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J-S. Berg, Hirarchies des normes et application du droit au niveau national, international et
europen, CEJEC WP - 2011/5
Version provisoire au 4 oct. 2011 Version dfinitive paratre dans louvrage : LA
HIRARCHIE DES NORMES - Editions LHarmattan - collection des travaux de
lassociation des laurats de la Chancellerie des Universits de Paris (ALCUP) sous la
direction de G. Teboul et L. Soubelet avec les contributions de D. de Bchillon, J. Ghestin,
Ph. Jestaz, G. Teboul et J.-S. Berg.
Hirarchies des normes et application du droit au niveau national,
international et europen
par Jean-Sylvestre Berg(*)
Rsum
Dans un contexte de pluralisme juridique mondial, lapplication du droit peut tre
apprhende plusieurs niveaux : national, international et rgional notamment (I.). A chaque
niveau, des systmes juridiques sorganisent autour de constructions (plus ou moins
labores) de type hirarchie des normes . La question se pose de larticulation de ces
constructions dans une perspective minemment pratique dapplication multiniveau du droit
(II.). Pour tenter dy rpondre, deux dmarches sont envisageables : une premire dmarche
qui tudie la mise en uvre des hirarchies des normes niveau par niveau et, au-del, systme
juridique par systme juridique ; une seconde qui se donne pour objectif dexpliciter les
interactions pouvant rsulter de la coexistence de diffrents niveaux. Cette tude propose de
privilgier la seconde dmarche, en sefforant dapprcier lutilit la fois matrielle (III.) et
formelle (IV.) des constructions de type hirarchie des normes chaque fois que le juriste
sinterroge sur une application du droit diffrents niveaux. Les conclusions qui peuvent tre
tires de cette recherche sont au nombre de deux : la hirarchie des normes se dcline au
pluriel dans un contexte de pluralisme juridique mondial ; dans un processus dapplication
multiniveau du droit, elle termine un raisonnement plutt quelle linitie (V.).
Summary
In a context of global legal pluralism, the implementation of the law could be understood on
several levels: national, international and regional levels including (I). At each level, legal
(*) Professeur de droit priv lUniversit Jean Moulin Lyon 3, Equipe de droit international europen et
compar (EDIEC), Rseau universitaire europen ELSJ (GDR CNRS), membre associ du CEJEC jean-
[email protected]. Le style oral de cette communication a t parfois conserv.
2
systems are organized around constructions (more or less developed) such as "hierarchy of
norms." The question arises of the articulation of these constructions in a very practical
perspective of the application of the law (II). To answer this question, two approaches are
possible: a first approach that examines level by level and beyond, legal system by legal
system, the implementation of the norms hierarchy and a second approach that has the
objective of explain the interactions that may result from the coexistence of different levels.
This study proposes to focus on the second approach, trying to assess the material (III.) and
formal (IV.) usefulness of constructions of "hierarchy of norms" when the lawyer questioned
an application of the law at different levels. Two conclusions can be drawn from this research
: the hierarchy of norms is plural in the context of global legal pluralism, in a process of
multi-application of the law, it finishes a reasoning rather than it introduces it (V.).
_ _ _ _ _
Sommaire
I. Pluralisme juridique mondial et application multiniveau du droit
Le pluralisme juridique mondial
Lapplication du droit diffrents niveaux
II. Signification des constructions de type hirarchie des normes dans un contexte
dapplication multiniveau du droit
Les constructions de type hirarchie des normes aux diffrents niveaux dapplication du
droit
Deux constantes : la hirarchisation des normes quivaut un repli du systme sur lui-mme
et conduit une stigmatisation de la norme trangre
III. Quelle utilit matrielle des constructions de type hirarchie des normes dans un
contexte dapplication multiniveau du droit ?
Approche matrielle des conflits et hirarchie des normes
Faible utilit de la hirarchie des normes en prsence de droits diffrents
Faible utilit de la hirarchie des normes en prsence de droits complmentaires
IV. Quelle utilit formelle des constructions de type hirarchie des normes dans un
contexte dapplication multiniveau du droit ?
Approche formelle des conflits et hirarchie des normes
Relativit de la hirarchie des normes en prsence dune circulation des situations juridiques
Recherche stratgique de la meilleure hirarchie des normes
V. Conclusions
3
_ _ _ _ _
I. Pluralisme juridique mondial et application multiniveau du droit
Le pluralisme juridique mondial
1. Conu par Santi Romano1 comme un instrument de dfinition de lordre juridique, le
pluralisme juridique a t largement utilis en thorie , sociologie ou anthropologie du droit2
pour dcrire la diversit des systmes juridiques et des liens qui se nouent entre eux.
Il a sans doute une signification propre, la fois plus simple et plus modeste, dans
lenvironnement mondial3. Synonyme dinternationalisation et de rgionalisation du droit, le
pluralisme juridique mondial4 dcrit, dans un contexte de globalisation des changes, la
multiplication des lieux de fabrication et dapplication du droit qui apparaissent en dehors ou
au-del du modle strictement tatique. Le droit ne se construit plus seulement lintrieur
des sphres nationales. Il est le rsultat de lactivit propre dorganisations internationales et
rgionales, notamment europennes, que ces organisations aient une origine tatique
(Organisation des Nations Unies, Organisation Mondiale du Commerce, Organisation
Internationale du Travail, Union europenne, Conseil de lEurope, etc.) ou prive
(organisations non gouvernementales, multinationales, syndicats professionnels, etc.). Le
1 Santi Romano, Lordre juridique, trad. P. Gothot et L. Franois, d. Sirey 1975, rd. Dalloz, 2002, prface P.
Mayer.
2 Pour approche densemble, voir avec les nombreuses rfrences bibliographiques, A.-J. Arnaud (dir.),
Dictionnaire encyclopdique de thorie et sociologie du droit, LGDJ, 2e d. 1993, Verbo Pluralisme
juridique . Voir galement, plus rcemment, Cahiers dAnthropologie du droit, Les pluralismes juridiques, d.
Karthala, 2003 ; Archives de philosophie du droit, Le pluralisme, d. Dalloz, 2006.
3 Sur cette signification propre : M. Delmas-Marty, Les Forces imaginantes du droit 1. Le relatif et luniversel,
d. Seuil 2004, spc. p. 228.
4 Lexpression pluralisme juridique mondial ou Global Legal Pluralism est rgulirement utilise depuis
la fin des annes 1990 par un auteur : F. Snyder, Governning Economic Globalisation Global Legal Pluralism
and European Law, Eur. Law Rev. 1999, p. 334 (pour une version en franais : Droit et Socit 2003/2, p. 435).
Elle connat un beau succs, spcialement dans la littrature juridique en anglais. Voir notamment : O. Perez,
Ecological Sensivity and Global Legal Pluralism : Rethinking the Trade and Environment Conflict, Hart
Publishing, 2004 ; P. S. Berman, Global Legal Pluralism, South. Calif. Law Rev. 2007, p. 1155 ; R. Michaels,
Global Legal Pluralism, Annual Review of Law & Social Science, 2009, p. 45.
4
niveau national, qui connat galement des formes de pluralisme juridique, ne disparat pas.
Mais il coexiste avec les mthodes et solutions juridiques dfinies dans le contexte
international et europen.
Lapplication du droit diffrents niveaux
2. Le juriste consacre une part importante de son travail la matrise de lapplication du droit
de manire anticiper, autant que possible, ses effets. Quil soit praticien ou universitaire,
conseiller, plaideur ou dcideur, le juriste est amen crer et manipuler des outils de nature
laider mettre en uvre le droit.
Dans un contexte de pluralisme juridique mondial, cette application du droit peut se concevoir
diffrents niveaux. Lexpression niveau dapplication du droit na pas ncessairement de
valeur thorique forte. Elle na pas vocation notamment dsigner prcisment un
systme ou un ordre juridique en particulier5. Elle renvoie de manire volontairement
vague lide que le juriste peut tre conduit dans sa rflexion ou sa pratique faire
application du droit dans des environnements juridiques diffrents. Il peut sagir dun
environnement purement interne un Etat, cest le niveau national, lequel inclut galement le
niveau local. Cet environnement peut dborder des frontires nationales, soit quil dsigne
une relation entre plusieurs Etats, soit quil ait une dimension proprement transnational, cest
le niveau international. Lenvironnement juridique peut, enfin, avoir une dimension rgionale,
visant une rgion du monde, cest le cas, par exemple, du niveau europen.
3. Une approche multiniveau de lapplication du droit se donne pour objectif de recenser
lensemble des donnes utiles la rsolution dun cas que ces donnes appartiennent au
niveau national, international ou europen. Il sagit pour le juriste de reprer le ou les niveaux
de droit pertinents, cest--dire ceux qui sont susceptibles de livrer les mthodes et solutions
utiles la rsolution du cas. Sagit-il dune situation purement interne un Etat, relevant a
priori du niveau national ? Sagit-il, au contraire, dune situation internationale, mobilisant les
ressources du droit international (priv ou public) ou dun droit transnational ? Sagit-il, enfin,
dune situation de dimension rgionale soumise, par exemple, au droit europen (Union
europenne ou Conseil de lEurope) ? Les rponses ces questions livrent une premire
5 Sur la distinction entre ces deux notions, voir, avec les nombreux renvois bibliographiques, la prsentation
synthtique propose par P. Deumier dans sa rcente Introduction gnrale au droit, d. LGDJ, 2011, spc. n
128 et suivants.
