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Ils ne sont pas nés délinquants

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ILS NE SONT PAS NÉS DÉLINQUANTS

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Dr YVES ROUMAJON

ILS NE SONT PAS NÉS

DELINQUANTS

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT

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COÉDITION ROBERT LAFFONT — OPERA MUNDI

La Loi du 11 Mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'Article 41, d'une part, que les « copies ou reproduc- tions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non desti- nées à une utilisation collective », et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction, intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants-droit ou ayants- cause, est illicite » (alinéa 1 de l'Article 40).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal.

© Opera Mundi, 1977. ISBN : 2 - 266 - 01065 - 4

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A la mémoire de mon père

A tous ceux qui ne sont pas personnelle- ment évoqués dans ces pages, mais qui m'ont permis d'accomplir une tâche qu'il eût été impossible de réaliser sans eux.

« A mesure que se multiplient mes visites dans les maisons d'éducation surveillée, je suis per- suadé de plus en plus qu'une réforme totale de ces établissements est nécessaire, qu'elle est urgente et qu'elle est possible. »

J. ROUMAJON Inspecteur Général

de l'Enseignement technique. Rapport à M. le Garde des Sceaux, ministre de la Justice.

Paris le 20 septembre 1937.

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Tous les récits évoqués dans ce livre sont authentiques. En dehors des quelques grandes affaires criminelles publiquement

évoquées dans la Presse, il m'a paru décent de modifier les noms, les lieux et les détails de certaines autres histoires rapportées ici.

De ce fait toute ressemblance avec des noms réels ne pourrait être que le fait du hasard.

Y.R.

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PREMIÈRE PARTIE

PREMIÈRES DÉCOUVERTES

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D'AIX A SAIGON

- Quels sont vos nom, prénom, âge et profession? - Roumajon Yves, soixante-deux ans, psychiatre. - Vous avez été commis pour examiner l'accusé et procéder à

l'examen psychiatrique. Vous jurez de rendre compte de vos recherches et constatations en votre honneur et conscience. Levez la main droite et dites : je le jure.

- Je le jure. - Veuillez faire votre déposition . . . . . . . . .

La salle des Assises est tendue d'un drap rouge fané plutôt sinistre. Dehors il pleut comme il pleuvait déjà hier soir lorsque nous sommes arrivés, quelques journalistes, Lafon et moi. Nous avons traversé à pied une ville déserte et ruisselante, dormi dans un hôtel glacé et nous voici, une fois de plus, en place pour la cérémonie des Assises.

La foule est dense, plus curieuse qu'agressive. En province comme à Paris le spectacle de la justice est gratuit et rares sont les salles vides.

Certaines, des églises qu'elles ont été autrefois, gardent une abside où s'installent tant bien que mal les magistrats et le jury. Ancien musée comme à Amiens ou palais désaffecté aux luxueuses boiseries décrépites, nobles prétoires construits par la Restauration ou la III République, anciennes « Salle des États », elles ont en commun leur inconfort, une acoustique déplorable et des dépendances pittoresques.

Comment oublier l'unique toilette de l'ancien Palais de Troyes et l'étonnante file de détenus, de gendarmes, de jurés et de magistrats en robe attendant chacun, lors du procès de l'attentat de Pont-sur-Yonne, leur tour de satisfaire aux exigen- ces de la nature?

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Comme oublier cette petite salle d'attente de l'antique Palais de Poitiers où des piles de vieux dossiers étayaient des tables désaffectées, censées soutenir un plafond aux limites de l'effon- drement?

Boisée de noyer ou de chêne, tendue de brocart ou badigeon- née de ce marron administratif qui résiste à la lessive et aux graffiti mais se renforce à la crasse du temps, la salle est prête pour un étrange ballet que viendront seuls troubler les incidents d'audience sans lesquels le public se sent toujours un peu frustré. Entrée de la garde qui rendra les honneurs et sera garante de l'ordre, coup de sonnette :

- Messieurs, la Cour. Brouhaha du public qui se lève. Entrée du président en robe

rouge, des assesseurs en robes noires et de l'avocat général en rouge ou noir suivant son rang. Entrée du ou des accusés. Tirage au sort des jurés. La mécanique est en place et s'apprête à fonctionner.

Lorsque j'entends parler des criminels et surtout des jeunes délinquants, j'ai l'impression, parfois, que nous vivons encore en un lointain passé. Pour eux, assassins : la mort sans autre forme de procès. Les adolescents à problèmes? une bonne maison de correction et l'on n'en parle plus. Quant aux causes de la violence qui s'étend partout, pourquoi les chercher plus loin que dans le relâchement de la morale, l'influence de la télévision et du cinéma, l'abandon de toute règle, le désir de la jouissance immédiate, le goût forcené du plaisir, la veulerie généralisée et la fuite devant les responsabilités? Que l'on reprenne en main la société, au besoin d'une poigne farouche, que chaque année l'on envoie en prison et si possible au bourreau un contingent suffisant de malfaiteurs, que l'on mette au travail, au pain sec et à l'eau les jeunes qui ne veulent pas comprendre, au lieu de leur bâtir des prisons-hôtels. Ce pro- gramme accompli, tout rentrera rapidement dans l'ordre.

Ainsi discourent à longueur d'année non seulement l'homme de la rue mais des esprits par ailleurs fort distingués, d'appa- rence cultivés, qui tranchent à vif dans un problème qui leur paraît simple. J'aimerais qu'il le soit. Ma tâche de psychiatre et de criminologue en serait tellement facilitée. Mais c'est juste- ment parce que pendant des siècles la société a raisonné avec cette tranquille indifférence sur un sujet diaboliquement com- pliqué que nous en sommes arrivés là. Nous payons aujourd'hui une ignorance qui remonte à plusieurs siècles. Ce n'est que depuis quelques décennies que le crime est étudié de façon un

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peu plus scientifique. Ce que nous savons tient dans le creux de la main. Un jour viendra peut-être où l'on comprendra pour- quoi tel homme et non son voisin a choisi le crime comme ultime solution. Nous en sommes aux prémices. Disons avec modestie que dans le monde un certain nombre d'hommes de science ont fait progresser la connaissance de l'homme.

On a pu ainsi sortir du dogmatisme hérité de l'Ancien Régime et ce n'est déjà pas si mal.

L'opinion ne nous soutient guère. Psychiatres ou criminolo- gues, elle nous met volontiers dans le même sac que les criminels. Il est facile de nous faire apparaître tantôt comme des guignols sans importance, tantôt — au diable la logique - comme de dangereux complices des malfaiteurs. Nous sommes censés prendre plutôt le parti des meurtriers que celui des victimes. Grâce à quoi on nous accuse de mettre en péril la société, quitte à nous appeler à la rescousse dès qu'un malheureux, succom- bant à l'angoisse, trouble la tranquillité du voisinage. Que l'on tente d'éclairer les juges sur la source d'une délinquance inat- tendue et le courrier se gonfle d'un flot de reproches où l'ignorance le dispute à la violence.

Quant aux criminologues ils sont, dit-on, totalement inutiles. Le crime n'a nul besoin de la science et encore moins la police qui le combat. Que l'on mette en place un quadrillage sérieux, que l'on colle à chaque groupe de jeunes trop turbulents un ou plusieurs anges gardiens, que l'on ne tolère aucune incartade et il ne sera plus nécessaire de se pencher sur le phénomène et de s'armer de coûteux ordinateurs pour mieux le connaître. Il

, s'effacera ou du moins disparaîtra graduellement, revenant aux proportions supportables de l'âge d'or. Lequel, d'ailleurs? Depuis bientôt trente ans je suis plongé dans ce problème. J'ai passé des centaines d'heures face à des hommes ou des femmes qui ont supprimé leur prochain ou se sont emparé de leurs biens, professionnels habiles ou « amateurs » très occasion- nels.

