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Entretiens avec Gustave Thibon - mp3 · 2016. 6. 8. · Lanza del Vasto était un génie, un très grand artiste, et aussi un acteur impressionnant quand il jouait ses propres pièces,

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  • EntretiensavecGustaveThibon

  • UnepremièreéditiondecesEntretiensavecGustaveThibonaété publiée à la Place Royale en 1988 ; l’entretien donné enépiloguedanslen°10deLaNouvelleRevuedeParis(éd.duRocher,1987).Unedeuxièmeéditionaétépubliéeen2001auxéditionsduRocher.

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  • L’empireavaitunesoliditéquiluiapermisdesurvivreàbonnombre de soubresauts, et même, en quelque sorte, à sadécadence,quis’estétiréesurdessiècles…En69,«l’annéedesquatreempereurs»,quiavusesuccéderaprèslamortdeNéron,Galba, Othon, Vitellius, Rome était en crise : les Barbaress’agitaientauxfrontières,leschefssedisputaientlepouvoir,leslégions se révoltaient… Les contemporains ont cru à la finimminentedel’empire.Etpourtant, ilyeut leredressementduiiesiècle,lesAntonins–etl’édificetenu.Lapaxromanas’estmême étendue des montagnes de l’Écosse – la Calédonieromaine – jusqu’au golfe Persique, et de la mer du Nordjusqu’au Sahara. Un prodigieux équilibre qu’on a cherché envainàretrouverdepuislors…

    Et le ciment romain a été aussi d’un grand secours àl’Église.Sansdoute,lapartaétégrandedepesanteurhumaine,delégalisme,decésarisme…Maistoutcelaestlarançondeladurée, laquelle est tout de même nécessaire à la survie del’éternel.Cen’estpasenréduisantl’éternelàsesmanifestationséphémères, à ses illuminations individuelles, que l’on peutinstituerunetradition,niformerdesmœurs…

    Uneillusiond’optiquenous faitconfondre laCitéantiqueavecletotalitarismemoderne…

    C’est confondre une chose et son contraire : rien ne futmoins totalitaire que l’empire romain, dont la puissancepolitique colossale reposait sur la liberté des échanges, ducommerce,surl’usagedeslanguesetdesreligionslocales…

    Sil’onapersécutéleschrétiens,quandonnepersécutaitpaslessectateursd’autrescultes–celuideMithra,parexemple,qui

  • au iie siècle a presque balancé les progrès du christianisme –c’étaitpourdesraisonsstrictementpolitiques.SimoneWeiltrèscurieusement le reconnaissait – ce qui lui faisait justifierl’attitude desCésars sur ce point : les premiers chrétiens, quiavaientlamentalitéapocalyptique,étaientsouventdesfermentsd’anarchie, qui menaçaient l’ordre public et devaient êtrecombattus à ce titre. SimoneWeil ajoutait qu’il devait existerbeaucoup de points communs entre la mentalité des premierschrétiens et celle des communistes idéalistes qu’elle avaitfréquentésavantlaguerre…

    Maisquandonnelesprovoquaitpas,lesRomainsformaientlanationlaplustolérantedumonde.Ilsadmettaientjusqu’àdesmonnaies particulières : les Juifs avaient la leur. Comme ilss’interdisaient de reproduire le visage humain, ils ne voulaientpas des pièces romaines, frappées à l’effigie de César. Cettemonnaiejuiveétaitnaturellementunpeudévaluéeparrapportàl’impériale, puisqu’elle n’avait cours qu’en Judée. Il arrivaitcependant que les Juifs préférassent la monnaie romaine à laleur.Cequi éclaire laparoleévangélique :«Montrez-moiunepiècedemonnaie…»surcequiestdûàCésar.

    Les garnisons romaines disséminées à travers l’empire necomptaient qu’un très faible effectif. On a établi que leprocurateur de Judée ne disposait en propre que d’environdouzecentshommes–etencoren’était-cepourlaplupartquedesauxiliaires…

    LaprésencemilitairedeRomeétait trèsfaible,certes,maiscependant dissuasive. Une révolte était bien sûr toujourspossible–maisonsavaitqu’ellenepouvaitqu’avorter.LesJuifsl’ontfaitdeuxfois:sousVespasienetsousHadrien–lequela

  • misfinàlapatriejuiveetinauguréladiaspora…

    Quelapérennitépolitiquesoitgarantieparlastabilitédesmœurs,leXXesièclel’adémontréparl’absurde,eninventantletotalitarisme:l’Étattyranniquemoderne,dépourvuderacineset de véritable légitimité, se doit d’être tout, de tenir lieu detout…

    Totalitarismeestd’ailleursunmotatroce, etun formidableaveu de fragilité : s’il ne peut être tout, l’État totalitaire n’estrien. Alors que dans des conditions normales, c’est le jeuharmonieuxdeslibertésquiassurel’autoritéetlacontinuitédupouvoircentral.

    Pour qualifier un proche passé cependant immémorial,Henri Pourrat parlait du « temps des grandes mœurs ». Ilsemblequelesfaçonsdevivredespaysansd’ilyamoinsd’unsiècle les rattachaient directement à leurs aïeux du MoyenÂge…

    Etmêmedebienavant :auxpaysansd’Hésiode.Monpèreavait reconnu dans Les Travaux et les Jours les mœurs de lacampagne vivaraise du temps de sa jeunesse. Mœurs que despréceptesindiscutésgouvernaient:certaineschosessefaisaient,d’autrespas.Impératifscatégoriquespositifsounégatifs,dictésenpartieparleGrosAnimal,enpartieaussiparlaconscience,oulareligion,encequecelle-citranscendeleGrosAnimal.Oncrierabienentenduauconformisme,maisc’étaitleconformismedelasanté–commelepoulsà70,latempératureà37°–cequi

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  • Picassofaisaitpourdeux…

    Etmêmepourquatre…JeanHugoétaitunêtrepur.Ilavaitété converti par Maritain – enfin, par ricochet, car on n’estjamais converti que par Dieu. C’était un mystique, qui étaitdevenu un catholique très strict, pour des raisons assezcurieuses : une réaction contre trop de liberté. La vie qu’ilmenait dans sa jeunesse, tout ce que lui permettait l’argent, larenomméeuniverselledesonnom,avaitprovoquéenlui,selonsespropresparoles,«unbesoinbiologiquedecadres,derèglesextrêmementprécises»,quilesoutiennentàtouteslesheuresdelajournée.Etc’estainsi,pourn’êtrepluslivréàtouslesventscontraires,qu’ilobservaitrigoureusementlesjeûnes,lesquatre-temps, lesvigiles.Cequi,aumomentde lacrisedeVaticanII,l’a fait opter pour l’intégrisme – sans aucun fanatismed’ailleurs…

