Upload
vuongkhuong
View
220
Download
0
Embed Size (px)
Citation preview
La cigale, bête d’été, ignore le travail, vit d’amour et d’eau fraîche.
Bohême, que fait-elle de ses journées quand la canicule rend
le travail des fourmis si pénible ? Elle chante nuit et jour, à tout venant,
gratuitement, pour notre plaisir – enfin, c’est ce qu’elle croit, à dire vrai,
le chant des cigales peut finir par être sacrément horripilant !
Mais l’hiver s’annonce, elle n’a pas vu le temps passer… Déjà ? Brr…
et zut, j’ai oublié de faire les courses, voyons que me reste-t-il
dans le garde-manger ? Rien… Comment, rien ? Qu’à cela ne tienne,
chez les fourmis d’à côté, silos et greniers sont pleins.
« Je vous rendrai tout ça bien vite… euh, enfin dans l’année,
disons avant la fin de l’été prochain, genre août, oui, c’est ça, août… »
Cigale, tu ne passeras pas l’hiver, mais ton espèce te survivra.
Tu as tout juste pris le temps de confier tes œufs
à une plante qui les nourrira et les réchauffera, et ciao !
Vois la fourmi, elle travaille pour toutes ses sœurs
et toutes ses sœurs travaillent pour elle.
Solitude et gloire de l’artiste ? et si c’était juste du vent ?
Naïve ? ou bien un peu friponne ? En tous cas personne
n’y croit et surtout pas la fourmi : refus, c’est niet !Et en plus, genre artiste qui se la pète, nombril en avant,
la cigale n’aime pas qu’on lui fasse la leçon…
« Et alors quoi, ce que je faisais ? Pendant que vous rampiez
et suiez sous le poids de déchets récupérés dans les poubelles,
moi je chantais ! »
la Cigale et la Fourmi
La Cigale
Mais même un peu prétentieuses,il est bon qu’il y ait des cigales.Que serait un monde habitépar les seules fourmis ?
1
— Ah oui ? eh bien, danse maintenant !
Corbeau qui traverses les paysages d’hiver, noir sur gris,
sur lesquels tu fais planer ton vilain cri, ce grincement,
ce ricanement… Aujourd’hui tu es fier de toi,
tu as chapardé un fromage entier dans quelque ferme.
Installé sur ton frêne préféré,
tu t’apprêtes à l’avaler illico presto.
Et ça te rend un tantinet vaniteux,
comme grisé de toi-même.
Un goupil de passage a très vite compris la situation,
il sait le point faible des corbeaux – et de tant d’autres
espèces – l’amour propre, la suffisance,
« T’as vu, moi j’ai un claquos intégral, et toi ? »
Flatter ce genre de client, facile !
Honteux et confus.
Davantage que le banquet envolé,
c’est la honte qui domine :
«Je me suis fait avoir, ce que je peux être nul !
et en plus il me fait la leçon !
Pourtant, il a raison, tout flatteur vit au dépens
de celui qui l’écoute. Je le savais pourtant,
comment ai-je pu l’oublier ? »
Le Corbeau
« Ah, ce beau plumage que vous avez,
cette couleur unique, on dit bien bleu
ou noir corbeau : une référence. »
« Vrai, ce rouquin-là sait apprécier le beau,
oui, ma somptueuse robe aux reflets ardoisés…
Et mélomane, le type, doit connaître l’opéra,
Votre ramage est égal à votre plumage,voilà qui est rudement bien tourné…
Le phénix des hôtes de ces bois, ah, poète en plus !
Mélodieux mon chant ? tu n’imagines pas à quel point. Je sais
maint rossignol qui en crève de jalousie ! Tiens, écoute un peu… »
Eh oui, camarade corbeau,le fromage aussi est soumis
à la gravité, révise ton Newton !En attendant, bye bye
le calendos !
Mais, entre nous,il a beau jurer (mais un peu tard)
qu’on ne l’y prendrait plus,croyez-vous qu’il soit prêt à admettre
qu’il chante comme un casserole ?
Le Corbeau et le Renard2
Aussi va-t-il lui faire reluire les bons côtés de la condition servile :
repas assurés, poulets, pigeons, des restes, d’accord, mais à volonté !
Le tout pour un petit boulot bien pépère : aboyer, grogner en montrant
les crocs aux indésirables, un coup de langue sur la main du patron, guère plus.
