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1 Histoire, religion et culture du monde arabo-musulman Version 2015 L’examen ne portera pas sur la matière vue à partir du chapitre VIII (p. 3 et svt). Ducène J.-C I. Introduction Objectifs du cours : - donner un aperçu général de l’histoire du monde arabo-musulman des origines jusqu’au milieu du XIe siècle - distinction entre domination du pouvoir musulman, islamisation et arabisation - situer les principales dynasties ; - mettre l’accent sur les spécificités de la société arabo-musulmane classique ; - observer la résurgence de certains pays ; - mettre en lumière les grands mouvements économiques ; - connaître la géographie de ces régions et leur dénomination ancienne. Pourquoi s’arrêter au XIe siècle ? - Bouleversements importants : d’un point de vue ethnique : il y a l’arrivée des Turcs à l’Orient et des Berbères en Occident musulman. Ces apports prennent la forme des formes politiques : ce sont les dynasties des Seldjoukes en Orient et des Almoravides en Occident. - Plus généralement, on assiste à la stagnation voire au déclin des systèmes politiques alors mis en place, en Andalous, le califat omeyyade d’Espagne disparaît dans une période d’anarchie que l’on appelle les « Taifas », tandis que le coeur même de l’empire musulman est aux mains d’un pouvoir shi‘ite : les Bouyides (945 à 1058). - En Méditerranée, par ailleurs, on assiste à un changement de l’initiative militaire : la Reconquista en Espagne et les Croisades.

Hist Gen 1 - 2015 · - donner un aperçu général de l’histoire du monde arabo-musulman des origines jusqu’au milieu du XIe siècle ... La capitale est Ctésiphon (palais, centre

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Histoire, religion et culture du monde arabo-musulman

Version 2015

L’examen ne portera pas sur la matière vue à partir

du chapitre VIII (p. 3 et svt).

Ducène J.-C

I. Introduction

Objectifs du cours :

- donner un aperçu général de l’histoire du monde arabo-musulman des origines

jusqu’au milieu du XIe siècle

- distinction entre domination du pouvoir musulman, islamisation et arabisation

- situer les principales dynasties ;

- mettre l’accent sur les spécificités de la société arabo-musulmane classique ;

- observer la résurgence de certains pays ;

- mettre en lumière les grands mouvements économiques ;

- connaître la géographie de ces régions et leur dénomination ancienne.

Pourquoi s’arrêter au XIe siècle ?

- Bouleversements importants : d’un point de vue ethnique : il y a l’arrivée des Turcs à

l’Orient et des Berbères en Occident musulman. Ces apports prennent la forme

des formes politiques : ce sont les dynasties des Seldjoukes en Orient et des

Almoravides en Occident.

- Plus généralement, on assiste à la stagnation voire au déclin des systèmes politiques

alors mis en place, en Andalous, le califat omeyyade d’Espagne disparaît dans

une période d’anarchie que l’on appelle les « Taifas », tandis que le coeur même

de l’empire musulman est aux mains d’un pouvoir shi‘ite : les Bouyides (945 à

1058).

- En Méditerranée, par ailleurs, on assiste à un changement de l’initiative militaire : la

Reconquista en Espagne et les Croisades.

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II. Arabie préislamique et Proche-Orient au VIe siècle

A. Empire byzantin

L’empire d’Orient est constitué à la mort de Théodose en 395, mais l’expulsion

des Barbares entrés dans cette partie de l’empire dure près d’un siècle (de 395 à 488,

date à laquelle Théodoric quitte Constantinople pour l’Italie). Au milieu du Ve s., ce

sont les hordes d’Attila qui menacent l’empire jusque sous les murs de la capitale. A la

fin du Ve s., l’Afrique du Nord semble échapper à Constantinople et Carthage reste aux

mains des Vandales. Officiellement chrétien depuis 313, l’empire possède encore des

poches où le paganisme est important : dans les campagnes, en Syrie, en Egypte et en

Afrique du Nord. D’un point de vue ethnique, on rencontre au Proche-Orient : des juifs,

des Araméens, des Arabes ; et en Afrique du Nord, des Coptes et des Berbères. A

l’intérieur même du christianisme, les querelles théologiques partagent les croyants en

plusieurs partis. Le dogme sera défini au cours de plusieurs conciles durant le Ve siècle.

On distingue :

- le nestorianisme, de Nestorius, patriarche de Constantinople : il voyait dans le Christ

deux natures, deux personnes et une seule volonté. Cette doctrine fut condamnée au

concile oecuménique d’Ephèse de 431.

- le monophysisme, qui s’inspirait d’Eutyches, archimandrite de Constantinople, il

voyait dans le Christ une seule nature, une seule personne et une seule volonté. Cette

doctrine fut condamnée au concile de Chalcédoine de 451.

- la doctrine officielle retenue à Chalcédoine : deux natures dans une seule personne, et

deux volontés. C’est la doctrine retenue par l’empire byzantin (Eglise dite « melkite »).

Au Proche-Orient, ces divergences prennent l’aspect de particularisme national,

ces églises nestorienne et monophysite sont bien ancrées chez les populations, même

lorsqu’elles sont persécutées par les Byzantins. L’église monophysite se développera

surtout en Syrie, en Palestine et en Egypte, tandis que l’église nestorienne prend de

l’extension en Iran sassanide et au-delà à l’est. Les guerres entre les Byzantins et les

Iraniens vont donner un aspect durable à cette séparation. A l’époque musulmane et

surtout abbaside, les nestoriens de Baghdad auront une influence sur le califat. Par

ailleurs, ces églises développent aussi l’enseignement et certaines sciences comme la

philosophie aristotélicienne, la médecine et l’astronomie. Les monastères deviennent

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des centres de traduction. Le centre de l’église nestorienne était l’évêché de Ctésiphon,

à proximité de l’emplacement de la future Baghdad. Un monastère important se trouvait

en Haute-Mésopotamie, celui de Qennesré/Qinnasrin. La religion chrétienne avait été

légalisée dès 468 dans l’empire sassanide. Les églises jouent un rôle culturel important

par les monastères et les écoles épiscopales que l’on retrouve au centre des évêchés. Le

point de départ de ce développement culturel, au IVe siècle, fut la traduction à côté des

Pères grecs, des oeuvres d’Aristote, de Gallien, d’Hippocrate ou encore de Ptolémée du

grec en syriaque. Parmi les centres, il faut mentionner Nisibe où travailla Sergius de

Rash‘ayna (m. 536), traducteur de Galien et d’Aristote. Sergius avait étudié à

Alexandrie. Les traductions de Sergius resteront en usage jusqu’au IX siècle, époque où

un autre traducteur chrétien, Ḥunayn ibn Iṣḥāq les refit. Durant le VIe siècle, plusieurs

traités de logique d’Aristote sont traduits en syriaque et permettent aux religieux

chrétiens d’acquérir cette science et de l’appliquer à des questions de théologie. C’est

alors que Paul le Perse consacre deux oeuvres à la logique dont un traité sur la logique

d’Aristote dédié au souverain sassanide Chosroès Anoushirwān (531-579). La

médecine sera également enseignée et cultivée, notamment à Alexandrie, Antioche et

Djundishapur, dans le Khusistan, dans l’empire perse. Cette dernière école se développe

au VIe siècle et atteint son apogée aux VIIe, VIIIe et IXe siècles. Dans ces centres, on

étudie la médecine et on traduit aussi des oeuvres de médecine grecques. Ce sont de ces

mêmes centres que sortiront les médecins qui travailleront sous la dynastie des

Omeyyades. Ce sont aussi les médecins nestoriens qui inventent l’institution

hospitalière, à l’origine des premiers hôpitaux créés sous le pouvoir musulman (à

Baghdad, sous Hârûn al-Rashîd). Enfin, au milieu du VIIe siècle, c’est le monastère de

Qinnasrin qui s’illustre avec l’oeuvre et l’enseignement de Sévère Sebokt (m. 666/7).

On a de lui la première mention des chiffres indiens (mais qu’il n’utilisait pas). Il

maîtrisait parfaitement l’astronomie telle que conçue par les Grecs et on lui doit un

Traité sur l’astrolabe (éc. 660) dans lequel il définit les usages de l’instrument et le

décrit. En 661, il compose un traité d’Astronomie : Traité sur les constellations. Il

inspira deux savants de la génération suivante : Jacques d’Edesse (m. 708) et Georges

des Arabes (m. 724) (car évêques monophysites des tribus arabes en 686).

Les méthodes mises en place et les ouvrages traduits sous l’égide des chrétiens

de langue syriaque seront l’un des constituants de l’apparition des sciences arabes à

l’époque abbaside.

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Les empereurs Justin (m. 527) et Justinien (482, r. en 527, 565) veulent rendre à

l’empire la paix religieuse et sa grandeur passée. Le règne de Justinien sera remarquable

en ce sens mais aussi vain. Au début, il rénove le droit et promulgue le code de

Justinien en 529. De 532 à 537, il fait édifier Sainte-Sophie. En 527, la guerre reprend

avec la Perse. Il accepte de signer la paix avec Chosroês Anoushirwân mais pour s’en

protéger, il noue des contacts avec le Négus d’Ethiopie et crée en 531, à la frontière

nord-ouest de l’Arabie, un état vassal autour de Bosra, celui des Ghassanides. Ce sont

des chrétiens monophysites. Il se lance alors dans la reconquête de l’Occident :

Carthage est récupérée en 534, la Sicile en 535, Rome en 536. Et le dernier temple

d’Isis est fermé dans l’île de Philae vers 535. Ces campagnes militaires épuisent l’Etat

qui doit à ce moment faire face à la guerre avec les Perses en 535 et aux soulèvements

des Goths en Italie et des Maures en Afrique du Nord. En outre, la frontière du Danube

est perméable aux attaques des peuples installés au-delà malgré les forteresses qui s’y

trouvent : des bandes ravagent les Balkans. Ses trois successeurs, Justin le Curopalate

(m. 578), Tibère (m. 582), Maurice (m. 602) s’emploient à garder l’empire dans les

frontières que Justinien lui a données. Ils redressent aussi la situation financière, obérée

par les tributs que les Byzantins doivent verser aux Barbares et aux Perses. Envers

ceux-ci, ils choisissent la guerre, en 572, jusqu’à la victoire d’Héraclius. En Occident, à

la même époque, les Avars passent le Danube et s’installent dans les Balkans et les

Lombards occupent l’Italie (568). Les empereurs se désintéressent de l’Occident

(invasions maures en Afrique du Nord en 569, le roi wisigoth Leovigild récupère les

quelques villes espagnoles tenues par les Byzantins). Phocas (m. 610) se résout à lâcher

les territoires trop éloignés et difficiles à défendre, et par là l’idée même de Justinien de

reconstituer l’Empire romain unitaire. En Orient, l’anarchie est complète et les luttes

entre les différentes Eglises sont sanglantes. Héraclius est fait empereur en 610 mais les

Perses continuent à être victorieux : prise de Jérusalem en 614 et de l’Egypte de 617 à

619. Héraclius reconstitue une armée avant de coaliser les peuples d’Arménie et du

Caucase pour porter l’attaque jusqu’au coeur de l’empire sassanide. Il parvient ainsi à

Ctésiphon en 628. D’un point de vue religieux, Héraclius eut une politique

malheureuse : après la révolte des juifs d’Antioche et leur massacre des chrétiens, il les

interdit de séjour à Jérusalem (630) et, en 634, veut les obliger à se convertir. Par

rapport aux Eglises chrétiennes non-chalcédoniennes, il eut la volonté de favoriser

l’Eglise orthodoxe.

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B. Empire sassanide Il est fondé en 224 sur les ruines de l’empire des Arsacides par Ardashir, à partir

d’Istakhr. Mais le centre reste à Ctésiphon, en territoire araméen. L’empire est

caractérisé par une forte centralisation administrative, administration répartie entre

différents services à la tête desquels se trouvent des responsables. Certaines grandes

familles de l’empire reçoivent traditionnellement certaines charges. L’administration

centrale est dirigée par une sorte de « grand vizir », le hazârbadh, qui remonte aux

Achéménides. Il seconde le roi et le remplace parfois. Le vizir en est le descendant

direct. Les finances sont dirigées par le « chef des agriculteurs », c’est-à-dire que

l’impôt retombe principalement sur les agriculteurs. Il a sous lui les percepteurs de

différents types. Les ressources de l’Etat sont faites de l’impôt foncier et de la taxe

personnelle. Du IIIe au VIe siècle, les souverains ont le soin de développer et

d’entretenir l’irrigation en Mésopotamie et dans certaines parties de l’Iran. C’est aussi

de l’époque sassanide que date la diffusion d’un certain nombre de cultures exotiques

comme la canne à sucre, le riz et le coton. L’administration est aussi dirigée par des

secrétaires d’état, car la forme des documents, la phraséologie étaient strictes. Ils

dirigent des départements distincts (justice, revenus de la cour royale, trésor, etc.). A

l’époque musulmane, les secrétaires d’Etat seront aussi leurs descendants. Et en

province, gouvernent les satrapes ou marzbâns.

Le VIe siècle voit le règne de Chosroês/Khusraw Anoushirwân (531-579),

qui correspond à l’apogée de l’empire : trève conclue avec les Byzantins en 561 pour 50

ans, mais la guerre reprend en 572. En 570, il conquiert le Yémen occupé par les

Ethiopiens d’Axoum. Par ailleurs, il défait à l’est les Hephtalites en 563 : l’Oxus

devient la frontière entre les Turcs et les Iraniens. La capitale est Ctésiphon (palais,

centre du christianisme). C’est aussi le siège de l’administration centrale, qui est

constituée de plusieurs départements (dîwân) sans que l’on connaisse le détail. Dans le

courant du VIe siècle, une réforme de l’imposition a lieu. Tous les terrains cultivables

sont mesurés (cadastre) et imposés selon leur culture à un taux fixe. Le califat partira de

ce système.

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La taxe personnelle est aussi revue : tous les hommes sont imposables de 20 à

50 ans, sauf les privilégiés. Les personnes imposables sont divisées en classes selon leur

richesse.

A la mort de Khusraw, lui succède son fils Hormizd IV, dernier grand

souverain. Les guerres sont continuelles avec Byzance, mais il est déposé par des

rebelles en 590, et son fils Khusraw II est mis à sa place. Une lutte interne d’un an pour

le pouvoir s’ensuit où Byzance prend part. Son règne est constitué par une série de

guerres contre Byzance, pendant lesquelles il conquiert l’Asie mineure (Edesse, Damas,

Antioche et Jérusalem en 613-614 d’où la Sainte Croix est enlevée) et une partie de

l’Egypte. Mais l’empereur Héraclius arrête les conquêtes, repousse les Iraniens en Iran

(627-628) et finit par assiéger Ctésiphon.

Succession de souverains de Khusraw II (m. 628) à Yazdagard III, l’empire est

ainsi désorganisé à la veille de la conquête.

D’un point de vue religieux, la religion dominante et parfois d’Etat est le

zoroastrisme mais celui-ci connaît des mouvements dissidents (mazdakisme,

manichéisme). Par ailleurs, le christianisme, le judaïsme et dans une certaine mesure le

bouddhisme y sont implantés.

C. Lakhmides et Ghassanides Aux frontières nord-ouest et nord-est de la péninsule arabe, des états vassaux

des grands empires se constituent.

Ghassanides

Ils sont originaires du sud de la péninsule arabe et ils émigrent à la fin du IVe

siècle. Ils s’installent grosso modo dans l’actuelle Jordanie. Alliés à Byzance depuis

490 ap. J. C., ils se sont convertis au christianisme monophysite et paient un tribut. Ils

reçoivent aussi des subsides annuels et doivent fournir des troupes. Ils luttent ainsi avec

les Byzantins contre les Perses. Au début du VIe siècle, le souverain est fait patrice et

phylarque de l’empire byzantin. Il est nommé chef de tous les Arabes de Syrie. Par

ailleurs, ils protègent les routes commerciales passant sur leur territoire et assurent les

opérations « de police » pour le compte de Constantinople chez les nomades arabes des

franges septentrionales de la péninsule. Leur apogée militaire a lieu sous Justinien et

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précisément sous le règne du phylarque Aréthas (ca. 540). Il défait les Lakhmides en

554. Les relations avec Byzance se détériorent par la suite et au début du VIIe siècle, les

Ghassanides ne représentent plus rien.

Lakhmides

Les tribus lakhmides, ayant pour centre al-Ḥîra, jouent un rôle équivalent pour

le compte des Sassanides depuis la deuxième moitié du IIIe siècle. Pendant trois siècles,

ce sont leurs vassaux et c’est par les Lakhmides que l’influence politique iranienne se

fait sentir dans la péninsule. Al-Ḥîra est aussi une place forte qui protège les Perses

contre les incursions des nomades

D’un point de vue religieux, c’est un centre important pour la religion

chrétienne. Al-Ḥîra est un centre du nestorianisme et le siège d’un évêque nestorien.

C’est par elle que le nestorianisme atteint le golfe Persique et l’Arabie de l’Ouest, avant

qu’ils ne soient touchés par le monophysisme. Des monastères chrétiens y sont fondés,

notamment par les souverains. Le manichéisme atteint aussi l’ouest de l’Arabie par al-

Ḥîra. Enfin, d’un point de vue culturel, la cour d’al-Ḥîra est un foyer de poètes, deux

auteurs des célèbres mu‘allaqât1 y travaillent : Ṭarafa ibn al-‘Abd et Nâbigha al-

Dhubyânî. Dans la tradition arabe, c’est par al-Ḥîra que l’écriture touche le Hidjâz.

Le dernier roi d’al-Ḥîra, Nu‘mân III, déplaît à Khusraw II, entre 595 et 604,

Khusraw le fait détrôner et mettre à mort. Il donne la royauté à un Arabe, Iyâs de la

tribu des Ṭayyi‘.

D. Afrique du Nord

L’Afrique du Nord romaine a été conquise par les Vandales dans le deuxième

quart du Ve siècle lorsque Genseric/Geiseric traverse le détroit de Gibraltar en 429 et

débarque en toute vraisemblance au nord du Maroc actuel. L’Afrique du Nord romaine

connaît alors une situation de désordre (soulèvement berbère et révolte du gouverneur,

Boniface). C’est lors de cette conquête que saint Augustin meurt à Hippone, assiégée

par les Vandales. Carthage est prise en 439. En 455, à la mort de l’empereur d’occident

Valentinien, les Vandales débarquent en Italie et pillent Rome. En 476, le dernier

empereur romain d’Occident est déposé par Odoacre. Genséric meurt en 477 mais ses

successeurs n’ont ni sa force ni son intelligence. Le pouvoir vandale ira en déclinant

1 Poèmes préislamiques célèbres pour leur beauté, la qualité de leurs vers et leur vocabulaire recherché.

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jusqu’en 530, lorsque Hilderic est déposé par Gélimer. Justinien règne alors depuis 527

à Constantinople et il profite des dissensions pour reconquérir l’Afrique du Nord.

L’Afrique vandale se limitait approximativement à la Tunisie actuelle et une partie de

l’Algérie orientale. Elle est aussi soumise à la pression de nomades chameliers qui

pénètrent dans le pays depuis le sud. Le corps expéditionnaire byzantin est conduit par

Bélisaire. En 533, il débarque au sud de Sousse et Gélimer est finalement fait

prisonnier. Justinien veut effacer la présence vandale et rétablir l’organisation romaine.

L’Afrique est mise sous l’autorité d’un préfet du prétoire pour les affaires civiles et

d’un magister militum pour les affaires militaires. Lorsque c’est la même personne qui

possède les deux mandats, c’est pratiquement un vice-roi. C’est le cas à deux reprises

sous Salomon (534-536) et (539-543). Les fortifications sont reconstruites. Mais

l’occupation byzantine ne recouvre pas tous les territoires romains, la surface est moins

grande. Dans la mesure où les territoires cultivés sont moins étendus et plus sujets aux

incursions des nomades, les rentrées financières sont moins élevées. Par ailleurs, les

gens nommés par Constantinople pour le gérer ont une trop grande liberté et leurs

agissements poussent souvent à la sédition des troupes. Par ailleurs, les Byzantins

doivent faire face à des insurrections berbères. Ces derniers s’étaient ralliés à Bélisaire

pendant la reconquête mais ils montrent rapidement leur hostilité vis-à-vis de

l’occupant, la guerre devient endémique. Le pouvoir byzantin reste précaire, d’autant

que ceux qui sont à la tête de l’armée ne sont pas les personnes adéquates. En 546,

Justinien nomme Jean Troglita qui parvient momentanément à battre les Berbères mais

à la mort de Justinien en 565, la puissance byzantine reste faible. Sous ses successeurs,

Justin II (565-578) et Tibère II Constantin (578-582) la situation ne s’améliore pas.

Sous Maurice (582-602), il y a la volonté de soumettre les fonctionnaires civils aux

militaires. A côté du préfet du prétoire, un exarque est nommé, c’est lui qui a tous les

pouvoirs. C’est le fils de l’exarque Héraclius, qui se nomme Héraclius lui-même qui

attaque l’empereur Phocas et est fait empereur en 610. Sous son règne, l’Afrique du

Nord reste calme et le christianisme fait des progrès. D’un point de vue sociologique,

on peut distinguer à ce moment des Berbères non romanisés, des Romano-Africains (les

futurs Afariq-s des sources arabes), des descendants vandales et des « nouveaux » venus

byzantins (les Roum-s des sources arabes). C’est une société cloisonnée politiquement

instable.

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E. Situation de la péninsule arabique : le Hidjâz

La société arabe de l’époque est caractérisée par une distinction entre nomades

et sédentaires selon de multiples variations. Le nomade va du bédouin chamelier à

l’éleveur de chèvres, et le sédentaire vit sous la tente ou dans des bâtiments plus

élaborés dans les oasis qui ont statut de villes.

C’est aussi une société tribale : au niveau le plus bas il y a la famille patriarcale

au sens large, vient ensuite le clan. Plusieurs clans constituent la tribu, qui descend d’un

ancêtre commun (Banû Asad). Plusieurs tribus forment une confédération tribale.

L’individu ne se conçoit que dans ce réseau qui le protège. Un étranger hors clan peut

être adopté ou devenir client d’une tribu. Il jouit ainsi de la protection et à la longue

peut être assimilé. L’autorité revient à un shaykh, qui s’entoure d’un madjlis pour les

grandes décisions. Les relations entre nomades et sédentaires prennent la forme de troc,

d’échange (peu de monnaie) ou de razzias (ghazû) où on évite de répandre le sang. Ces

conflits inter-tribaux prennent le nom dans la littérature arabe ancienne de « Journées

des Arabes ».

Les tribus chamelières assurent aussi le commerce de transit sur les grandes

distances entre le Yémen et le nord de la péninsule. Ce commerce est difficile à

appréhender dans ses justes proportions mais on peut dire qu’il a repris de la vigueur

dans la deuxième moitié du VIe siècle, suite au conflit entre Byzance et l’Iran. Ce sont

surtout les oasis qui en profitent. Une de ses conséquences est que tant le Prophète que

quelques-uns de ses compagnons ont voyagé en dehors de la Mekke (Muḥammad,

adolescent, est supposé avoir fait un voyage en Syrie avec son oncle, ainsi que plus tard

pour sa future femme Khadîdja ; tandis que ses compagnons Tamîm al-Dârî, ‘Amr ibn

al-‘Aṣ ont été des commerçants).

Parmi ces villes, plutôt centre urbain, il y a la Mekke. Peut-être la ville apparaît-

elle chez Ptolémée sous la forme de Makaroba. C’est un sanctuaire qui a été conquis par

Qusay, de la tribu des Quraych), cinq générations avant le Prophète.

Le Yémen connaît une situation particulière : il possède une population juive

depuis le 1er siècle av. J.-C. Dans la première moitié du VIe siècle, Yûsuf Musuf As’ar,

appelé aussi Dhû Nuwâs, se convertit au judaïsme et combat les Ethiopiens. Les

chrétiens de Nadjrân et du Dhafâr apparaissent comme une cinquième colonne et sont

persécutés. L’empereur byzantin demande au souverain d’Ethiopie, chrétien,

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d’intervenir. Celui-ci envoie une armée en 512. La situation se calme mais après le

départ du contingent éthiopien, Dhû Nuwâs se remet à persécuter les chrétiens

(épisodes des martyrs de Nadjrân). A nouveau les Ethiopien interviennent sous le

commandement d’un certain Aréthas. En 525, Dhû Nuwâs est tué et le pays occupé. En

530, les Ethiopiens restés au Yémen se révoltent et ont à leur tête Abraha. Il a une

politique autonome par rapport à Axoum. C’est sous son règne qu’a lieu la rupture de la

digue de Marib, peu après 542, qui provoque un appauvrissement du pays et le

déplacement de populations. D’après la tradition musulmane, c’est ce même Abraha qui

aurait mené une campagne contre la Mekke l’année de naissance du Prophète Mahomet,

appelée « l’année de l’éléphant » car les attaquants auraient amené des pachydermes

jusqu’à la Mekke.

En réalité, Abraha en 552 envoie des troupes en Arabie occidentale et mène une

campagne en Arabie centrale pour ramener sous sa tutelle des confédérations arabes qui

se sont révoltées. Cette souveraineté d’Abraha voit l’apparition d’un christianisme

officiel dans les inscriptions, alors qu’il fonde lui aussi des églises. Ses fils lui

succèdent mais dans une instabilité qui permet à un prince yéménite judaïsé de se

révolter, Sayd ibn Dhu Yazan, en demandant l’aide des Iraniens.

Vers 575, le Yémen est conquis par les Perses, appelés par les Yéménites. Le

pays est occupé jusqu’à l’islamisation.

- Paganisme préislamique

Il est difficile de s’en faire une idée car les sources ou des documents d’époque

manquent, on est dès lors obligé de tirer parti de la comparaison avec les autres

religions sémitiques et d’utiliser les sources arabes tardives. Il s’agit d’un animisme :

des esprits vivent dans les puits, les arbres, certaines grottes.

Le culte des bétyles existait, mais les dieux étaient aussi représentés par des

idoles anthropomorphiques. Le bétyle pouvait être simplement une pierre dressée, qui

servait aussi d’autel lors de sacrifices d’animaux. Il était sujet à des processions et

pouvait être transporté dans des batailles sur le dos d’un chameau, qui devenait du coup

sacré.

La pierre noire, malgré la légende abrahamique qui l’entoure, est le reliquat de

ce culte des aérolithes. Plusieurs sanctuaires existaient, à l’instar de la Ka‘ba de la

Mekke, en rapport avec la divinité propre à une tribu. Un territoire sacré l’entourait, le

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harâm, espace inviolable. Un certain nombre d’actes y étaient prohibés. Vers ces

sanctuaires avaient lieu des pèlerinages avec comme rite central la circumambulation.

La période du pèlerinage constituait un mois sacré où les guerres étaient interdites.

On peut distinguer deux panthéons : celui des Quraysh et celui de la

confédération qu’ils unissent autour d’eux. Le premier est représenté par Hubal, Manaf,

Isaf, Na’ila ; le second par Allah et les déesses al-‘Uzzâ, al-Lât et Manât, citées dans le

Coran (LIII, 19-20).

Al-‘Uzza, « La très puissante », était une divinité féminine. Au VIe siècle, elle

était vénérée par les Lakhmides. Dans le Nadjd, son sanctuaire principal était entre la

Mekke et Ṭâ’if, où se trouvaient trois arbres la symbolisant et probablement aussi une

pierre sacrée. Des animaux lui étaient sacrifiés.

Hubal fut d’abord représenté par un bétyle, puis une statue. A la Ka‘ba, c’était

surtout une divinité chéromantique. Son devin prédisait l’avenir à l’aide de flèches,

pratique plus tard condamnée par le Coran : « Ô vous qui croyez ! Le vin, le jeu de

hasard, les pierres dressées et les flèches divinatoires sont une abomination et une

œuvre du démon. Evitez-les...— Peut-être serez-vous heureux — »(V,90).

Al-Manât est une ancienne divinité sémitique, en Arabie, elle était représentée

par un rocher. Ce serait peut-être une déesse de la mort ou du destin, comme le veut son

équivalence aux Fortunatæ. A la pierre, on aurait substitué une statue importée du

Nord. Son site, à Qudayd, à 15 km de Yathrib, était l’objet de pèlerinages par plusieurs

tribus.

Al-Lât est citée chez Hérodote : « [Les Perses] ont appris des Assyriens et des

Arabes à sacrifier aussi à l’Aphrodite Céleste : cette déesse se nomme chez les

Assyriens Mylitta, chez les Arabes Alilat » (I, 131) et « Dionysos s’appelle chez eux

[c.-à-d. les Arabes] Orotalt et Ourania Alilat » (III, 8). Son culte est attesté chez les

Nabatéens et à Palmyre. Elle était par ailleurs symbolisée par une pierre blanche à Ṭā’if,

puis un arbre sacré et enfin, on lui érigea un sanctuaire, vers lequel on allait en

pèlerinage. Sa statue était installée dans la Ka‘ba, aux côtés d’al-Manât et d’al-‘Uzza.

Al-‘Uzzâ avait la prédominance sur les deux autres, considérées comme ses

filles. Ces divinités avaient aussi un aspect astral : Hubal représentait la lune, alors que

al-‘Uzzâ, al-Lât et Manât étaient sans doute trois aspects de Vénus.

Existaient aussi des feux sacrés, comme celui du dieu Quzah, à Muzdalifa, que

l’on allumait durant le pèlerinage.

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A côté des divinités, existaient des esprits, des « djinns » habitant des arbres, des

points d’eau ou des lieux particuliers. Al-‘Uzzâ était incarnée par un samura (spina

ægyptiaca) à Nakhla.

A la Mekke, au VIe siècle, les Quraysh s’emparent des institutions qui tournent

autour du pèlerinage et aussi de la maîtrise du commerce.

Parmi le personnel attaché à ces divinités, il faut mentionner les devins.

- Judaïsme et christianisme

Des communautés juives existaient en Mésopotamie et donc au nord de la

péninsule. Des inscriptions portant des noms juifs sont attestées au nord de la péninsule

(al-‘Ullâ et Madâ’in Ṣaliḥ [al-Ḥidjr]) au Ier siècle av. et ap. J.-C. Il existe aussi une

inscription de Madâ’in Ṣaliḥ datée de 355-56. On y a aussi découvert un cadran solaire

avec un nom juif. A la veille de l’apparition de l’islam, une vingtaine de tribus juives

sont installées dans la péninsule.

Quant au christianisme, il faut distinguer deux zones : le sud-ouest (le Yémen)

touché par une pénétration byzantino-éthiopienne au Ve siècle. C’est notamment

l’épisode des martyrs de Nadjrân. Alors que le nord-ouest de la péninsule et l’Oman

sont dans l’orbite du christianisme venant de l’empire sassanide et des Lakhmides. Au

Ve siècle, cinq évéchés y sont créés. Dans le Hidjâz lui-même, il n’y a pas de

communautés chrétiennes mais des individus étrangers, convertis au christianisme,

présents à la Mekke pour le commerce, ou emmenés comme esclaves. Il y avait par

ailleurs un cimetière chrétien dans la ville.

La prédication de Muhammad se nourissant d’histoires bibliques qui

manifestement trouvaient un écho dans son auditoire, on doit supposer que ces

traditions étaient déjà diffusées dans les populations de l’Arabie occidentale.

13

III. Le Prophète et le fait coranique

Il est difficile de connaître scientifiquement la vie de Muḥammad car les écrits

arabes sont forcément tendancieux et sont écrits après coup. Il s’agit de la Sîra (d’un

point de vue formel, il s’agit d’une série de propos, des hadîth-s, assemblés

chronologiquement)1 et du Coran. Il n’y a pas de documents étrangers. De plus, la

légende développe rapidement certains événements : une voix prévient sa mère qu’elle

porte un Prophète. Par exemple, quand il est enfant, deux hommes en blanc lui ouvrent

la poitrine, prennent son cœur, l’ouvrent, en enlèvent un caillou noir puis le lavent avec

de la neige avant de le remettre en place.

Muḥammad serait né vers 570 à la Mekke, dans une famille appartenant à

l’aristocratie de l’endroit, mais devenue pauvre. Les Quraysh avaient la charge de

ravitailler les pèlerins et le père de Muḥammad avait la charge de leur donner à boire.

C’est le fils de ‘Abd Allâh, fils de ‘Abd al-Muṭṭalib, de la famille des Hâshim, du clan

des ‘Abd al-Manâf, de la tribu des Quraysh. Sa mère était Amîna, apparentée à la tribu

des Khazradj de Yathrib. Il est orphelin de père, il perd sa mère, Amîna, à l’âge de six

ans. Il est alors élevé par son grand-père qui meurt quand il a huit ans. C’est son oncle,

Abû Ṭâlib qui s’occupe de lui. Muḥammad aurait participé à des caravanes

commerciales vers la Syrie et c’est lors de l’une de ces caravanes qu’il rencontre le

moine Bâhira à Bosra qui reconnaît en lui un futur Prophète. Il voit le Prophète protégé

par un nuage blanc. Après lui avoir offert un repas, il lui pose quelques questions et voit

le sceau de la prophétie entre ses omoplates (c’est comme l’empreinte d’une ventouse).

Le moine met en garde Abû Tâlib contre les juifs car ils voudront du mal au Prophète.

Vers l’âge de 20 ans, il se met au service d’une riche veuve qu’il épouse quand

il a vingt-cinq ans, Khadîdja. Elle a alors une quarantaine d’années et avait déjà été

mariée deux fois. Celle-ci lui donne trois fils, tous morts en bas âge (l’aîné s’appelait al-

Qâsim, d’où le surnom du Prophète : « Abû l-Qâsim » « Père de Qâsim ») et quatre

filles, dont Fâtima, qui épousera le cousin du Prophète, ‘Alî. Le cousin de Khadîdja

était Waraqa ibn Nawfal, qui connaissait le syriaque et l’hébreu et finit par se convertir

au christianisme.

1 L’un des problèmes est que le texte le plus fameux est celui rassemblé par Ibn Ishâq (m. 767) et publié par Ibn Hishâm (m. ca 831), bien après les faits.

14

A. La prédication à la Mekke

Vers 610, il a une série d’hallucinations et lors d’une retraite dans une grotte

près de la Mekke, il a un rêve – la nuit du 26 au 27 ramaḍân – où l’ange Gabriel

l’appelle « envoyé de Dieu » et lui demande de réciter un texte, iqrâ’, « lis ! ». Craintif,

il est encouragé par sa femme. Pendant trois ans, plus rien ne se passe, puis les visions

recommencent vers 613. Après quelques doutes et poussé par l’Ange, Muḥammad

accepte sa mission. La révélation se fait alors exhortation. Les thèmes de sa

prédication :

- le jugement dernier, qui est imminent, se fera dans un grand cataclysme puis nous

retournerons à Dieu ;

- l’homme doit être reconnaissant de la bonté de Dieu et doit donc l’adorer. Le contraire

est l’orgueil et la présomption, ce dont se rendent coupables les Mekkois ;

- l’adoration de Dieu s’accompagne aussi d’une morale : purification morale, droiture

dans l’espoir de recevoir une récompense au jugement. Un acte en particulier est

hautement morale, c’est le don. ex. parabole du jardin flétri (LVIII, 17-33) : des

hommes se proposent de faire une bonne récolte mais de ne rien donner aux pauvres, le

lendemain leur récolte a disparu. D’autres révélations de la même époque montrent

qu’il est bon de nourrir le pauvre et qu’il est mauvais de thésauriser. Il se peut que le

Prophète réagisse par là à une évolution sociale de la société mekkoise. Dans ces

premières révélations, le Prophète invite à renouer les liens sociaux en s’appuyant sur le

religieux. L’argent ne doit pas être porteur de désunion.

Il pousse au monothéisme en proclamant l’unicité de dieu, et dénonce les

polythéistes. Sa prédication met l’accent sur l’opposition entre les délices du paradis et

les maux de l’enfer. Il veut rétablir la religion d’Abraham et se dit le « sceau des

Prophètes ».

Il faut noter que ces revendications religieuses n’étaient pas une nouveauté à la

Mekke car les doctrines chrétiennes et juives étaient plus ou moins connues. Les hanif

illustrent cette tendance : ils veulent retourner à la religion d’Abraham. Cfr. Waraqa ibn

Nawfal ; XVI, 103, ses opposants le disent instruit par quelqu’un qui parle une langue

étrangère.

Mais il finit par s’attirer l’opposition des polythéistes avec sa volonté de

supprimer les idoles. Il a ses premiers adeptes : Khadîdja, le cousin du Prophète ‘Alî. Il

15

faut aussi compter Abû Bakr, futur premier calife. Ce commerçant aisé lui amène des

convertis importants, dont ‘Uthmân ibn ‘Affân.

L’opposition des Mekkois prend plusieurs formes : attaques verbales, pressions

économiques (on délaisse le commerce d’un musulman converti) et voies de fait. Cette

extrémité n’est atteinte qu’avec des individus de basse extraction ou des esclaves car la

structure clanique de la société empêche ces débordements. Le Coran reflète aussi cette

atmosphère de critique. Les adversaires du Prophète ne croient pas à la résurrection ni

au jugement dernier. Il leur oppose alors les signes de Dieu (la création) mais ils n’y

prêtent pas foi non plus. Pour eux, c’est un poète inspiré et ils se moquent de son

message. « Quand on récite nos Versets devant lui, il dit : “Ce sont des contes

d’Anciens” » (Coran, LXXIX, 11-43 et LXXXIII, 13 pour le verset cité). On le dit

madjnûn, fou, possédé par un djinn. On insinue que c’est un magicien, un devin. On

l’accuse d’inventer de toute pièce la révélation. Cette opposition est moins mue par la

peur d’une désafection des cultes et des sanctuaires paiens que par la crainte de voir la

puissance de ce Prophète grandir. On lui reproche aussi de semer la division dans les

clans et les familles.

Ses opposants imposent le boycott de son clan, les Hâshimites. Cet ostracisme

dure 2 ans.