    Encoreune fois, c’était un être pur.Si lemot d’innocencepeut s’appliquer à quelqu’un, c’est à lui. Il était très beau, etd’unevitalitéprodigieuse–j’oseraisdirehugolesque.Ilestmortàquatrevingt-dixans,enpleintravailetenpleineluci-dité–etil ne se privait guère de vin ni d’alcool, ce qui le conservaitadmirablement.Mais enfin, tout lemonde ne peut pas tout sepermettre… Il était assez détaché pour ne pas s’installer danssonproprenom,sijepuisdire–toutenvouantuneadmirationinconditionnelleaugrandancêtre,dontilconnaissaitl’œuvreàfond.J’espèrequesesenfantsaurontcontinuélatradition…

    Sil’innocencecaractérisaitJeanHugo, iln’enallaitpeut-être pas demême pour un autre grand artiste que vous avezconnu,LanzadelVasto…

  • Je n’aime guère juger mon prochain, porter sur lui des« jugements derniers » – fût-il un homme public. Lanza delVasto était un génie, un très grand artiste, et aussi un acteurimpressionnant quand il jouait ses propres pièces, unremarquable sculpteur (du moins de l’avis des connaisseurs).C’est également un auteur spirituel de premier plan, que l’onpeut suivre sans hésiter. Peut-être fait-il à l’égard du mondemodernedesréservessommetouteverbales:sacommunautédel’Archen’avaitpasl’électricité,supposéel’instrumentdudiable–maisquandLanzaallaitenAmérique,ilprenaittoutdemêmel’avion.Commentvoulez-vous faire autrement, etquineprendle train, ou l’automobile ? On ne peut pas ressusciter lesdiligences…Àcesdétailsprès,Lanzaétaitunmaître–peut-êtreun peu trop sensible au culte de la personnalité qui régnaitautourdelui…

    Je le connaissais de longue date. Il était venu passerquelques jours chez moi, à la fin de la guerre. Puis sacommunauté,L’Arche, s’est fixée à dix kilomètres duvillage ;de sorte que, pendant un certain temps, nous nous sommesrelativement fréquentés. Autant j’admirais l’artiste, autant lepontife m’inspirait quelques réticences. Je me souviens, parexemple, d’un voyage que nous avions fait de conserve par letrain,entreBollèneetAvignon.LaconversationavaitroulésurNapoléon – et j’avais cité je ne sais plus quel épisode, oùl’empereuravaitfaitmontred’unemaîtrisedesoiextraordinaire–cequin’étaitpastoujourslecaschezcecolérique.Lanzamerepartit, l’œil brillant : « Il avait la maîtrise de soi, premièrecondition de la domination sur les autres. » Peut-être ai-je eutort de m’inquiéter un peu. D’autant qu’il n’était sans doutequ’àdemiconscientdecettevolontédepuissance…

    Son extérieur était un peu pénible : il avait une façond’assenersesdoctrinesquifrisaitl’impolitesse…Àsapremière

  • visitechezmoi, il refusa leplatdeviandequemafemmeavaitpréparé:«Jelaisselescadavressemangerentreeux.»Cequema femmene lui a pas pardonné… Il avait dit aussi devant lepèredeSimoneWeil:«Jeconsidèreunathéecommebeaucoupau-dessous d’un chien. » Le Dr Weil lui répondit qu’il étaitathée.AlorsLanza,superbeetdédaigneux:«Jeneretirerienàce que j’ai dit. » C’était une manière assez pittoresque, quin’étaitpasantipathiqueetqui,jel’avoue,m’amusaitplutôt…

    Reste le génie. Lanza del Vasto est un grand écrivain, ungrandpoèteparmoments:

    Noussaurons,commecevitrailsaitPourquoil’éternitétourneenusantlesastres,PourquoiDieu,débordantdesaformeparfaite,Afaitcemonde,etvoulunosdéfaites.

    Ou encore, entre beaucoup de belles choses, dans sesPrincipesetPréceptesduretourà l’évidence, sadéfinitiondel’hommevulgaire:«Au-delàdubien,l’amour.Endeçàdumal,lavulgarité.Malsansdouleur,sanschâtimentetsansremède.»

    EtMaurras?

    Jel’aiconnuàlafindesavie,àLyon,puisjel’airevudanscette clinique de Tours, où on l’avait envoyé par « grâcemédicale ». J’ai gardé de cette dernière visite, dix-huit joursavant samort, un souvenir inoubliable.Maurras était à la foismourantet…étincelantdevitalité.Lui-mêmel’avaitditenvers:

    Quel est donc ce chant qui sourd et qui monte Plus hautqu’autrefois?

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  • Mais du moins peut-on l’empêcher de peser de tout sonpoids…Lamonarchie,parsanaturemême,cetappelàunordretranscendant, représentait une sauvegarde contre la tendanceproprement totalitaireduGrosAnimalà tout subordonnerà sapesanteur… Au lieu que les démocraties, étrangères, sinonopposées, à toute transcendance, réduiront tout à la logiquesociale, c’est-à-dire aux caprices du Gros Animal. Camusdéfinissaittrèsjustementles«vraismonarchistes»:«Ceuxquiconcilient l’amour vrai du peuple avec le dégoût des formesdémocratiques.»