J'ai vécu six années de ma vie, les plus passionnantes, au milieu d'enfants rejetés de tous parce qu'ils avaient manifesté de « mauvais penchants », comme on dit. C'est pourquoi, lorsque j'entends de tels propos, je suis non seulement révolté mais attristé : se peut-il que l'on conserve à notre époque une vision non pas superficielle des choses, mais aussi entièrement fausse? Sans doute, la transformation des valeurs morales à laquelle nous assistons, et que certains déplorent, joue-t-elle son rôle dans la flambée de violence et de fraude dont nous sommes les témoins.

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Ce n'est qu'un élément entre beaucoup d'autres. La délin- quance est une terre largement visitée mais presque toujours par les mêmes chemins. Ma profession a été d'essayer d'avancer en dehors des traces préparées et de chercher des ouvertures hors des frontières banalement connues. J'ai ainsi fait un certain nombre d'observations qui m'ont obligé à réviser la conception simpliste mais générale qui était la mienne au départ.

Je n'étais nullement destiné à une carrière qui m'appellerait à fréquenter assidûment les prétoires et leurs habitants ou les établissements médico-psychologiques. A vingt ans je ne soup- çonnais pas que la plus grande partie de ma vie consisterait à converser avec ce monde que l'on dit marginal, peuplé de meurtriers, de voleurs, de « pervers » de tous ordres, d'escrocs ou d'aigrefins. Je ne le regrette pas. J'éprouve seulement une certaine mélancolie à songer que, l'âge étant venu, je n'avance- rai pas beaucoup plus sur le terrain de la connaissance. Je crois savoir ce qu'il ne faut pas faire pour combattre efficacement le crime, j'entrevois seulement ce que l'on peut faire. Et je n'ignore pas non plus que certaines de mes conclusions vont tellement à contre-courant de l'opinion publique qu'elles ont peu de chances d'être acceptées dans l'immédiat par une société solidement arc-boutée à ses préjugés.

Je suis donc né le 13 décembre 1914 à Aix-en-Provence dans une maison du boulevard Zola. Pas l'écrivain dont les Aixois n'avaient sans doute à l'époque qu'une connaissance lointaine, mais son père envers qui ils pouvaient nourrir une vive gratitude. Il avait été le promoteur du canal de la Durance, leur permettant ainsi de boire de l'eau fraîche, ce qui les changeait de l'eau thermale.

Mon père était professeur de mathématiques à l'École natio- nale d'arts et métiers de la ville. Ses élèves l'appelaient déjà le « Mikado ». Il existe en effet dans notre famille une certaine forme d'oeil bridé dont il y a tout lieu de penser qu'il est la trace d'un passé où les hordes sauvages venues du Nord et de l'Orient parcouraient allégrement la vallée du Rhône. Ce grand axe Nord-Sud a été particulièrement fréquenté au cours de l'his- toire. Le village d'où est originaire ma famille, Saint-Laurent- des-Arbres près de Saint-Geniès-de-Comolas - tout un pro- gramme avec l'accent - est resté longtemps fortifié pour faire face aux incursions des Sarrasins. Du passage d'un de ces guerriers du Sud me reste une implantation de barbe de type nettement berbère. Ce village dut être l'un des points de rencontre entre les migrants du Nord et ceux du Sud, hypothèse

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qui se vérifie encore chaque année de juillet à septembre. Ma mère était « étrangère ». Entendez par là qu'elle était née

sur les bords de la Sèvre. Elle n'aimait pas le vin et faisait sa cuisine au beurre dans une ville où vers midi l'on respire à chaque coin de rue les effluves de l'huile d'olive. Dans sa jeunesse elle avait essayé de manger à la file, sans faire la grimace, sept cormes vertes. Procédé absolument efficace, affir- me-t-on, pour changer de sexe. La difficulté est d'avaler la septième corme. Ma mère n'y avait pas réussi apparemment. Quelques traits fonciers de caractère étaient là pour prouver qu'elle avait frôlé la victoire.

Deux faits lui permirent cependant de s'imposer dans le milieu familial. Le premier fut d'introduire sa lampe à alcool pour réchauffer le lait des nourrissons. Ceux qui n'ont jamais été amenés à faire bouillir un litre de lait sur un feu de sarments, sans que tout déborde ou brûle, ne mesureront jamais ce qu'une telle initiative pouvait avoir de révolutionnaire et de modernisme agressif.

La deuxième réussite de ma mère fut de mettre au monde un fils. Dans cette société, qui ignorait alors combien elle était phallocrate, personne ne l'ayant avertie de cette tare, recevoir un fils comme aîné de la famille était une marque de la confiance du ciel. La pérennité du nom était assurée, de même que la conservation de l'héritage, sans parler des bras solides pour le mettre en valeur.

Il est vrai que sur ces derniers points la question était réglée pour nous. Mon arrière-grand-père était certes cultivateur. Il fabriquait du vin et vendait du raisin de table. Mais mon grand-père était devenu instituteur et mon père professeur. Le premier avait cédé sa part d'héritage et par la force des choses mon père avait vendu les vignes héritées de sa mère.

J'eux deux frères. Après deux ans de règne sans partage, je fus confronté aux nécessités de la vie communautaire, source - comme chacun sait - de « frustrations traumatisantes ». Je fus épargné, semble-t-il. Pour me consoler en tout cas, mon père m'apprit à chasser la courtilière, ce qui ne me fut pas d'un grand secours dans la vie. Il négligea en revanche de m'ensei- gner le provençal qu'il parlait couramment. Je le regrette beaucoup, aujourd'hui encore, n'ayant pas eu le courage par la suite de remédier à cette lacune.

Une certaine tradition félibre existait en effet chez mes ascendants. Il n'en subsiste qu'une lettre de Frédéric Mistral, adressée à mon grand-père, instituteur à Beaucaire à l'époque, pour lui corriger des chants de Noël en provençal.

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J'ai commencé mes études à l'école maternelle d'Aix-en- Provence, premier établissement sur une longue liste. École communale puis lycée à Grenoble, collège à Châlons-sur- Marne, lycée Voltaire à Paris, lycée Faidherbe à Lille, enfin lycée Louis-le-Grand à Paris furent les principales étapes d'une carrière scolaire mouvementée.

Je n'en était certes pas l'unique responsable, puisque, avec mes frères nous suivions pas à pas la carrière de mon père qui devait se terminer comme inspecteur général de l'Enseignement technique. En outre, je n'étais pas un élève particulièrement discipliné. Je me sentais protégé par l'ombre tutélaire de mon père qui, au surplus, m'avait un jour déclaré qu'il n'attacherait pas une importance démesurée à mes écarts de conduite à condition que je travaille bien.

En fait, je ne montrais pas une grande assiduité aux études et pourtant cela ne se passait pas trop mal, les changements d'affectation paternels m'ouvrant la voie à des départs discrets. Je ne vais pas jusqu'à dire que mon père s'arrangeait pour obtenir une promotion chaque fois que j'étais en passe de me brouiller avec les autorités du moment. Mais les deux événe- ments ont très souvent coïncidé.

Un carnet scolaire portant les traces de tant d'agitation et d'instabilité devait forcément un jour attirer l'attention. Lors de mon oral de baccalauréat de philosophie, je tombai devant une dame chargée de contrôler mes connaissances en français.

Elle parcourut mon livret scolaire, eut un léger sourire et me dit : - Vous avez fait beaucoup d'établissements scolaires jeune

homme! Désireux de me justifier je crus que ma réponse allait

l'impressionner. - C'est, dis-je, parce que mon père est inspecteur général de

l'Enseignement. A mon insolence s'ajouta sans doute quelque rancune obscure

contre les titulaires de hauts grades, car elle montra aussitôt une curiosité insatiable pour les éducateurs dans la littérature française des XVIIe et XVIII siècles. Par chance, j'avais beaucoup lu et pas mal retenu. Vingt minutes plus tard, l'adversaire renonçait à inscrire à son tableau de chasse ce gibier de choix que constituait le fils aîné d'un inspecteur général.