Malgré ces tracasseries, le Prophète acquiert de nouveaux adhérents, dont

‘Umar, futur deuxième calife. C’est dans ses tentatives de convertir les Mekkois que se

situe l’épisode des versets sataniques, il les voit se détourner de son message et il reçoit

la révélation de la sourate Nadjm (l’étoile), LIII, 19-20 « Avez-vous considéré al-Lât et

al-‘Uzza, et l’autre, Manât, la troisième ? » et Satan lui aurait alors révélé : « Voici les

cygnes exaltés, espère leur intercession ». Les Mekkois sont ravis. Mais Gabriel

intervient quelque temps plus tard et les versets XXII, 52 : « Mais Dieu abroge ce que

lance le Démon. Dieu confirme ensuite ses versets. Dieu est celui qui sait, il est sage. »

Puis les autres versets de la sourate. Les trois divinités en question avaient leurs

sanctuaires près de la Mekke, leur culte était donc important pour les Mekkois. Peut-

être que pour des raisons politiques Mohammed a pensé les garder ou encore en faire

des divinités inférieures à Allâh, alors qu’il n’avait pas encore bien défini son

monothéisme. Quoi qu’il en soit, quand la rupture avec les Mekkois est inévitable, ce

compromis est abrogé.

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Devant l’hostilité grandissante, le Prophète conseille à quelques convertis de

trouver refuge auprès du Négus en Abyssinie, un groupe de 90 personnes part ainsi,

dont une quarantaine reviendra en Arabie. Les motifs exacts de cette émigration restent

obscurs : se sauver des persécutions reste peu probable. Si c’est pour aller faire du

commerce, certains y restèrent 12 ans. Muḥammad espérait peut-être une intervention

du Négus ? Probablement, y avait-il des dissenssions au sein des musulmans dont la

nature nous échappe.

En 619, il perd sa femme et son oncle, Abû Ṭâlib, jusqu’alors il avait joui de la

protection de son clan. Les musulmans sont alors une vingtaine et ils ont en face d’eux

les autres Mekkois.

Face à ses adversaires, il cherche à faire des convertis à l’extérieur : il se tourne

vers la petite cité rivale de la Mekke, al-Tâ‘if, mais en vain.

Il cherche ensuite à convertir des nomades qui passent régulièrement par la

Mekke, c’est ainsi qu’il rencontre une délégation d’Arabes, originaires de Yathrib, des

Khazradj, venus à la Mekke pour conclure une alliance contre d’autres Arabes de

Yathrib. Yathrib est une oasis à 400 km au nord de la Mekke, c’est la future Médine.

Elle était occupée par trois tribus juives les Qurayza, les Nadîr et les Qaynuqâ‘, plutôt

des Arabes ou des Araméens judaïsés). Ce sont des tribus sédentaires qui vivent de

l’agriculture, de l’élevage et de l’artisanat. Il y a aussi deux tribus arabes, provenant du

Yémen les Aws et les Khazradj. A leur arrivée dans l’oasis, ils furent clients des tribus

juives mais à l’époque qui nous concerne, ils sont sortis de cette tutelle.

Vers 620, le Prophète convertit cinq pèlerins khazradjs.

Vers 621, ils reviennent avec sept autres et font le serment d’obéir à

Muḥammad, c’est le Serment des femmes (ou serment de ‘Aqaba, du nom de l’endroit

où il a été prononcé). Les signataires, représentant des tribus arabes de Yathrib,

garantissent la sécurité de Muḥammad et accepte son autorité. Les clauses étaient :

« Ne pas associer à Dieu d’autres divinités ; ne pas voler ; ne pas commettre

d’adultère ; ne pas tuer vos enfants ; ne pas calomnier ; ne pas refuser un bienfait. Si

vous accomplissez cela, le paradis sera à vous, si vous négligez quelque chose, votre

sort sera entre les mains de Dieu qui vous châtiera ou pardonnera selon sa volonté. »

Muḥammad les renvoie chez eux avec un adepte qui fait d’autres convertis sur

place, dont deux chefs de tribus importants, des conversions suivent.

17

En 622, de nombreux convertis de Yathrib viennent trouver le Prophète à la

Mekke et renouvellent le pacte de ‘Aqaba : c’est le Serment de la guerre. Ils acceptent

de combattre pour lui et Muḥammad s’engage à soutenir leur cause dans la lutte qui

semblait les opposer aux juifs de Yathrib.

C’est aussi là qu’a lieu un rite de serment, qui sera repris par la suite par les

califes (mubâya‘a). Mais les Mekkois ont vent de l’alliance et en prennent ombrage,

d’autant que de petits groupes de musulmans quittent la ville pour Yathrib. Après une

tentative d’assassinat de sa personne, le Prophète quitte la Mekke pour Médine où il

arrive le lundi 12 rabi‘ I/ 24 septembre 622. (Cette date sera choisie plus tard, en 637 ou

639, comme point de départ du nouveau comput).

C’est avant l’hégire à Médine que la tradition place deux événements

surnaturels : le voyage de la Mekke à Jérusalem (al-isrâ’) et son ascension au ciel (al-

mi‘râdj).

B. La communauté à Médine

A Médine, il est accueilli par la famille de sa mère, chez Abû Ayyub al-ansârîr.

A partir de cette époque on distingue les muhâdjirûn – les premiers convertis qui se

sont sauvés avec lui de la Mekke, les « émigrés » – des ansâr – les convertis de

Médine, les « auxiliaires ». Il est à remarquer que les liens tribaux perdent de leur

importance au profit d’une nouvelle solidarité : l’islam. Plus tard, il se fait construire

une maison : ce sera la première mosquée, mais elle sert aussi pour les réunions, les

prières et la réception des délégations étrangères. Le Prophète devient législateur : dans

la révélation, les règles de vie deviennent plus pratiques. Il apparaît comme un chef qui

veut instaurer un nouvel Etat et qui en définit les lois au nom de Dieu. A côté, on

compte les juifs, qui constituent la moitié de la population de Médine : de 8 000 à

10 000 personnes. Pour régler la vie de cet ensemble humain dont le Prophète se veut le

chef une série de dispositions sont prises mais à des moments difficiles à préciser dans

les détails mais l’historiographie la retient comme « la constitution de Médine ». Le

terme de « constitution » est impropre car c’est plutôt une charte dont le titre est

« Convention établie entre l’envoyé de Dieu entre les émigrés et les auxiliaires et pour

la paix avec les juifs. » C’est un ensemble d’une cinquantaine d’articles sans unité et

manifestement rassemblés après coup, ce serait une série de traités dont la datation varie

entre 622 et 629 mais dont l’authenticité n’est pas remise en doute. La position du

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prophète y apparaît comme indiscutée : les coutumes locales sont aménagées dans un

esprit nouveau. Le prophète est l’arbitre suprême dans les problèmes qui peuvent

surgir ; les liens tribaux sont appelés à disparaître au profit d’une nouvelle entité,

l’umma, la communauté ; les tribus juives sont définies comme des clients des tribus

arabes ; un haram est établi autour de Médine.

Veuf, le Prophète a épousé Sawda, puis en 623, il épouse ‘Aysha, la fille d’Abû

Bakr. Elle a alors 12 ans. Puis Hafsa, la fille de ‘Umar.

Le Prophète a probablement pensé que les juifs se rallieraient à son message et

l’accepteraient comme Prophète. Il avait par ailleurs des notions des pratiques juives sur

lesquelles se modèlent des pratiques musulmanes. Un an avant l’hégire, un émissaire du

Prophète à Médine Mus’a ibn ‘Umayr demande l’autorisation de réunit les croyants, il

peut le faire le jour où les juifs préparent le sabbat, c’est-à-dire le vendredi. La direction

de la prière, la qibla, au début de la période médinoise était Jérusalem non la Ka‘ba.

Muḥammad ordonne d’observer le jeûne du ‘ashura, dixième jour, qui correspond au

jeûne juif du 10 du mois de Tishri. Mais les juifs restent imperméables, pire, certains

d’entre eux le brocardent.

Comme il se rend compte qu’il sera impossible de convertir les juifs en bloc,

Muḥammad tient à consolider la cohésion des Arabes déjà convertis. Pour s’allier une

partie des Arabes mécontents, il s’oppose aux juifs (interdiction des alliances avec eux,

Coran, V, 56-57). La lutte contre eux dure sept ans : changement de qibla1, en 2/ février

624 ; en mars 624, après la bataille de Badr, il impose le jeûne du mois de ramaḍân à la

place de celui du ‘ashura (qui n’est tout de même pas interdit) (Peut-être voulait-il en

faire une commémoration de Badr comme le jeûne juif est le souvenir de la destruction

des armées de Pharaon ?). Et de 624 à 626, il expulsera les tribus juives, ce qui lui

permet de s’enrichir de leur bien. Lors de ces événements, on voit la solidarité tribale

s’effacer au profit d’une solidarité musulmane.

En attendant, en 623, la petite communauté musulmane de Médine est encore

pauvre et relativement faible. Elle ne possède pas de terres. Muḥammad décide

d’attaquer les caravanes qui font le voyage entre le Proche-Orient et la Mekke. Ces

expéditions ne semblent pas avoir eu de résultats tangibles, si ce n’est de rallier

quelques tribus bédouines impressionnées et harceler les Mekkois. Elles montrent

surtout que Muḥammad est capable d’organiser des opérations de razzia. C’est

1 Le terme qibla désigne la direction vers laquelle le musulman doit, entre autres, faire la prière.

19

d’ailleurs de ces expéditions que datent plusieurs révélations exhortant à la guerre sainte

et encourageant les hommes (II, 244/245, IV, 95/97).

Plusieurs embuscades ont lieu, dont celle de Badr en mars 624 : 300 Médinois

guidés par le Prophète mettent en déroute 1000 Mekkois. Le Prophète avait appris

qu’une grande caravane partirait de Gaza pour revenir à la Mekke : son pillage serait

sans doute lucratif. La caravane était dirigée par Abû Sufyân qui comprit que

Muhammad risquait de préparer une opération, il demanda une escorte à la Mekke et la

ville envoya 950 hommes à sa rencontre. La caravane passa sans encombre mais les

Mekkois décidèrent d’en finir avec Muḥammad. Ce dernier est mis au courant et

prépare sa troupe à la bataille qui a lieu à Badr. Le Prophète avait fait garder les points

d’eau : il y eut des combats individuels, des volées de flèches et enfin une mêlée

générale, qui tourne au désavantage des Mekkois qui prennent la fuite. Le butin est

partagé et les prisonniers sont rendus après paiement d’une rançon. C’est lors du

partage du butin qu’est mise en place la règle du khums, du quint, qui revenait au

Prophète.

D’un point de vue politique, c’est une réussite la figure de Muḥammad en sort

grandie et sa foi est renforcée alors que la position de la Mekke est naturellement

affaiblie. Des tribus bédouines païennes se convertirent et grossirent les rangs des

musulmans, alors que le Prophète peut faire taire ses opposants à Médine et chasser les

Banû Qaynuqâ’ de Médine. Les juifs font une farce à une femme arabe lui attachant sa

robe, elle se met debout et montre une partie de son corps. Un musulman prend sa

défense et tue le juif, ses amis le vengent : casus belli. Après arbitrage du Prophète, ils

ont trois jours pour quitter Médine avec femmes et enfants. Ils laissent leurs terres qui

sont partagées entre les musulmans. En septembre 624, Ka‘b ibn al-Ashrâf, par sa mère

un Nadîr, est assassiné par cinq musulmans avec l’accord du Prophète. Il persiflait les

musulmans dans ses poèmes.

Mais la lutte devint aussi ouverte avec les Mekkois. Dix semaines après Badr,

une expédition peu nombreuse (de 200 à 400 hommes) est conduite par Abû Sufyân

contre Médine. Son but semble-t-il était de simplement restaurer la confiance des

Mekkois. Abû Sufyân prend un repas donné par un Banû Nadîr puis se retire. Les

Mekkois décident de demander l’aide de tribus bédouines et d’attaquer Médine en

nombre : 3000 hommes sont réunis sous le commandement d’Abû Sufyân.

20

La rencontre a lieu le 23 mars 625, au nord de Médine, c’est la bataille d’Uḥud,

où le Prophète est blessé et défait. Dans un premier temps la bataille semblait gagnée

par les musulmans mais la cavalerie mekkoise à la tête de laquelle se trouvait Khâlid

ibn al-Walîd changea le sors de la bataille. Mais cela n’est pas une victoire totale des

Mekkois car Mohammed et les musulmans sont toujours là, ils ont simplement lavé le

déshonneur de Badr. Les musulmans morts au combat laissent des veuves et des

orphelins et c’est de ces événements que date la révélation des versets sur la capacité

successorale des femmes (sourate IV, 8-18).

En septembre 625, Mohammad chasse les Banû l-Naḍir : ils reçoivent

l’ultimatum de quitter la ville dans les dix jours sous peine de mort pour l’avoir fait

lanterner lors d’une demande de compensation financière. (peut-être avait-il peur de

vengeance après la mort de Ka‘b ibn al-Ashrâf ?). Les juifs refusent : ils sont assiégés

pendant trois jours : ils doivent alors quitter la ville sans leurs armes.

Les Mekkois tentent alors de rallier des bédouins en arguant de la faiblesse de

Mohammed. Les musulmans conduisent des raids contre certaines tribus bédouines. Il

parvient notamment à disperser avec 1 000 hommes une concentration anti-musulmane

à Dûmat l-Djandal (août-septembre 626), à 800 km au nord de Médine. Ce qui prouve

déjà la force des musulmans.

Une armée de Mekkois, 10 000 hommes, se dirige vers Médine où se trouvent

3 000 musulmans, et un fossé est creusé à l’endroit où l’oasis est la plus vulnérable,

c’est la bataille du Fossé (al-khandaq) en avril 627, qui est en fait un siège de la ville

par les Mekkois. Ils tentent bien de passer le fossé, mais à chaque fois ils sont

repoussés. Les deux armées se font face un mois, mais les Mekkois se retirent faute

d’approvisionnement, alors que les musulmans esquissent une poursuite. Lors de la

bataille, la dernière tribu juive était restée neutre mais avait montré une certaine

confiance dans la victoire qurayshite : Muḥammad se retourne contre eux. Ils sont

assiégés et se rendent sans condition. Un arbitre est choisi, un combattant de la bataille :

les hommes sont mis à mort et les femmes et les enfants sont mis en esclavage.

Pour les Mekkois, l’échec de cette dernière tentative pour supprimer la

communauté de Muḥammad marque la fin de leur espoir de retrouver leur prestige.

Muḥammad montre par une série d’expéditions envoyées vers la Syrie qu’il

s’intéressait aux Arabes de ces régions et tente d’accaparer une partie du commerce

syrien.

21

Muḥammad veut maintenant prendre la Mekke. Par une série de razzias, il

parvient à défaire les alliances qui unissent les nomades bédouins des alentours de la

Mekke avec les Mekkois. En 628, suite à un rêve dit-on, il veut faire le pèlerinage (la

‘umra : circumambulation autour de la Ka‘ba). Il arrive à la Mekke accompagné

d’environ 1 500 hommes. Les Mekkois prennent peur et envoient 200 cavaliers mais le

Prophète change de route et s’arrête à la limite du territoire sacré de la Mekke, à

Hudaybiya. Les pourparlers s’ensuivent et un traité est passé et une trève de 10 ans est

signée : cette année les musulmans ne feront pas le pèlerinage mais l’an prochain les

Mekkois évacueront leur ville et les musulmans pourront y entrer momentanément.

Cette volonté de faire le pèlerinage montrait aussi au Mekkois que l’Islam n’était pas

une totale révolution et n’enlèverait rien au statut de la Mekke. Du côté musulman,

Muḥammad fait passer à ses hommes le Serment du bon plaisir (Bay’at al-riḍwân),

qui fait de lui un autocrate dont les décisions ne peuveut être repoussées : il renforce

son autorité. Par le traité de Ḥudaybiya, il renonçait aussi au blocus de la Mekke, cela

voulait dire que pour l’avenir il n’avait pour lui que la certitude que de plus en plus

d’Arabes se convertiraient à l’Islam.

Durant les deux ans qui s’écoulent entre le traité de Hudaybiya et la prise de la

Mekke, dix-sept expéditions sont exécutées. Certaines sont lancées contre des tribus

arabes remuantes ou pour venger des faits antérieurs, d’autres ont pour objectifs des

oasis qui se trouvent au nord de la péninsule, vers l’oasis de Khaybar, à 150 km au nord

de Médine, où se trouve une colonie juive. Après 6 semaines de combat et de siège, les

musulmans sont vainqueurs. Un traité est passé :

« Soyez en paix ! Or je vous mande les louanges de Dieu hors duquel il n’y a point de

Dieu. J’ajoute qu’il m’a été révélé que vous réintégrerez vos villes et vos habitations.

Rentrez donc en sécurité sous la sauvegarde de Dieu et de celle de Son Envoyé, la

protection de Dieu et celle de Son Envoyé couvrant vos personnes, votre religion, vos

biens, vos esclaves et tout ce qui se trouve en possession de vos mains droites1. Vous

n’êtes tenus au paiement d’aucune djizya, la mèche de vos cheveux à l’endroit du front

n’ayant jamais été coupée. Aucune armée ne foulera votre sol. Vous ne serez point levés

en troupes ni rassemblés, ni assujettis à la dîme ni opprimés. Nul ne pourra vous

imposer un droit fixe quelconque. Il ne vous sera point interdit de vous vêtir d’habits

rayés ou d’habits de couleur, ni de monter à cheval, ni d’arborer des armes quelles

1 C’est-à-dire vos esclaves femelles (N.d.t.).

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qu’elles soient. Quiconque vous combattra, combattez-le ; et nul d’entre vous n’aura à

répondre par talion de la mort de celui qui aura péri au cours d’un combat engagé contre

vous ; et point de prix du sang pour la mort de celui-ci. Mais celui d’entre vous qui aura

tué sciemment un musulman sera placé sur le même pied qu’un meurtrier musulman.

Contre vous, point de calomnie en débauche. Vous ne serez point ravalés au rang de

gens à protéger. Et si vous appelez au secours, il sera fait droit à votre appel ; et si

demandez aide, il vous sera porté aide. […]1. » (tr. Hamidullah).

Les juifs sont dépossédés de leurs terres qui sont réparties entre les musulmans

et le Prophète mais les juifs sont autorisés à rester à condition de verser aux musulmans

la moitié de leur récolte. Ils peuvent aussi garder leur culte et leur synagogue. C’est le

premier traité de paix qui deviendra courant par la suite. Les juifs de l’oasis de Fadak

négocient et obtiennent un traité semblable.

Dans la foulée, les dissensions voient le jour chez les Mekkois car les succès des

musulmans sont indéniables : ‘Amr ibn al-‘As (celui qui avait été envoyé auprès du

Négus pour récupérer les musulmans) et Khâlid ibn al-Wâlid se convertissent, ainsi

qu’un oncle du Prophète, al-‘Abbâs ibn al-Muṭṭalib (ancêtre des Abbasides). Abû

Sufyân, un chef important de la Mekke fait aussi des ouvertures au Prophète.

Muḥammad avait renforcé son parti, étendu géographiquement son pouvoir

alors que les Mekkois avaient perdu de leur force et avaient connu des défections : il

était temps de prendre la ville.

En mars 629, comme convenu les musulmans accomplissent la ‘umra et rentrent

ensuite à Médine. Les convertis au sein des Mekkois se multiplient. Une expédition est

lancée vers la Syrie car le Prophète veut assurer son pouvoir sur le nord de la péninsule.

En septembre 629, une force de 3 000 Arabes rencontre à Mu’ta, au sud de la mer

Morte, un détachement byzantin. L’endroit était dans le territoire d’Arabes chrétiens.

C’est le premier combat contre les Byzantins. Les musulmans sont mis en déroute. On a

une relation du combat dans une source byzantine, Théophane le Confesseur (éc. entre

810-815) : « Muḥammad était mort mais c’est lui qui avait désigné quatre émirs pour

aller combattre ceux des Arabes qui étaient chrétiens. Ils se dirigèrent vers une

bourgade nommée Moucheôn (non identifiée) dans laquelle commandait le Vicaire

Théodoros. Ils avaient l’intention de fondre sur les Arabes le jour de leurs sacrifices

rituels. Le Vicaire apprit cela d’un Qurayshite nommé Koutabâ, qui était devenu son

1 HAMIDULLAH, M. Corpus des traités et lettres diplomatiques de l’islam à l’époque du Prophète et des

23

mercenaire. Il rassembla tous les soldats qui gardaient le désert. Informé très

exactement par le Saracène du jour et de l’heure à laquelle ils devaient fondre sur eux, il

fondit lui-même sur eux à l’endroit appelé Mu’ta. Il tua trois émirs et un grand nombre

des hommes. Un émir du nom de Khâlid, qui était surnommé « Sabre de Dieu »

s’échappa1. »

Muḥammad, en fin 629, suite à un différend avec les Mekkois déclare caduc

l’accord de Ḥudaybiya.

En janvier 630, une armée de 10 000 hommes se met en marche de Médine. Le

camp est établi près de la Mekke et Abû Sufyân vient faire sa soumission et repart avec

une amnistie générale. Le 11 janvier, ses hommes répartis en quatre colonnes entrent

dans la ville, où la résistance est infime : la Mekke est prise. L’amnistie est quasi

générale, seules sont exécutées les personnes qui insultent ou se moquent ouvertement

du Prophète. La conversion des chefs n’est pas imposée. La Ka‘ba est vidée de ses

idoles et elles sont détruites.

La ville voisine de Tâ’if montrait encore une forte opposition d’autant qu’une

tribu rivale des Qurayshite y était établie (les Thaqif) : la bataille a lieu le 30 janvier à

Hunayn : c’est la victoire musulmane (mais la ville assiégée ne tombe pas). La

soumission des autres tribus nomades se fera maintenant petit à petit. C’est lors du

partage du butin rassemblé à Hunayn qu’apparaît le terme de « se concilier leurs

coeurs » dans le sens où leur attachement ou leur inclination à l’islam doit être

consolidée. Muḥammad retourne à Médine et confie la gestion de ses affaires à un

homme du clan d’Abû Sufyân.

Le Prophète s’occupe maintenant d’unifier le reste des tribus arabes autour de sa

personne. Traditionnellement, on pense que chaque tribu envoya une députation pour

faire sa soumission et se convertir. La suite des événements montre que la situation était

plus complexe : certaine députation ne représentait qu’elle-même et pas la tribu tandis

que la soumission n’avait parfois que le sens politique, pas religieux. Chaque tribu

accepte aussi de détruire ses idoles et son emplacement sacré, généralement on

construira plus tard une mosquée à sa place. Mais des oppositions apparurent face aux

contributions qu’elles devaient verser. C’est dans ces conditions qu’ont lieu les

pourparlers avec les chrétiens de Nadjrân. Une députation de trois personnes est reçue

khalifes orthodoxes, Paris, pp. 25-27.

24

par le Prophète : ils gardent leur culte contre le versement d’un tribut (2 000 vêtements).

En cas de guerre, ils doivent prêter des armes mais ils sont protégés par les musulmans.

Traité de Nadjrân avec les Banû l-Harîth chrétiens, chez Abû Yûsuf (m.

182/798)2 :

« Voici ce qu’a fixé par écrit le Prophète Muḥammad pour les habitants de Nadjrân sur

qui il avait autorité, au sujet de toute [récolte de] fruits, de toute [monnaie] jaune ou

blanche, de tout esclave. Or, il leur fut généreux en leur abandonnant le tout contre 2.000

habits onciaux3, dont 1 000 à remettre à chaque mois de radjab et 1 000 à chaque mois

de safar, avec [en surcroît], une once d’argent par habit. Etant entendu que tout

excédent sur l’impôt ou tout manquant à la quantité d’onces serait mis en compte ; que

tout ce qu’ils remettraient, en outre, comme cottes de mailles ou comme chevaux ou

montures ou autres objets, leur serait mis en compte ; qu’aux Nadjranites incomberait le

soin de l’approvisionnement et des fournitures de mes envoyés pour la durée maximum

d’un mois ; que mes envoyés ne pourraient être retenus au-delà d’un mois ; qu’au cas

d’une guerre ou d’un crime dans le Yaman, ils auraient à prêter [à mes envoyés] 30

cottes de mailles, 30 chevaux et 30 chameaux ; que ce qui aurait péri des cottes de

mailles, chevaux, montures et autres objets prêtés à mes envoyés, resterait à la charge de

mes envoyés jusqu’à sa restitution aux Nadjranites.

La protection de Dieu et la garantie du Prophète s’étendent sur Nadjrân et

alentours, soit sur leurs biens, leurs personnes, la pratique de leur culte, leurs absents et

présents, leurs familles, leurs sanctuaires et tout ce qui, grand ou petit, se trouve en leur

possession. Aucun évêque ne sera déplacé de son siège épiscopal ni aucun moine de son

monastère, ni aucun prêtre de sa cure. Aucune humiliation ne pèsera sur eux ni le sang

d’aucune vengeance antérieure à la soumission. Ils ne seront ni ressemblés, ni assujettis à

la dîme. Aucune troupe ne foulera leur sol. Et lorsque l’un d’eux réclamera un dû,

l’équité sera de mise parmi eux. Ils ne seront ni oppresseurs ni opprimés. Et quiconque

d’entre eux pratiquera à l’avenir l’usure, sera mis hors de ma protection. Aucun homme

parmi eux ne sera responsable de la faute d’un autre.

1 PREMARE (de), A.-L., Les Fondations de l’islam, Paris, 2002, pp. 405-406. 2 HAMIDULLAH, M., Corpus des traités, pp. 47-48. 3 C’est-à-dire 2000 habits valant chacun une once d’argent, soit 40 dirhams.

25

Donc la garantie de Dieu et l’assurance du Prophète sanctionnent le contenu de

cet écrit pour jusqu’au jour où Dieu manifestera Son autorité, tant qu’ils demeureront

dans de bonnes dispositions et agiront en conformité de leurs devoirs ; sans subir aucun

outrage. (Suit la liste des témoins) » (tr. Hamidullah, M.)

En 630, un raid est lancé contre l’oasis de Tabûk à partir de Médine, car le

Prophète avait appris que des bédouins alliés aux Byzantins allaient s’y rassembler.

L’expédition a lieu en plein été, ce qui épuise les hommes et les musulmans se font

exhorter pour y aller. Il n’y eut en fait aucune bataille. Mais durant l’expédition, des

accords sont passés avec diverses communautés dont les chrétiens de Aylah et les juifs

de ‘Adhruh : les accords leur permettent de garder leur religion contre le versement

d’un tribut négocié et stipulé dans le traité. Cela se conformait au verset IX, 29. Cela

plaçait les tribus dans le système politique musulman : soit elles se convertissaient, soit

elles devaient payer un lourd tribut. Le résultat premier fut de pousser dans le camp

byzantin des tribus indécises, jusqu’au moment où le sort des armes devint favorable

aux musulmans.

En mars 631, le Prophète délègue Abû Bakr pour faire le pèlerinage à sa place.

En 632, il fait lui-même le pèlerinage, c’est le « pèlerinage de l’Adieu ». C’est au cours

de celui-ci que les règles rituelles seront instituées (le ḥadjdj).

Après le dernier pèlerinage du Prophète en 632 et la diffusion de sa maladie,

l’opposition prend la forme de « faux » prophètes qui apparaissent dans d’autres régions

de l’Arabie (Musaylima au Yamâma). Il meurt le 8 juin 632, dans la chambre de

‘Ayshâ. A ce moment, la rébellion est ouverte : ce sont les guerre de ridda

« apostasie ». L’islam, quant à lui, n’est pas encore formalisé. Ce sont les générations

ultérieurs qui collectent la révélation qui constituera le Coran et les hadîth-s qui

formeront la sunna (« tradition ») à la base du droit.

26

IV. Les conquêtes, les califes rashidûn (« bien guidés »)

A. Mort du Prophète : succession, apostasie (ridda) et règne d’Abû Bakr (632-634)

A sa mort, se pose le problème de la succession au sujet duquel le Prophète

n’avait rien dit. Il est enterré quelques heures après sa mort, en présence de ‘Alî. Pour la

succession, la question est ouverte entre deux groupes : les muhâdjirûn et les anṣâr. Les

muhâdjirûn rassemblent aussi les Qurayshites nouvellement convertis. Dès la nouvelle

de la mort divulguée, un groupe d’anṣâr se réunit et s’apprête à donner le pouvoir à l’un

des leurs. D’abord, remarquons qu’il s’agit d’une élection. Ils sont amers de la place

prise par les Qurayshites mekkois, convertis de la dernière heure et anciens opposants

de Muḥammad. A Médine, ils sont chez eux, peut-être voulaient-ils récupérer une partie

du pouvoir dévolu au Prophète de son vivant ? Les anṣar sont partisans d’un pouvoir

bicéphale : un émir pour les anṣâr et un pour les muhâdjirûn, mais les muhâdjirûn ne

veulent pas que le pouvoir leur échappe et ce serait faire un pas en arrière par rapport à

l’unification musulmane. Parmi eux, il y a Abû Bakr et ‘Umar, qui a une forte

personnalité. Ils mettent en avant : la primauté dans le combat pour l’islam, ce sont les

muhâdjirûn, l’appartenance à la tribu des Qurayshites, noble avant l’islam et à laquelle

appartenait le Prophète. C’est finalement Abû Bakr qui est choisi. C’est un ancien

commerçant, un converti de longue date, c’est aussi le beau-père de Muḥammad (par le

mariage de sa fille ‘Aysha). Il avait dirigé le pèlerinage et la prière lors de la maladie du

Prophète. Il prend le titre de khalîfat rasûl Allâh (« Lieutenant de l’envoyé de Dieu »).

C’est paradoxal, mais la famille proche du Prophète a été écartée de la succession !

Durant quelques mois, ‘Alî et d’autres refusèrent de lui prêter allégeance. En fait avec

Abû Bakr et ‘Umar c’est bien le compagnonnage islamique qui l’emporte. Ensuite ce

sera l’apparentée dans le clan des ‘Abd al-Manâf, avec l’opposition entre les

Hâshemites et les Omayyades.

Au même moment, la plupart des tribus d’Arabie qui avaient accepté l’islam

devant le Prophète se rétractent, c’est l’apostasie générale.

Ce mouvement est accompagné par celui des faux-prophètes.

27

Au Yémen, déjà en 631 al-Aswad Dhû l-Khimâr (l’homme aux voiles) avait pris

le pouvoir à San‘â’ au détriment du gouverneur perse. Ce mouvement ne dure que

quelques mois mais les sources prétendent qu’il pratiquait la magie et la divination.

Au Yamâma, apparaît Musaylama. Déjà, en 632, il avait écrit à Muḥammad

comme un Prophète et il lui proposait de diviser le pays en deux. Muḥammad l’avait

traité de faux prophète. Manifestement, cet homme de pouvoir avait aussi une aura

religieuse. C’était un prédicateur, un prophète qui se faisait appelait al-Rahmân « le

compatissant » et recevait des révélations d’un certain al-Rahmân. Mais on ignore

exactement quand il commença à prêcher (avant ou après Muḥammad ?) sa doctrine se

répand cependant vers 630, à l’époque où la Perse et Byzance sont fortement affaiblis.

Il employait la prose rimée, comme dans les premières sourates du Coran. Il enseignait

la droiture, il croyait en la résurrection et au jugement dernier selon les actes. Il avait

institué des prières trois fois par jour et un jeûne. Il avait défini un espace sacré au

Yamâma. De certaines expressions, il ressort qu’il avait été influencé par le

christianisme. On ignore s’il avait une doctrine de djihâd, mais il ne semble pas qu’il ait

eu des adeptes en dehors de sa tribu. Il s’allie avec Sadjâḥ mais cela ne lui apporte rien.

Il est défait et écrasé à la bataille du « jardin de ‘Aqrabâ’ » par Khâlid ibn al-Wâlid en

633.

Chez les Tamîm, c’est une prophétesse, Sadjâḥ, qui apparaît. Elle était Tamīm

par son père et Taghlîb par sa mère, or cette tribu comptait beaucoup de chrétiens. On

sait par ailleurs qu’elle était versée dans le christianisme on ignore cependant sa

doctrine. Elle parvient à s’imposer à la mort du Prophète, en 632, à la tête de sa tribu.

Mais à la suite de plusieurs revers militaires, elle se joint à Musaylama. Une des

versions de leur rencontre montre qu’ils décident de reconnaître réciproquement leur

mission respective. Et ils se marient. Leurs relations exactes restent énigmatiques.

Musaylama ne semble avoir tiré aucun profit de cette alliance qui était surtout politique.

Après la défaite et la mort de Musaylama, Sadjâḥ se convertit à l’islam et meurt plus

tard à Baṣra.

Chez les Asad, c’est Tulayḥa : on ne connaît pas grand chose de sa vie avant

l’islam mais lors de la ridda, il apparaît comme chef de tribu et devin. C’est un orateur

qui maîtrise la prose rimée. Son opposition à l’islam est surtout motivée par la volonté

de garder l’indépendance de sa tribu et le refus de ses hommes à payer le tribut. Il est

28

défait en 632 par une armée envoyée par Abû Bakr. Il se repent et meurt en martyr lors

des conquêtes.

Comment interpréter ces phénomènes ? Il est à remarquer qu’al-Aswad et

Musaylama se manifestent avant la mort du Prophète et qu’il ne s’agit donc pas

d’imitation simple. Par ailleurs, on voit dans deux cas une influence du christianisme

certaine mais aussi, c’est flagrant avec Musaylama, des parallèles avec l’islam (al-

rahmân, un harâm). C’est donc probablement l’expression d’une réelle mais diffuse

aspiration au monothéisme. Au contraire de Muḥammad, ces faux-prophètes ont limité

leur prédication à une tribu, le Prophète l’étendit par la force des événements à tous les

Arabes. Quant aux mouvements de révoltes qui suivent la mort de Muḥammad, il s’agit

moins d’une apostasie au sens propre qu’un refus de payer le tribut (la zakât) imposé

par le Prophète. Les chefs tribaux s’en sentent libérés par la mort même de Muḥammad.

Abû Bakr emploie la manière forte : toutes les révoltes sont mâtées par l’envoi

de forces armées.

Le résultat est double : l’unification de la péninsule arabique sous la domination

politique de l’islam et le début des conquêtes. Elles se font dans deux directions

d’abord : l’Irak et l’empire sassanide d’une part et la Palestine et la Syrie d’autre part.

Sous Abû Bakr, ce ne sont pas les tribus qui ont participé à la ridda qui en font partie.

L’Irak : Khâlid ibn al-Walîd, alors qu’il est au Yamâma et au Bahrayn, part pour

conquérir, c’est-à-dire soumettre, les tribus arabes du sud de l’Irak. Ils ont en face d’eux

les détachements perses qui protègent les frontières et des tribus arabes chrétiennes. Il

attaque al-Hîra qui capitule et accepte de verser un tribut. Khâlid ibn al-Walîd se dirige

vers le Bas-Irak. Il reçoit l’ordre de se rendre en Syrie pour renforcer les troupes qui s’y

trouvent déjà. En effet, Abû Bakr vient d’y envoyer ‘Amr ibn al-‘As et Yazîd ibn Abî

Sufyân. Khâlid part vers Damas, il bat les Ghassanides et rallie les autres troupes

musulmanes vers Bosra. Cette armée défait le 30 juillet 634 une armée byzantine

conduite par le frère de l’empereur, Théodoros, à Adjnâdayn, à 25 km au sud-ouest de

Jérusalem. En décembre de la même année, les Arabes campent sous les murs de

Jérusalem.

Sophronios, patriarche de Jérusalem, écrit dans son sermon de Noël de 634 :

« Nous, cependant, à cause de nos innombrables péchés et de nos très graves erreurs,

nous sommes devenus indignes de contempler ces choses. Il nous est interdit d’aller là-

bas (c.-à-d. Bethléem), d’y faire tendre courses et d’y être effectivement présents ; à

29

contrecœur et contrairement à nos vœux, nous sommes contraints de rester chez nous ;

non certes que nous soyons sous l’astreinte d’entraves physiques, mais c’est par la

terreur des Saracènes que nous sommes arrêtés1. »

La Palestine et la Syrie sont à portée de main.

Abû Bakr meurt le 23 août 634. Il avait désigné ‘Umar ibn al-Khaṭṭâb pour lui succéder.

B. ‘Umar ibn al-Khaṭṭâb (r. 634-644) C’est un opposant ferme puis un converti zélé. A Médine, il est un conseiller du

Prophète. Il semble qu’Abû Bakr l’ait désigné pour lui succéder. Il prend le titre d’amîr

al-mu’minîn « Commandeur des croyants ». Son règne est marqué par deux éléments :

la poursuite des conquêtes et une volonté d’organiser cet empire. Les conquêtes se

poursuivent vers la Palestine, la Syrie, la Mésopotamie, la Perse et l’Egypte. Vu les

grandes distances, les généraux ont une grande liberté d’initiative vis-à-vis de Médine.

a) La Syrie : dans ce contexte un épisode est à souligner car noté par des

observateurs non musulmans à une époque où on n’a pas de documents arabes : c’est la

prise de Gaza vers 634-640. Gaza était le siège d’un évêché et ouvrait sur la Palestine.

Un chroniqueur syriaque, Thomas le Presbyte note qu’en 640 un combat eut lieu près

de Gaza entre les Romains et les Tayayé de Muḥammad. Les Byzantins se sauvent et les

Arabes pillent et dévastent la région. Le même événement est relaté par la Doctrina

Jacobi, un ouvrage en grec d’apologétique chrétienne destiné à convertir les juifs. On y

relate la défaite des Byzantins devant les Saracènes chez qui un prophète est apparu.

L’un des juifs du dialogue s’en réjouit et demande à un savant si c’est le Messie

attendu, et l’autre lui répond que non car celui-ci arrive armé et fait des massacres.

Ces deux documents montrent que la conquête est vue par les contemporains

comme une conquête militaire faite par les Arabes, chez qui un prophète serait arrivé,

Prophète qui pousserait à la lutte armée. Il n’est pas question de conversion à l’islam.

Khâlid prend Bosra en 634 et 635, après la bataille de Mardj al-Suffâr en février

635, il occupe la plaine où se trouve Damas, qu’il ne peut cependant prendre faute

d’engins de siège. Après 6 mois de siège, la ville se rend. Héraclius comprend le danger

et rassemble ses troupes en Syrie du nord et août 636 a lieu la bataille du Yarmûk, du

nom d’un affluent du Jourdain, où les Byzantins sont défaits. Barhebraeus, auteur

1 PREMARE (de), A.-L., Les fondations de l’islam, Paris, 2002, pp. 409-410.

30

nestorien, écrira au XIIIe siècle : « Héraclius, désespéré, remonta d’Antioche à

Constantinople, disant sôzô Suria, c’est-à-dire « Reste en paix, Syrie ». Ses troupes se

mirent à piller les chrétiens autochtones et ces Romains-là étaient pires que les Arabes.