    Eugenio d’Ors remarquait que « tout ce qui n’est pastradition est plagiat ». Il est assez piquant de voir quellemalédiction s’attache aux formes politiques modernes,condamnées à contrefaire ce qu’elles ont aboli. Voir nosprésidents de la république plagiant pour leur compte leprotocolede lamonarchie,etparadantsous lesorsdepalaisquin’ontpasétéfaitspoureux…

    C’est une contradiction de plus dumondemoderne.Maisque voulez-vous, nos présidents n’ont rien à semettre, il fautbienqu’ils usurpent les oripeauxduvestiaire royal.Sansquoiilsiraientnus…

    Que l’on doive conserver quelque chose de solennel dansl’exercice de l’autorité prouve assez le caractère sacré, sinonsacral, de celle-ci. À cette nuance près qu’avec les princes, leprotocoleestnaturel,maisqu’il l’estbeaucoupmoinsavec lesélusdupeuple–élusparcequ’ilsontsumanierlepeuple…Ilsn’inspirent pas un respect spontané.Tout auplus peut-on leurdonnerlestitresdeleurfonction,sansymettreriendecordial,

  • etmoinsencoredereligieux.Cequifaitqu’ilestbeaucoupplushumaindedire«VotreMajesté»que«Monsieurleprésidentdelarépublique»…Encorequel’onsachetrèsbienquelesroissontdeshommes,etqu’ilyaunabîmeentreledivinetlesocial.SimoneWeill’aremarqué:lesocialestlelieududiable.Mêmequandlepouvoirestentrelesmainslesplussaintes,lediableycollaboretoujours.Maisl’importantestqu’ilnerègnepassanspartage…

    « Toute cette puissance et cette gloire m’ont étéabandonnées,etjelesdonneàquijeveux…»

    Certes,etilnefautpasl’oublier.Encorequ’ilnefaillepasnonplusprendreàlalettrelesproposdudiable:l’Évangilelenomme « le père du mensonge », il est celui qui brouille lescartes. Et qu’il le veuille ou non, entre tous les pouvoirs, lamonarchie représente une filiation divine, ce qui la rendextrêmement précieuse, et trouve en nous les plus profondesrésonances…

    Unefiliationdivinequifaitsentirseseffets,encoreunefois,dans l’ordre politique : la continuité dynastique assurel’indépendancedelacouronne,onl’arépétécentfois.Quandonvoit aujourd’hui, en France, de quelle fièvre électorale noussommes perpétuellement agités, et comment le souci deconquérir la place, ou de la garder une fois conquise, primetouteautreconsidération…Lesensdubiencommunestdevenunotremoindredéfaut.Imaginezuncommerçantquisedemandes’ilneperdrapassaboutiquedans troismois,oudanssix : ilmettratoussessoinsàlagarder,etdumêmecoups’intéresseramoinsauxclients.L’évidenceestsiéclatantequ’onahontedela

  • rappeler. Que de tels systèmes subsistent malgré tout, encontradictionflagranteaveclebonsensleplusélémentaire…

    D’où la nécessité organique qu’éprouvent ces régimes des’enroberdemensongespoursurvivre…Lepremiermensongeétant de recouvrir d’idéologie à majuscule leur appétit depouvoir… Simone Weil rappelait que les partis politiques nesontrienautrechosequedesmachinesàconquérirlepouvoir–etàlegarder,unefoisconquis.Decepointdevue,touslespartissontléninistes…

    Frénésie monstrueuse… Comment les grandes œuvrespourraient-elles s’accomplir, si on les prive de leur premièrecondition : la durée ? Un Riche-lieu, un Metternich, unBismarck,restaienttrenteouquaranteansaupouvoir.Ilsavaientletempsdefairequelquechose.Tandisqu’aujourd’hui…

    Noussommescontinuellementensursisd’élection–aussi,les responsables du jour n’osent pas trancher, crainte d’êtredésavouéslelendemain.

    Et les questions essentielles restent pendantes. On peutrappeler quels effets tragiques ont eu dans l’histoire lesflottementsde lapolitique françaiseauprintemps1936,quandHitleraoccupélaRhénaniesanscoupférir–lesFrançaisétanttoutàleurcampagneélectorale…Hitlerjouaitlàsonva-tout,etlamoindrepreuvedefermetédenotrepart– le franchissementdupontdeKehl,parexemple–l’auraitarrêté–etdéconsidéré.Maisilavaittrèsbienflairéqu’ilpouvaitsepermettredejouersigros.Ilsavaitjusqu’oùallertroploin…

    Encoreunefois,cen’estpassanshontequel’onestobligéde rappeler de telles erreurs, qui se réfutent quasi d’elles-

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  • Cimetièremarin,enparticulier:

    CommelefruitsefondenjouissanceCommeendéliceilchangesonabsenceDansuneboucheoùsaformesemeurt.

    On voit bien ce qu’il veut dire, et qu’il y a une idéephilosophique là-dessous, mais c’est tout de même un peuexagéré.Etquandildéfinitlesracines:

    LasubstancechevelueParlesténèbresélue.

    Jeveuxbien,maisj’avouepréférerlelangagedirect…Tout cela dit, bien sûr, sans préjuger des innombrables

    trésorsdontl’œuvredeValéryestparsemée:

    Toutpeutnaîtreici-basd’uneattenteinfinie…

    Oul’airdeSémiramis,quecitaitSimoneWeil:

    Peuplestupide,àquimapuissancem’enchaîne,Hélas!monorgueilmêmeabesoindetesbras!Etqueferaitmoncœurs’iln’avaitcettehaineDontl’innombrabletêteestsidouceàmespas!

    EtMilosz?

    J’ai pour lui beaucoup d’admiration. C’est un très grandpoète:unseuldesesverssuffitàévoquerunmonde.

  • Tum’astrèspeuconnulà-bas,souslesoleildu[châtiment,

    quimarielesombresdeshommes,jamaisleurs[âmes…

    Ces deux vers contiennent toute la tragédie humaine – latourdeBabelàl’intérieurdelamêmelangue…

    EtlenéantdetoutsecouchesurmonâmeCommesurlesnoyéslepoidsdel’océan…

    EtTalitaCumi,quiestlecrisuprêmedelacompassion:

    […]Lapauvreimagedecequetuserasunjour:Unepetiteenfanttoutàcoupdevenuepetite

    [vieille,Avecd’amerscheveuxblancssouslechâle,

    [jenesaisdansquelaigreetnoirfaubourg…[…]

    Cettepauvreimagedetaviedanslesolitaire[avenir,celajenepeuxpaslesupporter.

    Épargne-moicela.Carjeseraiaffreusement[absent,réveillépourtoujours,

    Dansl’undesdeuxRoyaumes,jenesaislequel,[leténébreux,

    Jelecrains,carilyaenmoiquelquechosequi[brûled’unfeubasetjugé.

    Et parmi ceux qu’en d’autres temps on aurait appelé lesgrotesques:RaoulPonchon?

