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8/13/2019 France Theatre Politque Ariane Mnouchkine
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Voilà près de quarante ans qu'Ariane Mnouchkine dirige le Théâtre du Soleil. Avec
toujours la même fougue, le même idéalisme, elle ne cesse d'interroger notre époque.
C'est le sort des réfugiés qui l'inspire aujourd'hui (lire notre reportage page 12). Rencon-
tre avec un modèle d'artiste engagée, déroutante, provocante, maisjamais dogmatique.
8h45, un vendredi de décembre à la Cartoucherie de reculé, ils discutent de leur travail en regardant les vidéosVincennes. Temps froid. Et gris. Sur la façade du Théâtre de leurs improvisations de la veille. Là-bas, dans la vastedu Soleil, un drapeau bleu-blanc-rouge claque au vent. cuisine, ils épluchent en bande des kilos de légumesTout alentour semble désert et vide. Encore endormi. pour le déjeuner. Et partout des acteurs- aveurs en bottesPourtant, à peine poussée la porte de l'antre d'Ariane d'égoutier nettoient le sol à grande eau.Mnouchkine, apparaissent dans un immense hangar Une ruche. D'une activité saisissante à cette heuretechniciens et comédiens affairés, emmitouflés dans matinale où tous les comédiens de l'Hexagone dormentde chaudes tenues de travail, plutôtjeunes et souriants, encore, et qui ne cessera que vers 23h3O, quand serontaccueillants. Ils viennent des quatre coins du monde: achevées les dernières répétitions. " L .argent public que
trente-cinq nationalités et vingt-deux langues pour une nous recevons du ministère de la Culture -et qui vienttroupe de quatre-vingts personnes. Les voix bruissent souvent de gens qui ne vont même pas au théâtre -negaiement, ce jour-là, avec de jolis accents. Les uns cogi- nous est tout de même pas donné pour travailler trente-tent sur les décors du spectacle prévu pour le 15 février cinq heures Que/Je etite entreprise pourrait s'enorgueil-prochain, Le Dernier Caravansérail (Odyssées) ; d'autres lir en France d'avoir, comme nous, 7, 7 millions de sub-
sont à leur table de maquillage, imaginant et dessinant ventions Il faut quotidiennement se rappeler que nousles traits de leurs futurs personnages. Ici, dans un coin bénéficions d'un immense privilège, éviter les gaspillages,
6 Téléraman°2764 -1.. janvier 2003
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Ariane Mnouchkine.
" Il faut se donner
avec enthousiasme
quotidiennement.Je ne comprends pas
comment on peut
travailler dans une
atmosphère cynique
et goguenarde. "
et se donner avec enthousiasme. Je ne comprends pascomment on peut travailler dans une atmosphère cyni-que et goguenarde », s'exclame avec une énergie iné-
branlable Ariane Mnouchkine, 63 ans, l'épaisse tignassegrisonnante, le sourire enjôleur et l'autorité irrésistible.Malgré une vilaine grippe, elle dort dans une fraîchechambre nichée sous les toits, histoire de rest~r lapremière à l'ouvrage, et la dernière couchée. Elle a lemêm~salair~que tous les autres -1677 euros n~ts -
sans aucun supplément de chef de troupe-metteur enscène. Elle affirme crânement que la cohérence du
groupe est à ce prix. L'argent n'est pas son souci.Bientôt quarante ans -le 29 mai 1964 .,.que la ma-
triarche du Soleil a fondé sa troupe légendaire aux prin-cipes miraculeusement inchangés: faire un{héâtre depure poésie, mais toujours plus vrai que vrai. Et qui criele monde avec tant de force qu'il nous incite à le Chan-ger, ne serait-<:equ'en transformant notre regard sur les
événements, les gens. Si stylisés qu'ils soient, les spec-
tacles du Soleil ont toujours été des spectacles enga-gés Ariane Mnouchkine n'hésitantjamais à militer per-
sonnellement pour aider les créateurs en butte auxdictatures d'Amérique du Sud et de l'Est, participer à
une grève de la faim en 1995 contre les massacres
en Croatie et prendre la tête en 1996 d'un collectif d'ar-
tistes en faveur des Africains sans papiers,
Depuis son installation à la Cartoucherie en 1970,
depuis L'Age d'or, surtout, en 1975, elle n'a cessé d'in-
terroger son temps, Dût-elle passer par Shakespeare
(Richard Il, La Nuit des rois, Henry IV) et la tragédie
grecque (Iphigénie à Aulis, d'Euripide, et la trilogie d'Es-
chyle) pour comprendre comment les meilleurs dra-
maturges rendaient compte de l'Histoire, et comment
elle-même, aidée de la romancière Hélène Cixous, devrait
raconter L Histoire terrible mais inachevée de Norodom
Sihanouk, roi du Cambodge (1985), la sanglante par-
tition de l'Inde dans L Indiade ou l'Inde de leurs rêves
(1987-1988), l'horreur des inondations en Chine dans
Tambours sur la digue (1999), Et côté français, la tra-
gique affaire du sang contaminé dans La Ville parjure
ou le Réveil des Erynies (1994), le problème des sans-
papiers dans Et soudain des nuits d'éveil (1997-1998),
C'est encore le problème des réfugiés qu'elle veut évo-
quer dans Le Dernier Caravansérail (Odyssées), Mais
avec pudeur, respect, Ariane Mnouchkine ne veut sur-
tout pas faire théâtre du malheur des autres, ~
Têlêrama n" 2764 -3.~ ianvler 2003
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~ les choses aillent mieux sur terre, à ce qu'adviennent une
meilleure fraternité, une plus grande égalité -, mais l'idéa-lisme semblait obscène et imbécile à une époque soixante..
