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EN QUÊTE DE THÉORIES EFFET PROJET ET MOBILISATION DES ACTEURS Des années après la fin de certains pro- jets, il est fréquent que les protagonistes en parlent encore. Dans les entreprises, les « anciens » des projets particulièrement marquants constituent souvent de puissants réseaux. Ainsi, dans une gran- de entreprise norvégienne, les anciens d’un impor- tant projet mené en partenariat avec une société française se sont vite vus surnommés les « fren- chies » par leurs collègues non impliqués dans le projet. Comment expliquer la force de cet « effet projet » ? Symétriquement, pourquoi ne suffit-il pas de nommer une situation « projet » pour que cet effet s’enclenche ? Nous proposons d’étudier dans cet article les liens étroits qu’entretiennent entre eux projets 52 ANNALES DES MINES - MARS 2000 DU REPORTING AU RACONTING DANS LA CONDUITE DES PROJETS PAR THIERRY BOUDÈS ET DOMINIQUE CHRISTIAN DIFER Les récits occupent une place importante dans l’activité professionnelle, parfois à notre insu, et la mise en récit des projets constitue, dans l’entreprise, un des mécanismes fondamentaux grâce auxquels l’expérience s’organise. Cela veut-il dire que la maîtrise de la mise en récit fournit, à coup sûr, un levier de manipulation des équilibres entre les parties prenantes impliquées dans le projet ? Certes, et c’est même la garantie qu’il y ait une quelconque efficacité à la démarche. Mais dans le cas du récit, cette crainte de manipulation doit être tempérée par le fait que le récit agit tout autant sur le narrateur que sur l’auditeur et produit une co-construction. C’est pourquoi il faut savoir alterner reporting et raconting dans les projets au risque de se confronter à l’étrangeté fondamentale des activités familières.

DU REPORTING AU RACONTING DANS LA … · contribuer à mieux en saisir les enjeux stratégiques. LA MISE EN RÉCIT COMME OUTIL DE MANAGEMENT DE PROJET Un projet porte sur un objet

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EN QUÊTE DE THÉORIES

EFFET PROJET ET MOBILISATION DES ACTEURS

Des années après la fin de certains pro-jets, il est fréquent que les protagonistes en parlentencore. Dans les entreprises, les « anciens » desprojets particulièrement marquants constituent

souvent de puissants réseaux. Ainsi, dans une gran-de entreprise norvégienne, les anciens d’un impor-tant projet mené en partenariat avec une sociétéfrançaise se sont vite vus surnommés les « fren-chies » par leurs collègues non impliqués dans leprojet. Comment expliquer la force de cet « effetprojet » ? Symétriquement, pourquoi ne suffit-ilpas de nommer une situation « projet » pour quecet effet s’enclenche ?

Nous proposons d’étudier dans cet articleles liens étroits qu’entretiennent entre eux projets

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ANNALES DES MINES - MARS 2000

DU REPORTING AU RACONTING DANS LA CONDUITE

DES PROJETSPAR THIERRY BOUDÈS ET DOMINIQUE CHRISTIAN

DIFER

Les récits occupent une place importante dans l’activité professionnelle,

parfois à notre insu, et la mise en récit des projets constitue, dans l’entreprise,

un des mécanismes fondamentaux grâce auxquels l’expérience s’organise.

Cela veut-il dire que la maîtrise de la mise en récit fournit, à coup sûr,

un levier de manipulation des équilibres

entre les parties prenantes impliquées dans le projet ?

Certes, et c’est même la garantie qu’il y ait une quelconque efficacité

à la démarche. Mais dans le cas du récit, cette crainte de manipulation

doit être tempérée par le fait que le récit agit tout autant sur le narrateur

que sur l’auditeur et produit une co-construction.

C’est pourquoi il faut savoir alterner reporting et raconting

dans les projets au risque de se confronter

à l’étrangeté fondamentale des activités familières.

et récits.Nous explo-rerons ainsil ’ h y p o t h è s eselon laquelle unprojet fait récit, et quec’est cela qui lui confère saforce.

Pour ce faire, nous chemine-rons en trois temps. Tout d’abord, nous analyseronsles apports de la mise en récit comme outil demanagement du projet. Nous montrerons ensuiteles proximités structurelles qui existent entre pro-jets et récits. Enfin, nous soulignerons comment lesthéories du récit appliquées aux projets peuventcontribuer à mieux en saisir les enjeux stratégiques.

LA MISE EN RÉCIT COMME OUTIL DE MANAGEMENT DE PROJET

Un projet porte sur un objet en devenir.Il est, par nature, virtuel : un projet annonce, bienavant qu’il ne montre. Tant qu’un projet n’est pas

terminéet n’a donc

pas ou peu deréalisation à

montrer, il estrécit : récit de ce que

l’on souhaite faire dans leprojet, de ce que l’on a fait, de

ce que l’on va faire.Un projet présente donc deux faces : d’un

côté, c’est un processus de structuration qui« façonne une réalité à venir pour laquelle on n’apas encore d’équivalent exact » (1), d’un autrecôté, c’est la mise en récit de ce processus de struc-turation. D’ailleurs, les comptes-rendus anglo-saxons utilisent le terme « narrative » (récit) pourdésigner la page qui présente le projet en termesnon techniques.

La mise en récit constitue une composan-te à part entière de la conduite du projet tout aulong de son déroulement. Au tout début d’un pro-jet, seul existe le récit prospectif, à partir duquelles premiers acteurs projets (le chef de projet,

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GÉRER ET COMPRENDRE

Mettre en récit le projet que l’on pilote, c’est se donnerle moyen de le mettreà distance, de prendredu recul par rapportau flot des évènements qui font la réalité.

EN QUÊTE DE THÉORIES

D.R.

