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L’Encéphale (2014) 40, 154—159 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.em-consulte.com/produit/ENCEP PSYCHIATRIE BIOLOGIQUE Étiopathogénie des délires de grossesse à partir d’une revue de la littérature : rôle de l’hyperprolactinémie et application de la théorie de l’inférence abductive Etiopathogeny of the delusion of pregnancy using a literature review: Role of hyperprolactinemia and application of the theory of abductive inference F. Levy , S. Mouchabac , C.S. Peretti Département de psychiatrie et psychologie médicale, CHU Saint-Antoine, 184, rue du Faubourg-Saint-Antoine, 75012 Paris, France Rec ¸u le 25 avril 2012 ; accepté le 4 evrier 2013 Disponible sur Internet le 4 juillet 2013 MOTS CLÉS Délire de grossesse ; Hyperprolactinémie ; Inférence abductive Résumé Introduction. L’objectif de cet article est d’étudier le rôle de l’hyperprolactinémie dans la survenue des délires de grossesse. Le modèle de l’inférence abductive est utilisé pour préciser l’étiopathogénie de cette pathologie. Méthodes. Une recherche dans Medline ayant pour mots clés delusion of pregnancy ou delu- sional pregnancy et hyperprolactinemia a été effectuée. Résultats. Trois articles rapportant huit cas de délires de grossesse associés à une hyper- prolactinémie complètement résolutifs après normalisation biologique ont été retrouvés. La chronologie d’apparition, le caractère réversible des symptômes et la reproductivité du tableau clinique permettent d’impliquer l’hyperprolactinémie. La théorie de l’inférence abductive per- met de préciser l’interaction complexe entre l’hyperprolactinémie et les délires de grossesse. Dans ce modèle, deux facteurs interviennent : la donnée anormale, ici l’hyperprolactinémie, et le processus cognitif à l’œuvre chez les patientes. Conclusion. La recherche et le traitement d’une hyperprolactinémie doivent être systéma- tiques dans la prise en charge thérapeutique des femmes présentant un délire de grossesse. © L’Encéphale, Paris, 2013. Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (F. Levy). 0013-7006/$ see front matter © L’Encéphale, Paris, 2013. http://dx.doi.org/10.1016/j.encep.2013.04.008

Étiopathogénie des délires de grossesse à partir d’une revue de la littérature : rôle de l’hyperprolactinémie et application de la théorie de l’inférence abductive

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’Encéphale (2014) 40, 154—159

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

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SYCHIATRIE BIOLOGIQUE

tiopathogénie des délires de grossesse à partir’une revue de la littérature : rôle de

’hyperprolactinémie et application de la théorie de’inférence abductivetiopathogeny of the delusion of pregnancy using a literature review: Rolef hyperprolactinemia and application of the theory of abductivenference

. Levy ∗, S. Mouchabac, C.S. Peretti

épartement de psychiatrie et psychologie médicale, CHU Saint-Antoine, 184, rue du Faubourg-Saint-Antoine, 75012 Paris, France

ecu le 25 avril 2012 ; accepté le 4 fevrier 2013isponible sur Internet le 4 juillet 2013

MOTS CLÉSDélire de grossesse ;Hyperprolactinémie ;Inférence abductive

RésuméIntroduction. — L’objectif de cet article est d’étudier le rôle de l’hyperprolactinémie dans lasurvenue des délires de grossesse. Le modèle de l’inférence abductive est utilisé pour préciserl’étiopathogénie de cette pathologie.Méthodes. — Une recherche dans Medline ayant pour mots clés delusion of pregnancy ou delu-sional pregnancy et hyperprolactinemia a été effectuée.Résultats. — Trois articles rapportant huit cas de délires de grossesse associés à une hyper-prolactinémie complètement résolutifs après normalisation biologique ont été retrouvés. Lachronologie d’apparition, le caractère réversible des symptômes et la reproductivité du tableauclinique permettent d’impliquer l’hyperprolactinémie. La théorie de l’inférence abductive per-met de préciser l’interaction complexe entre l’hyperprolactinémie et les délires de grossesse.Dans ce modèle, deux facteurs interviennent : la donnée anormale, ici l’hyperprolactinémie,

et le processus cognitif à l’œuvre chez les patientes. Conclusion. — La recherche et le traitement d’une hyperprolactinémie doivent être systéma-tiques dans la prise en charge thérapeutique des femmes présentant un délire de grossesse.© L’Encéphale, Paris, 2013.