5
indication sur ce que lon pourrait appeler le niveau de rfrence, celui auquel est
principalement rattache la situation en cause.
Pour illustrer cette recherche des diffrents niveaux dapplication potentielle du droit,
imaginons diffrents cas. Paul et Marie sont de nationalit franaise. Ils se sont maris en
France, pays de leur rsidence habituelle. Leurs trois enfants sont ns en France. Leur
patrimoine immobilier et mobilier est localis sur le seul territoire franais. Ils souhaitent
divorcer, liquider leur rgime matrimonial, dfinir les modalits dexercice de lautorit
parentale sur leurs enfants et contester, le cas chant, le lien de filiation tabli par mariage
pour le troisime enfant. La situation est franco-franaise. A priori, elle relve principalement
du niveau national. Parfois la situation de fait prsente des lments de localisation dans
plusieurs tats europens, membres de lUnion europenne, par exemple. Adaptons le cas
prcdent. Paul est de nationalit allemande et Marie est de nationalit franaise. Ils se sont
maris en France et ont leur rsidence habituelle en Allemagne. Leur premier enfant est n en
France et les deux autres en Allemagne. Ils possdent des comptes en banque dans les deux
pays et ont achet une rsidence de vacances en Espagne. Ils souhaitent divorcer, liquider leur
rgime matrimonial, dfinir les modalits dexercice de lautorit parentale sur leurs enfants et
contester, le cas chant, le lien de filiation tabli par mariage pour le troisime enfant. La
situation est intra-europenne. A priori, elle relve principalement du niveau europen. La
situation de fait peut galement prsenter des lments de localisation dans un pays tiers
lUnion europenne. Si dans lexemple prcdent on substitue la Suisse lAllemagne, on est
en prsence dune situation internationale.
4. Une fois ce premier travail ralis, le juriste peut tre amen sinterroger sur laptitude du
cas tre projet dautres niveaux que celui qui lui sert a priori de niveau de rfrence. Il se
peut, en effet, quune situation purement interne un Etat soit malgr tout soumise au jeu de
rgles labores un niveau international ou europen. Dans un ordre dide comparable, on
peut concevoir quune situation proprement internationale ou europenne mette en scne
lapplication dun droit national. Enfin, on peut imaginer quun cas localis principalement au
niveau international soit transportable au niveau europen ou inversement. Certains liens entre
les niveaux peuvent tre apparents. Dautres, au contraire, sont plus difficiles identifier.
Pour pouvoir les dceler, il faut donc avoir la dextrit de projeter la situation hors de son
niveau de rfrence.
6
Dans lexemple prcdent du couple franais qui entend divorcer en France, la projection de
la situation hors du niveau national de rfrence conduit le juriste sinterroger sur limpact
exerc sur son cas par des instruments internationaux et europens potentiellement
applicables, y compris des situations purement internes. On songe, par exemple, la
Convention europenne de sauvegarde des droits de lhomme et des liberts fondamentales
(CEDH, 1950) ou, encore, la Convention de New York relative aux droits de lenfant (ONU,
1989). Dans lhypothse ci-dessus dcrite du divorce dun couple franco-allemand, la
situation relve notamment dinstruments de type europen6. Mais elle est soumise galement
des droits nationaux7 et internationaux
8. Le niveau europen dfinit ainsi un certain nombre
de solutions juridiques qui est complt par le niveau national et international. Dans le cas de
figure prcdemment expos du divorce dun couple franco-suisse, la situation relve
potentiellement au niveau international de textes internationaux9. Elle demeure soumise
nanmoins dans lespace intra-europen (Union europenne) des instruments applicables en
ce domaine10
. Enfin, comme dans le cas prcdent, elle laisse naturellement une place
lapplication du droit national.
5. Ce premier travail de reprage est trs utile. Il permet, en effet, de confronter les mthodes
et solutions puises aux diffrents niveaux. Mais il nest pas suffisant. Dans une perspective
de mise plat de lensemble des donnes extraites de leur environnement dorigine, le juriste
qui applique le droit ne peut se contenter davoir une approche terre terre et sans doute
rudimentaire de la comparaison des droits11
. La comparaison des potentialits offertes par les
6 Rglement (CE) n 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 relatif la comptence, la reconnaissance et
l'excution des dcisions en matire matrimoniale et en matire de responsabilit parentale ; Rglement (CE)
n 4/2009 du Conseil du 18 dcembre 2008 relatif la comptence, la loi applicable, la reconnaissance et
lexcution des dcisions et la coopration en matire dobligations alimentaires ; Rglement (UE) n 1259/2010
du Conseil du 20 dcembre 2010 mettant en uvre une coopration renforce dans le domaine de la loi
applicable au divorce et la sparation de corps. 7 Rgles de conflits de lois de sources nationales applicables en matire de divorce en labsence dharmonisation
europenne et, naturellement, loi nationale applicable au divorce proprement dit. 8 On songe lapplication, le cas chant, de la Convention de La Haye de 1980 sur les aspects civils de
l'enlvement international d'enfants. 9 Par exemple : Convention de La Haye de 1973 concernant la reconnaissance et l'excution de dcisions
relatives aux obligations alimentaires. 10
Rglement (CE) n 2201/2003, Rglement (CE) n 4/2009 et Rglement (UE) n 1259/2010, prc.,
applicables dans lhypothse o un juge franais est saisi de la demande en divorce ou dun diffrend relatif la
dfinition dune obligation alimentaire. 11
Sur cette critique, formule essentiellement dans le contexte traditionnel de la comparaison des droits
nationaux (mais qui pourrait tre galement mene pour la comparaison des droits nationaux, internationaux et
europens), voir, en particulier, P. Legrand (dir.), Comparer les droits, rsolument, d. Puf, 2009. Voir
galement, critiquant cette approche en termes de clivage entre les privatistes et les publicistes, M.-C.
7
diffrents niveaux dapplication du droit doit galement avoir une dimension dynamique o le
travail du comparatiste prend en compte, non seulement les sources applicables puises aux
diffrents nivaux (national, international ou europen), mais galement lenvironnement
juridique dans lequel ces sources sintgrent. Ainsi, par exemple, lapplication du droit
national, international et europen ne rpond pas aux mmes logiques selon quelle est
envisage par un juge12
national, international ou europen.
6. Reprenons les trois cas prcdemment dcrits du divorce dun couple franais, franco-
allemand ou franco-suisse. Dans le cas du couple franais, vont sappliquer les rgles du Code
civil franais (divorce, obligations alimentaires, filiation) et les droits fondamentaux de source
internationale ou europenne de nature inflchir le cours de la procdure (par exemple, sur
la question de laudition des enfants mineurs devant le juge franais aux affaires familiales)
ou la solution (par exemple, sur le traitement galitaire des poux dans loctroi du droit
dhbergement et de visite des enfants). Toutes ces rgles sont mises en uvre par le juge
national mais la question peut se poser un stade ultime de la procdure dun recours devant
la Cour europenne des droits de lhomme en cas de manquement la CEDH. Dans cette
hypothse, deux systmes juridictionnels sont successivement mobiliss : interne puis
europen, chacun correspondant un niveau diffrent dapplication du droit13
.
Dans le cas du couple franco-allemand, plusieurs droits nationaux (notamment allemand,
espagnol et franais) peuvent sappliquer, diffrents juges tatiques sont potentiellement
comptents et des rgles europennes existent pour arbitrer les comptences juridictionnelles
et lgislatives concurrentes et permettre une circulation des dcisions de justice intervenues
dans lespace europen. En cas de difficult, le juge national peut poser une question
prjudicielle la Cour de justice de lUnion europenne. La Cour de justice, quelle soit
interroge sur linterprtation dun texte de droit driv ou sur sa validit, rendra sa dcision
eu gard aux principes et rgles de fonctionnement de lordre juridique de lUE. Dans sa
dcision, la Cour de justice peut tre amene galement faire une place une convention de
Ponthoreau, Droit(s) constitutionnel(s) compar(s), Ed. Economica, 2010, spc. p. 43 et s. 12
La figure du juge est la plus commode pour illustrer lintervention dun acteur juridique aux diffrents niveaux
national, international ou europen dapplication du droit. Mais il ny aurait aucun inconvnient lui substituer
un autre acteur institutionnel (un lgislateur ou une autorit excutive) ou non (un juriste habitu travailler
plutt dans un environnement de droit national, international ou europen). 13
Pour une illustration, voir infra, propos de CEDH, 12 nov. 2008, Demir et Baykara c/ Turquie, Req.
34503/97.
8
La Haye ou un trait des Nations Unies liant la France et lAllemagne, par exemple, de
manire complter le dispositif europen14
.
Dans le cas du couple franco-suisse, la situation est cheval sur trois niveaux : le niveau
international concrtis ici, notamment, par des instruments juridiques dfinis par les tats au
sein de la confrence de La Haye sur le droit international priv ou sein des Nations Unies, le
niveau de lUnion europenne et du Conseil de lEurope qui ont vocation dployer
pleinement leurs effets, ds lors, par exemple, que cest le juge dun Etat membre de lUE qui
est saisi de la demande en divorce et le niveau national quil soit franais, espagnol ou suisse
notamment. Trois juges peuvent ainsi avoir connatre de la situation : le juge national et
europen dans les conditions dcrites prcdemment mais aussi la Cour internationale de
justice dans le cas dun diffrend intertatique propos de linterprtation dun instrument
international15
.