(1) AFITEP, (1991), Le management de projet, principes etpratiques, AFNOR, Paris, p. 2.

notamment) vont devoir lever des ressources,enrôler des collaborateurs, engager des coopéra-tions. Pour rendre tangible le projet tant que cedernier n’a pas commencé, il faut le vendre, enraconter l’histoire à venir.

Ensuite, une fois le projet lancé, il va fal-loir attendre avant que celui-ci ne produise lesrésultats escomptés. Maintenir le lien entre le pro-jet et les différents contributeurs suppose de com-muniquer et d’écouter. Communiquer implique demettre en valeur l’histoire officielle du projet etcontenir les histoires officieuses (rumeurs parexemple).

Lorsque le projet sera terminé, qu’en res-tera-t-il sinon les résultats qu’il aura atteints et leshistoires qui circuleront à son sujet ?

Quels sont les enjeux du « raconting » àcôté du plus traditionnel « reporting » ? Mettre enrécit le projet que l’on pilote, c’est se donner lemoyen de le mettre à distance, de prendre du reculpar rapport au flot des événements qui font la réa-lité. En effet, une fois raconté, le récit est extérieuret il devient possible de le faire travailler, c’est-à-dire de le considérer de façon critique, à l’image dece que permet une maquette ou un prototype.Raconter son vécu crée les conditions pour tra-vailler sur ses représentations. Dans la conduite duprojet, cet exercice peut s’avérer bénéfique à diffé-rents niveaux, que nous allons examiner :• la crédibilité du projet ;• le maintien de la cohésion de l’équipe projet ;• la capitalisation des apprentissages réalisés ;• la compréhension de ce projet par les acteurs quin’y participent pas ;• l’interaction avec les opposants au projet.

L’histoire du projet tient-elle debout ?

Mettre en récit constitue un moyen privi-légié de donner du sens à l’expérience. « Le schémanarratif agit comme un prisme au travers duquelles éléments apparemment indépendants et décon-nectés de l’existence sont vus comme les partiesreliées d’un tout » (2). Raconter permet d’ordon-ner les choses, de retrouver un fil directeur dansun flot d’événements : « […] le récit le plus humbleest toujours plus qu’une série chronologique d’évé-nements. L’activité narrative combine un ordrechronologique et un ordre configurationnel : suivrele déroulement d’une histoire (ordre chronolo-gique) , c’est déjà réfléchir sur les événements en

vue de les embrasser en un tout signifiant (ordreconfigurationnel) » (3). C’est cet embrassement enun tout signifiant que réclament les acteurs d’uneorganisation en mouvement.

Raconter son projet constitue donc, pourun chef de projet, une double mise à l’épreuve.C’est un bon moyen d’en vérifier sa compréhen-sion : si le chef de projet se perd dans le récit deson projet, c’est-à-dire dans sa mise en ordre, il ya fort à parier que les problèmes ne sont pas loin.Il en est d’ailleurs de même pour n’importe quelacteur du projet : quelqu’un qui ne peut mettre enrécit sa contribution au projet manifeste qu’il necomprend pas ce qu’il fait, ce qui constitue unsymptôme annonciateur de dysfonctionnements.Malheureusement, la réciproque n’est pas vraie.Quelqu’un qui parvient aisément à mettre en récitsa contribution à un projet peut tout aussi bien nerien avoir compris et, tout simplement, raconterDES histoires…

De surcroît, si le récit du projet ne « tientpas debout », « sonne faux », il faut alors se fier àcette sensation générée par une compétence narra-tive accumulée depuis l’enfance et explorer ce qui« cloche ». La trame narrative peut alors jouer lerôle de guide diagnostic pour réinterpréter le pro-jet sous un angle différent, notamment en matièrede gestion des risques du projet.

Mettre en récit et partager ses expériences

Mais un récit est fait pour être diffusé : ilne se construit pas au bénéfice du seul narrateur etvise des effets sur un auditoire. De même, la per-formance collective se situe-t-elle au cœur de lagestion de projet (4). Tout au long du projet, lepartage et la convergence des interprétationsjouent des rôles clefs dans cette performance. Pourdévelopper et maintenir cohésion et sentimentd’appartenance au sein de la communauté descontributeurs au projet, la mise en récit offre unoutil peu coûteux et particulièrement efficace.Partager régulièrement, dans l’équipe projet, lesdifférents points de vue sur l’histoire commune desacteurs de ce projet offre un bon moyen de :• rendre tangibles les anticipations des uns et desautres en amont du projet ;• intégrer les changements dans le cours du projet(intégrer de nouveaux venus, par exemple) ;

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Les préparatifs decette quête vont

permettre au héros dese donner les moyensde quitter son univershabituel, le monde duquotidien, pour mener

à bien sa mission dansun monde différent.

EN QUÊTE DE THÉORIES

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(2) D. Polkinghorne, Narrative Knowing and the HumanSciences. Albany : State University of New York Press, N.Y,1988, p.36, cité par D. Barry, and M. Elmes, « StrategyRetold : Toward a Narrative View of Strategic Discourse »,Academy of Management Review, Vol. 22, pp. 429-452,1997, p 431.

(3) J.-M., Adam, Le récit, Coll. « Que sais-je ? », PUF, Paris,1996, p. 17.(4) Midler, C., (1993), L’auto qui n’existait pas, managementdes projets et transformation de l’entreprise, InterEditions,215p.

D.R.

• faciliter le deuil du projet, tout en préservant unréseau en fin de projet (5).

« La collaboration au travers d’échanged’idées par le truchement de récits partagés ou«d’histoires d’anciens combattants» peut fournirune base importante sur laquelle construire unecompréhension partagée à partir de donnéesconfuses et contradictoires. [...] Un moyen clef deconstruire de la confiance mutuelle consiste à par-tager ses expériences originales - la source fonda-mentale du savoir tacite. La compréhension directed’autres personnes repose sur des expériences par-tagées, qui permettent aux membres d’une équipe«d’habiter» les autres et de saisir leur monde «del’intérieur» » (6).

