Histoire du mouvement marxiste-léniniste au Québec 1973-1983

Embed Size (px)

Citation preview

BULLETIN DHISTOIRE POLITIQUEvolume 13, numro 1 ~ automne 2004

Histoire du mouvement marxiste-lniniste au Qubec 1973-1983 Un premier bilanAQHP/LUX diteur

LE BULLETIN DHISTOIRE POLITIQUE

Comit de rdaction

Robert Comeau, directeur Lucille Beaudry, Jean-Philippe Croteau, Michle Dagenais, Pierre Drouilly, Jean-Marie-Fecteau, Manon Leroux, Thierry Nootens, Stphane Paquin et Sbastien Parent

Responsable du dossier thmatique :

David Milot avec la collaboration de Robert Comeau

Adresse Internet: http://unites.uqam.ca/bhp

BULLETIN DHISTOIRE POLITIQUE

volume 13, numro 1 ~ automne 2004 Chaque texte publi dans la revue est valu par deux personnes comptentes dans le domaine concern. La responsabilit des textes incombe uniquement leurs auteurs. Pour devenir membre de lAssociation qubcoise dhistoire politique et vous abonner son bulletin, libellez votre chque lordre de lAssociation qubcoise dhistoire politique. Faites-le parvenir lAQHP, a/s Pierre Drouilly, dpartement de sociologie, UQAM, C. P. 8888, succ. Centre-Ville, Montral (Qc), H3C 3P8 Prix de labonnement (3 numros) : tudiants: 35 $ membres: 45 $ institutions: 55 $ Le Bulletin dhistoire politique est codit par lAssociation qubcoise dhistoire politique et LUX, diteur Montral lenseigne du Chien dOr. Il est publi trois fois par anne : lautomne (no 1), lhiver (no 2) et au printemps (no 3).Les articles du Bulletin dhistoire politique sont rsums et indexs dans America: History and Life, Historical Abstracts et Repre.

La distribution dans les librairies est assure par la maison Prologue: (450) 434-0306. graphiste: Charlotte Lambert [email protected] Bulletin dhistoire politique et LUX diteur Dpt lgal: 3e trimestre 2004 Bibliothque nationale du Qubec ISSN 1201-0421

Sommaire

ditorialpage 7

Dossier thm ati que

Histoire du mouvement m a rx i s t e - l n i ni st e a u Q u be c 1973-1983 U n pr emier bil anPrsentation David Milot page 11 De la contre-culture au marxisme-lninisme Jean-Pierre Bibeau page 17 Une exprience de lextrme gauche : le Parti communiste ouvrier Bernard Dansereau page 25 Introduction historique au groupe En lutte ! Andr Valiquette page 37 Il tait une fois Conte ladresse de la jeunesse de mon pays Charles Gagnon page 43 Les groupes dextrme gauche au Qubec et la question des femmes.De lopposition la conciliation

Lucille Beaudry page 57 La conception de la culture chez En lutte ! David Milot page 65

Peindre gauche Esther Trpanier page 83 Cinma rouge au Qubec Ral La Rochelle page 105 Le dclin du mouvement marxiste-lniniste au Qubec Sbastien Degagn page 119 Le mouvement marxiste-lniniste et la question nationale qubcoise Pierre Dubuc page 129

Numro rgu li er

Chro niq ue d h ist oir e mil it ai reMurs militaires et murs dhistoriens ou lhistoire des reprsentations la drive Yves Tremblay page 139

A rt i c l e sLe temps des rvoltes Le thtre au Qubec, 1825-1849 Andr G. Bourassa page 149 Frontire et identit amricaine : vers une amricanisation /manichisation du monde ? Anne-Marie DAoust page 179 Les erreurs du Vitnam selon Robert S. McNamara Analyse et comparaison dinterventions militaires amricaines depuis la guerre du Vitnam Flix Leduc page 197 Pour une histoire du mouvement animaliste au Qubec Richard Chartier page 209 Stanley Brhaut Ryerson Intellectuel engag et historien marxiste Jol Bisaillon page 215

4

Bulletin dhistoire politique, vol. 13, no 1

Maurice Sguin: un historien oubli Josiane Lavalle page 233

C h ro n i q u eOuvrages rcents sur lAmrique latine Jos Del Pozo page 241

DbatsAntismitisme: lintolrable chantage Louis Gill page 245 Rflexions sur lantismitisme moderne Norman King page 249

RecensionsJacques B. Glinas, Le virage droite des lites politiques qubcoises Guy Lachapelle page 253 Sabourin, Hlne, lcole de P.-J.-O. Chauveau. ducation et culture au XIXe sicle Jean-Pierre Charland page 257 Jean-Jacques Simard, La Rduction. Lautochtone invent et les Amrindiens daujourdhui, Sillery Guillaume Teasdale page 259 Louise Bienvenue, Quand la jeunesse entre en scne : LAction catholique avant la Rvolution tranquille Sbastien Parent page 263 Emmanuel Kattan, Penser le devoir de mmoire Francis Moreault page 267 Adrien Thrio, Joseph Guibord, victime expiatoire de lvque Bourget Marc Collin page 273

Par ut io ns rc entesJean-Philippe Croteau page 277

Association qubcoise dhistoire politique

5

Erratum :Dans lditorial du dernier numro (printemps-t 2004, vol. 12, n3) au 3e paragraphe, il faut lire le parti libral et non le gouvernement libral. Robert Comeau

ditorial

Quand le social occulte la question nationale pour cause de bien commun recherch ou les hsitations de madame Franoise David concernant la question nationale du Qubec*

Lorganisatrice communautaire Franoise David, ex-prsidente de la Fdration des femmes du Qubec et ex-militante du groupe marxistelniniste En Lutte! vient de mettre sur pied le groupe Option citoyenne qui ambitionne de se fusionner avec lUnion des forces progressistes (UFP) en vue de combattre les partis politiques no-libraux. Elle vient de publier Bien commun recherch (Montral, Ecosocit, 2004) qui explore des pistes de changement pour une socit plus juste, plus galitaire, plus cologique. Sur toutes ces questions, madame David a des rponses claires. Le lecteur un tant soit peu soucieux damliorer le vivre-ensemble collectif du Qubec est interpell par ce rappel des valeurs progressistes, fministes, cologistes et altermondialistes. Un autre Qubec est possible. Mais il y a un absent de taille au tableau: la question nationale du Qubec. Le chapitre cinq de son livre fait tat de son questionnement ce sujet. Madame David ne sait plus si le combat pour la souverainet du Qubec a encore sa lgitimit, car plusieurs sont fatigus et cette question soulve beaucoup de passions, attitudes quelle trouve comprhensibles. Elle a vot OUI en 1995 mais elle sinterroge devant le profond sentiment de lassitude (p. 51) et ce quelle considre le plafonnement de loption (quand plus de 60 % des francophones ont vot OUI) Sur cette question fondamentale, notre leader dubitative a perdu toute combativit: Nous ne vouons pas adopter une position tranche et sans appel. Nous souhaitons plutt avec toutes les personnes qui nous rejoindront pendant les prochains

Association qubcoise dhistoire politique

7

mois, clarifier les enjeux et mieux dfinir la relation entre notre projet social et le statut constitutionnel du Qubec (p. 54). Elle nous convie poser de faon prioritaire la question sociale sous les divers angles en combattant les injustices, les ingalits et toutes les formes de discrimination sans se positionner clairement quant savoir dans quel cadre politique pouvons-nous mettre en uvre de faon raliste et avec succs les programmes sociaux les plus urgents. Ces tergiversations ne sont pas sans nous sans rappeler les vieux dbats politiques au sein de la gauche: dj dans les annes 1950 au sein de la section qubcoise du CCF, le Parti social-dmocrate dirig par Thrse Casgrain tait critiqu par Jacques Perrault sur lattitude prendre face la question du Qubec, et au cours des annes 1960 entre les partisans du NPD et les partisans dun parti socialiste qubcois autour de Michel Chartrand, et il y a 30 ans entre la gauche marxiste-lniniste qui ntait prte qu accorder un droit thorique lautodtermination du Qubec pour contrer toute vellit sparatiste associe une forme de nationalisme troitet les autres militants sociaux-dmocrates souverainistes. Mais aujourdhui faut-il reprendre encore le mme dbat? Madame David veut recruter chez les progressistes non-souverainistes. Lintention est louable; cependant comment croire srieusement en la possibilit de matrialiser une telle option citoyenne en restant une province comme les autres dans le rgime fdral actuel? Voila qui rappelle loption canadienne des marxistes-lninistes dEn Lutte! et du Parti communiste ouvrier (PCO) qui tout en prconisant le droit lautodtermination du Qubec proposait lunion du proltariat des deux nations pour difier le socialisme au Canada. Cette position de lextrme-gauche na jamais t partage en dehors de cercles restreints pendant toutes les annes deffervescence politique de la dcennie soixante-dix. Certains se rappelleront les mots dordre dabstention et dannulation des groupes marxistes-lninistes lors du rfrendum de 1980 : cette position est bien inscrite dans la mmoire militante. Madame David na-t-elle pas tire quelques leons de son pass marxiste-lniniste ? Aujourdhui, dans lensemble canadien, nest-ce pas au Qubec que les programmes sociaux sont les plus avancs? (garderies, assurance-mdicaments, union reconnue pour les partenaires de mme sexe, etc.). Il faut tre aveugle pour ne pas voir que les courants progressistes se situent en majorit au sein du mouvement souverainiste. Nest-ce pas au Qubec que lOption citoyenne prend racine? Comment expliquer pareille hsitation sur la question nationale chez une leader par ailleurs si combative ? Depuis que des organisations politiques progressistes ont vu le jour au Qubec dans le contexte de la rvolution tranquille notamment, et quelles

8

Bulletin dhistoire politique, vol. 13, no 1

mobilisent des milliers de militants et militantes, jamais la russite politique na t au rendez-vous en raison notamment de la persistante division au sein des progressistes entre les tenants du fdralisme et les souverainistes. Devons-nous prendre acte de cet atavisme historique ou tre condamns rpter cette ternelle division et ne jamais parvenir nos fins? Comment concilier dans le cadre politique actuel la poursuite de politiques progressistes au Qubec en considrant le centralisme avou de la mouvance canadienne de gauche? Faudra-t-il cesser de lutter pour la pleine reconnaissance de la souverainet du Qubec pour pouvoir se mettre la remorque des politiques centralistes canadiennes du NPD ? Par consquent, tant lancrage du militantisme progressiste au Qubec que le centralisme oblig de la gauche canadienne nous incitent privilgier une option citoyenne dans loptique dun Qubec souverain. Les militants de lUFP aussi taient arrivs cette conclusion. Pourquoi ce recul ? Lucille Beaudry, dpartement de science politique, UQAM Robert Comeau, dpartement dhistoire, UQAM

* Le Devoir a publi ce texte le 14 juillet 2004, p. A-6.

