé-rentes postures adoptées par les autoritéspubliques : postures révélées et mises en scène parleur politique d’information et de communication.

1. Les toiles de fonds :1. les traumatismes lents

Il n’y a pas de nimby qui ne surviennent si leterrain n’est pas prêt ; celui-ci aura été préparé parles traumatismes lents. D’un impact structurel déci-sif, ces traumatismes sont dilués dans la durée à telpoint que les responsables publics les méconnais-sent parfois.

Ce sont par exemple :• les vagues d’accroissement ou de désertificationdémographique ;• la modification progressive et continue du paysa-ge urbain accompagnée d’une perte des repèressymboliques dans l’univers de vie ;• la montée progressive de l’insécurité ;• l’impact social de la récession économique ;• l’accroissement continu d’une nuisance.

Ainsi, de nombreuses communes ont été forte-ment urbanisées : il suffit d’une ZAC qui implanteprogressivement 1 000 habitants supplémentairessur une commune ou un quartier de 5 à 15 000habitants, pour que les effets traumatiques en soientperceptibles quelques années plus tard.

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Selon le degré d’hétérogénéité socio-culturelle,l’intégration est plus ou moins lente. Si on ne maî-trise pas ces paramètres, on risque de brusquer la“capacité d’accueil”, c’est-à-dire l’intégrationd’une population, et d’éveiller des formes de réac-tion négative. Par ailleurs, la crise économique desannées 1992-1993 a engendré des réflexes de replisur soi des populations. Dans ce contexte, touteaugmentation de population par de nouveaux rési-dents a un effet de perturbation accru.Lorsqu’unemutation inévitable est en cours, la population lesent : tout ce qui semble devoir accélérer cettemutation se voit opposer une résistance qui n’ad’autre objet que de différer le changement. Car legroupe refuse la perte brutale de ses repères sym-boliques dans son univers de vie. Lorsque les déci-sions publiques enterinent cette perte sans per-mettre l’acquisition de nouveaux repères, l’Etats’expose fortement au risque de déclenchement duconflit. L’intervention sur l’espace public est enquelque sorte vécue comme une intrusion dans lepaysage “mentale”.

La situation est particulièrement complexe, parexemple, pour les barres d’immeubles des années1970. Accusées de l’échec des banlieues, ellesconstituent un traumatisme lent dont les effets, lar-gement médiatisés, se font sentir aujourd’hui. Pourautant leur destruction devant les caméras, tentati-ve de chirurgie médiatique, crée à son tour un trau-matisme dans l’univers de vie des riverains et despersonnes qui les ont habitées. Au lieu des effetsthérapeutiques attendus, ces dernières perdent ycompris les repères personnels de leur vie passée.

2. Des comportements politiques dépassés

On peut distinguer deux modalités stéréoty-pées de l’exercice de l’autorité politique incrimi-nées par les associations d’opposant : l’autocratis-me des élus locaux et l’endocratisme des adminis-trations.

• l’autocratisme des élus locauxL’autocratisme – à prendre ici au sens strict,

sans connotation psychologique ni jugement devaleur –, est parfois le fait des maires et présidentsde conseils généraux parvenant à leur troisièmemandat. Ils “font corps” avec leur commune, ils’identifient avec leur département de sorte qu’ilsne paraissent plus guère avoir de distance critiqueà l’égard de leur propre mode d’exercice du pou-voir, ni à l’égard de la population. Ils ont incarnépendant des années leur population et leur ville ;ils en viennent inévitablement à créer une certaine“suzeraineté”, un certain caciquat, au départ sym-

bolique et de plus en plus effectif avec les pouvoirsissus de la décentralisation.

N’est-il pas généralement reconnu que ladécennie de la décentralisation a été celle de beau-coup de maladresses sinon d’erreurs stratégiquesen urbanisme, en architecture, en gestion et endéveloppement local ? Si l’élu est autocrate, par saseule manière d’exercer le pouvoir il fera réagir etsuscitera des réactions spontanées d’opposition. Lesyndrome nimby est une réponse des sociétéslocales aux excès des élus.

• l’endocratisme des administrations centrales• et des services déconcentrés de l’Etat

Cette deuxième modalité d’exercice du pou-voir est surtout le fait des administrations cen-trales, services déconcentrés de l’Etat et grandesentreprises publiques portant les projets de grandséquipements structurants : aéroports, autoroutes etvoies express, voies du TGV, centres de traitementet de stockage des déchets industriels ounucléaires, barrages fluviaux et canaux, lignes etpostes électriques à haute et très haute tension, etc.