huitarde où régnait l'idéologie et où l'on refusait la rigueur,
la discipline, l'écoute de l'autre que tout idéalisme exige...
Alors on a cherché à confondre les termes... Mais je ne
me suis jamais sentie gauchiste, ni d'ailleurs soixante..
huitarde Il y avait à boire et à manger dans Mai 68
-beaucoup d'amour, pas ma.fde haine -, tout le monde
a perdu la boule. Pas moi. Je n'ai jamais occupé l'Odéon,
je ne supporte pas l'irrespect des vrais maîtres, j'ai dé-
testé les oukases des maos... Finalement, c'est vrai, j'ai
toujours eu davantage besoin d'idéal que de théorie; les
discours idéologiques, ça va un moment, et puis au détour
d'une phrase ça m'assèche le creur et je me méfie...
Télérama : De quoi vous méfiez-vous aujourd'hui ?
Ariane Mnouchkine: Du refus d'envisager certains
problèmes dans leur complexité et des dangereuses
dérives où ce manque de courage conduit. Voyez comme
il est mal vu de s'interroger sur la pomographie à la té-
lévision. Moi ça fait des années qu'en rentrant chez moi,
tard le soir, et en tombant par hasard sur ce genre d'ima-
ges -de pire en pire, soit dit en passant -, je m'indigne.
A certaines heures, je ne peux donc pas regarder ma télé
librement J'ai dû verrouiller certains accès pour ne pas
me trouver malgré moi face à des scènes de violence, de
viols, qui en tant que femme me font mal Penser en plusqu'elles servent d'unique éducation sexuelle à certains
Répétition et séancede maquillagepour le prochain
spectacle du Théâtredu Soleil, Le Det;"ie,
Caravansérail(Odyssées) .
Télérama : Vous restez une des rares artistes à don-
ner une dimension politique au théâtre. Vous sentez-vous une responsabilité personnelle ?
Ariane Mnouchkine: Si vous me demandez, par exem-
ple, si je me suis sentie responsable du score de Jean-
Marie Le Pen le 21 avril, coupable de n'avoir pas pressenti
davantage la montée du Front national, je réponds non
D'abord, je ne suis pas du genre à me jeter des cendres
sur la tête: il faudrait me prouver que les résultats n'au-
raient pas été pires si les gens de culture de tout bord
n'avaient pas été là. Après tout, les situations sont plus
catastrophiques dans les pays où il n'y a plus d'artistes
Surtout,j'ai toujours personnellement lutté contre cette
tolérance de gauchistes attardés qui a fait le lit de Le Pen.
Prenons le thème de l'insécurité: que les socialistes aient
souvent considéré ja peur qu'elle engendrait comme un
fantasme, qu'ils aient évité d'affronter le problème des
banlieues ou de l'immigration, refusé d'en discuter, est
un refus irresponsable d'écouter les autres, donc de se
colleter avec le réel. Comment admettre qu'un Etat se
démette ainsi de ses pouvoirs de protection sociale et
culturelle. de ses pouvoirs d'information aussi ? La suite
des événements s'est révélée pire avec la démission
de Jospin. Quand on casse tout, on reste pour balayer.
Télérama : L'expression" tolérance de gauchistes
attardés " étonne un peu dans votre bouche...
Ariane Mnouchkine: Pourquoi ? Mes engagements onttoujours été" idéalistes" -travailler à faire en sorte que
TÂIÂ.~_~ "o ')7~ -1M i~pn,i4. ')nn..