Association qubcoise dhistoire politique

9

Dossier thmatiqueHistoire du mouvement marxiste-lniniste au Qubec 1973-1983 Un premier bilan

Prsentation

David Milot Historien Les m-l. Jamais le Qubec navait connu de groupes de gauche aux ides aussi radicales que les marxistes-lninistes des annes 1970. Si leur ascension au sein de la gauche qubcoise a t fulgurante, leur chute a t encore plus prcipite au dbut des sombres annes 1980. Leurs dtracteurs, et ils sont nombreux, les pointent du doigt comme ayant terroris les groupes populaires, les syndicats, les fministes, les gais et lesbiennes, et tutti quanti. Plusieurs anciens militants m-l considrent leur engagement au sein de ces groupes comme un squelette dans le placard tellement les m-l taient radicaux, intransigeants, dogmatiques (dans la mesure o on ne se rfre quaux textes fondateurs du marxisme-lninisme) et sectaires (dans le sens o les m-l se crent une socit part). Certes, on ne peut pas conclure globalement une exprience russie. Le Grand soir nest jamais arriv. Plusieurs militants sont sortis meurtris de cette exprience. Mais si plusieurs ont dcroch, dautres sont demeurs militants. Certains ont d payer pour leur engagement radical mme si plusieurs ont par la suite obtenu des postes enviables comme professeurs duniversit, chef de parti politique, prsidente de groupe de femmes, ditorialiste, chef syndical et mme hommes daffaires. Nanmoins, russie ou non, lexprience m-l est complexe et ne peut tre occulte comme plusieurs anciens militants qui ont maintenant des positions respectables aimeraient le

Association qubcoise dhistoire politique

11

faire en voquant une erreur de jeunesse ou balaye du revers de la main. Lexprience m-l qubcoise a dur dix ans, de la cration du groupe EN LUTTE! par Charles Gagnon et lquipe du journal en 1973 la chute dEN LUTTE! et du Parti communiste ouvrier (PCO) respectivement en 1982 et 1983. La gauche qubcoise a des leons tirer de ces dix annes de militantisme intense. Les m-l taient prsents partout. Sur le front culturel, dans les groupes de femmes, dans les hpitaux, les syndicats, les groupes communautaires, les coles, etc. En incluant les sympathisants, les apprentis et les membres des deux plus grandes organisations m-l qubcoises, EN LUTTE ! et le PCO, on estime quelques milliers le nombre de militants m-l. Ce nest pas rien pour un mouvement aux ides aussi radicales. Les historiens et autres chercheurs ont le devoir de tirer des conclusions et des enseignements de cette priode qui, aprs avoir mobilis autant de gens dont plusieurs intellectuels ne peut pas possder que des cts ngatifs. Heureux ou non, le mouvement m-l ncessite un bilan et un dbat srieux qui saura aller plus loin quau niveau des regrets et des motions. Plus de vingt ans aprs la chute dEN LUTTE! et du PCO, il semble que le marxisme-lninisme au Qubec reprsente encore un tabou historique. Faudra-t-il attendre encore 50 ans, lorsque tous les anciens militants auront disparu pour dresser un bilan historique de lexprience m-l? Nous esprons que non. Ce dossier sur le marxisme-lninisme au Qubec est une amorce de rflexion sur cet pisode rcent de la gauche qubcoise. Notre but est daller au-del du tabou historique. Nous formulons le souhait que dautres chercheurs se pencheront sur ce thme pour continuer le dbat. Les m-l ne sont pas la mode chez les historiens. Lhistoriographie est assez strile concernant cet pisode marquant. Ne cherchez pas douvrages de synthse sur les m-l qubcois, il nen existe pas. Nen dplaise Lysiane Gagnon1, ce nest pas le recueil darticles de Jacques Benot parus dans La Presse durant les annes 1970 qui vient rgler notre problme historiographique. Rcemment, trois mmoires de matrise ont abord substantiellement le marxisme-lninisme qubcois2. Le magazine Lactualit a galement publi un reportage sur les m-l en 1998, mais bien quil reprsente une amorce de rsum du marxisme-lninisme au Qubec, il demeure que cet article de Louise Gendron ne va pas bien loin dans lanalyse et ne sloigne pas des clichs habituels colports propos des m-l; le tout prsent dans un style prs du sensationnalisme qui fait vendre de la copie auprs du grand public3. En 2003, est paru Il tait une fois le Qubec rouge, documentaire de Marcel Simard sur les m-l qubcois. Le ralisateur se demande pourquoi des milliers de jeunes ont adhr un mouvement aussi sectaire.

12

Bulletin dhistoire politique, vol. 13, no 1

Nanmoins, au lieu de rpondre la question, il ne fait que dmontrer en quoi le mouvement tait sectaire et dogmatique, le tout pendant prs dune heure. Certes les groupes m-l taient intransigeants, mais quest-ce qui attirait tant de gens dans ces groupes? Ce film a suscit un certain dbat4 mais rien de comparable la tempte mdiatique qui a suivi la sortie du film de Jean-Claude Labrecque hauteur dhomme, sur lex-premier ministre Bernard Landry. Enfin, Pierre Dubuc a publi galement en 2003 Lautre histoire de lindpendance: De Pierre Vallires Charles Gagnon, De Claude Morin Paul Desmarais5. Bien que ne portant pas spcifiquement sur les m-l, cet essai aborde en profondeur la position des maostes qubcois sur la question nationale. Dubuc procde une critique constructive de cette position et de ses consquences sur le mouvement indpendantiste actuel. Toutes ces entreprises sont louables, mais elles ne constituent pas une synthse approfondie sur le mouvement m-l qubcois. Le prsent dossier tentera de poser un des jalons qui permettront de sortir du tabou historique concernant le marxisme-lninisme qubcois. Notre dossier est loin dtre exhaustif mais avec ses dix auteurs de gnrations, de disciplines, dexpriences et dhorizons divers, nous croyons faire un pas dans la bonne direction. Le mouvement marxiste-lniniste qubcois nest pas le fruit dune gnration spontane, pas plus quil nest unique dans le monde occidental. Jean-Pierre Bibeau tmoigne de son passage du mouvement de contestation contre-culturel son entre dans le groupe m-l EN LUTTE! Le mouvement m-l suit en effet le mouvement contre-culturel qui constitue dune certaine faon la gense du marxisme-lninisme. Dune rvolte plus ou moins cible, les jeunes se politisent de plus en plus et plusieurs dentre eux vont adhrer des organisations trs structures comme les groupes m-l. Ces jeunes passent de la commune au communisme. Au Qubec, les groupes m-l les plus puissants sont la Ligue communiste (marxiste-lniniste) du Canada, qui deviendra le Parti communiste ouvrier en 1979, et lOrganisation marxiste-lniniste du Canada EN LUTTE! eux deux, ils rejoindront plus de 1000 membres en rgle au sommet de leur popularit la fin des annes 1970, sans compter des milliers de sympathisants qui ne sont pas membres. Ces deux organisations ne lutteront cependant pas seulement contre le capitalisme, mais galement lune contre lautre ou contre la troisime et plus sectaire organisation m-l au Canada, le Parti communiste du Canada (marxiste-lniniste) qui existe toujours aujourdhui. Bernard Dansereau et Andr Valiquette dressent un portrait gnral des deux organisations m-l les plus puissantes au courant des annes 1970. Si nous reprochions Marcel Simard de ne pas avoir rpondu sa propre question, savoir pourquoi tant de jeunes ont adhr des groupes m-l, Charles Gagnon y rpond avec un conte destin la jeunesse qubcoise.

Association qubcoise dhistoire politique

13

Lex-secrtaire gnral dEN LUTTE! explique pourquoi tant de personnes ont adhr, il raconte les russites mais aussi les checs de son organisation. Gagnon tmoigne de ce qui a prcd EN LUTTE ! , de son fonctionnement, de ses activits mais aussi des raisons de sa dissolution. Parmi les raisons de la dissolution des groupes m-l, une des plus tenaces est la question des femmes. Au dpart, les m-l soutiennent que les femmes ne seront jamais libres tant que la rvolution socialiste ne sera pas ralise. Ils entrevoient la question des femmes comme une contradiction secondaire. Lucille Beaudry montre que, peu peu, les femmes des organisations m-l tenteront de concilier le fminisme et le marxisme-lninisme. Cette conciliation soprera difficilement puisque les revendications fministes vont contribuer fortement aux nombreuses critiques qui manent de toutes parts contre les dirigeants m-l. Les m-l qubcois nont pas lutt que sur le front politique, ils ont utilis le front culturel dans leur propagande. Trois articles sont consacrs cette question, ce qui montre limportance stratgique de la culture au sein des organisations m-l. Notre article explique les bases thoriques des conceptions de la culture chez le groupe EN LUTTE! Esther Trpanier aborde pour sa part les diffrents regroupements en arts visuels qui ont joint les organisations m-l. Ces dernires les utilisaient dans leur propagande, nanmoins on assistait plusieurs frictions au niveau esthtique entre les artistes et les dirigeants du parti. Enfin, Ral La Rochelle prsente le cinma militant des annes 1970 en traitant galement des groupes et revues ayant adhr des organisations m-l. Au dbut des annes 1980, EN LUTTE! et le PCO sont dissous subitement. Sbastien Degagn identifie trois causes au dmantlement soudain de ces organisations: lapparition de nouveaux enjeux sociaux tels que le mouvement fministe, le mouvement des gais et lesbiennes et le mouvement cologiste, labsence dune vritable classe ouvrire et la question nationale. Nous vous convions donc aller au-del du tabou historique qui caractrise lhistoriographie des marxistes-lninistes qubcois des vingt dernires annes.

NOTES ET RFRENCES 1. La vraie histoire de lextrme gauche, 27 septembre 2003, p. A17. Sauf erreur, le seul document qui dcrit sans fard cet pisode est lexcellente srie darticles quavait publi Jacques Benot dans La Presse, il y a une vingtaine dannes, Lextrme gauche, Ottawa, La Presse, 1977, 139 p. Ce recueil relve de lanticommunisme primaire et est selon nous sans grande valeur historique, pas plus que les histoires officielles concoctes par les groupes m-l eux-mmes.

14

Bulletin dhistoire politique, vol. 13, no 1

2. Sbastien Degagn, Le mouvement marxiste-lniniste En lutte ! et la question nationale qubcoise au Canada: 1972-1982, mmoire de matrise (histoire), Montral, UQAM, 1998, 121 p.; David Milot, Conceptions et pratiques culturelles communistes au Qubec (1973-1982), mmoire de matrise (histoire), Montral, UQAM, 2000, 147 p.; Daniel Desharnais, La reprsentation de la Chine dans les mdias qubcois lpoque de la Rvolution culturelle chinoise (1966-1976), mmoire de matrise (histoire), Universit de Montral, 2001, 156 p. 3. Vive le Qubec rouge ! , 15 dcembre 1998, p. 62-73. 4. Lysiane Gagnon, La vraie histoire , A17; Pierre Dubuc, Le Qubec rouge rate son autocritique, Lautjournal, octobre 2003; Sylvio Le Blanc, Extrme gauche, Ici, 9 octobre 2003, p. 5.; Rmi Bachand et Stphanie Rousseau, Il tait une fois le Qubec rouge- chacun son dogme, Le Devoir, 21 octobre 2003; Gatan Breton, Il tait une fois le Qubec rouge, Les nouvelles invasions barbares, bbord !, n o 2 (novembre 2003); un dbat anim o plusieurs anciens m-l taient prsents a galement eu lieu le 29 octobre 2003 au Centre Saint-Pierre Montral suite la projection du film en prsence du ralisateur; Le Parti communiste du Qubec a galement projet le film dans son local le 6 fvrier 2004, suivi dune discussion sur les enjeux dalors et daujourdhui en prsence de militants de lpoque. 5. ditions Trois Pistoles, Paroisse Notre-Dame-des-Neiges, 289 p. ; voir Louis Cornellier, Le rendez-vous manqu du PQ avec la gauche, Le Devoir, 20 dcembre 2003, F7.