Ils emportaient tout ce qu’ils trouvaient. »1

En 637, la Syrie du nord est conquise. Les circonstances et la date de la prise de

Jérusalem font toujours débat. Le nom de la ville était Ælia. Elle avait été prise par les

Perses en 614 mais en 629 récupérée par Héraclius. Depuis 633, c’était Sophronios qui

en était le patriarche. Par sa correspondance, on sait qu’en cette année, les Arabes, les

Saracènes, rôdent en Palestine. En 634, il ne peut aller célébrer la Noël à Bethléem à

cause de leur présence. Après, plus d’informations. La ville se rend et profite d’un traité

entre 635 et 638, mais sa chute n’a laissé aucune trace dans aucun texte de l’époque. Un

texte byzantin de Théophane le Confesseur (début IXe siècle) met en scène le calife

‘Umar venant assister à la reddition de la ville des mains du patriarche Sophronios.

C’est en fait une mise en scène sans fondement historique, reprenant et déformant des

éléments musulmans. ‘Umar ne vint qu’une fois en Syrie, à Djâbiya, juste après la

bataille de Yarmuk, pour tenir une conférence visant à l’organisation des conquêtes.

Seule, Césarée sur la côte résiste jusqu’en 641.

En 639, une peste importante avait sévi et avait entre autres emporté le

gouverneur de la Syrie, c’est Mu‘âwiyya qui est nommé à sa place.

b) L’Irak et l’Iran: la prise d’al-Ḥîra avait montré aux Sassanides le danger de

ces raids arabes et ils préparent la riposte. Comme Khâlid ibn al-Walîd est engagé en

Syrie, ‘Umar y dépêche Abû ‘Ubayda al-Thaqâfî. En 634, a lieu la « bataille du pont »

où les musulmans sont défaits (Abû ‘Ubayda est écrasé par un éléphant). En octobre

635, une autre bataille donne la victoire aux musulmans. Les Sassanides décident alors

d’établir leur défense sur l’Euphrate et une bataille décisive a lieu à al-Qâdisiyya, près

d’al-Hîra en 637. Après 4 jours de combat, c’est la déroute sassanide. En août, c’est

Ctésiphon qui est prise. L’Irak est conquis et les Sassanides se replient en Iran. Les

musulmans occupent en 639, le Khûzistân, l’Elam antique, riche province agricole. Le

dernier shah, Yazdagird III tente de rassembler ce qui lui reste de seigneurs fidèles et

une deuxième bataille se déroule en 642 ou 644 à Nihâwand près de Hamadhan. Après

cette défaite, tout le plateau iranien s’ouvre aux musulmans. En 644-645, ils occupent le

1 BARHEBRAEUS, Chronicon Syriacum, éd. BEDJAN, P., Paris, 1890, p. 102, tr. Talon, Ph.

31

Fârs par terre et par mer depuis Bahrayn. Ils continuent vers l’est et atteignent l’Inde

vers 649. Au nord, le Khurâsân est occupé en 651, année où Yazdagird III est assassiné

près de Merw alors qu’il cherchait à se cacher. Une partie de la dynastie trouve refuge

en Chine. L’empire sassanide n’existe plus politiquement.

c) L’Egypte : la conquête de l’Egypte commence en décembre 639 par ‘Amr ibn

al-‘As contre l’avis de ‘Umar. Le pays était encore désorganisé : il venait d’être

reconquis par Héraclius suite à l’occupation perse. Il y avait en plus le mécontentement

des Coptes face à la mainmise autoritaire des Byzantins qui avaient nommé comme

gouverneur le patriarche orthodoxe d’Alexandrie, Cyrus, qui avait évincé et persécuté le

patriarche monophysite Benjamin. Par ailleurs, l’Egypte est un pays agricole qui

produit beaucoup de blé et le Hidjâz en a besoin par le développement des centres

urbains, la Mekke et Médine, issu des conquêtes. Enfin, ‘Amr aurait participé à des

caravanes commerciales à l’époque préislamique vers l’Egypte.

En septembre 640, les musulmans mettent le siège devant Babylone, la

forteresse byzantine du Vieux-Caire qui se rend en avril 641. ‘Amr installe son camp à

côté, c’est l’origine de Fusṭâṭ. Reste la principale ville d’Egypte, Alexandrie. Elle est

assiégée en juin 641 et en novembre, ils occupent la citadelle. La ville reste aux mains

des Byzantins jusqu’en septembre 642, selon un accord signé leur permettant d’évacuer

la ville. ‘Amr remet en ordre l’ancien canal de Trajan qui mettait en contact le Nil avec

la mer Rouge et le transport des blés égyptiens vers la Mekke put se faire.

Mais en 645, les Byzantins débarquent à Alexandrie et reprennent la ville. Les

Arabes la récupèrent définitivement en 646.

De l’Egypte, part la conquête de l’Afrique du Nord, mais par manque de

documents il est difficile d’en faire l’histoire. Une chose est certaine, elle fut plus ardue

que la conquête du Proche-Orient. Depuis l’Egypte, Barqa est prise en 642 ainsi que

toute la Cyrénaïque. Des raids sont aussi menés au sud, dans le Fezzan alors que Tripoli

est conquise en 643. En 647, sous les ordres du gouverneur de l’Egypte, une armée

arabe atteint momentanément Carthage et défait les Byzantins.

Raisons de ces conquêtes : les causes de ce mouvement sont toujours sujettes à débat.

Les auteurs musulmans subordonnent ces conquêtes au désir d’étendre l’islam, mais les

textes les démentent. Les causes écologiques ne sont plus retenues : les Arabes auraient

ressenti un besoin vital de se répandre en dehors de la péninsule. Enfin, supposer que

32

ces conquêtes furent un dérivatif des guerres de ridda est à moitié vrai, car ce n’est que

sous ‘Umar que les tribus qui furent rebelles se mêlent à la curée. Ce qui est certain,

c’est qu’il y a, d’une part, une réelle volonté de faire du butin, de piller. Ce que les

témoignages contemporains confirment. Et d’autre part, il y a aussi la volonté d’étendre

le pouvoir politique de Médine. Ce n’est pas l’islamisation des régions conquises qui

est promue, mais la soumission des populations au pouvoir musulman. La preuve en est

que les villes qui se rendent gardent leur relative autonomie mais doivent payer un

tribut. Paradoxalement, c’est l’Etat médinois, avec des Qurayshites citadins aux

commandes, qui envoie des tribus nomades guerrières faire ces conquêtes. Et elles ont

comme généraux des convertis de la dernière heure. Les troupes étaient sans doute

galvanisées par l’idée de djihâd, elles se battaient en accord avec la volonté de Dieu et

connaîtraient le paradis. Dans un premier temps, les vues d’Abû Bakr ont été de

continuer les expéditions du Prophète vers les Arabes extérieurs à la péninsule, c’est-à-

dire vers la Syrie et la Palestine. La faiblesse des Sassanides et des Byzantins fut une

surprise et une motivation pour continuer.

L’organisation : Dans les pays conquis, les structures administratives restent en

place, car trop complexes pour être modifiées directement par des Arabes qui n’avaient

jamais connu rien de tel. Simplement, elles sont secondées par un gouverneur, amîr, et

un contrôleur des finances, ‘âmil, eux arabes. Cette manière de faire amène aussi une

situation très complexe car aussi diverse que les traditions locales. Malheureusement,

elle reste aussi mal connue et il ne semble pas que les Arabes soient parvenus à en

maîtriser tous les rouages directement.

Une innovation voit le jour à Médine en 641: le dîwân : registre de tous les

ayant droits à une pension militaire ou à une solde. Cela prend en compte le moment de

l’adhésion à l’islam, de l’importance de la tribu à laquelle la personne appartient, des

services rendus à l’islam et des liens de parenté avec le Prophète. En premier lieu,

venaient les combattants de Badr, en dernier lieu ceux qui ont émigré dans les territoires

conquis après la conquête. C’est bien un ordre islamique.

Selon ces principes, une solde leur a été versée, prélevée sur le Trésor public

qui lui était constitué du quint, de la zakât, de l’impôt foncier et de la capitation.

33

Globalement, les exploitants agricoles conservèrent leurs droits par rapport à

leurs paysans mais ils durent payer à l’Etat un impôt. En Irak, on distingue quatre

catégories de terre :

- la première était constituée des domaines des grands propriétaires sassanides qui

étaient restés sur place, les dihqân (non musulmans), rien ne changea pour eux, ils

versèrent leur impôt foncier, le kharâdj, au nouveau pouvoir ;

- la deuxième était constituée par les domaines de l’empereur ou de la famille royale,

ces terres devenaient la propriété de la communauté musulmane. Le calife peut les

donner en apanage à qui il veut, mais un musulman. Celui-ci n’en est pas le propriétaire

mais paie des impôts (zakât) sur son produit, on parle de terre à dîmes ;

- les « terres mortes » : les terres impropres à l’agriculture, marais, salines, pas d’impôt,

mais un dégrèvement si l’agriculteur tente de les remettre en état ;

- les terres appartenant à des citadins, ils versent un tribut annuel.

Quant aux non-musulmans, ce sont les gens du Livre (Ahl al-kitâb), ce sont

principalement les chrétiens, les juifs et les zoroastriens. Ils gardent leur liberté de culte

mais doivent payer la capitation, la djiziyâ’. Elle pouvait être payée en numéraire ou en

nature, et seuls les hommes la paient, ni les femmes, ni les enfants, ni les déficients

mentaux. Ils ont le statut de dhimmî. Ils paient aussi le kharâdj, l’impôt foncier. Cet

impôt foncier était calculé selon les cadastres préexistants. Selon les chroniqueurs

musulmans, ‘Umar aurait chassé les juifs et les chrétiens de la péninsule, mais cela doit

être nuancé car subsiste jusqu’au IXe siècle une communauté chrétienne au Yémen. En

revanche, le premier recensement des chrétiens est attribué à ‘Umar : « ‘Umar ordonna

de recenser, en vue de la capitation, tous les pays de son empire. La capitation fut

imposée aux chrétiens en l’an 951 [des Grecs]1. ». Cela correspond à 640.

‘Umar ne veut pas que les contingents arabes se fondent dans les populations. Il

fait donc construire des villes-garnisons : al-Baṣra (637), Kûfa (636), Fusṭâṭ (640),

Merw (651) et Kayrawân (Kairouan) (670). Les rues étaient tracées pour délimiter des

parcelles où chaque tribu venait s’installer selon le lien de parenté ou d’affinité. Cette

ville disposait d’une mosquée, au début simplement un espace vide délimité par une

palissade ou un muret. Kûfa eut un peuplement hétérogène et elle se développa par la

1 MICHEL LE SYRIEN, Chroniques, CHABOt, J.-B., Bruxelles, 1963, II, p. 426.

34

conquête de la Mésopotamie. Al-Baṣra fut peuplée surtout par des Arabes du Bahrayn

et prit de l’importance sous ‘Uthmân quand elle fut le point de départ des contingents

qui conquirent le sud de l’Iran. Mais ces deux villes voyaient se côtoyer des tribus

arabes qui vivaient ensemble leur nouvelle religion. Elles devinrent les foyers

culturels, économiques et politiques de l’Irak et du sud de l’Iran à l’époque omeyyade.

Autour de ces villes, venaient s’entasser des artisans, des prostituées, des nouveaux

convertis.

Dans les villes existantes, comme en Syrie, les Arabes s’installent dans des

quartiers séparés ou dans les maisons abandonnées par leurs occupants.

Dès cette époque, apparaît le phénomène des mawâlî, des clients. Ce sont les

nouveaux convertis mais qui ne sont pas considérés sur un pied d’égalité avec les

Arabes musulmans : bien que musulmans, ils doivent demander la protection d’une

tribu, d’un notable, pour avoir un meilleur statut.

‘Umar aurait instauré l’office du qâdî (« cadi »), la date de l’hégire et les

prescriptions relatives à la prière, au pèlerinage et au jeûne.

Il est blessé à mort en le 3 novembre 644 par un esclave chrétien sur le motif

qu’il avait fait, en vain, appel au calife pour une dette qu’il ne pouvait payer. Sur son lit

de mort, il désigne ‘Abd al-Rahmân ibn ‘Awf, qui refuse. Il fait réunir un conseil pour

la désignation de son successeur. Cette shûrâ (« conseil ») était une pratique

préislamique connue parmi les tribus arabes. En réalité, il ne s’agit pas d’une élection

car les membres doivent choisir en leur sein le futur calife, c’est donc une cooptation.

C’est aussi ‘Umar qui a choisi ces six personnes, ce sont des muhâdjirûn, les ansâr sont

donc exclus d’office du califat. ‘Umar exclut aussi son fils. Ce sont tous des

Qurayshites, plus ou moins proches du Prophète. On y trouve ‘Alî ibn Abî Tâlib (des

Banû ‘Abd al-Muttalib), ‘Uthmân ibn ‘Affân (des Banû Umayya), al-Zubayr ibn al-

‘Awwam, Talḥa ibn ‘Ubayd Allâh et ‘Abd al-Raḥmân ibn ‘Awf (et peut-être Sa‘d ibn

Abī Waqqāṣ), qui doit servir d’arbitre en cas de trop longue discussion. ‘Umar montre

sa préférence pour ‘Alî et ‘Uthmân, tous deux descendants de ‘Abd al-Manâf. ‘Alî

comprend que le choix risque de ne pas lui être favorable. ‘Abd al-Rahmân était par

ailleurs proche de ‘Uthmân (mari de la sœur utérine de ‘Uthmân). ‘Abd al-Raḥmân

pour débloquer la situation propose de se retirer de la compétition et demande le droit

de consulter un plus grand nombre de personnes et le droit de choisir ensuite le calife.

C’est accepté : après consultation, c’est ‘Uthmân ibn ‘Affân qui est désigné et qui reçoit

35

la bay‘a, la soumission de la communauté. Par ce choix, c’est la parenté au sens large

qui est choisie et l’islam des origines.

C. ‘Uthmân ibn ‘Affân (644-656)

C’est un riche commerçant, il se convertit assez tôt. Son caractère indolent ne lui

permet pas de faire face aux problèmes qui étaient en gestation sous ‘Umar en outre il

commet une série de maladresses et d’erreurs de jugement qui augmentent l’agitation à

la fin de son règne. Il a un caractère souple et libéral qui tranche avec le rigorisme et la

frugalité des deux premiers califes. Par ailleurs, la situation économique de la société

musulmane et de Médine en particulier a changé : il y a un afflux de richesses dû aux

conquêtes. Cet enrichissement pousse à des comportements qui choqueront.

En effet, les conquêtes se poursuivent sur leur lancée avec la pénétration en

Arménie, les raids dans l’empire sassanide, et le début de la conquête de l’Afrique du

Nord ainsi que de la Nubie. En ce qui concerne l’Afrique du Nord, c’est le gouverneur

de l’Egypte, ‘Abd Allâh ibn Sa‘d, qui est autorisé à faire une razzia en 647-648 au cours

de laquelle le patrice Grégoire est battu à la bataille de Sbeïtla. L’expédition fait un

grand butin et les Arabes se retirent contre une indemnité versée par les Byzantins. Ils

ont compris que les défenses byzantines sont faibles et le profit réalisable important.

Quant à la Nubie, elle avait subi des raids musulmans dès la conquête de l’Egypte et en

651-52, c’est encore ‘Abd Allâh qui œuvre et atteint Dongola qu’il assiège et dont il

détruit l’église. Mais les musulmans ont dû faire face à une telle résistance qu’ils

trouvèrent la conquête impossible : une trêve est établie et un pacte de non-agression est

signé, c’est le baqt (du latin : pactus). Les deux parties ne s’attaqueront plus. Et les

Nubiens s’engagent à livrer annuellement un certain nombre d’esclaves (360), de

l’ivoire, des animaux sauvages contre la livraison par les musulmans de lentilles et de

blé.

Cette situation positive à l’extérieur ne peut cacher une gestion moins rigoureuse

de ‘Uthmân :

- ‘Uthmân puise pour lui, pour sa famille et ses compagnons dans le bayt al-mâl

(« maison des richesses »), la trésorerie. Ils donnent ainsi des sommes d’argent ou des

propriétés à Talḥa, Zubayr et ‘Abd al-Raḥmân ibn ‘Awf. Ceux-ci ont d’importantes

propriétés foncières et des immeubles. En somme, on l’accusera de dilapider l’argent

des musulmans pour sa famille et ses compagnons.

36

- Il nomme des proches à des postes clefs et lucratifs, c’est du népotisme. Il

place son frère utérin al-Wâlid ibn ‘Uqba en 645, gouverneur à Kûfa mais le Prophète

le tenait en piètre estime et savait qu’il ne s’était converti que par opportunisme après la

prise de la Mekke. En 646, il démet ‘Amr ibn al-‘As et nomme ‘Abd Allâh ibn Sa‘d

gouverneur d’Egypte. C’était son cousin et frère de lait, mais le Prophète ne l’aimait pas

car il persiflait la révélation. Cette politique de favoritisme indispose ceux qui avaient

une conscience forgée sur les politiques antérieures. Sous ‘Umar, c’est l’islam qui est

apparu comme le système des valeurs. Après sa mort, les compagnons du Prophète se

répandent dans les nouvelles villes et sont appelés Asḥâb sans distinction entre

muhâdjirûn et les ansâr. Ils acquièrent naturellement de l’aura auprès de ces guerriers

musulmans qui se battent sans jamais avoir vu le Prophète. Comme les deux premiers

califes avaient eu une politique irréprochable, les exigences étaient élevées. Les

critiques des compagnons feront donc mouche. D’autant que ‘Uthmân réagit

maladroitement.

A Médine, Abû Dharr al-Ghifârî, qui avait une inclination naturelle pour

l’ascétisme réprouve l’enrichissement des notables et quitte la ville pour la Syrie.

Mu‘âwiya en informe ‘Uthmân qui le fait revenir. Abû Dharr décide alors de s’exiler au

désert. D’autres compagnons respectés du Prophète comme ‘Abdallâh ibn Mas‘ûd –

celui-ci connaissait une partie du Coran par cœur et était l’ancien domestique du

Prophète – ou ‘Ammār ibn Yâsir sont punis en public pour avoir critiqué ‘Uthmân. Ils

en deviennent des ennemis déclarés.

A Kûfa, l’opposition apparaît suite à un fait divers : suite à un vol un meurtre est

commis. Les coupables sont arrêtés, jugés et exécutés. Leurs familles n’acceptent pas la

sentence et cherchent à tout prix à faire tomber le gouverneur al-Wâlid ibn ‘Uqba. Il a

un défaut : il boit. Un jour, il dirige la prière en étant ivre. Il fait scandale. On prévient

le calife qui a des réticences à livrer son frère au fouet, peine prévue dans ce cas. ‘Alî

intervient : il faut être intransigeant, le coupable sera fouetté et révoqué. ‘Uthmân perd

la face. Une opposition latente se fait ainsi jour à Kûfa. (Il refuse le gouverneur

ultérieur et en choisit un autre que le calife accepte).

Mais il y a un problème plus important : celui de la rédaction du Coran. Du

vivant du Prophète, certains de ses compagnons connaissaient certaines sourates par

cœur. Par ailleurs, on prétend aussi que certaines sourates avaient déjà été mises par

écrit. Avec la mort du Prophète, ces compagnons qurrâ’ (lecteurs-récitateurs)

37

acquièrent beaucoup plus d’importance mais aussi il devient évident qu’il faut

pérenniser ce texte. Lors de la bataille contre Musaylima, plusieurs compagnons

dépositaires du texte sont morts, Abû Bakr rassemble alors plusieurs fragments de la

révélation. On sait que ‘Aysha avait noté sur des morceaux de cuir des passages de la

révélation. Des versets avaient aussi été notés sur des morceaux d’os de chameaux. Cela

est en partie rassemblé par Abû Bakr. ‘Umar hérite de cette collection et la donne à sa

fille Ḥafsa. Ailleurs, dans les grandes villes, les compagnons qui connaissaient le texte

par coeur, l’enseignait comme ‘Abdallâh ibn Mas‘ud à Kûfa. Il était qâri’ et on sait que

des qurrâ’ ses élèves participent à l’agitation. A côté de cette transmission, il y avait

des recueils, mais forcément divergents et lacunaires. La constitution d’un texte unique

s’est alors imposé. ‘Uthmân en charge Zayd ibn Thâbit, ancien secrétaire du Prophète

qui lui avait déjà dicté des passages de la révélation. Il reprend la version d’Abû Bakr

qu’il complète. C’est la vulgate uthmanienne. Six copies en sont faites et sont envoyées

à la Mekke, en Syrie, au Bahrayn, à Kûfa et à al-Baṣra, l’original restant à Médine.

‘Uthmân donne l’ordre de détruire les autres recueils. Plus tard, le shi‘ites diront que

ces autres versions contenaient des versets favorables à ‘Alî. Des recueils survivront

mais ‘Uthmân passe comme quelqu’un qui a voulu effacer le livre. Cette volonté

unificatrice lui attire l’opposition des hommes pieux.

Théorie actuelle

L’histoire traditionnelle n’est pas complètement fausse mais seulement partielle,

l’activité rédactionnelle a commencé du vivant du Prophète et a continué au moins un

siècle après, jusqu’au début du VIIIe. La collecte a dépassé l’Arabie pour s’effectuer

dans les villes de Baṣra, Kûfa ou au Yémen car on sait que des « rédactions » locales ne

s’effaceront pas facilement face à la vulgate. Les divergences sont dues à des ajouts ou

des suppressions. Durant cette période, la distinction entre la révélation coranique et le

hadîth n’était pas bien établie. Des récits de l’époque montrent que certains rédacteurs

avaient inclus des propos que d’autres considéraient comme étrangers. La destination

du texte est « liturgique », il est écrit pour être récité. Le terme de qur’ân provient du

syriaque, qeryân, et désigne la récitation d’un certain nombre de passages bibliques au

cours de l’office et ensuite le livre qui les contient, soit un lectionnaire. Cette collecte et

cette mise par écrit ont été faites par des scribes sous le contrôle du pouvoir mais ces

scribes n’étaient pas vierges de toute culture, plusieurs étaient des juifs ou des chrétiens

38

convertis, les principaux Zayd ibn Thâbit et Ubayy b. Ka‘b (il a confondu une fois un

propos du Prophète avec la révélation). Le premier était un juif converti qui connaissait

au moins l’hébreu ou le syriaque. Ils connaissaient forcément les habitudes littéraires de

leur ancienne religion. On sait qu’il y avait une école juive à Yathrib et par une

réflexion d’Ibn Mas‘ûd, on sait que Zayd ibn Thâbit avait reçu un tel enseignement.

Alors, rien d’étonnant que l’on retrouve des péricopes coraniques écrites à partir du

texte biblique. Le Prophète demande un jour à Ubayy b. Ka‘b quel est le verset le plus

important et il lui répond : « Allâh n’a pas de divinité excepté Lui, le Vivant, le

Subsistant ». La première formule se retrouve dans la Tora (Deutéronome, 32, 39) et la

deuxième est courante dans plusieurs versions araméennes de différents passages

bibliques.

Ensuite la langue arabe n’avait pas encore sa clarté graphique : pas de voyelles

ni de points critiques. Après l’établissement de la vulgate, sept lectures seront acceptées

pour l’exégèse mais pas la récitation.

Thèse de Lüling1 : le Coran est surtout constitué d’hymnes chrétiens qui étaient en

circulation à l’époque. Muhammad serait parti d’un judéo-christianisme ancien qu’il

avait associé à des éléments arabes.

Thèse de Luxenberg2 : une lecture syro-araméenne. Sachant que l’écriture arabe

provient de l’écriture syriaque et sachant que le syriaque était la grande langue de

culture de l’époque, quand le passage coranique est impossible à comprendre par

l’arabe, il tente d’en redécouvrir le sens syriaque. Dans certains cas, il retombe sur des

hymnes de l’église syriaque.

En avril 656, des contingents (600 hommes) militaires quittent Kûfa, Basra et

l’Egypte pour venir camper devant Médine. Un des chefs égyptiens est ‘Abd al-Rahmân

ibn ‘Ubays al-Balawî, compagnon du Prophète. Parmi les gens de Kûfa, il y a Kinâna.

Leur but est de présenter leurs doléances à Uthmân et de lui demander de changer de

politique. En plus des griefs déjà évoqués, ils sont mécontents de leurs gouverneurs qui

seraient trop autoritaires. Une rencontre a lieu, on discute et ‘Uthmân reconnaît ses

torts. Il est poussé par ‘Alî. Les autres compagnons sont solidaires avec lui. Un accord

1 LÜLING, G., A challenge to Islam for reformation : the rediscovery and reliable reconstruction of a comprehensive pre-Islamic Christian hymnal hidden in the Koran under earliest Islamic reinterpretations, 2003, Dehli. 2LUXENBERG, Ch., Die syro-aramäische Lesart des Koran : ein Beitrag zur Entschlüsselung der

39

est trouvé où il est écrit entre autre que ‘Uthmân « devra appliquer le livre de Dieu et la

Sunna de son Prophète ». Cela a duré une trentaine de jours. Les Egyptiens retournent

chez eux mais ils interceptent un courrier qui demande au gouverneur de Fustat de

fouetter ou crucifier les soldats égyptiens. Comment expliquer ce revirement ? Peut-être

que ‘Uthmân a été poussé à changer de politique par son entourage omeyyade, par

Marwân. Les Egyptiens sont furieux, ils rebroussent chemin et viennent assiéger la

maison de ‘Uthman pour le pousser à abdiquer. Les autres compagnons se

désolidarisent de lui (il a trahi) mais restent cependant neutres, sauf Talḥa qui pousse à

la rébellion. Le siège dure 40 jours et les Egyptiens veulent son abdication, d'où

tiennent-ils cette idée ? Le calife demande des hommes de Baṣra et de Syrie mais ils

tardent à se mettre en marche car se sont des combattants du djihâd, pas les guerriers du

calife. A cette nouvelle, les choses s’enveniment. ‘Uthmân n’en démord pas,

probablement parce qu’il avait une idée un peu sacrée du califat. Les assiégeant passent

à l’action et brûlent sa porte, ses partisans interviennent mais les choses ne sont plus

claires ensuite. Les versions manquent de cohérence. Les assiégeants pénètrent par les

maisons voisines alors que ‘Uthmân apparaît seul dans une pièce en train de lire le

Coran. Il est poignardé par 4 ou 5 personnes. C’est ensuite la curée. Nous sommes en

juin 656.

L’élection du quatrième calife se fait dans ce désordre. Dès après la mort de

‘Uthmân, les gens de Médine poussent ‘Alî au califat en lui faisant allégeance sans

consultation. Les révoltés n’interviennent pas. Les grands compagnons sont choqués par

les événements et refusent de faire allégeance, notamment Zayd ibn Thâbit.

D. ‘Alî ibn Abū Tâlib (m. 660) et les guerres de la fitna (« émeute, trouble,

révolte ») Cousin et gendre du Prophète, c’est un des premiers croyants. Il épouse Fâtima,

une des filles du Prophète, qui lui donne al-Ḥasan et al-Ḥusayn. Il prend part à la

plupart des combats du vivant du Prophète, mais pas par la suite. Il semble avoir eu une

position en retrait sous Abû Bakr et ‘Umar. Mais sous ‘Uthmân, il accuse le calife de ne

pas appliquer la loi divine, ‘Alî étant versé dans la sunna et le Coran. Pour lui, il faut

appliquer la loi divine et accorder les postes selon le rigorisme, l’ancienneté dans

Koransprache, Berlin : Das Arabische Buch, 2000.

40

l’islam et les services rendus, sans prendre en compte la noblesse ou les réelles

capacités de l’individu.

Les provinces acceptent cette nomination et reçoivent généralement un nouveau

gouverneur envoyé par ‘Alî sauf la Syrie de Mu‘âwiya qui fait la sourde oreille. Il ne

veut pas reconnaître ‘Alî. Il considère le meurtre comme inacceptable et pense réclamer

justice. Mais ce n’est qu’un gouverneur de province sans grand passé. Les premiers

problèmes viendront d’ailleurs.

Fitna de ‘Aysha : elle prend l’initiative de la protestation, suivie par Talḥa et

Zubayr. Pour elle, rien ne justifie le meurtre, elle considère que Médine est aux mains

de bédouins et d’esclaves en fuite. ‘Uthmân a été tué injustement. Ce n’est pas une

rébellion contre ‘Alî mais une volonté de justice. Les Umayyades se rassemblent autour

d’elle. Ces trois leaders et leurs partisans (1 000) décident d’aller à Baṣra dans l’espoir

d’y trouver un terrain favorable et plus d’hommes. (La ville compte 60 000 hommes).

Ils développent un discours sur le désordre qui s’est installé à Médine et la nécessité de

faire justice de la mort de ‘Uthmân. Le gouverneur de la ville – qui venait d’être

nommé par ‘Alî – gagne du temps (discours, bataille, accord, enquête à Médine pour

savoir si Talḥa et Zubayr ont donné leur allégeance sous la contrainte) alors que ‘Alî

s’est mis en route à leurs trousses. Ils finissent par prendre la ville de force. Sans en

avertir Mu‘âwiya, ils demandent qu’on leur livre les 600 Baṣriens qui ont participé à la

prise de Médine et ils les exécutent sauf un, que sa tribu avait protégé. Les tribus voient

mal cette boucherie et plusieurs rejoignent du coup de ‘Alî. ‘Aysha écrit tous azimuts

pour demander que l’on fasse la même chose. ‘Alî parvient à s’allier Kûfa : sur le court

terme, la capitale du monde musulman sort de la péninsule, sur le long terme, Kûfa

deviendra un foyer du shi‘isme. Le gouverneur de la ville, Abû Mûsâ al-Ash‘arî, a été

choisi par la population de la ville, c’est un compagnon et un lecteur. Il avait refusé de

mobiliser ses hommes comme ‘Alî le lui demandait. Il est révoqué et chassé. ‘Alî veut

simplement sa reconnaissance unanime comme calife, pas la guerre civile. Une

confrontation armée est inévitable : c’est la Bataille du chameau le 4 décembre 656.

‘Aysha était dans un palanquin bardé de fer sur un chameau lui-même recouvert de

cottes de mailles. Elle haranguait et encourageait ses troupes. La bataille se déroule en

deux temps : le matin, c’est la débâcle pour les Basriens, Talḥa est blessé à mort tandis

que Zubayr fait défection, avant d’être assassiné. Les Basriens se reprennent et se

41

rassemblent autour du chameau de ‘Aysha, cela tourne au désastre. Elle est renvoyée à

Médine sous bonne garde et ses partisans ont l’amnistie.

‘Alî s’occupe alors de Mu‘âwiya. Mu‘âwiya a agi progressivement pour se lever

contre ‘Alî car ‘Alî était le calife légitime, parent du Prophète. Lui n’était qu’un

gouverneur de province, fils d’un ancien opposant au Prophète. Son frère, Yazîd ibn

Abî Sufyân avait été nommé gouverneur de la Syrie par fiUmar. Peu après Yazîd meurt

de la peste et ‘Umar nomme Mu‘âwiya à sa place. Il s’empare de la forteresse de

Césarée. ‘Umar avait comme politique de faire participer aux conquêtes tous les

musulmans, même les Qurayshites fraîchement convertis dans une volonté

d’unification.

Après la bataille du chameau, la simple dissidence de Mu‘âwiya devient

opposition. Il redoute une expédition depuis l’Irak ou depuis l’Egypte. Pendant que ‘Alî

réorganise l’Irak, il s’occupe de neutraliser l’Egypte : par des faux, de l’espionnage et

des mensonges, il fait révoquer par ‘Alî le gouverneur de l’Egypte Qays b. Sa‘d. Il est

remplacé par quelqu’un de moins capable. Les pourparlers continuent avec ‘Alî trois

mois. ‘Alî demande seulement qu’il fasse allégeance et Mu‘âwiya fait semblant de

tergiverser ce qui lui donne le temps de rallier à sa cause ses hommes en Syrie. Il fait

diffuser l’idée que ‘Alî a fomenté le meurtre de ‘Uthmân. Les chefs de tribus lui font

allégeance, mais ils le font à l’émir, pas au calife. Mu‘âwiya renvoie l’émissaire de ‘Alî

avec la demande du talion et d’une shûrâ (« conseil ») pour le nouveau calife : c’est une

déclaration de guerre. On met en jeu la justice et la légitimité de ‘Alî. Lui se considère

pleinement légitime puisque les compagnons à Médine l’ont choisi et il ne peut pas

livrer les coupables. On s’achemine vers la bataille de Siffîn qui verra l’affrontement

de 140 000 musulmans, en juillet 657. Le face à face dure trois mois et la bataille un ou

trois jours. Le déroulement en est incertain dans le détail mais quand la bataille tourne

en tuerie générale sans vainqueur, on crie à la baqiyya, cri de guerre préislamique quand

un conflit entre tribus tournait à l’extermination. L’armée syrienne est épuisée.

Mu‘âwiya fait dresser des corans sur des lances pour que le Livre de Dieu soit pris

comme un juge. C’était la volonté d’arrêter le combat de peur de voir la destruction de

l’umma. L’arrêt des combats est aussi espéré par l’armée irakienne de sorte que ‘Alî

l’accepte. Les pourparlers ont lieu durant une semaine entre Mu‘âwiya et al-Ash‘ath, le

chef de l’armée irakienne. Ils se mettent d’accord sur le choix des arbitres. Mais une

42

minorité dans l’armée irakienne, principalement des qurrâ (« des lecteurs »), refuse

l’intervention du jugement des hommes dans le jugement de Dieu en vertu du verset

coranique : XLIX 8/9 « Si deux groupes de croyants se combattent, rétablissez la paix

entre eux. Si l’un des deux se rebelle encore contre l’autre, luttez contre celui qui se

rebelle, jusqu’à ce qu’il s’incline devant l’ordre de Dieu. » Mu‘âwiya est coupable. Il

faut continuer à le battre. Les corans dressés étaient tout au plus un signe de reddition.

Ces opposants à la trêve formeront les futurs khâridjites. Quand al-Ash‘ath circule

dans l’armée pour faire part de la nouvelle de l’arbitrage, on lui jette au visage : lâ

hukma illâ lillâh : « aucune décision sauf celle de Dieu ». Les arbitres sont choisis :

‘Amr ibn al-‘As et Abû Mûsa al-Ash‘arî ; ce dernier était cependant un partisan de la

neutralité à Kûfa. Il a été imposé à ‘Alî par al-Ash‘ath et l’armée. C’est un mauvais

choix pour ‘Alî. Le document de l’arbitrage sur lequel les deux parties se sont mises

d’accord explique que la paix sera rétablie entre les deux camps, que les arbitres

doivent juger selon le Coran, et que la rencontre aura lieu en ramaḍân 37. En outre, ‘Alî

ne peut plus user du titre d’amîr al-mu’minîn. Il est désigné comme le chef de la shi‘a

(« du parti ») de l’Irak ou de la sienne, c’est donc un chef de parti comme Mu‘âwiya. Le

document ne dit pas de quoi on discutera mais en réalité le débat tournera sur le fait de

savoir si ‘Uthmân a été injustement tué ou non.

Sur le chemin de retour vers Kûfa, les qurrâs diffusent leurs idées dans l’armée.

A Kûfa, il décident de s’établir en dehors de la ville, à l’écart de la shi‘a (« parti de »)

de ‘Alî. Ses partisans renouvellent leur serment d’allégeance. Alî parvient par la

discussion à les faire rentrer en ville car il n’envoie personne à Dumat al-Djandal pour

l’arbitrage. Mu‘âwiya le rappelle à ses obligations et il dépêche alors Abû Mûsa à

Adhruḥ. Mais juste après le départ de la délégation pour l’arbitrage, avant muharram

38/ janvier 658, un noyau dur fait sécession, le Khâridjisme est né. Ces dissidents se

retirent à Nahrawân.

Les deux délégués, ‘Amr ibn al-‘Aṣ et Abû Mûsa se retrouvent à Adhruḥ où

l’arbitrage a lieu vraisemblablement dans une ancienne forteresse romaine. Que s’est-il

passé ? Une chose est certaine, ils se quittent sans être tombés d’accord. Il y a deux

versions avec un début commun : Amr demande si ‘Uthmân a été tué injustement, Abû

Mûsâ répond oui. Qui propose-t-on pour le califat ? ‘Amr penche pour Mu‘âwiya, dont

il fait l’éloge en terminant sur sa qualité d’umayyade, c’est-à-dire son appartenance à un

clan noble parmi les Quraychites. Abû Mûsâ répond que le choix du calife ne peut se

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faire sur la noblesse mais bien sur la piété et l’islamité du candidat. Il propose alors

‘Abd Allâh ibn ‘Umar, le fils du calife ‘Umar qui se trouve dans l’assistance. ‘Amr

refuse, et propose son fils, Abû Mûsâ trouve qu’il a trempé dans la révolte et maintient

sa proposition d’Ibn ‘Umar. Le dialogue s’envenime et tourne à la dispute. Les deux

délégations se quittent et Abû Mûsâ se sauve à La Mekke. Dans cette version, jamais

Abû Mûsâ n’a proposé ‘Alî. Abû Mûsâ faisait partie des neutres lors des événements

précédant la bataille du Chameau.

Deuxième version : devant l’impossibilité de trouver un candidat, Abû Mûsâ

propose de démettre les deux prétendants et de rendre la shûrâ à la communauté. ‘Amr,

plus fin, le laisse parler en premier : Abû Mûsâ déclare : « je dépose ‘Alî et

Mu‘âwiya ». ‘Amr se lève et dit : « vous avez entendu, il a déposé son ami, je le dépose

aussi et je maintiens Mu‘âwiya. » C’est une duperie un peu grosse.

Quoi qu’il en soit, Mu‘âwiya est déclaré calife par ses hommes et ‘Alî le reste

pour les siens. Il a en plus le problème khâridjite, qui l’affaiblit. Ils soutiennent que seul

l’enseignement du Coran doit être suivi en politique, il n’est nullement question de

marchandage ou de négociations. Tout musulman pieux et honnête peut devenir calife,

fut-il un esclave noir. Ils ne reconnaissent pas la primauté des Qurayshites. Ils excluent

tous ceux qui ne pensent pas comme eux en les déclarant kâfir et en rendant leur sang

licite. Après l’arbitrage, ‘Alî leur écrit à Nahrawân pour les informer que les arbitres

n’ont pas suivi le Coran dans leur décision, il n’y a donc plus de motif de dissension, et

il leur demande de revenir pour qu’ils se battent contre leur ennemi commun Mu‘âwiya.