II. Signification des constructions de type hirarchie des normes dans un contexte
dapplication multiniveau du droit
Les constructions de type hirarchie des normes aux diffrents niveaux dapplication du
droit
7. Une application du droit diffrents niveaux qui intgre une comparaison des systmes
juridiques en prsence est de nature mettre en vidence une pluralit de constructions de
type hirarchie des normes . Quel que soit le niveau national, international ou europen
auquel ils se situent, les systmes juridiques ont tous en commun de reposer sur une structure
normative. Des systmes tatiques coexistent ainsi avec des systmes de droit international et
droit europen. Chaque systme est potentiellement porteur de sa propre hirarchie des
normes , mme si certaines hirarchies sont plus explicites ou labores que dautres. Les
systmes tatiques offrent aujourdhui les figures hirarchiques les plus apparentes16
. Mme
sil est plus discut, le phnomne de hirarchisation des normes peut tre galement observ
14 Pour une illustration, voir infra, propos notamment de CJCE, 22 oct. 2009, Bogiatzi, aff. C-301/08.
15 Pour une illustration, voir infra, CIJ, 28 nov. 1958, Boll.
16 Voir, dans cet ouvrage, la prsentation historique du professeur Ph. Jestaz mettant en vidence le caractre
rcent des constructions de type hirarchie des normes dans les configurations tatiques, p. xxx
9
lchelle du droit international17
. Le systme juridique de lUnion europenne et, dans une
moindre mesure, celui du Conseil de lEurope se prtent galement volontiers des analyses
de ce type18
.
8. Cet aperu des diffrents systmes juridiques potentiellement prsents lchelon national,
international et europen montre que, contrairement ce que lon pourrait penser, les
constructions de type hirarchie des normes ne sont pas menaces par le phnomne
contemporain de pluralisme juridique mondial. Cest plutt le contraire qui se produit. La
propension des systmes juridiques prolifrer aux diffrents niveaux dapplication du droit
(prolifration des Etats et, surtout, prolifration des organisations internationales et rgionales,
propension de plus en plus forte de ces organisations dire et appliquer le droit) conduit une
vritable inflation de hirarchies des normes. Ces dernires nchappent donc pas une
lecture plurielle du droit, cest--dire au phnomne de pluralisme juridique mondial. Cest
pourquoi il est prfrable de parler de hirarchies (au pluriel) des normes quand on
sintresse lapplication multiniveau du droit.
Deux constantes : la hirarchisation des normes quivaut un repli du systme sur lui-mme
et conduit une stigmatisation de la norme trangre
9. La pluralit des systmes juridiques et le pluralisme qui en rsulte en termes de
hirarchies des normes soulvent la question du mode opratoire que ces hirarchies
utilisent au stade qui nous intresse ici de lapplication du droit diffrents niveaux.
Comment se manifeste, en effet, la mise en uvre dune hirarchie des normes dans un
contexte de pluralisme juridique mondial ?
La rponse cette question demeure sensiblement toujours la mme, quel que soit le cas de
figure envisag. En effet, la hirarchisation des normes se traduit gnralement par un repli du
systme juridique sur lui-mme, que ce dernier appartienne au niveau national, international
ou europen. Dans un contexte pluraliste, la hirarchie des normes napparat pas comme un
17 Voir sur ce point, lanalyse propose dans cet ouvrage par le professeur G. Teboul, p. xxx. Voir galement du
mme auteur, Remarques sur le rand hirarchique des conventions inter-tatiques et du droit international
coutumier dans lordre juridique international , JDI 2010, 705. 18
Sur le dveloppement dune loi europenne reposant sur une hirarchie des normes au sein de lUnion
europenne et, plus modestement, du Conseil de lEurope, voir avec les nombreuses rfrences cites : J.-S.
Berg et S. Robin-Olivier, Droit europen, PUF, 2me d., 2011, p. 337 et s.
10
outil de coordination des systmes19
. Elle est, au contraire, un instrument de prservation du
systme quand il est menac ou, plus modestement, perturb par dautres systmes. La
hirarchie des normes est utilise pour faire prvaloir une ou plusieurs normes fondamentales
dun systme sur les mthodes ou solutions juridiques extrieures ce systme, chaque fois
lapplication de ces dernires est considre comme incompatible avec le systme.
10. Pour atteindre ce rsultat, la hirarchie des normes est manie comme un outil de
stigmatisation du caractre tranger des mthodes ou solutions juridiques qui menacent
lquilibre du systme que la hirarchie sefforce de prserver. Tout se passe comme si le
systme se repliait sur lui-mme, en distinguant les normes qui le fondent de celles qui lui
sont fondamentalement trangres20
.
Lillustration la plus connue de ce phnomne est puise dans les ordres juridiques nationaux,
chaque fois quils cherchent faire prvaloir une norme constitutionnelle interne sur toutes
autres normes trangres , issues du niveau international ou europen (et a fortiori
national). En France, par exemple, le juge ordinaire et le juge constitutionnel se sont
prononcs sur le sujet. Usant de formules identiques, le Conseil dtat21
et la Cour de
cassation22
ont dcid que la suprmatie confre aux engagements internationaux par la
Constitution (art. 55) ne sapplique pas, dans lordre interne, aux dispositions de valeur
constitutionnelle . Quant au Conseil constitutionnel, il a notamment dcid, en 200623
, la
suite dune srie de dcisions rendues en 200424
que la transposition en droit interne dune
directive communautaire rsulte dune exigence constitutionnelle. Il appartient par suite au
Conseil constitutionnel, saisi dans les conditions prvues par larticle 61 de la Constitution
dune loi ayant pour objet de transposer en droit interne une directive communautaire, de
veiller au respect de cette exigence. Toutefois, le contrle quil exerce cet effet est soumis
19 Pour une observation de ce type au dpart des outils de droit international priv, voir la thse de L. Gannag,
La hirarchie des normes et les mthodes du droit international priv Etude de droit international priv de la
famille, LGDJ, 2001. 20
Un parallle tout fait intressant peut tre men avec le questionnement formul dans cet ouvrage par le
professeur J. Ghestin propos de la participation du contrat llaboration des normes juridiques suprieures
extrieures lEtat franais (voir supra, p. xxx) et celui qui est ici le ntre. Dans les deux cas, il sagit de
sinterroger sur le sens, la valeur ou la porte dun acte juridique (contrat, convention internationale, loi, etc.)
quand il est considr en dehors du systme qui lui a donn naissance. Cette interrogation intresse la hirarchie
des normes chaque fois que lacte juridique en cause est confront une norme saisie dans sa dimension
suprieure ou fondamentale. 21
Cons. dtat, ass., 30 oct. 1998, Sarran et Levacher, Req. nos
200286 et 200287. 22
Cour de cass., ass. pln., 2 juin 2000, Fraisse, pourvoi nos
99-60274. 23
V. notamment, Dcision no 2006-540 DC, 27 juill. 2006.
24 V. notamment, Dcision n
o 2004-496 DC, 10 juin 2004.
11
une () limite (). La transposition dune directive ne saurait aller lencontre dune rgle
ou dun principe inhrent lidentit constitutionnelle de la France, sauf ce que le
constituant y ait consenti . La prservation de la Constitution nationale peut donc conduire
les juges refuser de faire application de la norme internationale ou europenne.
Mais des situations comparables peuvent tre constates dans les systmes juridiques qui se
sont constitus au niveau international ou europen. La dmarche y est gnralement la
suivante. Pour carter la possibilit, pour une norme nationale, de remettre en cause les
constructions hirarchiques tablies dans lordre international ou europen, les juges
internationaux et europens considrent que le droit national nest pas juridiquement
opposable. Dans une dcision reste clbre, la Cour permanente de justice internationale
(CPJI) na-t-elle pas dclar que () un tat ne saurait invoquer vis--vis d'un autre tat sa
propre Constitution pour se soustraire aux obligations que lui imposent le droit international
ou les traits en vigueur 25
? De la mme manire, La Cour de justice de lUnion europenne
na-t-elle pas considr que linvocation datteintes des normes constitutionnelles
[nationales] ne saurait affecter la validit dun acte de la Communaut ou ses effets sur le
territoire de ltat en cause 26
ou, de manire plus gnrale, que le recours des
dispositions dordre juridique interne afin de limiter la porte des dispositions
communautaires... ne saurait tre admis 27
?
11. Le phnomne nest pas simplement marqu par quelques grands arrts rests clbres
dans les annales de la jurisprudence nationale, internationale ou europenne. Il est en ralit
relativement frquent. Chaque fois que lacteur dun systme juridique, notamment un acteur
institutionnel (juge, gouvernant et, ventuellement, lgislateur), prouve une rticence
appliquer une mthode ou une solution juridique venue dailleurs au motif, plus ou moins
dclare, quelle ne trouve pas naturellement sa place dans les constructions hirarchiques du
systme auquel cet acteur appartient, il procde ni plus ni moins un repli de son systme sur
lui-mme.