Association qubcoise dhistoire politique

15

De la contre - c u l t u re au marx i s m e - l n i n i s m e

Jean-Pierre Bibeau* Collge Montmorency

LA CONTRE-CULTURE: UNE CRITIQUE IMPLICITE DU CAPITALISME LA CONJONCTURE CONOMIQUE ET POLITIQUEAu milieu des annes 1960 en Californie, les tudiants des universits et collges, les artistes et dautres couches sociales remettent en question la culture, principalement les valeurs et le type familial dominant. Issu de la jeunesse, ce mouvement a boulevers la socit occidentale dans son ensemble. Sur le plan conomique, le capitalisme est encore en expansion. La reconstruction daprs-guerre est suivie dans les annes 1950 et 1960 dune croissance leve, accompagne de faibles taux de chmage. Pendant cette priode, la croissance dans les pays dvelopps est stimule par ltat qui adopte partout des politiques de type keynsien associes au welfare state. Sous la pression des mouvements sociaux (syndicats, etc.), ltat implante des mesures sociales (allocations familiales, pensions de vieillesse, etc.) qui accroissent le pouvoir dachat des mnages. Lurbanisation et le baby-boom exigent la construction de logements et la cration de services sociaux (ducation, sant, etc.) qui soutiennent lconomie. Ce cycle de croissance long terme sest achev au dbut des annes 1970, marqu par la crise du ptrole de 1973, la stagflation et la rcession de 1975. Sur le plan politique, lpoque est marque par de profonds changements, peut-tre les plus importants du sicle. Du milieu de la Seconde Guerre mondiale la fin des annes 1960, la majorit des colonies dAsie et dAfrique accdent lindpendance. Le processus de dcolonisation aura des effets conomiques, politiques et idologiques dans les pays dvelopps. Dans ceux-ci, le mouvement syndical est en effervescence. Dans le cadre du compromis fordiste, les travailleurs organiss ngocient des hausses salariales contre des augmentations de la productivit. Lducation et la sant sont progressivement gres par ltat et le systme de bien-tre mis en place amliore les conditions de vie de la population.

Association qubcoise dhistoire politique

17

LA RVOLTE DES

JEUNES

Le cadre culturel et familial de ces annes de plein-emploi et de prosprit est centr sur la famille nuclaire, un couple et des enfants, monogamique et domine par le pre. Le couple est mari devant Dieu et les conjoints sengagent rester unis jusqu ce que celui-ci les spare. Les enfants doivent respect et obissance aux parents, au pre dabord. Ce modle, dans sa forme particulire, a t celui du Qubec qui sveillait tranquillement de son sommeil catholique et rural. Le baby-boom qui en est issu transforme profondment la structure dmographique dans les pays occidentaux. Les jeunes sont de plus en plus nombreux et la jeunesse comme groupe prend conscience de son existence. Valorise comme ge de la vie, la jeunesse sincarne dans un mouvement spectaculaire venu des campagnes et des villes amricaines: le rock, nroll. Une culture jeune est encourage par les mass media et la consommation de produits culturels associs aux jeunes se dveloppe: musique, vtements, etc. La scolarisation croissante amne sur les campus des collges et des universits des millions de jeunes qui expriment des valeurs et un style de vie qui leur est propre. La contre-culture nat au cur de cette jeunesse en rupture par rapport aux valeurs et au style de vie de leurs parents. La famille nuclaire, le patriarcat, le consumrisme sont remis en question par une partie importante des jeunes. Le mouvement hippie de San Francisco se rpand dans une forme particulire chaque socit travers le monde. Au Qubec, il sexprime travers des revues comme Mainmise et dans des spectacles comme lOsstidcho et surtout par lamour libre, libre de la procration grce la pilule, libre de la monogamie et par la popularit des drogues douces et moins douces. Le modle familial traditionnel clate, la sexualit se libre, la polygamie, lhomosexualit, nagure proscrites, sont permises et le mouvement fministe exige pour les femmes lgalit de droit sinon de fait avec les hommes, le contrle de leur propre corps et la libert de leurs dsirs. Le compromis fordiste venu des tats-Unis a cr une classe ouvrire mieux paye et intgre au systme de consommation; le mode de vie des nouvelles classes moyennes trouve sa forme acheve dans les banlieues qui poussent dans les faubourgs des grandes cits industrielles et, dans tout lOccident, il est prsent comme la voie du bonheur. Les jeunes des villes rejettent lidologie du consumrisme et aspirent un mode de vie modeste, bas sur le partage et lutilisation commune des biens matriels (logement, nourriture, auto, etc.). Lhabillement original teint dorientalisme et la longueur des cheveux qui rapprochent les deux sexes sur le plan des apparences incarnent ce style de vie de la jeunesse.

18

Bulletin dhistoire politique, vol. 13, no 1

Cest dans ce contexte que naissent les communes plus ou moins officielles formes de plusieurs individus qui tentent consciemment de rvolutionner les rapports sexuels, entre autres.

LA CONTRE-CULTURE EST UNE RTROCULTUREAu dbut des annes 1970 Outremont, nous vivions, quatre hommes et deux femmes dans un logement commun en liaison avec dautres regroupements semblables qui partageaient des idaux communs, sexe, drogue et rock, nroll. Mais rapidement les luttes sociales pour lavortement libre et gratuit, les garderies populaires, les droits des assists sociaux, les luttes de libration nationale vont pntrer et influencer la contre-culture. La lutte contre limprialisme amricain au Vitnam est mene dans les pays occidentaux par des jeunes dont plusieurs se rclament de la contre-culture. Au Qubec les jeunes participent aux luttes syndicales et sociales et au mouvement nationaliste qui merge. En 1973, une vingtaine de jeunes de diffrentes familles mettent sur pied, coin Ontario et Saint-Denis, La Grande Passe, un bar but non lucratif qui sassocie par ses activits aux manifestations contre-culturelles et aux luttes sociales et politiques. Le bar est la proprit des travailleurs qui le grent collectivement. Des administrateurs choisis par le collectif veillent la gestion matrielle de lorganisme. La Grande Passe est un bar, une bote de spectacles et un lieu de discussion. Le groupe monte galement une association de botes semblables travers le Qubec, la Relve-Qubec. Les artistes y partagent la scne avec les animateurs politiques qui prsentent leurs topos et diapos sur la rvolution chinoise ou la moiti du ciel que les femmes chinoises sont en voie de conqurir. Aux assembles rgulires de gestion du bar se greffent rapidement des runions de formation politique saveur marxiste: matrialisme dialectique, matrialisme historique, thorie de la plus-value, de laccumulation du capital, etc. En bons maostes naissants qui lient thorie et pratique, le collectif accueille les assists sociaux, les femmes en lutte pour leur libration et leur permet de sexprimer sur place. Le 8 mars, journe internationale des femmes, et le 1er mai, fte internationale des travailleurs, le bar ferme boutique et le collectif, bannire La Grande Passe au vent, sassocie aux manifestations du jour. La tendance dominante dans la jeunesse contre-culturelle critique implicitement le mode de production capitaliste sans le remettre en question. Plusieurs jeunes choisissent de fuir vers la campagne, une sorte dexode urbain qui inverse le mouvement historique dexode rural propre aux socits industrialises. Une autre tendance, que lon retrouve La Grande Passe,

Association qubcoise dhistoire politique

19

qualifie cette attitude de rtrograde et propose de se lier aux luttes sociales et ouvrires qui se dveloppent au cur des cits industrielles. Des groupes politiques de gauche, notamment lAgence de presse libre du Qubec (APLQ) participent progressivement la rflexion qui samorce La Grande Passe. Le collectif rfre aux textes du Bulletin populaire, publi par lAPLQ, qui dcrit les luttes sociales et ouvrires avec un fort accent marxiste. Deux groupes, En Lutte! et le Mouvement rvolutionnaire tudiant du Qubec (MREQ) sont actifs dans les groupes sociaux qui prsentent des soires de solidarit et de formation politique dans la bote. En Lutte! et le MREQ (avec la Cellule militante ouvrire, entre autres) regrouperont bientt quelques associations1 pour former chacun une force politique capable dintervenir dans les mouvements sociaux (syndicats, garderies, groupes de femmes, coopratives, etc.). Les dbats La Grande Passe sintensifient. Peut-on continuer appuyer les luttes pour les droits dmocratiques des femmes sans remettre en question le systme responsable de leur oppression? Faut-il quitter la scne politique et continuer la critique implicite du capitalisme tout en demeurant coups des luttes sociales? Ou encore continuer grer un bar alors que tout nous convie une solution radicale aux contradictions du capitalisme? Au printemps 1976, deux membres du collectif se saisissent de ces questions et publient dans la revue culturelle Stratgie un article intitul La contre-culture est une rtro-culture 2. Le texte critique les formes prsumment progressistes de ce mouvement culturel. Sur la contre-culture et la morale bourgeoise du travail, nous avanons: Les solutions proposes par la contre-culture de quitter le lieu de la production sociale, de retourner sur la terre et douvrir ses petites business sont primes. On ne peut re-privatiser la production; la tendance est au contraire une socialisation de la production de plus en plus pousse 3. Sur la contre-culture et la morale sexuelle bourgeoise, nous prtendons que: Cette forme de libration du sexe par lunion libre sinscrit parfaitement dans la logique de lidalisme et du libralisme bourgeois 4. Lensemble du mouvement est qualifi de rtrograde, reposant sur des illusions du pass dj dnonces par le marxisme5. La conclusion simpose delle-mme: La seule vritable contre-culture , cest la conscience de classe du proltariat. Seul le proltariat sous la direction de la classe ouvrire, est historiquement apte faire la rvolution 6. Le sort en est jet. Il ne reste plus qu franchir le pas et nous le franchissons collectivement, comme il se doit !