Ils refusent et demandent à ‘Alî de reconnaître sa faute et qu’il se repente, sinon, ils le

combattront. ‘Alî ne pense pas s’occuper d’eux directement mais désire en finir avec

Mu‘âwiya. Il fait appel à ses hommes à Basra mais seuls 3 200 le rejoignent sur les

60 000 que compte la ville. Il fait alors un recensement à Kûfa et parvient à réunir

70 000 hommes. Le but reste de conquérir la Syrie. Mais les Khâridjites rencontrent le

fils d’un compagnon Ibn Khabbâb avec sa femme enceinte. Ils l’égorgent et éventrent

sa femme. Les Kufiotes demandent à ‘Alî de régler ce problème d’abord. L’armée

prend la direction de Nahrawân et un massacre de 2 800 Khâridjites a lieu. Mais ce sont

principalement des Kufiotes, et le combat voit s’affronter des gens des mêmes tribus.

De retour à son camp, ‘Alî doit constater que la majeure partie de son armée s’est

défaite et a préféré retourner à Kûfa. Il ne garde qu’un millier d’hommes.

44

Cet affaiblissement de ‘Alî et la légitimité que Mu‘âwiya a eut en fin d’arbitrage

le pousse à étendre sa domination. Il se tourne d’abord vers l’Egypte. C’est un pays

riche et c’est un peu l’extension normale de la Syrie. La conquête en a été faite au

départ de Gaza et en outre son conquérant, ‘Amr ibn al-‘Aṣ, se trouve être devenu un

proche compagnon de Mu‘âwiya. En outre, l’Egypte est éloignée du champ d’action de

‘Alî bien que ce pays ait fait allégeance et ait reçu un gouverneur nommé par ‘Alî.

Certes, c’est d’Egypte qu’est parti l’un des contingent qui tua ‘Uthmân mais

directement après on avait vu naître des opposants à ce meurtre, des gens qui trouvaient

que c’était une injustice. Ils deviennent de facto des opposants au gouverneur nommé

par ‘Alî et des alliés objectifs de Mu‘âwiya. Peu avant l’arbitrage, ils entrent en

rébellion ouverte et après l’arbitrage, Mu‘âwiya leur envoie un contingent pour les

aider. Les forces loyales à ‘Alî sont défaites et leur chef, Muḥammad ibn Abî Bakr

meurt.

‘Alî gouverne encore en théorie l’Arabie, l’Irak et l’Iran, mais les territoires

arabes ne sont d’aucune aide, ni les terres iraniennes. Quant à la Mésopotamie, la

majeure partie de la population est faite de dihqân (« seigneur », soit l’ancienne

aristocratie) et de paysans, et ils ne participent pas à l’histoire. Ce sont les villes du sud

de l’Irak qui sont importantes. Ces territoires sont secoués pendant deux ans par des

révoltes et les raids de Mu‘âwiya.

A Kûfa, éclate la révolte d’al-Khirrit ibn Râshid. Bien qu’ayant combattu à la

bataille du Chameau et à Siffîn du côté de ‘Alî, il se révolte contre lui. Car, selon al-

Khirrit, il aurait dû suivre la décision d‘Abû Mûsâ et remettre son califat pour une

nouvelle shûrâ (« conseil »). Il pense aussi que ‘Uthmân a été tué injustement. Il veut

comme calife un imam élu par la shûrâ et qui fasse l’unanimité de la communauté. Il

quitte Kûfa avec 120 hommes de sa tribu et part pour le Fârs. En chemin, il renforce ses

troupes d’opposants : des musulmans, des chrétiens arabes convertis qui apostasient et

des dhimmîs. Ils ont à leurs trousses 2 000 hommes. Ils sont finalement battus. Les

conditions sont simples : les musulmans doivent rentrer dans le rang, les apostats

doivent faire repentance, quant aux dhimmîs, ils sont mis en esclavage : cela servira

d’exemple. Mu‘âwiya tente aussi de soulever Baṣra dans la foulée de la prise de

l’Egypte. Il fait appel à un certain Ibn al-Ḥaḍramî, noble, ancien notable de la ville. Il

l’envoie à Baṣra pour fédérer les adversaires de ‘Alî et ceux qui désirent venger

‘Uthmân. Il désire jouer sur la rancune que la bataille du Chameau a laissée dans le

45

cœur des Baṣriens. A Baṣra, il demande aux chefs des grandes tribus de faire leur

soumission à Mu‘âwiya qui revendique simplement de venger ‘Uthmân. Ibn al-Ḥaḍramî

ne parvient pas à faire l’unanimité mais poussé par son succès partiel, il tente de

s’emparer de la forteresse. Le gouverneur réagit avec les tribus restées loyales. ‘Alî

prend la mesure du problème et envoie un émissaire chez les Tamîm, la tribu qui a

recueilli Ibn al-Ḥaḍramî. Il en dépêche un autre avec 1 500 hommes et un combat

s’engage au cours duquel Ibn al-Ḥaḍramî est battu (brûlé dans une forteresse sassanide).

Durant tous ces événements, on aurait pu penser que les populations conquises

allaient tenter de lever la tête et de se révolter, les tentatives furent timides. Le Fârs et le

Kirmân refusent de payer le kharâdj, et on y envoie Ziyâd ibn ‘Ubayd. Il parvient

facilement à pacifier la région et il y reste quasi comme gouverneur (après la mort de

‘Alî, il y reste deux ans sans reconnaître Mu‘âwiya et ensuite collabore avec lui). Le

Khurâsân turc ne paie probablement plus aucun tribut mais ‘Alî garde la main sur le

Khurâsân iranien.

Mu‘âwiya envoie une série de raids sur le nord de l’Arabie, le Hidjâz et le

Yémen en 659 et 660. Les confrontations importantes sont évitées, ce n’est que pour

maintenir la pression. Des expéditions sont lancées sur al-Anbâr et Taymâ. Ils tuent une

partie de la garnison et emportent ce qu’ils peuvent. Quand ‘Alî l’apprend, il appelle à

la mobilisation mais peu de Kufiotes y répondent, et sans grand résultat. Le pèlerinage

de 39/659 est aussi l’occasion pour Mu‘âwiya de juger de son ascendant en Arabie.

Après ‘Uthmân, ‘Alî y avait envoyé son représentant, cette année Mu‘âwiya envoie un

homme pour qu’il dirige les cérémonies, il est accompagné d’hommes armés. Le

gouverneur nommé par ‘Alî n’a pas les moyens militaires de s’y opposer mais un

compromis est trouvé : ils choisissent comme guide un troisième homme, neutre.

Mu‘âwiya lance ensuite une expédition sur tout le Hidjâz et le Yémen. Les villes de

Médine, de La Mekke et de San‘â’, lui font allégeance et de nouveaux gouverneurs sont

installés. ‘Alî réagit à son tour en envoyant une force armée pour rétablir ses droits,

mais sur ces entrefaites, il est assassiné.

Les Khâridjites voulaient éliminer les leaders en place. C’est un certain Ibn Muldjam qui se charge de ‘Alî. On rapporte que trois khâridjites se rencontrent lors du

pèlerinage à La Mekke et décident d’éliminer Mu‘âwiya, ‘Amr et ‘Alî le même jour ! et

chacun d’eux part pour Fustât, Damas et Kûfa. Cette version est probablement réécrite.

46

A Kûfa, Ibn Muldjam rencontre des Arabes qui pleurent la perte de 10 contribules à

Nahrawân. Il est frappé par la beauté d’une femme qui a perdu son père et ses deux

frères. Il la demande en mariage et elle accepte contre 3000 dirhams, un esclave, une

servante et la mort de ‘Alî. Elle s’appelait Qaṭâm(î). Ibn al-Muldjam réunit deux autres

conjurés et la veille de l’attentat, Qaṭâmî réunit tout le monde dans sa tente plantée dans

la cour de la mosquée de Kûfa. Elle donne aux trois des épées trempées dans du poison.

Des trois, seul Ibn Muldjam parvient à porter un coup fatal. ‘Ali est mortellement blessé

et meurt deux ou trois jours après (janvier 661). Quant aux autres leaders, Mu‘âwiya fut

seulement blessé et c’est un compagnon de ‘Amr qui fut tué. Il est probable que les

annalistes aient lié trois attentats khâridjites sans liaisons préalables. Il faut retenir que

‘Alî a été tué par un khâridjite.

A la mort de ‘Alî, c’est son fils al-Ḥasan (né en 624-25- m. 669-670) qui devient

calife. Il est nommé par la population de Kûfa. Mu‘âwiya marche sur l’Irak. Des lettres

sont échangées entre eux. Il promet l’amnistie (amân) à tous ceux qui le rejoindraient et

une forte somme à al-Ḥasan pour son abdication. En allant vers Ctésiphon, al-Ḥasan

échappe à un attentat khâridjite. Une rencontre a lieu et al-Ḥasan accepte d’abdiquer

contre une somme d’argent. Les deux protagonistes se retrouvent à Kûfa et al-Ḥasan

renonce publiquement au califat en faveur de Mu‘âwiya. Al-Ḥasan1 se retire à Médine

où il passe son temps à se marier. Il aurait eu de 60 à 90 femmes et trois cents

concubines. (surnom al-Miṭlaq : le Divorceur).

1 Il eut des descendants : les Ḥasanides, dont sont issus les Shérifs du Maroc, les Idrissides, et les Alaouites actuels (depuis 1635), et les shérifs de la Mekke.

47

V. Les Omeyyades A. Histoire politique

On distingue deux branches dans cette dynastie : les Sufyanides et les

Marwanides.

C’est la première grande dynastie arabe. Mais elle reste mal connue car les

historiens musulmans ont écrit après coup en projetant sur elle les a priori de l’idéologie

de leur époque.

I) Mu‘âwiya (660-680)

Son règne qui dure 20 ans est un règne de paix intérieure et de prospérité.

Mu‘âwiya installe sa capitale à Damas en 659, alors que Médine et la Mekke ne sont

plus que des villes religieuses. Il instaure aussi le principe dynastique en désignant son

successeur, ce qui n’empêchera pas les conflits entre rivaux. Les califes omeyyades1 ont

encore une administration rudimentaire : ils nomment des gouverneurs forts, qui eux-

mêmes s’appuient sur des hommes fidèles et les notables des tribus. Le gouvernement

se résume à la shûra, au « conseil » qui réunit autour du souverain des conseillers qu’il

choisit lui-même et les délégués des principales tribus arabes. Mu‘âwiya ne s’entoure

pas encore d’une étiquette compliquée qui le séparera volontairement de la population

plus tard. Mu‘âwiya reçoit quotidiennement, lors de séances publiques, les plaintes et

les demandes de ses sujets. Rapidement, cette simplicité publique fera place à un

cérémonial plus complexe : au parle au calife à lui donnant son titre officiel, on

s’adresse à lui à la troisième personne, on ne contredit pas le calife, ses parents lui

baisent la main ou le pied voire son étrier. Le hâdjib – le chambellan – règle les visites

en introduisant le visiteur et en « dévoilant » le calife. Car, lors des audiences

publiques, et l’organisation intérieure des palais en témoigne, le calife se tient assis sur

un lit dans l’axe de la salle d’audience, tenant en main un bâton, entouré de parfums se

consumant dans des cassolètes. Il est caché derrière un rideau rouge, que le chambellan

peut lever sur son ordre. Derrière le calife se tient un garde. Selon l’importance de

l’audience ou des circonstances (avènement), le cérémonial peut varier.

1 Le terme « omeyyade » provient d’al-Umayya ibn ‘Abd Shams, notable de la Mekke à l’époque préislamique, appartenant à la tribu des Quraysh. Son père, ‘Abd Shams, était le frère de Hâshim – qui a donné son nom au clan des Hâshémites – arrière-grand-père du Prophète.

48

En province, les gouverneurs nommés par le souverain s’entourent d’un même

conseil. En pratique, administrer des populations sur un aussi grand territoire était

inconnu des Arabes, ils laissent donc les administrateurs locaux en place, et les

pratiques byzantines et sassanides se poursuivent.

Selon Ibn Khaldûn :

« Les Arabes étaient grossiers, sans instruction, et peu habiles dans les arts de l’écriture

et du calcul ; aussi prenaient-ils pour tenir leurs comptes des juifs, des chrétiens ou des

affranchis étrangers1 »

Les Omeyyades gardent ainsi les fonctionnaires grecs ou ceux qui étaient arabes

ou araméens mais hellénisés, car ils étaient plus compétents que les nouveaux venus, ce

qui explique aussi que le grec reste la langue de l’administration. On y retrouve aussi

des descendants des Ghassanides, ces Arabes chrétiens qui avaient une expérience dans

les relations avec le monde byzantin. A ce propos, Barhebraeus écrira plus

tard : « Jusque là (sous ‘Abd al-Malik ibn Marwan) c’étaient des gouverneurs chrétiens

qui administraient les affaires publiques des Arabes. »2 A Damas, la majorité de la

population est chrétienne.

En province, les impôts prélevés servent aux besoins locaux et c’est le surplus

qui est renvoyé à Damas. Au niveau local, ce sont aussi les chrétiens qui assument les

tâches administratives et fiscales. Ainsi, les canons d’un synode nestorien tenu à

Bahrayn en 676 nous montrent que des chrétiens étaient chargés de récolter la capitation

dans leur propre communauté. Le canon XIX dit en effet :

« […] Il n’est pas permis aux fidèles qui détiennent l’autorité d’exiger de lui

(c.-à-d. de l’évêque) la capitation ou le tribut comme d’un simple particulier ;

car il porte le fardeau de leur direction dans la plénitude de son ministère1. »

Parmi ce personnel administratif, on peut parler de la famille des « sardjûnides »,

révélatrice des comportements de l’époque. A l’époque byzantine Manṣûr ibn Sardjûn

s’occupa des impôts sous les Byzantins, étant responsable de sa collecte pour la

province de Phénicie libanaise dont Damas était la capitale. Lors de l’occupation perse,

en 610, il change de maître. Lors du retour d’Héraclius en 628 et après paiement d’une

1 Ibn Khaldûn, Muqaddima,tr. DE SLANE, Paris, 1862-1867, 3 vols, II, p. 6. 2 BARHEBRAEUS, Chronicon Syriacum, p. 112, tr. Talon, Ph.

49

lourde amende, il repasse au service des Byzantins. Lors de l’arrivée des Arabes, il

participe à la reddition de la ville de Damas et reste en place sous Mu‘âwiya, qui en fait

même le responsable de toute la communauté melkite. En 661, lorsque Mu‘âwiya

devient de facto calife, Manṣûr devient responsable de l’impôt pour tout l’empire. Son

fils, Sardjûn ibn Manṣûr lui succède et reste en fonction sous les successeurs de

Mu‘âwiya, Yazîd et ‘Abd al-Malik. Son fils, le futur saint Jean Damascène (ca 675 –

754), l’assiste avant d’entrer au monastère de Saint Sabas, près de Jérusalem, avant 720.

C’est en 743 qu’il compose son Livre des hérésies2 dans lequel l’islam apparaît comme

une hérésie chrétienne, quoiqu’il montre une bonne connaissance de la nouvelle

religion.

D’un point de vue culturel, il faut remarquer que ces milieux chrétiens hellénisés

avaient le même regard de dédain par rapport à l’héritage culturel, même scientifique,

de la Grèce païenne, ce qui explique l’inintérêt pour la littérature pré-chrétienne.

Les villes du sud de l’Irak s’avèrent être les plus remuantes, il nomme alors des

gouverneurs à poigne : Mughîra ibn Shu‘ba (Kufa) (ancien compagnon du Prophète,

déjà nommé gouverneur de Baṣra sous ‘Umar mais destitué à cause d’un adultère. Il

reçut ensuite le gouvernement de Kûfa. C’est un de ses esclaves qui tua ‘Umar. Lors du

califat de ‘Alî, il se retire. Libre d’attaches tribales ou de liens ‘alides, intelligent,

Mu‘âwiya le nomme à Kûfa. Il parvient à contrôler l’agitation khâridjite et Ziyâd ibn

Abîhî (Baṣra) en 665. L’homme est appelé « ibn Abîhî » « Fils de son père », car c’est

le demi-frère de Mu‘âwiya, né hors mariage d’une esclave prostituée Sumayya.

Converti sous le califat d’Abû Bakr, il montre des dispositions intellectuelles très

précoces (à 14 ans, on lui aurait déjà confié des tâches administratives). Il travaille sous

le gouvernorat d’Abû Mûsâ al-Ash‘arî. Il travaille sous ‘Alî à la perception des impôts,

notamment dans le Fârs. Il se rallie un peu forcé à Mu‘âwiya, mais en 665 il est reconnu

comme fils d’Abû Sufyân. La même année, il est fait gouverneur de Baṣra. Quand il

prend ses fonctions, il tient un discours où il promeut la rigueur morale mais aussi la

justice.

Ils ont néanmoins une politique qui favorise les Arabes au détriment des non

Arabes, même convertis. Ce qui grossira la masse des mécontents. Mais l’opposition

ancestrale entre les tribus arabes du nord (ou Qaysites ou Nizarites) et celles du sud

1 Synodicon orientale ou recueil de synodes nestoriens, éd. et tr. CHABOT, J.-B., Paris, 1892, p. 489. 2 DAMASCENE, Jean, Ecrits sur l’Islam, tr. et com., LE COZ, Raymond, Paris : Editions du Cerf, 1992.

50

(Kalbites ou Yéménites) interfère dans la politique. Les Kalbites étaient en Syrie depuis

longtemps, les Umayyades sont des Qaysites. Mu‘âwiya et les Umayyades s’appuient

pour des raisons politiques sur les Kalbites en leur conférant des privilèges et en

épousant leurs filles (Mu‘âwiya aura notamment pour femme Maysûna, la mère de

Yazîd). L’épine dorsale de sa force armée est constituée de Yéménites, qui sont

favorisés (plus grandes libertés de mouvement, primes, etc.)

Une attention particulière est accordée par Mu‘âwiya et par l’administration à la

répartition des iqṭā‘, des fiefs. Le fait d’accorder la jouissance de ces terres à certains

individus entraîne leur mise en valeur, et finalement un développement agricole d’une

partie de la Syrie.

Damas connaît un développement particulier : l’ancien palais du gouverneur

byzantin est rénové : c’est le palais vert. Il avait un dôme de couleur verte et était situé

dans un bassin. Quant à la mosquée, elle se trouvait dans l’enceinte de l’ancien temple

de Jupiter, à côté de l’église Saint Jean Baptiste.

La conquête de l’Afrique du Nord continue : une campagne est lancée en 665

qui parvient jusqu’au centre de la Byzacène, la Tunisie, et retourne en Egypte. En 670,

‘Uqba ibn Nâfi‘ conduit une expédition qui aboutit à une occupation permanente. La

même année, Kairouan est fondée comme base arrière. Durant cette campagne, la

résistance des Byzantins s’est révélée bien moins forte que celle des Berbères. Après

une destitution momentanée, ‘Uqba revient au pouvoir en 681 et il aurait mené une

seconde expédition jusqu’à Tanger et l’océan Atlantique, ce qui est douteux. Peut-être

n’a-t-il pas dépassé l’Aurès. De retour, il est surpris par des Berbères alliés des

Byzantins dans la région de Biskra (est de l’Algérie) et il est tué en 683 près de la future

Sidi Oqba. Les Arabes abandonnent tous les territoires à l’est de Barqa pour trois ans et

les Berbères restent les vainqueurs.

En 668, pour la première fois un raid parvient jusque devant Constantinople.

Mu‘âwiya crée une marine qui porte la guerre en Méditerranée : il dispose de

ports et d’une main-d’œuvre. Une flotte est lancée de Tripoli dès 645. Cela permet

d’abord des raids contre Rhodes, Chypre et la Sicile et ensuite la prise de Rhodes (672),

de la Crète (674). L’histoire a retenu la bataille des mâts (Dhât al-ṣawârî) en Lycie où

la flotte byzantine est défaite. L’événement se situe entre 651 et 655. Les musulmans

perturbent le commerce maritime byzantin sans aucun problème.

51

La guerre est aussi menée contre Byzance sur mer : la ville est assiégée de 672

à 677 ou de 667 à 673 et de 716 à 717, mais elle résiste et devient le symbole même de

l’opposition chrétienne.

Chez les ‘Alides, à la mort d’al-Ḥasan en 670, c’est son frère al-Ḥusayn ibn

‘Alî (626-680) qui lui succède. Tout en acceptant les largesses de Mu‘âwiya, il refuse

de lui prêter allégeance et s’établit à la Mekke.

A la fin de sa vie, Mu‘âwiya fait reconnaître comme héritier et successeur par

les chefs militaires et les notables son fils Yazîd, mais la bay‘a est donnée à la mort du

souverain.

II) Califat de Yazîd Ier (680-683)

A la mort de Mu‘âwiya, c’est son fils Yazîd qui lui succède. En campagne

contre Byzance, il regagne Damas pour y recevoir la soumission des grands. Mais il y a

des opposants :

- les Khâridjites

- les ‘Alides, surtout installés à Kûfa

- des anciens compagnons qui brident la succession, ils voudraient un retour à

l’élection du calife.

Pratiquement al-Ḥusayn ibn ‘Alî – soit le fils de ‘Alî –, Ibn al-Zubayr et ‘Abd

Allâh ibn ‘Umar ne le reconnaissent pas. Il parvient à persuader ‘Abd Allâh ibn ‘Umar

à rentrer dans le rang. Ibn al-Zubayr est le fils d’un compagnon du Prophète, petit-fils

par sa mère d’Abû Bakr et neveu de ‘Aysha.

Des délégués des ‘alides de Kûfa viennent trouver al-Husayn à la Mekke et lui

disent qu’ils se soulèveront s’il vient chez eux. Après avoir pris ses renseignement, al-

Ḥusayn se met en route escorté uniquement de 300 hommes. En Irak, la petite troupe

d’al-Ḥusayn est arrêtée par les militaires envoyés par le gouverneur de Kûfa qui a eut

vent du projet. On lui demande de retourner à la Mekke, il refuse. C’est le massacre de

Karbalâ’1 (mais l’un de ses fils peut s’échapper et se réfugie à Médine, il s’agit de ‘Alî

ibn al-Ḥusayn2). Al-Ḥusayn meurt ainsi le 10 octobre 680. Il se serait enduit de pâte

1 Le cadavre d’al-Ḥusayn est décapité, son corps est enterré à Karbalâ’ tandis que sa tête est transportée à Damas et ensuite enterrée en Palestine. Elle sera transportée au Caire lors des Croisades. 2 Il est aussi appelé ‘Alî Zayn al-‘Âbidîn « L’ornement des dévots » (m. 713). C’est le quatrième imam dans la tradtion shî‘ite. Une pieuse mais fausse légende rapportée par al-Tabarî prétend que sa mère

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épilatoire et de musc et aurait brandi un Coran en guise d’épée (!). (Sa tête est envoyée

à Damas, puis Ascalon et enfin le Caire).

Ibn al-Zubayr est à la Mekke, il rassemble autour de lui les mécontents. En 681,

il proclame la déchéance de Yazîd. Il chasse les Umayades de la ville, dont Marwân et

son fils ‘Abd al-Malik. En 683, ce sont les Médinois qui se rallient à lui. Des troupes y

sont envoyées sous le commandement de Muslim ibn ‘Uqba. Médine est prise et pillée

durant trois jours ; le siège est ensuite mis devant la Mekke. Bien que ce soit une ville

sacrée, elle est bombardée et la Ka‘ba est en partie détruite par un incendie. Mais fin

novembre 683, la nouvelle de la mort de Yazîd est connue. Le combat s’arrête et le chef

du détachement propose à Ibn al-Zubayr de le proclamer calife et de le ramener à

Damas où les Qaysites lui feraient bon accueil. Il refuse et se proclame calife à la

Mekke. La nouvelle se répand et certaines tribus arabes et certaines provinces le

reconnaissent, notamment en Egypte.

Yazîd a une réputation de débauché (aimant le luxe, la musique, étant sodomite

et ivrogne), il a néanmoins mené la guerre en territoire byzantin et poussé au

développement de la Ghouta : en faisant creuser un canal d’irrigation.

III) Mu‘âwiya II (683-684)

A Damas, c’est le fils de Yazîd qui devient calife selon la volonté de son père

mais de santé fragile, il ne sort même pas de son palais. On peut croire que son autorité

n’est pas reconnue au-delà de la Syrie. Il meurt de la peste ou de la jaunisse un ou cinq

mois plus tard. Son fils Khâlid est encore adolescent et de toute manière il n’a pas

choisi de successeur mais a demandé à deux personnes d’assumer la régence al-Dahhâk

ibn Qays et Walîd ibn Utba. Une réunion est organisée pour trouver un successeur et la

candidature de Marwân est posée à la réunion de Djabiya. Il est choisi car il parvient à

circonvenir les tribus kalbites en juin 684. C’était un compagnon du Prophète et le

cousin de ‘Uthmân. Il avait été secrétaire de ‘Uthmân et avait participé à la recension du

Coran. Il reçut par la suite différents gouvernorats sous Mu‘âwiyya.

Mais la rivalité latente entre les Arabes kalbites, soutenus et favorisés par les

sufyanides, et les Arabes qaysites, qui préfèrent Ibn al-Zubayr, éclate. Les Kalbites ont

aurait été une des trois filles de l’empereur sassanide Yazdagard III, enlevées lors de la prise de la ville de Ctésiphon et achetées par ‘Alî. Celui-ci en aurait donné une à son fils al-˘usayn. Un de ses fils, Zayd (m. 740) donnera naissance à un mouvement dissident le Zaydisme.

53

a leur tête Marwân ibn al-Ḥakam et les Qaysites ont al-Dahhak ibn Qays. La bataille a

lieu en juillet 684 et voit la victoire de Marwân. Ibn al-Zubayr est à nouveau sur la

défensive.

IV) Marwân I (684-685) Après son installation, il épouse une des veuves de Yazîd. Sa tâche première est

de récupérer les provinces qui ont fait allégeance à Ibn al-Zubayr. Il place son fils ‘Abd

al-‘Azîz en Egypte. Il meurt en mai 685 mais le lieu et les circonstances de son décès

divergent selon les auteurs. Il meurt soit de la peste, soit étranglé par sa femme, la

veuve de Yazîd avec laquelle il avait eu un enfant mais dont il ne voulait pas

reconnaître les droit à la succession.

Son fils ‘Abd al-Malik lui succède.

V) Califat de ‘Abd al-Malik (685-705)

Le calife reprend en main la situation qui n’est guère brillante. Le Hidjâz et une

partie des provinces orientales ont reconnu Ibn al-Zubayr. Et à Kûfa un rebelle, al-

Mukhtar, s’est révolté au nom d’un des fils de ‘Alî, Ibn al-Hanafiyya. Il rallie aussi

plusieurs mawâli (« clients »), mécontents de leur sort. La ville est reprise et al-Muhktar

tué en 687. Le reste de l’Irak est cependant instable à cause de la présence de ‘Alides et

de Khâridjites. ‘Abd al-Malik y place son frère, Bishr ibn Marwân, comme gouverneur

en 690.

Reste Ibn al-Zubayr. Pour s’assurer la sécurité sur ses arrières, ‘Abd al-Malik

fait une trêve avec les Byzantins et accepte de verser un tribut (argent et prisonniers)

contre la paix. Justinien II accepte. En 691, il envoie à la Mekke une armée sous le

commandement d’al-Ḥadjdjâdj ibn Yûsuf. La ville est assiègée, bombardée et prise

d’assaut. Ibn al-Zubayr est tué. Al-Ḥadjdjâdj ayant fait ses preuves, il est nommé

gouverneur en Irak en 694, et il y reste jusqu’en 714. Il a parmi ses officiers un certain

Ibn al-Ash‘ath à qui il confie la mission d’occuper le Sidjistan et le Kabulistan. C’est

fait en 700, mais les deux hommes ne sont d’accord sur la tactique : Ibn al-Ash‘ath se

révolte et se retranche dans Baṣra. Il rassemble autour de lui tous les mécontents du

régime. Après plusieurs batailles, al-Ḥadjdjâdj parvient à récupérer les deux villes

tandis qu’Ibn al-Ash‘ath se sauve au Sidjistan où il trouvera la mort (704). Cette lutte

est significative des oppositions fortes que le régime avait fait naître. Pour s’installer

54

commodément en Irak, al-Ḥadjdjâdj fonde une nouvelle ville garnison vers 703, al-

Wâsiṭ. La répression fut féroce (130 000 morts) si bien que les Khâridjites se réfugient

en Afrique du Nord et en Iran.

A l’intérieur, une série de réformes sont entreprises sous ‘Abd al-Malik :

L’arabe devient la langue officielle entre 697 (Irak), en 700 (Syrie) et 705

(Egypte). Au Khurâsân, la décision n’est prise qu’en 742. L’arabe est utilisé dans

l’administration. Mais les fonctionnaires restent les mêmes, car entre temps ils avaient

appris la langue des conquérants, ils se sont arabisés. En effet, on a un document daté de

22/643, rédigé en grec et en arabe, alors que le premier papyrus uniquement en arabe date

de 90/709, et qu’il y a encore un bilingue daté de 102/720. Mais on a conservé un

papyrus grec de 164/780 et un bilingue de 253/857.

En ‘Irak, les registres d’impôt continuent à être tenus en persan jusque sous al-

Hadjdjâdj.

- en 696 et 697, on frappe des monnaies typiquement arabes et sans effigie. On installe

des Hôtels de la Monnaie (Dâr al-darb) dans les grandes villes.

- le dinar est défini comme monnaie d’or et le dirham comme monnaie d’argent, un

dinar valait 10 dirhams.

- le système romain des bornes liminaires le long des routes est remis en vigueur.

Le calife aurait également revu la situation des chrétiens, sans doute faut-il

interpréter ce texte comme la volonté de régulariser une situation qui s’était relâchée.

Ainsi, Mais selon la Chronique anciennement attribuée à Denys de Tell Mahré1 :

« Et en l’an 1003 (691 ap. J-C), ‘Abd al-Malik organisa un recensement pour les

Syriens. Il édicta une ordonnance sévère : chacun devait aller dans son pays, son village

et la maison de son père, et s’inscrire nominalement, mentionner de qui il était le fils,

ainsi que sa vigne, ses oliviers et ses biens, ses enfants et tout ce qui était de lui. Ce fut

alors que commença le prélèvement du tribut de capitation (gzîtâ) sur les hommes. Là

commencèrent tous les malheurs qui survinrent au peuple des chrétiens. Jusqu’alors,

c’était l’impôt sur la terre que les rois prélevaient et non pas celui sur les hommes. (…)

Malheur à nous du fait que nous sommes pécheurs : des esclaves nous commandent. Tel

fut le premier recensement des Arabes (Tayayé). » (tr. Prémare).

1 PREMARE, A.-L. de, Les fondations de l’islam, Paris, 2002, pp. 425-426.

55

C’est aussi sous son règne qu’est édifié le Dôme du Roc à Jérusalem, terminé en

691.

Extension du territoire

A l’extérieur, l’empire continue à s’étendre. A l’orient, la progression se

poursuit, en 671 Samarkand et Bukhârâ sont prises. Les armées arabes rentrent alors

dans le Turkestân chinois et au sud dans la vallée du Sind. Mais tout le territoire est loin

d’être soumis : les régions montagneuses du sud de la mer Caspienne et de l’actuel

Afghanistan abritent des pouvoirs locaux, alors qu’en Occident les Berbères opposent

encore une certaine résistance.

En Occident, la conquête reprend : en 686 une expédition conduite par Zuhayr

ibn Qays reprend Kairouan et tue le chef berbère Kusayla mais elle est massacrée lors

de son retour par des Byzantins débarqués à Barqa.

Après que ‘Abd al-Malik eut liquidé le problème d’Ibn Zubayr, en 692-693, il se

retourne vers l’Afrique du Nord. En 695, Carthage est prise momentanément par Hasan

ibn al-Nu‘mân al-Ghassanî qui se dirige ensuite vers l’Aurès et les Berbères dirigés

par une femme, la Kâhina. Elle forme une coalition de tribus qui parvient à repousser

les Arabes en Tripolitaine. Cette Kâhina, « la devineresse » a fait couler beaucoup

d’encre et fut parfois perçue comme le symbole de la résistance berbère contre la

conquête arabo-musulmane. Les sources arabes, tardives, la décrivent comme une

magicienne, ce que les anciennes coutumes berbères permettent de croire. Elle

appartenait à la tribu des Djarâwa, qui étaient zénètes. Elle est déjà âgée, veuve, et mère

de deux grands fils quand elle entre sur la scène de l’histoire. Après avoir repoussé

Ḥasan de l’Aurès et devant l’imminence d’une attaque, elle choisit la politique de la

terre brûlée pour la rendre inintéressante aux yeux des conquérants. Les dévastations

déplaisent à une partie de la population romanisée ou byzantine qui émigre en Espagne.

Une autre partie appelle Ḥasan à l’aide et promet de se soumettre.

En 697-698, Ḥasan s’empare définitivement de Carthage au détriment des

Byzantins et il fonde Tunis. La même année, il défait la Kâhina qui est tuée. Aux

alentours de 705, Mûsâ ibn Nuṣayr est fait gouverneur de l’Ifrîqîya, définitivement

indépendante de l’Egypte. Il s’empare et occupe pour de bon le Maghreb extrême sauf

Septem (Ceuta). Le Maroc est alors peuplé par des Berbères à qui l’Islam est imposé.

56

On peut dire qu’à cette date, le destin de l’Afrique du Nord est scellé mais

l’islamisation sera encore longue. De là, l’Espagne d’une part et l’Afrique de l’ouest

d’autre part seront touchées.

VI) Califat d’al-Walîd. (705-715) Il succède à son père et profite des richesses accumulées par la bonne gestion de

l’empire. Ce qui lui permet de faire construire ou rénover d’importants bâtiments : la

mosquée de Damas, la mosquée de Médine, la mosquée al-Aqṣâ, des palais (les

châteaux du désert : Quṣayr ‘amra, etc.)

A l’extérieur, l’extension progresse en Occident avec la conquête de l’Andalus.

Il existe plusieurs versions des motifs de la conquête : certains Andalous appellent les

Arabes à l’aide car ils ont choisi Rodéric comme roi au lieu d’Akhila, fils du roi Witiza.

Soit c’est le gouverneur de Ceuta, le comte Julien, qui aurait aidé les musulmans à

traverser pour se venger de Rodéric. Ce comte Julien a une origine incertaine, mais il

joua un rôle capital car c’est lui qui fournit la flotte pour faire traverser l’armée. Pour

quelles raisons ? Rodéric aurait-il violé sa fille ?

Mûsâ ibn Nusayr envoie un de ses officiers Tarif qui débarque à Algésiras en

710, saccage la région et rentre avec un butin important. Mûsâ ibn Nusayr ordonne alors

à Târiq ibn Ziyâd de mener une expédition de taille. Et en avril 711, de 7 000 à 12 000

hommes, principalement des Berbères, débarquent près du rocher appelé plus tard

Gibraltar (djabal al-Ṭâriq « montagne de Ṭâriq » ). Ṭâriq défait l’armée du roi Rodéric

(ou Rodrigue) en juillet 711, en octobre Cordoue est prise. Les villes sont prises

facilement car il n’y a pratiquement pas de résistance et des traités de redditions sont

signés par lesquels les chrétiens indigènes conservent leurs structures administratives,

judiciaires et religieuses. Le premier traité de ce genre en Espagne est celui passé entre

Mûsâ ibn Nusayr et le prince goth Théodémir (en arabe : « traité de Tudmîr ») en 713.

Mûsâ ibn Nuṣayr accourt avec des troupes en juin 712 et il occupe Séville et Mérida.

Les deux armées font leur jonction et continuent vers Saragosse qui est prise. En

septembre 713, c’est Rodrigue qui est tué. En 714, Mûsâ et son lieutenant sont rappelés

à Damas où il arrivent avec un énorme butin, dont la « Table de Salomon » découverte

à Tolède, probablement un lutrin. C’est le fils de Mûsâ qui devient le gouverneur de

l’Andalous mais il aurait fait preuve de velléité d’indépendance et aurait épousé la

57

veuve de Rodrigue. Il est assassiné par un chef de l’armée. Des gouverneurs arabes lui

succèdent.

En Orient, al-Hadjdjâdj envoie des troupes sous le commandement de Qutayba

ibn Muslim au Khurasân : Merw est définitivement occupée en 705, puis Bukhârâ et

Samarqand. Il atteint Tashkent. En utilisant Merw comme base arrière, chaque année

jusqu’en 715, il fait une expédition contre les Turcs. Cela signifie que tout le Khurâsân

et la Transoxiane sont maintenant aux mains des musulmans. Seul le Khwârizm reste

indépendant. C’est une région riche, à l’agriculture bien développée. C’est aussi une

région prospère grâce au commerce (route de la Soie), c’est aussi une région à la

rencontre de plusieurs cultures et plusieurs religions (bouddhisme, manichéisme,

nestorianisme). Ici si l’islamisation fut lente mais constante, l’arabisation n’eut jamais

de prise. La culture iranienne et l’ancienne aristocratie (les dihqân-s) y restèrent très

bien implantées. Une fois convertis mais mésestimés par le pouvoir arabe, ces Iraniens

viendront grossir les rangs des mécontents. Comme c’était une terre agricole, l’impôt

foncier y était élevé mais les nouveaux convertis n’apprécient pas de voir que les colons

arabes musulmans ne payaient que la dîme alors qu’eux sont astreints au khâradj,

beaucoup plus lourd.

A la mort du calife, c’est son frère Sulaymân qui lui succède en février 715. Il

était alors en Palestine, dans la ville de Ramla qu’il venait de fonder.

VII) Les derniers Marwanides : Sulaymân ibn ‘Abd al-Malik (r. 715-717), ‘Umar

II ibn ‘Abd al-‘Azîz (r. 717-720) et Yazîd [III] ibn ‘Abd al-Malik (r.720-724) Sous le court règne de Sulaymân, il y a un élément prégnant : la lutte contre

l’empire byzantin : Maslama ibn ‘Abd al-Malik, le frère du calife, prend Pergame en

716 et assiège une nouvelle fois Constantinople avec 80 000 hommes et 1 800 bateaux.