Nous appelons endocratisme le mode d’en-gendrement de la décision de l’intérieur sansnulle interface avec l’extérieur, alors même quecette décision a plusieurs niveaux d’implicationextérieure vers les destinataires finaux que sont lessociétés locales ; c’est l’exercice d’un pouvoirn’intégrant pas le destinataire de la décision, soitl’exercice intérieur – endocentré – de l’autorité.

Ce mode décisionnel est culturellement le faitdes élites dirigeantes appelées à concevoir et à déci-der des grandes politiques d’aménagement ; intrin-sèquement lié à l’histoire et à la culture du centra-lisme français, on pourrait le qualifier de manièrecaricaturale et rapide de “régalo-jacobino-gaul-lien”. Il associe une structure étatique administrati-ve et technique ayant ses propres objectifs et unpouvoir politique central fort. Au mieux, l’aména-geur informe et consulte les autorités locales ; aupire il les ignore. Lorsque survient la contestation,permise comme on l’a vu par le nouveau systèmedes médias et la décentralisation, l’aménageur perdpied. Les élus locaux qui l’avaient jusque-là tacite-ment soutenu se font à leur tour les relais de lacontestation nymbiste. Les associations, souventsoutenues par les élus les plus (électoralement ?)clairvoyants, font bruyamment sauter les verrousdu processus décisionnel endocratique. Ellesouvrent ce processus au destinataire final de ladécision, à savoir le citoyen ; en lui ouvrant l’accèsau débat public, elles lui permettent de deveniracteur de la vie locale.

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L’exercice traditionnel de l’autorité publiquepar les grands aménageurs publics, stimule doncl’émergence d’un nimby local ; celui-ci est plusque jamais l’expression du déphasage entre lemodèle décisionnel mis en vigueur, généralementendocentré, et les aspirations nouvelles descitoyens visant à mettre en oeuvre un modèledécisionnel ouvert et intégrateur, interactif et itéra-tif, c’est-à-dire exocentré.

Il faut noter que de nombreux efforts d’adapta-tion à ces contraintes nouvelles ont été réalisés parles aménageurs publics et privés, sous l’effet del’abondante législation qui détermine les conditionsde la concertation ; cependant, nombreux sont lesélus et les aménageurs qui s’y soumettent malgréeux et pour qui la concertation est une concessiontactique. Imprégnée de la culture endocratique dupouvoir, l’organisation même des administrationset entreprises – et non les dirigeants – tend à limi-ter la portée des procédures de concertation.

3. La cristallisation des conflits :3. de la maladresse à la manipulation,3. la compétence citoyenne comme antidote

La formalisation du conflit est liée aux posturesréelles adoptées par les acteurs ; ces postures sontfacilement décryptables entre autres dans leurspolitiques de communication. Celles-ci ont souventvisé à construire une identité artificielle en mécon-naissant les identités réelles. Elles ont créé des“positionnements” peu en phase avec les identitésréelles, tant des émetteurs que des récepteurs.

Ces politiques ont eu une certaine efficacité,constatable aux effets d’amélioration de l’image oude la notoriété ; mais elles n’ont pas su repérer,encore moins compenser le fossé qui se creusaitentre les populations réceptrices et les institutionsémettrices. De surcroît, les politiques de communi-cation sont directement impliquées dans le déclen-chement du conflit. On peut donner sept facteurs dedéclenchement ou d’accentuation de la conflictua-lité, liés aux maladresses ou aux tactiques d’infor-mation et de communication des pouvoirs locaux,des administrations et des entreprises :1. “l’omission” d’informer le destinataire final dela préparation d’un projet, d’une décision : c’est ànouveau le déphasage des modèles décisionnels.2. la communication d’une décision “imposée”d’en haut, de l’extérieur, de l’étranger ;3. la révélation parallèle du projet ou de la décisionnon annoncée : sur tout projet important donc sen-sible, il y a inévitablement des “fuites” ;

4. la crainte d’une manipulation ; le soupçon qu’unprojet ait été occulté : les habitants estiment quel’on “prépare des choses dans leur dos” ;5. l’évidence que le projet est à risque : s’il a étéocculté, c’est qu’il menace l’équilibre socio-culturelen place, c’est le risque d’un nouveau traumatisme ;6. la mise en cause directe de l’avenir individuel etcollectif par le risque généré ;7. le sentiment de perdre le contrôle sur l’univers devie, univers sur lequel les individus ont concentréleur investissement matériel et immatériel, de sortequ’ils s’en considèrent les co-propriétaires symbo-liques.Ces sept points ont un dénominateur com-mun : le rejet généralisé par les habitants des pra-tiques et des techniques du marketing. Celui-cisemble avoir perverti les modalités de l’échangeentre les pouvoirs publics et les usagers. De lamême manière que les entreprises confondent par-fois dans un même marketing les études socio-éco-nomiques d’amont, c’est-à-dire la mercatique, avecl’action commerciale d’aval, c’est-à-dire le mar-chéage, les administrations et collectivitéspubliques ont par leur pratiques de communication,réveillé le citoyen chez ceux qu’elles croyaientclients. Il va sans dire qu’avec ce marketing, c’estl’ensemble des pratiques et des outils de communi-cation et de relations publiques qui sont égalementconstestés et rejetés comme relevant par natured’une logique de manipulation.