Mener à bien un projet suppose de savoirapporter des réponses aux problèmes qui se posentclairement (problem solving), de savoir analyser lasituation lorsque des symptômes divers se présen-tent (problem setting), mais aussi de rendre lasituation intelligible lorsque l’on ne sait plus « parquel bout la prendre » (problem enacting) (7).Dans ce cas, c’est la compétence narrative qui per-met de retrouver un fil rouge dans un contexteambigu.

Capitaliser en continu les enseignements

Le récit du projet s’adresse à un auditoi-re qui lui est contemporain, mais qui se situe aussidans le futur, « longtemps, longtemps, longtempsaprès que les projets aient disparu, leurs récits cou-rent encore dans les rues... ». Créer les conditionspour que des chefs de projets puissent se raconter« des histoires de chefs de projet » peut donner lepoint de départ d’un dispositif permettant de sti-muler et d’accélérer le savoir-faire d’une entrepriseen matière de conduite de projet. C’est sur cettelogique d’enrichissement du travail interprétatif (8)que fonctionnent les clubs et réseaux d’échangeentre chefs de projets (9).

Ainsi, un travail de mise en récit d’expé-riences différenciées et de confrontation de cesrécits dans un groupe composé d’acteurs issus deprojets différents peut permettre d’améliorer lamémorisation et la circulation des connaissancesdéveloppées. « La forme caractéristique d’organi-sation de notre expérience (et de notre mémoire decette expérience) est la forme narrative. Ce quin’est pas structuré en récit est perdu pour lamémoire »(10). Le travail de discussion et de réin-terprétation de récits fournit la base de l’interac-tion entre narrateurs et auditeurs, et un va-et-viententre leurs expériences respectives. En effet, lesauditeurs ne demeurent pas inactifs lorsqu’ils écou-tent un récit. Ils participent même activement pour

combler avec leur propre expérience tous les blancsque tout récit comporte inévitablement (11).

Comment le projet est-il compris ?

L’auditoire du projet est, bien sûr, consti-tué de l’ensemble de l’équipe projet, mais aussi depersonnes qui y participent moins directement. Pardéfinition, un projet est toujours ouvert sur l’exté-rieur et sur la contribution de parties prenantes -plus ou moins lointaines et plus ou moins bien-

veillantes - comme les clients, les utilisateurs, lescommanditaires, les acteurs-métiers, etc. Autantd’acteurs dont la préoccupation prioritaire n’estpas le projet mais dont l’action sera, à un momentou un autre, cruciale pour son bon aboutissement.Une équipe projet se trouve toujours dans unesituation d’animation de réseau avec des acteursplus ou moins impliqués dans le projet dont ilconvient de maintenir l’information et l’intérêtpour être sûr que, le moment venu, leur contribu-tion se fera dans le bon sens (cf. tableau 1).

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GÉRER ET COMPRENDRE

tableau 1 : projet et implication des acteurs

(5) Bertheau, P., Christian, D., (1997), « La question de la communication dans les projets », Les cahiers dumanagement, Institut du Management d’EDF-GDF, n°7, pp. 112-127, p. 125.(6) Nonaka I., (1994), « A dynamic theory of organizationalknowledge creation », Organization science, Vol. 5, pp 4-37,p. 24.(7) Martinet, A.-C., (1998), « La lecture stratégique dudiagnostic global », p. 5, in A. Marron (coord.), Diagnosticd’entreprise, méthode et processus, Economica, 1999.(8) Koenig, G., (1990), Management stratégique, Paradoxes,interactions et apprentissages, Nathan, p. 40.(9) Boudès, T. Charue-Duboc, F. et Midler C., (1997),« Formation et apprentissage collectif dans les entreprises :une expérience dans le domaine du management de projet »,Gestion, vol. 22, No 3, p. 90.(10) Bruner, J.S., (1990), Acts of meaning, Cambridge, MA,Harvard University Press, p. 56.(11) Eco, U., (1985), Lector in fabula, Grasset, trad. franç.,Paris.

EN QUÊTE DE THÉORIES

Pour comprendre comment ces partiesprenantes se représentent le projet, il convient deprêter attention à la place qu’il tient dans leur récit.Est-ce que le projet tient une place dans leur his-toire ? Est-elle positive ou négative ? À quellecondition cette place peut-elle évoluer ?

Comprendre quelle place tient le projetdans les récits des différentes parties prenantespermettra ensuite d’ajuster la communication quipourra s’engager. Les récits ne peuvent être penséscomme fermés sur eux-mêmes : ils sont toujours àla croisée de différentes influences, ils contiennentla « trace » d’autres récits. Il en est de même pourles projets. L’art de l’acteur-projet, c’est l’art de l’in-fluence, c’est-à-dire de la co-construction.Permettre la co-construction du projet, c’est auto-riser cet enchevêtrement des récits.

Il est ainsi possible d’appliquer à un pro-jet les différents registres identifiés au niveau deshistoires individuelles (12) :• l’histoire externe, chronique « objective » desévénements du projet : c’est l’histoire qui se trou-ve dans les plannings et les outils de reporting ;• l’histoire publiée, c’est-à-dire le récit du déroule-ment du projet rendu public dans les réunions d’in-formation et les plaquettes diffusées : c’est l’histoi-re construite par les acteurs projets dans une pers-pective de communication ;• l’histoire intime du projet recouvre tous les évé-nements qu’il n’est pas possible ni souhaitable d’af-ficher sur la place publique : coups de chances, ran-cœurs, bruits de couloir ou de moquettes… ;• l’histoire racontée par les autres, c’est ce qui cir-cule sur le projet et qui ne relève pas d’une com-munication à l’initiative des acteurs du projet maisqui les influence, car comme tous les acteurs, ilssont sensibles à ce que l’on dit à leur sujet : c’est lephénomène du story-o-type (clin d’œil avec lanotion de stéréotype) identifié par Randal (13), quifait que les hommes politiques finissent par res-sembler à leur marionnette.