A propos de mon père je garde le souvenir de son intégrité morale absolue. Un trait m'est toujours resté en mémoire. Il étonnera peut-être-à notre époque où, si l'on se montre plutôt intolérant vis-à-vis d'autrui, l'on pratique à l'occasion pour

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soi-même la plus servile des complaisances. Il était profondé- ment croyant et pourtant se gardait d'aller à la messe, considé- rant qu'en tant que haut fonctionnaire d'un enseignement laïque il aurait ainsi manqué à la neutralité indispensable à ses fonctions.

Le bac obtenu, que choisir dans une époque où la crise multipliait les chômeurs, où l'ascension d'Hitler réveillait en Europe les bruits de guerre? Déjà les adultes prédisaient aux jeunes étudiants que nous étions, un avenir bouché, sans issue, à moins d'un miracle ou d'efforts acharnés.

C'est alors que se noua l'un des premiers liens qui forment le tissu d'une vie et qui finalement la conduisent, événements le plus souvent fortuits dont l'enchaînement m'a toujours fas- ciné.

J'avais pour voisin de table à Louis-le-Grand, Christian Lavergne, fils de médecin, qui s'apprêtait à le devenir. Il sut me communiquer sa passion. C'est ainsi qu'en octobre 1933, je m'inscrivis au PCB. Je n'étais pas très en avance, ayant dû redoubler une ou deux classes. J'eus la chance, malgré une année laborieuse, marquée par des soubresauts politiques qui nous conduisaient souvent dans la rue, de réussir du premier coup. Je commençai ma médecine et j'eus pour premier patron un homme remarquable, un grand chirurgien nommé Ombre - danne, personnage immense qui portait encore des calots tels que ceux dont on se coiffait pendant la guerre de 14, avec une énorme moustache et un côté bon grand-père absolument extraordinaire.

Je fus conquis grâce à lui et enthousiasmé par la chirurgie réparatrice. Je passai quinze mois chez lui, ce qui était excep- tionnel, et le quittai avec regret. Après un stage très court chez un autre orthopédiste, je me retrouvai, grâce à un ami, à Notre-Dame du Bon Secours, où l'on était un peu mieux payé, dans le service de M. Bailleul, chirurgien remarquable mais caractère abominable. Il était entouré de trois ou quatre femmes du monde, assistantes bénévoles qui visiblement étaient toutes - amoureuses de lui et qu'il tyrannisait comme il n'est pas possible.

Nous admirions le spectacle, ce qui ne nous empêchait pas d'apprendre beaucoup de choses, car le patron était un excellent opérateur et un très habile orthopédiste.

Puis la guerre éclata. Huit jours auparavant j'avais perdu mon père, emporté par une tumeur du poumon, cancéreuse, à l'époque inopérable. Trente ans après, je garde en mémoire la façon dont le professeur Huguenin avait fait part à son malade

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du diagnostic qu'il portait. Pressentant chez lui un fond d'anxiété, accrue par les événements, il lui tint à peu près ce discours :

- Mon cher collègue, lui dit-il, si vous permettez que je vous appelle ainsi puisque nous sommes tous deux universitaires, je viens de décéler chez vous l'existence d'une plage d'artériosclé- rose pulmonaire. Il s'agit certes d'une affection sérieuse, mais elle ne met pas pour l'instant votre vie en danger. J'aimerais faire des contrôles très réguliers de votre état. La plupart des patients sont incapables de décrire ce qu'ils ressentent. Pour une fois que je rencontre un universitaire, rendez-moi le service de venir très régulièrement faire contrôler vos poumons, ce qui me permettra par la même occasion de surveiller votre état géné- ral.

L'usage n'était pas à l'époque de transformer ainsi un malade en auxiliaire médical. Bien que fondée sur un mensonge, la technique eut les meilleurs résultats psychologiques. Compte tenu du pronostic, elle fut de toute évidence d'un profond secours moral pour le patient.

En hâte, avant que l'on nous envoie à la caserne, l'on nous fit passer nos examens. J'en avais gardé à mon corps défendant trois ou quatre pour la session d'automne. Ils furent validés en vrac presque sans formalité. Quelques années auparavant le doyen de l'époque nous avait réunis dans le grand amphi et nous avait froidement déclaré que nous étions trop nombreux à postuler le diplôme de docteur en médecine et qu'on allait s'employer à nous faire battre en retraite en multipliant les difficultés.

Mais comme nous allions mourir, du moins une grande partie d'entre nous, c'était la prévision normale, la sélection était donc assurée et l'on pouvait se montrer généreux.

A peine mobilisé à la caserne Mortier à Paris, je fus envoyé à Nantes où je fus nommé médecin auxiliaire au terme d'une formation qui tenait nettement plus de l'opérette 1900 que d'un enseignement efficace. Puis je fus envoyé à Sathonay, près de Lyon, où, avec trois cents médecins et chirurgiens, nous devions accueillir les blessés de l'armée des Alpes. L'hiver se passa dans une oisiveté complète à ce point qu'une infirmière, religieuse auvergnate en rupture de couvent, entreprit de nous apprendre à tricoter, ayant décrété après contact avec le Tout-Puissant que l'hiver serait froid et que l'armée française aurait besoin de bonnes chaussettes. Tous les après-midi la salle de pansement prenait ainsi l'allure d'un ouvroir où de joyeux barbus - la

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mode naissait - faisaient danser les aiguilles et la laine kaki sous le regard attendri de notre monitrice.

J'avais aussi fait la connaissance d'une troupe de comédiens que la mobilisation avait privée de ses emplois masculins. Je fus embauché comme jeune premier - mais oui! - grâce à l'amitié , de la directrice et de la principale comédienne. C'est ainsi que nous baladâmes dans la région une pièce au patriotisme clai-. ronnant dont la dernière scène voyait l'intervention de l'armée allemande. Le titre en était « Clarté vers l'Est » : tout un programme avec une curieuse prophétie!

Elle se réalisa de la manière que l'on sait. Pendant des jours et des jours, durant l'avance nazie, nous emballâmes et déballâmes au gré des ordres et des contrordres l'énorme matériel chirurgi- cal et médical du camp.

Finalement nous décampâmes une belle nuit à pied en laissant tout comme nous l'avions soigneusement empaqueté. J'échouai à Cassis. La mer et le manque d'ordres nous empê- chèrent d'aller plus loin. Je fus démobilisé à Avignon avec mille francs de prime. Il me restait à reprendre mes études.

Il fallait surtout que je survive. Parvenu à Lyon où j'avais un ami, je trouvais la ville débordant de tous côtés de la foule des réfugiés, une grande partie d'entre eux se refusant à regagner Paris. Après m'avoir hébergé quinze jours, cet ami, Paul Roche, réussit à me dépanner grâce à sa sœur, Mme de Penanrun, femme admirable qui s'épuisait à s'occuper des déracinés perdus dans la tourmente et qui devait mourir en déportation. Elle avait une amie, Mme Wertheimer, femme du professeur de neurochirurgie à la Faculté de Lyon. Sans me connaître celle-ci offrit à Mme de Penanrun, qui lui parla de moi, la chambre de son fils, parti pour les Chantiers de jeunesse.

Année inoubliable pour moi. Je fus traité comme si j'étais l'un des enfants de la maison. Or, M. et Mme Wertheimer y avaient d'autant plus de mérite qu'ils tombaient sous le coup des persécutions raciales et qu'ils avaient des craintes constantes non seulement pour eux-mêmes, mais pour leurs enfants et plusieurs de leurs proches. Mais ces terribles préoccupations s'arrêtaient au seuil de ma chambre. Jamais ils ne m'en parlèrent, me comblant de gentillesse, d'attentions et d'affec- tion. Je leur dois beaucoup.