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (F. Levy).

013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2013.ttp://dx.doi.org/10.1016/j.encep.2013.04.008

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Étiopathogénie des délires de grossesse à partir d’une revue de la littérature 155

KEYWORDSDelusional pregnancy;Abductive inference;Hyperprolactinemia

SummaryIntroduction. — Delusions of pregnancy are not well known. The delusion of pregnancy is definedas the belief of being pregnant despite factual evidence to the contrary. The clinical picture isheterogeneous (duration, mechanisms, topics and pre-existing psychiatric disorders). Severalcauses have been proposed to explain the occurrence of the delusions of pregnancy: cenesthetictheory, hyperprolactinemia, polydipsia and psychodynamic conflicts. Hyperprolactinemia is aninteresting hypothesis (physiologic increase during pregnancy and similar manifestations in thecourse of gestation). The abductive inference theory is a probabilistic model that can clarifythe role of hyperprolactinemia in the delusions of pregnancy. The purpose of this paper is tostudy the role of hyperprolactinemia in the delusions of pregnancy using a literature review.The abductive inference model is used to specify the etiopathogeny of this pathology.Methods. — A research in Medline, Sudoc, BIUM and PSYLINK using the following key words‘‘delusional pregnancy’’ or ‘‘delusion of pregnancy’’ and ‘‘hyperprolactinemia’’ was conduc-ted.Results. — Three articles (case reports) about delusions of pregnancy associated with hyper-prolactinemia were found. The cases have some similitudes. First of all, they have similarchronology: delusion appears at the same time as hyperprolactinemia and resolves with biologi-cal normalization. Secondly, hyperprolactinemia is always caused by a neuroleptic (haloperidol,olanzapine, risperidone). Concerning pre-existing disorders, a psychiatric pathology for eachcase was found (schizophrenia, schizo-affective disorder and bipolar disorder). Chronology,reproductivity and reversibility are strong arguments to involve hyperprolactinemia in thedelusions of pregnancy (Bradford Hill criteria). Furthermore, this association is biologicallyplausible: physiologic increase during pregnancy (gestational signal), similar symptoms to thoseduring pregnancy and the role in parental behavior (parental signal). Nevertheless, not everyonewith hyperprolactinemia will develop a delusion of pregnancy; the interaction is more complex(non linear); the theory of abductive inference clarifies this relationship.Theory of abductive inference. — Abductive inference is a probabilistic model whose goal is toexplain the occurrence of delusional beliefs. The first factor is the abnormal data. The secondfactor is the cognitive process (abductive inference), which uses Bayes’ theorem to select themost likely hypothesis to explain the abnormal data. In the delusion of pregnancy, abnormaldata is the hyperprolactinemia, signal of gestation without pregnancy. Hypotheses in order toexplain this signal are then produced (pregnancy or no pregnancy). In the second part, pro-babilities associated with each hypothesis, given the hyperprolactinemia, are compared. Sincehyperprolactinemia is a gestational signal, the pregnancy hypothesis is most likely. Probabilitiesassociated with each hypothesis without taking hyperprolactinemia into account are compared(prior probability). Since any element of reality indicates a pregnancy, the absence of pre-gnancy is most likely. In the last step, the posterior probability is calculated using the first twocomparisons. The probability associated with the pregnancy hypothesis (taking into accounthyperprolactinemia) is relatively higher than the probability associated with the no-pregnancyhypothesis (without taking into account hyperprolactinemia). So, the posterior probability asso-ciated with the pregnancy hypothesis is more likely than the posterior probability associatedwith the no-pregnancy hypothesis. Thus, the subject believes in a pregnancy.Conclusion. — The research and the treatment of hyperprolactinemia must be conducted whenfaced with a delusion of pregnancy.© L’Encéphale, Paris, 2013.