    Pauvre grand Ponchon, si complètement oublié ! Il n’est

  • même plus dans les diction-naires…Maurras le considérait –sans exagération– comme le plus grandpoète de l’époque, ceque Ponchon ne lui a jamais pardonné…Lui-même ne s’étaitjamaisregardécommeunpoète:ilécrivaitchaquesemaineune«gazetterimée»pourLeJournal,quilepayaitcentfrancs–cequi représentait alors le traitement d’un instituteur. Ponchon,quiavaitlàdequoiboire,n’endemandaitpasdavantage.QuandLéonDaudetl’afaitélireàl’académieGoncourt,laquelleversaitalorsàsesmembresunerente,quileurassuraitlepain–levin–,etlelogement,iln’aplustouchésaplume.

    Ponchonalaissécentcinquantemillevers–soitvingtmilledeplusqueHugo…–dontonatirédeuxoutroisrecueils:LaMusegaillarde,LaMusevagabonde,LaMuseaucabaret…Etquoiquelui-mêmeenaitpensé,c’estungrandpoète:Maurrasn’avaitpas toutà fait tort. JenevoisqueVictorHugopour lesurpasserenverve,envariétéetensouplesseverbale…

    Sespastiches,aussi,sontàmourirderire.SaConsolationàCoppée sur lamort de samalle, par exemple, ou leSonnet àChevreul:lechimiste,quifêtaitsoncentenaire,avaitconfiéauxjournauxquelesecretdesalongévitéétaitdanssasobriété.Lesang–oulevin–dePonchonn’avaitfaitqu’untour:

    Quandvousserezbienvieux,avecencordesdentsPleinlabouche,etdéjàdorlotéparl’Histoire,Direz,sicesvers-cimeublentvotremémoire:Untelmecélébraitlorsquej’avaiscentans…

    […]Pourmoi,jeseraimortdepuisbellelurette,Maisjerefleuriraidansquelquepâquerette:Vous,vousaureztoujourslamêmehorreurdu

    [vin.Ah!sivousm’encroyez,ôvieillardsobreet

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  • arithmétique.Tandisquel’auteurdesPenséesn’apascessé,necesserapasd’êtreactuel…

    Hugo, quant à lui, est l’exemple du plus beau contresensglorieuxquel’onaitfaitsurunhommeetsursonœuvre:toutcequ’ilaécritdemeilleurcontreditcequ’iladitdepire.Maisc’estsipeuconnu…et ilestcélèbreparcequ’iladitdepire.Du reste, il l’avait prévu lui-même : « Ce sera ma destinéed’avoir vécu célèbre et ignoré » ; « Je ne suis connu que del’Inconnu. » C’est assez vrai. Qui a lu Dieu, ou La Fin deSatan?Sonmalheuraétéd’êtreutiliséàdesfinspolitiques:legrand-pèredelaRépublique…

    Quelqu’un faisait remarquer que l’on pourrait retrouverdansVictorHugo lamanièrede tous lespoètesquiont suivi,desparnassiensauxsymbolistes,auxsurréalistes…

    Toutyest.

    Lesmédusesdurêveenrobesdénouées,

    Lafaimfaitrêverlesgrandsloupsmoroses,

    Quidiraitquec’estdeVictorHugo?Etlavariétéest lamêmedans sa prose : il y a dans L’Homme qui rit un discourssurréaliste…

    Tout se trouve déjà dans son œuvre. Ponchon le faisaitremarquerdansl’odequ’ilaécritepourlecentenaire,en1902.Ilbatlerappeldespoètes:

    Etlesymboliste,Etledécadent,

  • L’esthèteoul’artiste,CeluiquirésisteÀl’Artprécédent;

    Alleztous,mazette,BoireàlasantéDuroidespoètes,Parlequelvousêtes,Vousavezété…

    Ilestvotrepère,Votremaître,etvousN’ypouvezrienfaire.Ilestl’atmosphèreOùvousviveztous…

    AccordetalyreÀtongré,leversQuetuvasécrire,TuverrassourireLemaîtreautravers.[…]Cen’estpointdesprunesQueden’avoirqu’uneDesesqualités.

    C’estexactementcela.Onpourraits’amuseràtirerdeVictorHugo une anthologie par anticipation des poètes suivants. Il afaitdesversrimbaldiens,claudéliens…

    …ouvaléryens:ceux,précisément,queValérymettaitau-dessusdetout:

  • Ledurfaucheur,avecsalargelameavance,Pensifetpasàpas,verslerestedublé…

    C’est l’Ode à Théophile Gautier, qui est un pur chef-d’œuvre:

    Ami,jesensdusortlasombreplénitude.J’aicommencémamortpardelasolitude.[…]Monfil,troplong,frissonneettouchepresqueau

    [glaive,Leventquit’emportadoucementmesoulève…[…]ÔquelfarouchebruitfontdanslecrépusculeLeschênesqu’onabatpourlebûcherd’Hercule!

    (Malrauxs’ensouviendra.)

    Leschevauxdelamortsemettentàhennir…Ilssontjoyeuxcarl’âgeéclatantvafinir;Cesièclealtier,quisutdompterlesventscontrairesExpire…ÔGautier!toi,leurégaletleurfrère,TuparsaprèsDumas,LamartineetMusset.L’ondeantiqueesttarieoùl’onrajeunissait.Commeiln’estplusdeStyx,iln’estplusdeJouvence.

    Ledurfaucheur,avecsalargelame,avancePensifetpasàpas,verslerestedublé;C’estmontour;etlanuitemplitmonœiltroubléQuidevinant,hélas!l’avenirdescolombes,Pleuresurdesberceauxetsouritàdestombes.

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  • poètes’apparenteauprophète.Et réciproquement, les prophètes sont aussi des poètes…

    L’étymologiedéfinit lapoésiecommel’artdufaire;maisc’estd’abord et avant tout l’art de l’être : ce qu’elle fait portel’empreinte du non-fait. Les grandes créations, comme on dit,sontmarquéesdusceaude l’incréé.Par làellescommuniquentetnousfontcommuniqueraudivin,originedetoutlereste…

    Dansnotremondequiseveutdésenchanté,lapoésien’est-elle pas dépositaire, peut-être à son insu, du dernierenchantementquiévitelatotalemécanisationdel’humain,duderniercharme,lequel,Valéryl’arappelé,estàlafoispoésieetinvocation, chant et incantation, lepoèmequ’ondit et le sortqu’onjette?Ouencore,pourciterStefanGeorge:«Nurdurchzauberbleibtdaslebenwach1…?»

