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Afrique subsaharienne/Essai/Economie/Finance Vous avez dit « La dette odieuse de l’Afrique »? (MFI/29.10.2013) Deux professeurs d’économie à l’université du Massachusetts signent un livre à la fois précieux et accessible sur les circuits financiers qui ont prévalu – et prévalent encore – entre les pays d’Afrique subsaharienne et le reste du monde. Léonce Ndikumana et James K. Boyce détaillent, dans La dette odieuse de l’Afrique, les mécanismes qui ont permis à des régimes illégitimes d’endetter leurs pays, sans contrepartie ou presque pour leurs populations, avec la bénédiction de prêteurs dont l’attitude ne laisse pas d’interroger. Lors d’une conférence organisée à Dakar, en avril 2013, devant des étudiants d’une école de commerce, Léonce Ndikumana martèle : « Ce n’est pas l’Afrique qui est endettée vis-à-vis du monde, c’est plutôt le monde qui est endetté vis-à-vis de l’Afrique ; le mythe selon lequel l’Afrique ne peut pas réduire la pauvreté est créé par le drainage de ses ressources. L’Afrique peut éradiquer la pauvreté si ses ressources restent sur le continent. » En quelques mots, le professeur d’économie, né au Burundi, résume l’un des messages principaux du livre La dette odieuse de l’Afrique. Comment l’endettement et la fuite des capitaux ont saigné un continent, qu’il a signé avec son collègue James K. Boyce. La démonstration des deux économistes débute par le récit du voyage du président zaïrois Mobutu Sese Seko à Washington en juin 1989 – en Concorde, depuis l’immense piste construite à Gbadolite, le village natal de Mobutu au nord du Zaïre – pour aller rendre visite à son vieil ami George H.W. Bush. Peu après cette visite, le FMI accordera un nouveau prêt au Zaïre. Pourtant, peu de temps auparavant, le responsable de l’équipe du FMI dépêchée au sein de la Banque du Zaïre n’avait-il pas conclu que, du fait de « l’impossibilité de limiter les fraudes », « les créanciers du Zaïre n’ont aucune chance de recouvrer dans un avenir proche l’argent qu’ils y ont investi »? Les prêts laxistes structurellement encouragés Après cette mise en bouche, les auteurs nous plongent dans un univers où des créanciers « prêtent plusieurs milliards de dollars à des régimes dont les dirigeants font passer leurs intérêts économiques personnels devant le développement de leurs pays ». En s’appuyant sur trois exemples

Essai La Dette Odieuse

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Afrique subsaharienne/Essai/Economie/FinanceVous avez dit « La dette odieuse de l’Afrique » ?

(MFI/29.10.2013) Deux professeurs d’économie à l’université du Massachusetts signent un livre à la fois précieux et accessible sur les circuits financiers qui ont prévalu – et prévalent encore – entre les pays d’Afrique subsaharienne et le reste du monde. Léonce Ndikumana et James K. Boyce détaillent, dans La dette odieuse de l’Afrique, les mécanismes qui ont permis à des régimes illégitimes d’endetter leurs pays, sans contrepartie ou presque pour leurs populations, avec la bénédiction de prêteurs dont l’attitude ne laisse pas d’interroger.

Lors d’une conférence organisée à Dakar, en avril 2013, devant des étudiants d’une école de commerce, Léonce Ndikumana martèle : « Ce n’est pas l’Afrique qui est endettée vis-à-vis du monde, c’est plutôt le monde qui est endetté vis-à-vis de l’Afrique ; le mythe selon lequel l’Afrique ne peut pas réduire la pauvreté est créé par le drainage de ses ressources. L’Afrique peut éradiquer la pauvreté si ses ressources restent sur le continent. » En quelques mots, le professeur d’économie, né au Burundi, résume l’un des messages principaux du livre La dette odieuse de l’Afrique. Comment l’endettement et la fuite des capitaux ont saigné un continent, qu’il a signé avec son collègue James K. Boyce. La démonstration des deux économistes débute par le récit du voyage du président zaïrois Mobutu Sese Seko à Washington en juin 1989 – en Concorde, depuis l’immense piste construite à Gbadolite, le village natal de Mobutu au nord du Zaïre – pour aller rendre visite à son vieil ami George H.W. Bush. Peu après cette visite, le FMI accordera un nouveau prêt au Zaïre. Pourtant, peu de temps auparavant, le responsable de l’équipe du FMI dépêchée au sein de la Banque du Zaïre n’avait-il pas conclu que, du fait de « l’impossibilité de limiter les fraudes », « les créanciers du Zaïre n’ont aucune chance de recouvrer dans un avenir proche l’argent qu’ils y ont investi » ?