Les rsultats pratiques auxquels conduit cette forme de repli des systmes sur eux-mmes sont
parfois contestables. Il en va ainsi chaque fois que cette attitude traduit une sorte de rflexe,
consistant exclure, a priori, sans ncessit aucune, lapplication de toutes mthodes ou
25 CPJI, 3 mars 1928, Traitement des tribunaux nationaux polonais de Dantzig, srie A/B, n 44.
26 CJCE, 17 dc. 1970, International Handelsgesellschaft, aff. 11/70.
27 CJCE, 5 mars 1996, Commission c/ Grand-Duch, aff. C-473/93.
12
solutions juridiques trangres au systme. On citera deux exemples relativement rcents,
dimportance ingale, mais qui ont le mrite dtre tirs de deux environnements juridiques
trs diffrents, ce qui tend montrer lampleur du phnomne. Le premier sappuie sur une
jurisprudence franaise qui a mis plus de vingt ans tirer les consquences de leffet
dinvocabilit normalement produit par les directives de lUnion europenne dans lordre
juridique national28
. Le second vise la dcision dun tribunal arbitral CIRDI (Centre
International pour le Rglement des Diffrends relatifs aux Investissements) qui a refus
dapprcier la compatibilit dun trait international avec le droit de lUnion europenne, aux
motifs notamment que ce dernier devait tre considr comme un simple fait dans lordre
international29
.
12. Ce type de dcisions et les raisonnements qui les sous-tendent sont probablement la
consquence dune analyse des rapports de systmes obnubile par des lectures dualistes et
monistes30
qui, bien que relativises aujourdhui31
, se montrent incapables de rendre compte
dune approche pluraliste des systmes juridiques32
. Dans les thories dualistes, le phnomne
de repli du systme sur lui-mme est patent, puisquil sagit toujours pour le juriste dutiliser
les ressources prsentes dans son systme pour recevoir (thorie de la rception) le droit venu
dailleurs. Le monisme, qui prtend fondre tous les systmes en un seul, doit galement faire
un choix entre une primaut confre au droit interne ou une primaut confre au droit
28 Voir, par exemple, en France, les difficults prouves par le Conseil dEtat revenir sur sa jurisprudence
Cohn-Bendit (CE Ass., 22 dc. 1978, Rec. Lebon, 524) refusant de faire produire aux directives europennes
un effet de substitution quand il tait en prsence dun acte administratif individuel. Il a fallu attendre plus de
vingt ans de jurisprudence (CE Ass., 30 oct. 2009, Perreux Req.n 298348). 29
Affaire AES Summit Generation ltd ea c/Hongrie (ARB/07/22, sentence du 23 sept. 2010). Voir lanalyse
critique de S. Manciaux, chronique CIRDI, JDI 2011, spc. p. 587. Voir galement ltude plus gnrale de M.
Forteau, Le juge CIRDI envisag du point de vue de son office : juge interne, juge international, ou lun et
lautre la fois ?, Mlanges J.-P. Cot, Bruylant 2009, 95. Sur la confrontation du droit europen et du droit
international en ce domaine trs sensible de larbitrage dinvestissement, voir C. Kessedjian (dir.), Le droit
europen et larbitrage dinvestissement European Law and Investment Arbitration, d. Panthon-Assas, 2011. 30
Pour une prsentation synthtique des diffrentes thses dualistes et monistes, voir par exemple, A.
Berramdane, La hirarchie des droits Droits internes et droits europen et international, LHarmattan, 2002,
spc. p. 17 et s. 31
M. Virally, "Sur un pont aux nes : les rapports entre droit international et droits internes", Mlanges Rolin,
Pedone 1964, 488 ; voir plus rcemment, militant en faveur une lecture irrductiblement dualiste du systme
juridique franais prsent gnralement comme moniste : A. Pellet, Vous avez dit monisme ? Quelques
banalits de bon sens sur limpossibilit du prtendu monisme constitutionnel la franaise, publi in
Larchitecture du droit. Mlanges en lhonneur de Michel Troper, Economica, 2006, 827 ; M. Troper, Le pouvoir
constituant et le droit international, Recueil des cours de lAcadmie de droit constitutionnel, 2007, vol. XVI,
357. 32
Voir sur ce point prcis, la dmonstration trs convaincante de D. Boden, Le pluralisme juridique en droit
international priv, Arch. de Philo du droit 2006, t. 49, Le pluralisme, prc., p. 275.
13
international. Le systme, ft-il unique, se replie sur ses fondamentaux, sur sa norme
fondamentale. Cest donc le mme phnomne de hirarchisation qui est luvre.
Sans doute, pourrait-on faire lconomie de ces grilles de lecture qui inscrivent volontiers les
rapports de normes et, au-del, les rapports de systmes dans une reprsentation hirarchique,
largement simplifie au demeurant33
. Cest ce que nous voudrions essayer, prsent, de
montrer en dsignant les situations dans lesquelles les constructions de type hirarchie des
normes nont pas de vritable utilit dans un contexte dapplication multiniveau du droit.
III. Quelle utilit matrielle des constructions de type hirarchie des normes dans un
contexte dapplication multiniveau du droit ?
Approche matrielle des conflits et hirarchie des normes
13. La hirarchisation des systmes juridiques a une dimension statique34
selon laquelle le
rapport de validit entre les normes repose sur lexistence de normes impratives. Le juriste
sintresse alors au contenu, la substance des normes en prsence pour savoir si elles sont ou
non compatibles les unes avec les autres. Vue sous cet angle, la hirarchie des normes sert
hirarchiser des contenus. Quen est-il dans un contexte de pluralisme juridique mondial o le
juriste est amen concevoir lapplication du droit diffrents niveaux ? Les constructions du
type hirarchie des normes y ont-elles une utilit que lon qualifiera ici de matrielle ?
Notre sentiment est que, dans un contexte de pluralisme juridique mondial, lapproche
matrielle des conflits de normes se heurte deux ralits dont le juriste na pas toujours
pleinement conscience : les droits conus des niveaux diffrents ne portent pas
ncessairement sur le mme objet et ils sont trs souvent complmentaires dans leur mise en
uvre.
Faible utilit de la hirarchie des normes en prsence de droits diffrents
33 Pour une approche critique de la conception de la hirarchie des normes, vue comme lexpression dun simple
empilement de normes les unes sur les autres lintrieur dun systme donn, voir avec les diffrents travaux
cits (notamment les travaux de D. de Bchillon, renvoyer sa contribution dans cet ouvrage) lanalyse
synthtique de O. Pfersmann, V Hirarchie des normes , in Dictionnaire de la culture juridique (dir. D.
Alland et S. Rials), d. Puf 2003, p. 779. 34
Pour une prsentation synthtique de cette dimension que H. Kelsen a oppose la dimension dynamique que
nous voquerons dans la partie suivante, voir notamment M. Troper, La philosophie du droit, d. PUF, 3me
d.
2003, p. 77 ; E. Millard, Thorie gnrale du droit, d. Dalloz, 2006, p. 72.
14
14. Le juriste est habitu penser le droit autour de grandes institutions : les personnes, les
biens, les obligations juridiques, etc. Le fait quil ait t form pour lessentiel lintrieur
dun seul et mme niveau (trs souvent au niveau national), le conduit naturellement
considrer que ces institutions existent de manire quivalente tous les niveaux du droit. Or
a nest pas toujours le cas. Il arrive, en effet, quune institution construite un niveau du
droit nobisse pas aux mmes caractristiques que celles qui peuvent tre observes un
autre tage du droit. En toutes matires, il faut donc pouvoir dterminer si les notions en
prsence sont plutt identiques ou si elles souffrent dune altrit.
cet gard, une distinction entre les droits sources et les droits objets peut aider le
juriste mener son travail de confrontation des droits en prsence. Lexpression droits
sources dsigne lhypothse la plus communment admise selon laquelle les diffrents
niveaux de droit sont aptes alimenter, telles diffrentes sources, une seule et mme
institution juridique. Par exemple, on peut tre amen considrer quil existe un seul modle
juridique de contrat, lequel est aliment par des sources nationales, internationales et
europennes. On peut tenir le mme raisonnement pour la marque protge par un droit de
proprit intellectuelle. La marque est un signe distinctif protg par un droit exclusif. Le
droit des marques fait notamment lobjet de trois niveaux de rglementation : nationale35
,
internationale36
et europenne37
. Ces diffrentes sources alimentent un seul et mme objet
juridique : la marque conue comme un titre national de proprit industrielle. Il ny a pas de
diffrence de nature de lobjet apprhend par du droit national, international ou europen.
Un autre exemple porte sur le droit de la nationalit. Chaque tat est libre de dfinir comme il
lentend les conditions dattribution, dacquisition ou de perte de sa nationalit. Aucune
autre source na vocation dfinir lexistence dun droit la nationalit dans un Etat tranger.
Le droit national coexiste nanmoins avec des sources internationales et europennes.
Lobligation pour les tats de respecter leurs engagements internationaux et europens peut
les contraindre parfois, dans des situations souvent trs prcises (pluralit de nationalits ou
risque dapatridie, par exemple), respecter des principes ou solutions dfinis en commun.
Ces diffrentes sources internationales et europennes coexistent ainsi avec le droit de la
nationalit rglement par chaque tat. Dans ce cas de figure, on peut dire quune mme
35 Par exemple, en France, le Code de la proprit intellectuelle.
36 Par exemple, la Convention dUnion de Paris de 1883 pour la protection de la proprit industrielle.
37 Par exemple, la Directive (CE) n 89/104 du Conseil, 21 dc. 1988, dite "Premire directive", rapprochant les
lgislations des tats membres sur les marques, remplace par la Directive 2008/95/CE.