20

Bulletin dhistoire politique, vol. 13, no 1

DE LA COMMUNE AU COMMUNISME LES MARXISTES-LNINISTESLes militants dEn Lutte! et de la Ligue communiste marxiste-lniniste du Canada (LCmlC) courtisent les membres de La Grande Passe qui, chacun selon sa conscience, le hasard de ses relations personnelles et les textes des groupes, adhrent au mouvement marxiste-lniniste avec lespoir dune ventuelle unification au sein dune mme organisation. En tant que rvolutionnaires en devenir, nous devons liquider notre pass petit-bourgeois qui sincarnait dans le bar La Grande Passe, nommment. Lentreprise alors florissante est vendue et les fruits du travail des trois dernires annes sont distribus En Lutte! et la LCmlC, seuls porteurs dune vritable solution au capitalisme. Ladhsion au marxisme-lninisme met fin nos pratiques contreculturelles centres sur le sexe, le rocknroll et un peu de drogue, bien que nos habitudes de vie modestes et peu portes vers la consommation facilitent notre passage. Lintensit du travail militant et la transformation idologique de petits-bourgeois en rvolutionnaires professionnels se prtent mal aux soires de danse enfumes suivies dagapes sexuelles au petit matin. Les pratiques contre-culturelles se conforment mal au modle idyllique du proltaire monogame, fidle et conscient de son exploitation. Ce proltariat, fer de lance de la rvolution canadienne, hsite jouer son rle historique de fossoyeur du capitalisme. Quelques ouvriers vont bien joindre En Lutte! et la LCmlC, mais les interventions dans les mouvements sociaux sont portes surtout par des intellectuels proltariss actifs et volubiles qui sment un moment lillusion dun mouvement ancr dans les masses. Or lanalyse concrte de la situation montre plutt un mouvement marxiste-lniniste abandonn par le proltariat aux petits bourgeois qui sessoufflent au bout de quelques annes. Au dbut des annes 1980, en plein retour du cycle conomique, au moment o les conditions de vie des masses se dtriorent, En Lutte! et la LCmlC, ironie de lHistoire, se dissolvent. La jeunesse contre-culturelle7 a vcu au prsent le paradis que les prophtes ont promis aux croyants pour un avenir incertain. Les marxisteslninistes ont offert aux jeunes qui y ont cru un paradis venir, paradis qui dans les pays modles, lURSS, la Chine et lAlbanie, tait en pleine crise existentielle. La chute de lURSS, dcrte social-imprialiste par le Parti communiste chinois, les changements aux quatre mois de ligne politique la rdaction de Pkin Information et le dogmatisme ringard du Parti du Travail de lAlbanie ont eu raison des plus militants. Les divergences sur la question nationale et les luttes des femmes ont fait le reste.

Association qubcoise dhistoire politique

21

EN LUTTE! ET LA LCMLCEn Lutte! et la LCmlC nont jamais fusionn. Des contradictions, au sens maoste8 du terme, sur la voie de la rvolution et lattitude vis--vis de la Chine, ainsi que la conception du travail au sein des masses ont divis les groupes jusqu la fin. Pour En Lutte ! , la contradiction principale au Canada oppose le proltariat canadien la bourgeoisie canadienne allie limprialisme amricain. Pour la LCmlC, la contradiction principale oppose le proltariat canadien la bourgeoisie canadienne. Les deux groupes sappuient sur Lnine et Mao pour justifier leur position mais les exgses des textes fondateurs les amnent des voies diffrentes qui ne seront pas rsolues par la discussion. La Chine est la patrie du maosme et la Grande Rvolution culturelle proltarienne est lvnement phare qui distingue le socialisme chinois du social-imprialisme sovitique. Lattitude vis--vis celle-ci demeure un lment de dmarcation important entre les maostes9. Pour En Lutte ! , la LCmlC nest pas assez critique par rapport la Chine. Aprs la mort de Mao en 1976, le pays est dirig par Deng Xiaoping, un partisan du socialisme de march, terme qui signifie louverture du Parti communiste chinois des activits de march sous la dictature du proltariat ou du parti. En Lutte ! questionne le type de socialisme en train de se dvelopper sous la gouverne de Deng. La LCmlC rplique en accusant En Lutte! de complaisance envers lURSS, la plus agressive des deux superpuissances, selon le Parti communiste chinois. Enfin, selon En Lutte ! , la LCmlC est conomiste quand elle rabaisse sa propagande aux seules luttes conomiques; pour la LCmlC, dont les militants simplantent en usines pour sen rapprocher, En Lutte! est trop loign des masses. Ces contradictions entre camarades ont vite dgnr en contradiction antagonique lorsquen 1978 la LCmlC se proclame le Parti communiste ouvrier du Canada (PCO), rejetant de fait En Lutte ! dans la catgorie infme des rvisionnistes.

LES MARXISTES-LNINISTES ET LA QUESTION NATIONALEDepuis la cration du Parti qubcois en 1968, la question nationale a t discute par les mouvements sociaux, syndicats, groupes de femmes, organisations tudiantes, etc. Au sein des groupes marxistes-lninistes, elle tait considre comme une contradiction au sein du peuple, une contradiction secondaire par rapport la contradiction principale. La rsolution de la contradiction principale, par la rvolution et linstauration de la dictature du

22

Bulletin dhistoire politique, vol. 13, no 1

proltariat au Canada, permettrait de rsoudre cette contradiction au sein du peuple. Au rfrendum de 1980, En Lutte! et le PCO prnent lannulation du vote, ce qui cre de srieux remous au sein du PCO plus particulirement. Larrive du Parti qubcois (PQ) au pouvoir en 1976 a perturb les groupes qui lavaient appuy quand il tait dans lopposition. Les centrales syndicales diriges par de fervents nationalistes ngocient alors avec leur alli dhier. Cela suscitera de profonds dbats au sein de chacune des centrales, la Confdration des syndicats nationaux (CSN) et la Centrale de lenseignement du Qubec (CEQ) notamment. En Lutte! et la LCmlCPCO, dont plusieurs membres ont milit au sein du PQ, le qualifient de rformiste et bourgeois. Les nationalistes sont taxs de nationalisme troit tandis que les anglophones qui sopposent la reconnaissance des droits des francophones sont accuss de chauvinisme de grande nation. Par consquent, au sein des deux groupes, les textes et confrences sont traduits, simultanment au besoin, dans les deux langues officielles. Les deux groupes sopposent galement la reconnaissance dune langue officielle au Qubec et au Canada, ce qui les amnera dnoncer la loi 101. Aprs la dissolution des deux groupes, plusieurs individus sont revenus au bercail nationaliste. On en trouve jusqu la direction du Bloc qubcois et certains ont jou un rle important dans les cabinets de ministres et de premiers ministres du Qubec. Les militants qui ont quitt le mouvement souverainiste entre 1970 et 1982 auraient-ils pu transformer le PQ, le dplacer vers la gauche? Cest une question que posent des membres du mouvement socialiste et nationaliste actuel. Des centaines de personnes aguerries, bien formes politiquement, capables dintervenir dans les runions, auraientelles suffi inflchir les orientations du PQ? On peut en douter. Lors de ses premiers mandats, le PQ appliquait alors un programme social-dmocrate qui aurait difficilement pu tre dpass au Qubec. Et si, contre toute attente, le parti avait t port plus gauche, nationalisant par exemple des pans entiers de lconomie, aurait-il connu le succs lectoral que lon sait? On peut en douter galement. Aprs tout, le Qubec nest pas le Brsil et Ren Lvesque, moins encore Lucien Lulu Bouchard, ne sont pas Luis Incio Lula da Silva.

NOTES ET RFRENCES * Jean-Pierre Bibeau enseigne lconomie au Collge Montmorency. Il a t membre du Parti qubcois de 1970 1973 et aspirant-membre dEn Lutte! de 1976 1979. 1. LAPLQ, par exemple, se dissoudra et la plupart de ses membres, tout comme les membres de La Grande Passe, rejoindront la LCmlC.

Association qubcoise dhistoire politique

23

2. J.-P. Bibeau et P. Desprs, La contre-culture est une rtro-culture , Stratgie, no. 13-14, printemps-t 1976, p. 77-82. 3. J.-P. Bibeau et P. Desprs, op. cit., p. 79. 4. Ibid., p. 80. 5. F. Engels, Socialisme scientifique et socialisme utopique , dans K. Marx et F. Engels, uvres choisies, Moscou, ditions du Progrs, 1975. 6. Ibid., p. 81. 7. La jeunesse contre-culturelle na pas reprsent elle seule la jeunesse qui a cru la rvolution. Mais cest de cette frange importante de la jeunesse dont il est ici question. 8. Mao Zedong, De la contradiction, dans uvres choisies, t. 1, Pkin, ditions en langues trangres, 1967. 9. Le terme maostes est plus restrictif que marxistes-lninistes . Parmi les premiers, il faudrait inclure le Parti communiste marxiste-lniniste du Canada, parti qui se rclame du maosme mais qui nest reconnu ni par En Lutte! ni par la LCmlC qui tous deux cherchent crer le parti. Parmi les seconds, il faudrait inclure les groupes dallgeance trotskiste qui sopposent aux maostes prostaliniens.

24

Bulletin dhistoire politique, vol. 13, n o 1

Une exprience de lextrme gauche au Qubec : le Parti communiste ouvrier

Bernard Dansereau Historien et charg de cours Lextrme gauche se dveloppe de faon rapide au Qubec au dbut des annes 1970 et devient suffisamment importante pour reprsenter une force politique. Compose majoritairement de jeunes, elle reflte en bonne partie linsatisfaction grandissante de beaucoup dtudiantes, dtudiants, de jeunes ouvrires, ouvriers, denseignantes, denseignants devant les injustices sociales et se pose en alternative politique face labsence de solutions crdibles des anciens partis communistes et lchec des autres approches politiques. Les tudiantes, tudiants ne revendiquent pas uniquement une meilleure position sociale et de meilleures institutions pour eux-mmes, ils contribuent leffervescence sociale. Cette implication de la jeunesse se dveloppe dans un climat social propice alors que le mouvement syndical qubcois navigue dans une phase particulirement radicale avec une multitude de grves et daffrontements avec ltat marque par une politisation accrue des conflits. Les effectifs syndicaux se haussent notamment par ladhsion des employes et employs de la fonction publique dont les ngociations serres concrtisent le radicalisme du mouvement syndical. Sensuivent, marches, manifestations, manifestes projetant le mouvement syndical lavant-scne des revendications sociales et politiques. De faon globale, lessor de lextrme gauche, que lon retrouve dans la majeure partie des pays occidentaux dont la France et les tats-Unis, sinsre donc dans une suite de prises de positions et dinterventions surtout de la jeunesse la fin de la priode dite des Trente glorieuses. Au Qubec, ce dbat politique surgit en 1972, et va cristalliser les positions des militants de la gauche. Lchec de loption terroriste du Front de libration du Qubec incite deux de ses leaders historiques formuler des positions divergentes sur lvolution et les options possibles de la gauche qubcoise. Pierre Vallires opte pour la voie lectorale et prne lentre dans le Parti qubcois (PQ), seul vhicule apte ses yeux oprer la jonction des militants souverainistes, syndicaux et populaires. Sy oppose farouchement Charles Gagnon qui, dans Pour un parti proltarien, lance un appel

Association qubcoise dhistoire politique

25

la formation dun mouvement marxiste-lniniste rejetant toute alliance, mme tactique, avec le PQ. Cet appel aboutira dans la formation du groupe En Lutte! Les militantes et militants de la mouvance marxiste-lniniste prennent le relais de la gauche radicale nationaliste. La voie terroriste stant rvle contre-productive comme vhicule pour prparer la grande rvolution, les yeux se tournent alors vers la scne internationale o le phare asiatique suscite beaucoup despoir. Captiver par la Rvolution culturelle en Rpublique populaire de Chine, cette confiance renouvele dans la perspective de lendemains meilleurs sajoute aux luttes et aux victoires des peuples du Tiers-monde, notamment celle du Vietnam. La force dattraction de la Chine de la Rvolution culturelle, de lappel la jeunesse posent un modle alternatif bien sr au capitalisme mais aussi la vision du changement social telle que propose par lURSS et les pays du bloc socialiste. Le modle issu de la Rvolution russe continue de reprsenter le phare idologique alors que le socialisme rel, tel que vcu en Union sovitique et dans les pays du bloc sovitique, suscite mfiance voire rprobation. En ce sens, le Parti communiste canadien noffre plus depuis longtemps lalternative souhaitable. En dpit de ce constat ngatif, le mouvement marxiste-lniniste qubcois et canadien raffirme la ncessit dune avant-garde discipline susceptible dentraner les travailleuses et les travailleurs vers la cration dun tat socialiste. Il valorise donc un retour aux principes politiques de base lorigine de la formation du parti bolchevique (Parti communiste de lUnion sovitique) puis de lInternationale communiste (IC). Au Qubec comme ailleurs, le jeune mouvement marxiste-lniniste reprsente, au dbut des annes soixante-dix, la monte dun courant de contestation globale de la socit issu des luttes de la jeunesse de la fin des annes soixante et partisan de changements radicaux de la socit.