Les prêts laxistes structurellement encouragés

Après cette mise en bouche, les auteurs nous plongent dans un univers où des créanciers « prêtent plusieurs milliards de dollars à des régimes dont les dirigeants font passer leurs intérêts économiques personnels devant le développement de leurs pays ». En s’appuyant sur trois exemples (Nigeria, Congo-Brazzaville et Gabon), ils détaillent les politiques de prêts laxistes encouragées par la structure des incitations du côté des prêteurs : un chargé de prêts dans une institution internationale peut ainsi voir sa performance être « jugée principalement en fonction du nombre de prêts accordés ». L’agence qui l’emploie peut elle-même considérer que sa mission principale « consiste à distribuer de l’argent ». Une autre motivation « indépendante de l’impact productif du prêt sur le pays emprunteur » est « la promotion des exportations » fournies par les entreprises du pays qui accorde le prêt… Les auteurs décortiquent aussi le mécanisme de la commission de montage, encaissée par la banque chef de file d’un prêt monté par un consortium de banques commerciales, commission particulièrement juteuse et directement déduite du prêt décaissé à l’emprunteur…

La porte tournante

Puis les auteurs documentent l’ampleur de la fuite des capitaux en Afrique et sa relation avec les prêts étrangers. Ils confirment non seulement que « les actifs accumulés via la fuite des

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capitaux sont de nature privée alors que, pour la dette extérieure, il s’agit d’engagements publics que les Africains doivent aux créanciers par l’intermédiaire de "leur" gouvernement », mais surtout ils chiffrent ces montants : « L’Afrique subsaharienne est largement un créancier net vis-à-vis du reste du monde ; en 2008, le stock de capitaux qui ont fui les 33 pays considérés (ceux pour lesquels les auteurs ont étudié les données, ndlr) s’élevait à 944 milliards de dollars, contre une dette extérieure de 177 milliards de dollars. Ces pays disposaient donc d’environ 767 milliards de dollars d’actifs extérieurs nets. »Les auteurs étudient également le phénomène de « porte tournante », c’est-à-dire le fait que des flux de capitaux émanant de prêteurs étrangers entrent dans le pays et en ressortent sous forme de capitaux en fuite. Les conclusions de leur analyse statistique est sans appel : « Pour chaque dollar que l’étranger prête à l’Afrique subsaharienne, environ 60 cents en ressortent sous forme de fuite des capitaux la même année. » Plus de la moitié !

L’argent du sang

Cet argent qui n’est ni dépensé ni investi en Afrique, il faut pourtant aujourd’hui le rembourser. Les auteurs rapprochent les paiements au titre du service de la dette de la réduction des dépenses de santé publique et calculent que, pour les pays considérés, « la fuite des capitaux alimentée par la dette a causé la mort de 77 000 nourrissons de plus par an ». Des chiffres qui « donnent une nouvelle signification à l’expression "l’argent du sang "». Dans le dernier chapitre, les auteurs rappellent que, depuis Aristote, « les juristes se demandent si, et dans quelles circonstances, les gouvernements sont tenus d’honorer les dettes contractées par leurs prédécesseurs, même après une rupture constitutionnelle dans la continuité de l’Etat. » Dès 1927, le juriste russe Alexander Sack a inventé le terme moderne de « dettes odieuses », qui peuvent être qualifiées ainsi à trois conditions : absence de consentement (dette contractée sans le consentement du peuple), absence de bénéfice public (fonds employés pour le bénéfice privé du dirigeant et de ses complices, non pour celui de la population), connaissance de la situation par les créanciers. Enfin, les auteurs examinent comment cette théorie de la dette odieuse pourrait s’appliquer au cas africain. En conclusion, ils proposent, pour « libérer l’Afrique du piège de la dette », une solution en quatre temps : chercher à recouvrer les avoirs volés ; mettre un terme au blanchiment d’argent ; renforcer la transparence ; répudier de manière sélective les dettes qui se révèlent odieuses. Des mesures, soulignent-ils, qui se révéleraient bénéfiques pas uniquement pour la population de l’Afrique, en ce qu’elles amélioreraient également le fonctionnement du système financier international.

Ariane Poissonnier

La dette odieuse de l’Afrique. Comment l’endettement et la fuite de capitaux ont saigné un continent, par Léonce Ndikumana et James K. Boyce. Dakar, éditions Amalion 2013.