15
institution dorigine nationale (la nationalit) salimente dautres niveaux du droit
(international et europen) sans pour autant changer de nature juridique38
.
15. Dans une autre approche, les institutions juridiques conues des niveaux diffrents ne
sont pas tenues pour strictement quivalentes. Elles obissent des fondamentaux propres de
sorte quelles ne sont pas concurrentes ou parfaitement substituables. Au contraire, elles sont
amenes coexister durablement limage des diffrents niveaux dapplication du droit qui
leur ont donn naissance. Les exemples de ce type sont moins nombreux que les prcdents.
Le droit atteint ici un degr de sophistication qui nest pas toujours souhaitable. Mais ils
existent et il est important de savoir les identifier.
Reprenons lexemple de la marque. Dans la perspective qui est la ntre dune application
multiniveau, la marque nest pas seulement un droit unique aliment par plusieurs sources.
Cest galement un droit objets en ce sens quil y a potentiellement autant dobjets du
droit quil y a de sources. Par exemple, le droit de lUnion europenne a cr une marque
communautaire (europenne), unique (un seul titre) et unitaire (un seul rgime juridique),
protge dans lensemble de lUnion europenne39
. Ce droit de la marque communautaire ne
fait pas disparatre le droit national, international et europen des marques nationales. Il
sajoute lui. Les acteurs conomiques conservent le choix de recourir lun des instruments
plutt que lautre. Dans un domaine spcialis, on peut galement considrer quil existe en
germe des marques de dimension vritablement internationale. Par exemple, la protection de
lemblme olympique par le Trait de Nairobi de 1981, lequel fait interdiction aux tats
parties daccorder une marque nationale pour le signe olympique, accorde une forme de
protection internationale au signe en question. Dautres exemples peuvent tre imagins. Ne
peut-on pas considrer quil existe une diffrence de nature entre le contrat international, celui
qui rpond notamment aux besoins du commerce international et le contrat au sens du droit
interne ? De mme un contrat de dimension europenne, distinct des deux autres formes
prexistantes, nest-il pas en train dmerger ? Le juriste doit en tout cas y rflchir.
Un autre exemple peut tre recherch dans la citoyennet europenne. Le Trait sur lUnion
europenne a institu une citoyennet europenne qui sajoute la nationalit des
ressortissants des tats membres et ne la remplace pas (article 9 TUE). Cette citoyennet
38 Voir sur les sources du droit de la nationalit, P. Lagarde, La nationalit franaise, Dalloz, 4
me d., 2011,
Introduction, p. 13 s. 39
Rglement (CE) n 40/94 du Conseil, 20 dc. 1993, sur la marque communautaire, remplac par le Rglement
(CE) n 207/2009 du Conseil du 26 fvrier 2009 sur la marque communautaire.
16
comporte des droits de dimension spcifiquement europenne : droit de circuler et de
sjourner librement sur le territoire des tats membres, droit de vote et dligibilit au
Parlement europen et aux lections municipales, droit dadresser des ptitions au Parlement
europen, droit de recourir au mdiateur europen, etc. (articles 20 et s. du TFUE). Mme si
elle y puise sa source (sont citoyens europens, les ressortissants des Etats membres), la
citoyennet forme un objet juridique distinct de la nationalit et a vocation interagir avec
elle40
.
16. En prsence dobjets juridiques diffrents, les grilles de lecture reposant sur une hirarchie
des normes ne sont pas utiles. Au contraire, elles biaisent bien souvent les analyses. En
considrant, notamment, que les constructions du droit international et europen priment sur
la loi interne, alors que ces mmes constructions ne portent pas ncessairement sur le mme
objet, le juriste fabrique artificiellement des rapports de hirarchie qui nont pas lieu dtre
dun point de vue matriel.
Reprenons les illustrations donnes prcdemment en matire de marques et de citoyennet. Il
ne sert rien de considrer, par exemple, que la marque communautaire prime sur les
marques nationales, ds lors que le systme de la marque communautaire na pas fait
disparatre le systme des marques nationales mais coexiste avec lui. Il se peut, en effet, que
la validit dune marque communautaire soit conteste par lexistence pralable dune marque
nationale concurrente et inversement. Il ny a donc pas de rapport de hirarchie ici entre les
deux objets conus deux niveaux diffrents.
Ce mme type de raisonnement peut tre appliqu la citoyennet europenne dans ses
rapports la nationalit. Il nest pas utile, en effet, dopposer les deux objets juridiques en
considrant, par exemple, que la citoyennet europenne est utilise par la Cour de justice
pour rgler des conflits de nationalit41
. Cette analyse est tout simplement fausse, ds lors
quil nexiste pas dantinomie entre la citoyennet et la nationalit. Au contraire, les deux
notions sont complmentaires, la seconde (la nationalit dun Etat membre) permettant de
confrer la premire (la citoyennet europenne).
40 Pour une illustration remarquable de cette interaction, voir CJUE, 2 mars 2010, aff. C-135/08, Rottmann. Voir
sur le concept de citoyennet europenne, lanalyse trs pertinente de C. Schnberger, La citoyennet
europenne en tant que citoyennet fdrale Quelques leons sur la citoyennet tirer du fdralisme
comparatif, Annuaire 2009 de lInstitut Michel Villey, d. Dalloz 2010, p. 255. 41
Deux affaires, en particulier, ont donn lieu ce type danalyse : CJCE 2 octobre 2003, Garcia Avello, C-
148/02 ; CJCE, 14 octobre 2008, Grunkin, C-353/06.
17
Faible utilit de la hirarchie des normes en prsence de droits complmentaires
17. Les dveloppements qui prcdent sur lexistence potentielle dinstitutions juridiques
diffrentes au niveau national, international ou europen laissent penser que la prsence de
droits matriellement complmentaires est lhypothse la plus frquemment rencontre par le
juriste qui travaille dans un contexte de pluralisme juridique mondial. Dinnombrables
exemples existent, en effet, qui montrent que le phnomne est de grande ampleur. Deux de
ces exemples seront ici exposs : le premier historique, le second plus contemporain.
Le premier exemple est tir de laffaire Boll de la Cour internationale de justice42
. La
juridiction internationale a eu se prononcer en 1958 sur la bonne application dune
convention internationale de droit international priv (Convention de 1902 pour rgler la
tutelle des mineurs) dans un diffrend lopposant les Pays-Bas la Sude. La question se
posait principalement de savoir si un Etat (la Sude) pouvait prendre une mesure ducative
destine protger un mineur dont le statut relevait, en vertu de la convention, de la loi dun
autre Etat (les Pays-Bas). Pour considrer que la Sude navait pas viol ses obligations
internationales, la Cour internationale de justice a estim que malgr leurs points de contact
et malgr les empitements que la pratique rvle, la Convention de 1902 sur la tutelle des
mineurs laisse en dehors de son cadre la matire de la protection de lenfance et de la jeunesse
telle que lentend la loi sudoise du 6 juin 1924. La Convention de 1902 na donc pu crer des
obligations la charge des Etats signataires dans un domaine qui est rest en dehors de ses
proccupations et, ds lors, la Cour ne relve pas, en lespce, de manquement cette
Convention la charge de la Sude . La solution retenue par la juridiction internationale
sappuie sur une combinaison des deux droits, le droit national sur les mesures de protection
des mineurs tant considres comme complmentaires des rgles de droit international priv
qui permettent de dsigner la loi applicable la tutelle.
18. Cet exemple historique de complmentarit entre les dispositions dun instrument
international et dun droit national peut tre utilement complt par dautres exemples, plus
contemporains, que livre notamment la jurisprudence de la Cour de justice de lUnion
europenne. Cette dernire offre, en effet, de trs nombreux cas de combinaison matrielle du
42 CIJ, 28 nov. 1958, Rec. 1958, 66.
18
droit national, international et europen. L'arrt Bogiatzi43
est de ceux-l. Dans cette affaire, la
Cour de justice a t saisie de questions prjudicielles souleves par une juridiction nationale
ayant eu connatre d'une action en responsabilit civile dirige contre un transporteur arien
en raison d'un accident survenu l'embarquement d'un vol intra-europen. Ces questions
mettaient en scne trois droits potentiellement applicables : 1 la Convention de Varsovie
pour lunification de certaines rgles relatives au transport arien international (version
modifie La Haye en 1955), 2 le Rglement (CE) n 2027/97 du Conseil du 9 octobre 1997
relatif la responsabilit des transporteurs ariens en cas d'accident (dans sa version
applicable aux faits de l'espce) et 3 les rgles de procdure interne permettant la victime
dintroduire une action en justice devant un juge national. Lapplication du droit national et du
droit europen ntait pas discute devant le Cour de justice. Elle tait nanmoins patente.
Cest le droit national et lui seul qui a permis la victime de saisir une juridiction tatique et
dintroduire diffrentes voies de recours, en appel puis en cassation. Cest le droit de lUE et
lui seul qui sous-tendait juridiquement laction en responsabilit civile dirige notamment
contre le transporteur arien. En revanche, cette application tait discute pour la Convention
de Varsovie qui pose un dlai prfix de 2 ans, laction ayant t introduite 5 ans aprs
laccident. En dcidant que cette convention tait opposable dans le contexte de cette
affaire, la Cour de justice a admis que lissue du diffrend devait rsulter de lapplication
combine de trois droits : le droit national (qui permet de saisir un juge), le droit europen
(qui donne laction son fondement juridique) et le droit international (qui pose un dlai
prfix). Le rsultat juridique ainsi obtenu est la consquence dune application cumulative de
trois droits, rsultat quaucun des droits en prsence naurait permis datteindre seul. En ce
sens, il est permis de parler de complmentarit matrielle.