Pendant un an donc, je fis trente-six métiers tout en conti- nuant ma quatrième année, m'occupant d'une revue de presse pour un mouvement de jeunes, inspecteur des Compagnons de France, standardiste, que sais-je encore, avec pour distraction un groupe de démonstration de danses populaires d'où devaient

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sortir quatre ans plus tard les Compagnons de la Chanson. Puis je décidai de rentrer à Paris où j'espérais trouver une

occupation correspondant mieux aux études que j'avais faites. Ce ne fut pas facile. Je me heurtai d'abord à un mur. Ayant

cru à des promesses faites par d'anciens amis de mon père au ministère de l'Éducation nationale, je me vis offrir en tout et pour tout un poste de surveillant à cent kilomètres de Paris, ce qui à l'époque était incompatible avec la poursuite de mes études.

Je commençais à perdre espoir lorsque se manifesta l'un de ces liens tissés à distance qui ont marqué mon existence. Pendant mon PCB j'avais connu une jeune femme, Yvonne Fayol, qui entreprenait sa médecine à trente-cinq ans, s'étant séparée d'un mari qui jusqu'ici l'en empêchait. Notre amitié était fort chaleureuse et lorsque je la retrouvai, elle était en stage dans le seul service de neuropsychiatrie infantile qui existait à l'époque, celui du professur Heuyer, aux Enfants-Malades.

Je connaissais déjà cet homme - qui devait profondément influencer ma vie - car en 1936 il avait été chargé en même temps que mon père d'une enquête sur de très graves révoltes qui s'étaient produites dans -des établissements d'éducation surveillée à Saint-Maurice et Aniane, avec violences, morts d'hommes, incendies de bâtiments. Je le rappelai à M. Heuyer qui aussitôt m'accueillit dans son style fait de générosité bour- rue et de passion souvent véhémente, mais désintéressée. Ainsi ai-je pris mes premiers contacts avec la psychiatrie d'enfants.

C'est évidemment à ce moment que, même si je n'en avais pas conscience, ma vie a pris son véritable tournant.

J'ai passé deux ans à travailler avec le professeur Heuyer. Son service était installé dans un petit bâtiment au fond des Enfants-Malades. Il a disparu, je crois, maintenant. Le bureau du patron était une vaste salle, très simple, coupée en deux par un rideau blanc; mais il contenait un trésor rare, la collection Bourneville, dont l'histoire est à la fois ubuesque et navrante.

Bourneville est avec Charcot l'un des plus grands neurologues que la France ait connus. A Bicêtre il fut l'un des premiers à se pencher de façon positive sur les enfants mentalement anor- maux.

Comme cela se faisait à l'époque, il collectionnait les crânes des monstres qu'il avait reçus dans son service et qui étaient décédés au cours de leur séjour. A l'instar de ses collègues, il avait avec patience et amour étiqueté ces restes, inscrivant à l'intention de ses successeurs des descriptions très précises.

Collection passionnante sans doute, mais plutôt désagréable à

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contempler pour un profane. C'est ce que pensa l'une des surveillantes du bâtiment à la fois dégoûtée et effrayée par ces crânes monstrueux, déformés, ces orbites vides, ces squelettes de gosses. Elle décréta que ce rassemblement antique n'avait aucun intérêt et entreprit, non sans prudence, de le faire disparaître. Alors de temps en temps, lorsqu'elle arrivait et que les locaux étaient déserts, elle choisissait une tête qu'elle fourrait dans la chaudière du chauffage central. Elle appliquait le vieux principe selon lequel les choses deviennent invisibles lorsqu'elles ne sont pas individuellement remarquables.

Il suffisait à notre iconoclaste de rapprocher les autres crânes pour que personne ne s'aperçoive du vide. Ainsi disparut en grande partie la collection Bourneville.

Il nous restait heureusement la fréquentation d'un homme bien vivant, M. Heuyer, dont la consultation journalière était à la fois du grand spectacle et un prodigieux enseignement. Heuyer, ses colères brusques, sa bonté souvent rude, ses fouca- des imprévisibles où alternaient des gestes témoignant de sa largesse de cœur et des actes d'une totale injustice, était en même temps soutenu et guidé par une combativité fantastique qui ne l'a jamais abandonné au fil des années.

Mais je devais gagner ma vie. Je trouvai un poste de médecin adjoint dans une entreprise de constructions aéronautiques. Cela m'obligeait à prendre tous les matins le premier métro. Je me levais donc à 4 heures du matin. Puis aux Invalides j'embarquais dans le premier train pour Chaville où le premier autocar m'emmenait à l'usine.

J'y faisais mes huit heures avant de regagner à toute hâte Paris où j'essayais d'attraper au vol des cours de médecine. Vie d'acrobate qui m'interdisait de me préparer sérieusement pour l'Internat de Paris. Ce fut un camarade qui me souffla l'idée d'être psychiatre. J'avais, disait-il, tout ce qu'il fallait pour être un bon, spécialiste! En fait je me pose encore la question de savoir quoi. Mais son deuxième argument fut décisif : l'internat des hôpitaux psychiatriques était plus facile que les autres. C'était vrai, puisque l'année où je me présentai, 1946, nous fûmes vingt et un candidats pour vingt places.

La préparation de mon concours me fit connaître un homme qui devait devenir l'une des gloires de la neurologie et de la psychiatrie. Devenu enfin professeur au Collège de France après avoir dû, victime de notre chauvinisme, faire un long séjour à Genève, M. Ajuriaguera que tout le monde appelait Ajuria était un enseignant étonnant, doué d'un fabuleux accent espa-

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gnol, capable de faire absorber presque facilement l'un des chapitres les plus compliqués du programme, l'anatomie du système nerveux central. J'étais donc cette fois engagé : la psychiatrie serait mon métier.

J'ai aussi profité, si je puis dire, de cette période pour faire une psychanalyse et, comme c'est une expérience qui a compté pour moi à la fois sur le plan personnel et professionnel, il m'est impossible ici de la passer sous silence.

Je ne me suis pas étendu sur le divan d'un analyste unique- ment pour ouvrir une voie supplémentaire à mon avenir de psychiatre, mais bien comme patient, et il faut remonter légèrement en arrière pour le comprendre, c'est-à-dire aux années 1934-1935, alors que je commençais mon PCB.

A cette époque j'avais donc vingt ans et j'étais en pleine dérive intérieure, bourré de problèmes divers, convaincu que personne ne pouvait m'aimer, doutant de moi, bref, plongé dans ce mal de l'adolescence qui touche tous les garçons et les filles, mais n'en frappe vraiment que quelques-uns, dont j'étais. Pourquoi? A vrai dire, les causes m'en sont restées longtemps obscures, même après mon analyse. Je passais des soirées entières à traîner à Montparnasse, quartier encore à la mode à l'époque. Je draguais ou plutôt je m'efforçais de croire que j'étais capable de draguer. En fait je ne le pouvais pas, paralysé par un de ces freins intérieurs que l'on englobe volontiers sous le nom de timidité. Une première tentative héroïque pour passer une nuit entière hors de la maison m'avait amené au matin à croiser dans l'antichambre mon père, le chapeau sur la tête, partant pour le ministère. Il avait coupé mes explications bafouillantes d'un glacial : « Va faire tes excuses à ta mère », ce qui me paraît aujourd'hui être une explication plus précise de mes inhibitions.

Depuis j'ai su que beaucoup de filles et de copains s'intéres- saient à moi, que je ne leur étais pas indifférent, mais en fait je ne les voyais même pas, je ne m'apercevais de rien, aveuglé par le miroir intérieur qui était en moi. J'étais comme une âme en peine, contemplant tous ces gens qui avaient l'air de s'amuser alors que j'étais seul, désespérément seul.