LES ORGANISATIONS QUI PRCDENT LA LIGUE COMMUNISTECest lautomne 1975 que trois petites organisations politiques montralaises se fusionnent pour former la Ligue communiste (marxiste-lniniste) du Canada (LCMLC). Ce sont le Mouvement rvolutionnaire des tudiants du Qubec (MREQ), la Cellule militante ouvrire (CMO) et la Cellule ouvrire rvolutionnaire (COR). Profitant de la grve des professeurs de lUniversit du Qubec Montral (Syndicat des professeurs de lUniversit du Qubec Montral), en 1971, un noyau dtudiants intervient pour dnoncer ce quil appelle le caractre de classe de luniversit. Par la suite, prenant contact avec dautres tudiants de cgeps et duniversits, il fonde, en janvier 1972, le Mouvement

26

Bulletin dhistoire politique, vol. 13, no 1

rvolutionnaire des tudiants du Qubec (MREQ). Bien que quelques individus du noyau original aient dj appartenu au groupusculaire Parti communiste du Canada (marxiste-lniniste), le MREQ ne nat pas dune scission de cette organisation. Bas au dpart lUQAM, le MREQ essaime bientt dans toutes les universits de Montral, et dans de nombreux cgeps, o il participe aux luttes des tudiants, des professeurs et des employs. Il nest donc pas, comme certains le croient, une manation dtudiantes et tudiants de lUniversit McGill. Lorientation politique du MREQ peut se rsumer en trois volets: lutte contre lcole capitaliste, soutien aux luttes de la classe ouvrire et soutien aux luttes anti-imprialistes. Le journal Le Partisan, dont le premier numro parat ds janvier 1972, devient lorgane officiel de lorganisation. Le MREQ est particulirement actif au niveau du soutien aux luttes anti-imprialistes. Ds le dbut, la lutte des peuples indochinois mobilise une part importante de ses nergies. Des membres de la Librairie Ho Chi Minh, appartenant au MREQ, fondent le Comit de soutien aux peuples indochinois. Un voyage en Rpublique populaire de Chine au printemps 1974, auquel certains de ses membres participent avec dautres tudiants, lui permettra, leur retour, dexposer ses politiques notamment par une tourne de confrences publiques. Lobjectif central du MREQ demeure cependant la cration dun nouveau parti communiste de tendance maoste au Canada. Pour prparer cette ventualit, il publie un certain nombre de textes dorientation politique, dont En avant pour la cration de lorganisation marxiste-lniniste, prcisant sa pense sur les tches accomplir et les tapes franchir avant la cration du parti politique. Ce document nonce aussi les principaux points de dsaccord avec les autres groupes se rclamant du marxisme-lninisme, notamment le groupe En Lutte ! , avec lequel, le MREQ a collabor quelque temps. Le MREQ se fait galement le promoteur de lunification des forces marxistes-lninistes au niveau international. Il organise des rencontres avec des groupes communistes venant dautres pays, notamment avec le groupe amricain October League. Deux autres groupes suniront au MREQ pour former la Ligue communiste (marxiste-lniniste) du Canada. Bien que provenant de groupes aux effectifs beaucoup moins nombreux que lorganisation tudiante, les dirigeants de ces groupes occuperont une place privilgie dans la direction de la future organisation. La Cellule militante ouvrire, principalement compose dtudiantes et dtudiants de lUniversit McGill, publie aussi des documents dorientation dont surtout Pour lunification des marxistes-lni-

Association qubcoise dhistoire politique

27

nistes, paru en 1974. Le dernier groupe, la Cellule ouvrire rvolutionnaire provient dun quartier du sud-ouest de Montral. Au printemps 1975, dans la foule des autres groupes politiques, ce groupe plus enclin au dbat politique quau travail de mobilisation, entreprend la publication de quelques documents dorientation politique, dont propos des syndicats - classe contre classe, mais participe peu des actions concrtes. Cest lpoque, o du plus petit au plus important, chaque groupe politique publie un nombre parfois important de textes dorientation politique. Tous les groupes veulent se dmarquer pour mieux sunir reprenant la proposition de Lnine dans la priode de formation du parti bolchevique.

LA LIGUE COMMUNISTE (MARXISTE-LNINISTE) DU CANADA [LC(ML)C]En novembre 1975, les trois organisations se regroupent et forment la Ligue communiste (marxiste-lniniste) du Canada. La publication du Document dentente politique pour la cration de la Ligue communiste (marxistelniniste) du Canada officialise et rend publique cette naissance. Cet nonc de principes prcise les bases du programme de la nouvelle organisation et souligne les divergences qui lopposent aux autres groupes se rclamant du marxisme-lninisme. La Ligue inaugure en dcembre la publication de son journal La Forge. La Ligue ne se veut toutefois pas encore le Parti. Elle se donne comme objectif de prparer les conditions ncessaires la formation du parti de la classe ouvrire. Pour atteindre cet objectif, la Ligue se fixe la fois des tches thoriques par ltude et la diffusion de la thorie marxiste-lniniste et des tches pratiques soit gagner les ouvrires et les ouvriers aux ides rvolutionnaires. Dans cette perspective, on saisit la place quoccupe la polmique avec les autres groupes qui se rclament du marxisme-lninisme; principalement avec En Lutte! et Mobilisation. Si la Ligue nie Mobilisation tout caractre marxiste-lniniste, elle accuse En Lutte! derrer au niveau thorique. Elle systmatise ses critiques dans la brochure Le groupe En Lutte: dernier n des rvisionnistes au Canada, parue en mars 1979. Ces polmiques, souvent vitrioliques, se poursuivent galement avec des groupes ontariens et de lOuest canadien se rclamant eux aussi du marxisme-lninisme. En parallle, la Ligue cherche se rallier des groupes populaires. Elle publie des brochures pour inciter les militantes et militants de ces organisations se placer sous sa direction politique. Elle publie donc en 1976 Contre le rformisme, pour une ADDS de lutte de classe et Luttons pour des comptoirs de lutte de classe. Ces querelles idologiques donnent des rsultats. Durant les annes 1975 1979, de nombreux groupes vont se rallier aux deux principales organisa-

28

Bulletin dhistoire politique, vol. 13, no 1

tions qui mergent de ces dbats: la Ligue et En Lutte! La lecture de La Forge, organe central de la Ligue, permet de suivre les ralliements la LCMLC. Parmi ceux-ci, notons le groupe Workers Unity de Toronto ainsi que la dissolution de lAgence de presse libre du Qubec (APLQ), de Mobilisation et du Regroupement des comits de travailleurs (RCT), rassemblement de groupes politiques visant encadrer et orienter les luttes de quartiers et dans les entreprises. Lexemple de lAgence de presse libre du Qubec est significatif du ralliement des divers groupes. LAPLQ forme en 1968, fonctionne comme bureau de presse pour des groupes populaires et politiques jusquen 1971. Entre 1971 et 1973, lagence publie un Bulletin dinformation hebdomadaire Bulletin remplac par le bimensuel intitul Le Bulletin populaire. En 1974, lAgence se joint au Regroupement des comits de travailleurs (RCT). En 1976, lAgence procde son autocritique sous la direction de la Ligue communiste et une partie de ses membres adhre la Ligue. Le Bulletin populaire disparat aprs une dernire livraison en mai 1976. la fin de la priode, la Ligue a considrablement augment son membership et accroit son audience. La bataille idologique, bien quoccupant la place centrale, nempche pas la ligue de simpliquer dans des luttes ouvrires et populaires. Ainsi, cre au moment o le gouvernement fdral de Pierre Elliott Trudeau annonce sa politique de lutte linflation concrtise par le trs impopulaire gel des salaires (Bill C-73), la Ligue fait de la dnonciation de cette politique son cheval de bataille. travers ses assembles publiques, ses publications, lorganisation cherche mobiliser la population contre cette mesure impopulaire. Elle participe activement la dernire grande grve gnrale au Canada, celle du 14 octobre 1976. Deux luttes denvergure suscitent ensuite une grande mobilisation des militants de la Ligue. lt 1977, la fusillade devant la minoterie Robin Hood, Montral, et la longue grve des employs de Commonwealth Plywood, Sainte-Thrse en 1978, ont t parmi les points forts dans le travail des militants. Piquetage aux portes des usines, distributions de tracts, manifestations dappui et assembles publiques, ces luttes galvanisent les nergies. Sur la scne internationale, la Ligue poursuit le travail entrepris par le MREQ. La poursuite des contacts avec dautres organisations traduit la place quentend occuper la Ligue dans le dbat au sein des organisations se rclamant du marxisme-lninisme. La Rpublique populaire de Chine reste au coeur des proccupations de la Ligue. Les trois voyages politiques organiss dans ce pays, quelle considre comme un phare, en tmoignent. Le continent africain prend une place importante dans le travail anti-imprialiste. La tourne canadienne de deux dirigeants du Congrs panafricain

Association qubcoise dhistoire politique

29

dAfrique du Sud (PAC), en dcembre 1977, et la participation active aux journes de libration de lAfrique tmoignent de la place grandissante des luttes africaines dans les proccupations de la Ligue. Sur la scne politique qubcoise, la Ligue cherche se dmarquer clairement du PQ quelle identifie un parti bourgeois au mme titre que le Parti libral. cette poque, le PQ bnficiait dun large soutien des milieux ouvriers et populaires. Cest lpoque du prjug favorable. Aux yeux de la Ligue, la cration dun parti politique rvolutionnaire passe ncessairement par la rupture de tous liens avec le PQ. Llection du PQ place lordre du jour la question de la souverainet politique du Qubec. Oblige de se dmarquer du PQ, la Ligue ne peut pas et ne veut pas pour autant appuyer les positions du Parti libral du Qubec. La Ligue propose donc le mot dordre dannulation lors des lections qubcoises du 15 novembre 1976. Cette prise de position sur la scne qubcoise est accompagne par une dnonciation travers tout le Canada, des travaux de la Commission PpinRobarts sur lunit canadienne, alors quelle dfend les proccupations nationales du Qubec. La question nationale qubcoise tend prendre de plus en plus de place et va devenir une des composantes majeures de la politique de la Ligue. La Fte nationale des qubcois, le 24 juin, sert de moment privilgi pour diffuser lorientation politique de lorganisation qui maintient cependant que lobjectif final reste toujours la formation dun Canada socialiste. En janvier 1979, la Ligue publie La question nationale qubcoise, le point de vue de la classe ouvrire.