19. La complmentarit des droits ne se limite pas quelques cas originaux, porteurs de
rencontres inattendues entre des droits conus des niveaux diffrents. Elle sinscrit
galement dans des processus de grande ampleur qui dmontrent que les droits en prsence et
les systmes qui les portent, recourent le plus souvent une autre construction que la
hirarchie des normes pour dfinir leurs relations. A cette construction, on peut donner le nom
de rapports de mise en uvre . Cette expression dsigne lhypothse frquente o des
droits construits dans des systmes diffrents, qui sont amens coexister et tre appliqus
les uns avec les autres, nont pas vocation sexclure les uns les autres par un jeu
43 CJCE, 22 oct. 2009, aff. C-301/08.
19
hirarchique. Il est donc ncessaire dinscrire leur application dans un phnomne durable de
coexistence des droits si lon veut pouvoir matriser lensemble des effets potentiellement
produits par une dmarche de type combinatoire. Ces effets ne spuisent pas au terme dune
application dun droit la place dun autre. Ils sinscrivent dans la mise en uvre dun droit
par un autre44
. Ces rapports de mise en uvre sont frquents dans les diffrents schmas
dapplication du droit plusieurs niveaux. Il nest pas rare, en effet, de rencontrer aux niveaux
international et europen des droits hautement spcialiss, compte tenu des principes de
spcialit et dattribution des comptences qui gouvernent les organisations internationales et
rgionales. Ces droits spcialiss coexistent avec des droits nationaux qui conservent une
vocation gnrale sappliquer, compte tenu de la plnitude des comptences reconnue
traditionnellement aux Etats. La coexistence des droits spcialiss et gnralistes favorise
considrablement ces rapports de mise en uvre quel que soit le niveau national, international
ou europen considr.
20. Les dveloppements qui prcdent montrent que la hirarchie des normes nest pas le
meilleur outil pour rendre compte de la confrontation matrielle des droits labors au niveau
national, international et europen. Bien souvent, cette confrontation ne sinscrit pas dans un
rapport de rivalit entre des normes aux contenus impratifs contradictoires. Droits parfois
diffrents, droits souvent complmentaires, ils sinscrivent dans des rapports de mise en
uvre qui impliquent que le juriste dveloppe cette intelligence qui lui permet combiner,
plutt que de hirarchiser, les solutions en prsence.
IV. Quelle utilit formelle des constructions de type hirarchie des normes dans un
contexte dapplication multiniveau du droit ?
Approche formelle des conflits et hirarchie des normes
21. La hirarchisation des systmes juridiques na pas seulement une dimension statique. Elle
a galement ce que Hans Kelsen appelait une dimension dynamique 45
. Le rapport de
44 Voir, pour une illustration dtaille, notre tude sur Le droit un procs quitable au sens de la coopration
judiciaire en matire civile et pnale : lhypothse dun rapport de mise en uvre , in F. Sudre et C. Picheral
(dir.), Le droit a un procs quitable au sens du droit de lUnion europenne, Bruylant-Nmsis (collection Droit
et Justice), paratre. 45
Un ordre juridique est un systme dynamique de normes , H. Kelsen, Thorie pure du droit, trad. H.
Thvenaz, Cahiers de Philosophie n 37, Etre et penser, 2e d. 1988, p. 122 ; pour une prsentation synthtique
20
validit entre les normes repose ici sur lexistence de normes dhabilitation. Lapproche se
veut formelle. On sintresse la forme du droit, son enveloppe, habilite en tant que telle
produire un effet juridique dans un systme considr. Apprhende sous cet angle, la
hirarchie des normes sert hirarchiser des formes et non plus des contenus. Quen est-il
dans un contexte de pluralisme juridique mondial o le juriste essaye de penser lapplication
du droit diffrents niveaux ? Les constructions du type hirarchie des normes y ont-elles
une utilit que lon qualifiera ici de formelle ?
Notre sentiment est que, dans un contexte de pluralisme juridique mondial, lapproche
formelle des conflits de normes se heurte deux ralits troitement lies dont le juriste na
pas toujours pleinement conscience : les situations juridiques soumises aux diffrents droits
sont susceptibles de circuler dun niveau lautre et la qute, par le juriste, de la meilleure
hirarchie des normes djoue les solutions les plus prvisibles, conues au terme dune
hirarchie formelle. Voyons tour tour ces deux hypothses.
Relativit de la hirarchie des normes en prsence dune circulation des situations juridiques
22. Lexpression circulation des situations juridiques nest pas dun usage courant chez les
juristes. Le terme circulation ne figure pas toujours dans les dictionnaires spcialiss46
.
Elle reoit ici un sens relativement prcis. La circulation dsigne lensemble des phnomnes
qui permettent une situation de produire un effet juridique (effet obligatoire , effet
dopposabilit ou mme effet de fait ) dans un espace juridique autre que celui o elle a
pris naissance. Leffet produit par ces mouvements dun espace normatif un autre peut tre
parfaitement identique, la circulation juridique propageant trait pour trait un effet juridique
donn dans deux environnements distincts. Mais cet effet comporte souvent des diffrences,
la circulation tant alors partielle, portant sur tel ou tel aspect de la situation amene
circuler. Le phnomne intresse la circulation chaque fois quun effet de la situation ne dans
un environnement juridique donn se manifeste nouveau dans un autre environnement
de la pense de lauteur, voir nouveau M. Troper, La philosophie du droit, prc. ; E. Millard, Thorie gnrale
du droit, prc. 46
Lexpression est, par exemple, absente du Dictionnaire de la globalisation (dir. A.-J. Arnaud, d. LGDJ, 2010)
et si le verbo circulation figure dans le Vocabulaire juridique (G. Cornu (dir.), Puf, 8me d. 2007), les
dfinitions proposes ne recoupent pas celle que nous envisageons ici. On lui prfre le terme dchanges ,
dinfluences croises ou de cross-fertilization (voir sur ce thme, S. Robin-Olivier et D. Fasquelle (dir.),
Les changes entre les droits, lexprience communautaire : une lecture des phnomnes de rgionalisation et de
mondialisation du droit, d. Bruylant, 2008).
21
juridique en raison de son origine. Si les effets produits sont totalement trangers lun
lautre ou sont purement fortuits47
, il nest plus utile de parler de circulation.
Considre au titre dune application du droit diffrents niveaux (national, international et
europen), la circulation des situations juridiques a pour principal vecteur le mode
dintervention des juridictions internationales et rgionales qui coexistent avec les juridictions
nationales. La circulation des situations juridiques est inscrite, en effet, dans le processus
mme daccs la plupart des juridictions supranationales, lequel est domin par le principe
de lpuisement des voies de recours internes. Ainsi que la fait observer un auteur propos
de laction en protection diplomatique exerce par un Etat aprs puisement des voies de
recours nationales, le juge interne et le juge international sont rputs connatre de la mme
rclamation 48
. La situation juridique est soumise successivement lanalyse de juridictions
places des niveaux diffrents. Ce phnomne de circulation peut galement tre observ au
niveau europen. La procdure prjudicielle devant la Cour de justice de lUnion europenne
permet de dplacer une situation juridique dun juge un autre. Il en va galement ainsi de la
requte porte devant la Cour europenne des droits de lhomme.
23. Le fait quune situation juridique puisse tre examine successivement des niveaux
diffrents a un impact sur le jeu de la hirarchie des normes. Cette circulation relativise
considrablement la porte donne par chaque systme juridique sa hirarchie des
normes. Tant que les situations taient cloisonnes lintrieur dun systme un seul niveau,
la hirarchie des normes porteuse du systme en cause tait dune efficacit potentiellement
absolue. La norme applique dans un systme tant habilite par une norme suprieure du
systme, le raisonnement fonctionnait en vase clos. Ds lors quune mme situation peut tre
soumise des clairages juridiques diffrents, des niveaux diffrents, la possibilit se fait
jour de voir appliquer la mme situation une autre hirarchie des normes, celle dun autre
systme. Ce pluralisme dapplication du droit a pour effet de relativiser considrablement les
constructions hirarchiques prsentes diffrents niveaux.
Prenons lexemple de la libert syndicale qui est reconnue comme un droit fondamental
diffrents niveaux. En France, elle a une valeur constitutionnelle (al. 6 du prambule de
47 Pour une stigmatisation du caractre fortuit du phnomne dimbrication des ordres juridiques dans certaines
situations : P. Brunet, Larticulation des normes Analyse critique du pluralisme ordonn , in J.-B. Auby,
Linfluence du droit europen sur les catgories du droit public, Dalloz 2010, 195, spc. p. 200 et suivantes. 48
M. Forteau, Le juge CIRDI envisag du point de vue de son office : juge interne, juge international, ou lun et
lautre la fois ?, prc., spc. p. 101.
22
1946). Elle est consacre par des textes internationaux (par exemple : Convention OIT n 87)
et europens (CESHHLF, art. 11). Son exercice peut tre tour tour discut devant les
juridictions nationales puis europennes. Cest ainsi que des situations juridiques faisant
lobjet dinstances nationales ont t apprhendes par des juridictions europennes propos
de la mise en uvre des objectifs de libre circulation dfinie par lUnion europenne49
ou des
objectifs de protection des droits fondamentaux par le Conseil de lEurope50
. Chaque systme
y va, son niveau, de sa hirarchie. Nous savons, par exemple, quau sein de lUnion
europenne, la Cour de justice confre aux liberts de circulation une valeur fondamentale qui
contraint fortement lapplication dautres droits fondamentaux, notamment la libert
syndicale51
.