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Introduction

Peu de cas de délires de grossesse sont rapportés dans lalittérature. La complexité de cette pathologie est liée engrande partie à l’hétérogénéité clinique, étiologique et à lavariété des contextes de survenue.

La définition des délires de grossesse consiste en laconviction délirante d’être enceinte malgré un bilan para-clinique négatif comprenant essentiellement le dosage des

BHCG. Ces états délirants se distinguent du pseudocyesisqui est dénommé communément par le terme de gros-sesse nerveuse et qui appartient au cadre nosographique

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es troubles somatoformes [1—7]. Cette pathologie (leseudocyesis) est caractérisée par la présence systéma-ique de symptômes relatifs à la gestation qui étayenta conviction d’une grossesse évolutive et par l’absencee processus délirant sous-tendant cette conviction. Lesélires de grossesse diffèrent aussi des grossesses simuléesu cours desquelles la patiente a conscience de ne pas êtrenceinte.

Concernant la présentation clinique, les délires de gros-

esse sont très hétérogènes. En effet, la durée peut variere quelques jours [1,8—12] à quelques semaines [5,10—14]oire à plusieurs années [1,4—6,12,13,15]. Le contenu
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élirant, en outre des idées de grossesse, est disparate ;es thèmes de zoopathie interne [1,4,11], de persécution1,9,11,12,16—18], de possession démoniaque [1,15,18],ystique [4,18] et érotomaniaque [4,18] peuvent êtreécrits. Ensuite, les mécanismes sous-tendant la convictionélirante d’être enceinte sont variables d’un cas rapporté à’autre (hallucinations olfactives [1,4,5,7,10—12,17,19,20],isuelles [11], automatisme mental [4,7,11], imagination16], fausses reconnaissances [16]) ; des hallucinationsénesthésiques sont cependant systématiquement retrou-ées. Des symptômes somatiques et notamment gynéco-ogiques à type d’aménorrhée [5,8,12,15,19], de tensionammaire [1,4,10,13,15,21] et de galactorrhée [8,19—21]euvent être présents au cours des délires de grossesse.es manifestations s’apparentent à celles de l’état ges-ationnel. Enfin, les délires de grossesse surviennent lelus souvent dans le cadre d’une pathologie psychia-rique préexistante notamment dans un contexte de troublesychotique [1,4,5,8,12,19—23] ou de trouble bipolaire5,8—10,12]. Plus rarement, un trouble dépressif récur-ent précède cette pathologie [10]. Des cas sont aussiécrits dans un contexte de maladie neurologique dégéné-ative : démence vasculaire [10], démence frontotemporale24], maladie d’Alzheimer [10]. Au plan épidémiologique,’âge moyen de survenue se situe entre 33 et 35 ans15,21].

Les étiologies évoquées dans les délires de gros-esse sont multiples : le conflit intrapsychique7,10,13,14,16,18,19,25—27], la polydipsie [15,21], leôle des cénesthésies [10,18,22,28] et l’hyperprolactinémie1,8,9]. Aucune d’entre elles n’a été cependant démontrée.’hyperprolactinémie est une étiologie à envisager dans laurvenue des délires de grossesse. Au plan physiologique,a prolactine est augmentée au cours de la grossesse,’est donc un signal gestationnel. En outre, la clinique de’hyperprolactinémie s’apparente à celle de la grossesseaménorrhée, galactorrhée, prise de poids) [29].

La théorie de l’inférence abductive permet de préci-er l’interaction complexe entre l’hyperprolactinémie et lesélires de grossesse. Dans ce modèle, deux facteurs inter-iennent : la donnée anormale, ici l’hyperprolactinémie sansrossesse évolutive, et le processus cognitif à l’œuvre chezes patientes [30].