L’usager de l’espace public n’en est ni leconsommateur ni le client, ni même “l’actionnai-re”, mais le co-propriétaire symbolique : cettereprésentation, compatible selon les régions avecdes comportements plus ou moins individualistesou “communautaristes”, fonde justement lacitoyenneté locale comme état d’esprit, commecomportement et comme pratique.

Ces différents ratés de la communicationrefoulent le destinataire final de la décision horsde la sphère informationnelle et décisionnelle. Ilsmettent en relief l’insuffisance évidente des poli-tiques de communication à satisfaire les nouvellesexigences des citoyens, donc à créer les conditionsde l’acceptation de la décision par ces derniers.

Car le problème n’est pas tant celui de la “lisi-bilité” des politiques publiques, comme on l’aentendu dire durant la décennie 80, mais bien celuide la légitimité des projets générateurs de nuisanceou de risque. Le seul moyen de faire admettre cebien fondé, est de faire entrer les contestatairesdans le processus d’élaboration du projet et de prisede décision. Lorsqu’on leur donne le temps de fairetout le cheminement, ils parviennent alors à se

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réapproprier les raisons positives du projet encause. Seul ce processus permettra de remettre encohérence des niveaux de rationalité qui s’affron-tent, celui de l’Etat avec ses logiques et ses intérêtspropres, celui des collectivités, celui des maîtresd’ouvrages et maîtres d’oeuvre, celui des com-munes, des associations et des particuliers. End’autres termes – et les cas de conflit les plus aigüsle montrent – l’acceptabilité de la décision seraitfonction de son “élaboration collective”.

Il ne s’agit pas de nier la hiérarchie des compé-tences et des pouvoirs par un propos utopiste oudémagogue. Les nouvelles formes de l’implicationdes sociétés locales n’indiquent pas leur revendica-tion d’une compétence technique ou politique.Elles affichent en revanche une autre compétence,la compétence citoyenne. C’est cette forme de com-pétence revendiquée par le destinataire final de ladécision publique, que celui-ci entend faire valoir.C’est parce que cette forme de compétence spéci-fique n’est qu’imparfaitement intégrée dans lesprocessus de décision, qu’il réagit.

V. Les phases du conflit

Il est possible de distinguer les phases de l’évo-lution des controverses et de la conflictualité loca-le : conflictualité latente ou conflit éclos présententà cet égard une analogie avec l’évolution des patho-logies. A certaines phases critiques, les acteurs etles situations peuvent évoluer dans plusieurs sens etselon des schémas différents.

Nous distinguons les quatre grandes phases sui-vantes :

1. Les déclenchements

On a vu les conditions d’émergence d’unnimby ; les facteurs de déclenchement sont forte-ment liés au paysage public local et aux représenta-tions sociales. La phase des déclenchements est unephase négative de contradictions terme à terme etde débats stériles : le cercle vicieux de la polémiquelocale peut alors piéger élus et associations.

C’est la phase dans laquelle les acteurs adop-tent des attitudes, mettent au point – sciemment ouspontanément – leurs postures, expriment leur indi-vidualité. Il n’y a à cette phase pas de solution nitechnique ni argumentative possible.

S’ils en restent là, les acteurs pérennisent uneconflictualité n’ayant d’autre objet que de neutrali-ser les antagonistes. Seule l’élection municipalesuivante offrira une issue, le plus souvent au détri-ment des deux parties. Car à cette occasion, onobserve que les sociétés locales appellent plutôt àl’apaisement et renvoient dos à dos les antago-nistes. Lorsque les systèmes d’action des protago-nistes ne sont que négatifs, elles mettent en éviden-ce des comportements positifs expriment l’attented’une progression dans le débat.

2. Les menaces et les parades

Si la conflictualité évolue “normalement”», elleen arrive à une deuxième phase, celle des menaceset parades. C’est une phase pré-active et argumen-tative. Les facteurs ne sont plus relationnels, ilssont rhétoriques.

La deuxième phase est celle qui voit l’appari-tion d’une structure, qui va développer unedémarche d’opposition et s’organise pour ce faire.Se met en place en même temps que la structure, undiscours et un système argumentatif. L’antagonistedevient “rationalisable” quand la controversedevient rationnelle.