Les chroniqueurs médiévaux d’époque abbasside – forcément hostiles – décrivent

Sulayman comme un grand mangeur boulimique, coquet et un amateur de femmes

désabusé. Selon al-Mas‘ûdî (Xe s.), il aurait dit : « J’ai mangé les mets les plus délicats,

porté les vêtements les plus moelleux, monté les chevaux les plus fringants et défloré

des vierges mais je n’ai plus qu’un seul plaisir : un ami auprès duquel je puisse me

débarrasser de toute précaution »1.

1 AL-MAS‘UDI, Les Prairies d’or, tr. PELLAT, Ch., IV, p. 860.

58

Sur son lit de mort, il est contraint de désigner son cousin et non un de ses fils

comme successeur. C’est son cousin qui lui succède, ‘Umar II ibn ‘Abd al-‘Azîz. Les

circonstances de cette désignation sont obscures : les sources font entrer en scène un

théologien de cour inconnu qui aurait influencé le calife sur son lit de mort, Radjâ’ ibn

Ḥaywa. ‘Umar est pieux. Il avait grandi à Médine où il s’était intéressé aux sciences

religieuses. Il voulu débarrasser la grande mosquée de ses ornements car c’étaient des

distractions lors des prières. Il lève le siège de Constantinople qui durait et coûtait cher.

Il applique une réforme fiscale pour alléger la pression sur les nouveaux convertis : les

musulmans ne doivent pas payer l’impôt foncier. Ses successeurs ne suivront pas ces

objectifs. De même, il interdit aux musulmans d’acheter des terres soumises à l’impôt

foncier, ce sont des biens inaliénables de la communauté. Il fait construire le long des

routes des gîtes d’étape pour les voyageurs et les commerçants. Versé lui-même dans la

sunna, il s’entoure de savants musulmans à qui il demande conseille pour mener la

politique. Il a un caractère qui le pousse au puritanisme et à l’ascétisme. Par rapport aux

non-musulmans, sa politique qui se veut plus juste amène à un allégement de la djiziya

mais aussi l’application d’une série de mesures discriminatoires : pas d’exhibition de

croix, les juifs et les chrétiens ne peuvent monter sur une selle, ils ne peuvent porter les

mêmes vêtements que les musulmans. Il impose aussi le port de signes distinctifs

(ceinture couleur de miel) et leur exclusion de la fonction publique.

Selon Michel le Syrien1 : « [‘Umar II] fut rempli de zèle et se montra très

opposé aux chrétiens, de toute façon. On le proclamait zélateur de leurs lois, il avait la

réputation d’être pieux et éloigné du mal ; et il ordonnait d’opprimer les chrétiens de

toute manière pour les obliger à se faire musulmans. – Il statua que tout chrétien qui se

ferait musulman ne paierait pas la capitation : et plusieurs apostasièrent. Il statua encore

que les chrétiens ne seraient pas admis à témoigner contre les musulmans ; que les

chrétiens ne seraient pas constitués en dignité ; qu’ils ne pourraient élever la voix dans la

prière, ni frapper les simandres, ni revêtir le qabiya. […] Il interdit et abolit le

prélèvement sur les habitations, les héritages et les portions des revenus de la terre,

qu’on prélevait au profit des églises, des couvents et des pauvres.– Il interdit aux

Taiyayé de boire du vin ou du moût. » (tr. Chabot)

1 MICHEL LE SYRIEN, Chroniques, II, pp. 488-489.

59

Barhébraeus1, se trompant de cause écrira : « À cause de la honte qui était sur les

Arabes en raison de la retraite de Constantinople, il y eut une grande haine des

Chrétiens dans le coeur d'Omar et il les persécuta beaucoup. Il fit taire leurs cloches, ils

ne pouvaient plus élever leurs voix en prière, ne pouvaient plus s'habiller comme des

guerriers ni utiliser de selle pour aller à cheval. »

Il tombe malade et meurt. On a dit qu’il avait été empoisonné par la famille de

‘Abd al-Malik. C’est son neveu qui lui succède Yazîd ibn ‘Abd al-Malik. Il mène

aussi une vie de plaisir dans des palais construits en bordure du désert. Son goût pour le

vin, les poésies érotiques et religieuses lui valurent le surnom de zindiq « mécréant ». Il

se laissa mourir après le décès de sa chanteuse favorite. C’est son frère Hishâm ibn

‘Abd al-Malik qui lui succède, dernier grand souverain de la dynastie.

A l’extérieur, l’extension continue. C’est alors que commencent les raids dans la

France carolingienne. La chronologie des événements est difficile à fixer car les

chroniques ne s’accordent pas toujours. En 714, on assiste à la prise de Saragosse et en

716 les premières expéditions dépassent les Pyrénées. Au milieu de 719, Narbonne est

conquise et devient un centre pour les opérations dans la région. Les armées

musulmanes ne parviennent pas à prendre Toulouse en 721 et sont battues par le duc

d’Aquitaine Eudes. Ils se tournent pour un temps vers la vallée du Rhône. En 725,

Carcassonne se rend contre un traité, Nîmes est prise et Autun est ravagé en août. Sous

la menace des Francs de Charles Martel, le duc d’Aquitaine passe un traité défensif

avec un prince berbère établi dans les Pyrénées en 729 et lui donne sa fille en mariage

(le Berbère finit par être battu par le gouverneur de l’al-Andalus et sa femme est

envoyée à Damas). En 732, l’émir Abd al-Rahmân al-Ghâfiqî fait une campagne en

Gaule et est arrêté à Poitiers. Eudes n’a pas trahi comme le prétendent certaines sources

franques mais a vainement tenté d’arrêter l’envahisseur. Il fait finalement appel à

Charles Martel. Les deux armées se toisent une semaine près de Poitiers avant que ne

commence réellement la bataille mais le lendemain, les musulmans lèvent le camp.

Dans la Chronique Mozarabe qui relate ces faits, pour la première fois apparaît le terme

d’Européens : « Alors ‘Abd al-Raḥmân, voyant la terre plaine de la multitude de son

armée, franchissant les montagnes des Basques et foulant les cols comme des plaines,

1 BARHEBRAEUS, Chronicon Syriacum, p. 117 (tr. Talon, Ph.)

60

s’enfonça à l’intérieur des terres des Francs ; et déjà en y pénétrant, il frappe du glaise

à tel point qu’Eudes, s’étant préparé au combat de l’autre côté du fleuve appelé

Garonne ou Dordogne, est mis en fuite. Seul Dieu peut compter le nombre des morts et

des blessés. Alors ‘Abd al-Raḥmân en poursuivant le susdit Eudes décide d’aller piller

l’église de Tours tout en détruisant sur son chemin les palais et en brûlant les églises.

Lorsque le maire du palais d’Austrasie en France intérieure, nommé Charles, homme

belliqueux depuis son jeune âge et expert dans l’art militaire, prévenu par Eudes, lui

fait front. A ce moment, pendant sept jours, les deux adversaires se harcèlent pour

choisir le lieu de la bataille, puis enfin se préparent au combat, mais, pendant qu’ils

combattent avec violence, les gens du Nord, demeurant à première vue immobiles

comme un mur restent serrés les uns contre les autres, telle une zone de froid glacial, et

massacrent les Arabes à coup d’épées. Mais lorsque les gens d’Austrasie, supérieurs

par la masse de leurs membres et plus ardents par leur main armée de fer, en frappant

au cœur, eurent trouvé le roi, ils le tuent ; dès qu’il fait nuit le combat prend fin, et ils

élèvent en l’air leurs épées avec mépris. Puis le jour suivant, voyant le camp immense

des Arabes, ils s’apprêtent au combat. Tirant l’épée, au point du jour, les Européens

(Europenses) observent les tentes des Arabes rangées en ordre comme les camps de

tentes avaient été disposés. Ils ne savent pas qu’elles sont toutes vides ; ils pensent qu’à

l’intérieur se trouvent les phalanges des Sarrasins prêtes au combat ; ils envoient des

éclaireurs qui découvrirent que les colonnes des Ismaélites s’étaient enfouies. »1

Les raids musulmans ne s’arrêtent pas pour autant mais ils ont la vallée du

Rhône comme théâtre. Un prince local s’allie aux musulmans de Narbonne pour

contrecarrer la menace franque et en 737 ils prennent Avignon. Charles Martel dépêche

son frère, Childebrand qui reprend Avignon. Charles Martel descend jusque Narbonne

et intercepte une armée envoyée en secours : c’est la bataille de l’étang de Berre. Les

musulmans sont défaits et ne gardent plus que la Narbonnaise.

La bataille de Poitiers est surtout le symbole de l’extension maximale des raids

musulmans, c’est aussi une bataille qui est vue comme un choc entre deux cultures mais

pas forcément entre deux religions. Politiquement parlant, ce sont les Carolingiens qui

en tirent parti : le duc d’Aquitaine s’est épuisé face aux Arabes et le Pape fait appel à

eux face à la puissance montante des Lombards.

1 SENAC, Ph., Les Carolingiens et al-Andalus (VIIIe-IXe siècles), Paris, 2002, p. 29.

61

VIII) Califat de Hishâm ibn ‘Abd al-Malik (r. 724-743) : dernier grand règne A l’intérieur, en Irak, il place un gouverneur à poigne mais qui travaille au

développement de sa province en agrandissant les surfaces cultivables : Khâlid al-

Qaṣrî. (jusqu’en 738). Il avait d’abord été gouverneur de la Mekke vers 709 jusqu’en

715. Il se serait surtout préoccupé du culte (séparation hommes-femmes, etc.). Vers

724, il est nommé en Irak. N’appartenant pas aux grandes tribus yéménites ou arabes du

nord, il était mieux placé pour être au-dessus de la mêlée. De mère chrétienne, il garda

toujours beaucoup de sympathie pour les non-musulmans (il fit construire une église

derrière la mosquée de Kûfa, et il n’hésita pas à nommer des chrétiens ou des

zoroastriens dans l’administration). Son administration lui permet de tirer un meilleur

profit des terres.

En 740, éclate à Kûfa une révolte regroupant les opposants au régime à la tête

desquels se trouve Zayd ibn ‘Alî al-‘Abidîn, petit-fils d’al-Ḥusayn. Lors des combats, il

est tué.

A l’extérieur, les Turcs se font menaçants en Transoxiane. Le calife nomme

Nasr ibn Sayyâr gouverneur à la mort d’Asad al-Qasrî, le frère du précédent. Il s’était

déjà illustré comme militaire. Il a alors 74 ans. Il tente d’apaiser les tensions tribales

entre les Arabes positionnés dans cette province. Il parvient à repousser la menace

turque et à pacifier le pays en imposant une réforme fiscale (739) qui oblige tous les

propriétaires à payer l’impôt foncier. Avec Byzance, les opérations se résument à des

campagnes annuelles mais dans le Caucase, l’Azerbaydjân est pris et Darbend est

atteinte en 731 par Maslama.

En Afrique du Nord, les tensions entre Arabes et Berbères restent fortes : les

Berbères se révoltent en 740 à cause des privilèges fiscaux qu’ont les Arabes. Malgré

l’envoi de trois armées, l’autorité du calife ne dépasse plus la Tunisie.

Malgré ces problèmes lointains, le règne se déroule dans la prospérité. Le calife

soutient le développement de l’industrie textile et de l’irrigation dans la région de

Damas. Il prend aussi une certaine allure orientale : le calife reçoit comme attribut : une

couronne, un sceptre et un sceau. Hishâm s’appuie aussi sur les Kalbites mais comme

ce sont les Arabes du nord qui dominent à Damas, il se retire dans un palais près de

Palmyre.

62

C’est dans le deuxième quart du VIIIe siècle, que l’Afrique de l’ouest est

touchée par l’Islam. Il faut savoir que la position des musulmans au sud du Maroc, dans

le Sous al-aqṣâ et à Sidjilmâsa les mettait en relation commerciale avec le pays des

Noirs et la ville de Ghâna au travers du Sahara occidental, peuplé par des Berbères, du

groupe Ṣanâhdja. C’étaient des nomades, éleveurs de chameaux, de brebis et de

chèvres. Ils avaient quelques centres urbains où les relations commerciales

s’établissaient avec les Noirs, notamment dans le nord de la Mauritanie actuelle. On sait

que vers 735-740, le général Ḥabīb ibn Abî ‘Ubayda, mène une expédition au sud du

Maroc et revient chargé d’or. Ces expéditions continuent jusqu’à la grande révolte

berbère. Elles font place à des relations commerciales. Une série de puits sont creusés

sur la piste allant de Tâmadalt (Tâmdult Wâqa, à 13 km de Aqa, au S-O du Maroc) à

Awdaghost (Tegdaoust, sud de la Mauritanie) avant 745 sous l’émir arabe ‘Abd al-

Rahmân ibn Ḥabîb. C’est de cette époque que date le début de l’islamisation du Sahara

occidental.

La fin de la dynastie : les règnes d’al-Wâlid II ibn Yazîd (743-744), Yazîd III (744-

744), Ibrâhîm (744) et Marwân II (décembre 744-750) : anarchie au centre et

rébellions en périphérie C’est son neveu, al-Wâlid II ibn Yazîd qui lui succède. La chronologie qui

entoure son règne est floue mais il n’a pas l’étoffe d’un chef d’état et se complaît

surtout dans ses palais. ‘Abd al-Malik l’avait désigné pour succéder à Ibn Hishâm. Il

s’appuya surtout sur les Arabes Qaysites du nord qui persécutèrent les Yéménites et

notamment l’ancien gouverneur de Baṣra, Khâlid al-Qaṣrî. (Il fut torturé à mort). Les

chroniqueurs d’époque abbaside en donne une image de cynique et de libertin : « Al-

Walîd [II] aimait le vin et le plaisir. Passionné pour la musique et les concerts de

chant, il fut le premier qui fit venir des musiciens de tous les pays, s’entoura

d’amuseurs, et se livra publiquement à la boisson et au plaisir de la musique

instrumentale (...). Al-Walîd, qui entretenait des esclaves chanteuses, était un libertin

aux mœurs dissolues, perdu de débauche. »1

Le même auteur rapporte un acte suprême d’infamie : il s’exerce au tir à l’arc

sur un Coran. En effet, ayant entendu le verset coranique : « Ils appelèrent la décision

divine ! Déçu fut tout insolent indocile. Il est promis à la Géhenne. Il sera abreuvé

1 AL-MAS‘UDI, Les Prairies d’or, tr. PELLAT, Ch., IV, p. 898.

63

d’eau fétide » (Coran, XIV, 18-19/15-16). Il se fait apporter un Coran et le place devant

lui comme une cible et tire en chantant : « Tu menaces l’insolent indocile ! Et bien, cet

insolent, cet indocile, c’est moi !. Quand tu comparaîtras devant ton maître, au jour de

la résurrection, dis-lui : ‘Seigneur, c’est al-Walîd qui m’a mis en lambeaux’ ».

Un anthologue du Xe siècle, Abû l-Faradj Isfahânî, rapporte plusieurs anecdotes

sur le comportement du personnage : « Un jour, entrant chez Walîd, Ash‘ab (il s’agit

d’un poète) le vit le sexe à l’air, en érection. “C’était, raconte Ash‘ab, comme un

flûteau d’ébène tout gluant” “En as-tu jamais vu un pareil ? lui demanda le calife. —

Non, jamais. — Eh bien prosterne-toi devant.” L’artiste le fit par trois fois. “Et

pourquoi ?” demanda le despote étonné. “Une fois pour ta queue, et deux fois pour tes

bourses.” Le calife éclatant de rire, lui fit un cadeau.

Une fille raconta qu’il lui faisait un jour l’amour étant ivre. Quand il s’écarta

d’elle, résonnait l’appel du muezzin. Le calife jura que nul qu’elle présiderait la prière.

Elle sortit donc, masquée, et présida la cérémonie.1 » Il choisit comme héritiers ses fils, ce qui indispose d’autres membres de la

famille. Son mode de vie alimente sans doute l’opposition à son règne. Ceux-ci trament

un attentat et comme le calife vit en-dehors de Damas, il l’ignore. Il est assassiné en

Palmyrène.

Il fut aussi poète et auteur de poèmes bachiques qui annoncent Abû Nuwâs :

« Cette liqueur, jaune dans le verre, comme le safran, la mer l’apporte d’Askalon.

Elle fait voir les coupes dont l’épaisseur la protège contre l’atteinte des doigts.

Les bulles [qui pétillent] chaque fois qu’on l’agite, la font ressembler à l’éclair

[qui déchire un nuage] venu du sud. »

Ou encore, s’adressant à son échanson :

« Verse, Yazîd, au doux murmure des voix, tandis que d’harmonieux instruments

nous ravissent.

Verse, verse encore ; mes péchés sont à leur comble et rien ne peut les expier ! »

C’est un des fils de ‘Abd al-Malik qui lui succède, Yazîd III. Il règne 6 mois.

C’était un homme pieux. Il était soutenu par les Kalbites. Il avait une conception

légaliste de sa fonction : il devait suivre la sunna et le livre de Dieu et s’il n’était pas à

64

la hauteur, il devait abdiquer. Mais des troubles éclatent en Irak (prise de Kufa par des

Khâridjites) et au Khurâsân : les militaires n’ayant pas reçu leur solde se révoltent en

744 et une révolte anti-omeyyade s’allie à eux en 746.

Entre temps, le calife meurt naturellement, de la peste ou empoisonné par son

frère Ibrâhîm. Une guerre civile éclate, toutes les tribus ne reconnaissent pas Ibrâhîm,

seule la Syrie du nord. A ce moment, un certain Marwân (II) apparaît. Il avait vu le

jour vers 692. C’était le petit fils de Marwân Ier. Il prend la défense des droits des deux

fils d’al-Walid II. Ce Marwân commence sa carrière comme militaire auprès de son

cousin Maslama ibn ‘Abd al-Malik dans le Caucase sous Hishâm. Il devient ainsi

gouverneur de l’Arménie et de l’Azerbaydjân vers 732-734. A la mort d’al-Walid, il se

fait reconnaître comme calife secrètement en Djazira. Il veut venger la mort d’al-

Walid II mais se contente finalement d’un accord avec Yazîd III et reçoit le gouvernorat

de la Djazîra. A la mort de Yazîd, il reprend espoir. Il assiège Homs. Pendant ce temps,

les deux fils d’al-Walid II sont assassinés à Damas, al-Marwân peut ouvertement faire

valoir sa candidature.

Un combat a lieu au sud de Damas entre al-Marwân et l’armée de Yazîd.

Marwân est vainqueur et les Damascènes acceptent de le reconnaître comme calife.

Ibrâhîm le reconnaît. Marwân II s’établit en Harran. Mais cette anarchie a déréglé

l’appareil de l’Etat et surtout lui a coûté cher (moins de perception d’impôts). En outre,

les idées anti-omeyyades sont vivifiées par ce désordre.

La révolte viendra du Khurâsân : c’est la révolution abbasside. Le Khurâsân

avait eu plusieurs gouverneurs qui s’étaient montrés assez critiques voir indépendants

du pouvoir, comme ‘Abd Allâh ibn Khâzim en 690, la province avait vu aussi la révolte

de Qutayba ibn Muslim en 715 mais il avait été tué par ses soldats. Mais ces révoltes

sont individuelles, il leur manque une assise populaire, sociale. Il y a bien un

mécontentement, il sera canalisé par deux mouvements qui critiquent le pouvoir et ont

leurs propres revendications : les Khâridjites et les ‘Alides. Les Khâridjites ont des

conceptions égalitaires pour la société musulmane (pas de différence de race, seule la

conversion compte) et récusent tout privilège tribal ou familial pour le candidat au

califat. Pourchassés par le pouvoir, ils se réfugient dans les régions plus lointaines mais

leur propagande a du succès malgré leur division doctrinale. En Irak même, un

1 BERQUE, J., Musiques sur le fleuve. Les plus belles pages du Kitâb al-Aghâni, Paris, 1995, pp. 124-125.

65

Khâridjite, al-Dahhak, parvient à s’emparer de Kûfa en avril 745. Il se dirige ensuite en

Syrie du nord et est finalement défait et tué par Marwan II en 746.

Les ‘Alides n’ont pas de revendications sociales mais ils soutiennent la

légitimité des descendants de ‘Alî. Leur revendications politiques avaient déjà semé le

trouble en Irak. A côté de ceux-ci, il y a les ‘Abbassides qui soutiennent les droits des

descendants d’al-‘Abbâs, l’oncle du Prophète.

Révolution abbasside. Les ‘Alides et les Abbassides travaillent ensemble au

Khurâsân mais sans être d’accord sur les candidats qu’ils soutiennent, tous « gens de la

maison du Prophète » Il y avait ainsi plusieurs groupes : les ‘Alides partisans des

descendants de ‘Alî et de Fâtima ; ceux partisans de ‘Alî et de Khawla al-Hanafiya,

ceux partisans de Dja‘far frère de ‘Alî. Les Abbassides appuyait leur revendication sur

‘Abbâs ibn ‘Abd al-Muttalib, oncle du Prophète. Certains révoltés de l’aventure de

Mukhtâr se sont ralliés au fils de Muḥammad ibn al-Ḥanafiyya, Abû Hâshim. Celui-ci,

avant de mourir en 716, lègue ses droits à Muḥammad ibn ‘Alî (m.125/743),

descendant d’al-‘Abbâs, oncle du Prophète, et père d’Ibrâhîm ibn Muḥammad. Dans le

deuxième quart du VIIIe siècle, les Abbassides organisent leur propagande en profitant

de l’organisation secrète ‘alide dispersée dans l’empire et surtout dans les provinces

iraniennes. Le but avoué est de venger la mort des membres de la famille du Prophète.

Un de leurs partisans, Abû Muslim parvient à rallier assez de partisans pour

soulever le Khurâsân en juin 747. Le gouverneur prévient Marwân de la présence de

l’agitateur et demande des forces supplémentaires car il doit déjà faire face à un

mécontentement des Iraniens et à une agitation des troupes yéménites. Marwân n’a pas

de forces à envoyer. Abû Muslim s’allie à ces troupes yéménites, car elles étaient

originaires de Kûfa et déjà sensibilisées à la propagande anti-omeyyade. Il obtient aussi

l’aide des mawâli. Il s’établit dans un village de l’oasis de Merw le 7 juin 747. Il

parvient à s’emparer de tout le Khurâsân en 748. Le gouverneur recule (âgé de 83 ans).

L’Irak est occupé l’année suivante. Kûfa est prise en 749 et Abû l-‘Abbâs est proclamé

calife le vendredi 28 novembre 749. C’est un des frères d’Ibrâhîm.

Plusieurs rébellions sont étouffées (Khidash au Khurâsân). Mais un agitateur,

Abû Muslim, envoyé par Ibrâhîm ibn Muḥammad parvient à rallier des partisans

shî‘ites au Khurâsân et à soulever la province. En 749, ils prennent Kûfa et proclament

66

Abû l-‘Abbâs1 calife, avec le surnom d’al-Saffâḥ (« le Généreux » ou « le

Sanguinaire »).

Son premier discours est à destination de la population de Kûfa :

« (...) Les Sabâ’iens (dénominations des shi‘ites) ont prétendu que d’autres que

nous étaient plus méritants pour le gouvernement, l’autorité et la succession [au

pouvoir] ! Puissent leurs visages être frappés par le mauvais œil ! Par quoi et pour

quoi ? Par nous, Dieu a guidé le peuple quand il était égaré et lui a permis de voir quand

il était dans l’ignorance (...). Par nous, il fait en sorte que le bien l’emporte et que

l’erreur soit réfutée ; par notre entremise, ce qui est corrompu est redressé (...). Ainsi,

après leur inimitié, les hommes deviennent une bonne famille à l’affection mutuelle et

consolatrice, à la fois dans leur religion et dans les affaires du monde. {Ce sont des

frères, [assis] sur des trônes et se faisant face} (Coran XV, 47) dans leur vie après la

mort. C’est ce que Dieu offre aux hommes par la grâce et la faveur de Muḥammad, que

Dieu le bénisse et lui donne la paix. Quand Dieu l’a choisi pour Lui-même, les

compagnons assumèrent l’autorité après lui, et leurs affaires continuèrent dans un

conseil mutuel. Ils prirent possession de l’héritage des nations et le distribuèrent

justement, mettant chaque chose à sa juste place, les donnant à ceux qui le méritaient et

laissant d’autres le ventre vide. Ensuite, se dressèrent les Banû Ḥarb et les Banû

Marwân [les deux branches des Omeyyades]. Ils s’en emparèrent pour eux-mêmes, ils

se battirent pour lui, se l’approprièrent, étant tyranniques et oppressant ceux qui y

avaient droit. Dieu s’abstint d’eux pour un long moment, jusqu’au jour où ils

l’affligèrent. Quand ce fut le cas, il prit sa revanche par nos mains. Il nous restaura dans

nos droits et notre communauté retrouva son unité autour de nous. Il nous accorda la

victoire et établit notre autorité en vue de distribuer ces bénéfices par notre entremise

aux faibles qui survivent sur la terre ! (...).2

En janvier 750, l’armée de Marwân II est défaite en Irak. Marwân s’enfuit en

Egypte avec quelques hommes et il est pris et tué en juillet 750. Abû l-‘Abbâs organise

un dîner en Palestine à Abû Futrus (nom d’une bourgade) où 80 chefs omeyyades sont

massacrés. Seul ‘Abd al-Rahmân, petit-fils de Hishâm, se sauve. Il aboutit en Andalus.

Les cimetières sont labourés et les corps sont déterrés, bastonnés et brûlés.

1 Muḥammad ibn ‘Alî meurt en 743, et son fils Ibrâhîm, arrêté par les Omeyyades en 748, meurt en 749, Abû l-‘Abbâs est son frère. 2 Al-Tabarî, Ta’rîkh, IV, pp. 246-247.

67

C’est une véritable révolution menée par une coalition d’intérêts divers mais

avec comme but commun : renverser le pouvoir omeyyade. (Ce n’est pas une

vengeance iranienne car les Abbassides sont des Arabes)

B. Situation socio-économique

Dans l’agriculture, les changements sont lents après les conquêtes : les terres

dont les propriétaires sont restés ne sont pas confisquées. Les terres qui sont

redistribuées étaient celles de la couronne et des aristocrates dans l’empire sassanide.

Elles sont données aux Arabes ayant participé aux conquêtes. Ces nouveaux

propriétaires fonciers versent la dîme mais laissent en place les paysans qui leur

donnent la location de la terre. Ce système était en application en Egypte, en Syrie et en

Mésopotamie. Il y a aussi de petits agriculteurs indépendants (témoignage de Denys de

Tellmahre). Pour la taxation, les grands propriétaires, c’est-à-dire les Arabes

musulmans et les convertis, paient la dîme mais pas l’impôt foncier, le khâradj bien que

le gouvernement l’ait parfois souhaité. Les autres agriculteurs sont soumis à l’impôt

foncier mais selon les différents systèmes qui prévalaient dans les régions en vertu des

accords passés lors de la conquête car les systèmes perse et byzantin étaient restés en

place. Une somme d’argent était demandée pour une surface donnée (misâḥa). Le calife

al-Mahdî (r. 775-785) à la demande des paysans irakiens, introduit le prélèvement de la

taxe comme une part de la récolte (muqasâma), mais cette pratique n’est pas

généralisée. En plus de l’impôt foncier l’agriculteur doit payer d’autres taxes et s’il est

non-musulman il doit également donner la djiziya, la capitation.

La culture dominante était le blé. Pour l’Irak, au IXe siècle il est à part égale

avec l’orge. La Haute-Mésopotamie était le grenier de la région. La Syrie jouait le

même rôle pour la Palestine. L’Egypte était exportatrice comme à l’époque romaine et

approvisionnait le Hidjâz. Le riz, qui était présent en Irak, se répand après les conquêtes

sans doute sous l’influence des Iraniens. C’est l’aliment du pauvre. Les fruits

continuent à être cultivés et récoltés comme avant mais les plantes à vocation

industrielle sont développées : le lin en Egypte, le coton en Syrie et en Palestine.

Dans cette agriculture, l’irrigation joue un rôle essentiel que ce soit par des

norias ou des canaux. Cela demande un investissement important assumé parfois par le

gouvernement. Les califes et les gouverneurs font creuser et nettoyer des canaux.

68

Globalement, il n’y pas de progrès ni d’innovation dans les techniques agricoles.

Seulement, par rapport à l’Antiquité, on assiste en Mésopotamie et au Proche-Orient à

une érosion des sols avec comme conséquence une surélévation des vallées. Durant

l’antiquité les cultures en terrasses et les digues préservaient de ce phénomène. En Syrie

et en Palestine, on assiste à la désertification de certaines régions. L’utilisation par les

bédouins des terres accélère le phénomène : leurs troupeaux broutent ce qui reste

d’herbe. En Mésopotamie, le phénomène de désertification s’accompagne d’un exode

de la paysannerie vers les villes. Le manque d’entretien des digues au sud de l’Irak

amène à des inondations et à la transformation de terrains agricoles en marais. Le

pouvoir en était conscient et des mesures ponctuelles étaient prises. La donation de

terres aux princes a aussi pour conséquence une certaine reprise en main des travaux

d’irrigation. Ce qui n’empêche le déclin de l’agriculture entre l’époque omeyyade et

celle des Abbasides. La conséquence directe est l’augmentation du prix du grain. Le

poids de l’impôt et les difficultés de production poussent les paysans à un exode que les

autorités répriment. Au-delà de la frustration, il y aura des révoltes : en Haute-

Mésopotamie en 751 et en 774. Dans le delta égyptien en 725 et en 750, en Haute-

Egypte en 750. Le delta est encore agité en 753, 767, 773, 794, 802 et 807. Cela

culmine en 831 quand tout l’est du delta devient incontrôlable ainsi que la Haute-

Egypte. L’armée écrase la rébellion.

69

VI. Les Abbassides

Le calife est maintenant un parent du Prophète. Plusieurs choses changent :

déplacement de la capitale de la Syrie vers l’Irak, utilisation de noms de règne pour

évoquer la faveur divine (ex. al-Manṣûr « Celui qui reçoit le secours de Dieu »),

accroissement de la pompe et du cérémonial, implication dans les affaires religieuses et

application du principe dynastique. La nouvelle dynastie s’appuie sur les clients, les

nouveaux convertis et profite de leur aptitude. Les Abbassides remplacent l’armée

tribale par des troupes de partisans. Il y a la volonté de créer un nouveau système

politique, plus proche de l’idéal musulman.

Amplification de la figure du calife

Le calife n’est pas seulement apparenté à la grande famille du Prophète, il se

veut aussi l’héritier de l’image de souverain sassanide. D’un point de vue culturel, cela

sera déterminant durant les cent cinquante premières années, car les souverains

prendront d’importantes initiatives vis-à-vis des sciences.

Cette glorification de la fonction s’accompagne d’un développement du

cérémonial, notamment lors des audiences des ambassadeurs étrangers :

« En l'an 305 des Arabes, deux ambassadeurs furent envoyés par le roi Constantin (VII)

au roi des Arabes, un vieillard et un jeune garçon. Lorsqu'ils arrivèrent à Tikrit, on les

installa là-bas pendant deux mois, jusqu'à ce que le roi al-Muqtadir eut préparé son

palais. Il rassembla alors ses soldats et ses nobles et les convoqua. On dit que 160 000

cavaliers se tenaient, depuis l'endroit où logeaient les ambassadeurs jusqu'au palais, de

chaque côté. À l'intérieur de la porte extérieure se tenaient 500 chevaux sellés avec des

selles d'or et d'argent d'un côté et 500 de l'autre côté. Dans la cour à l'intérieur du

bâtiment extérieur, il y avait un grand nombre de cerfs, de biches, de gazelles et des

daims. Dans la cour de l'autre bâtiment, il y avait 4 grands éléphants, sur chacun

desquels se dressaient 8 hommes, des Hindous, qui tenaient dans leurs mains des vases

de naphte et de feu. À l'intérieur de ce bâtiment, il y avait un autre bâtiment dans lequel

se trouvaient 100 lions, 50 d'un côté, 50 de l'autre, qui étaient enchaînés. Lorsque les

ambassadeurs eurent traversé tout cela, on les fit sortir dans un vaste jardin où se

trouvait un bassin d'eau fait d'étain blanc que l'on ne pouvait pas distinguer de l'argent.

70

Au-dessus du bassin, il y avait un grand arbre fait d'argent, beaucoup de ses branches et

de ses feuilles étaient dorées et elles bougeaient grâce à la légère brise qui soufflait. Sur

les branches se trouvaient des oiseaux aux couleurs de l'or et de l'argent qui volaient

grâce à des fils souterrains, émettaient différents sons et chantaient. Il y avait beaucoup

de palmiers dans le jardin, dont les troncs étaient recouverts de buis jusqu'aux endroits

où poussaient leurs branches. De même, beaucoup d'arbres portaient des citrons. On les

fit sortir du jardin dans une vaste demeure dont les murs étaient ornés de voiles de

grande qualité. 10 000 cuirasses y étaient suspendues, ainsi que des boucliers, des arcs

et des lances. On dit que le nombre de voiles sur les murs s'élevait à 22 000, sans

compter ceux qui étaient étendus sur le sol. De là, ils entrèrent dans un long corridor

dans lequel 1 000 eunuques blancs en armes étaient alignés d'un côté et 1 000 eunuques

noirs également armés sur l'autre côté. Lorsqu'ils franchirent la porte, ils virent le

Proximos, c.-à-d. le vizir, assis sur un haut trône. Des hommes de loi et des nobles se

tenaient debout autour de lui et les ambassadeurs pensèrent qu'il s'agissait du roi. Mais

on leur dit que c'était le vizir. De chez le vizir, ils entrèrent dans le lieu où se trouvait le

roi. Il était assis sur un trône d'ébène en forme de dôme. Sur l'une des cornes du trône, il

y avait neuf rangées de pierres précieuses et l'autre corne neuf autres rangées. Ses cinq

fils l'entouraient, trois à droite et deux à gauche. On dit que les ambassadeurs durent

s'asseoir neuf fois pour se reposer avant d'arriver en présence du roi. Lorsque les

ambassadeurs entrèrent, de la tête seulement ils dirent "Salut". Ils dirent à l'interprète:

"Est-il juste pour nous de baiser le sol ? Comme cela n'est pas exigé de votre

ambassadeur par le royaume des Romains, nous ne baisons pas le sol. Nous vous

faisons savoir cela pour que vous ne nous méprisiez pas comme des gens incultes.1 »

Islamisation et institutions La famille des Abbassides se prévalait d’être l’héritière du Prophète, sur le plan

politique cela se manifeste par la volonté d’avoir un Etat plus musulman. Le calife

devient à la fois amîr al-mu’minîn (« Prince des croyants) et imâm. La volonté affichée

est d’organiser la société selon la loi de Dieu, ou celle supposée telle. Le calife ne fait

qu’organiser cette application. Le calife reste donc en relation avec ceux qui ont pour

tâche d’étudier la loi, la sharî‘a ; ceux qui étudient cette science sont les ‘ulamâ’, et

ceux qui se spécialisent dans les prescriptions de la loi sont les fuqahâ’

1 BARHEBRAEUS, Chronicon Syriacum, p. 173, (tr. Talon, Ph.)

71

(« jurisconsultes »). La matière qu’ils étudient est le fiqh (« droit » ou mieux

« jurisprudence »). C’est l’époque abbasside qui voit l’établissement des quatre écoles

juridiques, les madhhab, fondés par Abû Ḥanîfa (699-767), al-Shâfi‘ī (767-820), Ibn

Ḥanbal (780-855) et Mâlik ibn Anâs (ca 720-796).

La pensée religieuse s’élabore en même temps mais sa genèse est inconnue. Il

s’agit d’abord d’une pensée politique plus que d’une spéculation pure. Cette

structuration théorique se fait au contact des non-musulmans poussés à polémiquer avec

la nouvelle religion. C’est une apologétique : l’islam se structure par opposition ou

défense vis-à-vis des autres confessions, le Coran et la sunna ne constituant pas un

dogme. Cette réflexion est le kalâm (« théologie ») et ceux qui s’y prêtent sont les

mutakallim, les théologiens. Dans ce mouvement de pensée, les Abbassides seront

bientôt obligés de prendre position : ce sera le problème du mu‘tazilisme.

Face aux chrétiens, ils ont dû se familiariser avec les mêmes outils logiques,

d’où la nécessité de connaître les ouvrages des philosophes grecs et en premier lieu

Aristote.

L’administration : vizir, kâtib, dîwân Le gouvernement omeyyade était constitué surtout de la personne du calife qui

s’occupait de la politique, en laissant le gros de l’administration des provinces aux

gouverneurs, qui eux aussi avaient un personnel adéquat. Sous les Abbassides, le calife

reste le maître du jeu, mais l’administration est centralisée et contrôlée. Le calife est

aidé dans sa tâche par le vizir, étymologiquement al-wazîr « le portefaix ». Dans le

Coran (XXV, 35), le terme est appliqué à Hârûn (Aaron) frère et auxiliaire de Moïse.

Les Abbassides qui se veulent plus musulmans que les Omeyyades n’ont sans doute pas

ignoré cette connotation. D’abord, la fonction est mal définie, le vizir apparaît comme

celui qui aide ou conseille le calife, et celui-ci peut lui confier la gestion d’une

administration. C’est d’abord un conseiller particulièrement influent. Le premier à

recevoir ce titre est Ya‘qûb ibn Dâwûd sous al-Mahdî mais il ne prend vraiment de

l’importance qu’avec les Barmakides. L’apparition de cette fonction est aussi la marque

de la résurgence de l’organisation sassanide. Apparaît à son côté le kâtib (« celui qui

écrit »): le scribe-fonctionnaire, le secrétaire alors que les différentes administrations

sont réunies en dîwân (une traduction anachronique serait « ministère »). Comme à

72

l’époque omeyyade, une bonne part de ces fonctionnaires est chrétienne, en tout cas

dans les territoires où la présence chrétienne est notoire, c’est-à-dire au Proche-Orient et

en Egypte. Cette situation perdure jusqu’à la fin du Xe siècle.

Pour la Syrie et l’Egypte , on a le témoignage d’al-Muqaddasî1 (fin Xe siècle):

« On ne rencontre que rarement des juristes suspects d’innovation hérétique,

ou des musulmans chargés d’une fonction publique, sauf à Tibériade (…) :

cette réserve faite, le Shâm et l’Egypte ont des fonctionnaires chrétiens. Car

les musulmans leur font confiance pour la [correction du] langage, peu zélés

qu’ils sont eux-mêmes pour la culture, contrairement aux non-Arabes. (…).