Les juges nationaux assument dailleurs de plus en plus souvent cette dimension
fondamentale du pluralisme juridique mondial52
. Le Conseil dEtat et la Cour de cassation,
par exemple, nhsitent pas multiplier les visas aux sources nationales, internationales et
europennes53
en dpit du format laconique de leurs dcisions.
49 CJCE, 11 dc. 2007, Viking, aff. C-438/05 et 18 dc. 2007, Laval, aff. C-341/05.
50 CEDH, 12 nov. 2008, Demir et Baykara c/ Turquie, Req. 34503/97
51 Pour une analyse compare de la jurisprudence de la Cour de justice et de la Cour europenne des droits de
lhomme dans cette matire, voir S. Robin-Olivier, Normative interactions and the Development of Labour Law,
A European Perspective, Cambridge Yearbook of European Legal studies, 2009, Hart Publishing, p. 377. 52
Sur cette dimension, voir E. Dubout et S. Touz S. (dir.), Les droits fondamentaux : charnires entre ordres et
systmes juridiques, Pedone 2010. 53
Voir, titre dexemples (pas ncessairement les plus cits), Conseil d'tat, 11 mars 2011, req. 324071, qui vise
successivement la convention europenne de sauvegarde des droits de l'homme et des liberts fondamentales,
l'accord franco-algrien du 27 dcembre 1968 relatif la circulation, l'emploi et au sjour des ressortissants
algriens et de leurs familles, la convention internationale relative aux droits de l'enfant, signe New York le
26 janvier 1990 et diffrents textes de droit franais. La rfrence aux deux conventions multilatrales est
intressante dans cette affaire : la Convention de New York permet au Conseil dEtat dexercer sa censure au
nom de lintrt de lenfant ; la CESDHLF est loccasion pour lui de rappeler que les atteintes la vie prive et
familiale doivent satisfaire une exigence de proportionnalit. Comparer, Cour de cassation, ch. soc., 16 fvrier
2011, pourvoi n 10-60.189 10-60.191 qui dbute par le visa suivant : Vu les articles 3 et 8 de la convention n
87 de l'Organisation internationale du travail (OIT), 4 de la convention n 98 de l'OIT, 5 de la convention n 135
de l'OIT, 11 et 14 de la Convention europenne de sauvegarde des droits de l'homme et des liberts
fondamentales, 6 de la Charte sociale europenne, 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union
europenne et L. 2122-1, L. 2122-2 et L. 2143-3 du code du travail . Dans cette affaire, la dcision dun
tribunal dinstance est censure pour avoir vu, ple-mle, dans lensemble de ces textes internationaux et
europens, une cause de non-application de la loi nouvelle franaise soumettant une condition de
reprsentativit, les syndicats susceptibles de participer des lections de reprsentants des salaris. Il ressort, en
effet, de larrt et du moyen annex que lun de ces instruments ntait pas applicable cette situation et que les
autres ntaient pas contredits par le dispositif lgislatif franais. En visant tous ces textes, la Cour de cassation
assume pleinement son contrle de labsence de violation de la loi, toutes lois nationales internationales ou
europennes confondues.
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Recherche stratgique de la meilleure hirarchie des normes
24. La prise de conscience par les juristes, spcialement par ceux qui dtiennent un pouvoir
(lgislatif, excutif ou judiciaire), de la possibilit pour une situation juridique de circuler
potentiellement dun niveau lautre, alimente des vises stratgiques. Le juriste peut tre
tent, en effet, de rechercher ce quil considre ( tort ou raison) tre la meilleure hirarchie
des normes en anticipant, empchant ou provoquant un dplacement de la situation juridique
apprhender dun niveau (national, international ou europen) lautre.
Cette capacit du juriste se jouer des niveaux en prsence doit tre clairement assume
comme une forme dinstrumentalisation de la hirarchie des normes. Derrire cette
instrumentalisation, on ne peut sempcher de voir une forme de fragilisation de la figure
dune hirarchie formelle, capable de dessiner la dynamique dun systme. Une autre
dynamique concurrente se met en place qui sappuie sur un pluralisme juridique, cest--dire
pour ce qui intresse notre sujet, sur une pluralit de hirarchies des normes utilises les unes
pour ou contre les autres mais de manire plurielle.
25. Pour illustrer le phnomne, on prendra deux cas : lun vise la stratgie dun lgislateur
(europen en loccurrence), lautre celle dun juge (national, i.e. franais ici).
Le premier cas porte sur l'articulation de deux instruments de droit international priv : le
rglement (CE) n 4/2009/CE du Conseil du 18 dcembre 2008 relatif la comptence, la loi
applicable, la reconnaissance et l'excution des dcisions et la coopration en matire
d'obligations alimentaires et le protocole de La Haye du 23 novembre 2007 sur la loi
applicable aux obligations alimentaires. Dans le rglement (CE) n 4/2009/CE, il a t
notamment prvu que La loi applicable en matire d'obligations alimentaires est dtermine
conformment au protocole de La Haye du 23 novembre 2007 sur la loi applicable aux
obligations alimentaires pour les tats membres lis par cet instrument (art. 15). Pour
dfinir l'ensemble des solutions au conflit de lois, le texte de droit europen driv s'en remet
ainsi l'application d'un instrument international liant, le cas chant, les tats membres, l
o il dfinit des rgles propres en matire de conflit de juridictions lato sensu (comptence
des tribunaux, reconnaissance et excution des dcisions). Cette combinaison conditionnelle
du texte europen et du protocole international a radicalement chang de nature avec
l'adoption de la dcision 2009/941/CE du Conseil du 30 novembre 2009 relative la
conclusion, par la Communaut europenne, du protocole de La Haye du 23 novembre 2007
sur la loi applicable aux obligations alimentaires. Le Conseil a estim, en effet, que la lUnion
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europenne dispose d'une comptence exclusive pour toutes les questions rgies par le
protocole , de sorte qu'elle peut y adhrer, ce qu'elle a fait. Except pour un tat non li par
le rglement (CE) n 4/2009/CE (le Danemark en loccurrence), l'application combine du
rglement europen et du protocole de La Haye devrait tre effectivement contraignante au
jour de l'entre en vigueur de ce dernier. Tel est, en tout cas, le vu exprim par le Conseil de
l'Union europenne dans cette dcision. Le changement opr par ce texte est trs important,
pour ne pas dire spectaculaire. Alors que le rglement du Conseil semblait soumettre
l'applicabilit du protocole de La Haye la volont des tats membres, une lecture littrale de
la dcision implique que lesdits tats sont dornavant lis par l'instrument de La Haye, sans
mme avoir le ratifier.
Cet exemple s'inscrit clairement dans une perspective de hirarchisation. En considrant que
lUnion europenne avait une comptence exclusive pour adopter le protocole de La Haye de
2007 sur la loi applicable aux obligations alimentaires, le Conseil de l'Union europenne a
clairement manifest le souhait d'intgrer le texte international au droit europen. Avec cette
dcision, la Convention internationale devient une source europenne du droit part entire.
Le systme juridique europen se replie ainsi sur lui-mme et intgre ses propres
constructions hirarchiques un texte venu d'ailleurs. Ce positionnement de la norme
internationale dans le droit de l'Union europenne n'est pas sans risque. Le choix du Conseil
de l'Union europenne de passer en quelque sorte en force, en devanant par sa dcision, les
ventuelles ratifications du protocole de La Haye intervenir dans les diffrents tats
membres qui le souhaitent, fait natre une discussion sur l'exercice de cette comptence dite
exclusive . On imagine assez bien que deux thses puissent s'affronter sur ce sujet difficile.
La thse qui considre que le rglement (CE) n 4/2009/CE vaut harmonisation des rgles de
droit international priv en matire d'obligations alimentaires dans leur ensemble de sorte qu'il
y aurait eu premption de la comptence nationale au sens o l'a prcis la Cour de justice
(voir notamment l'avis 1/2003 rendu propos de la Convention de Lugano). La thse oppose,
qui aurait notre prfrence, selon laquelle le rglement (CE) n 4/2009/CE n'a pas eu pour
ambition d'harmoniser les rgles de conflits de lois, seules les rgles sur la comptence des
juridictions, la reconnaissance ou l'excution des dcisions tant concernes, de sorte que les
tats membres continueraient, en matire de conflit de lois, de partager leur comptence avec
l'Union europenne. Les voies envisageables pour rsoudre la difficult sont de deux ordres :
la remise cause par un biais prjudiciel (les dlais de recours en annulation tant dpasss) de
la validit de la dcision 2009/941/CE ou la ratification par les tats membres qui le
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souhaitent du protocole de La Haye. Dans le premier scnario, essentiellement juridique, la
Cour de justice aura dterminer la nature - exclusive ou partage - des comptences externes
exerces par l'Union europenne. Dans le second scnario, de nature plus politique, les tats
membres dcideraient, l'image de ce qui se fait en matire d'accord mixte, de conforter la
volont de l'Union europenne de combiner ses rgles propres de droit international priv
avec celles d'un instrument international.