J'avais bien des amis de Fac, mais ils étaient tous fils de médecins ou de familles aisées. Ils avaient beaucoup plus de moyens que moi, mon père n'ayant que son traitement pour élever trois fils. Quant aux filles, elles ne sortaient pas tellement le soir, prisonnières des tabous de l'époque. J'avais en outre tous les complexes psychologiques reçus de l'éducation et de l'air du temps qui était plutôt réfrigérant sur un certain

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chapitre. Bref, j'étais passablement paumé, comme on ne le disait pas encore. Je trimbalais mon cafard qui était lourd, j'avais des désespoirs romantiques, je pleurais sous les portes cochères où je me réfugiais la nuit. La mouscaille la plus noire.

Ce fut Yvonne Fayol qui me suggéra d'aller voir un psycha- nalyste.

Après bien des hésitations, j'atterris dans le cabinet de M. Montassus qui était psychiatre et qui me conseilla la psychanalyse. Yvonne Fayol me disait que celle-ci apportait une bonne connaissance de soi et qu'elle pourrait me tirer de mes désordres intérieurs.

Quelques mois plus tard, poussé par le désir de sortir enfin d'une situation que je ne pouvais plus supporter et aussi par une curiosité très profonde à l'égard de cette science qui n'était pas encore à la mode, je franchis les portes de l'Institut de psycha- nalyse qui était alors installé boulevard Saint-Germain. Marie Bonaparte le présidait et le secrétaire général était M. Leuba qui me reçut. Il m'écouta et m'envoya chez une jeune débutante qui s'appelait Françoise Marette avant de devenir Dolto. Ici encore je reculai, mais cette fois à cause d'impératifs financiers. Je n'avais pas les ressources suffisantes pour régler les séances. J'ai donc laissé tomber Freud et ses disciples. La guerre arriva et me fit oublier un temps mes fantasmes.

Ils revinrent en foule au cœur de l'occupation. Je gagnais ma vie, certes, et sur le plan matériel j'étais tiré d'affaire. Mais moralement j'étais toujours aussi isolé, les amis dispersés, certains avaient trouvé la mort en 1940, ceux qui étaient communistes ou juifs cachés ou déjà déportés, d'autres partis pour l'Angleterre ou repliés en province. Les longs cafards revenaient et, toujours poussé par Yvonne Fayol, je repris un jour le chemin de l'Institut de psychanalyse. La porte en était close, ordre des Allemands puisque c'était une émanation judéo-freudienne. Je retrouvai Leuba et c'est alors que, se jugeant peut-être un peu coupable de ne m'avoir pas pris jadis, il accepta de m'analyser lui-même.

Il m'offrit même de payer à crédit, mais j'aurais plutôt jeûné que de devoir de l'argent à quelqu'un.

Chaque séance me revenait à trois cents francs, ce qui me consommait à la fin du mois presque quatre mille francs alors que j'en gagnais tout au plus sept mille. Je n'avais donc guère le loisir de mener la grande vie.

L'analyse devait suffire à ma distraction. Pourtant je ne la regrette point.

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Elle dura un peu plus de deux ans et se fit dans des conditions parfois bien peu orthodoxes. Nous étions, Leuba et moi, membres des équipes de secours de la Croix-Rouge. De temps en temps, alors que nous étions en pleine séance d'analyse, la sirène se mettait à hurler, ce qui me dressait hors du divan. Nous mettions nos casques et nous voilà partis chacun à notre poste de secours. Tant bien que mal l'analyse se poursuivit ainsi pendant deux ans et demi.

Suis-je devenu un autre homme? Certainement pas. Mais j'ai trouvé dans ce traitement un grand soulagement, un apaisement qui me fit oublier mes problèmes. Grâce à diverses remarques que me fit Leuba, je fis plus facilement face à cette solitude que je croyais être la mienne. J'eus aussi une meilleure connaissance de moi-même.

En fait, jusque-là je ne savais pas du tout qui était Yves Roumajon. En guise de compensation je m'étais composé une existence à base de rêveries. J'ai d'ailleurs un portrait de moi fait à l'époque par mon ami Jean Rumeau. J'y découvre un garçon aux longs cheveux avec une mèche qui me vient sur le front, heureux temps en comparaison avec la nudité de mon crâne aujourd'hui, des yeux de rêveur et pourtant je n'usais pas de drogues ni licites ni illicites pour fuir mes réalités. Cette toile traduit surtout le monde où je me complaisais à vivre et qui avait inquiété Yvonne Fayol, univers peu réaliste, complète- ment immature, un peu scout vieilli, trace de mon long passage chez les Éclaireurs de France.

Je découvris aussi que je n'avais pas fait le deuil de mon père. Au moment où il mourut, en pleine mobilisation, s'était produit un phénomène sidérant qui avait effacé tout le reste.

Certes, j'avais beaucoup pleuré sur la tombe, j'avais éprouvé un réel chagrin. Les événements avaient tout emporté et c'est au cours de l'analyse que je pris conscience de ce que représentait la disparition de mon père. Il en résulta qu'un beau jour, deux ans plus tard, à 10 heures du matin, place des Ternes, je fondis brusquement en larmes en réalisant seulement alors que mon père était mort. C'était vraiment comme si deux années s'étaient trouvées annulées.

L'analyse fut bien la clef qui me débloqua. En fin de compte, parce que mon père était affectueux, mais assez lointain, parce qu'il était pris par ses occupations professionnelles, je n'avais pas été très proche de lui, sauf dans les derniers mois de sa vie. Il m'avait donc manqué un élément considérable dans ma formation et j'avais réagi en fonçant dans le rêve, en son- geant à des amours idéalisées, aussi platoniques que compli-

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quées. Je courais après moi-même sans pouvoir me rattraper. Un apport principal de l'analyse a été cette solidification

interne que j'y ai trouvée. J'en avais besoin, certes, à l'époque, mais ce qui se passait dans le monde m'aida considérablement à oublier mes petites inhibitions. Je n'en avais pas fini alors avec la psychanalyse, à la fois sur le plan personnel et professionnel. Pendant quelques années du moins les soubresauts qui agitaient notre planète m'empêchèrent de trop penser à moi-même.

Par une série de coïncidences qu'il serait trop long d'énumé- rer, un passage notamment dans la Résistance où dès 1942 m'avait introduit Jean Wertheimer, je me retrouvai en 1944 médecin de la colonne Fabien, émanation d'un groupe de FTP (Francs-Tireurs Partisans). Au noyau communiste du départ s'étaient agglomérés des gens de tous bords et je dois dire qu'à part quelques exceptions je me trouvais côte à côte avec des garçons qui faisaient passer le combat contre l'ennemi avant toute préférence idéologique, le colonel Fabien en tête, person- nage séduisant, intelligent et courageux avec lequel j'entretenais d'excellents rapports personnels. Pour tout dire, mon chef direct le médecin-commandant Du Buit et moi-même, guerriers sans doute mais épris de confort, trimbalions avec nous une sorte de chauffe-eau générateur de bains chauds auxquels Fabien était également sensible; de là de longues parlotes dans l'eau tiède.

Ma tristesse fut réelle lorsque à Habsheim, au début de 1945, il fit accidentellement exploser une mine allemande dans son bureau de la mairie. J'étais de garde à l'école dont la cour était commune à la première. Ma besogne se borna hélas! à identifier quelques débris qui avaient été Fabien et à signer un procès- verbal de décès attestant que les restes déposés dans le cercueil étaient bien ceux du colonel désigné clairement grâce à la cicatrice d'une balle qu'il avait reçue au visage et à une poignée de cheveux bouclés.

Avec la venue d'un nouveau colonel issu de l'armée de métier, l'état d'esprit de la colonne, qui était fait de camaraderie et de simplicité, style « Volontaires de l'an II », changea. Il y eut une période assez trouble. Des rumeurs de désertion com- mençaient à circuler. Le colonel songeait plutôt à ce qu'il appelait une remise en ordre. C'est ainsi que je voulus aller voir un ami de Résistance, Rebattet, connu sous le pseudo de « Cheval », héros de la lutte contre l'occupant et qui s'occupait des problèmes FFI à l'état-major du général de Lattre alors installé à l'hôtel de la Balance à Montbéliard.