La majorité des vérificateurs et des changeurs de monnaie, aussi bien que des

teinturiers ou des tanneurs, sont juifs ; médecins et fonctionnaires sont

chrétiens pour la plupart ». (tr. Miquel)

L’administration se développe. Elle n’est connue que par l’existence d’une

littérature administrative concernant tel ou tel domaine, son fonctionnement réel reste

donc grandement méconnu ainsi que son histoire détaillée. Hormis les documents

recopiés déjà à l’époque médiévale, dans les manuels de chancellerie et les papyri (mais

logiquement limités à l’Egypte), il ne subsiste aucun document issu de ces différents

bureaux.

A Baghdad, chaque province est représentée par son propre bureau (dîwân),

divisé en deux sections : une section générale s’occupant de l’établissement des taxes,

des montants, de l’administration, et une section purement financière. Le calife al-

Mutadid (892-902) réforme le système pour réunir tous les bureaux en un bureau

central subdivisé en trois branches (dîwân al-Mashriq, dîwân al-Maghrib et dîwân al-

Sawad) alors que toutes les sections financières sont réunies en un second grand

ministère sous la direction d’un chef.

Il y a par ailleurs une série de ministères moins importants, leur existence est

parfois éphémère car liée à une réforme qui n’est pas poursuive au-delà d’un règne. Ces

« ministères » atteignent leur plein développement au IXe-Xe siècle, avec notamment :

1 AL-MUQADDASI, Ahsan al-taqâsîm fî ma‘rifat al-aqâlim, tr. part. MIQUEL, A., Damas, 1963, pp. 224-225.

73

- Dîwân al-kharâdj : s’occupait de tous les impôts fonciers et gardait fatalement les

archives relatives aux terres exploitées.

- Dîwân al-djaysh ou al-djund « Ministère de l’armée » avec deux départements : la

paie et le recruttement. Il s’occupait de tenir à jour les registres des militaires, en tenant

compte du grade, de la solde, des concessions foncières concédées, etc.

- Dîwân al-ḍiyā‘ : chargé de la gestion des domaines du calife

- Dîwân al-nafaqât « Ministère des dépenses », il s’occupait des dépenses de tous les

autres services, notamment des dépenses de la cour, et remettait un rapport.

- Dîwân bayt al-mâl : « Trésorerie », conservait les archives et gardait les biens qui

rentraient au trésor (étoffes, armes, etc...)

- Dîwân al-musadarîn : s’occupait de l’administration des biens et propriétés

confisquées.

- Dîwân al-rasâ’il : service de chancellerie proprement dit. Il s’occupe de la

corresondance officielle, des diplomes d’investiture, de tous les documents à envoyer.

- Dîwân al-fadd : Ministère de la rupture [du sceau]. Il s’occupait de la réception de la

correspondance.Ce sont les services du vizir qui s’en occupe finalement.

- Dîwân al-barîd : poste et service de renseignement ;

- Dîwân al-tawqî‘ : correspondance du calife. Les pétitions arrivaient ici avant d’être

renvoyées au service concerné, avec un avis du vizir, d’un secrétaire ou du calife.

- Dîwân al-khaṭam : service du sceau. Les documents reçoivent le sceau du calife, après

avoir été vérifié.

- Dîwân al-ghibṭa : « Ministère de la propérité » : service de prêt ;

- Dîwân al-birr wa-l-sadaqa : « Ministère de la charité », il s’occupait de

l’administration des fondations pieuses, et le revenus étaient envoyés pour l’entretien

des lieux saints.

Chaque ministère recevait un budget pour son fonctionnement (du salaire des

responsables à passant par le scribe jusqu’au portier).

Les relations entre l’administration centrale et les provinces sont assurées par un

service de poste, le barîd (étymologie persane : « coursier »), qui assure la transmission

du courrier et des dépêches officielles. La poste utilise des mules plutôt que des

chevaux. A l’ouest de l’Euphrate, les distances sont estimées en miles, et à l’est en

parasanges, anciennes mesures iraniennes. Cette poste est essentiellement utilsiée pour

74

les besoins gouvernementaux ou pour les hommes au pouvoir. En Mésopotamie et en

Iran, on réinstalle la poste par pigeons voyageurs, système d’origine sassanide. En

Afrique du Nord anciennement byzantine se maintient, jusqu’au XIe siècle, un système

de communication par feux.

On assiste par ailleurs au développement d’un vaste réseau routier répondant

aux besoins de communication de l’empire, tant pour le commerce que pour

l’administration ou, dans une certaine mesure, le pèlerinage. Cependant, ce réseau, s’il

est mieux connu par une littérature géographique qui le décrit, n’est pas une création

abbasside mais bien souvent la continuation des routes antérieures. Un changement est

cependant notable, alors que le réseau romain était fait de routes avec un revêtement

spécifique, le passage d’un transport par roulage à une circulation par portage, entraîne

la disparition de la nécessité d’avoir des routes bien entretenues. Le pouvoir public

entretient principalement les ponts (pont à arche, pont sur piles mais surtout pont par

bateaux) et quelques lieux d’hébergement ou de ravaitaillement (points d’eau) mais ces

initiatives dependent de la région, de la géographie et de la politique locale.

La justice : le cadi des cadis et le muḥtasib

La justice est administrée par le cadi, sous Hârûn al-Rashîd est créé l’office du

cadi des cadis, ce n’est pas un degré d’appel (celui-ci est soit le calife lui-même ou le

gouverneur) mais plus quelqu’un qui gère le personnel et vérifie les qualifications. Le

cadi est aidé au niveau local par la shurṭa (« police »), qui existe depuis le début de la

conquête mais plus comme une milice urbaine auxiliaire qui aide le gouverneur dans le

maintien de l’ordre. Elle prête main-forte au cadi. Pour les marchés, apparaît le

muḥtasib, chargé de la ḥisba (diffuser le bien et combattre le mal). Celui qui recevra

cette charge veille en quelque sorte à l’ordre publique en milieu urbain, aux bonnes

moeurs et à la probité des commerçants. Il contrôle ainsi les balances, la qualité des

produits vendus, la propreté des vases et récipients des pharmaciens, etc.

Un recueil de droit du début du XIe siècle, écrit à Baghdad, donne plusieurs

exemples où le muḥtasib se doit d’intervenir :

« Quand un homme affecte d’exhiber publiquement du vin et que c’est le fait

d’un musulman, le muḥtasib fait répandre cette boisson et châtie le buveur ; si c’est un

tributaire, il le châtie à raison de la publicité de cet acte, mais les juristes discutent s’il

doit procédé à l’épandage. (...) Pour celui qui se montre publiquement en état d’ivresse

75

et à qui son intelligence affaiblie fait proférer ou commettre des discours ou actes

inconvenants, il lui inflige un châtiment discrétionnaire, mais non la peine écrite, à

raison de sa conduite indécente et de l’affaiblissement manifeste de sa raison. L’usage

public d’instruments de jeu ou de musique prohibés nécessite l’intervention du

muḥtasib, qui les fait démonter de manières qu’ils ne restent plus qu’à l’état de

morceaux de bois et qu’ils perdent leur qualité d’instruments, et qui en punit l’usage fait

en public ; il ne les fait pas briser si le bois dont ils sont faits peut trouver un autre

usage. Les poupées ne sont pas employées dans un but de désobéissance aux

prescriptions divines, mais seulement pour habituer les fillettes à élever les enfants.

Dans ce procédé d’économie domestique, il y a cependant quelque chose qui frise le

péché car il y a reproduction de figures d’êtres animés et ressemblance avec les idoles.

Il y a donc une manière de voir qui en permet l’usage et une autre qui le réprouve, et

c’est d’après les circonstances qu’il y aura lieu de le réprouver ou de l’admettre. (...)1 ».

Un manuel andalou du XIIe siècle rédigé pour Séville montre une matière

analogue.

« Seuls les honnêtes gens pourront vendre du lait, pour éviter que cette denrée

ne soit coupée et augmentée d’eau, ce qui constitue une faute au détriment des

musulmans. Il importe également de séparer le fromage frais qui se trouve dans les

jarres, des résidus du lait caillé d’où on l’a extrait et qui sont malpropres. »

« Les légumes frais, tels que la laitue, la chicorée et les carottes, ne doivent être

lavés ni dans les mares, ni dans les bassins des jardins potagers, endroits dont on ne

éviter qu’ils soient sales, mais uniquement dans le fleuve, où l’eau est plus propre et

plus pure. »

« Il faut interdire aux verriers de fabriquer des coupes destinées à contenir du

vin. La même défense s’appliquera aux potiers. »

« On défendra aux femmes de laver du linge dans les jardins, car ceux-ci sont de

véritables lupanars pour la fornication. »

« On ne devra pas vendre de grosses quantité de raisin à quelqu’un dont on saura

qu’il se propose de le presser pour en faire du vin : il y a là matière à contrôle ».2

1 EL-MAWERDI, Les Statuts gouvernementaux ou règle de droit public et administratif, tr. FAGNAN, E., Beirouth, 1982, pp. 536-537. 2 LEVI-PROVENÇAL, E., Séville musulmane au début du XIIe siècle. Le traité d’Ibn ‘Abdun sur la vie urbaine et les corps de métiers, Paris, 2001, p. 93, p. 94, p. 97, p. 100.

76

L’armée

Les troupes du Khurâsân ont joué un grand rôle dans la victoire abbasside, dans

la poursuite des Omeyyades et l’écrasement des révoltes alides. Elles sont considérées

comme des troupes de métier. Elles restent un soutien important jusqu’à l’époque de

Samarra.

Les multiples réformes ou créations d’institutions aident à la prospérité et à la

bonne administration de l’Empire. Ce qui n’empêche pas que tout au long de leur

histoire, les Abbassides doivent faire face à des problèmes intérieurs et extérieurs.

On peut distinguer trois périodes : de 750 à 945, de 945 à 1050 et de 1050 à 1250.

I) Abû l-‘Abbâs al-Saffâḥ (m. juin 754)

Il installe d’abord sa capitale à Kûfa, au milieu de ses partisans, mais il demeure

réellement plus au nord à Hashimiyya puis à al-Anbâr. Sous son règne a lieu la bataille

de Talâs (nom d’un fleuve), en 751. Une armée musulmane rencontre dans l’actuel

Ouzbekistan une armée chinoise. L’armée chinoise bat en retraite, le Ferghana sera

musulman.

II) Abû Dja‘far al-Manṣûr (r. 754-775)

C’est son frère et l’héritier désigné. Il doit néanmoins faire face à

l’insubordination du gouverneur de la Syrie qui est défait par Abû Muslim. Il cherchera

dès lors à s’en débarrasser car trop populaire. Il le fait assassiner. Il fait aussi assassiner

Ibn al-Muqaffa‘ car il avait soutenu le gouverneur de la Syrie. C’est par ailleurs le

représentant du mouvement de traduction, de la montée en puissance des secrétaires et

de l’importance des Iraniens. C’est le traducteur en arabe du Livre de Kalila et Dimna1

(ce sont les noms des deux principaux animaux, des chacals) et de la Lettre de Tansar.

ces textes d’origine iranienne préislamique diffuse une morale à destination du

souverain et des fonctionnaire pour la conduite et la gestion de l’Etat.

Parmi les secrétaires d’origine iranienne, il y a la famille des Barmakides,

symboles de la persistance d’une grande famille, d’un régime à l’autre. Originaire de

l’Asie centrale, le nom de la famille « Barmak » désigne un grand-prêtre bouddhiste et

dénommait en particulier le prêtre qui officiait au temple de Nawbahâr, près de Balkh.

1 IBN AL-MUQAFFA‘, Le livre de Kalila et Dimna, tr MIQUEL, A., Paris, 1957.

77

On ignore quand exactement le temple fut détruit mais probablement dans la première

moitié du VIIIe siècle. Le premier musulman de la famille est Khâlid ibn Barmak (m.

781-782) qui apparaît comme adhérent du mouvement hâshémite. Il fut ensuite le

secrétaire d’al-Saffâḥ, puis occupe des fonctions importantes dans l’administration

centrale. Il passe ensuite par plusieurs postes de gouverneur et s’enrichit en même

temps. Subissant parfois les disgrâces, il parvient à faire nommer son propre fils Yahya

gouverneur en Azerbaydjân. Ce dernier deviendra vizir sous Hârûn al-Rashîd.

Révoltes ‘alides ou principalement sociales

La plus importante éclate en 762 : rébellion des deux arrières petits-fils d’al-

Ḥasan au nord de l’Arabie et en Irak. Les tribus arabes les suivent. L’aîné, Muḥammad

ibn ‘Abd Allâh, se révolte à Médine (fatwa de Malik ibn Anas qui le délie de son

serment de fidélité). Alors qu’il est tué par l’armée envoyée contre lui, son frère

Ibrâhîm se révolte à Basra. Lui et ses partisans sont écrasés dans le sang. Cela aboutit à

la répression et à l’hostilité ouverte envers les ‘Alides (mais ceux-ci se subdivisent eux-

mêmes, ce qui les affaiblit).

Baghdad Al-Manṣûr veut une ville sûre, stratégiquement située et un centre administratif

adéquat. Le site est choisi avec intelligence sur la route qui mène du golfe Persique à la

Haute-Mésopotamie, entre les confins de la Syrie et les routes iraniennes, à l’endroit où

le Tigre et l’Euphrate se rapprochent et sont réunis par un ensemble de canaux. Il n’en

reste rien. D’abord ville royale, la ville voit affluer une population importante d’un

point de vue intellectuel et commercial, elle devient aussi moins arabe par l’ascension

sociale de non-Arabes, parfois encore imprégnés de leurs anciennes croyances. Al-Manṣûr baptise sa nouvelle ville : Madînat as-salâm (« La Ville de la paix »)

pour rappeler l’expression coranique (VI, 127 et X, 26) qui désigne le paradis. La ville

est édifiée sur un ensemble d’établissements préislamiques et le nom lui-même de

Baghdad est attesté antérieurement. Le site est choisi pour des raisons militaires,

économiques et climatiques. La ville est ronde, ce plan est déjà connu dans l’Iran

préislamique. Elle est entourée d’un profond fossé de 20 m de large, puis il y a un mur,

puis un espace et un second mur de 34 m de hauteur (large de 52 m à sa base et de 14 m

au sommet) avec 28 tours et 4 portes, chacune surmontée d’un dôme. Puis vient un

78

espace de 170 m où seuls les officiers et les partisans pouvaient construire, vient enfin

un troisième mur entourant l’espace intérieur où se situent le palais du calife, la grande

mosquée, les dîwâns et les maisons des fils du calife. La ville est divisée en quatre

parties égales selon les deux grands axes partant des quatre portes.

Il y a donc une séparation nette du calife d’avec son peuple. Le palais est

dominé par un dôme vert de 48 m de haut surmonté par un cavalier, le tout s’effondre

une nuit de tempête en 941. Il cesse d’être occupé au milieu du IXe siècle.

Chaque quartier a à sa tête un responsable et contient un groupe ethniquement

homogène. Les soldats sont logés hors des murs. Le long des quatre axes s’établissent

des boutiques, mais al-Mansûr préfère que les marchands s’installent en dehors de la

ville, de peur de la foule turbulente.

De l’autre côté du Tigre, al-Mansûr construit un palais pour son héritier al-

Mahdî. Ce quartier est appelé plus tard al-Rusâfa. Il possède une grande mosquée et des

marchés. D’autres palais sont édifiés aux alentours de la ville ronde, mais la ville

n’échappe pas aux troubles populaires et aux saccages de troupes extérieures.

Si bien que de 836 à 892, la cour se transporte à une centaine de kilomètres plus

au nord, à Samarra, ville créée de toute pièce, et cela sous le calife al-Mu‘taṣim. Après

le retour à Baghdad, le calife habite désormais un nouveau palais, le Dâr al-khilâfa

(« Palais du califat »), à l’est du Tigre.

Maintenant situé au centre de l’Irak, ce pays connaît un développement

important et notamment son agriculture qui permet un enrichissement de l’empire.

D’un point de vue intellectuel et culturel, al-Manṣûr inaugure un tournant dans

la réappropriation des sciences anciennes, grecques et, dans une certaine mesure,

iraniennes. Il le fait sans doute dans un but politique mais aussi par inclination

personnelle. Sâ‘id al-Andalusī1 écrira en Espagne au XIe siècle : « Le premier qui,

parmi les Hâshimides, cultiva les sciences, fut le deuxième calife, al-Manṣûr. A la

compétence en droit, à une connaissance remarquable de la philosophie et

particulièrement de l’astrologie s’ajoutait chez ce prince – qu’Allâh, Très Haut, lui

fasse miséricorde ! – un intérêt profond pour ces sciences et pour ceux qui les

cultivent. »

1 Ṣâ‘id al-Andalusî, Kitâb ṭabaqât al-umam (Catégories des Nations), tr. BLACHERE, R., Paris, 1935, p. 99.

79

Au niveau des sciences, il y a de manière ouverte l’influence des médecins de

langue syriaque qui se fait sentir. Cette prépondérance se maintiendra deux siècles et

commence sous al-Mansûr comme le rapporte Barhébraeus :

« À cette époque George, fils de Bokhtisho, l'Élamite, se rendit célèbre en médecine. Le

calife Al-Mansur écrivit qu'on le fasse venir d'Élam à Bagdad afin qu'il guérisse une

maladie de l'estomac qu'il avait. Lorsqu'il entra en sa présence, il prononça des prières

pour le calife en persan et en arabe, avec grande élégance. Le calife s'émerveilla, le fit

asseoir et lui parla de sa maladie. Le médecin lui promit la guérison, mais graduellement.

Et il en fut ainsi. On dit qu'un jour Georges entra auprès du calife — c'était la fête de la

nativité de Notre Seigneur. Le calife lui dit: "Que manges-tu ?" et il répondit: "Toutes les

bonnes choses que désire Notre Seigneur". Le calife dit: "J'ai entendu dire que tu n'avais

pas de femme". Le médecin répondit: "Oui, j'en ai une, vieille et malade qui ne peut plus

tenir sur ses jambes". Le calife attendit qu'il sorte puis il ordonna à Salim, le chef des

eunuques, de choisir trois servantes romains, qui soient très belles, et de les conduire à la

maison du médecin avec 3.000 dinars. Il agit comme cela. Mais quand il les amena,

Georges n'était pas à la maison. Lorsqu'il rentra et les vit, il se fâcha contre son disciple

et dit: "O Disciple de Satan, pourquoi les as-tu fait entrer ? Est-ce que tu veux faire de

moi un vieillard ?" Il envoya quérir l'eunuque et les renvoya avec lui. Lorsque le calife

apprit cela, il lui dit: "Pourquoi as-tu renvoyé les servantes ?" Il répondit: "Vis

éternellement ! Nous autres Chrétiens nous ne pouvons pas avoir plus d'une seule

femme. Tant que notre unique épouse est en vie, notre loi nous empêche d'en prendre

une autre". Cela plut beaucoup au calife et il ordonna qu'il pouvait entrer sans réserve

auprès de ses femmes et ses filles. Son honneur augmenta auprès du calife. Il l'aima

comme lui-même. Tel est le fruit de la chasteté, mes frères ! »1 A sa mort, c’est son fils qui lui succède.

III) Al-Mahdî (775-785)

Sous son règne reprennent les expéditions en territoire byzantins, elles ont

surtout pour but de faire du butin car elles ne sont pas suivies d’occupation. Les

Byzantins mènent aussi des représailles en Syrie. Cela a surtout pour effet de faire

fortifier la frontière de la Syrie du nord.

1 BARHEBRAEUS, Chronicon Syriacum, pp. 126-127, (tr. Talon, Ph.)

80

La Transoxiane et le Khurâsân connaissent plusieurs révoltes, dont une

importante en 776 sous l’égide d’al-Muqanna’ (le voilé). C’était un adepte d’Abû

Muslim. Il prêche une religion qui est un syncrétisme entre l’islam et divers courants :

transmigration des âmes, incarnation de la divinité dont il est un représentant. Il cachait

son visage derrière un voile d’or, pour ne pas éblouir les gens par sa beauté. Ses

partisans se révoltent et Ibn al-Muqannâ’ obtient l’aide de tribus turques. Elles pillent

certaines grandes propriétés, c’est l’anarchie. La répression est féroce et finalement Ibn

al-Muqanna’ se suicide en 783.

A la cour, les querelles de succession réapparaissent. Une des femmes du calife,

d’origine yéménite Khayzurân (m. 789), fait pression pour que ses fils à elle, soient

choisis. On aura ainsi dans l’ordre Mûsâ (al-Hâdî) puis Hârûn al-Rashîd. La

personnalité et l’influence de Khayzurân ne furent pas sans conséquence dans la suite

des événements. Elle était ainsi la mère du futur al-Hâdî et d’Hârûn al-Rashîd, et elle

allaita al-Fadl ibn Yahyâ al-Barmakî, alors que la mère de ce dernier donnait le sein à

Hârûn al-Rashîd. Mûsâ avait été choisi en 776 et Hârûn est nommé en 782 héritier d’al-

Hâdî. Khayzurân parvient finalement à ce que le calife change l’ordre de succession en

faveur d’Hârûn, son préféré ; al-Hâdî, gouverneur au Djurdjân, le prend mal. Son père

décide d’aller le convaincre : il meurt en cours de route en 785.

Al-Hâdî (785-786) Il prend le pouvoir, met en prison Hârûn (il a 19 ans), écarte Khayzurân en lui

faisant clairement comprendre qu’elle doit s’occuper de ses affaires et non de celles de

l’Etat. . Il écarte aussi le vizir Yahya ibn Khâlid al-Barmakî qui soutenait Khayzurân.

(Le calife ordonne qu’Hârûn et Yahyâ soient exécutés mais Khayzurân intervient pour

leur laisser la vie sauve.)

En 786 a lieu une révolte ‘alide à Médine : Husayn ibn ‘Alî ibn Hasan se

soulève, mais cela se termine par un massacre. Un des survivants, Idrîs, se réfugie au

Maroc et fonde l’état idrisside en 788. Son oncle, Yahyâ ibn ‘Abd Allâh se réfugie au

Daylam.

Al-Hâdî meurt assassiné en 786, sans doute sur l’ordre de sa mère, Khayzurân.

81

IV) Hârûn al-Rashîd (786-809)

Au niveau central, on assiste à la chute des Barmakides : la dynastie des

Barmakides était devenue très puissante et était un soutien du régime depuis le début :

Yahyâ ibn Khâlid est vizir et il nomme ses deux fils, al-Fadl et Dja‘far, à des postes

importants. Hârûn se contente de leur gestion mais des ennemis des Barmakides,

notamment al-Fadl ibn al-Rabî‘, éveille le doute en lui. Hârûn jalouse leur pouvoir et

leur influence. Ils entretiennent aussi une vie intellectuelle libérale, ce qui déplaît aux

piétistes. Ils ont placé leurs hommes aux postes clefs et ils sont riches.

Le 29 janvier 803, le calife les fait tous arrêter. Dja‘far est décapité et les autres

enfermés à vie. Leurs biens sont confisqués.

En dehors du Proche-Orient, son règne est marqué par le début d’un phénomène

qui ira en s’amplifiant : l’autonomie, voire l’indépendance de certaines régions,

notamment en Afrique du Nord. En Espagne, un Omeyyade échappé du massacre

d’Abû Futrus en Syrie est accueilli en 755, c’est ‘Abd al-Rahmân Ier. Il fonde l’émirat

omeyyade d’Espagne ou de Cordoue, indépendant de l’état abbasside. En Afrique du

Nord, l’individualisme berbère allié au khâridjisme mène à une semi-anarchie. Seule

l’Ifrîqîya reste attachée à l’Empire. A Tahert, au centre de l’Algérie, un état khâridjite

est fondé par Ibn Rustam en 778. Tahert devient un lieu d’attache pour les nomades et

un foyer intellectuel pour les khâridjites de l’Orient. La ville avait l’aspect d’une

forteresse. L’imam avait une autorité absolue et inversement, il devait être moralement

irréprochable. C’est lui qui interprète les lois, rend la justice et tranche les querelles

d’influence entre les chefs de tribus. Une dîme était aussi prélevée sur les biens, ce qui

servait à payer les frais de l’Etat alors que le surplus était réparti entre les pauvres.

Après la prise de Tahert par les Fâtimides, les Ibâdites se dispersent dans le Sahara

algérien et tunisien.

Au Maroc, dans l’oasis de Sidjilmâsa, en 757, une autre dissidence khâridjite

fonde un petit Etat autour d’une tribu berbère, celle des Miknâsa. Le souverain est issu

du clan des Banû Midrar et cette dynastie se maintient jusqu’en 977. Au nord-ouest eu

Maroc, en 788, Idrîs ibn ‘Abd Allâh arrive à Tanger, il se rend plus au sud et devient le

chef, l’imam, de la tribu des Awraba fixée autour de Volubilis (Walila). Il fonde une

nouvelle ville Fès et élargit sa domination grâce aux tribus qui se rallient à lui. Hârûn

al-Rashîd le fait empoisonner en 791-792. Il laisse une concubine enceinte qui donne

naissance à Idris II deux mois après sa mort. A onze ans, il est fait héritier de son père.

82

Il s’entoure d’Arabes plutôt que de Berbères. Il s’installe définitivement à Fès dont il

fonde un nouveau quartier. C’est le véritable fondateur de l’Etat, mais celui-ci ne résiste

pas à sa mort en 828, lorsque ses deux fils se partagent l’héritage.

En Ifrîqiya, après une période d’instabilité, al-Mansûr nomme en 765 al-Aghlab

al-Tamîmî comme gouverneur. Hârûn al-Rashîd installe son fils, Ibrâhîm ibn al-Aghlab,

à nouveau comme gouverneur en 800. Ses descendants se succéderont jusqu’en 909.

Les Aghlabides tiennent la Tunisie, Tripoli, à l’ouest le Zab et au sud le Djérid.

Kairouan devient un centre de théologie et d’élaboration du droit malékite. Les émirs

adoptent une vie de cour sur le modèle de Baghdad et leur administration suit le même

modèle. Ils ont un vizir, un chambellan et plusieurs secrétaires. Les émirs choisissent de

s’entourer d’Arabes ou d’affranchis. Sous le troisième émir, Ziyâdât Allâh Ier (813-

838) la conquête de la Sicile est entreprise. L’île avait déjà subi plusieurs raids et elle

était éloignée de Byzance. En 827, l’émir reçoit l’appel d’un chef grec séditieux : il y

répond en envoyant des troupes arabes et berbères. En 831, Palerme est prise, en 843,

c’est Messine. Si la conquête est continuelle, il restera toujours des bastions chrétiens.

Une révolte éclate en Transoxiane en 805 où le descendant d’un ancien

gouverneur omeyyade, Rafî‘ b. Layth, veut se rendre maître de la région. Hârûn envoie

son fils cadet ‘Abd Allâh (al-Ma’mûn) mater la révolte et lui-même se met en route. En

chemin, à Tus, il tombe malade est meurt en 809. Depuis 802, il avait réglé l’ordre de sa

succession entre trois de ses fils :

- Muḥammad, fils de Zubayda une Arabe, sera calife et aura les pays arabes,

c’est al-Amîn

- ‘Abd Allâh, de mère iranienne, reçoit le Khurâsân, une armée importante et

une certaine autonomie

- Al-Qâsîm reçoit les territoires au nord de la Syrie et réside à Qinnasrîn.

Hârûn dépose son « testament » à la Mekke en 802.

V) Al-Amîn (r. 809-813)

Dans un premier temps, tout se passe comme prévu mais en 810 Al-Amîn remet

en cause l’ordre de succession au profit de son fils Mûsâ. En 811, al-Ma’mûn proclame

la déchéance d’al-Amîn. Le calife déclare son demi-frère rebelle envoie une armée

contre lui. C’est la guerre civile. Baghdad est assiégée en 812 et al-Amîn tué.

83

C’est sous Hârûn al-Rashîd et surtout al-Amîn qu’Abû Nuwas donnera le

meilleur de son art. Sans avoir inventé la poésie bachique, c’est certainement lui qui en

a donné les pièces les plus célèbres en arabes1 :

« J’allais à Qotrabbol, nanti de pièces d’or :

Quatre-vingts beaux deniers, épargnés tout d’abord,

puis dépensés à crédit pour mieux boire.

J’avais vendu ma chemise de moire,

une robe, un manteau bien brodé bord à bord,

à la juive élégante qui tient, à nuit noire,

une taverne et qu’on dit “Mère la vertu”.

Je lui dis : “Sois pour moi généreuse, veux-tu ?

Sinon, laisse-moi donc t’embrasser sans histoire !”

Tu ne préfères pas, fit-elle, un amoureux

lisse comme un sous d’or, aux yeux langoureux ?”

Et elle m’amena, brillant comme la lune,

un éphèbe ondulant, à l’accent nasillard.

Je repartis ruiné, sans un traître liard,

plus pauvre de deux cents dinârs...

Le tavernier me dit adieu, tout goguenard,

en me souhaitant de vivre en beauté — pauvre dupe !”

Compagnon du calife al-Amîn, il en partage les inclinations :

« Je suis frappé d’amour pour la belle garçonne,

pour ses accroche-cœurs en forme de scorpion.

Sa taille, droite et mince comme une colonne,

est bien prise dans ses tuniques à boutons.

Aussi bien que de fille, elle sert de garçon.

Car c’est ainsi que ma maîtresse est ma garçonne

et que ma vie est dans ses mains à l’abandon. »

1 Abû Nuwâs, Le vin, le vent, la vie, tr. MONTEIL, V., Paris : Sindbad, 1998, pp. 69-70 et pp. 93-94.

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VI) Al-Ma’mûn (813-833) : apogée de l’empire

a) Politique : Il reste cependant à Merw jusqu’en 819 et confie l’administration

des provinces de l’est à son vizir al-Fadl ibn Sahl, et la Mésopotamie à son frère al-

Hasan ibn Sahl. Le calife voudrait résoudre le problème ‘alide et avec l’accord de son

vizir, il décide de confier la succession du califat à un descendant de ‘Ali, le huitième

imam : ‘Alî al-Ridâ. Il le déclare son héritier, et fait prêter serment à son entourage. Il

lui donne aussi une de ses filles en mariage. Mais à cette nouvelle Baghdad se révolte et

proclame un oncle d’al-Ma’mûn calife : Ibrâhîm al-Mahdî en 817. Al-Ma’mûn se rend

compte que même son entourage n’est pas forcément emballé par cette idée et il décide

d’y renoncer. Il prend le chemin de Baghdad en 818 et à Sarakhs, en février, al-Fadl ibn

Sahl meurt alors qu’il est au hammam. Plus loin et en septembre, c’est à Tus que ‘Alî

al-Ridâ meurt après avoir bu un jus de grenade. Lorsqu’al-Ma’mûn arrive à Baghdad, la

situation s’est apaisée d’elle-même. Il lui faut un gouverneur fort au Khurâsân, il y

envoie Tâhir ibn al-Husayn en 821. C’est une erreur car il gouvernera sa province avec

indépendance. Ses descendants resteront au pouvoir jusqu’en 875.

Pratiquement en même temps, le calife doit faire face à une importante révolte

paysanne en Azerbaïdjan qui durera de 816 à 837 et sera menée par Bâbak. C’est à la

fois un mouvement social et religieux. Bâbak était le chef d’une secte qui mêlait des

éléments religieux iraniens traditionnels, ils étaient dualistes, opposant le Bien au Mal,

Dieu à Satan. Or la société inégalitaire pour eux représentait Satan : ils prônaient

l’abolition de la propriété privée au profit de la propriété collective. La révolte n’est

réduite qu’en 837 après la prise et l’exécution de Bâbak.

Ses problèmes intérieurs et l’éloignement progressif de l’Afrique du Nord ne

doivent pas cacher les razzias annuelles en Anatolie et une expédition menée par le

calife accompagné par son fils al-‘Abbâs jusqu’à Ankara. C’est aussi à la fin de son

règne que la conquête de la Sicile commence.

b) Essor intellectuel

Le califat d’al-Ma’mûn voit aussi l’aboutissement d’un essor intellectuel dans

les sciences profanes, grâce à l’impulsion donnée au mouvement de traduction des

sciences grecques et indiennes vers l’arabe.

Le chrétien Barhébraeus au XIIIe siècle écrira en parlant des sciences arabes :

« Se dressèrent parmi eux des philosophes, des mathématiciens et des médecins qui

85

surpassaient les anciens par la finesse de leur pensée. Ils ne se basaient sur aucune

autre fondation que sur les maisons grecques et perfectionnaient les bâtiments de

sagesse qui étaient grands par leur langue raffinée et la finesse de leurs recherches1 ».

Ce développement qui court sur la deuxième moitié du VIIIe et la première du XIe

siècle est motivé d’abord par des raisons politiques : image du « sage » souverain

sassanide Chosroês Anoushirwân et nécessité de rencontrer les aspirations des

populations anciennement sassanides. Il y a aussi un substrat propice : la Mésopotamie

sassanide n’avait pas connu le mouvement de rejet de la culture byzantine grecque vis-

à-vis de l’hellénisme et, dans ce contexte, les savants de langue syriaque avaient déjà

entamé ce travail de traduction des philosophes et des scientifiques grecs (Aristote,

Hippocrate, Ptolémée). Ce climat et l’inclination de plusieurs personnalités à

commencer par certains califes (al-Mansûr, al-Ma’mûn) donne naissance à un important

mouvement de traduction qui concerne principalement la médecine, l’astronomie, les

mathématiques et la philosophie. Au début du IXe siècle, un traducteur arabe chrétien

joue un rôle clef c’est Ḥunayn ibn Isḥâq, qui connaît le grec, le syriaque et l’arabe.

C’est dans ce contexte qu’apparaît la bayt al-ḥikma « maison de la sagesse » qu’il ne

faut pas considérer comme une académie ou une bibliothèque mais plutôt un centre où

les traductions étaient effectuées ou revues grâce aux manuscrits qui y étaient

entreposés. Al-Ma’mûn par ailleurs sera aussi à l’initiative d’entreprises scientifiques

comme la mesure de la circonférence de la terre par la mesure d’un degré du méridien

et la mise à jour de la carte du monde de Ptolémée. Les oeuvres réalisées à l’époque

sont à la base des développements ultérieurs, lorsque l’unité de l’empire fera place à

une multitude de centres où des mécènes entretiendront des savants.

c) Mu‘tazilisme

Au niveau de la religion, le calife veut imposer une conception particulière : le

mu‘tazilisme, dont il fait la doctrine de l’Etat en 827. Il s’agit d’une doctrine fondée par

Wâsil ibn ‘Atâ’ (m. 131/748) et ‘Amr ibn ‘Ubayd (m.144/761). Elle peut se résumer par

cinq principes :

- croyance en l’unicité divine, tawḥîd, d’où négation des attributs divins, affirmation

que le Coran est « créé » ;

1 BARHEBRAEUS, Chronicon Syriacum, p. 98. (tr. Talon, Ph.).

86

- Dieu est juste, donc il n’est pas responsable du mal : libre arbitre de l’homme. Le bien

défini par Dieu dans la révélation est compréhensible par l’homme par sa raison ;

- le croyant pécheur est dans un état intermédiaire, ni impie, ni fidèle ;

- principe de la promesse et de la menace ;

- le chef de la communauté doit « ordonner le bien ».

Le calife ordonne à partir de 833 que les préfets de police vérifient la croyance

des cadis au « Coran créé » et à l’unicité divine. Cette inquisition est appelée

miḥna « épreuve » par ses opposants.

En partant en campagne contre l’empire byzantin, le calife tombe malade et

meurt. Son frère al-Qasim lui succède sous le nom d’al-Mu‘tasim.

VII) Al-Mu‘tasim (833-842) Al-Mu‘tasim décide d’acheter des esclaves turcs pour en faire une armée de

métier. Sous les Omeyyades, l’armée était restée arabe et tribale. Au début des

Abbassides, avec la sédentarisation des tribus et leur parti pris possible, on décida de

faire appel à troupes de partisans, souvent non-arabes. Al-Ma’mûn s’était constitué une

armée de Khurâsâniens, mercenaires bien payés et sûrs. Avec la relative autonomie du

Khurâsân, il faut trouver des troupes ailleurs : ce seront des esclaves slaves, noirs et

surtout turcs. Ces militaires seraient tenus à l’écart des courants d’idées et des

revendications de l’un ou de l’autre pour le pouvoir. On avance le chiffre de 70 000

esclaves achetés en Asie centrale. Cette soldatesque indispose la population de Baghdad

et le calife décide de faire construire une nouvelle cité à 100 km au nord de Baghdad

pour les caserner : c’est Samarra. Il s’installe en 836. La ville se compose de palais

pour le calife et sa famille, de deux mosquées, de bâtiments pour l’administration et de

casernes.

Le calife meurt en 842. Son fils lui succède.

VIII) Hârûn al-Wâthiq (842-847)

Il suit la politique de son père en suivant la doctrine mu‘tazilite. Lui succède son

frère.

87

IX) Al-Mutawakkil (847-861)

On assiste à un retour à l’orthodoxie sunnite et la condamnation du

mu’tazilisme. Les hanbalites emprisonnés sont relâchés. Les ‘Alides sont aussi

« persécutés » : les mausolées de Kerbalâ’ sont rasés et leur pensions ne sont plus

versées.

La situation des non-musulmans devient moins libérale.

Quelle était leur situation :

La dhimma est alors un pacte, une convention bilatérale passée entre les non-

musulmans de l’ancien dâr al-ḥarb, devenu dâr al-islam grâce à la conquête, et les

conquérants musulmans. Par ce contrat, le non-musulman voit la reconnaissance de sa

personnalité, le droit de demeurer en terre d’islam, la garantie de ses libertés publiques

et la reconnaissances de ses droits privés. Mais il n’a pas de droits politiques. En outre,

il paie la djizyâ’ et se soumet à l’autorité musulmane. En contrepartie, les musulmans

s’engagent à ne pas faire preuve d’hostilité envers les dhimmî et à les protéger.

Ce contrat est passé entre un imam et les représentants de la communauté des

gens du Livre concernée, et le contrat doit mentionner le montant de la djizyâ’.

En outre, en vertu de deux versets coraniques (IV, 141 et V, 51-57), les

tributaires ne peuvent en principe avoir accès à des postes où ils commandent à des

musulmans, bref ils ne peuvent avoir des postes importants.