Menaces et parades vont dans le sens de la légi-timation du nimby comme interlocuteur “agréé”. Endéfinissant un corp de doctrine, celui-ci fait com-prendre au pouvoir qu’il posséde le même niveaude compétence que lui. Les associations affichentalors une compétence en matière de gestionpublique globale : aménagement, développementéconomique, urbanisation, transports, gestion desdéchets etc.

3. L’épreuve ou la fronde

Lorsque les acteurs sont “positionnés”, s’of-frent à eux deux solutions : l’épreuve ou la Fronde,d’ailleurs combinables dans l’ordre suivant : lafronde d’abord, l’épreuve ensuite. Ne prédominentplus ni les facteurs psychologiques, ni les facteursrhétoriques, mais les facteurs tactiques. La phaseargumentative cède la place à la phase active.

Le nimby identifie deux fronts : le front média-tique et le front judiciaire, simultanés ou successifs,les événements judiciaires étant à leur tour mis enscène au travers des médias.

En phase d’épreuve, donc de combat actif, ouen phase de fronde soit en quelque sorte de “guerre

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froide”, le nimby est en position de challengeur, ildoit réaliser une performance qualifiante.

Dans une ville moyenne importante (80 000habitants), on a vu une association de quartier obte-nir le déplacement d’un collège en projet, dans lecadre d’une affaire n’intéressant que quelque deuxou trois mille personnes, et ainsi, se qualifier pouraffronter le maire aux élections municipales.

A ce niveau-là, les dirigeants de l’associationsont d’ailleurs tous devant l’alternative suivante :politiser leur action ou non.

En face, l’élu n’a pas toujours vu le nimby évo-luer, acquérir une représentativité, structurer sondiscours. Ne sentant pas sa position menacée, ilomet d’établir lui-même une stratégie.

Or, en refusant de constater la représentativitéfinalement acquise et la crédibilité technique desopposants à sa politique, en ne voyant que desgroupuscules d’intérêts particuliers ou des associa-tions “sous-marins” des partis politiques, en dénon-çant des tactiques politiciennes, l’élu ne répond passur le même plan (celui de la stratégie au sens fort,celui du projet politique local) aux préoccupationsdes administrés, qui eux sont en phase avec lesassociations, mais souvent de manière discrète ausens strict, c’est-à-dire non encore exprimée maisvirtuellement déterminante.

Sans s’en rendre compte, de nombreux mairesont lors des dernières élections municipales de1995, livré leur fauteuil à leurs opposants.

4. La résolution

Le propre de l’ère des conflits dont on a pu direqu’elle caractérisait l’époque contemporaine, estsans doute d’être aussi l’ère des contrats. Qui ditcontrat dit négociation. La résolution de la conflic-tualité locale passe par la ré-intégration du destina-taire final des politiques publiques, “l’habitant dulieu”, le citoyen local dans la sphère information-nelle et décisionnelle. Cela paraît une évidence àde nombreux grands aménageurs qui pourtant nefavorisent pas l’évolution culturelle, le changementde posture, que ce constat appelle de leur part.

Les élus dans leur grand majorité admettent queleur mandat équivaut à un contrat ; ils ont décou-vert en plus, qu’en période d’incertitude et de criseoù l’exigence s’accroît en proportion du soupçon,l’élection n’était plus un chèque en blanc, et queleur contrat était re-négociable en permanence.

Leur propre capacité à re-négocier périodiquement,par l’écoute objective de leurs “administrés”, lecontrat passé avec eux, équivaut à l’oeuvre de re-légitimation permanente que la pression médiatiqueet sociale leur impose.

Les sociétés locales ont quand à elles découvertque la conflictualité était, au prix de la rupture deséquilibres, la condition de leur propre existenceface aux systèmes décisionnels locaux, nationaux etmême européen. L’absentéisme des habitants auxenquêtes publiques n’est qu’un faux paradoxe : lacontroverse et l’affrontement restent pour eux lacondition nécessaire à l’élaboration des synthèsesacceptables par le plus grand nombre ; et lescontroverses conflictuelles relayées par les médiasou non sont une forme spontanée de prise en comp-te des positions, d’échanges des arguments et decroisement des rationalités : si chaotique que soitcette confrontation, elle paraît être la conditiond’émergence d’une majorité significative.

La résolution des controverses et conflits surles politiques publiques de développement etd’aménagement, passe donc par la reconnaissanceet l’identification de l’ensemble des rationalitésen jeu au sein de situations complexes et par leurmise en débat : de celui-ci naît, au cours même duprocessus, l’adhésion mesurée des sociétés localesaux politiques publiques qui se laissent amendées.