    Eneffet,lapoésiedoitéveilleretgarderéveillé.Maiséveilléà quoi ? À ce qu’il y a d’éternel dans l’homme, à la vieprofonde, non mécanisée… La poésie est une prise deconscience,etc’estlepropredetouteespècedeconsciencequed’êtreenéveil,denousarracherausommeil,lequeln’estjamaissans rêves… Et de nous ramener ainsi à la source, en nouslibérantdesombresetdeséchos…

    Lapoésieestdoncuneprisedeconscience,maisdiffuse,quin’offre rien de précis ni d’abstrait : c’est par le symbole, parl’image,qu’ellenousfaitparveniraucœurdelaréalité…

    L’imageestl’instrumentdupirecommedumeilleur.Ilsuffit,encoreunefois,d’opposeràl’imagepoétiquel’imagetélévisée:c’estpar l’imagequeleschosespénètrentennous,c’estpar làqu’ellesnousatteignent,beaucoupplusqueparleraisonnementou par le concept. Par exemple, on peut disserter longuement,dansl’abstrait,surlapitiéenverslesanimaux;maisvoirleporc

  • que l’on va égorger tourner les yeux vers son maître, commepourluidire:«Toiquim’asnourri,viensàmonsecours»,c’estune tout autre affaire, et dans ce cas l’image entre en nousjusqu’aufond.C’estpourquoil’unedestareslesplusgravesdumondemoderneme paraît la prostitution de l’image, que l’onmetainsiàundegréplusbasquel’abstraction.Àl’époquedela« civilisation de l’image », voilà un beau sujet de philosophieconcrèteàapprofondir!

    Les images de la poésie n’ont ni la même origine, ni lamême vocation que ces « images » dont nous sommesaujourd’huiassaillis.C’estClaudel,jecrois,quidéfinissaitlepoètecommeun« instituteurd’images»…Commes’il fallaitordonner les images, et leur apprendre à nous apprendre.L’imageéducatrice…

    On pourrait reprendre ici l’allégorie dantesque : c’est unpoète,et leprincedespoètes latins,Virgile,queDante,poètelui-même, choisit pourmaître et pour guide dans sa visite auxenfers…

    C’est le propre de la poésie, je le répète, que de nousconduireparl’imageàdesprofondeursoùlapenséediscursivenesauraitatteindre.Ontrouvecetteconnaissanceobscurecheztouslesgrandspoètes,maisàl’étatépars,sousformed’éclairs–etl’onn’ajamaistrouvédefilpourrelierentreeuxleséclairs,pourenfairedescolliers…Cependant,encoreunefois,jamaisaucunedémonstrationlogiquen’iraaussiloindanslemystère…

    L’image originelle, das Urbild, l’archétype sensible, c’estd’ailleurs toute laphilosophiedeKlages.Laquestionexigeraitd’amples développements métaphysiques, nous ne faisons que

  • l’effleurer. Klages reprenait en la contredisant la théorieplatonicienne des Idées : ses Urbilder sont eux aussi lesmodèles de toutes choses,mais desmodèles qui n’ont rien destatiquenid’immuable.Enfin,c’estunequerelled’école,oùjemegarderaibiend’entrer…

    L’Imageet les images,celles-cireprésentantcelle-là,maisaprès,aveccetirréductibledécalagequifondelamémoire,etlalittérature.Onrevientàl’aorasiedontvousparliez,quisemblelaloiconstitutivedetouteréalitéhumaine…

    On ne prend une véritable conscience des choses qu’aumoment de les perdre. Comme Énée a reconnu la déesse à sadémarche,quandelles’éloignait:

    Incessupatuitdea…

    Klagesest longuement revenusurcettequestion,que toutel’œuvredeProustillustre:cetteprisedeconsciencequiprécèdelamort,etquipermetd’éternisercequimeurt.

    C’estd’ailleursuneconstantedel’histoire:ondiraitqu’uneépoque, un monde, au moment où ils vont disparaître, seretrouvent en quelques hommes qui portent au plus haut leuréclat.Lechantducygne…

    C’est une théorie que Mommsen a défendue au début deson Histoire romaine, à propos des Celtes : « De même quedans les temps pluvieux le soleil paraît au déclin du jour, ladestinéevoulutdonnerencoreungrandhonneuràcettenation

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  • madrugada, c’est l’heure qui précède l’aurore – et remota,repoussée.Enfrançais,commentdire?Auroreretardée,aurorerenvoyée… En espagnol, c’est la nostalgie d’une aurore quin’arrivejamais,lanuitquis’étireindéfiniment.Ilnefaitjamaisjour… Je n’ai pas essayé de le traduire : il faudrait recréercomplètement.

    De Lorca toujours, L’Élégie à Jeanne la Folle, Juana laLoca:

    Princesenamoradaynocorrespondida…

    Littéralement:«princesseamoureuseetnoncorrespondue»–nonpayéederetour.L’expressionestcouranteenespagnol:àqui se dit amoureux, on demande aussitôt : « ¿ Estascorespondido ? » « Est-ce réciproque ? » La traduction quedonnelaPléiadeestuneréussite:

    Princessedontl’amourdemeurasansécho.

    Iln’yapaséchodansLorca:c’esttoutàfaitinfidèleetdumêmecoupparfaitementrestitué.

    Il envaainsidans toutes les langues.Mistral l’adémontrépar l’absurde en traduisant lui-même ses poèmes en français –versiontrèsmédiocreauregarddel’original,aupointqu’onsedemandes’ilne l’apasexpressémentvouluainsi…EtquoideplusennuyeuxquelapoésiedePouchkineenfrançais,alorsquec’estparaît-ilenrusseunemerveilleincomparable?Lespiègessont partout, dans les mots, dans leur portée, leur vibrationsubtile, leur agencement – tous ces impondérables qui sont lapoésie même. Prenez le vers d’Eliot sur la vieillesse, dontj’éprouvelavéritétouslesjours:

  • Thebittertastelessnessofshadowfruit

    «L’amèreinsipiditédufruitfantôme»?Ouietnon,plutôtnon–etdansl’autresens,essayezdetraduireenallemand«Lafille de Minos et de Pasiphaé : « Die Tochter Minos undPasiphae»–c’estunefiched’étatcivil…