Al-Mutawakkil promulgue en 850 un édit : les tributaires doivent porter des

signes distinctifs (conditions de ‘Umar), raser les nouvelles églises et ériger une

mosquée à la place, interdiction de les recruter pour l’administration, les tributaires ne

peuvent mettre leurs enfants dans les mêmes écoles que les musulmans. L’édit est

renouvelé en 853.

Sa succession tourne au drame : il désigne al-Muntasir, al-Mu‘tazz et Ibrâhîm

al-Mu‘yyad. Il montre de la préférence pour al-Mu‘tazz et al-Muntasir fait assassiner

son père en 861. Une crise s’ensuit. Le vizir, les différentes factions de la garde turque

et les princes se disputent le pouvoir. Sur quatre califes, trois sont assassinés par leur

garde.

Al-Muntasir (861-62): il règne 6 mois. C’est le vizir qui choisit son successeur,

son cousin al-Musta‘în (862-866), il était copiste de mss. Lui succède al-Mu‘tazz

(866-869), c’est un des fils d’al-Mutawakkil, il est sorti de prison et fait calife. Il est

88

déposé trois ans plus tard par les Turcs qui réclament une augmentation. Ils mettent au

pouvoir le fils d’al-Wathîq : al-Muhtadî (869). Lui succède al-Mu‘tamid (870 - 892),

c’est un autre fils d’al-Mutawwakil. Face à l’emprise de son entourage, il veut s’enfuir

en Egypte en 882. Prévenu par un conseiller de son frère Talḥa al-Muwaffaq (870-

891), le gouverneur de Mossoul l’arrête. C’est Talḥa al-Muwaffaq qui détient le

pouvoir. A sa mort, le pouvoir passe à son fils al-Mu‘tadid (r. 892). C’est sous al-

Mu‘tamid que la cour revient à Baghdad. Cette crise au niveau central intervient alors

que la situation au sud de l’Irak est instable à cause de deux rebellions successives : les

Zandjs et les Qarmates.

Au sud de l’Irak, on assiste alors à la révolte des Zandjs qui perturbent et

saccagent toute la région. Ces esclaves provenaient de la côte orientale de l’Afrique. Ils

travaillent dans les plantations du Shatt al-‘Arab. Leur condition était particulièrement

déplorable car ils extrayaient du nitrate des marais pour rendre les terres cultivables. En

plus du grand nombre d’esclaves, il y avait aussi des saints hommes qui transmettaient

leurs idées sur l’islam. En 869, un khâridjite ‘Alî b. Muḥammad al-‘Alawî, un peu

aventurier, les soulève. Les paysans et les nomades de la région les suivent. De 869 à

883, ils s’emparent des villes telles que Baṣra et al-Ahwâz et perturbent tout le

commerce de la région. Par ailleurs, cette région agricole souffre aussi de leurs

déprédations. En 883, la révolte est écrasée dans le sang.

Les Qarmates sont des ismaéliens. Vers 875, leur propagande se développe en

Irak et ils font des adeptes. Ils attendent l’arrivée d’un mahdî. C’est un souverain juste

et pieux qui rétablira la justice sur terre. Pour les Ismaéliens, c’est un certain ‘Ubayd

Allâh qui organisait la propagande jusqu’à ce qu’il se proclame mahdî en 899. Certains

le reconnaissent, ce sont les futurs Fâtimides d’autres pas, dont Hamdân Qarmat et son

frère ‘Abdân. Les Qarmates se retournent contre ‘Ubayd Allâh en 902, et celui-ci doit

fuir en Egypte. Ils occupent une partie du sud de la Syrie. Ils se retirent finalement

devant les troupes de Baghdad. Par ailleurs, ils se sont implantés au Bahrayn d’où ils

mènent des actions contre le sud de l’Irak et Baṣra, mais aussi contre les caravanes de

pèlerins sous le commandement d’Abû Tahîr al-Djannabî, qui dirige le mouvement de

913 à 943. Ils parviennent à inquiéter Baghdad et même, en 929, ils saccagent la Mekke

et emportent la pierre noire. Elle ne sera restituée qu’en 951.

89

Dans les provinces périphériques des gouverneurs ont tendance à fonder des

dynasties, sans que le pouvoir central ne puisse intervenir. Tout en reconnaissant le

calife, ces provinces deviennent en partie autonomes.

X) Egypte : les Tulunides L’Occident n’était plus uni à Baghdad que nominalement. Quant à l’Egypte, elle

n’avait plus été autonome depuis la conquête. Le calife al-Mu‘tazz la donne en apanage

à Bâyak bak, qui la confie à son gendre Aḥmad ibn Tulun (835-884) en 868. Il

réforme l’administration et l’économie du pays, et profite des problèmes politiques qui

préoccupent Baghdad pour ne plus y envoyer de tribut. Il bat monnaie et place son nom

à côté de celui du calife sur ces pièces. Il conquiert une partie de la Syrie. Son fils

Khuwarawayh (m. 896, il meurt assassiné par un serviteur amant d’une de ses femmes)

lui succède en 884 et est reconnu comme souverain de l’Egypte, de la Syrie et du nord

de la Mésopotamie par le calife al-Mu‘tadid, qui lui donne une de ses filles en mariage

en 892. Ils tentent de développer une économie nationale en développant l’agriculture,

en réparant les canaux et les digues. Il interdit aussi les pratiques qui alourdissent la

pression des percepteurs de l’impôt sur les paysans. Ibn Tulun fonde une nouvelle

capitale à proximité de Fustât. L’analyse des dinâr montre un fort titrage en or (94 à

99%) ce qui témoigne de la bonne tenue de l’économie et de l’arrivée de l’or.

Cette indépendance est de courte durée car en 905 le pays retourne dans le giron

de l’empire. Après une période de troubles, c’est Muḥammad ibn Tughdj (r. 935-946)

qui est nommé gouverneur en Egypte en 935. Il descend d’une famille princière du

Ferghana. C’est le fondateur de la dynastie des Ikhshidides. Il s’empare de la Syrie en

942 et du Hidjâz en 944.

XI) Situation en Orient

En Orient, au Khurâsân et en Transoxiane, plusieurs soulèvements montrent

l’unité devenue fragile de l’empire.

Les Tahîrides gouvernent le Khurâsân de 821 à 875. En Transoxiane, les

Samanides, anciens subordonnés aux Tahîrides, affirment leur pouvoir à partir de 819,

avant d’être maîtres du Khurâsân en 902.

Au Séistan, après 850, une rébellion khâridjite éclate. Des milices de volontaires

se mettent en place, les Saffârides en sortiront. A leur tête se trouve Ya‘qûb ibn Layth

90

al-Saffâr (« le dinandier »), aidé de son frère ‘Amr. A partir de 861, il pacifie la région

mais en 867, il se proclame émir et détache cette province de la mouvance Tâhîride. Il

vient à combattre les Tâhirides et en 873, il pénètre au Khurâsân et défait le dernier

Tâhîride. Il veut être reconnu par Baghdad comme gouverneur et après une lutte armée,

il obtient satisfaction. A sa mort en 879, c’est ‘Amr qui lui succède. Il a des prétentions

sur la Transoxiane et ses droits sont reconnus par le calife en 898. Il l’oppose ainsi aux

Samanides. En 900, une rencontre militaire a lieu entre les deux camps et les Saffarides

sont battus. Les Samanides finissent par faire prisonnier ‘Amr ibn al-Layth, frère et

successeur de Ya‘qûb ibn Layth, en 901. En échange de quoi, le calife al-Mu‘tadid fait

du souverain samanide Abû Ibrâhîm Ismâ‘îl le gouverneur de la Transoxiane et du

Khurâsân. Les Samanides descendent de Samân Khûdat, noble de la région de Balkh,

descendant lui-même de noble sassanide. Au début du VIIIe siècle, il se serait converti

à l’islam. Ses petits-fils, en 819, reçoivent différents gouvernorats en Transoxiane de la

part du calife pour leur comportement loyal dans les troubles que le pays vient de

connaître. Ils restent cependant sous les ordres des Tâhirides. En 874, l’un de ces

gouverneurs reçoit l’investiture pour toute la Transoxiane. Ils gouvernent la province

jusqu’en 999. C’est une véritable renaissance pour toute cette région et une période de

grande prospérité tant grâce à l’agriculture qu’au commerce. Les villes sont riches :

Boukhara, Samarqand, Merw et se trouvent sur la « route de la soie ». A la frontière

avec les régions turques, ils y mènent la guerre mais propagent aussi l’islam sunnite et

on assiste à une conversation lente. Culturellement, on assiste à la renaissance du persan

et à l’existence à la cour de vizirs « intellectuels ».

Le vizir Abû ‘Alî al-Djayhânî (1ère moitie du Xe siècle) compose un ouvrage de

géographie en arabe, livre maintenant perdu, sur les populations d’Asie centrale et

d’Europe orientale. Ce traité est à la base de la première géographie en persan les

Frontières du monde (Ḥudûd al-‘âlam) qui date de la fin du Xe siècle.

Le vizir Abû ‘Alî Bal‘amî1 continue la chronique de l’historien arabe al-Tabarî

(jusqu’en 966) et donne une adaptation en persan en précisant les événements qui se

rapportent à l’Iran. Vers 970, un ouvrage de pharmacologie est composé en persan, le

Livre des fondations des vraies propriétés des remèdes (Kitâb al-abniyât ‘an ḥaqâ’iq

al-adwiyât) par Abû Mansûr Muwaffaq al-Harawî qui met à profit ses voyages en Inde

pour donner des exemples d’utilisation médicale de plantes indiennes.

91

Les Samanides adopteront aussi des Turcs comme mercenaires et c’est un de

ces officiers, Alp Takîn qui se révolte en 961 et fonde un Etat indépendant en

Afghanistan autour de Ghazna. C’est de cet Etat que sortiront les Ghaznévides avec

Mahmoud de Ghazna (r. 999-1030).

XII) Les Turcs de Haute-Asie au Xe siècle

La situation ici décrite est celle du Xe siècle, avant les changements du XIe

siècle. A l’est, sur les pentes du Tien-Chan et de l’Altaï, se trouvent les Tughuzghuz ou

Uyghurs, à l’est et au nord-est du lac Issikul. Ils sont entourés à l’ouest par les Qarluq

et au nord-est par les Kirgiz. C’est à l’est de Qarluq, sur la rive droite du Syr Darya que

se situe la plaque tournante des relations entre Turcs et musulmans. Les Kirgiz sont plus

au nord, avec comme centre les monts Altaï et la haute vallée du Iénisséi. Ce sont les

plus éloignés des musulmans et les moins connus. Au nord, les Kimak se trouvent dans

les plaines de Sibérie occidentale : ils sont nomades et suivent leurs troupeaux. Les

Kimak ont une composante particulière, les Qiftchaq au nord-ouest.

Entre l’Asie centrale et la mer Caspienne, se trouvent les Turcs de l’ouest. Au

nord de la Caspienne les Bashdjirt. A l’ouest, les Petchénègues, entre l’Oural et la

Volga. A la fin du IXe siècle, ils sont poussés par les Ghuzz au nord de la mer d’Azov.

Au sud, autour de la mer d’Aral, les Ghuzz ou Oghuzz constituent une grande tribu qui

sera la première à être en contact avec l’Islam et elle donnera les Turcs seldjoukes. Ils

encerclent le Khwârizm. Un ribat se trouve dans le Dihistân, point extrême de leur

avancée. Les échanges se font dans les deux grandes villes du Khwarizm : Djurdjâniyya

et Kath.

La limite entre l’islam et le paganisme turc va de la mer d’Aral, par Merw,

Boukhârâ, Samarquand, Zâmîn, Isfıdjâb et Fârâb. Mais on trouve au Khwârizm des

musulmans turcs, de même que dans la région de Fârâb, il y a des colonies turques en

terre d’Islam. Le commerce est fait d’esclaves, de moutons et de fourrures.

Dans les provinces arabes, les choses ne sont pas plus calmes : la Haute-

Mésopotamie, après une période d’instabilité à la fin du Xe s. durant laquelle le calife

doit faire face à un soulèvement khâridjite, c’est finalement un d’entre eux qui se rallie

1 Elle a été traduite en français : Chronique de Tabari, traduite sur la version persane d’Abou ‘Ali

92

à Baghdad en 895, il s’agit de Ḥusayn ibn Ḥamdan (m. 918) . A partir de ce moment, il

occupera des places fortes importantes en Haute-Mésopotamie sans cependant être

d’une loyauté sans faille par rapport au calife en place. L’un de ses frères, Mûsâ l-

Ḥaydja (m. 929) est nommé gouverneur en 906 de Mossoul. Ses services lui valent de

recevoir d’autres gouvernorats de sorte que son pouvoir s’étend alors qu’il intervient de

plus en plus dans les querelles qui minent le pouvoir central à Baghdad. Il est aussi

chargé de la sécurité du pèlerinage en 923 ce qui le fait tomber aux mains des

Qarmates, mais il est libéré. En 927/28, lui et ses frères participent à la défense de

Baghdad lors d’une campagne qarmate contre la ville. Durant ses absences, il délègue

son pouvoir à Mossoul à son fils Ḥasan. Il participe en 929 à une révolution de palais

qui met momentanément sur le trône al-Qâhir, mais lors de la contre-révolution qui

réinstalle al-Muqtadir, il est tué. Il laisse deux fils, Ḥasan ibn ‘Mûsâ Allâh (qui reçut le

titre de Nâsir al-Dawla) et ‘Alî ibn ‘Alî (qui fut appelé Sayf al-Dawla), qui joueront un

rôle important.

XIII) Haute-Mésopotamie et Syrie : les Ḥamdânides

Ḥasan ibn ‘Mûsâ Allâh est reconnu en 935 comme gouverneur de Mossoul par

le calife. Il fut pendant un an Grand émir, en 942, mais doit se replier sur ses positions.

Dans le troisième quart du Xe siècle, ils étendent leur pouvoir sur le nord de la Syrie et

Sayf al-Dawla (m. 967) s’installe à Alep en 944. Il devient de cette manière le premier

opposant à l’avancée byzantine. En effet, sous la dynastie macédonienne, Nicéphore

Phocas et Jean Tzimiskès mènent des campagnes en Arménie, au Kurdistan et en Syrie

du nord. Il entretient un cercle culturel à sa cour avec notamment les poètes Abû Firâs,

al-Mutanabbî, et l’anthologue Abü l-Faradj Isfâhânî (m. 967), auteur du Livre des

chansons. Il est certain qu’Ibn al-Nadîm (m. 995), auteur du Fihrist (« Catalogue ») est

passé par Mossoul.

A la mort des deux frères, leur successeurs sont incapables de s’entendre :

l’émirat de Mossoul est englobé par les Bouyides, alors que celui d’Alep est convoité

par les Byzantins, les Fâtimides et les Bouyides.

Mohammed Bel’ami, tr. ZOTENBERG, H., Paris, 1958, 4 vols.

93

XIV) Déclin des Abbassides

Le déclin de la dynastie abbasside se situe dans la première moitié du Xe s. Le

calife devient un jouet entre les mains de hauts-fonctionnaires et des chefs militaires. Il

n’est choisi que pour sa docilité et dans la perspective d’être utilisé à des fins

personnelles et non pour le bien de la communauté. Il ne règne plus que sur la

Mésopotamie. En 908, un émir turc, l’eunuque Mu’nis, met au pouvoir le calife al-

Muqtadir. Ce militaire turc qui s’était déjà illustré antérieurement, était alors en charge

de la garde du palais et il le protège contre les partisans de son cousin, Ibn al-Mu‘tazz,

qui voulait mettre celui-ci sur le trône. Al-Muqtadir n’a alors que treize ans. Durant son

règne, il sera néanmoins déposé et remis au pouvoir deux fois. Al-Muqtadir confère à

Mu’nis le titre de grand émir (amîr al-umarâ’). C’est celui qui aura cette charge qui

fera la politique sous al-Muqtadir, al-Râdî et al-Muttaqî. Plus précisément, la

politique résulte des pouvoirs réels du grand-émir et du vizir, le calife n’étant qu’un

élément légitimant mais impuissant. Al-Muqtadir meurt au combat en 932 en affrontant

Mu’nis. C’est son frère al-Qâhir – qui était déjà monté une fois sur le trône lors de la

deuxième déposition – qui lui succède jusqu’en 934. Le nouveau calife, al-Râdî,

parvient à confier cette fonction décisive de grand-émir en 936 au gouverneur de la ville

de Wâsit, Ibn Râ’ik, qui exerce la véritable autorité à la place du calife. Le calife lui

délègue ses pouvoirs sur l’administration centrale et sur l’armée. Le poste de grand-

émir devient l’objet de lutte entre les chefs militaires jusqu’à ce que l’un d’entre eux,

Tûzûn, dépose le calife al-Muttaqî et installe al-Muktafî à sa place ; le calife n’est plus

qu’un fantoche. Cet affaiblissement du pouvoir central est contemporain de l’apparition

des Fâtimides et des Ḥamdânides, ainsi que de la révolte des Qarmates.

Le poste de grand émir revient ainsi en 945 à Aḥmad ibn Bûya, avec le titre de

Mu‘izz al-Dawla (« Celui qui renforce l’Etat »), alors que ses deux frères règnent déjà

en Iran. C’est le début de la dynastie bouyide ou buwayhide. C’est une dynastie

d’origine iranienne provenant du Daylam et ils sont shi‘ites. Au début du Xe siècle,

trois frères Buwayh parviennent à prendre le pouvoir dans différentes provinces

iraniennes (‘Alî au Fârs, al-Hasan au Djibal, et Aḥmad dans le Kirman et au Khuzistân).

Aḥmad devient donc grand émir, avec le titre de Mu‘izz al-Dîn (« Celui qui renforce la

foi »), tandis que le chef de famille reste à Shîrâz avec le titre de ‘Imâd al-Dîn (« Le

soutien, le pilier de la foi ») et Hasan, à Kâzarûn, reçoit celui de Rukn al-Dawla

(« L’angle, le pilastre de l’Etat »). Rapidement, le pouvoir échoit à Rukn al-Dawla, qui

94

avait un vizir très compétent et littérateur : Muḥammad ibn al-‘Amîd (m. 970). Lorsque

les Ḥamdânides disparaissent en 356/967, l’Irak reste dans la ligne de mire des

Byzantins, alors que les Fâtimides se font menaçants. ‘Adûd al-Dawla (m. 983) (« Celui

qui tient fermement l’Etat »), fils de Rukn al-Dawla, arrive de Shîrâz pour sauver la

situation en 975. L’apogée bouyide est atteinte sous son « règne ». Son pouvoir s’étend

sur le Séistan, le Kirmân, l’Oman, le nord de la Mésopotamie et la Syrie du nord. A

Baghdad, il semble qu’il veuille partager le pouvoir avec le calife : il lui donne sa fille

en mariage (mais le mariage n’est pas consommé). Par ailleurs, il a une action de

mécénat importante, il reçoit al-Mutannabî à Shîrâz. Il établit deux hôpitaux (à Baghdad

et à Shîrâz). Quoique daylamite et au service du calife abbaside, il reprend le titre

iranien de Shâhinshâh. A sa mort, ses successeurs se disputent l’héritage. En 998, l’un

de ses fils, Bahâ al-Dawla (m. 1012), reste Grand émir à Shîrâz, avec une cour brillante

mais déjà un pouvoir réduit. A sa mort, ses fils se comportent en rivaux jusqu’à

l’arrivée des Seldjoukes. La puissance bouyide décline et le calife reprend alors de

l’autorité : en 1019, le calife al-Qâdir fait lire la profession de foi sunnite et son

successeur, al-Qâ’im, possède à nouveau un vizir.

La famille restera au pouvoir jusqu’en 1055.

95

VII. Commerce et vie socio-économique

L’économie abbasside repose avant tout sur l’agriculture. Elle assure la

subsistance de la population et les revenus de l’Etat par l’impôt foncier et les taxes

prélevées sur la production (dîme). A côté des céréales traditionnelles, on assiste au

développement de la culture du riz en Haute-Mésopotamie, en Irak, en Palestine et en

Egypte. La canne à sucre est aussi cultivée et elle est utilisée dans des raffineries au sud

de l’Irak, dans le Khuzistan. De là, elle s’étend en Palestine, dans la vallée du Jourdain

et dans le delta égyptien. Les cultures demandent des investissements importants.

L’agriculture est aussi soutenue par l’iqtâ‘, la concession d’une terre à un grand de

l’empire sur laquelle est prélevé la dîme et qui doit être cultivée.

L’empire abbaside permet le commerce entre toutes ses régions et ce commerce

pousse au développement des villes avec une augmentation de la population. La

situation économique est aidée par une grande circulation de l’or, soit cet or est sorti des

trésors antiques, soit ce sont les régions aurifères qui passent sous contrôle musulman

(Nubie) ou dont la production est accessible (Ghâna).

Le système monétaire est bimétallique (dinar : or et dirham : argent) , alors que

l’empire sassanide connaissait uniquement une monnaie d’argent. L’extension du

commerce nécessite a) la création de banques privées qui prêtent l’argent nécessaire soit

à l’Etat, soit à des commerçants et b) techniques nouvelles : lettre de change, lettre de

crédit, billet à ordre (« sakk », origine étymologique de chèque). Des marchands

peuvent s’associer et fonder une société pour ensuite partager les bénéfices en commun.

La commandite permet ainsi de passer à côté de l’interdit de l’usure.

Ce développement économique va de pair avec une progression

démographique : il y a un afflux d’esclaves et moins d’épidémies. Les villes iraniennes

deviennent de grands centres urbains et des villes nouvelles sont fondées : Wasît en

Irak, Kafarbayya et Iskandaruna (Alexandrette) en Syrie du nord, Ramla au sud de la

Palestine.

L’urbanisation et l’accroissement de la population amènent à une plus grande

demande des objets manufacturés, ce qui entraîne un développement des industries

antérieures. La première est sans doute l’industrie textile. Le lin qui pousse en Egypte

est utilisé localement dans le tissage de plusieurs sortes de tissus qui sont en partie

exportés. L’Irak et la Syrie se spécialisent dans les soieries. A ce propos, la

96

sériciculture, l’élevage du mûrier et du ver à soie se répand d’est en ouest, mais c’est le

climat qui détermine les régions propices à la culture du mûrier. Venue de Chine par

l’Asie centrale, la sériciculture existe dans quelques rares endroits dans l’empire

sassanide au IIIeme siècle, mais la majeure partie des soieries est importée d’Asie

centrale. Au VIe siècle, la sériciculture est introduite en Transoxiane et après la

conquête musulmane, elle se développe dans l’empire. On sait que des prisonniers

chinois faits à Talas travailleront à introduire cette technique. Par ailleurs, la Syrie

byzantine avait reçu la sériciculture au VIe siècle (anecdote du moine syrien qui

rapporte un ver dans son bâton). Damas, Ascalon et Ghazza (cfr. gaze « tissu léger »)

ont des productions de tissus. L’Irak utilise le coton tandis que la Haute-Mésopotamie

produit des tapis et des étoffes avec la laine de ses moutons. (« mousseline », qui

provient de Mossoul). Ces industries étaient déjà présentes avant l’Islam mais les

commandes d’Etat, les attentes des notables et l’économie florissante poussent à leur

développement. En outre, l’empire unifié permet aussi la commercialisation des

substances utilisées dans cette industrie : alun, plantes et substances tinctoriales.

Cette industrie textile est un monopole d’Etat en Egypte et en Iran. Les ouvriers

sont soit des esclaves, soit des hommes libres. Les ateliers sont le plus souvent dirigés

par un fonctionnaire et la production est vendue à des grands commerçants privés qui

revendent ensuite la marchandise. A coté, existent aussi des ateliers privés dans lesquels

investissent des entrepreneurs privés.

Une industrie apparaît, inconnue de l’Antiquité, c’est la production de papier. Le

papier est pour la première fois fabriqué en terre d’Islam par des prisonniers chinois à

Samarcand en 751. Ils apprennent aux musulmans comment utiliser les fibres de tissus

pour faire du papier. De Samarcand, les moulins à papier se dispersent dans tout

l’empire. A la fin du VIIIe siècle, on en trouve à Baghdad. Par contrecoup, c’est tout le

marché du livre qui prend de l’expansion et devient une part de l’économie et une

composante de la vie urbaine, ne serait-ce qu’avec la présence dans chaque grande ville

du quartier des libraires.

Le commerce intérieur est un commerce de biens utilitaires mais le commerce

international est soit un commerce de matières premières ou de produits de luxe. Malgré

les guerres, le commerce se fait avec les Byzantins. En Méditerranée, du VIIIe au Xe

siècle, il y a un quasi état de guerre permanent qui empêche le commerce. Les

mauvaises relations se reflètent dans l’ignorance des géographes de cette époque quant

97

à l’Europe occidentale, ce qui n’est pas vrai pour Byzance. Dans le commerce avec

l’Europe, mais aussi avec l’Extrême-Orient, les marchands juifs jouent un rôle

important. Ces commerçants sont connus sous le nom de marchands « radhanites ».

Alors qu’un musulman ne peut voyager en terre chrétienne et qu’un chrétien ne

s’aventure pas en terre d’islam, la diaspora juive permet de faire le pont entre deux

« marchés ». Les esclaves constituent une part importante de ce commerce.

Avec l’Afrique sub-saharienne, le commerce se fait surtout par les Berbères. A

l’ouest, un premier territoire est concerné au sud du Maroc où se trouvent les Berbères

Sanhâdja qui sont en relation avec le Ghâna au sud lui-même en contact avec les

diverses populations de la boucle du Niger. Dès le IXs., un itinéraire Sidjilmâsa,

Awdaghost et Ghâna est connu. Un deuxième territoire a pour centre névralgique la

ville de Gao sur le Moyen-Niger, cité qui a soumis les populations qui l’entourent.

L’islam y est bien implanté. Ce sont d’une part, les Sanhâdja et d’autre part les Zénètes

de Tadmekka qui en assurent le commerce. Enfin, entre le Niger et le lac Tchad, se

situe le pays des Zaghâwa, riche grâce à l’agriculture, l’élevage et les esclaves. C’est

par le Fezzan et le Waddân, au sud de la Lybie que ces communications passent. Les

exportations principales de ces contrées sont avant tout l’or et les esclaves en

contrepartie de quoi, ils reçoivent du sel, du cuivre et des vêtements.

Un commerce intensif et important se développe également vers l’Inde et la

Chine à partir du golfe Persique. La Chine connaît alors une unité et un développement

sous la dynastie des Tang (618-917) qui favorisent les relations avec l’extérieur. En

700, il y a une colonie musulmane à Ceylan, mais alors que cette île jouait le rôle de

plaque tournante, au siècle suivant les bateaux musulmans vont directement jusqu’en

Chine. En 717, le maître bouddhiste Vajrabadhî voit à Ceylan 35 bateaux persans à

destination de Canton. En 727, un pèlerin bouddhiste atteste que les Persans vont en

Chine pour acheter de la soie. En 748, un prêtre chinois remarque qu’un village est

habité par des Persans dans l’île d’Hainan. Ce commerce maritime est prospère durant

le VIIIe et le IXe siècle, malgré des reculs momentanés. Canton est ainsi mis à sac par

des marins persans et arabes en 758. En 760, deux mille commerçants musulmans sont

massacrés. On sait que des communautés arabes et persanes sont établies à Canton à

côté d’Indiens ou de Malais. Ils pénètrent aussi à l’intérieur du pays. Il y a des

communautés arabes à Yang-Chou au milieu du VIIIe siècle et des communautés

persanes à l’est, à Lo-yang et au nord à Ch’ang-an, capitales régionales qui possèdent

98

toutes deux des temples du feu. Ce commerce se développe ainsi sur l’antécédent

iranien mais surtout grâce à la construction de Baghdad, qui fait de cette ville le

débouché naturel du golfe Persique et un marché où la demande des produits de luxe est

élevée. Les ports de Baṣra, d’al-Ubulla et de Sîrâf se développent en conséquence.

Quant aux techniques de navigation, la mousson permet de se retrouver en Chine et

d’en revenir facilement en un an et demi. Sindbadh le Marin est le personnage

symbolique de ces voyages. Un soulèvement xénophobe chinois à Canton en 879 met

un coup d’arrêt à ce développement alors qu’en 977 le port de Sîrâf est détruit par un

tremblement de terre. C’est lors de ces échanges que des marins arabes mentionnent le

thé pour la première fois, en 8511.

Entre temps, le califat abbasside connaît une période de désordres politiques.

Une autre voix d’accès à la Chine se situe en Asie centrale. Cette route profite

du déclin du commerce maritime et du développement du Khurâsân dû aux Samanides

dans le courant du Xe siècle. Dans ce cas, le commerce est dans les mains de marchands

d’Asie centrale, la plupart d’origine soghdienne. En fait, ce commerce remontait à

l’époque sassanide et les marchands sogdiens apparaissent dans les sources musulmanes

sous l’appellation de marchands du Khwarizm, mais ce sont les mêmes réseaux

commerciaux. Du nord-est de l’Iran sont ainsi exportés des chevaux, des ânes, des

mulets, des chiens, des esclaves turcs, des tapis, des textiles, du feutre, des fourrures,

des minéraux comme du sel ammoniac, de l’alun, de la litharge, des pierres précieuses,

de la cornaline, des agates, des lapis-lazuli. Sont aussi très prisés, les objets en métal ou

faits d’oeufs d’autruche. Par la mer, arrivent des lions, des léopards, de l’encens et de la

myrrhe du Yémen, de l’ambre, différents types de gommes végétales, de l’huile de

jasmin, de l’huile de safran, des dattes, des myrobolans, des pistaches, des pigments et

des plantes médicinales, du corail. Des techniques passent aussi d’un domaine à l’autre,

les Chinois apprennent des Persans à faire du vin à partir du raisin, de même qu’ils

apprennent plusieurs techniques de façonnage de l’or et de l’argent.

A partir des ports de la mer Rouge et du golfe Persique, se développe aussi un

important commerce avec la côte orientale de l’Afrique, de l’Erythrée actuelle jusqu’au

Mozambique. Les relations avec l’Abyssinie et la Corne de l’Afrique continuent en

partie des relations préislamiques établies par les Arabes et les Persans. Globalement,

les populations bantoues au sud de la Somalie actuelle reçoivent le nom de Zandj. Tout

1 Mais cette boisson ne se diffusera en Iran qu’à l’époque mongole, XIIIe siècle, et au Maghreb qu’au

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d’abord le pays Bedja est connu pour ses mines d’or et de pierres précieuses. Plus au

sud les marchands arabes exportent principalement des animaux, des peaux, du bois,

des noix de coco, de l’ivoire, de l’ambre et surtout des esclaves contre des vivres et des

vêtements.

A partir de l’Irak, mais surtout de la Haute-Mésopotamie, du nord de l’Iran, et

de l’Asie centrale (Khwarizm, Khurâsân et Transoxiane) un important commerce se met

en place avec les populations de l’Europe orientale, slaves, russes et khazares dans le

courant du IXème et Xème siècles. Respectivement, ce sont les Khazars, les Bulgares

de la Volga et les Slaves qui sont touchés. Cela du IXe siècle au XIIIe siècle. La place

prépondérante est tenue par les Khazars, situés entre la mer Noire, le Caucase et la mer

Caspienne. C’est une population turque, semi-nomade, dont le clan royal s’est judaïsé.

Leur capitale se trouve à l’embouchure de la Volga. Plus au nord, se situent les

Bulgares de la Volga. Ce sont des nomades en voie de sédentarisation, dont la capitale

est à la confluence de la Kama et de la Volga. Ibn Fadlân est chez eux en 922. A la fin

du IXe siècle, les Russes, en fait des Varègues, viennent eux-mêmes commercer jusqu’à

Baghdad. En 965, les Russes prennent la capitale des Khazars, Itil. Ce sont alors les

Bulgares qui prennent le relais. Ils sont en outre en contact avec les populations finno-

ougriennes plus septentrionales. Les commerçants musulmans exportent des épices, des

pierres fines, du textile, des objets en fer mais surtout de l’argent sous forme de dirhams

ou de lingots. Ceux-ci sont retrouvés par les archéologues le long des routes

commerciales, en fait des fleuves, entre l’Oural et la Baltique, jusqu’en Scandinavie.

Une pièce a d’ailleurs été retrouvée en Belgique. En échange, les commerçants achètent

des fourrures. Après l’an mil, ces trouvailles cessent, sans doute à cause du déclin des

Samanides, mais on sait par les sources russes que le commerce continue.

Les juifs jouent un rôle capitale dans le commerce internationale, comme le

rapporte Ibn Khurradâdhbih1 quand il donne l’itinéraire des marchands juifs, dits ar-

Râdhâniyya (« Radhanites ») : « Ces marchands parlent l’arabe, le persan, le romain,

les langues franque, espagnole et slave. Ils voyagent de l’Occident en Orient, et de

l’Orient en Occident, tantôt par terre, tantôt par mer. Ils apportent de l’Occident des

XVIIIe siècle grâce à un commerçant français. 1 IBN KHURADADHBIH, Kitâb al-masâlik wa-l-mamâlik, éd. DE GOEJE, M. J., Leiden, 1889, pp. 114-115.

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eunuques, des esclaves femelles, des garçons, du brocard, des peaux de castor, des

pelisses de martre, et autres pelleteries, et des épées. Ils s’embarquent dans le pays de

Firandja (France), sur la mer occidentale, et se dirigent vers al-Faramâ ; là ils chargent

leurs marchandises sur le dos de chameaux, et se rendent par terre à al-Qulzum, à une

distance de 25 parasanges. Ils s’embarquent sur la mer orientale et se rendent d’al-

Qulzum à al-Djâr et à Djudda ; puis ils vont au Sind, au Hind et à la Chine. A leur

retour de Chine, ils se chargent de musc, de bois d’aloès, de camphre, de cannelle et des

autres productions des contrées orientales, où ils s’embarquent de nouveau sur la mer

occidentale. Quelques-uns font voile pour Constantinople, afin d’y vendre leurs

marchandises aux Romains, d’autres se rendent à la résidence du roi des Francs pour y

placer leurs articles.

Quelquefois, les marchands juifs, en s’embarquant dans le pays des Francs, sur

la mer occidentale, se dirigent vers Antioche. De là, ils se rendent par terre à al-Djâbya,

où ils arrivent au bout de trois jours de marche. Là ils s’embarquent sur l’Euphrate et

arrivent à Baghdad, d’où ils descendent, par le Tigre, à al-Ubulla. D’al-Ubulla, ils

mettent à la voile successivement pour le ‘Umân, le Sind, le Hind et la Chine » (tr. De

Goeje)

Les esclaves constituent un des produits le plus transportés car la société

médiévale orientale est esclavagiste, tant les musulmans, les chrétiens et les juifs

peuvent en posséder. Une nuance cependant, les droits chrétiens et juifs interdisent que

les esclaves femmes soient au service sexuel de leur maître, ce que le droit musulman

autorise. Pour nous en tenir au droit musulman, les esclaves ne peuvent avoir qu’une

seule origine : être des non-musulmans pris à la guerre. (On ne peut vendre ses enfants

ni être vendu pour dette). L’émancipation de l’esclave converti est prônée mais reste à

la discrétion du maître. Les marchés d’Afrique du Nord, d’Egypte et d’Arabie

fournissent les esclaves noirs tandis que les blancs sont d’origine slave, byzantine ou

turque, et proviennent donc d’Europe ou d’Asie centrale. Les esclaves blanches sont

considérées comme plus précieuses, donc coûtent plus chers. Les femmes sont attachées

à des travaux domestiques, mais certaines sont éduquées sous l’égide de certains

marchands pour devenir danseuses ou chanteuses. Elles alimentent aussi la prostitution,

bien que cela soit interdit par le droit musulman. Ibn Butlan, un médecin chrétien du

XIe siècle, a laissé un guide pour « le choix » des spécimens :

101

« Selon le marchand Abû ‘Uthmân, l’esclave idéale est la fille berbère qui est exportée

de son pays à l’âge de neuf ans, qui passent trois ans à Médine et trois ans à la Mekke,

et qui arrivent à seize ans en Mésopotamie pour être éduquée de manière raffinée.

Ainsi, quand elle est vendue à vingt-cinq ans, elle possède son excellence raciale, la

coquetterie médinoise, la délicatesse mekkoise et la culture d’une femme

mésopotamienne.

Sur les marchés, les Noires sont mises en évidence, c’est le plus noir, le plus

laid, et ce que l’on distingue le mieux ce sont les dents. (...) Elles sont inconstantes et

négligentes. Danser et battre des mains font partie de leur nature. (...) Elles ont des

dents très blanches à cause de leur salive. L’odeur émise par leur aisselle est

déplaisante et leur peau est grossière. (...) D’une belle peau, la femme turque est pleine

de grâce et d’animation. Ses yeux sont petits mais séduisants. Elles sont rondes et ont

tendance à être de petite taille. Il y en a très peu de grandes chez eux. Elles sont

prolifiques en enfants mais leur descendance est rarement disgracieuse. Ce ne sont pas

de mauvaises cavalières. Elles sont généreuses ; propres sur elles ; elles cuisinent bien,

mais elles ont malhonnêtes. La femme grecque est d’une complexion blanc-rouge, avec

des cheveux lisses et des yeux bleus. Elle est obéissante et adaptable, bien intentionnée,

honnête et loyale. Les hommes sont utiles pour gérer une demeure car ils aiment

l’ordre et ne sont pas enclins à l’extravagance. Il n’est pas rare que certains soient

formés à des artisanats précieux. »1

Les hommes se retrouvent dans des emplois « de force », comme les travaux

agricoles mais aussi dans l’artisanat ou le commerce. Par antiphrase, ils reçoivent

souvent le nom d’une matière précieuse : Yâqût (« rubis »), Kâfur (« camphre »), Lu’lu

(« perle »), etc.