8/13/2019 France Theatre Politque Ariane Mnouchkine
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9élérama n°2764 -3.« janvier 2003
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.. Ariane Mnouchkine: Lentement,.. Ce problème me
hantait. En 2001, je suis partie à Sangatte avec une co-
médienne kurde qui m.a traduit les récits d'une cinquan-
taine d'hommes et de femmes qui venaient de traverser
le monde dans l'espoir d'une nouvelle vie. A leur façon,
ils avaient aussi traversé l'Histoire. Nous les avons enre-
gistrés. Puis en tournée en Australie, j'ai voulu aller voir le" camp" de Sydney, réputé nickel et confortable, mais en-
touré de barbelés électrifiés et bien pire que Sangatte,
car totalement déshumanisé, J'y ai vu des réfugiés en train
de devenir fous, des Algériens désespérés, Nous en avons
enregistré certains. Et d'autres, encore, dans ces foyers
en Indonésie où sont recueillis beaucoup d'Afghans,..
Des heures de bande, que j'ai livrées à Hélène Cixous pour
qu'elle en tire matière à écriture. On représente trop sou-
vent" les réfugiés" en tant que groupe: des hommes, le
plus souvent barbus, peu de femmes... Si on prend le
temps de leur parler individuellement on comprend qu'ils
ont tous un passé, des aventures, des amours -ils par-
lent beaucoup d'amour -et de l'humour aussi, et ce cou-rage formidable qui leur a donné la force de tout quitter :
views collectés, nous, on improvise sur le sujet. Après on
discute, on choisit et on" fixe " le travail en filmant l'impro-
visation... Pour lancer les comédiens, je leur ai indiqué
des lieux où pouvaient se passer les actions: un bateau
dans le Pacifique, un train, la route, une moto dans le
désert, une maison dans un village afghan, une cabine
téléphonique à Sangatte... Certains d'entre eux ont d'ail-leurs fait le voyage à Sangatte. Mais pas trop: il ne faut
pas coller au réel, au psychologique. Il faut transposer.
La forme du spectacle naît à partir de ce moment-là.
Télérama : C'est vous qui décidez de cette forme ?
Ariane Mnouchkine: Je donne le cadre, le principe.
Une espèce de jeu de construction. Ici, il a été pris en
charge par les comédiens avec une telle responsabilité
que ça s'est mis tout seul en scène. Ce qu'un metteur en
scène doit poser d'abord, c'est l'outil, jamais la cage.
Télérama : Comment travanler à base d'ImprovIsatIon ?
Ariane Mnouchkine: Il faut laisser avancer ceux qui
avancent, laisser apparaître les leaders. Un travail col-
lectif n'estjamais un travail égalitariste. Personne n'estsur le même plan. Chacun apporte ce qu'i1 peut. Il yale
leurs souvenirs, leur dignité... Ils ne savent peut-être pas
où est Lyon, mais ils connaissent tellement d'autres
choses Et parmi eux, il ya comme partout des bons etdes salauds, des innocents et des bandits...
Télérama : Un formidable matériau de théâtre ?
Ariane Mnouchkine: Attention, il ne s'agit pas d'utiJi-
ser la misère pour en tirer un spectacle, mais d'aider le
public à se mettre à la place des réfugiés, à se retrou-
ver dans ce grand fleuve qui s'appelle l'Histoire, pour
mieux lutter contre la barbarie. L'art est toujours une lutte
contre la barbarie. Le théâtre n'a jamais été fait pourenté-
riner le monde.
Télérama : N'y a-t-ll de grand théâtre qu'historique ?
Ariane Mnouchkine: Pour moi, oui Voilà pourquoi
j'éprouve des difficultés avec certains auteurs modernes
qui me semblent coupés du monde... Les tragiques grecs
comme Shakespeare prétendaient au contraire que toute
histoire d'amour, tout crime, toute trahison, que chaque
geste enfin que nous faisons, petit ou grand, appartient
à l'Histoire générale du monde. Et peut changer cette His-
toire. Je le crois. Pendant les guerres, combien de vic-
times ont été sauvées, parfois, par un simple regard...
Télérama : Comment naît la forme d'un spectacle ?