Dans la conduite du projet, il est crucialde gérer ces différents récits, c’est-à-dire :• distinguer la chronique froide des événements duprojet et le rythme symbolique que l’histoirepubliée va faire connaître (célébration des passagesde jalons importants, par exemple) ;• faire le départ entre ce qui doit rester dans l’his-toire intime du projet et ce qui peut, ou doit, êtrerendu public ;• entendre les récits que racontent les parties pre-nantes à propos du projet et trouver la bonne dis-tance par rapport à eux (ni ignorance, ni déni, nifascination).

Repérer, comprendre et interagir avec les opposants

Parmi les rôles que les différentes partiesprenantes peuvent investir, il en est un de particu-lier : celui de l’opposant. En effet, sans opposant, iln’y a pas ni récit, ni projet qui tienne. D’ailleurs,pour les sociologues de l’innovation, (14) faireavancer un projet, c’est parvenir à rallier unnombre suffisant d’acteurs à sa cause afin queceux-ci tirent dans le sens du projet. Ce point devue peut se résumer selon le schéma ci-dessous(15) (cf. encadré 1).

Les projets sans opposant sont donc devrais leurres ou bien des faux projets. Si l(es)’oppo-sant(s) n’apparaît pas facilement dans la mise enrécit du projet, c’est soit qu’il est bien caché (non-dit, duplicité,…), soit que c’est un projet sans

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ANNALES DES MINES - MARS 2000

EN QUÊTE DE THÉORIES

(12) Christian, D., (1999), Compter, raconter ? La stratégiedu récit, Maxima, pp. 158-159.(13) Randall, W.L., (1997), The story we are : an essay onself creation.

(14) Akrich, M.L., Callon, M., Latour, B., (1988), « À quoitient le succès des innovations ? », Gérer et Comprendre,Juin.(15) Bertheau, P., Christian, D., (1997), op. cit., pp. 158-159.

Toutes les activités caractérisées par un délai deréalisation, des spécifications et des contraintesde coût ne méritent pas forcément le nom deprojet. C’est une pratique aujourd’hui largementpartagée que de réserver cette appellation auxcas où existe, en plus, un réel niveau d’incerti-tude et d’enjeux. Dès lors, on peut dire que toutprojet, peu ou prou,

est innovation ou changement

et donc, qu’il perturbe ou dérangedes équilibre existants,

et ceux qui y ont intérêt.Réussir est donc construire et utiliser

un réseau de soutienjusqu’à une masse critique,

difficile à estimerce qui suppose des négociations,

des compromisportant sur le projet lui-même,

ses objectifs ou modalités, ou autres…

aucun enjeu, auquel cas, est-il bien raisonnable dele lancer ?

Comprendre les récits dans lesquels sontpris ces opposants fournit un moyen de déterminerles équilibres et les intérêts que perturbe le projetet donc d’ouvrir les pistes de négociations quipourront, peut-être, permettre d’enrôler les oppo-sants au profit du projet. Raconter le projet est unmoyen de faire émerger les opposants, donc derepérer les couples d’opposition fondamentaux quele projet doit dépasser et dont découle son sens.

LES PROXIMITÉS STRUCTURELLESENTRE PROJETS ET RÉCITS

Il y a une (des) histoire(s) du projet, surle projet, mais le projet est, en lui-même, une his-toire en train de s’écrire.

Raisons du projet et passions du récit

L’intérêt pour la conduite de projet est nédes conditions concurrentielles, toujours plus exi-geantes, auxquelles ont à faire face les entreprises,qui doivent renouveler, de plus en plus vite et fré-quemment, une offre diversifiée de bonne qualité ;le tout, à prix raisonnable. Ces enjeux, ce sentimentd’urgence, ont généré des caractéristiques fré-quemment mises en avant pour les projets (16) :• un but global à atteindre ;• dans un contexte singulier ;• avec un caractère pluridisciplinaire lié à desacteurs multiples aux compétences diverses ;• en présence d’incertitude ;• selon une dynamique fortement irréversible, bor-née en amont par le début du projet et en aval parsa fin annoncée ;• formant un système ouvert et sensible auxinfluences extérieures, favorables comme défavo-rables.

Or ces traits issus des contraintes dumarché rencontrent les éléments qui traditionnelle-ment font une histoire :• un but global à atteindre, c’est-à-dire une quête ;• dans un contexte singulier, c’est-à-dire un paysa-ge ;

• avec un caractère pluridisciplinaire liés à desacteurs multiples aux compétences diverses, c’est-à-dire des personnages ;• en présence d’incertitude, c’est-à-dire avec dususpens, des rebondissements ;• selon une dynamique fortement irréversible, bor-née en amont par le début du projet et en aval parsa fin annoncée, c’est-à-dire selon un déploiementd’épisodes qui mène du début à la fin du projet ;• formant un système ouvert et sensible auxinfluences extérieures favorables comme défavo-rables, c’est-à-dire soumis au regard d’un ou plu-sieurs publics.

Il est ainsi possible de faire une lecture« narrative » du cycle « classique » de conduite deprojet (17). La première phase présente le paysagedu projet (tendances économiques générales, spé-cificités sectorielles, stratégie d’entreprise, enjeudu projet). La deuxième définit l’objet du projet :après quoi court le projet ? La troisième étape pré-sente les personnages qui vont intervenir dans leprojet. Les quatrième, cinquième et sixième phasesportent sur la construction des épisodes qui vontrythmer le projet et la définition des liens entreépisodes, personnages et objet du projet, c’est-à-dire de l’intrigue. En effet, une fois définis paysa-ge, objet et personnage, il est nécessaire de bâtir ledéploiement temporel du projet vers son objectif.La septième phase permet de tester la crédibilité duprojet que l’on s’apprête à proposer : est-ce quel’histoire à venir est crédible du point de vue descoûts et des délais ? Enfin, tout au long du projet,la huitième phase va consister à gérer les rebondis-sements qui ne vont pas manquer de survenir etqui vont faire que l’histoire ne va pas se dérouler

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GÉRER ET COMPRENDRE

Figure 1 : Une lecturenarrative ducycle classiquede conduite deprojet selonNavarre, 1993.