ConclusionLa gouvernabilité des sociétés locales

La gouvernabilité des sociétés locales a t-elleévolué d’une manière telle, qu’il faille changer lescomportements managériaux et les modes décision-nels ? Le constat de la situation actuelle indique,que l’adhésion des individus aux décisionspubliques est de moins en moins sûre et durable.Cette gouvernabilité est donc de plus en plus relati-ve et aléatoire. On ne peut dire combien de tempsdoit durer cette période. Peut-être les sociétéslocales occidentales adopteront-elles dans lesannées qui viennent de nouvelles idéologies stableset durables, les rendant ainsi gouvernables pour ànouveau 20, 30, ou 40 ans. Cela ne paraît cependantpas prévisible à court terme. Rappelons que le phé-nomène des nouvelles citoyennetés est l’effet dudélitement des grandes idéologies du vingtièmesiècle et l’indice d’une reconsolidation des groupessociaux.

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Lorsque les structures correspondant à cesgrandes idéologies, Partis, Syndicats, Eglises, pres-se d’opinion, étaient bien en place, elles captaienttoute la capacité d’association et de participationdes individus. Ce souci de l’adhésion et de l’appar-tenance au groupe est reporté aujourd’hui au planlocal, lequel se voit investi de la dimension idéolo-gique inhérente à tout groupe culturellement défini ;c’est pourquoi, la qualité de vie et les divers écolo-gismes sont devenues des idéologies sociales. Cettedimension confère un autre horizon aux préoccupa-tions par trop repliées ou protectionnistes de cessociétés. Elles permettent de connecter le plan localà un plan translocal, qui le dépasse : quelque problè-me environnemental ne touchant effectivement quele cadre de vie de quelques individus, est susceptibled’être relié à la cause écologique planétaire.

Dès lors, le supposé “égoïsme” de la défensedes intérêts particuliers, contre des projets d’aména-gement ou d’équipement nuisants ou à risque, maissupposés d’intérêt général et déclarés d’utilitépublique, n’est l’objet d’aucune “mauvaiseconscience” de la part des nymbistes. Il s’agit biend’un affrontement de systèmes de valeur, ayant leurpropre mode de rationalisation positive. Les contro-verses qu’ils suscitent, sont à l’époque actuelle etpar excellence, le mode de gestion de la conflictua-lité, la condition de l’acceptabilité des décisionspubliques et de ses équipements. La résolution decette conflictualité se traduit par un contrat – pério-diquement renégociable – entre les populationslocales et les pouvoirs publics.

La multiplication des procédures de concerta-tion publique, le foisonnement législatif et régle-

mentaire en la matière depuis la loi Bouchardeau de1983, jusqu’aux dernières dispositions de la loiPasqua du 4 février 1995, prévoyant la possibilitéd’organiser un référendum local dans les annéesnon électorales, indiquent nettement les hésitationsd’une décennie, qui cherche les modes efficaces deprévention et de régulation des conflits et qui ne lestrouvent pas. Il y a en cela un double paradoxe :d’une part les concertations proposées par l’aména-geur public sont susceptibles d’échouer: elles fontl’effet d’être octroyées avec condescendance etd’être purement formelles ; en cela, elles produisentplus d’effets pervers que vertueux ; d’autre part, onl’a vu, parce que la conflictualité est devenue lecontexte général et courant de mise en oeuvre despolitiques publiques et non plus un climat d’excep-tion ; parce que dès lors la cristallisation dans denombreux cas n’a plus lieu d’être évitée : il est troptard pour la prévenir ; parce qu’enfin – si l’on peutdire – le conflit non encore cristallisé n’est pasencore gérable.

En l’absence de conflit, la concertation mêmen’a pas de sens pour les habitants qui n’accordentque peu ou pas d’attention aux débats et consulta-tions organisés par les pouvoirs publics. De la loiBourchardeau jusqu’à la loi Pasqua, les gouverne-ments ont passé en revue presque toutes les solu-tions possibles, et pourtant, nous sommes sansdoute plus que jamais dans l’ère des conflits. Ilconvient donc de comprendre cette conflictualitécomme une modalité normale d’existence et d’ex-pression des groupes sociaux, qu’un système démo-cratique mûr peut prendre en charge et réguler.

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Conclusions

par Monsieur MATHIEUadjoint au Directeur de l’architecture et de l’urbanisme

et Monsieur GIBLINDirecteur de la recherche et des affaires scientifiques et techniques

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Je voudrais d’abord excuser Catherine Bersani, retenue par une réunion interminis-térielle qui m’a chargé d’exprimer ici les idées de la Direction de l’Urbanisme sur cesujet si important de la participation.