    Touslesgrandstraducteursontsurecréerlesœuvresqu’ilsont traduites – et Baudelaire au premier rang d’entre eux.Encoreunefois,c’estabsolumentindispensable.Lepireécueild’une traduction n’est pas le contresens,mais l’aplatissement.Quandonlitunetraductiondontonconnaîtlalangued’origine,onpeutmêmerestituerlemotétrangerquiaétéaplati…

    Mais sous prétexte d’une exactitude qui est le véritablecontresens,onestenvahidesavantestraductionslittérales…

    Cette mode est une abomination. Pourquoi s’arrêter en sibon chemin ?On devrait, par scrupule scientifique, transposermotàmot.ImaginonsVirgile,parexemple:

    Majoresquecaduntaltisdemontibusumbrae

    Traduisonsdoncsanspeur:«Etplusgrandestombentdeshautsmonts lesombres»…Jepréfère jusqu’ànouvelordre latraductiondeValéry:

    Etlesombresdesmontsgrandissentjusqu’ànous.

    C’est à lamode exacte qu’un professeur à la Sorbonne atraduitleZarathoustra.Onn’estpasloindeMonsieurJourdaintraducteur…

  • Cela confine à la mauvaise action… Traduire veut direacclimateruneœuvreaugénied’uneautrelangue.Latraductionpar Luther du Cantique des cantiques, par exemple, c’est unverger de Souabe au printemps ; on s’y promène parmi descerisiers en fleur. Ou la traduction du Faust par Gérard deNerval:ilparaît–jenel’aipasvérifié–qu’elleseraitbourréedecontresens.EtpourtantGoetheaécritàsontraducteur:«Jenem’étais jamais si bien compris qu’en vous lisant. » Nervalavaitsufairerevivresonœuvre.

    Cettemaniedel’exactitudeàtoutprixestlamentable.C’esttoujourscetteespèced’empiétementdumécanique,del’abstraitsur le vivant dont parlait Bergson. Au contraire de lareproduction mécanique, la véritable fidélité est créatrice. JevousrenvoiesurcethèmeauxremarquablesanalysesdeGabrielMarcel.

    Pierre Boutang, à propos de la poésie traduite, parle del’autremême…

    C’est toutà faitcela : l’autreen tantqu’autreet l’autreentantquenôtreaussi,danslamesureoùnousnousfaisonspasserenlui…

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  • Vous êtes aussi un grand amoureux de l’Espagne. Et leversanthispaniquedevotreculturenecomptepasmoinsquelegermanique…

    J’ai connu l’Espagne assez tard, à quarante-trois ans, en1946–et jesuiseneffet tombéamoureuxd’elle.Etquandonestamoureux, il estnatureld’apprendre la languede la femmequ’on aime… Si bien que j’ai appris l’espagnol, qui estaujourd’huilalangueétrangèrequejeparlelemoinsmal,parcequ’ilm’estdonnédelapratiquertouslesjours.

    L’Espagnede1946était trèspauvre, trèsmaloutillée :ellesortait d’une période de restrictions profondes, après la guerrecivilequi l’avait laisséeexsangue,puis laguerreeuropéenne,àlaquelle elle n’avait pas participé, mais qui avait paralysé seséchangesavecleresteducontinent.Àcetteépoqueletourismen’existait pas, onpouvait avoir infiniment plus qu’aujourd’huiuncontactvéritableaveclepeuple.

    On sentait la fierté dans toutes les classes sociales, lesentiment de l’honneur, le sens du contact humain, direct, leseul qu’ils connaissent et qui rappelle cette allégeance queSimone Weil admirait tant chez eux. Elle disait que lamonarchie espagnole, par le serment d’allégeance, avaitconstitué un modèle, autant qu’un État politique peut l’être,jusqu’àl’arrivéedesBourbons…

    Cettefacultédedistance,aussi,etdemépris.Ilfautunpayscomme l’Espagne pour y trouver une chapelle dédiée àNotre-Dame du Mépris – Nuestra Señora del Desprecio, enEstrémadure.Et unmépris qui chez lesmeilleurs n’est pas dutoutmêléd’envie–tropsouvent,eneffet,onfeintdemépriserce que l’on envie. Non : là-bas, les honneurs, l’argent,l’élévationsociale:pasd’importance.

    Il me souvient d’avoir essayé de traduire à un jeune

  • Espagnolquiétaitvenuchezmoiapprendrelefrançais,desversdeVictorHugosurl’Espagne.Hugoaparléadmirablementdecepays, de son histoire et de son âme. Il y avait vécu enfant etconnaissait très bien l’espagnol (Pepita, «Dans cette Espagneque j’aime », « … les grandes chambres peintes/Du palaisMasserano»)etc’estdanscette languequ’il tenait sescarnetsintimes.

    DansLeCid exilé, il décrit les paysans qui entouraient lehéros:

    […]Telssontceslaboureurs.Pourdéfendrel’Espagne,Cesrustresaubesoinfontplusquedesinfants;Ilsontdeschariotscriantdanslacampagne,Etsonttropdédaigneuxpourêtretriomphants.

    « Toute l’Espagne est là ! » s’exclama mon jeuneinterlocuteur…

    ÀMadrid, je fus interpelléparun individuà lamineassezlouche,quivoulaitmevendreunemontrecenséeenor–montrequi,sielleétaitenor,nepouvaitqu’avoirétévolée,ouqui,sielleétaitentoc,coûtaitalorsbeaucouptropcher.Aprèsluiavoirdit que l’emplette ne m’intéressait pas, j’ai eu l’idée de luidemandermonchemin.D’autorité, il a pris ladirectionque jecherchais : « Je vous accompagne. » J’ai cru en être de monpourboire, ce qui était parfaitement normal. Au bout de huitcentsmètres de conduite, commenous arrivions àma rue, j’aisortiunepièce–quel’hommearefusée.Toutdemi-escrocqu’ilétait,nousavionseuuncontactpersonnel,jeluiavaisdemandéunservice–etunservicenesefaitpaspayer.C’étaitlàcequel’âmeespagnoleavaitdemeilleur.