« Y a pas photo, cousin, suis-moi, à quoi bon s’entêter à courir les bois ? »
Mais le loup à l’œil exercé : « Et c’est quoi cette pelade à ton cou ? »
Honte ! Honte du sauvage qui a courbé l’échine pour que le puissant
y pose le joug et les chaînes, honte devant celui qui n’a rien renié.
« Oh, c’est rien, une bricole, un détail, un dommage collatéral
en quelque sorte, on n’en meurt pas… »
On n’attache pas un chien avec de la saucisse, non, mais avec des chaînes.
Le loup n’en veut pas, plutôt crever la dalle ! Bien le bonjour, cousin !
Voici un mâtin gras et dodu qui tombe par hasard sur un loup famélique,
la peau et les os, rien entre… Qu’éprouve-t-il pour la bête restée sauvage ?
Pitié (il est maigre), et aussi quelque chose comme la jalousie (il est libre).
Mais ça, il lui est difficile de l’admettre devant son cousin non domestiqué.
Le Chien
Le Loup et le Chien3
Médor a le cafard, il a fait un choix coûteux,il a vendu sa liberté pour quelques os.Cette rencontre le lui rappelle.
D’ailleurs, chacun d’entre nous a pu voir
dans le regard d’un chien (« regard de chien battu »),
ou entendre dans son long et déchirant
aboiement à la lune, l’expression
de cette nostalgie du prisonnier
pour l’époque où il courait sans entraves.
Domestique ! c’est ça qu’il est devenu…
Au sortir de l’hiver, maître loup a la dalle :
il serait temps d’un bon repas de viande bien fraîche.
On rôde alentour, rien, pas un mouton à la ronde.
Mais voici un vieux cheval, libre et sans attache,
qui broute tout le tendre d’un pré.
Notre loup va devoir ruser pour l’amener à sa dent.
Il met un masque bien patelin, humble et courbé par les ans,
se présente comme un homme de science.
« Salut beau coursier, je vois bien qu’occupé à pâturer au hasard,
tu dois souffrir de quelque maladie dont je pourrais te guérir si tu t’en ouvrais.
Diplômé de la Faculté, disciple d’Esculape,
la gent chevaline n’a pas de secret pour moi.»
Le cheval l’a vu venir. Il lève un pied et se plaint d’un vilain abcès
qui s’y trouve, Docteur, si vous voulez bien y jeter un œil…
Sire loup en salive déjà, je le tiens, s’approche pour examiner…
Et boum ! une ruade bien sentie lui éclate dents et mâchoire !
Pauvre loup, c’est toi qui va devoir te chercher un toubib !
Malheureux, on ne sort pas du loup
avec des moyens de loup !
Une fois de plus il t’est rappelé
que tu n’es que loup et que sous la toge
et le bonnet d’Esculape on voit
ta queue et tes oreilles dépasser.
Loup, tu dois agir en loup.Ta ruse est bornée par ton être de loup,
elle est l’arme de plus faibles que toi.
Ce loup-ci a gagné en sagesseet admet « qu’il n’est pas bonde jouer l’arboristequand on n’est que boucher ».
Le Loup
Le Cheval et le Loup9
De tous les personnages de La Fontaine, l’âne est le plus complexe,
et il faut à l’auteur treize fables pour en faire le tour.
Parce que tout dans l’âne est incertain et contradictoire :
il est à la fois humble et vaniteux, plein de bon sens
et fantasque, malin et pourtant balourd,
bref, c’est un être instable et imprévisible.
Tandis que le maître se laisse aller à une petite sieste, l’âne,
qui porte les vivres, se met à brouter ce pré aux herbes savoureuses.
Hummm ! ces parfums ! ô délices ! Le baudet en perd la tête, quel festin !
Son compère le chien a la dalle itou, mais le repas est sur le dos de l’autre.
« Hé, camarade, baisse-toi un peu que j’attrape ma pitance ! »
Que non, l’âne n’a pas de temps à perdre, quoi, manquer une bouchée
de cette herbe divine ? « Ami chien, attends-donc que le patron se réveille
et il te nourrira comme d’habitude. »
Un loup survient, lui aussi a les crocs.
Un repas de viande fraîche servi sur quatre sabots,
la bête est grasse, remercions le dieu des loups !
Cadichon compte sur son compère le molosse
qui l’a toujours défendu, de même que lui l’a toujours aidé.