J'arrivai vers la fin du déjeuner. On me dit ,que Cheval était à

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table avec le commandant de la 1 Armée. Je m'installai donc dans le hall pour attendre. Quelques minutes plus tard, le général que j'avais vu pour la première fois à Vesoul lorsque la colonne Fabien s'était amalgamée à la 1 Armée, sortit de la salle à manger, s'avança vers moi et me demanda ce que je faisais là. Je le lui expliquai, quand Cheval survint. Le général lui dit de me voir et de m'envoyer ensuite à lui. Cheval me reçut quelques minutes, m'écouta rapidement et me renvoya très vite à l'hôtel de la Balance. Contrairement à la légende je n'attendis guère.

Introduit dans une pièce plutôt petite, tapissée de cartes, avec les notes tricolores d'un fanion et d'un drapeau, je me posai sur un bord de chaise. J'étais venu pour voir Cheval et n'avais pas pris la peine de changer ma tenue quotidienne, un rien cras- seuse après plusieurs semaines de campagne. Un peu de honte, quelque timidité et beaucoup d'émotion me figeaient sur mon siège. De l'autre côté de son bureau, le général était transformé en mitrailleuse à questions : Pourquoi étais-je là? Qui m'avait envoyé? Où en était-on à Habsheim? Comment étaient les hommes? Que disaient-ils? Que voulaient-ils? Les réponses un peu trop vagues étaient sèchement coupées par une nouvelle question plus précise. Il fallait des réponses brèves, personnali- sées, concrètes.

Je m'en tirai au mieux que je pus. Je serais bien incapable de dire combien dura cet interrogatoire auquel le général mit fin en faisant le tour de son bureau sur lequel il vint s'asseoir, l'œil un peu ironique devant ma gêne. Comment appeler ce qui suivit sinon un grand numéro de charme. Le ton avait changé, devenu proche de celui de la confidence.

Abasourdi, séduit, transporté, j'écoutais des réflexions qu'on m'exposait comme si je n'avais pas été qu'un vague médecin de. bataillon semblable à tant d'autres sur le front : le temps s'était arrêté. Le général m'expliquait sa guerre.

J'avais oublié qu'il y avait un couvre-feu, des kilomètres à parcourir dans la neige pour rentrer à Habsheim, sans connaître un seul mot de passe. Je suis sorti sur des ailes pour retomber dans la vieille guimbarde poussive qui m'avait amené et dont le radiateur avait fini par geler dans l'attente.

Et quarante-huit heures plus tard j'étais affecté au Service social de la 1 Armée, directement rattaché au cabinet du Général.

Passer de la colonne Fabien et de la forêt de la Hart à l'état-major de la 1 Armée ne manquait pas de piquant. En

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fait, j'allais pendant plusieurs mois avec le capitaine Vosgien faire la navette entre l'armée et les hôpitaux de l'arrière dont le dénuement était parfois indicible.

La guerre finie en Europe, l'état-major de De Lattre promis à la dissolution, il fallait choisir un point de chute. L'Extrême- Orient m'attirait depuis bien longtemps. La guerre avec le Japon durait toujours. Un corps expéditionnaire se formait autour de la 9 DIC; j'y vis l'occasion de courir le monde et de matérialiser mon vieux rêve : je me portais volontaire. Hélas! les Japonais, contrariants, signèrent à leur tour l'armistice avant même que nous ayons quitté la Forêt-Noire.

Je manifestai alors le désir de reprendre l'habit civil et mes études interrompues.

- Pas question, me dit-on, vous étiez volontaire pour l'Ex- trême-Orient, allez-y donc. Vous n'irez pas au Japon mais en Indochine. De toute manière, ne vous plaignez pas, c'est moins loin.

Je me suis donc embarqué sur un bateau à destination de l'Indochine. J'y ai fait un premier séjour abrégé grâce à l'amitié d'Henri Duchène. Il m'envoya un papier couvert de signatures et d'un nombre égal de tampons. Sauf-conduit magique qui me permit de rentrer à Paris, d'y passer le concours interne des hôpitaux psychiatriques et d'être reçu grâce au même Duchène qui mettait alors sur pied les premiers dispensaires d'hygiène mentale à la préfecture de la Seine.

Du jour au lendemain je fus plongé dans un monde qui d'abord me parut insensé. En 1946 on disait encore « l'asile » dans le langage courant. Je vis des choses incroyables.

Mon premier poste fut un service de femmes à l'hôpital de Perray-Vaucluse dirigé par une psychiatrè assez remarquable, Mlle Cullerre. L'ennui était qu'elle était assistée d'un seul interne, moi en la circonstance, pour cinq cent dix-sept mala- des. Je n'ai jamais oublié ce nombre parce que je devais voir à moi tout seul ces femmes, depuis les plus jeunes, âgées d'une vingtaine d'années, jusqu'aux plus vieilles c'est-à-dire les gâteu- ses, les démentes séniles, etc. Une d'entre elles était là depuis 1911!...

Cela n'aurait pas constitué une tâche surhumaine si je n'avais été jeté dans cette planète insolite sans en connaître grand-chose et en disposant d'une piètre médication : des ampoules de gardénal ou de sédol pour les grands jours. Encore était-on fort parcimonieux avec ce dernier produit qui était un opiacé et entraînait donc des risques d'accoutumance. J'avais en outre la possibilité de pratiquer des électrochocs pour les mélancoliques.

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Il me restait enfin un stock de camisoles de force pour les agitées. Mais ce qui comptait, je dois le dire, c'est la visite que je faisais. Elle consistait à dire bonjour à tout le monde, le plus souvent sans m'appesantir. Heureusement tout le monde ne parlait pas chaque jour. En fait, les grands problèmes n'avaient pas grand-chose à voir avec la psychiatrie : prise de tension, examens de ventre pour les règles douloureuses, histoires diges- tives, grippes ou rhumes.

Pourtant j'apprenais mon métier, au fil des jours. Ma pa- tronne, grande bavarde, était - je dois le reconnaître - une assez remarquable pédagogue. Elle voyait les gens et les choses avec un grand pragmatisme et son diagnostic était très sûr. Elle était, il est vrai, la fille d'un patron des hôpitaux psychiatriques qui au début de ce siècle avait marqué dans notre profession.

De Perray-Vaucluse je passai à Villejuif dans le service de Bergeron. Assez curieusement existait dans cet hôpital un service de l'Éducation surveillée, maillon nouveau de la chaîne qui devait marquer ma vie. Deux des quartiers de l'hôpital avaient été transformés pour accueillir des garçons qu'on avait sortis du fort de Charenton où ils avaient été envoyés par les tribunaux. Ce fut mon premier contact avec l'enfance délin- quante. Nous en étions aux tâtonnements en la matière. Je ne restai à Villejuif qu'un semestre et gagnai l'infirmerie spéciale du dépôt. Autre expérience qui ne manqua ni de pittoresque ni de mouvement.

En raison du système de fonctionnement j'y connus trois patrons à la fois : Cenac, Béarnais féru d'analyse, de troubles du langage et de varappe; Michaux, qui ne cessait de déplorer la bienheureuse époque de l'occupation où l'on pouvait passer des journées entières sans voir un seul malade; Brousseau enfin, admirable velléitaire, intelligent comme pas deux et spécialiste d'un sadisme moral qui laissait pantois ses élèves et surtout ses malades.

Les internes étaient tout aussi cloîtrés que les pensionnaires provisoires puisque la chambre de garde et l'appartement avaient les mêmes barreaux aux fenêtres. Ce séjour m'a été cependant fort utile, car il m'a permis de pratiquer la psychia- trie d'urgence et d'avoir sous les yeux des dizaines de malades en pleine crise.

Nous héritions en effet toutes les épaves du jour et de la nuit, ramassées sur le trottoir de Paris, tout aussi bien ceux qui faisaient du scandale que ceux qui avaient tenté de se suicider sur la voie publique.