    J’aivouluaussivisiterlaManche,lepaysdeDonQuichotte,et en particulier le Toboso, où Cervantès fait vivre Dulcinée,

  • l’amorylailusióndeDonQuixote,l’amouretl’illusiondeDonQuichotte–ilusiónvoulantdireàlafoisillusionetespérance,ce qui montre à quel point l’espérance peut être trompeuse…«Espéranceinfondée»,selonledictionnaire…

    Quant à la littérature espagnole, c’est d’abord justementDonQuichotte…

    LeQuichotteest inépuisable.C’estparaît-il le livre leplustraduitaprèslaBible.AuToboso,ilyad’ailleursunmuséeoùl’onpeutvoirtouteslestraductions…

    Inépuisable,vraiment.EtCervantèslui-mêmenes’enestpasaperçu.On a l’impression, à le lire quand il se commente lui-même, qu’il voulait faire œuvre utile, utilitaire presque, endégoûtant ses contemporains de la littérature de chevalerie.Alorsqu’ilaédifiéunmonumentdel’esprithumain.Preuvequelegénieneseconnaîtpas–c’estunlieudepassage…

    …D’oùlafameusequerelleentreUnamunoetlesérudits,àpropos de son livre La Vie de Don Quichotte et de SanchoPança. Les spécialistes avaient levé les bras au ciel devant cequileurparaissaituncomblededésinvolture,etcommesuprêmeargument, ils avaient proclamé : « Si Cervantès revenaitaujourd’hui sur terre, il serait de notre avis, non du vôtre. »Unamuno avait aussitôt acquiescé, en leur rétorquant : «Maisdepuisquandl’auteurd’uneœuvreest-illemieuxqualifiépourla comprendre ? Moi je ne suis pas cervantiste, je suisquichottiste…»Parlà,ilmontraittrèsbienquelextraordinairepersonnage était Don Quichotte, vivant de sa vie propre, à laquêtedel’idéalimpossibleetjamaisrenié…Onpourraitgraverenlettresd’orcequelevieilhidalgorépondàsonvainqueur,àqui,selonles loisde lachevalerie, ildoitobéir. (Bienentenducen’étaitpassérieux,sonvainqueurestlebachelierdéguiséen

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  • ailleurs.Onlesenttrèsbienquandonestfrappédansl’âmeparunversque l’onrelit,etquinousatteintcommesion le lisaitpour la première fois. Notre science n’a pas empêché notreéblouissement, comme si nous avions fait une nouvelledécouverte.Noussavionsdéjàcela,maisdepuisuneexpérienceidentiqueàcelledel’auteurdesversnousafaitenquelquesorterattrapercequenoussavions.C’est ladifférenceplatoniciennequerappelaitSimoneWeilentre«savoir»et«savoirde toutesonâme»…

    Nous sommes à ce moment-là dans une communionintemporelle avec celui qui a écrit ce qui nous a frappés, bienau-delàdela«culture»,quisanscelarestelettremorte…

    Etquandonperdlebutversquoitendenttousleschemins,onn’aplusd’yeuxquepourleschemins–etl’onseperddansleur exploration sans fin. L’inventaire indéfini des moyens –c’est précisément ce que les modernes entendent par«culture»,dontilssefontun«horizonindépassable»…

    Tourner en rond devient la nouveauté. C’est le cerclevicieux, lequel est la caricature du cercle d’en haut quireprésentelaplénitude.SimoneWeilaécritlà-dessusdespagestrèsbelles.Lecercleestàlafoisl’imagedeDieuetl’imagedelaprison,cequinouslibèreetcequinousenferme.Tandisquelalignedroiteestlaprisonabsolue:onpeutmarcheràl’infini,on demeure prisonnier de l’horizontalité. La prison, c’est ladimension dans laquelle on est, et qu’on ne surmonte pas.Simone Weil définissait encore l’erreur du progressisme :s’imaginerqu’àforced’avancer,ons’élèveradanslesairs…

  • XIILAMÉMOIREAMNÉSIQUE

    Intempérance informatique – Souvenirs anonymes –Mémoire&érudition–LesRomains camaradesd’école–Lepassé & l’éternel – Altitude des dieux & des autels –L’archétype & le prototype – Clous successifs – Absence deruminants – L’information déformante – En avance sur leLéthé – Fureur du Gros Animal – Stabilité & diversité –Toujoursl’érosion–Vielocale–Péchévivant&vertumorte–Pathologie des sociétés – Contre les manichéismes –AutophagieduGrosAnimal–Unitéducaractère–Signesdestemps & pessimisme – Anticonformisme par fidélité – Lenécessaire& le Bien – LeGrand Inquisiteur –Ou bien…oubien – Le dernier homme & le surhomme – Postéritéd’Antigone–LesPléiades.

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  • nécessitéorganique,etnonpardécretcentral– lapluralitédescultures,deslangues,desmœurs,descostumes…S’agissantdecette réalité trèshumble– lesvêtements locaux– je levoisenProvence:leurforme,leuraspectn’ontpaschangépendantdessiècles – mais en revanche ils variaient de pays à pays, àquelquefois très peu de distance. Une grande stabilité dans letemps allait de pair avec une grande diversité dans l’espace.Tandisque,maintenant,nousavonslecontraire:mobilitédansle temps et uniformité dans l’espace. La mode est la mêmepartout,deLondresàLosAngelesetdeParisàTokyo–etelleypassetoutaussivite…

    Qu’est-ced’autre,sinonlàencoreunphénomèned’érosion?Phénomèneextrêmementgrave,quandils’étenddelafaçondesevêtir à tous lesautresdomainesde lavie–etenparticulierauxchosesdel’esprit.Ilnes’agitpasderepeindrelepasséenrose – la question n’est évidemment pas là, etGobineau avaitraison d’objecter aux royalistes de son temps qu’ils avaientmauvaisemémoire.Bainvilleremarquaitdesoncôtéque«toutatoujours trèsmalmarché».Àceciprès toutefoisqu’ily adesdegrésdansle«malmarché»:çamarchaitmal,maisçadurait–parlaforcedelacohésion,delacontinuité,del’enracinement.