Il y a une vingtaine d’années, j’ai eu l’occasion d’étudier un projet de 400 km d’au-toroute dans un pays lointain. Lorsque j’eus défini le tracé, j’ai demandé aux res-ponsables politiques du pays, ce que je devrai faire en vue de l’acquisition des ter-rains et l’on m’a répondu “pas de problème on enverra l’armée” !!! Ceci pour direque la participation, comme je l’ai entendu dire aujourd’hui, n’est pas un problème,mais bien une méthode de travail et une nécessité. Et je voudrais aussi saluer l’in-tervention qui a précisé que la participation relevait d’une éthique humaniste.

Je ferai deux ou trois constats avant de tenter de tirer quelques conclusions...

Concernant la réalisation des travaux, contrairement à ce que l’on entend dire sou-vent, la participation, cela marche. Cela marche en ce sens qu’elle ne bloque pasdans la grande majorité des cas, les travaux. Nous avons sept mille kilomètres d’au-toroute en France et pourtant depuis une dizaine d’années les processus de concer-tation se sont fortement développés. Les choses se font... et parfois ne se font pas etc’est tant mieux. Nous avons environ quinze mille plans d’occupation des sols (depuistrente ans) qui demandent chaque fois une enquête publique, qui se fait, et à laquel-le la concertation a beaucoup apporté. Quels sont les résultats de cette concertation,c’est très difficile à mesurer. On s’étonne parfois de ce qu’il y ait des conflits ; maisc’est tout à fait normal. Les conflits sont le résultat de l’expression des groupes depression. Quelqu’un a dit que la décision était une crise, et effectivement la décisionest violente. Mais elle aboutit à un compromis à l’issue d’une négociation. Ce quel’on ne sait pas, c’est l’effet sur la qualité du projet de cette négociation et de ce com-promis. Comment mesurer, et sur quels critères, cet effet de la concertation ? Là jelance un appel à la recherche pour reprendre ce thème, et étudier les effets physiquessur le projet de la concertation.

Sur la concertation, je dirai de manière assez banale que, bien évidemment, ellenécessite une véritable transparence c’est-à-dire un véritable échange d’information.Je dis souvent que la concertation c’est un peu comme une autoroute, on peut y cir-culer dans les deux sens. Elle doit permettre l’information, par l’administration ou lemaître d’oeuvre, des associations et du public, mais elle doit aussi permettre à cesderniers d’écouter et de faire fonctionner l’information dans les deux sens. Je doisdire qu’il y a souvent une difficulté à faire prendre en compte cette nécessité del’écoute. Il y a souvent une tendance à faire plutôt de la communication que de lavéritable concertation.

M. Mathieu

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La deuxième idée qui ressort de manière assez sensible des discussion de cette aprèsmidi, c’est l’importance du débat à l’amont. Cela signifie que l’on essaye d’avoir leplus tôt possible un processus portant sur le fond et non pas tellement une procédu-re. L’objectif est de définir les fonctions, (à quoi cela sert-il ?), le programme, (com-ment va-t-on faire ?), de façon à ce que, lorsque l’on passe à la réalisation concrète,on ait eu l’occasion de sortir de ce que l’on appelle le syndrome Nimby, dont onentend souvent parler et qui amène à limiter le débat aux intérêts particuliers immé-diatement touchés par le projet.

Mon troisième constat prendra plutôt la forme d’un souhait et d’une réflexion. Unsouhait d’ouvrir le débat. Il ne s’agit pas, comme cela a été dit, de conditionner laréalisation d’une infrastructure à la réalisation d’un schéma directeur préalable...Nous n’en sortirions pas et nous multiplierions encore les procédures ! Il s’agit d’uti-liser les projets qui peuvent émerger pour déclencher par ailleurs et en même tempsune réflexion globale qui soit nouvelle. Je prendrai un exemple concret : j’ai notéqu’à Strasbourg, l’élaboration d’un plan de déplacement pour le fameux tramway,avait conduit les responsables élus à ouvrir un débat sur les thèmes de l’urbanisationet de la croissance démographique différenciée dans les quartiers. Ce débat a finale-ment amené les élus à moduler le projet de tramway en fonction d’objectifs de popu-lation qui correspondent à des objectifs d’environnement. Partis d’un problèmeconcret, les élus sont arrivés à une réflexion beaucoup plus globale. Autre exemple,à Lyon, un dossier de voirie d’agglomération c’est-à-dire un dossier qui planifie lesroutes nationales envisageait différentes variantes et amenait à poser le problème dela localisation des zones d’activité (au nord ou au sud), et de l’ensemble de l’urbani-sation qui pourrait s’en suivre. Là aussi, il y a une espèce d’effet rétroactif que l’onpeut assimiler à une sorte de planification stratégique. Tout à l’heure on nous a citéle cas du T.G.V. à Chambéry : un syndicat intercommunal se monte et réfléchit à unnouveau schéma directeur. C’est une bonne chose. Actuellement nous essayons deréfléchir à ce concept de planification stratégique, qui consiste à partir des projetsconcrets pour faire monter la réflexion sur des thèmes plus généraux, du type envi-ronnement, emploi, transports, etc, parce que l’on peut aboutir à poser concrètementdes problèmes qui un jour ou l’autre devront être résolus. La participation du publicsur les projets d’infrastructure est une manière de répondre aux inquiétudes de cer-tains (que je partage), qui craignent que l’on pose les problèmes par le petit bout dela lorgnette sans envisager l’ensemble des problèmes de transport ou d’autres pro-blèmes importants posés pour toute le ville... Cela n’oblige pas, je crois, à mélangerles procédures.