EN QUÊTE DE THÉORIES

(16) Charue, F., Midler, C., (1994),« Le développement dumanagement de projet chez Rhône-Poulenc », Rapport derecherche, Centre de Recherche en Gestion, juin, pp. 13-14.(17) Navarre C., (1993), « Pilotage stratégique de la firme etgestion des projets : de Ford à Taylor à AGILE et I.M.S. »,p. 190, in ECOSIP (ouvrage collectif du groupe, sous ladirection de V. Giard et C. Midler), (1993), Pilotages deprojet et entreprises, diversités et convergences, Economica,Paris, pp. 183-214.

exactement comme prévu… Piloter un projet, c’estdonc aussi écrire une histoire.

Cette proximité structurelle entre projetet récit permet de mieux comprendre la force de« l’effet projet ». Travailler sur un projet apportel’opportunité d’inscrire sa propre histoire profes-sionnelle et personnelle dans une histoire, celle duprojet, c’est ce qui fait sa force. Participer à unprojet c’est une opportunité « pour les acteurs duprojet d’avoir une expérience professionnelle com-plète, dont ils ont une vision globale, et de la vivreà plusieurs. C’est une occasion d’être à la foisacteur et auteur de l’histoire […] le projet c’est,dans bien des cas, un travail valorisé, où on peutjouir d’une certaine écoute, appartenir à une petitecommunauté, même temporaire » (18). Ce carac-tère provisoire, fini, devient sécurisant dans lemonde des entreprises en proie à un mouvementcontinu d’évolution permanente. La clôture annon-cée du projet est une scansion : elle organise letemps, elle le rythme.

Rythmer le projet

Un projet repose sur une dynamique his-torique, bornée par la fin du projet. Dans cettedynamique, l’apprentissage joue un rôle clef (cf.schéma 2).

« Gérer la convergence du projet, c’estdonner forme et articuler les deux courbes, entreune partie gauche où, en résumé, on peut toutfaire mais on ne sait rien, et une partie droite oùl’on sait tout, mais où l’on a épuisé toutes ses capa-cités d’action » (19). Le modèle proposé par C.Midler rejoint le modèle proposé par les théoriesdu récit à la suite des travaux de V. Propp (cf.tableau 2).

Au départ, une situation initiale se trou-ve perturbée par un événement. Il s’agit, désor-mais, de restaurer un nouvel équilibre. Dans cettequête, quatre étapes sont systématiques. Toutd’abord , il y a les préparatifs qui vont permettreau héros de l’histoire de se donner les moyens dequitter son univers habituel, le monde du quoti-dien, pour mener à bien sa mission dans un mondedifférent. Ces préparatifs créent les conditionsd’une épreuve qualifiante qui va permettre de s’as-surer de la capacité réelle du héros à s’acquitter deson engagement. Fort de son succès face à l’épreu-ve qualifiante, le héros peut quitter son mondehabituel pour s’engager résolument dans un autremonde. Vient alors la confrontation, qui constituesouvent le « climax » des récits d’affrontement : cepeut être un duel, une bataille, une négociation,etc. Cette confrontation intervient comme épreuveprincipale dans l’histoire : le héros supprime lessources de la perturbation initiale.

Seulement, l’histoire ne s’arrête pas là,car le héros doit effectuer un retour dans son quo-tidien et donc passer, avec succès, l’épreuve certi-fiante qui va valider aux yeux de tous que c’est biengrâce à l’action du héros qu’un nouvel équilibre apu s’établir. Cette phase reste toujours très délica-te, dans la mesure où, si l’échec est orphelin, lesreconnaissances en paternité du succès sont sou-vent innombrables. En entreprise, les innovateurssavent bien que le plus difficile n’est pas forcémentde trouver la bonne idée, mais de la faire entrerdans les mœurs alors même qu’elle bouleverse leshabitudes, c’est-à-dire la faire passer de l’ailleursdans le quotidien. Cette reconnaissance établie,intervient la dernière phase, qui consiste à évaluersi le héros s’est acquitté du contrat qu’impliquaitl’engagement initial. Dans les histoires où cet épi-

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ANNALES DES MINES - MARS 2000

Figure 2 : La trajectoire

d’un projet

EN QUÊTE DE THÉORIES

(18) Christian, D., op. cit., p. 74.(19) Midler, C., op. cit., p. 134.

sode se déroule bien, c’est le traditionnel : « ils semarièrent et eurent beaucoup d’enfants… ».

Prenons, pour illustrer le processus,l’exemple du récit de l’embauche d’un nouveau col-laborateur dans une entreprise. L’histoire commen-ce généralement par la reconnaissance de la néces-sité de recruter : surcharge de travail, manque decompétence, etc. Cette reconnaissance s’appuie surle constat que la situation qui prévalait jusqu’alorsn’est plus tenable : c’est l’appel. Ensuite, dans leprocessus de recrutement, tout un ensemble detests vont être organisés comme autant d’épreuvesqualifiantes. Les ultimes entretiens permettront dedéterminer la personne recrutée et interviendrontcomme épreuve principale.