L’objectif de cet article est d’étudier le rôle de’hyperprolactinémie dans la survenue des délires de gros-esse. Le modèle de l’inférence abductive est utilisé pourréciser l’étiopathogénie de cette pathologie.

e rôle de l’hyperprolactinémie dans lesélires de grossesse

éthode

ous avons effectué une recherche dans Medline, Bium,UDOC, PSYLINK ayant pour mots clés delusion of pregnancyu delusional pregnancy et hyperprolactinemia. Les réfé-

ences citées dans les articles trouvés ont été examinéesrecherche ascendante). Nous avons sélectionné les articlese langue francaise ou anglaise sans critère de date de paru-ion.

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F. Levy et al.

ésultats

rois articles, publiés entre 2003 et 2008, rapportant desélires de grossesse associés à une hyperprolactinémie ontté retrouvés [1,8,9]. Il s’agit de rapports de cas (huit auotal) synthétisés dans le Tableau 1.

Ces cas rapportés présentent plusieurs points communs.Tout d’abord, concernant la chronologie d’apparition

t de disparition des idées délirantes de grossesse, dansous les cas rapportés, les symptômes surviennent dans leontexte d’une hyperprolactinémie et s’amendent aprèsormalisation biologique. Ainsi, la durée du délire derossesse est relativement brève (de l’ordre de quelquesemaines).

L’étiologie de l’hyperprolactinémie systématiquementetrouvée est l’introduction récente d’un neuroleptiquehalopéridol, olanzapine ou rispéridone), la normalisationiologique est obtenue après changement de molécule.’hyperprolactinémie est donc attribuée dans ce contexte

la prise de neuroleptique, qui en est une cause fré-uente connue (via un antagonisme dopaminergique) [31].a rispéridone est le neuroleptique le plus pourvoyeur’hyperprolactinémie [1]. Dans notre revue de la littérature,inq cas impliquent cette molécule.

Des antécédents de pathologie psychiatrique préexis-ante sont toujours décrits. Dans cinq cas sur huit, un troublesychotique est retrouvé (quatre sujets atteints de schizo-hrénie et un de trouble schizo-affectif). Dans les autres cas,n trouble bipolaire est rapporté. La plupart des patientssix cas sur huit) présentent, au moment de la survenue duélire de grossesse, une décompensation de leur pathologiee fond (de type épisode maniaque avec caractéristiquessychotiques pour le trouble bipolaire).

Des manifestations gynécologiques à type notamment’aménorrhée et de modifications mammaires sont décritesréquemment (cinq cas sur huit).

Enfin concernant le terrain, tous les cas rapportésoncernent des femmes. L’âge de survenue se situe entre1 et 61 ans (âge moyen 43 ans).

iscussion’implication de l’hyperprolactinémie dans les délirese grossesse peut être discutée à partir des critères’imputabilités francais utilisés en pharmacovigilance [32].

Tout d’abord, l’imputabilité intrinsèque étudie les cri-ères chronologiques. Dans les cas rapportés dans laittérature, le délai d’apparition des idées délirantes estompatible avec la survenue de l’hyperprolactinémie. Enutre, les idées délirantes de grossesse disparaissent aprèsormalisation de l’hyperprolactinémie ; l’évolution est doncuggestive. Ensuite, la réadministration du neuroleptiqueesponsable pour tester la réapparition éventuelle desdées délirantes de grossesse n’a été pratiquée volontai-ement dans aucune des publications. Cependant, il a étéapporté une recrudescence des idées délirantes de gros-esse après la réintroduction de la rispéridone justifiée par’absence de contrôle suffisant des symptômes psychotiques

ar les autres traitements [1]. Ces différents élémentsendent l’implication de l’hyperprolactinémie dans cetteathologie vraisemblable sur le plan chronologique (C3).’analyse de l’imputabilité intrinsèque comprend aussi les
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Étiopathogénie des délires de grossesse à partir d’une revue de la littérature 157

Tableau 1 Cas de délires de grossesse survenant dans le cadre d’une hyperprolactinémie.