Pour conclure, je dirai, il faut s’inscrire dans la durée, cela tout le monde le sait. Biensûr il y a des délais de réalisation, mais on sait bien que si l’on va trop vite au départon arrivera mal à la fin. Je voudrais dire aussi qu’il y a, je crois, trop de réglemen-tation et en tant qu’adjoint au Directeur de l’urbanisme, je le dis très clairement.Ainsi, par exemple, depuis avant-hier nous avons à faire face à trois demandes nou-velles de réglementation ! L’une, sur les autorisations des grandes surfaces commer-ciales, l’autre, sur l’autorisation des “mégacomplexes” de cinéma, la dernière, surl’autorisation des hôtels : demandes qui viennent toutes de l’extérieur, de professionsqui ont plus ou moins intérêt à voir gelé l’état de chose existant. Essayons plutôtd’avoir de meilleures pratiques, de meilleures conditions de dialogue, et je termine-rai simplement en disant que bien souvent les demandeurs de réglementation sont desopposants à qui on a refusé le dialogue.

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Projets d'infrastructures et débat public

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En tant qu’organisateur de cette manifestation, je voudrais d’abord remercier lesintervenants. Les remercier tout particulièrement parce qu’ils sont venus de loin etqu’ils nous ont exposé avec beaucoup de clarté et de pertinence leur expérience, nouséclairant finalement sur ce que nous faisons ou ce que nous voulons faire de mieux.En arrivant ce matin je me disais que nous allions assister à une nouvelle démons-tration de ce qu’on appelle l’exception Française, ou de ce que nous pourrions appe-ler l’utilité publique à la Française. Mais finalement, je n’en suis pas si sûr. En dépitdes différences, les problématiques sont relativement semblables. Bien que les insti-tutions, les règles et les lois ne soient pas identiques, j’ai senti malgré tout de grandesconvergences. Ce qui ne veut pas dire que nous ne soyons pas en retard et que nousn’ayons pas beaucoup à apprendre de ce que font nos amis Suisses Canadiens ouNéerlandais.

Je crois que nous sommes actuellement ainsi que je l’ai dit en conclusion de la pre-mière journée, dans une phase d’apprentissage. Nous sommes en train d’évoluer, etpeut être plus vite que certains ne l’ont dit à la dernière table ronde. En l’espace dequelques années, sous l’effet de crises très dures, et le T.G.V. Méditerranée en fut une(qui conduisit à la circulaire Bianco), nous avons progressé même s’il nous resteencore du chemin à faire.

Quelques pistes se dégagent de ce débat, qui me laissent penser que nous sommesdans la bonne voie. De la matinée, je retiendrai l’idée de privilégier le processus, le“fil rouge”, l’informel, (car le processus n’est pas que formel), et d’alléger les pro-cédures. Nos amis nous ont expliqué qu’ils avaient des procédures qui étaient peut-être encore plus compliquées sur le plan juridique que les nôtres. Alors ne compli-quons pas la législation, ou, si nous sommes amenés à perfectionner notre systèmeque ce soit en essayant d’améliorer les mécanismes de discussion de concertation etde prise de décision et non pas en compliquant par des règles nouvelles les procé-dures formelles qu’il faut satisfaire. Car c’est souvent la porte ouverte à des contes-tations qui au lieu de porter sur le fond se contentent de mettre en cause la régulari-té de la procédure, ce qui n’est satisfaisant pour personne.