Les hommes sont bien sûr utilisés pour « fabriquer » des eunuques. Al-

Muqaddasî, un auteur du Xe siècle, nous décrit l’opération : « Les eunuques que l’on

voit sont de trois sortes : une est transportée vers l’Egypte, c’est la meilleure ; une

autre est amenée à Aden – ce sont des Berberî (c.-à-d. des Somaliens de Berbera) –,

c’est la pire ; la troisième ressemble aux Abyssins. Quant aux eunuques blancs, ils sont

de deux sortes : les Slaves dont le pays se situe derrière le Khwârizm, quoiqu’ils soient

transportés en Andalous où ils sont castrés avant d’être emmenés en Egypte. Puis, il y a

les eunuques byzantins qui sont exportés en Syrie et en Aqur (Haute-Mésopotamie),

1 MEZ, A. Die Renaissance des Islams, Hildesheim, 1968, pp. 157-158.

102

mais cet apport s’est interrompu suite à la ruine des places-frontières. J’ai interrogé un

groupe sur la manière dont ils avaient été castrés. Il m’est ainsi apparu que les

Byzantins castrent leurs enfants et les confient aux églises afin qu’ils n’aient pas de

rapport avec les femmes et n’éprouvent pas de désir charnel. Lorsque les musulmans

font une expédition, ils attaquent leurs églises et en font sortir les jeunes gens. (Un

manuscrit ajoute : Dans le cas des Byzantins, on leur avait extrait les testicules, mais on

avait laissé la verge. Ils avaient agi ainsi avec leur jeunes hommes, quand ils les

avaient confiés aux églises. les musulmans s’en étaient emparés lorsqu’ils avaient

razzié ces églises). Quant aux Slaves, ils sont transportés vers une ville derrière

Pechina dont la population est juive et ce sont eux qui les castrent. On diverge sur la

manière. D’après certains, la verge et les bourses sont enlevées en une fois, pour

d’autres la bourse est fendue et on extrait les deux testicules. Ensuite, un morceau de

bois est placé sous la verge qui est coupée à la base. (...) Lorsque la castration est

terminée, on place dans le conduit urinaire une baguette de plomb qu’ils enlèvent au

moment d’uriner, cela jusqu’à ce qu’ils soient guéris afin que la chair ne se cicatrise

pas dessus. »1

Pour les eunuques « fabriqués » en Europe occidentale, principalement des

Slaves pris à l’est de l’Allemagne, l’opération se faisait notamment à Verdun et les

malheureux étaient ensuite acheminés jusqu’en Espagne pour y être vendus. Un

ambassadeur à Byzance, Liutprand de Crémone, rapporte en effet : « Les Grecs

appellent carzimasium l’eunuque enfant, une fois qu’il a été amputé de ses parties

viriles et de sa verge. Les marchands de Verdun ont l’habitude de procéder à cette

opération qui rapporte des sommes très importantes et d’envoyer ces esclaves en

Hispanie »2.

1 AL-MUQADDASI, Ahsan al-taqâqîm fî ma‘rifat al-aqâlîm, éd. DE GOEJE, M.J., Leiden, ..., pp. 242-243. 2 LIUTPRAND DE CREMONE, Ambassades à Byzance, tr. SCHNAPP, Joël, Paris, 2004, p. 38.

103

VIII. Les Fâtimides A. Origine

‘Alî (1er imam) laisse plusieurs enfants : Ḥasan (2ème imam) et Ḥusayn (3ème

imam), son fils ‘Alî al-Sadjdjâd (4ème imam). Il meurt à Médine en 713, empoisonné.

Il laisse deux fils : Mohammed al-Bâqir (5ème imam), dont la mère était une fille de

l’imam Ḥasan. C’est lui qui définit la « désignation d’autorité » de l’imam dans le choix

de son successeur. Il meurt empoisonné en 732. Mais il dut affronter son demi-frère

Zayd, mort au combat en 740 et fondateur du zaydisme. Pour les zaydites, « la

désignation d’autorité » n’a pas de valeur, seul compte le mérite personnel. Le 6ème

imam est Dja‘far al-Sâdiq. Il resta à l’écart des troubles politiques du moment

(révolution abbasside et zaydisme), en attendant son moment et en cultivant les

sciences. Il serait mort empoisonné en 765.

A sa mort, survient une importante querelle de succession. Il avait d’abord

désigné son fils aîné Ismâ‘îl, mais il mourut avant son père. A la mort de Dja‘far, la

majorité des shi‘ites se rallie à Mousa (7ème imam). Il est arrêté par les Abbassides et

aurait été empoisonné à Baghdad en 799. Son fils est le 8ème imam, ‘Alî ibn Musa al-

Ridâ. Il meurt à Tûs, en Iran en 818. Sa tombe est devenue le mausaulée de Mashâd en

Iran. Le 9ème imam, Muḥammad, meurt empoisonné en 835. Le dixième meurt en 868

empoisonné. Le 11ème et dernier meurt empoisonné en 874. Le douzième imam naît en

869, et est appelé Abû l-Qâsim Muḥammad. Selon les shi‘ites duodécimains, il disparaît

à l’âge de huit ans.

Pour en revenir à Ismâ‘îl, il semblerait bien qu’il ait pu, avant sa mort, jetter les

bases de ce qui allait devenir l’ismaélisme. C’est son fils, Muḥammad ibn Ismâ‘îl,

premier imam caché (mastûr) qui élabore la doctrine et organise la da‘wa, la mission. Il

meurt avant 809.

Maymûn al-Qaddâh et son fils ‘Mûsâ Allâh ibn Maymûn proclameront que

Muḥammad n’était pas mort et qu’il reviendrait comme Mahdî.

Seulement, entre Muḥammad ibn Isma‘îl, début IXe siècle, et la proclamation

du califat, début Xe siècle, se situe une période obscure pour l’historien. L’imamat

était-il sorti de la famille alide pour entrer dans celle d’al-Qaddâh ? Quelle est la

104

relation entre ‘Mûsâ Allâh al-Mahdî et al-Qâ’im, qui est proclamé calife ? Etait-il son

fils ? Les sources ismaéliennes sont divergentes, certaines exotériques, zâhir, d’autres,

ésotériques, bâtin. Les premiers répondent oui, les seconds non.

Au milieu du IXe siècle, dans le Khuzistan, près de Baṣra apparaît ‘Abdallâh al-

Akbar, fils de Maymûn al-Qaddâḥ (« celui qui opère les cataractes »). Comme sa

prédication lui attire des ennemis, il se sauve à Baṣra. Les ennuis le poursuivent, il se

sauve en Syrie, à Salamiyya. Il s’y installe comme « colon » en se disant commerçant.

Cela se situe dans le troisième quart du IXe siècle. Il laisse deux fils qui reprennent son

rôle de missionnaire, dont Aḥmad, qui a aussi deux fils : al-Ḥusayn ibn Aḥmad et Abû

‘Alî Muḥammad (m. 899). Ce dernier reprend la tête de la propagande vers 881 (les

missions ont déja atteint le Yémen, le Sind et l’Algérie). En 881, le dâ‘î Ibn Ḥawshab

est au Yémen et en 883, il fonde son foyer de revendications ismaéliennes. C’est chez

lui que passe un certain dâ‘î (« missionnaire »), Abû ‘Mûsâ Allâh.

Avant sa mort, Abû ‘Alî Muḥammad (m. 899) désigne son neveu, le fils de

Ḥusayn, Sa‘îd ibn al-Ḥusayn, comme successeur. C’est le futur ‘Mûsâ Allâh al-Mahdî.

A la mort d’al-Ḥusayn ibn Aḥmad, Ḥamdan Qarmat et son beau-frère ‘Abdân

rompent les ponts avec Salamiyya, selon certaines sources sunnites, mais les autorités

ismaéliennes n’en disent rien.

B. Développement au IXe siècle et établissement au Maghreb

Au Yémen, c’est Ibn Hawshab Mansûr al-Yaman (« Vainqueur du Yémen »)qui

est envoyé depuis l’Irak en 881. En 892, il a auprès de lui Abû ‘Mûsâ Allâh al-Ḥusayn

ibn Aḥmad al-Shî‘î, originaire de Kûfa. Après 893, dans la ville sainte, Abû ‘Mûsâ

Allâh y rencontre des Berbères de la tribu des Kutâmas. Il les questionne pour savoir

quelle est la situation de leur pays, si la situation politique serait propice à la diffusion

de sa doctrine. Il apprend ainsi qu’ils vivent dans une région assez éloignée du siège du

pouvoir, dans une certaine autonomie et qu’ils possèdent des villes fortes. Il les

interroge sur la grandeur de leur territoire, les divisions tribales, leur nombre, leurs

armes, leurs chevaux, leurs richesses.

Il séduit deux chefs kutamas par son savoir. Il se présente comme mu‘allim

(« enseignant »), pas comme missionnaire. Les chefs kutâmas l’invitent à venir

enseigner chez eux. Ils arrivent enfin au Maghreb, en petite Kabylie (Algérie), en juin

893. Une fois sur place, cette nouvelle cellule commence son travail de propagande.

105

Selon les sunnites, en 899, Sa‘îd ibn al-Ḥusayn, se proclame mahdî. De peur

d’être attrapé par les Sunnites et vu la détérioration des relations avec les Qarmates,

‘Mûsâ Allâh al-Mahdî fuit en Egypte toulounide déguisé en marchand, accompagné

d’un petit garçon, le futur al-Qâ’im. L’armée abbaside se rapproche : deux

possibilités Yémen ou le Maghreb. Devant l’impossibilité de se rendre à Kairouan, le

pays étant encore tenu par les Aghlabides, il part à Sijilmâsa.

Abû ‘Abdallâh al-Shi‘î continue sa propagande chez les Kutâmas au cours des

années 900-901, il est virtuellement le chef des Kutâmas. Les Aghlabides connaissent

alors une querelle familiale qui les empêche d’intervenir réellement. Petit à petit, les

Kutamas s’emparent de l’Ifrîqiya. Après la fuite de Ziyâdat Allah III. Enfin, en mars

909, le dâ‘î entre à Raqqâda, capitale aghlabide.

Abû ‘Mûsâ Allâh va alors rechercher le Mahdî à Sidjilmâsa. Il entre en janvier

910 à Raqqâda et ‘Ubayd Allâh est proclamé calife.

I) Califat de ‘Ubayd Allâh (910-934)

Il nomme des Kutâmas gouverneurs de province et installe dans chaque

province des troupes de la même tribu. Il laisse aussi à leurs postes un certain nombre

de fonctionnaires du régime aghlabide afin d’assurer une certaine continuité.

Le nouveau pouvoir s’oppose aux Omeyyades d’Espagne, aux Abbasides et aux

Byzantins.

Prise en main de la Sicile : à partir de 917, l’île est occupée. De là, des raids sont

menés vers l’Italie du sud byzantine. En 918, une première campagne touche la Calabre.

En 925, débarquement à Otrante. Byzance finit par payer un tribut pour avoir la paix.

Ces succès s’expliquent par la récupération réussie de la flotte des Aghlabides mais

aussi par le fait que les Byzantins sont alors bien plus préoccupés par le problème

bulgare.

L’objectif des Fâtimides reste cependant Baghdad. Deux campagnes sont donc

menées vers l’Egypte (914-915 et 919-921), mais en vain.

A l’ouest, ils sont amenés à mener plusieurs campagnes vers le Maroc car

l’opposition avec les Omeyyades se fait surtout en Afrique du Nord. ‘Mûsâ al-Rahmân

III, qui était arrivé au pouvoir en 912, avait parfaitement compris le danger que

représentaient les Fatimides et comptait bien leur créer des problèmes. A partir de 917,

106

‘Ubayd Allâh tente de conquérir une partie du Maroc, mais les Omeyyades soutiennent

leurs opposants. Un prince ṣâliḥide récupère Nakûr avec l’aide de ‘Mûsâ al-Rahmân III.

Le fils du prince s’était sauvé à Malaga. Une fois Nakûr reprise, le prince devient un

obligé de ‘Mûsâ al-Rahmân III. ‘Ubayd Allâh est alors occupé par la deuxième

campagne égyptienne. En 921, Fès est prise et ‘Ubayd Allâh place des princes soumis

mais le Maghreb ne sera jamais pacifié car une tribu berbère, celle des Zénètes,

soutenus par les Omayyades d’Espagne leur seront toujours hostiles, ainsi qu’aux

Kutâmas.

En 921, ‘Ubayd Allah fonde la ville de Mahdiya, il s’agit d’une ville princière

et d’une forteresse.

II) Califat d’Abû l-Qâsim

Son fils Abû l-Qâsim (934-946) lui succède. Son califat voit la poursuite des

opérations en Italie mais surtout la révolte khâridjite d’Abû Yazîd. En 935, un

prédicateur khâridjite unifie les tribus zénètes khâridjites et les soulève en proclamant

impies les Fâtimides. Il doit se réfugier dans l’Aurès et lance l’insurrection en janvier

944. Les villes tombent les unes après les autres. L’objectif final est Mahdiya, défendue

par le général fatimide Maysûr. Fin octobre 944 celui-ci est tué. Son cadavre est

écorché et décapité. En janvier la ville de Mahdiya, avec al-Qâ’im est assiégée par Abû

Yazîd et ce siège dure un an. En septembre 945, lasses, les troupes d’Abû Yazîd se

débandent. En fin 945, Abû Yazîd possède une bonne partie de l’Ifrîqiya sauf Mahdiya

et le cap Bon, mais le comportement de ses troupes lui amènent l’hostilité de la

population. En janvier 946, Abû Yazîd met le siège devant Sousse, qui résiste. C’est en

ces circonstances qu’al-Qâ’im meurt, le pouvoir passe alors à son fils Ismâ‘îl al-

Manṣûr.

III) Califat d’al-Mansûr (r. 946-953)

Son premier objectif est d’abattre Abû Yazîd. En juin 946 Abû Yazîd rencontre

les forces fâtimide en face de Kairouan. La lutte dure deux mois et finit par épuiser Abû

Yazîd. Le vendredi 7 août 746, Ismâ‘îl risque une sortie en masse, mais la bataille dure

six jours et les Fâtimides en sortent victorieux et sauvés ! Ismâ‘îl y gagne son

surnom : al-Mansûr Bi-llâh « Victorieux avec l’aide d’Allah ». Abû Yazîd est blessé à

mort dans l’Aurès en août 947 lors d’une bataille.

107

-Restauration de son royaume à l’intérieur et à l’extérieur

En Sicile, la situation tournait à l’anarchie. Sous la révolte d’Abû Yazîd, de 943

à 947, une part des Fâtimides se réfugient dans l’île mais des éléments berbères

cherchent à prendre plus d’autonomie au sud. En 947, al-Ḥasan ibn al-Kalbî, un général

loyal est fait gouverneur avec l’ordre exprès d’al-Mansûr de faire preuve de fermeté.

Une fois l’ordre rétabli, en 949, la lutte reprend avec Byzance. Ceux-ci demandent une

trève en 952.

Al-Mansûr, quoique dans la trentaine, tombe malade vers 950 et endure ses

souffrances tout en assumant son rôle de calife, il meurt à trente-neuf ans en 953.

IV) Califat d’al-Mu‘îzz li-dîn Allâh (r. 953-975)

Il reprend la lutte pour le Maghreb extrême et surtout l’Andalous. Il veut les

intimider. Il ordonne à Ḥasan ibn al-Kalbî d’attaquer Alméria en 954. En 959, malgré

les demandes de trève de ‘Abd al-Rahman III (problèmes avec les royaumes chrétiens

de Léon et de Pampelune), une armée est envoyée au Maroc. Les villes du nord du

Maroc se soumettent toutes sauf Tanger et Ceuta, que Djawhar n’a pas voulu prendre.

En 960, il est de retour à Manṣuriyya. Les Omeyyades récupérent leur l’influence sur le

pays.

C. Conquête de l’Egypte et fondation du Caire

L’Egypte est alors gouvernée par les Ikhshidîdes, dont le dernier souverain

puissant fut Muḥammad ibn Tughdj, mort en 946. La régence est alors entre les mains

de l’eunuque Kâfûr, il règne effectivement deux ans à partir de 966, jusqu’à sa mort en

968. A ce moment le pays est dans une situation délicate : les Qarmates se font

pressants en Syrie, le pays connaît une famine importante. Une armée se met en marche

en 969. Djawhar entre à Fustât le 7 juillet. Il installe son camp au nord de la ville,

emplacement du futur Caire. Des troupes sont envoyées en Syrie et le pays n’est tenu

qu’en 971.

Al-Mu‘izz quitte la Tunisie en 972 pour l’Egypte et place Bulughghîn ibn Zîrî

comme gouverneur en Afrique du Nord.

Une administration califale centralisée se met en place mais avec une volonté de

faire du calife un personnage quasiment sacré. Comme imam, il a une autorité

108

religieuse importante. Il se considère comme l’unique héritier de son message

prophétique. A côté du calife, se trouve un personnage important : le dâ‘î des dâ‘î :

c’est le chef de la propagande.

Le calife n’ a pas d’investiture publique, puisqu’il est choisi par Dieu, par

l’entremise de son père qui le désigne. Il lui faut tout de même une administration :

plusieurs départements apparaissent : pour les finances, pour la poste, pour les actes et

les décrets.

- Fondation et organisation du Caire

C’est d’abord une ville princière, avec les services administratifs et militaires, la

vraie cité reste Fustât.

Djawhar choisit un site au pied du Muqattam et près d’un canal : à l’abri des

crues du Nil et à une certaine distance de Fustât et de sa population. L’enceinte fut

tracée le jour même où Djawhar choisit le site. L’enceinte primitive, en briques de terre

séchées au soleil était assez large pour que deux chevaux puissent se croiser et avait la

forme d’un rectangle d’une superficie de 136 hectares. Elle possédait huit portes : deux

au nord : Bâb al-Futûh et Bâb al-Nasr, deux de chaque côté, et au sud, notamment Bâb

Zuwayla. Un fossé entourait ces murailles. On y retrouve deux palais constitués de

plusieurs pavillons, ou kiosques disséminés dans un jardin entouré par une enceinte.

Les vizirs construirent aussi des pavillons. La mosquée d’al-Azhar est construite par

Djawhar en 970-972.

Il y avait ainsi des pavillons pour tous les usages de la cour : le magasin des

Etendards : c’était l’armurerie ; la cuisine, reliée au palais par un souterrain.

Il fallait aussi cantonner les militaires, les contingents tribaux. Ces

cantonnements devinrent des quartiers.

109

D. L’Egypte fâtimide

L’importance de l’Egypte à l’époque fâtimide et la position de la ville palatiale

du Caire à proximité stimulent le developpement et l’activité commerciale de Fustât. La

ville devient centre de transit pour les marchandises et centre de production. Le Caire

n’est pas en concurrence avec Fustât car c’est là que demeure une caste dominante,

riche, et avide de biens de consommation de luxe, que Fustât peut produire alors que

Fustât profitera de l’Etat impérialiste fâtimide pour développer un commerce qui va du

monde méditerranéen jusqu’en Inde.

Le Nil sert de moyen de communication entre les ports de la mer Rouge, Fustat

et ceux de la Méditerranée. L’Egypte exporte du lin vers la Sicile et la Tunisie, importe

de la soie et des tissus, des cuirs et des peaux des pays Méditerranéens. D’Orient

arrivaient des épices, des gommes, des métaux précieux, des produits utilisés pour la

teinture, le tannage et dans la pharmacie.

Certains produits étaient forcément transformés à Fustât, d’où le développement

d’un artisanat varié pour répondre aux besoins de la population. Fustât possédait une

importante communauté chrétienne et une communauté juive un peu moins importante.

Benjamin de Tudèle qui passe à Fustât en 1170 estime le nombre de juifs à 7 000. Il n’y

avait pas de ghetto mais les relations de bon voisinage allaient de pair avec une

séparation dans l’habitat qui arrangeait tout le monde.

Al-Mu‘izz meurt en 975, c’est son troisième fils qui lui succède, al-‘Azîz (r.

975- 996). C’est sous son règne que le vizir apparaît, il s’agit d’Ibn Killis. C’est un juif

de Baghdad qui avait servi Kâfûr et s’était converti à l’islam. Il se met ensuite au

service des Fâtîmides et est nommé vizir en avril 979. Tant qu’il vit, le calife mène une

sage politique mais après sa mort, il change de politique et attaque les Byzantins et les

Ḥamdanides en Syrie du nord. C’est une erreur. Al-Ḥâkim bi amr Allâh lui succède (r.

996-1021). Il a treize ans. Le début de son règne, de 1000 à 1005, année de la révolte

d’Abû Rakwa, est calme. C’est une période sage. Il continue la politique antérieure. En

1003 se termine la mosquée appelée mosquée al-Hâkim. Durant cette période, c’est

l’office du safîr ou wasît, intermédiaire qui voit le jour. Abû Rakwa, un instituteur se

proclame calife en vertu de son ascendance omeyyade et s’allie les bédouins de Libye et

du delta en 1004. Il n’est écrasé qu’en 1007. C’est en 1005 que le Dâr al-Hikma est

fondé. Il veut y réunir des savants sunnites. Après 1020, il devient le centre de

formation ismaélien. Le calife fait bâtir ce bâtiment près du palais occidental. Le fonds

110

de la bibliothèque provenait de la bibliothèque personnelle du calife et ne concernait

pas seulement les sciences religieuses mais toutes les formes de connaissance. La

bibliothèque était ouverte à tout le monde et on y venait pour lire et copier. Du papier,

de l’encre et des calames étaient mis à disposition. Des scientifiques furent pensionnés

par le pouvoir pour y travailler, on y trouvait une majorité de juristes-consultes (faqîh),

mais aussi des astrologues, des grammairiens et des médecins. Deux cheikhs sunnites y

sont nommés.

A partir de 1005, al-Ḥâkim se met à persécuter les gens du Livre. Ils doivent

porter des marques distinctives. Il leur est interdit d’entrer aux bains musulmans. Les

crécelles ne peuvent plus être entendues en Egypte. Il veut enlever les croix des églises

et des mains des gens. En 1007, il fait détruire le Saint-Sépulcre. En 1013, il ordonne la

destruction de toutes les églises en Egypte, ainsi que les synagogues. Cela occasionne

des conversions et un exode. En 1020, il ordonne la reconstruction des églises détruites

et que les biens confisqués aux chrétiens leur soient rendus.

En 1017-1018, des missionnaires persans proclament sa divinité. Il laisse faire.

Cela ne remporte guère de succès en Egypte, mais bien en Syrie, c’est l’origine de la

communauté druze.

Le calife disparaît aussi étrangement qu’il a vécu. En février 1021, il disparaît

dans le mont Muqattam, à l’est du Caire. On retrouva ses vêtements ensanglantés.

Manifestement, sa sœur, Sitt al-mulk y participa. Elle se rendit compte que les

extravagances de son frère coûtaient cher à l’Etat sans rien lui rapporter sauf

l’aliénation des sunnites. Son jeune fils lui succède, c’est le calife al-Zâhir (r. 1021- m.

1036) mais c’est sa sœur qui est régente jusqu’à sa mort en 1024/25. Il prèfère confier

la gestion du pouvoir à des fonctionnaires et notamment à partir de 1027, à ‘Alî b.

Ahmad al-Djardjarâ’i jusqu’en 1045.

Calife al-Mustansir (r. 1036-1094). Le plus long règne d’un souverain

musulman au Moyen Age.

La première partie du règne, jusqu’en 1045 voit la continuation de la situation

antérieure. De 1045 à 1070, la situation s’aggrave tant à l’intérieur de l’Egypte qu’à

l’extérieur, malgré un succès durable au Yémen et momentané à Baghdad. A partir de

1070, la situation intérieure est redressée mais l’empire fatimide se réduit alors à

l’Egypte.

111

Le succès a été momentané à Baghdad : profitant des troubles qui ont lieu à la

chute des Bouyides, un chef militaire turc opposé à l’arrivée des Seldjoukes, al-

Basâsîrî, s’empare de Baghdad en décembre 1058 et fait proclamer la khutba, le prône

du vendredi, pendant un an au nom d’al-Mustansir, mais le seldjouke Tughrul Beg

reprend la ville.

En 1038, le Yémen voit l’ismaélien al-Sulayhî se rebeller. En 1062, al-Sulayḥî

s’installe à San‘â’ et prend Aden. Un an plus tard, il étend son pouvoir sur le

Ḥadramawt. Jusqu’en 1174, le Yémen reste dans l’obédience fâtimide. Mais les tribus

du nord du pays restèrent zaydites ou shaféites.

En revanche, les Fâtimides perdent l’Afrique du Nord et la Sicile.

En Afrique du Nord, les Zirides prennent de plus en plus de distance face aux

ordres du Caire : des impôts sont levés sur des tribus exemptées jusqu’alors, et des

trèves sont établies à l’inverse de ce que veut le Caire. Les Zirides eux-mêmes

connaissent des dissidence : l’oncle, Ḥammâd ibn Zîrî, du gouverneur régnant se taille

sa propre principauté en Algérie.

Vers 1004/05, Bâdîs accorde ce droit à l’autonomie à son oncle et celui-ci fonde

une principauté autour d’une nouvelle capitale Qal‘a Ḥammâd, au nord-est de Msila.

Après la mort de Ḥammâd, en 1028, son fils al-Qâ’id ibn Ḥammâd lui succède et dans

sa lutte contre les tribus zénètes, il définit un territoire qui correspondra plus tard à

l’Algérie. La guerre perdure jusqu’en 1042 avec les Zirides fidèles, année où son

indépendance est reconnue.

Sous al-Mustansir, Mu‘izz ibn Bâdis (1016-1062) choisit de faire allégeance à

Baghdad. La rupture doit avoir eu lieu entre 1049 et 1050. En 1052, face aux problèmes

frumentaires du pays, les autorités égyptiennes décident d’envoyer en Ifrîqiya deux

tribus turbulentes, les Banû Hilal et les Banû Sulaym. Ils dévastent le territoire ziride.

En 1052, les Banû Hilâl défont une coalition ziride près de Gabès. Ils se répandent en

Tripolitaine. Mu‘izz ibn Bâdis doit quitter Kairouan en 1057 et se réfugie à Mahdiyya

où il survit jusqu’en 1062. Les Pisans et les Génois prennent la ville en 1087.

En Sicile, les Kalbides sont quasi indépendants et l’apogée de la dynastie se

situe sous le règne d’Abû l-Futûḥ Yûsuf al-Kalbî (989-998). Ses fils et successeurs ont

une politique malheureuse et tortueuse avec les Zirides qui amène ceux-ci à intervenir

dans l’île. L’anarchie s’installe en Sicile. A partir de 1060, Robert Guiscard, fils de

112

Tancrède de Hauteville, mène une série d’opérations pour porter main-forte à Guaimar

IV, prince de Salerne, son beau-père. Ils s’emparent des territoires byzantins en Italie du

sud. En 1073, il prend Palerme et est fait comte de Sicile. En 1091, la conquête était

achevée.

A l’intérieur de l’Egypte, l’Etat n’est plus dirigé avec assez de rigueur. Dans la

deuxième moitié du XIe siècle, des heurts opposent les différentes troupes. Le calife

tombe sous la coupe d’un chef général, Nâsir al-dawla en 1068, il a réussit à rétablir

l’ordre grâce à ses troupes turques. Il est finalement assassiné par un autre parti turc en

1073. Le pays connaît de 1067 à 1072 une famine très grave. Le calife fait appel au

gouverneur d’Acre, Badr al-Djamalî. Il arrive avec un contingent d’Arméniens fidèles.

Il redresse la situation en 1074 en faisant assassiner ses opposants. La fille du général

épouse le cadet d’al-Mustansir, le futur al-Musta‘lî.

Les années 1050-1060 apparaissent comme la période centrale durant laquelle

un affaiblissement de l’appareil de l’Etat se fait sentir. Seul un vizirat fort, fonction

occupée par des militaires, empêche un effondrement rapide de la dynastie.

113

IX. Omeyyades d’Espagne : émirat (de 756 à 929 ) et califat

(de 929 à 1031)

Après la conquête ou plutôt la suite de soumissions, il y a peu de troubles avec

les chrétiens, mais il y a des révoltes berbères et des dissensions entre Arabes, ce qui

nécessite l’envoi d’une armée syrienne. Cette dernière s’établit à demeure. Les troubles

étaient dus à l’ancestrale opposition entre Arabes du sud (ou Yéménites) et Arabes du

nord (ou Qaysites). On peut constater que l’élément arabe reste prédominant en

Andalus alors qu’il s’est réduit en Orient avec les Abbassides. En Espagne, les évêques

sont les intermédiaires entre le pouvoir musulman et la majorité de la population qui

reste chrétienne jusqu’au IXe s. Pour ces non-musulmans, c’est aussi le statut de

dhimmî qui est en vigueur.

Lors de la victoire abbasside, ‘Abd al-Raḥmân I (731-788) parvient à trouver

refuge en Andalus. Il chasse le gouverneur et se proclame émir en 756 : c’est l’émirat

de Cordoue. Il s’appuie aussi sur la rivalité Arabes du nord – Yéménites, mais en

privilégiant les Yéménites. Quoi qu’il en soit, l’arabisation de la société se poursuit.

Les circonstances sont floues, faute de documents d’époque. Une différence est à noter

avec le Proche-Orient : en Syrie, la culture arabo-musulman naît de tous les éléments en

place, en Espagne, elle est imposée. Cordoue devient une capitale à l’orientale et la

culture arabo-musulmane s’impose au détriment de la culture latine. On assiste à

l’arabisation des élites, comme le regrette Paul Alvare : « Les chrétiens aiment lire les

poèmes et les romans des Arabes ; ils étudient les théologiens et les philosophes arabes,

non point pour les réfuter mais pour acquérir un arabe correct et élégant. Où est le

profane qui lit maintenant les commentaires latins des Saintes-Ecritures, ou qui étudie

les Evangiles, les prophètes ou les apôtres ? Hélas ! Tous les jeunes chrétiens de talent

lisent et étudient avec enthousiasme les livres arabes ; ils réunissent d’immenses

bibliothèques à grands frais ; ils méprisent la littérature chrétienne, qu’ils jugent indigne

d’attention. Ils ont oublié leur langue. Pour un qui sait écrire une lettre en latin à un ami,

il en est un millier qui savent s’exprimer en arabe avec élégance et écrire de meilleurs

poèmes en cette langue que les Arabes eux-mêmes. »1

1 ALVARE, Paul, Indiculus luminosus, § 35, in GIL, Juan (éd.) Corpus Scriptorum Muzarabicorum, Madrid, 1073, II, pp. 314-315.

114

On peut voir une manifestation du nouveau pouvoir dans la construction de la

Grande mosquée de Cordoue, vers 786 sur le modèle de celle de Damas. (double niveau

des arcs comme à Damas mais avec plus de légèreté et les arcs sont outrepassés). C’est

sous ‘Abd al-Raḥmân Ier que se déroule, en 778, la défaite de Ronceveaux. Au retour

de leur tentative de prendre Saragosse, les Francs sont attaqués par des Basques. Ni lui,

ni ses successeurs n’apporte pas de changements administratifs. Son fils Hisham (788-

796) lui succède. La lutte contre les Francs continue car ils sont pugnaces : le futur

Louis-le-Pieux prend Barcelone en 801 mais ensuite les frontières restent stables

pendant deux siècles. Sous al-Hakam Ier (796-822), malgré les troubles qui entourent

sa succession, est lancée une expédition infructueuse sur les Baléares. En 818, éclate

une révolte de la population de Cordoue d’une espèce nouvelle : les cadis malikites

protestent contre le pouvoir et ses taxes illégales. Bien qu’écrasé, ce mouvement montre

la montée du malikisme et d’une conscience musulmane.

Sous ‘Abd al-Raḥmân II (792, r. 822, 852), l’Etat s’organise à l’image de

l’empire abbasside : administration centralisée et hiérarchisée, sous la direction du

ḥâdjib (« chambellan »), équivalent du vizir. La prospérité économique entraîne un

développement culturel important, tant pour la poésie (Ziryâb) que pour l’étude du droit

malikite, qui devient la doctrine officielle de l’Etat. La société s’islamise et s’arabise et

cette arabisation touche les chrétiens comme les convertis. Un fait témoigne de la

situation des chrétiens : les martyrs de Cordoue, ce sont des provocations chrétiennes de

850 à 859. Un chrétien zélé cherche à provoquer les musulmans en dénigrant l’islam. Il

est jugé et puni. Un concile en 852 interdit cette recherche du martyr. La situation de

l’Andalus lui permet aussi d’avoir une activité maritime importante : piraterie contre les

côtes de Provence, participation à la conquête de la Sicile en 829-830.

Sous l’émir Muḥammad (852-886), dans le dernier quart du IXe siècle,

l’autorité de Cordoue a du mal à se faire respecter partout et des révoltes éclatent,

notamment de la part des Mozarabes. On constate aussi des antagonismes entre Arabes

et Berbères, ou entre indigènes et Arabes. L’un d’eux fonde la ville de Badajoz en 875.

En 880, Ibn Ḥafsûn se révolte et se réfugie dans une forteresse à 50 km de Cordoue.

C’est une révolte dangereuse parce qu’elle est longue et elle reçoit le soutien de

chrétiens et de nouveaux convertis. Sa famille est musulmane depuis deux générations.

Il déclenche sa rébellion en 880 contre l’émir Muḥammad. Il veut libérer la population

des torts que lui font subir le pouvoir central. Par ses succès, il devient ambitieux et en

115

891, il désire même prendre le pouvoir et rattacher l’Andalus à Baghdad. Militairement,

il finit par être battu par l’émir ‘Abd Allâh. En 899, il revient au christianisme. Il est

réduit mais il reste menaçant ainsi que ses successeurs. Il meurt en 918. La société a

l’allure d’une mosaïque aux identités propres (Arabes, Berbères, chrétiens, musulmans

et juifs) avec une prépondérance donnée aux musulmans. Vers 870, est créée la

république de marins de Péchina, près l’Alméria. Des marchands-pirates organisent des

raids pour faire des esclaves et ensuite les revendre. Vers 890, des marins andalous

prennent pied pour 50 ans dans le Freinet en Provence. En 902, ils font la conquête des

Baléares.

L’apogée est atteinte sous ‘Abd al-Raḥmân III (889, r. 912, 961). Il restaure

l’unité du pays en réduisant les seigneurs révoltés. Les restes d’Ibn Hafsun, m. en 917,

sont déterrés et crucifiés à Cordoue. Pour contrecarrer les Fâtimides, il soutient les

Zénètes au Maroc qui leur sont hostiles. Il occupe Melilla en 927. Il prend le titre de

calife (929) également pour concurrencer les Fâtimides et se montrer défenseur du

sunnisme. Mais en même temps, il adopte le cérémonial qu’exige son statut. Il s’isole

dans une nouvelle capitale, madînat al-Zahrâ’, construite en 936, à 5 km de Cordoue,

sur le Guadalquivir (détruite en 1010, utilisée comme carrière de pierres par la suite). Il

laisse Cordoue aux princes et aux notables. C’est aussi dans cette cité que sont installés

les ateliers princiers. Par rapport aux royaumes chrétiens, la lutte continue mais c’est

une lutte de frontière. Il entretient des relations diplomatiques avec Byzance et avec

l’empereur d’Allemagne Othon Ier. La situation ne change pas sous son fils, al-Ḥakam

II (961-976). C’est un calife peu guerrier mais avec une grande activité de mécène. La

vie de cour continue comme avant. Il fonde une bibliothèque. C’est à cette époque

qu’est traduit Dioscoride.

A sa mort, son fils, Hishâm II (966, r. 976,1013), trop jeune pour régner, reçoit

un conseil de régence assuré par l’ancien ḥâdjib de son père, le berbère al-Mushâfî et le

responsable de la monnaie Muḥammad ibn Abî ‘Amîr (938-1002). Ibn Abî Amîr évince

le ḥâdjib et prend les rênes du pouvoir (c’est l’Almanzor « al-Mansûr » des sources

chrétiennes). C’est le fondateur de la dynastie des Amirides. Hishâm est littéralement

prisonnier dans son palais et la réalité du pouvoir revient à Ibn Abî ‘Amir, ḥâdjib en

978. Il se fait construire une ville princière, Madînat al-Zâhira. Il prend le titre de

Malik, le surnom d’al-Mansûr et fait de son fils le hâdjib. Il repousse les chrétiens qui

font des incursions dans le Nord. Il mène près de 57 campagnes militaires dont, en 985,

116

la prise et le sac de Barcelone et en 997, le pillage de Saint-Jacques-de-Compostelle. Il

profite du départ des Fâtimides d’Afrique du Nord pour remettre le Maroc et l’Algérie

occidentale dans l’orbite des Omeyyades, en s’alliant avec les Zénètes. C’est à ce

moment qu’une famille alide, détachée des Idrissides, les Hammunides, s’installent en

Espagne. Il réforme l’armée pour la rendre indépendante des tribus locales. Il veut

gouverner selon l’islam sunnite et expurge la bibliothèque d’al-Hakam II.

Son fils ‘Abd al-Malik (m. 1008) poursuit la même politique. Mais son frère et

successeur, ‘Abd al-Rahmân commet une faute de jugement : il veut le califat pour sa

famille. Comme le calife n’a pas d’enfant, il désigne les Amirides pour lui succéder, ce

qui est illégitime puisqu’ils ne sont pas Qurayshites ! Une révolution a lieu en février

1009, en l’absence du ḥâdjib, le calife est déposé et son cousin Muḥammad al-Mahdî

lui succède, c’est la révolution de Cordoue. Le nouveau calife commet une série de

maladresses et les prétendants au pouvoir califal deviennent nombreux. L’un d’entre

eux est soutenu par les Berbères. Al-Mahdî est chassé de Cordoue en 1009 mais il

reprend sa capitale en 1010. L’anarchie s’installe. Hishâm revient même au pouvoir

mais il est assassiné.

De 1016 à 1026, la famille des Hammunides parvient au califat. Mais à partir de

1037, plus aucun calife n’est choisi et commence alors une réelle anarchie : « Les

royaumes des Taifas » ( litt : « des bandes, des partis »). Chaque ville, chaque région a

son souverain. Parfois, c’est la reconnaissance d’un pouvoir de fait.

Cette période coïncide avec des avancées chrétiennes au Nord. Les chrétiens

avaient précédemment loué leurs services comme mercenaires aux différents royaumes

musulmans. A partir de 1050, les Etats chrétiens demandent des tributs pour leur

neutralité. Entre 1060 et 1080, le roi de Castille Alphonse VI envisage la reconquête,

alors qu’à ce moment même s’affirme en Afrique du Nord un pouvoir berbère, celui des

Almoravides. Ce dernier devient la référence des musulmans d’Espagne. En 1085,

Tolède est conquise par Alphonse VI et les musulmans font appel aux Almoravides. En

1086 a lieu la victoire de Zallaqa/Sagrajas où est vaincu Alphonse VI. L’Andalus est

protégée pour un siècle de la reconquista. Cette période de turbulences et de division du

pouvoir voit néanmoins un vie culturelle intense, dont Ibn Ḥazm est la figure la plus

importante.

117

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