Viendra ensuite une période d’essai, aucours de laquelle le nouveau collaborateur devra« faire ses preuves », c’est-à-dire sortir avec succèsd’un ensemble d’épreuves certifiantes permettantde valider que son recrutement était effectivementun bon choix. La sanction positive ou négative vien-dra à l’issue de cette période d’essai : passage encontrat à durée indéterminée ou fin de la collabo-ration…

Ce schéma s’applique à la conduite desprojets, comme le montre le tableau 3, ci-dessous.

Un projet est toujours situé à chevalentre la logique de l’exploitation du potentiel déjà-là de l’entreprise et la logique de l’exploration,c’est-à-dire le renouvellement du potentiel

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GÉRER ET COMPRENDRE

tableau 2 :autre monde

tableau 3 :monde de l’exploration

EN QUÊTE DE THÉORIES

(20). La logique de l’exploitation est ancrée dans lequotidien : c’est la production en régime stabiliséqui fait les résultats de l’entreprise ici et mainte-nant. L’exploration relève du changement, de l’in-novation : elle recouvre tous les projets qui ferontque l’entreprise pourra continuer à exister demain.

Un projet naît avec la reconnaissance debesoins à satisfaire, de problèmes à résoudre. Uneétude de faisabilité s’assure des chances de succèsdu projet. Vient ensuite la phase d’élaborationd’une réponse au besoin identifié. Mais il ne suffitpas d’avoir élaboré cette réponse pour qu’elleintègre le monde de l’exploitation. Un nouveau pro-duit ne fait pas nécessairement un succès commer-cial ! La mise en exploitation constitue une épreuveà part entière. L’évaluation du projet permet d’endéterminer le niveau de succès ou d’échec, en lienplus ou moins étroit avec la définition de besoinsqui a présidé au lancement du projet.

Comment ce modèle éclaire-t-il la condui-te de projet ? En l’appliquant au projet à rebours,sur le principe du retro planning. « Les troisépreuves se succèdent effectivement sur la lignetemporelle, les unes aux autres, mais il n’existeaucune nécessité logique pour que l’épreuve quali-fiante soit suivie d’une épreuve décisive ou quecelle-ci soit sanctionnée : que d’exemples de sujetscompétents qui ne passent jamais à l’action, qued’actions méritoires jamais reconnues ! La lecture àrebours installe, au contraire, un ordre logique deprésupposition : la reconnaissance du héros pré-suppose l’action héroïque ; celle-ci, à son tour, pré-suppose une qualification suffisante du héros… »(21).

Une évaluation positive du projet suppo-se une mise en exploitation réussie : quels sont lespoints clefs pour pouvoir surmonter l’épreuve ?Pour atteindre la mise en exploitation, il faut par-venir à élaborer une réponse adaptée : quels sont

les critères qui permettront de passer avec succèscette épreuve ? Enfin, pour aborder avec le maxi-mum d’atouts l’épreuve principale, quelles sont lesépreuves qualifiantes à satisfaire ? Une fois remisdans l’ordre chronologique, est-ce que ces diffé-rents épisodes font une histoire qui tient debout ?Ce modèle permet de s’interroger sur le rythme duprojet et les apprentissages nécessaires à sa pro-gression.

POUR MIEUX COMPRENDRE CE QUI FAIT SENS

Souligner la proximité structurelle entreprojet et récit incite à appliquer à l’analyse et à l’ac-compagnement de projets les apports des théoriesdu récit. Deux points, en particulier, semblent pou-voir projeter un nouvel éclairage sur la dynamiquedes projets : • l’hypothèse selon laquelle un récit est construitautour d’une opposition majeure entre deuxtermes (pouvoir et amour, richesse et bonheur,social et productivité, divinité et humanité...), lesmouvements de cette tension rendant compte desépisodes du récit ;• la mise à jour des rôles systématiques tenus parles différents personnages du récit (héros, oppo-sant, allié...).

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ANNALES DES MINES - MARS 2000

La reconnaissance du héros présuppose

l’action héroïque :celle-ci, à son tour

présuppose une qualification suffisante

du héros…

EN QUÊTE DE THÉORIES

(20) March, J.G., (1991), « Exploration and exploitation inorganizational learning », Organization science, Vol. 2, pp.71-87.(21) Floch, J.M., (1995), Sémiotique, marketing etcommunication. Sous les signes, les stratégies. PUF, Paris, 2eédition, pp. 60-61.

D.R.

Ces deux points renvoient à la doubleréalité du récit : architecture narrative qui dérouleson intrigue dans le temps, d’une part ; microcos-me où les figures des différents personnages enconfrontation engrènent leurs intérêts divergents,d’autre part. Structure et ordre, d’une part ; com-portements et chaos, d’autre part.

Le sens naît d’une tension

Un récit n’est intéressant que commeécart par rapport à un cours « normal » des choses(22). Il en va de même pour les projets qu’il estd’habituel d’opposer aux « opérations » qui relè-vent d’une logique de standardisation d’un régimede production stabilisé [Declerck, Debourse etNavarre, 1983, pp. 42-43] (23).

L’écart, la différence, sont l’espace oùpeut se lover le récit et, simultanément, la matièrequ’il traite. Pourquoi la rencontre d’un roi et d’unebergère est-elle l’archétype de toute histoire(roman-photo comme feuilleton managérial) ? (cf.encadré ci-dessous). C’est, qu’a priori, tout lesoppose.

Le roi et la bergère

le roi la bergèreriche pauvrevieux jeuneurbain campagnarde

« Pour faire un bon récit, il faut desacteurs qui soient les clés d’un ensemble d’opposi-tions. Toute histoire se développe autour du dépla-cement, de la modification d’un des attributs, quipermet de réduire l’opposition, comme on réduitune fracture. Toute histoire parle de ces glisse-ments, transformations qui font d’un impensableun possible. Je veux que roi et bergère se rappro-chent. Le changement de sexe est improbable, quelautre mouvement est plus crédible ? La bergèrepeut devenir riche (elle découvre des pièces d’or) ;le roi peut rajeunir en buvant un philtre ou encorefaire un voyage à la campagne pour chasser et serapprocher ainsi de la paysanne. Entre roi et ber-gère, quelle est l’opposition la plus forte? On lecomprend en regardant qui est l’opposant. Si l’op-posant est un jeune berger, l’opposition à dépas-

ser, c’est jeune / vieux… L’aboutissement de l’ana-lyse des récits tient dans l’explicitation de ces méca-nismes de fond, ces moteurs de sens que sont lespôles de tension, les couples déchirés de notionsantagoniques et pourtant liées » (24).