« Et non, à l’instant je t’ai demandé mon repas
et tu m’as envoyé paître, tu sais pourtant que je ne suis pas
végétarien. Attends-donc que le maître se réveille et il saura
bien t’éviter la dent de ce loup diablement affamé ! »
L’âne, pourtant bon bougre, a perdu de vue l’amitié
de son compagnon, tellement plus précieuse
pourtant que quelques bolées de luzerne.
La gourmandise l’a poussé à rompre le pacte.
Le croc du loup est le châtiment : l’âne a trahi
sa propre nature ainsi que son compère.
S’il existe une échelle des valeurs,le souci d’autrui en est la baseet le plus sûr garant.
L’Âne
L’Âne et le Chien
11
Et cric et croc, la mâchoire,une vraie tondeuse.Trop bon !
Toujours ?
Le premier à se faire prendre est le chat qui partait en vadrouille,
disons dès potron minet. Seule la dent de son vieil ennemi
le rat pourrait le sauver et venir à bout du filet.
« Ami, faisons la paix, je jure de ne plus jamais croquer de ton engeance.
— Moi, libérer mon bourreau ? Va te rouler sale bête, bien fait ! »
Et le rat de vaquer aux tâches quotidiennes.
Mais la belette a faim et menace, tandis que le hibou
n’attend qu’un moment d’inattention pour l’avaler tout cru,
tel que, sans mâcher ! Réflexion faite, notre rat
préfère aider le chat qui tiendra à distance les deux autres.
Il ronge une maille, deux, hop, un trou par lequel
le félin s’escampe. Merci l’ami, à charge de revanche.
Plus tard le chat aperçoit son sauveur :
« Hé, camarade, viens que je t’embrasse,
tu m’as sauvé la mise, tu es mon pote,
viens boire un coup de lait ! »
Pas fou le rat, vieille tradition de méfiance,
transmise depuis la nuit des temps.
Connaissant la fourberie de Matou,
et tout simplement la vie, il fait peu de cas
d’une alliance passée par intérêt.
La véritable amitié n’est pas liéeà quelque circonstance que ce soit,elle est entière en elle-mêmeet ne dépend d’aucun marché.
Les quatre apparts de ce vieux pin sont occupés :
hibou, belette, chat et rat.
Quelles relations entre eux ? Très simple :
les trois premiers se nourrissent du dernier.
Doit pas faire bon être rat dans cet HLM !Et voici qu’en plus un chasseur bipèdevient d’y poser des pièges.
Le Rat
Le Chat et le Rat12
Ah ! que de sagesse chez le rat,quelle mémoire de l’espèce :
toute l’expérienced’un individu est assimilée
par tous dans l’intérêtde chacun.
Et paf, le chat !
C’est une invitation à poursuivre !Prenons-la au mot et fabriquonsde nouvelles fables en associantnos douze animaux de façon différente :l’Âne et le Corbeau, le Loup et la Fourmi,l’Agneau et la Cigale, et tant d’autres…
« Tout parle dans l’univers, il n’est rien qui n’ait son langage » :La Fontaine, Intendant des Forêts, a pu écouter les voix de la nature,
observer le génie des animaux et la façon dont ils sont « doués d’esprit ».
Ainsi il s’oppose à ceux pour qui l’animal est juste une mécanique.
L’animal invente, trouve des solutions quand un danger le menace.
Nécessité rend intelligent. Et il nous donne une série d’exemples :
les castors construisent des barrages pour réguler le cours d’une rivière
afin qu’elle n’emporte pas leur maison ; les fourmis élèvent des pucerons
qui leur collectent du sucre et leur apprêtent les aliments ;
pour ne pas qu’elles s’échappent, le hibou mutile les souris de sa réserve
tout en les gardant vivantes… Non seulement l’animal invente,
mais en plus il transmet ses découvertes à sa descendance.
« Les animaux sont nos précepteurs » dit-il encore.
Chaque comportement de quelque animal que ce soit
dénote un caractère que, bon ou mauvais,
on retrouve chez l’homme,
comme s’il avait été forgépar l’ensemble de la création.
Et pour dire cette diversité en langage
d’homme, le fabuliste lui aussi
invente une langue, rythmée
et foisonnante comme l’est la nature.
Le Fabuliste
Les Fables de M. Jean de La Fontaine
13
Et puis nous dit-il, « il arrivera que mon travail donne
à d’autres l’envie de porter la chose plus loin.
Tant s’en faut que cette matière soit épuisée qu’il reste
encore plus de fables à mettre en vers que je n’en ai mis. »