Le débat a été riche et ouvert, le ministère des Transports à été largement mis encause, c’est normal, cela fait partie de la démocratie ; il a été critiqué sur les pro-blèmes de politique des transports, de décision liées aux problèmes des transports...Je dirais que le débat public est nécessaire, mais qu’il existe plusieurs niveaux dedébat. Peut-être a-t-on, à certains moments, mélangé différents plans. Il y a le plande la politique générale des transports au niveau d’un pays, d’une région, d’uneagglomération et il y a le niveau des schémas directeurs qui est différent, puis desprojets, petits ou grands... Les lieux de débat ne peuvent être les mêmes.... Pour moi,dans une démocratie représentative la politique générale des transports se débat

M. Giblin

Page 68: Deuxième partie RETOUR VERS LA FRANCE

Projets d'infrastructures et débat public

d’abord au parlement. En revanche, il est vrai que les projets d’infrastructures néces-sitent plusieurs niveaux de débat et avec les très grands projets nous sommes un peudans une situation de grand écart. En effet, ils nécessitent un débat national qui soitrelié à la politique de transports, et en même temps nous ne pouvons pas échapper aulocal. C’est pour cette raison que l’idée de segmenter complètement les décisions suc-cessives en disant nous allons d’abord traiter le global et ensuite nous nous intéres-serons au local, est une illusion. Je suis d’accord avec ce que disait JacquesTavernier : il y a une interaction entre les deux, et les aller et retour du global aulocal sont inévitables... n’en déplaise aux amoureux de clarté et de rationalité. Eneffet, nous voyons bien que dans ces grands projets se mélangent des enjeux écono-miques à l’échelle de l’Europe et des questions environnementales qui ne sont pas denature économiques même si elles peuvent également être globales. On a donc à lafois de l’opposition entre du global et du local, et entre différents registres du juge-ment de l’utilité publique. Il me semble que l’amélioration des processus devrait allerdans le sens d’une clarification des enjeux, des différents registres, afin de ne pas toutmélanger et de traiter à fond les différentes questions. Parler de l’économie de laHollande, des débouchés de Rotterdam, c’est une chose. Parler de l’impact de la poli-tique de transport sur l’effet de serre, c’est une deuxième chose, parler de la gêneoccasionnée aux riverains, c’est une troisième chose. Si l’on mélange tout, on arriveà des coalitions d’intérêt qui n’ont plus rien à voir avec la transparence. Quand j’aientendu dire ce matin, à propos de la Suisse, que le lobby automobile était d’accordavec les environnementalistes pour barrer la route au projet transalpin, je me disqu’il y a là quelque chose qui n’est pas clair, et il me semble que l’on a intérêt à sépa-rer les points de débat.

En France, nous sommes à l’évidence handicapés car nous sommes des juristes ;nous aimons bien les lois et les décrets ; nous sommes des rationalistes. A ce ratio-nalisme il faut opposer un certain pragmatisme qui peut jouer dans les processus,comme cela a été dit ce matin. Je m’étonne d’ailleurs de n’avoir pas entendu davan-tage parler de négociation car je crois que derrière les processus il y a négociation.J’ai entendu dire qu’il y avait une nécessité de renforcer par le processus la qualitéde l’adhésion : cela veut dire que l’on négocie les conditions dans lesquelles on varéaliser un projet. La négociation est souvent informelle, et c’est toute la difficultéd’articuler procédure et processus. Un cadre strict, qui permette de vérifier que leschoses se font de manière correcte, est nécessaire mais disposer d’une marge de dis-cussion ne l’est pas moins. Et les discussions ne peuvent être ni parfaitement pro-grammées ni toujours transparentes. Il faut donc vivre avec ces contradictions et celaira dans le bon sens si nous sommes tous convaincus, que, sans aller jusqu’auconsensus, nous aurons de plus en plus de chances de faire passer des projets si nousarrivons à un minimum d’adhésion.

Cette journée appelle des suites... Sur le matériel ferroviaire, sur les choix, sur lapolitique des transports dont on a beaucoup parlé, cela n’était pas tout à fait au coeurde notre sujet mais c’est incontestablement un sujet mobilisateur ! Nous aurions inté-rêt également - comme le disait Bernard Matthieu - à mobiliser un peu plus derecherche, d’analyse, d’études et de réflexions sur la manière dont se déroulent cesprocessus de négociation. C’est tout le thème de l’aménagement négocié. Nous avonsvraiment besoin de retours qui nous permettent de savoir comment le public vit cesprocessus et leur évolution. De telles études nous permettrait de mieux organiser laconcertation autour des projets. Je souhaiterais que nous lancions très rapidement unpetit programme sur ces questions, et il me semble que, l’assistance nombreuse àcette journée, l’intérêt qui est porté à ces sujets méritent que nous investissions enrecherche sur ces questions.

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