LE PARTI COMMUNISTE OUVRIER (PCO)En 1979, la direction de la Ligue juge les conditions runies et transforme lorganisation en parti politique, le Parti communiste ouvrier (PCO). Le congrs de fondation du nouveau parti se tient, lors de la fin de semaine de la Fte du travail, dans une ferme des Cantons de lEst. Cette fondation marque le lancement dune large campagne publicitaire dont lobjectif est de faire connatre le plus largement possible la formation de la nouvelle organisation et prsenter quelques-uns de ses principaux dirigeants. Des assembles publiques sont tenues dans les principales villes canadiennes. cette campagne de visibilit, se greffe une campagne de financement dont lobjectif de 100 000$ sera dpass. Llection partielle dans le comt provincial de Maisonneuve Montral, en1979, permet Robert Ct, un travailleur du milieu hospitalier, de reprsenter publiquement le PCO pour la premire fois. Il obtiendra quelques 260 votes.

30

Bulletin dhistoire politique, vol. 13, no 1

Le PCO vise une prsence canadienne. Il fonde le district des Maritimes en 1979. Moncton, les militantes et militants du PCO recrutent sur le campus de lUniversit de Moncton et auprs de la population acadienne. Le district agit aussi comme groupe de pression auprs des organismes acadiens telle la Socit des acadiennes et acadiens du NouveauBrunswick et prend position sur les questions majeures comme le chmage. Lexemple des Maritimes se reproduit lensemble du pays jusquen Colombie-Britannique, avec la formation de districts en Ontario, dans lOuest et en Colombie-Britannique. Deux vnements majeurs marquent lanne 1980: les lections fdrales et le rfrendum qubcois. Ces deux vnements mobilisent lensemble du nouveau parti durant tout lhiver et le printemps. Le PCO prsente une trentaine de candidats aux lections fdrales, la grande majorit au Qubec. Le rfrendum, propos duquel le PCO avait refus de saligner sur la solution du PQ, est un des vnements qui gnrera les tensions internes lorigine de la dissolution du Parti quelques annes plus part. La revendication de lindpendance du Qubec tait perue comme un mot dordre bourgeois divisant la classe ouvrire canadienne devant le projet dun ventuel Canada socialiste. Cest pour populariser cette orientation que le parti publie, en mars 1980, un supplment au journal Dfendons les droits du peuple qubcois et une brochure La nation qubcoise: une histoire de lutte, ensuite traduite en anglais Defend the Rights of the Quebec People. Les lections qubcoises seront le point fort de lanne 1981. Le PCO y prsente une trentaine de candidats. Les 5000 votes recueillis sont perus comme un succs. Dautres vnements politiques prennent de limportance: les lections ontariennes, la grve de Stelco Hamilton, les problmes des pcheurs des Maritimes, etc. Les vnements internationaux et principalement ceux que connat la Chine, proccupent les militants du Parti. La remonte de Deng Xiaoping inquite plus dun militant, malgr loptimisme de faade de la direction. Lopposition limprialisme sovitique continue dtre le principal cheval de bataille dans lagitation et la propagande internationales. Au sein de lorganisation, une trs large campagne idologique appele Mouvement dducation proltarien (MEP) entreprise ds 1980, est axe principalement sur les connaissances de base de lidologie socialiste. Cette tude sinscrit dans un plan de formation qui devait finalement culminer par le second congrs du PCO. Une session de formation sur la question nationale va tre organise entre fvrier et juin 1980. En novembre 1980, dbute une seconde srie de cours du MEP qui va se poursuivre durant toute lanne 1981. Celle-ci traite de limprialisme, de la rvolution ainsi que de la

Association qubcoise dhistoire politique

31

supriorit du socialisme et de la ncessit du Parti. Fin 1981 et dbut 1982, un programme de formation sur la question des femmes mobilise toute lorganisation. Par la suite la prparation du congrs occupe le printemps 1982, de mme que ltude du rapport politique, dun document sur la dmocratie et le socialisme, dune tude sur Joseph Staline et de lbauche dune plateforme politique, dun manifeste politique. Les discussions internes prennent le pas sur les grandes mobilisations.

LA DISSOLUTION DE LORGANISATIONAu retour des vacances dt, une crise interne majeure va se drouler et entraner brve chance la disparition du PCO. Rien en apparence ne laisse prvoir une crise dune telle ampleur. Les vnements qui ont frapp En Lutte! au printemps de la mme anne navaient pas sembl affecter les militants du PCO. La ralit va savrer tout autre. Le catalyseur de la crise est la critique faite Roger Rashi, prsident du PCO, la runion du Comit central qui se termine en septembre 1982. Certaines de ses mthodes de travail et de direction sont alors remises en question lintrieur de lorganisme dirigeant. La responsabilit des erreurs lui retombent sur les paules alors que les autres membres du Comit central cherchent se disculper. Le Comit central suspend Roger Rashi qui continue de nier tout manquement la discipline et au bon fonctionnement du parti. Plus profondment, cest lanalyse de la situation politique canadienne et la publication du Manifeste sur le socialisme qui indisposent voire choquent les militants. Lensemble des cellules critiquent fortement ces documents. On dplore aussi labsence danalyse et la faiblesse des perspectives de la direction, obsde par laffaire Rashi, au point den perdre le contact avec la base. Le PCO entre alors dans une priode dintenses discussions, dvaluations et de critiques. La Forge, jusque-l trs prudente dans ses jugements, se fait plus critique, en permettant notamment aux lecteurs de sexprimer plus librement. Elle devient mme totalement autonome de la direction politique de lorganisation dans ses derniers numros. Lensemble du travail du Parti se fait alors au ralenti. Les dparts se font nombreux, bien quingalement rpartis travers lorganisation et frappent particulirement au Qubec, toujours le bastion de lorganisation du parti. Le Comit central, totalement coup de sa base tente vainement de ragir. En aucun moment, les dirigeants nont eu une conscience claire de ce qui se passait dans les cellules. Une tentative de consultation sorganise in extremis, mais il est trop tard.

32

Bulletin dhistoire politique, vol. 13, no 1

La crise la direction dclenche une prise de conscience chez de nombreux militantes et militants. La victoire du socialisme tarde venir, le ralliement stagne. Lampleur du travail accomplir, le temps pass en runion et consacr aux autres tches deviennent incompatibles avec les responsabilits familiales nouvelles de nombreux militantes et militants. Au niveau international, la situation apparat aussi prcaire. Les principaux partis marxistes-lninistes connaissent des difficults. En Chine, aprs la mort de Mao Zedong, et de plusieurs dirigeants historiques, la remonte de Deng Xiaoping est perue comme un srieux recul. Larrive de gouvernements aux orientations ultraconservatrices aux tats-Unis, avec Ronald Reagan et en Grande-Bretagne avec Margaret Thatcher, laissent un got amer, prfigurant la venue de Brian Mulroney. ceci sajoute des lments politiques internes. Des divergences importantes apparaissent. La question nationale qubcoise devient dterminante pour plusieurs. La politique dannulation, mise de lavant lors du rfrendum de 1980, est remise en question. Pour certains militants, surtout du Qubec, lindpendance du Qubec reprsente un objectif auquel le PCO aurait d sidentifier. De plus, plusieurs militantes peroivent, malgr le discours, que la place faite aux femmes dans lorganisation est loin dtre satisfaisante. Si cet aspect parat moins important quil ne la t dans le groupe En Lutte ! , il est nanmoins bien rel. Au dbut du mois de dcembre 1982 se tient la confrence du district du Qubec du PCO, runion prparatoire au congrs de toute lorganisation. Cette runion est importante parce que la section qubcoise est de loin la section la plus importante du parti. Le droulement de la rencontre montre bien ltat du Parti. Tout au long des dlibrations, les militantes et militants assistent des critiques, quelques fois trs motives, du fonctionnement du Parti. Des dirigeants sont hus. Dans les faits, cette assemble marque le dbut de la fin du Parti. Des rsolutions en ce sens y sont dailleurs prsentes. Malgr tout le second congrs du PCO se tient, en janvier 1983, Montral et runit tout de mme un bon nombre de militantes et militants. Il sera loccasion pour les participants dexpliquer aux militants des autres rgions canadiennes ce qui se passe vritablement au Qubec. Ceux-ci, informs tout lautomne par les seuls dirigeants du Parti, avaient une vision incomplte de la ralit qubcoise du PCO les empchant de percevoir lampleur du mcontentement. Le congrs ne vote pas la fin officielle du Parti, mais dans les faits, aprs lpisode du congrs du district du Qubec, cest bel et bien la fin de lorganisation. Certains individus vont par la suite tenter de relancer un nouveau

Association qubcoise dhistoire politique

33

mouvement marxiste-lniniste. Jamais les nouvelles organisations natteindront la force politique qua reprsente le PCO.

BILANLes marxistes-lninistes qubcois, communment appels m-l, ont connu leurs heures de gloire au cours des annes 1970. Aux dbuts des annes 1980, les groupes marxistes-lninistes scroulent, la disparition du PCO suivant de quelques mois celle du groupe rival En Lutte! lintrieur des organisations, les militantes et militants prennent conscience de lacunes majeures de leur analyse quant la comprhension des rapports sociaux. Les femmes entre autres remettent en question le modle. La question de lindpendance du Qubec revient en force. linstar de ce qui se passait dans dautres pays, de nouveaux mouvements dallgeance fministe, cologiste ou gaie et lesbienne voient le jour et contestent le mode dorganisation et la philosophie des groupes marxistes-lninistes. Au fate de sa popularit, le PCO distribuait plus de 10 000 exemplaire de son organe dinformation La Forge. Les dbats, discussions et interventions que leurs militantes et militants ont institus marquent les annes 1970, et ce, dans tous les milieux sociaux, notamment dans le mouvement syndical. Les organisations marxistes-lninistes ont profit du courant de radicalisme qui animait lensemble des organisations ouvrires au dbut des annes soixante-dix. La conjoncture a bien chang une dizaine dannes plus tard. Crise conomique aidant, le mouvement ouvrier se replie sur la dfensive devant loffensive daustrit de la bourgeoisie. Chmage, fermetures dusines rendent les luttes plus difficiles. Le PQ senfarge dans sa stratgie rfrendaire tapiste, conduisant le mouvement nationaliste dans une impasse dont la morosit dteint sur lensemble des forces progressistes. La lenteur des succs rvolutionnaires travers le monde, aprs la croissance rapide des organisations marxistes-lninistes des annes soixante-dix, dtournent de lengagement militant devenu plus difficile et aux perspectives plus long terme. La rvolution ne parait plus lordre du jour et la conjoncture de plus en plus difficile restreignent les adhsions. La priode euphorique des annes soixante et soixante-dix est bel et bien termine. La disparition du mouvement marxiste-lniniste marque une seconde fin pour le romantisme rvolutionnaire au profit de solutions plus pragmatiques, plus spcifiques. Cest le retour au Qubec de loption Socialisme et indpendance, largement combattue et mise en sourdine par les organisations marxistes-lninistes.