Lexistence de deux voies diffrentes peut nourrir des ambitions potentiellement diffrentes
en termes de hirarchie des normes. La premire place la recherche de solution sur le terrain
du droit europen, en particulier sur les rgles fondamentales dattribution et dexercice des
comptences dfinies par interprtation des traits europens. La seconde sen remet un acte
dhabilitation nationale, par lequel un Etat dcide dadhrer un instrument international.
Deux normes dhabilitation sont ici clairement offertes aux choix stratgiques des juristes.
Elles procdent chacune leur niveau dune hirarchie formelle des normes distincte.
26. Le second cas a eu un trs grand retentissement en France. Il porte sur les discussions
suscites par lintroduction en 2008 dans la Constitution Franaise dune question prioritaire
de constitutionnalit (art. 61-1 de la Constitution). Dans une procdure interne, une
juridiction du fond a soulev devant la Cour de cassation une question prioritaire de
constitutionnalit en vue de son ventuelle transmission au Conseil constitutionnel. La
question formule par le premier juge mettait en cause la compatibilit dune disposition de la
loi franaise (article 78-2 alina 4 du code de procdure pnale) avec les droits et liberts
garantis par la Constitution de la Rpublique franaise . Refusant de sen tenir au strict
nonc de la question pose par le juge de renvoi, la Cour de cassation a pris appui sur les
critures du demandeur pour dplacer la discussion du terrain de la constitutionnalit de la loi
franaise vers celui de sa conformit des dispositions de droit europen. Pour ce faire, la
haute juridiction judiciaire a procd deux sauts successifs dans son raisonnement. Elle sest
dabord interroge sur la compatibilit de la rgle de procdure pnale avec un article du trait
europen relatif la libre circulation des personnes dans lespace de libert, scurit et justice
(article 67 TFUE). Puis remontant dun cran dans la gnralit, elle sest pos la question
sensible de la compatibilit de certaines rgles de procdure relatives la question prioritaire
de constitutionnalit (articles 23-2 et 23-5 de lordonnance du 7 novembre 1958, telle que
modifie par la loi organique du 10 dcembre 2009) avec les dispositions du trait europen
sur le renvoi prjudiciel (article 267 TFUE). Sur ce dernier aspect, la Cour de cassation sest
interroge sur la compatibilit europenne du dispositif franais qui contraint le juge ordinaire
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se prononcer en priorit sur la question de constitutionnalit, lorsquil est saisi de moyens
contestant galement la conformit d'une disposition lgislative aux engagements
internationaux de la France. Ces deux tapes franchies, la Cour de cassation a dcid de
surseoir statuer et de prsenter deux questions prjudicielles la Cour de justice54
. Sans
attendre lanalyse de la Cour de justice, le Conseil constitutionnel Franais55
, ainsi que le
Conseil dEtat56
, ont estim quil ny avait pas dincompatibilit entre la loi organique
franaise et les traits europens. La Cour de justice, statuant en rfr prjudiciel, a livr sa
rponse en juin 201057
. La Cour de justice sest efforce de dgager les voies de conciliation
entre les exigences des traits europens et la marge de manuvre reconnue en termes
dautonomie institutionnelle et procdurale, tout en prcisant que la rgle pnale franaise
tait bel et bien contraire larticle 67 TFUE. En reprise dinstance, la Cour de cassation a
dcid de ne pas renvoyer la question prioritaire de constitutionnalit au Conseil
constitutionnel au motif que seul le juge interne des liberts tait mme de prendre les
mesures provisoires qui simposent, compte tenu de lincompatibilit de la loi pnale
franaise avec le droit de lUnion europenne58
.
Le choix dlibr de la Cour de cassation de ne pas transmettre la question prioritaire de
constitutionnalit au Conseil constitutionnel illustre assez remarquablement la manire dont le
juriste, ici un juge, peut vouloir recourir ce qui lui semble tre la meilleure hirarchie
des normes. Dans le contexte de cette affaire, deux hirarchies formelles taient luvre.
Une hirarchie pose par la loi franaise qui ordonne que priorit soit donne dans le
traitement procdural du contrle de constitutionnalit sur le contrle de conventionnalit
(articles 23-2 et 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 prcite, telle que modifie par la
loi organique du 10 dcembre 2009). Une hirarchie pose par le Trait sur lUnion
europenne qui fait obligation aux juridictions suprieures nationales de surseoir statuer et
de poser une question prjudicielle la Cour de justice, en cas de difficult dinterprtation du
droit europen (article 267 TUFE). Pour chapper aux contraintes inhrentes la premire
rgle hirarchique, le juge franais se place dlibrment sous la coupe de la seconde rgle
54 Cass., QPC, 16 avril 2010, n 10-4001 & 10-40002.
55 Dcision n 2010-605, 12 mai 2010.
56 CE, 14 mai 2010, Req. n 312305.
57 CJUE, 22 juin 2010, Melki et Abdeli, aff. C-188 et 189/10.
58 Cass., QPC, 29 juin 2010, n 10-40001 & 10-40002.
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hirarchique. La situation juridique soumise la Cour de cassation dans cette affaire est
littralement dlocalise. Du niveau national, elle passe au niveau europen.
Pour critiquable quelle soit, au regard des voies de conciliation possibles entre les deux
rgles franaises et europennes de procdure59
, cette attitude tire, de notre point de vue, les
consquences logiques de lexistence dune pluralit de systmes juridiques. Un acteur
institutionnel majeur fait ici la dmonstration de sa capacit utiliser lensemble des outils
mis sa disposition par les diffrents systmes pour choisir de se placer, un moment ou
autre, sous telle hirarchie plutt que sous telle autre. Les solutions qui en rsultent ne sont
pas ncessairement contradictoires. Mais il faut accepter quelles puissent emprunter des
voies diffrentes.
Plusieurs systmes juridiques, plusieurs hirarchies des normes et des situations susceptibles
de circuler dun niveau national, international ou europen lautre, tel est lenvironnement
dans lequel le juriste volue parfois.
V. Conclusions
27. Les conclusions qui peuvent tre tires de cette communication sont au nombre de deux :
la hirarchie des normes se dcline au pluriel dans un contexte de pluralisme juridique
mondial ; dans un processus dapplication multiniveau du droit, elle termine un raisonnement
plutt quelle ne linitie.
La premire conclusion ne remet pas en cause, en tant que telle, les constructions de type
hirarchie des normes . Le pluralisme juridique mondial naffecte pas le ou les modles de
hirarchie des normes que le juriste peut tre tent dutiliser un moment ou un autre de son
raisonnement, ds lors que ce pluralisme ne conteste pas lexistence de systmes normatifs
diffrents niveaux national, international ou europen dapplication du droit. Il nous invite
seulement certains estimeront que cest dj sans doute beaucoup considrer ces
hirarchies au pluriel. Il y a potentiellement autant de hirarchies des normes que de systmes
un tant soit peu organiss de normes.
59 Voir, entre autres analyses, avec les nombreuses rfrences cites : D. Simon, Les juges et la priorit de la
question prioritaire de constitutionnalit : discordance provisoire ou cacophonie durable ? , RCDIP 2011, 1.
Voir en contrepoint, lapproche propose par P. Puig ( propos notamment de la loi organique), La question de
constitutionnalit : prioritaire mais pas premire , RTDCiv. 2010, 66 ; comparer du mme auteur :
Hirarchie des normes : dy systme au principe , RTDCiv. 2001, 749.
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28. La seconde conclusion nous semble impliquer des changements beaucoup plus radicaux
dans le travail du juriste qui sefforce dexpliciter les modalits dapplication du droit
diffrents niveaux. Dans un contexte de pluralisme juridique mondial, la hirarchie des
normes ne constitue pas une bonne entre en matire pour le juriste. Si ce dernier adhre une
vision pluraliste du droit, alors il doit accepter que diffrents systmes coexistent diffrents
niveaux. Son travail ne va donc pas consister demble construire une super hirarchie
de normes capable de fusionner en un seul tous les systmes existants tous les niveaux. Au
contraire, le juriste va comparer les systmes60
. Il va, au besoin, les combiner61
. La hirarchie
des normes interviendra alors, ventuellement, en phase finale du raisonnement62
, si le besoin
se fait sentir denfermer le raisonnement lintrieur dun systme et de lui seul63
.
Une chose est de construire un systme. Une autre est de faire vivre une pluralit de systmes.
Les dmarches ne sont pas mmes. Lune nexclut pas lautre bien videmment, puisque lune
est la condition de lautre. Mais il faut bien reconnatre que dans une perspective dapplication
du droit plusieurs niveaux, la hirarchie des normes termine un raisonnement plutt quelle
linitie.
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60 Voir supra, les dveloppements aux 3 et suivants.
61 Voir supra, les dveloppements aux 17 et suivants.
62 Voir supra, les dveloppements aux 24 et suivants.
63 Sur ces trois tapes dans le raisonnement, voir propos de la confrontation du droit international priv et du
droit europen du march intrieur : Le droit du march intrieur et le droit international priv
communautaire : de lincompltude la cohrence in Le droit, les institutions et les politiques de lUnion
europenne face limpratif de cohrence, V. Michel (dir.), Presses universitaires de Strasbourg, 2009, 339.
Voir propos du thme plus gnral des interactions entre le droit international et le droit europen, la
chronique annuelle publie au JDI (n 3 de chaque anne, depuis 2009).