Références Âge (ans) Pathologiepréexistante

Thèmes Mécanismes Symptômessomatiques

Impliqué dansl’hyperprolactinémie

[1] Cas no 1 61 Schizophrénie Modificationsmammaires

Rispéridone

Cas no 2 53 Schizophrénie Persécution Obésité RispéridoneCas no 3 21 Schizophrénie Possession

démoniaqueHallucinationsacoustico-verbales

Modificationsmammaires

Rispéridone

[8] Cas no 1 44 Trouble bipolaire(épisodesmaniaques avecsymptômespsychotiques)

Hallucinationscénesthésiques

Pas de symptômessomatiquesassociés

Halopéridol + Olanzapine

Cas no 2 34 Troubleschizoaffectif

Hallucinationscénesthésiques

AménorrhéePas degalactorrhée

Rispéridone

Cas no 3 52 Schizophrénie Hallucinationscénesthésiques

AménorrhéePas degalactorrhée

Halopéridol + Olanzapine

Cas no 4 35 Trouble bipolaire(épisodesmaniaques avecsymptômespsychotiques)

Hallucinationscénesthésiques

AménorrhéePas degalactorrhée

Rispéridone

[9] 44 Trouble bipolaire(épisodesmaniaques avecsymptômespsychotiques)

Idées degrandeurPersécution

Hallucinationscénesthésiques

Pas degalactorrhée

Halopéridol + Olanzapine

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critères sémiologiques. La pathologie psychiatrique sous-jacente peut expliquer la survenue des idées délirantes degrossesse indépendamment de l’hyperprolactinémie. Aucunexamen complémentaire spécifique ne permet de prouverson rôle dans cette pathologie. Ainsi, sur le plan sémiolo-gique, l’implication de l’hyperprolactinémie dans les déliresde grossesse est douteuse (S1). Le score d’imputabilitéintrinsèque final qui croise les scores chronologiques etsémiologiques obtenus à partir de la table finale est doncvraisemblable (I3).

Ensuite, concernant l’imputabilité extrinsèque, d’autreséléments rendent cette hypothèse plausible au plan bio-logique. Tout d’abord, la prolactine est augmentée aucours de la grossesse. Le taux avoisine 200 ng/mL, [1] puisdiminue deux semaines après l’accouchement en l’absenced’allaitement. L’hyperprolactinémie est donc un signalneurobiologique d’état gestationnel. De plus, les manifes-tations de l’hyperprolactinémie s’apparentent à celles dela grossesse. Ainsi, elles peuvent sous-tendre les idées déli-rantes [1,19]. Enfin, cette hormone intervient dans plusieursaspects du comportement parental dénommé maternalsubroutine par Sobrinho [25]. Premièrement, la prolactinepermet l’alimentation du nouveau-né (fonction de lacta-tion, mobilisation de la masse graisseuse et augmentation

de l’absorption intestinale d’électrolytes) [25]. Deuxième-ment, la prolactine intervient dans la mise en place ducomportement parental en induisant la production d’unephéromone qui augmente l’attirance du nouveau-né pour

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a mère [25]. De même, une hyperprolactinémie peut êtrerovoquée de manière physiologique en cas de nécessitée comportement parental en dehors des situations puerpé-ales (en cas d’adoption par exemple) [14,25]. La prolactinest donc un marqueur de la fonction maternelle [1].

Les critères d’imputabilité intrinsèque et extrinsèqueendent plausible l’implication de l’hyperprolactinémieans la survenue des délires de grossesse. Cepen-ant, tous les sujets présentant une hyperprolactinémiee développent pas des idées délirantes de grossesse.ette observation suggère une interaction complexe entre

’hyperprolactinémie, les antécédents psychiatriques et leélire de grossesse. L’utilisation de la théorie de l’inférencebductive permet de préciser ce lien complexe entre’hyperprolactinémie et les délires de grossesse.

héorie de l’inférence abductive appliquée à’hyperprolactinémie dans les délires derossesse

éfinition de la théorie de l’inférence abductive30]

a théorie de l’inférence abductive est un modèle probabi-iste de type bayésien dont le but est d’expliquer la survenuet le maintien des idées délirantes (quel qu’en soit le type)

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partir d’une donnée anormale subissant un processus cog-itif, appelé inférence abductive, dysfonctionnel.