34

Bulletin dhistoire politique, vol. 13, no 1

Lapparition et la croissance du mouvement marxiste-lniniste, dont le Parti communiste ouvrier va tre le groupe le plus nombreux et le plus influent dans le mouvement syndical est le fruit dune poque et doit tre analyse dans son contexte. Ceux qui croient simplement que les militantes et militants de ces organisations ont quitt la sphre dinfluence de lglise pour une autre tout aussi religieuse font une lecture assez grossire. Fautil rappeler que si cette analyse avait un sens, elle sappliquerait tout aussi bien tous ces individus qui ont abandonn la vision atavique de la Sainte Mre lglise pour replonger dans celle de la Sainte Mre la Nation. Cette analyse na pas plus de sens que de croire que le mouvement m-l serait la cration de forces fdralistes nayant en tte que la lutte au sparatisme et cherchant bloquer le PQ. Le mouvement marxiste-lniniste, dont faisait partie le PCO, sinscrit donc dans une perspective internationale et on ne peut faire lconomie den faire lanalyse en prenant en compte toutes les considrations.

Association qubcoise dhistoire politique

35

36

Bulletin dhistoire politique, vol. 13, no 1

Introduction historique au groupe En lutte !1

Andr Valiquette2 Universit du Qubec Montral LOrganisation marxiste-lniniste du Canada En Lutte! (OMLC). Ce nom aux allures entreprenantes, adopt en 1979, reflte le cheminement de la modeste quipe du journal En Lutte ! , ne sept ans plus tt pour fonder un parti rvolutionnaire au Qubec. Ds cette priode initiale, le groupe En Lutte! sinspire de morceaux choisis de lhistoire du mouvement communiste international et, par la suite, tente dlargir son influence dautres provinces canadiennes. Au tournant des annes 1980, il se rapproche du mouvement fministe. En 1982, lOMLC En Lutte! se dissout la veille de son quatrime Congrs, aprs deux annes de crise idologique et organisationnelle. Pour quelques milliers de militants, membres ou sympathisants, cette exprience politique allait se solder par un constat dchec. Ceux qui ne se sont pas dsintresss de lintervention sociale se retrouveront dans des milieux communautaires ou alternatifs relativement mieux insrs dans le contexte culturel de lAmrique du Nord.

NAISSANCE DU MOUVEMENT MARXISTE-LNINISTEEn Lutte! est fond lautomne 1972, aprs environ un an de gestation. Jusquen 1974, un noyau relativement restreint de militants, principalement des animateurs culturels et des universitaires, travaillent se dmarquer du nationalisme incarn par le Parti qubcois et, plus gnralement, de lhritage politique de la nouvelle gauche des annes 1960. Pourtant, les initiateurs dEn Lutte! partageaient des valeurs communes avec cette nouvelle gauche. Comme elle, ils taient trs critiques envers le socialisme sovitique ; ils recherchaient un nouvel humanisme et avaient des affinits avec les mouvements de gurilla dans le Tiers-Monde. Mais dans plusieurs pays, il savra quune partie des forces progressistes recherchait une nouvelle plate-forme politique. Au Qubec, la radicalisation dune fraction de la gauche au dbut des annes 1970 doit tre situe dans le contexte de lchec du Front de

Association qubcoise dhistoire politique

37

Libration du Qubec (FLQ) et de latmosphre de rpression qui sensuivit. La libration nationale ou sociale semblait bloque. La dfaite lectorale du Parti qubcois (PQ) et le recul du Front dAction Politique (FRAP) Montral en 1970 semblaient indiquer que les rgles du jeu dmocratique ne pouvaient pas intgrer une transformation profonde de la socit. La monte des luttes ouvrires (La Presse, le premier Front Commun de 1972), la multiplication des dcrets et des injonctions, pouvaient suggrer que la classe ouvrire tait prte devenir un acteur autonome sur la scne politique. Il suffisait de canaliser cette nergie, de lui donner un leadership. Dans cette optique, un certain nombre danimateurs sociaux, actifs dans les comits de base du FRAP, se rapprochrent du marxisme. Ils convergrent tout naturellement vers le milieu universitaire, o des tudiants et des enseignants taient de leur ct fascins par la rvolution culturelle chinoise. Certains sidentifiaient ce mouvement de jeunesse lautre bout du monde, car ils y voyaient de nouvelles perspectives pour la rforme des rgimes socialistes vers une orientation moins autoritaire. Cette rvolution culturelle en Chine annonait aussi, selon eux, une rsurgence possible du mouvement rvolutionnaire dans les pays occidentaux, o la jeunesse et le mouvement tudiant taient devenus une force sociale nouvelle. Cest dans la foule de ces vnements que Charles Gagnon, qui avait t un leader du FLQ, rassembla un mouvement marxiste-lniniste naissant au Qubec autour du projet du journal En Lutte! et de sa brochure Pour le parti proltarien en 1972.

PRIODE INITIALE (1972-1976)La brochure Pour le parti proltarien met laccent sur la ncessit de la lutte idologique au moyen dun journal davant-garde de la classe ouvrire , pralable la cration dun parti de masse. Le premier numro du journal En Lutte ! est lanc le 1 er mai 1973. Dans les trois annes qui suivent, une vingtaine de cahiers de formation sont publis en encart dans le journal qui parat toutes les deux semaines. Des groupes damis 3, au nombre dune dizaine, collaborent la rdaction du journal, qui est peru comme un instrument dunit par les dbats que suppose la formulation de ses positions politiques. En octobre 1973, le journal recommande ses lecteurs dannuler leur vote aux lections provinciales, aucun des partis bourgeois noffrant de solution de rechange pour la classe ouvrire. En Lutte! recommandera lannulation la plupart des lections qui suivront, y compris au niveau municipal et fdral. Le journal dveloppe aussi une critique trs radicale des syndicats, vus comme des instruments de la collaboration de classe. Un comit de

38

Bulletin dhistoire politique, vol. 13, no 1

Solidarit avec les Luttes ouvrires, o En Lutte! exerce rapidement une forte influence, canalise certains appuis la lutte des ouvriers de Firestone. Suivra en 1974 une premire campagne politique mene par En Lutte ! pour dfendre 34 ouvriers arrts lors dune occupation de la United Aircraft. Cette anne-l, En Lutte! tient son premier congrs et adopte ses statuts fonds sur le centralisme dmocratique. Le groupe publie un supplment important: Crons lorganisation M-L de Lutte pour le Parti. Il y manifeste son intention de contribuer lunit du mouvement communiste encore parpill et dtendre son influence de Halifax Vancouver.

EXPANSION (1976-1979)La principale activit politique dEn Lutte! en 1976 tourne autour de sa campagne pour faire retirer la loi fdrale C-73 de contrle des salaires. Le groupe appuie la grve gnrale organise par le Congrs du Travail du Canada et diffuse une brochure prs de 20000 exemplaires pour faire connatre ses positions 4. Le 1er mai 1976, le journal devient bilingue. En septembre, En Lutte ! publie le premier numro de sa revue thorique Unit Proltarienne et en novembre, la suite de son deuxime congrs, il met sur pied des directions rgionales et organise une premire confrence sur lunit des marxisteslninistes au Canada. Cette confrence sera suivie de quatre autres jusquen 1979. On y abordera successivement les questions de la mthode pour raliser lunit (1re), de la stratgie rvolutionnaire (2e), de la situation internationale (3e), de la construction dun parti rvolutionnaire (4e), et du programme politique de ce futur parti (5e). En Lutte ! bnficiera du ralliement de nombreux groupes, dune confrence lautre, mais verra se crer un autre ple dans lextrme-gauche: la Ligue communiste marxiste-lniniste du Canada5, avec laquelle il entretiendra de nombreuses divergences abondamment commentes dans les publications officielles des deux groupes. Pendant cette priode, En Lutte! rallie un certain nombre de militants de groupes populaires (Association pour la dfense des droits sociaux, comptoirs alimentaires, Association cooprative dconomie familiale, garderies) et manifeste sa prsence dans quelques syndicats. Lappui aux grves des meuniers de la Robin Hood et celle des employs de la Commonwealth Plywood capte beaucoup dnergie. Une enqute plus pousse permettrait de savoir si cette influence tenait limplantation directe de militants du groupe En Lutte! dans divers milieux ou si elle provenait davantage dune dmarche de politisation autonome dune certaine couche de syndiqus, de travailleurs ou de bnvoles de ces mmes milieux.

Association qubcoise dhistoire politique

39

Le nombre de membres dEn Lutte! passe de 114 en 1976 348 en 1979 6, ce qui reprsente un potentiel dintervention assez lev, compte tenu de la priorit absolue que ces militants doivent accorder leur engagement politique. Il faut y ajouter un nombre suprieur de sympathisants actifs plus ou moins encadrs et daspirants membres. En 1976, les diffuseurs du journal en coulent plus de 1000 par semaine. Trois ans plus tard, ils atteignent des sommets de 10000, avec une moyenne autour de 7000 exemplaires7. Le journal devient hebdomadaire en 1978 et commence tre diffus en kiosque. Le 3e Congrs dEn Lutte! se tient la fin de mars 1979. Les 56 dlgu(e)s lu(e)s adoptent des positions un peu triomphalistes: ils prtendent que leur groupe a ralli lessentiel des marxistes-lninistes et crent donc lorganisation marxiste-lniniste du Canada En Lutte!. Un programme politique est adopt, trs succinct. Les 16 articles du programme rsument des considrations stratgiques et tactiques qui devaient traverser lpreuve du temps et des tourmentes politiques. En Lutte! affirme tre maintenant prt accueillir dans ses structures tous les lments combatifs de la classe ouvrire. On admet que le ralliement des travailleurs ne sera pas chose facile. Mais la crise surviendra bientt.

CRISE (1980-1982)Cest dans la priode prcdente quil faut chercher les racines de la dmobilisation des militants. Une premire vague de dmissions avait eu lieu en 1978: on voquait le rythme de travail trop exigeant. Par ailleurs, les rsultats de ce travail se faisaient attendre, tant sur le plan du recrutement que sur la conjoncture politique elle-mme. Un sentiment dimpuissance commence se manifester dans la gauche, aliment lui-mme par cette conjoncture dfavorable. En tmoignaient le maintien du gel des salaires au niveau fdral, llection du PQ en 1976 et la reprise en main du mouvement national par les lites traditionnelles et, finalement, la crise conomique, les coupures dans les services publics et le dbut de recul de ltat providence. En Chine, la mort de Mao Zedong en 1976 et la remise en question des acquis de la Rvolution culturelle allaient dstabiliser le mouvement marxistelniniste dans les pays occidentaux8. La nouvelle revue dEn Lutte ! , Forum International 9, entreprendra une vaine tentative de rapprochement avec dautres groupes m-l ltranger avant de constater leur propre dsarroi. La victoire du Non lors du rfrendum de 1980 avait aussi dmobilis une partie de la gauche qubcoise, y compris En Lutte ! , qui avait fait campagne pour lannulation et distribu prs de 25000 exemplaires de sa brochure Ni souverainet, ni fdralisme renouvel 10.