Ariane Mnouchkine: Les méthodes changent selon
le spectacle, le désir du spectacle. Ici, nous avons renoué
avec un travail collectif que je n'avais plus exploré depuis
L'Age d'or; peut-être parce qu'il s'agit, là aussi, d'une
création sur aujourd'hui, où tous se sentent concernés...Pendant qu'Hélène Cixous écrit, sur la trame des inter-
beaucoup de certains et le petit peu des autres. C'est
l'ensemble qui fait spectacle. Il faut laisser aller, sans
censure. Tout en gardant la responsabilité de dire" non "
aux improvisations qui ne révèlent rien, ne font rien com-
prendre. Au Soleil, avant d'établir la distribution défini-
tive, tous les comédiens répètent, improvisent tous les
rôles du spectacle: des" premiers " jusqu'aux derniers...
Après. je tranche. Je garde ainsi les possibilités de sur-
prises que peuvent apporter aux personnages des
acteurs qui ne les auraient sans cela jamais interprétés...
Télérama : Une méthode douloureuse pour ceux qui
ne sont pas choisis ?
Ariane Mnouchkine: Au théâtre, tout est douloureux...Parce qu'il faut sans cesse apprendre à lâcher prise, à
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céder, à faire le vide, si on veut recevoir. Et le plus impor-
tant n'est évidemment jamais ce qu'on donne mais cequ'on reçoit. Les comédiens sont des médiums. S'ils sont
trop volontaristes, s'ils veulent trop agir, aucune révéla-
tion ne leur parvient. Seulement il faut beaucoup d'ex-
périence, de travail pour apprendre à lâcher prise...
Télérama : Quand donc surgIt, finalement, le pur mo-
ment de théâtre ?
Ariane Mnouchkine: Toutsimplement quand naissent
sur scène l'émotion, I.a poésie, la vie. Plus vraies que vraies,
mais sans jamais être réalistes. Sinon on ne décolle pas,
on reste dans la description. Et ce n'est pas du théâtre
Télérama : C'est quoi le théâtre ?
Ariane Mnouchkine : Un espace d'apparitions. Qui vous
fait voir autrement. Peut même vous faire changer de
destin. Et ces apparitions ne seront que plus saisissantes
si elles sont stylisées dans une forme magnifique.
Télérama : Après quarante ans à la tête du Soleil, avez-
vous changé, vous que Philippe Caubère présente dans
ses one-man-show comme une mère tyrannique ?
Ariane Mnouchkine: Je ne suis pas allée voir ceux de
ses spectacles qui me concernaient, de peur de me fâcher.
Suis-je une mère tyrannique ? Et alors ? Tout groupe en-
gendre des structures quasi maternelles, même s'il est
dirigé par un homme... Nous avons construit le Théâtre
du Soleil autour de quelques principes: le devoir de ser-
vir le théâtre et non de s'en servir, l'exigence du travail à
tous les postes du navire, et avec humilité... Le jour où je
La troupe (quatre.
vingts personnes,trente-clnqnationalItés) réalise
des improvisationsà partir des récits
de réfugiésrecueillis en Australie,
en Indonésieet à Sane:atte.
n'arriverai plus à les faire accepter, où j'aurai devant moi
un univers de sécheresse, je ferai mes valises. Je ne suispas prisonnière... Quelqu'un qui dirige une troupe, c'est
quelqu'un qui unit autour de valeurs; pour moi, l'utilité
civilisatrice, éducatrice, nourricière, progressiste du théâ-
tre... Mais j'ai parfois aussi, à des moments de crise, fait
l'union" contre. moi: c'était douloureux, mais peu im-
porte, si l'union est là. Le diable pour un collectif, comme
pour un pays, c'est la division... J'ai appris à lâcher prise...
Télérama : En vous dévouant entièrement ?
Ariane Mnouchkine: Je n'aime pas ce mot Je n'aija-
mais eu l'impression de me dévouer mais de vivre une
aventure extraordinaire. Une troupe de théâtre, c'est une
des dernières expériences folles qu'il soit donné de vivre,
un peu comme les grandes expéditions du XIXe siècle.Epuisant comme ces grandes expéditions-là. Même
quand je me plains, et je me plains tout le temps, je
m'amuse beaucoup. On rit ici... C'est extraordinaire d'ar-
river au travail, parfois avec des angoisses terribles, en
se disant: qu'est-ce qui va se passer aujourd'hui, qu'est-
ce qu'on va trouver ? Qui a le privilège de ça ? Et en plus
avec des gens que j'aime, que j'ai choisis. Je ne peux pas
travailler avec des gens que je n'aimerais pas.
Télérama : Même s'ils étaient excellents ?
Ariane Mnouchkine: Ils ne pourraient pas être excel-
lents si je ne les aimais pas 8
Propos recueillis par Fabienne Pascaud
Photos: Martine Franck/Magnum pour Télérama
Télérama n" 2764 -3.~ janvier 2003 tl