Sans parler des incendiaires, des exhibitionnistes, des ivrognes

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délirants ou furieux. Population misérable, pitoyable, qui sur le plan de l'apprentissage m'était fort utile parce qu'elle me permettait de découvrir les symptômes aigus des maladies ou des troubles mentaux. Au titre des travaux pratiques j'ai énormément appris à l'infirmerie spéciale du dépôt, plus qu'à Perray-Vaucluse ou à Villejuif où je ne voyais les patients que huit ou quinze jours après le passage à l'infirmerie. Au dépôt, j'avais sous les yeux les grands delirium tremens en pleine agitation, les maniaques dans leur paroxysme, toute symptoma- tologie que l'on ignore souvent en milieu spécialisé.

Il y avait aussi les mégalomanes, race haute en couleur, s'il en est. Je me souviens de ce personnage portant beau atteint d'une syphilis nerveuse et qui, dans son délire de grandeur, avait acheté six cent mille francs de foie gras, une fortune pour l'époque. Fort de cette richesse, il envisageait d'autres opérations mirifi- ques auxquelles sa famille mit un terme rapide. La maladie mentale puise ses traits dans l'époque et l'on sortait à peine du marché noir dont les profits n'impressionnaient pas seulement les faibles d'esprit. Que pouvait-on faire pour eux? Je l'ai dit : pas grand-chose en dehors des quatre malheureux sédatifs dont nous disposions. A l'infirmerie le traitement le plus commun était un saucissonnage extraordinaire comme jamais je n'en avais vu ailleurs, avec d'immenses camisoles qui tenaient les quatre membres de telle façon que les patients ne pouvaient même plus remuer l'orteil, à peine bouger les paupières. Ce n'était guère satisfaisant, sans doute, mais nous nous battions avec les moyens du bord qui étaient lamentables.

D'ailleurs, la situation n'était pas meilleure à la Salpêtrière où je fus le premier interne des hôpitaux psychiatriques à faire un stage de six mois. Dans cette vieille Salpêtrière avec ses bâtiments remontant à Mazarin, ses bâtisses de Pinel où avaient été installées les premières chambres individuelles, subsistaient encore les chambres noires où l'on enfermait les furieux. On ne s'en servait plus, mais l'on retrouvait aux étages les malades camisolés et la pauvreté médicamenteuse de rigueur à l'épo- que.

Après six autres mois de neurochirurgie à Sainte-Anne dans le service de David, mon internat s'acheva. J'avais autour de trente-cinq ans. La guerre ne m'avait pas aidé, je n'étais guère en avance. J'allais trouver mon vieux maître, M. Heuyer, qui naguère m'avait promis une place de chef de clinique. Fort gaillardement il m'offrit un poste, mais pas celui que je désirais, me concédant des espoirs dans un délai de quatre ou cinq ans.

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- Vous rendez-vous compte, monsieur, lui dis-je, que j'aurai quarante ans quand je serai chef chez vous?

Il eut cette réponse merveilleuse quand on pense qu'il avait à l'époque près de soixante-six ans!

- Mais oui, mon vieux, nous vieillissons tous! J'étais un peu déçu. Or, en même temps, par des amies

infirmières qui avaient fait partie des bataillons médicaux en Indochine, j'appris qu'il y avait un poste de psychiatre libre à l'hôpital de Cho-Quan à cinq kilomètres environ de Saigon. Il couvrait toute l'Indochine du Sud. Je fus repris aussitôt par le désir de retrouver l'Extrême-Orient et je posai ma candidature. Elle fut acceptée. C'est ainsi qu'à la fin de 1950 j'embarquai pour Saigon. J'arrivai à Cho-Quan un peu avant Noël. L'hôpital était plein de charme, du moins pour l'extérieur. Les bâtiments étaient bien entendu plutôt vieillots, mais ils étaient perdus dans de superbes jardins tropicaux.

Il avait été construit aussitôt après l'installation française en Extrême-Orient à l'emplacement même où les troupes avaient mis le pied sur le sol à l'époque cochinchinois. Avec le temps, cet établissement était devenu le domaine des parias, situé à l'écart de tout, le long d'une rivière que l'on appelle l'Arroyo chinois, à mi-chemin entre Saigon et Cholon. Au fur et à mesure que l'on avait construit en ville des hôpitaux plus modernes, les locaux antiques du Cho-Quan avaient servi à recueillir les détenus malades, les contagieux, les lépreux, les sujets de la dermato-vénérologie, les tuberculeux indigènes et les malades mentaux.

Au moment où je pris en charge la partie française du service psychiatrique, celui-ci drainait à lui seul les malades de tout le Sud indochinois.

Depuis les accords de Fontainebleau une moitié du service avait en effet été attribuée aux civils et un médecin vietnamien s'en occupait. L'autre moitié était réservée au personnel du corps expéditionnaire et particulièrement aux militaires.

Le travail n'allait pas manquer, quelques jours suffirent à m'en convaincre.

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II

DÉMENCE TOUS HORIZONS

Mon second séjour en Indochine devait s'étendre sur vingt mois. Il me fut extrêmement profitable bien qu'il dût se terminer assez mal, comme on le verra. J'y fis deux constata- tions essentielles pour le psychiatre que j'étais. La première concerne l'identité profonde de l'homme quelle que soit la couleur de sa peau, ou le ciel qui l'a vu naître. Rien ne ressemble autant à une mélancolie ou une dépression atteignant une habitante de Paris que la même affection frappant un Africain né dans une tribu aux bords du Tchad ou un Rhadé, chasseur d'éléphants, originaire des hauts plateaux moïs.

La seconde touche peut-être à la racine la plus profonde de nos psychoses actuelles. Elle concerne le langage même, consi- déré comme le véhicule de la communication.

Tout le mal de l'homme, a-t-on écrit, vient de ce qu'il ne sait demeurer dans sa chambre. C'est peut-être vrai. Je dirai : tout le mal vient de ce que, sorti de sa chambre, il rencontre d'autres hommes qui ne parlent pas la même langue que lui, même si les mots qu'ils emploient sont les mêmes. Il y a bien longtemps que l'histoire de la tour de Babel m'est apparue beaucoup plus grave de conséquences que l'expulsion d'un paradis dont nous avons encore quelques échantillons sur terre.

C'est une évidence qui me poursuivra tout au long de ma vie. Je la retrouverai à chaque étape. En Indochine le fait s'imposa à moi de la façon la plus brutale qui soit.

En 1951, l'armée française qui guerroyait en Indochine comprenait des soldats métropolitains, mais aussi, par l'inter- médiaire de la Légion, des Européens venus des pays ravagés par la guerre, surtout les vaincus allemands, hongrois, mais aussi quelques Russes, des Espagnols, des Italiens. Les popula-, tions nord-africaines étaient toutes les trois représentées. Elles

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se complétaient par un échantillon presque complet des ethnies africaines grâce à ce que l'on appelait encore l'Infanterie coloniale. De plus, il y avait aussi des Cambodgiens, des Vietnamiens du Sud, des Annamites, des Tonkinois, quelques représentants des peuplades Rhadées d'origine lointainement aryenne. Enfin des soldats chinois, rescapés des troupes défaites de Tchang Kaï-chek, complétaient le lot. J'oublie une poignée de Malgaches et d'habitants des établissements des Indes, Une population résolument hétérogène au sein de laquelle les pro- blèmes de langage devenaient parfois brûlants.

Sans parler du médecin administrateur qui se contentait de gérer l'établissement, nous étions trois médecins français, un pour les détenus et les contagieux, un pour les tuberculeux, j'étais le seul psychiatre à m'occuper d'un nombre de malades qui variait de trente à cent trente selon le rythme du navire- hôpital qui faisait la navette avec la France.

En effet, tous les quatre mois ce bateau passait par Saigon et rapatriait en France la majeure partie des malades et surtout les chroniques. Au lendemain du départ, nous n'avions que vingt à trente pensionnaires. Puis les semaines nous en amenaient d'autres. A la veille du passage suivant nous pouvions facile- ment dépasser les cent trente, ces dents de scie nous posaient parfois de graves problèmes.