Lancer un projet dans une entrepriseconsiste à créer les conditions permettant d’at-teindre un objectif que la structure « habituelle »de l’entreprise est, soit incapable d’atteindre, soitne peut faire en respectant les contraintes qu’exigela situation (qualité, coût, délais, etc.). Dès lors,comprendre les enjeux du projet, c’est comprendrequels sont les couples d’oppositions insurmontablespour la structure, que le projet doit dépasser pouraboutir, même si ceux-ci peuvent se déplacer aucours du projet.

Une histoire en guise d’illustration. Uneentreprise qui fabriquait des peintures destinéesaux professionnels et au grand public s’était enga-gée dans un projet visant à substituer certains dessolvants entrant dans la composition du produitpar des produits beaucoup moins polluants. Le sensinitial du projet était clair pour tout le monde : ils’agissait de faire un produit plus écologique.Cependant, au fur et à mesure que le projet avan-çait, les développeurs s’aperçurent que l’une dessolutions techniques envisagées permettait égale-ment de diminuer les coûts significativement.Quelques mois plus tard, les pré-tests auprès desclients montrèrent que le changement de composi-tion rendait le produit beaucoup plus simple à uti-liser, notamment pour le grand public. Ainsi, aucours de sa mise au point le projet était passé dudépassement d’une opposition centrée sur l’écolo-gie, vers une problématique de coûts pour finir surune question de facilité d’emploi. Le sens du projetet son centre de gravité s’étaient déplacés d’autantà chaque fois.

C’est dans son écart d’avec l’activité quoti-dienne qu’un projet tire son sens et sa force. Oncomprend mieux, dès lors, pourquoi il est difficile desystématiser le management par projet dans desentreprises dont l’activité ne repose pas sur unelogique de chantiers qui se succèdent. En effet, il y afort à parier que, dans l’ensemble des projets que lemanagement par projet fera émerger, certains n’au-ront pas un écart suffisant par rapport à l’activitéquotidienne, entraînant ainsi un sentiment de frus-tration, voire de manipulation de la part des acteurschargés de « projets » qui à leurs yeux n’en sont pas.

Un équilibre dynamique

L’analyse des fonctions narratives, la dis-tribution « actancielle » est l’autre champ des théo-ries sur le narratif qui modifie le regard sur lesprojets.

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GÉRER ET COMPRENDRE

EN QUÊTE DE THÉORIES

(22) Bruner, J., (1991), … Car la culture donne forme àl’esprit, De la révolution cognitive à la psychologie culturelle,Georg Eshel, Paris, pp. 62-63.(23) Declerck R.P., Debourse J.-P. et Navarre C., (1983),Méthode de direction générale. Le management stratégique,Paris, Hommes et Techniques, 225p, pp. 42-43.(24) Christian, D., op. cit., p. 83-84.

Il est d’usage, dans un projet, de préciserles responsabilités des différents contributeurs.Plusieurs termes, correspondant à différenteslogiques de gestion de projet, sont d’ailleurs enconcurrence dans les entreprises : maître d’ouvra-ge, maître d’œuvre, directeur de projet, chef deprojet, etc. (25). A.-J. Greimas [1976] explique lesrégularités découvertes dans les récits (26) enmontrant que tout s’organise autour d’un certainnombre de fonctions clés. Il propose un modèle ensix « actants » (personnages singuliers : M. X, per-sonnages collectifs : le client, ou non-humains : leprogrès), qui définit les fonctions clés possiblesdans un récit.

Le héros est le personnage qui « court »après l’objet. Le destinateur rend possible cettequête. Il est celui par qui « tout commence ». Ledestinataire tirera bénéfice de la quête du héros sicelle-ci aboutit. Pour mener sa quête, le hérospourra compter sur le soutien d’une ou plusieursaides et devra faire face aux difficultés que lesopposants mettront sur sa route (cf. tableau 4).

Un même personnage peut occuper plu-sieurs positions actancielles, comme par exemplel’entreprise (héros), qui doit réussir sa transforma-tion (objet) malgré son inertie, donc malgré elle.Dans ce cas, le même personnage occupe simulta-nément deux rôles dans le récit : sujet et opposant.

Appliquer le modèle actanciel de A.-J.Greimas à un projet permet de mieux comprendrel’intrigue dans laquelle il se situe et la façon dontles différentes parties prenantes vont se position-ner (cf. tableau 5, page ci-contre).

Pour illustrer ceci, laissez-nous vousconter une histoire d’entreprise (vraie, seul lecontexte a été transformé pour des raisons deconfidentialité). Une entreprise de traitement dedéchets ménagers se voyait régulièrement interro-

gée sur les rejets de ses usines dans l’atmosphère.Les solutions techniques existantes permettaientcertes de réduire très fortement ces rejets, mais àun coût qui menaçait l’équilibre économique del’entreprise. En effet, une usine d’incinération équi-pée de la technologie la plus « propre » coûtait dixfois plus qu’une usine « classique ».