40

Bulletin dhistoire politique, vol. 13, no 1

Les mthodes sectaires de nombreux marxistes-lninistes semblent avoir contribu aussi un phnomne de rejet qui a agit plusieurs syndicats et groupes populaires. Cest finalement le fminisme, qui faisait partie des intrts et des proccupations dEn Lutte !11, qui le remettra radicalement en question de lintrieur: des militantes critiquent la ngation de la vie prive au profit du politique, le dogmatisme du programme et la hirarchisation excessive du pouvoir dans lorganisation. Consquence de tous ces problmes, le ralliement des travailleurs stagne et le nombre de membres dEn Lutte ! aussi. Aprs 10 ans dexistence, En Lutte a recrut 557 membres, parmi lesquels 175 dmissionnent en cours de route, soit prs dun tiers. Le Canada anglais comptait pour 13 % des effectifs. Le journal ne tire plus qu 5 000 exemplaires la dissolution du groupe en 1982. En Lutte! administre encore en 1980 un budget annuel dun million de dollars, consacr principalement aux salaires des journalistes et des autres permanents (au nombre de 68 en 1978, et de 25 en 1982), limpression du journal et ladministration des librairies. Les sources de revenus ont repos principalement sur les paules des militants, par un lourd systme de cotisations, et par des campagnes de financement publiques.

*** En Lutte! se distingua avant tout parmi les mouvements dextrmegauche par son insistance sur le travail idologique et la diffusion dcrits caractre politique ou thorique: 34 brochures en tout, publies dans les deux langues prs de 100000 exemplaires. Les qualits intellectuelles de la direction dEn Lutte! lont amen dans les dernires annes la recherche dune nouvelle maturit politique, liquider un hritage stalinien qui semble avoir toujours t mal assum et tenter de clarifier des questions stratgiques qui divisaient le mouvement communiste international. Une rflexion plus approfondie permettra de comprendre comment ce cheminement conduisit lorganisation En Lutte! lclatement.NOTES ET RFRENCES 1. Ce texte a paru pour la premire fois dans Bernard Davignon, Rpertoire numrique simple du fonds de lOrganisation marxiste-lniniste du Canada En Lutte !, Montral, UQAM, 1987, p. 3-13. 2. Lauteur est dtenteur dune matrise en histoire. Il est aujourdhui conseiller en relations de presse pour lUQAM. 3. Parmi lesquels, Cinma dInformation Politique, Mouvement Rvolutionnaire des tudiants du Qubec, Thtre de la Shop, Mouvement Progressiste Italo-Qubcois, Regroupement Saint-Henri, CAP du Vieux-Montral.

Association qubcoise dhistoire politique

41

4. En Lutte ! , Bulletin interne, no 46, 15 novembre 1981, p. 7. 5. Elle se transformera en Parti communiste ouvrier en 1979. 6. En Lutte ! , Bulletin interne, no 46. Le nombre de femmes reste stable autour de 43 %. 7. En Lutte ! , Bulletin interne, tableaux de diffusion. 8. En Lutte ! , Bulletin interne, n o 30 et 35, Rapport de voyage de membres du Bureau politique en Europe. 9. Quelques numros parus en franais, en anglais et en espagnol. 10. En Lutte ! , Bulletin interne, no 46, p. 7. 11. En Lutte! avait organis des ftes du 8 mars qui comptaient parmi ses activits les plus russies. Daprs Charles Gagnon, Sur la crise du mouvement M-L, p. 20.

42

Bulletin dhistoire politique, vol. 13, no 1

Il tait une fois Conte ladresse de la jeunesse de mon pays

Charles Gagnon1 Il tait une fois dans le Qubec daprs Maurice Duplessis des jeunes gens, filles et garons, qui rvaient dune socit compltement transforme. Ils ne voulaient plus entendre parler de pauvret, de discrimination, dautoritarisme parental, scolaire, patronal ou tatique. Ils voulaient une socit de justice, de plus grande galit, de partage, de solidarit. Ils avaient eu vent que leurs parents avaient vcu des jours trs difficiles dans les annes 1930, celles de la grande crise. Ils avaient entendu parler du fascisme et du stalinisme, des horreurs de la Deuxime Guerre mondiale, de lHolocauste, des bombes atomiques lances sur Hiroshima et Nagasaki. Ils taient tmoins de la crise existentielle que le cumul de ces vnements tragiques avait provoque et continuait dentretenir dans la conscience occidentale, europenne principalement, et des dbats quelle suscitait entre libraux, conservateurs, chrtiens, communistes, existentialistes autour de la dfinition dun nouvel humanisme. En mme temps, ils avaient pu constater que les annes de laprs-guerre avaient remis lconomie occidentale sur ses rails et avaient t une priode de progrs scientifiques et technologiques majeurs, que le syndicalisme avait largi les droits des travailleurs. Si bien qu la diffrence de leurs parents, dans bien des cas, plusieurs dentre eux pouvaient tudier et, du fait mme, envisager un travail leur convenance par la suite. Pas tous, bien sr, mais beaucoup plus que dans le pass. Et ils ne voyaient pas pourquoi ces nouvelles conditions ne devraient pas tre tendues tous les jeunes. Il y avait assez de richesses, croyaient-ils navement, pour que tout le monde puisse en profiter. Ils ne savaient pas, pas encore, quen rgime capitaliste laccroissement de la richesse a trs peu voir, sinon rien du tout, avec lextension et lquit de son partage. Partout dans le monde, en Afrique, en Asie, en Amrique latine, des peuples opprims menaient aussi la lutte pour leur mancipation. Mener la lutte pour son mancipation, ctait alors la mener sur tous les fronts, national, social, des droits individuels, des droits des minorits, tous gards. Si bien que la jeunesse fut bientt rejointe par dimportantes couches sociales qui partageaient les mmes rves, du moins en partie, mais qui ne croyaient plus

Association qubcoise dhistoire politique

43

tellement la possibilit de les raliser sans soumettre lorganisation politique et sociale des changements importants, sans ncessairement tre daccord avec les moyens que prconisaient les lments les plus radicaux de la jeunesse. Vous le savez aussi bien que moi, la jeunesse est radicale (quand on change les choses, on les change de fond en comble) ; la jeunesse est presse (les discussions politiques sur les virgules, les rappels historiques nen plus finir, cest bien ennuyant et a ne mne nulle part) ; la jeunesse est parfois excessive (les lections, cest un pige cons ; vive laction, do it now! ; faisons du bruit, a va rveiller les vieux !). Cest ainsi quest n le Front de libration du Qubec (FLQ), au cur du tourbillon qui agitait la socit qubcoise, sa frange active, politiquement engage tourbillon n, en fait, dans la mouvance de lopposition syndicale et intellectuelle au duplessisme et dans le sillage dun nationalisme toujours latent. Quelques douzaines de Bozo-les-culottes entreprirent donc de faire sauter quelques botes aux lettres pour finalement tenter de mettre le feu la plaine, de crer des focos (foyers de lutte) Montral et ailleurs en province. Il fallait donner du panache au courage, sortir de la torpeur des porteurs deau de notre histoire, renouer avec laction des valeureux patriotes du sicle pass. Une sorte de sous-produit de la Rvolution tranquille ou de dommages collatraux ! La Rvolution tranquille, en effet, tait passe par-l. Ce nest pas rien, la Rvolution tranquille, croyez-moi! En peine dix ans, dans un tourbillon tourdissant, le Qubec a chang de visage. Je crois mme quil a un peu chang dme. Je ninsiste pas, vous avez d entendre parler de lassurancemaladie, de la syndicalisation des fonctionnaires, des enseignants, de la cration dune administration publique moderne, de la dconfessionnalisation des institutions et du dclin subit de la pratique religieuse, de la libralisation des murs sexuelles, entre autres; du dveloppement marqu de la scolarisation; de lapparition de socits et dinstitutions conomiques tatiques et, bientt, dentreprises prives importantes. Et pour coiffer le tout, et ce nest pas peu dire, lapparition de la fiert dtre francophone en Amrique du Nord, comme apparaissait plus au sud, la fiert dtre noir, dtre Latino, dtre Africain Le monde se colorait et le Qubec avait sa couleur. Le monde entier rsistait au drabe uniforme de la soldatesque impriale. On ne vous lanait plus un dont you speak white! dans les restaurants de la Catherine Ouest elle ntait pas plus sainte lpoque quaujourdhui ou du boulevard Dcarie. On ne laisserait pas la rvolution entre les mains des bourgeois et de leur tat. Un mouvement contestataire prenait forme. Le joual, expression de

44

Bulletin dhistoire politique, vol. 13, no 1

notre identit, prtendaient des crivains. Nous ne sommes pas des trousde-culs, affirmait la sociologue. Le mpris naura quun temps, dclaraient les syndicats. Ne comptons que sur nos propres moyens, prconisait une Confdration des syndicats nationaux (CSN). Ltat, rouage de notre exploitation, proclamait la Fdration des travailleurs du Qubec (FTQ). Interdit dinterdire , clamaient les tudiants au retour de Paris. bas limprialisme ! , Vive le Qubec libre ! , lanaient les manifestants. Et nous allons vous mettre tout a en chanson, disaient les potes. Cest alors que le Parti qubcois (PQ) samena et fit une remarquable rcolte. Moins de dix ans aprs sa cration, il prenait la matrise des rnes de ltat avec un programme souverainiste. Ce nest pas rien, a non plus. Ctait une partie du pouvoir. Pour un grand nombre, la naissance du PQ, ctait le dbut du grand changement. Mais pas pour tous. Il y avait des trouble-ftes, des empcheurs de danser en rond, contestataires casse-pieds comme certains dentre vous loccasion, qui disaient que le pouvoir politique, ce nest pas le pouvoir, quon ne se battait pas pour simplement avoir un tat franais et des bourgeois francophones. Il y avait toujours de puissants capitalistes qui dictaient, de lextrieur du Qubec et, progressivement de lintrieur, les rgles du jeu; il y avait toujours des pauvres, mme sils pouvaient acheter leurs guenilles en franais. Si la monte du PQ avait entran le ralliement de la majorit des partisans de lindpendance et du progrs social, lunanimit nexistait pas pour autant. Il y avait les irrductibles. Les dbats allaient tre vigoureux. Ce ntait pas vraiment nouveau. Ds les annes 1960, le clivage existait: Le Qubec aux Qubcois, dun ct; Le Qubec aux travailleurs, de lautre. Lopposition quon retrouve aujourdhui entre le Parti qubcois et lUnion des forces progressistes pour autant quon puisse connatre le programme de ladite Union, qui semble se diriger vers la clandestinit totale existe en fait depuis le dbut des annes 1960. Avant cela, le nationalisme qubcois tait plutt droite et mme franchement droite. Les militants progressistes des annes 1960, notamment Parti pris, avaient invent le nouveau nationalisme, suppos, comme dans les colonies, tre porteur de progrs social. Le FLQ, ai-je dit, avait fait long feu. Ses rangs dcims aprs la mort du ministre Pierre Laporte en octobre 1970, la police