Notre service était installé dans des bâtiments composés par un élément central où étaient rassemblés la conciergerie et un bureau d'infirmiers puis l'infirmerie et mon bureau. Un jardin intérieur séparait ces deux groupes. De chaque côté deux grandes cours étaient bordées sur deux côtés par les chambres des malades et par des murs très hauts. Mon bureau était une pièce toute en longueur avec deux fenêtres munies de barreaux. Ils servaient surtout à nous protéger des voleurs beaucoup plus qu'à éviter des évasions.

Nous étions donc de garde tous les trois jours. Lorsque c'était mon tour, après le dîner pris en commun avec mes camarades, j'allais m'installer dans mon bureau sous un ventilateur. Les infirmières de garde nous préparaient des citrons pressés et avec un infirmier pratiquant autant que possible la langue du malade que je faisais venir, nous passions deux heures, parfois trois, à parler en toute tranquillité, goûtant la tiédeur de ces soirées tropicales. Cela créait un climat de détente et de confiance, non sans problèmes parfois.

Ainsi un soir, je me trouvais avec un soldat engagé qui appartenait aux populations Rhadées, c'est-à-dire les Moïs qui comprennent plusieurs groupes avec des langues différentes. Il

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me fallait essayer de comprendre pourquoi l'on m'avait envoyé cet homme qui ne paraissait pas très malade. Le chemin ne fut pas simple.

J'étais avec un infirmier d'origine vietnamienne, Tot, garçon intelligent et fin, très soucieux de bien faire son travail, ayant un très bon contact avec les malades, apportant à ceux-ci une certaine chaleur. Tot parlait le français, le vietnamien et un peu le cambodgien. Mais il lui fut impossible de saisir un mot de ce que disait le malade.

Il alla chercher un malade cambodgien qui vivait en pays Moï afin que celui-ci puisse engager le dialogue avec son camarade. Mais il ne parlait pas français ou très mal. Nous entreprîmes donc un entretien par relais. Je posai ma question en français, Tot la traduisait en cambodgien, le Cambodgien transformait en moï. Pour la réponse le trajet était inverse.

J'avais le nom du patient par la fiche d'entrée. Mais dès ma première question, pourtant fort simple, la conversation prit une allure moliéresque.

- Quel âge a-t-il? demandé-je. Tot traduisit en cambodgien qui est une langue assez rauque,

avec des sons gutturaux, pour laquelle il employa le double ou le triple de mots. Le soldat cambodgien s'absorba d'abord dans une longue méditation. Puis il prit la parole en moï qui est un dialecte plus fluide, plus souple, plus glissant. Le front du malade se contractait, plissé par l'attention. Puis après un temps de silence il fournit sa réponse, s'embarquant dans une phrase très longue, enrichie d'incidentes. Le Cambodgien traduisit scrupuleusement et j'attendais avec curiosité ce qu'allait me dire Tot en français. Ce fut très court, en fait.

- Il ne sait pas, dit seulement Tot avec un bon sourire. Ainsi se poursuivit l'examen. Deux fois sur trois Tot, accom-

pagnant sa phrase du même sourire désolé, me fit savoir que le malade ne pouvait me fournir aucun renseignement. Pourtant je n'interrompis point cet interrogatoire qui pouvait paraître inu- tile puisque l'on ne fouille pas dans des problèmes affectifs ou névrotiques dans ces conditions-là. Je m'étais rendu compte qu'à bavarder avec ces garçons, à leur faire expliquer en mots entrecoupés et incohérents leurs angoisses, leurs inquiétudes, finalement on leur faisait du bien. Ils se détendaient et ces contacts suppléaient tant bien que mal à notre pauvreté phar- maceutique. Un mieux se manifestait et pour achever de les guérir on les renvoyait dans leur village.

Les Africains surtout sont fort sensibles à ces difficultés de langage. Ils sont capables de dépressions extrêmement impres-

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sionnantes, dépressions au cours desquelles ils peuvent tuer, crises de fureur aussi qui rappellent les amoks balinéens et pendant lesquelles ils sont capables de faire plusieurs morts surtout s'ils sont en poste et armés.

Ainsi T..., ce paysan de l'Afrique centrale, qui cultivait le mil et gardait les troupeaux lorsqu'il s'est engagé pour pouvoir s'acheter une femme avec le produit de sa solde. Il a été envoyé en Indochine et affecté à une compagnie de tirailleurs sénéga- lais. Vingt ans environ, superbe gaillard, paraissant en excel- lente santé, ne présentant aucun stigmate, si fréquent chez les Africains, de sous-alimentation dans l'enfance ou de maladies infectieuse ou parasitaire.

Deux mois après son arrivée à la compagnie, il change de caractère. Gai de nature, plutôt expansif, il s'isole. Jour après jour, il mange moins, laisse du riz dans sa gamelle, ce qui est considéré comme un fort mauvais signe. Puis l'on s'aperçoit qu'il dort avec son coupe-coupe dans la main. Craignant une crise, fréquente chez les Africains arrivés à ce stade, le comman- dant le fait discrètement surveiller.

L'état de T... s'aggrave. Il se montre de plus en plus hargneux. Puis un jour c'est le drame!

Un sergent lui fait des reproches sans gravité, T... entre dans une violente crise de fureur et se met à tirer dans tous les sens avec sa mitraillette. Il est heureusement maîtrisé et c'est ainsi que nous en héritons.

Je le vois, mais n'en puis rien tirer. Il s'exprime très mal. J'apprends qu'il appartient à une peuplade connue pour son tempérament plutôt pacifique et harmonieux. Or, il demeure silencieux et immobile dans la cour, refusant tout contact avec les infirmiers du service. Il ne s'alimente pas et passe ses journées pétrifié et silencieux.

Nous soupçonnons un trouble psychique grave. Pourtant tous les examens cliniques sont négatifs, de même que les recherches parasitaires ou infectieuses. Bref, nous nous trouvons désarmés en face de ce garçon au comportement impressionnant, si l'on s'en tient aux critères purement médicaux.

Je lui prescris des sédatifs lorsque le lendemain, un infirmier africain du service, Barké Traoré, pêcheur des bords du Congo, engagé pour les mêmes raisons que T...., c'est-à-dire pouvoir se marier, vient me trouver. C'était un garçon fort intelligent qui avait confiance en moi, ayant vu la façon dont je parlais avec les malades de langage et de culture différents.

Dans son langage que nous appelons petit-nègre et que les Africains surnomment petit-français, il me dit à peu près :

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— Quels sont vos nom, prénom, âge et profession ? — Roumajon Yves, 62 ans, psychiatre. — Vous avez été commis pour examiner l'accusé et procéder à l'examen psychiatrique. Vous jurez de rendre compte de vos recherches et constatations en votre honneur et conscience. Levez la main droite et dites : « Je le jure »...

Le docteur Roumajon a passé de longues heures en face de personnages étranges comme Claude Buffet, deux fois assassin, condamné à mort et guillotiné, Patrick Henry, meurtrier d'un enfant, qui sauva sa tête à Troyes après un procès qui divisa la France, Lucien Léger, « l'Etrangleur », Jean- Charles Willoquet, Pierre Goldman, exemple d'une reconversion étonnante. Il a aussi écouté les confidences de centaines de gosses qui peuplent le quartier qui leur est réservé à Fresnes et de ceux qu'il a accueillis dans le centre qu'il a fondé à Vauhallan, près de Paris. A travers ces récits — dont certains sont déchi- rants —, ce qu'il montre, c'est l'incroyable gâchis qui est fait parce que la société et l'opinion s'en tiennent à des idées toutes faites sur la délinquance juvénile, les rapports de la psychiatrie et de la justice, les peines qui doivent être appliquées, les traitements qui conviennent.

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