Le premier facteur de la théorie de l’inférence abduc-ive est la donnée anormale qui amène le sujet à émettrede manière non consciente) des hypothèses pour la justi-er. Cette conception se rapproche de la pensée de Williamsames [30] qui comprenait les idées délirantes comme « unehéorie inventée par le patient pour expliquer une sensa-ion corporelle ». De la même manière, Brendan Maher [30]crivait « un délire est une hypothèse émise pour expli-uer un phénomène perceptuel inhabituel ». Cette donnéenormale est nécessaire mais pas suffisante. En effet, touses sujets présentant une donnée anormale ne développentas des idées délirantes. La pathologie ne survient que sin second facteur est ajouté : un dysfonctionnement cogni-if.

Le second facteur nécessaire à l’apparition et au main-ien des idées délirantes est le processus cognitif, en’occurrence dysfonctionnel, appliqué à la donnée anor-ale. Ce processus cognitif se définit en dehors de touteathologie. Il s’agit d’un type de raisonnement consistantevant une observation donnée à sélectionner l’hypothèsea plus probable pour expliquer cette observation en utili-ant le théorème de Bayes [30]. Ce processus cognitif esténommé par le terme d’afférence abductive ou encorebductive inference par les Anglo-Saxons. Ce type de rai-onnement se distingue de la déduction (du général auarticulier) et de l’induction (du particulier au général) ;n effet toute hyperprolactinémie n’induit pas de déliree grossesse et inversement. En pathologie, ce processusognitif dysfonctionne et sélectionne une hypothèse diteélirante pour expliquer la donnée anormale, ainsi le sujeterbalise une croyance erronée.

La théorie de l’inférence abductive a été appliquée àe nombreuses pathologies délirantes pour lesquelles une

donnée anormale » a pu être identifiée et amène le sujet àvoir une croyance erronée [30]. Dans le syndrome de Cap-ras, la donnée anormale vient d’une déconnection entre leystème de reconnaissance des visages intact et le systèmeerveux autonome intact aussi ; ainsi la vue d’une personneamilière ne déclenche pas d’activation du système nerveuxutonome comme c’est normalement le cas. Le patient croitonc que des sujets qui lui sont proches sont en fait destrangers puisque la réponse du système nerveux autonomest faible [33]. De la même manière, dans le syndrome deotard, le système nerveux autonome ne répond plus auxifférents stimuli externes amenant le sujet à croire queui-même est mort [34]. Dans le syndrome de Fregoli, le sys-ème nerveux autonome est hyper-réactif aux visages, ainsie sujet a l’impression d’être suivi dans la rue par des per-onnes qu’il connaît mais qu’il ne reconnaît pas, il les croitonc déguisées [35].

pplication de la théorie de l’inférence abductive à’hyperprolactinémie dans les délires de grossesse

ous allons maintenant détailler les différentes étapes dea théorie de l’inférence abductive aux délires de grossesset à l’hyperprolactinémie en utilisant le théorème deayes. Pour mémoire, il s’agit d’énoncer les probabilités

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F. Levy et al.

onditionnelles d’un événement (A) en fonction de larobabilité de survenue d’un événement (B).

Tout d’abord, la « donnée » anormale ou signal biologiquerroné (O) est ici l’hyperprolactinémie, signal de gestation,ans grossesse évolutive.

Ensuite, des hypothèses sont émises, de manière nononsciente, pour expliquer ce signal biologique erronéhyperprolactinémie sans grossesse évolutive) : « je suisnceinte » (H1), « je ne suis pas enceinte » (H2).

Puis, la probabilité (PO/H1) associée à l’hypothèse déli-ante (H1 : « je suis enceinte ») est comparée à la probabilitéPO/H2) associée à l’hypothèse non délirante (H2 : « jee suis pas enceinte ») en tenant compte de la donnée

anormale » (O : hyperprolactinémie sans grossesse évolu-ive). L’hyperprolactinémie étant un signal de grossessevolutive, l’hypothèse d’une gestation (PO/H1) est plus pro-able que l’hypothèse d’absence de gestation (PO/H2).