    Quand je songe à ce que pouvait être une vie locale, telleque je l’ai encore connue, dans la campagne vivaraise – lesmœurs,lescoutumes:toutn’étaitcertespassublime,loindelà,etlespaysansavaientdeshaines,desmesquineries,despassionsplusoumoinsrelevées–maislavieétaitpartoutprésente.Etunpéchévivantvautmieuxqu’unevertumorte,car ilcontientparsa vie même la graine d’une vraie vertu. Sans compter lepittoresque:onfaisaitdescharivaris,deschansonsquisouventne manquaient pas d’esprit, pour railler les mariagesdisharmonieux, par exemple. Tout cela témoignait d’unefermentation, d’une création authentiquement populaire qui a

  • complètement disparu. Aujourd’hui tout le monde regarde lesmêmes programmes de télévision, écoute les mêmes tubesproduitsensérieparl’industrieduspectacle–leshowbusiness,commeondit…

    Pour en revenir à notre mouton, je veux dire au GrosAnimal,nepeut-ondirequ’ilestenragé?Qu’ilestdevenufou,etfoufurieux?

    Ilyaeneffetunepathologiedessociétés,etleGrosAnimalest sujet à desmaladies.Maladies qu’on ne doit pourtant pasconfondre avec ses réflexes de santé, lesquels sont souventétroits et violents. Il faut bien qu’il se préserve : d’oùl’incroyableférocitéavecquoiilapoursuivicertainesdoctrines,qui dans l’absolu se justifient très bien, pour lesquelles onrevendiqueraitvolon-tiers la liberté,maisdont l’applicationestimpossible.LeGrosAnimalquisesentalorsmenacédanssonexistencemême,réagitaveclaplusextrêmecruauté:c’estainsiqu’il s’est acharné contre tous les manichéismes, quiprofessaient une dichotomie plus ou moins marquée entre ledivin et le temporel. Ce fut le cas, par exemple, avec lesAlbigeois.

    IlpeutarriveraussiqueleGrosAnimalréagisseàl’encontrede ses propres intérêts. On voit alors la maladie – ce qui estnuisible à la société – imposé par la société elle-même. C’estalors le cumul des plaies, l’abomination de la désolation. Carquand elle était saine, la société – ou, pour continuer avecl’image de Platon, le Gros Animal – imposait plus ou moinstyranniquement les lois de sa conservation, mais en seconservant permettait tout de même à quelques esprits

  • supérieurs, à quelques individualités hors du commun, derespirer au-dehors. Tandis que maintenant, comme dans lecancer, leGrosAnimal se retourne contre lui-même – pour sedévorer.Onpourraitparlerd’autophagie…

    C’estleCatoblépasdeFlaubert…

    On l’observe jusquedans l’Église, oùPaulVI évoquait un«syndromed’autodestruction»àl’œuvre.Etquefaire,quandleGrosAnimalestmalade?C’està l’individude réagir–cequisuppose une prise de conscience beaucoup plus profonde quelorsqueleGrosAnimalestenbonnesanté…

    ErnstJüngerdisaitnaguèrequ’enunsiècleaussiagitéquele nôtre, l’unité d’une vie ne peut venir que de l’unité ducaractère…

    C’est une pensée quime semble très juste, et que je croisavoir exprimée bien souvent. Les cadres en effet ont disparu,tout ce qui assurait jadis de l’extérieur la cohésion desexistences.Désormais il faudra choisir, et tout dépendra de lavaleurdeshommes…C’estladéfinitionqueJeanPrévostdonnedustoïcisme:«Fairequandplusrienneva,commesitoutallaitencore. » Mais n’en attendons pas trop de merveilles : lestoïcismen’ajamaisétéàl’usageduplusgrandnombre…Uneélite se dégagera sansdoute – non sansdouleur, car onne luiépargnerarien–quiseradepremièrequalité;maiselleresteratoujoursinfinimentminoritaire,etlegrosdelafoulecontinueraplus que jamais de suivre les entraînements qu’on lui

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  • ŒuvresdeGustaveThibon

    LaScienceducaractère,1934(DescléedeBrouwer)Diagnostics, essaisdephysiologie sociale, 1940 (Librairie

    deMédicis;rééd.Fayard)Destindel’homme,1941(DescléedeBrouwer)L’ÉchelledeJacob,1942(Lardanchet;rééd.Fayard)Retourauréel,NouveauxDiagnostics,1943(Lardanchet)CequeDieuauni,1945(Lardanchet;rééd,Fayard)LePaindechaquejour,1945(LeRocher)Offrandedusoir,poèmes,1946(Lardanchet)Chateaubriand, choix de textes et introduction, 1948 (Le

    Rocher)Nietzscheouledéclindel’esprit,1948(Lardanchet;rééd,

    Fayard)Paysages du Vivarais (avec des photographies de Jean-

    MarieMarcel),1949(Plon)SimoneWeiltellequenousl’avonsconnue(encollaboration

    avecleP.Perrin),1952(LaColombe;rééd.Fayard)La Crise moderne de l’amour, 1953 (Éditions

    universitaires)Notre regard qui manque à la lumière, 1955 (Amiot-

    Dumont;rééd.Fayard)Vousserezcommedesdieux,théâtre,1959(Fayard)L’Ignoranceétoilée,1974(Fayard)EntretiensavecChristianChabanis,1975(Fayard)L’Équilibreetl’Harmonie,chroniques,1976(Fayard)LeVoileetleMasque,1985(Fayard)L’Illusionféconde,1995(Fayard)Ilssculptentennouslesilence.Rencontres,2003(F.-X.de

  • Guibert)Aux ailes de la lettre, pensées inédites (1932-1982), 2006

    (LeRocher)ParodiesetMiragesoulaDécadenced’unmondechrétien.

    Notesinédites(1935-1978),2011(LeRocher)Les Hommes de l’éternel. Conférences au grand public

    (1940-1985),2012(Mame)Dossier H Gustave Thibon, dirigé par Philippe Barthelet

    (L’Âged’homme,2012).Ilconvientd’ajouteràcetteliste:La Pesanteur et la Grâce de Simone Weil (édition et

    introduction),1947(Plon)

  • I

    II

    III

    IV

    V

    VI

    VII

    VIII

    IX

    X

    XI

    XII

    Tabledesmatières

    Histoire,mœurs&politique

    Prosateurscontemporains

    Figures&rencontres

    Unmondedécouronné

    Lespoètes

    Poésie&métaphysique

    Naturedelapoésie

    Poésie&traduction

    L’Allemagne

    L’Espagne

    Croire

    Lamémoireamnésique

    Épilogue:l’artdel’harmonie

    ŒuvresdeGustaveThibon

  • Achevéd’imprimerparISIPrint,

    enavril2016N°d’imprimeur:XXX

    Dépôtlégal:mai2016

    ImpriméenFrance