Un projet fut lancé par l’entreprise afinde développer une nouvelle technologie de réduc-tion des émissions qui pourrait être utilisée dans lesprojets d’usine en centres urbains, dans la mesureoù le niveau existant de pollution dans les villess’avère déjà très important. Il s’agissait aussi, aupassage, de montrer la bonne volonté de l’entre-prise vis-à-vis des autorités locales et du grandpublic. Lors de la troisième réunion du comité depilotage de ce projet, le chef du projet annonça unimportant retard et réalisa alors que les membresdu comité de direction de l’entreprise se parta-geaient en trois camps qui voyaient chacun l’histoi-re du projet très différemment. Le premier souhai-tait sincèrement développer une alternative tech-nique, qui demeurerait certes plus chère que lessolutions existantes (de l’ordre d’un facteur deux àtrois), mais pourrait débloquer certains projetsd’implantations en centres urbains.

Le deuxième camp pensait, tout aussi sin-cèrement, que le projet n’avait qu’une vocation :échouer et démontrer ainsi aux yeux des autoritéset du public l’impossibilité de disposer d’une alter-native technique viable économiquement. En effet,ils estimaient que le risque était que la nouvellesolution technique soit imposée à tous les sitesexistants et futurs pour des raisons écologiques, cequi placerait l’entreprise dans une situation délica-te.

Le troisième camp se disait que, plus leprojet durerait, mieux ce serait et, qu’ainsi, l’entre-prise gagnait sur tous les tableaux. Elle montrait sabonne volonté en arborant un projet en coursvisant à améliorer le bilan écologique de ses instal-lations, tout en maintenant le statu quo, évitantainsi toute initiative contraignante (normes parexemple) que pourraient engager les autorités detutelle. C’est la raison pour laquelle, au sortir de laréunion de comité de pilotage où une importantedérive des délais avait été annoncée, le chef du pro-jet s’entendit faire, par différents membres de ladirection, des commentaires aussi contradictoiresque : « Quel dommage ! » et « Quel sens de la stra-tégie ! ».

S’obliger à formaliser son projet à l’aidedu modèle actanciel peut permettre de mieux com-prendre les différentes trajectoires possibles duprojet et, donc, de mieux situer les positions desdifférentes parties prenantes dans ces contextes.En imaginant la version que chacun des actants éla-bore, on peut repérer comment le projet interfèreet ainsi percevoir la situation avec les yeux del’autre, « en se mettant à sa place ». On obtientalors un modèle fractal comme le suggère le sché-

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ANNALES DES MINES - MARS 2000

tableau 4 : le modèleactanciel

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(25) Charue F., Midler C., (1997), « Les nouvellesrationalisation de la conception chez Rhône-Poulenc »,Rapport de recherche du Centre de Recherche en Gestion,Version provisoire, janvier, pp. 8-17.(26) V. Propp, Morphologie du conte, Moscou, 1927.

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Le héros est celui quicourt après l’objet.

(Lancelot et les chevaliers de la Table

Ronde à Camelot)

ma ci-dessous (cf. tableau 6) qui rappelle qu’unprojet, comme un récit ne peut être pensé d’un seulpoint de vue (27).

Une telle représentation offre auxacteurs-projet une grille pour s’interroger sur lesinteractions entre leur projet et les enjeux des dif-férentes parties prenantes importantes. Ainsi, l’op-posant à l’opposant du projet est-il une aide pourles acteurs du projet ? En quoi le projet sert-il oudessert-il les enjeux de tel ou tel personnage ? Cequestionnement conduit à mieux comprendre leréseau général dans lequel s’inscrit le projet.

LES ENJEUX DES RÉCITS

La mise en récit constitue un des méca-nismes fondamentaux grâce auquel l’expériences’organise. C’est ce qui fait la force des récits :• ce qui peut se raconter fait sens (et réciproque-ment !) ;• un récit est, à la fois, structure et structuration :il rassemble un ensemble d’informations éparses enun tout cohérent et il décrit l’évolution de ce toutdans le temps ;• dans les récits, les auditeurs sont actifs ;• la compétence narrative est partagée, même sielle est tacite : il s’instaure un effet de familiarité.

Les récits occupent une place importantedans l’activité professionnelle, même si celle-cidemeure trop souvent inaperçue :• les apprentissages se « stockent » sous la formede récits ;• les récits interviennent à la fois comme mythes etcomme recettes ;• la crédibilité d’un récit influence l’engagementdes acteurs ;• les récits circulent aussi bien que les électrons(bouche à oreille).

Les projets partagent une proximitéstructurelle avec les récits, un projet se raconte.Dans la conduite du projet il serait dommage de sepriver de cette caractéristique remarquable.

Cela veut-il dire que la maîtrise de la miseen récit fournit à coup sûr un levier de manipula-tion des équilibres entre les parties prenantesimpliquées dans le projet ? Certes, comme pourtoute grille d’analyse ou tout type d’intervention,cette composante existe. C’est même la garantiequ’il y ait une quelconque efficacité à la démarche.Mais dans le cas du récit, cette crainte de manipu-lation doit être tempérée par le fait que, le récitn’agit définitivement pas que sur l’autre, l’auditeur.

Par sa fonction expressive, il met à jour le narra-teur et donc agit tout autant sur lui. Enfin, au-delàd’une analyse en terme d’intention / contre-inten-tion, le récit relève de la transaction et produit unobjet qui échappe à ses pères putatifs narrateurscomme auditeurs : une co-construction.

C’est pourquoi il faut savoir alternerreporting et raconting dans les projets au risque dese confronter à l’étrangeté fondamentale des acti-vités familières. Jouer avec le temps et les intérêtsnon nécessairement convergents des différentesparties prenantes n’est pas pleinement rationnel,mais « une description du monde qui ne tiendraitpas compte du fait que nous rêvons ne serait qu’unrêve » (28). •

(28) Michel Butor, (1964), Répertoire, Ed. de Minuit 1964.

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GÉRER ET COMPRENDRE

tableau 5, en haut : application à la gestion

tableau 6,en bas : le modèle fractal du projet

(27) M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard,1978.

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