Les probabilités a priori associées à chaque hypo-hèse (H1 et H2), c’est-à-dire sans tenir compte de’hyperprolactinémie (O), sont ensuite comparées. Le sys-ème de croyance du sujet est utilisé. Étant donné qu’aucunlément de réalité (échographie, dosage sanguin) n’étaye’hypothèse d’une grossesse évolutive, la probabilité de neas être enceinte est supérieure à la probabilité d’êtrenceinte (P(H1)/P(H2) < 1).

Dans la dernière étape de l’inférence abductive, lesrobabilités a posteriori associées à chaque hypothèse,élirante (H1) et non délirante (H2) sont calculées ; et’hypothèse ainsi retenue émerge à la conscience du sujet.es probabilités a posteriori prennent en compte la donnéenormale (O) et les éléments de réalité qui correspondentux probabilités a priori, c’est-à-dire sans tenir compte de laonnée anormale. Le théorème de Bayes est appliqué pouralculer les probabilités a posteriori en effectuant le calculuivant : P (O/H1) × P (H2)/P (O/H2) × P (H1).

Dans les délires de grossesse, puisque par définitiona patiente a pour croyance d’être enceinte, la probabi-ité a posteriori associée à l’hypothèse délirante « je suisnceinte » (H1) est plus élevée que la probabilité a poste-iori associée à l’hypothèse non délirante « je ne suis pasnceinte » (H2). Plusieurs éléments permettent d’expliquerue le calcul des probabilités a posteriori est en faveur de’hypothèse délirante (H1).

Tout d’abord, le poids de la probabilité (P0/H1) asso-iée à l’hypothèse délirante (H1) en tenant compte de laonnée anormale (O) est tel qu’il n’est pas corrigé para probabilité (PH2) associée à l’hypothèse non déliranteH2) sans tenir compte de la donnée anormale (O). C’est--dire, que le poids de l’hyperprolactinémie (O) est telu’il n’est pas corrigé par les éléments de réalité quiorrespondent à la probabilité associée à l’hypothèse nonélirante (« je ne suis pas enceinte ») sans tenir compte de’hyperprolactinémie (PH2), encore appelée probabilité ariori.

Un autre élément de réponse, pour expliquer que’hypothèse délirante est retenue, est un dysfonctionne-ent du système de croyance. Soit le système de croyance

’attribue pas correctement les probabilités associées aux

ypothèses non délirantes, soit le système de croyance neeut prendre en compte de nouvelles données de la réa-ité qui permettraient d’augmenter la probabilité a priorissociée à l’hypothèse non délirante.
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Étiopathogénie des délires de grossesse à partir d’une revue

En conclusion, le théorème de Bayes permet demodéliser dans un langage mathématique le poids del’hyperprolactinémie sans grossesse évolutive dans la sur-venue des idées délirantes de grossesse.

Conclusion

Les délires de grossesse sont peu décrits dans la littérature.La complexité de cette pathologie est liée en grande partieà l’hétérogénéité clinique, étiologique et à la variété ducontexte de survenue.

L’hyperprolactinémie est une étiologie à envisager dansla survenue des délires de grossesse. La revue de la lit-térature rapporte des cas décrits dans le cadre d’unehyperprolactinémie complètement réversible après nor-malisation biologique, dans un contexte de pathologiepsychiatrique préexistante. Cependant, l’interaction entrel’hyperprolactinémie et l’apparition des délires de grossessesemble complexe

La théorie de l’inférence abductive permet de précisercette interaction en utilisant le théorème de Bayes. Dansce modèle, deux facteurs interviennent : la donnée anor-male, ici l’hyperprolactinémie sans grossesse évolutive, etle processus cognitif dysfonctionnel appliqué à cette donnéeanormale qui amène le sujet à avoir une croyance erronée.

La recherche et le traitement d’une hyperprolactinémiedoivent être systématiques dans la prise en charge théra-peutique des patientes présentant un délire de grossesse.

Déclaration d’intérêts

Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts enrelation avec cet article.

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