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J R eune épublique MARGES ET FRONTIÈRES: PENSÉES DU TERRITOIRE Numéro 5_Printem ps-été 2011 ENTRETIEN AVEC BERTRAND BADIE ET MICHEL FOUCHER_LES VILLES PRIVÉES DE WALT DISNEY_PEUT-ON FAIRE L’ÉLOGE DES FRONTIÈRES?

Jeune République numéro 5 Marges et frontières

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Numéro 5 de la revue Jeune République

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JReune

épublique

MARGES ET FRONTIÈRES: PENSÉES DU TERRITOIRE

Numéro 5_Printemps-été 2011

ENTRETIEN AVEC BERTRAND BADIE ET MICHEL FOUCHER_LES VILLES PRIVÉES DE WALT DISNEY_PEUT-ON FAIRE L’ÉLOGE DES FRONTIÈRES?

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Nos antennes

2_Jeune République

Lisa Behrends – SciencesPo Paris – [email protected]

David Djaïz – ENS Ulm - [email protected]

Clément Noël - SciencesPo Lyon – [email protected]

Florian Dautil – Columbia University - [email protected]

Felix Blossier – Ecole Polytechnique - [email protected]

Jerôme Fagelson – Université de Louvain - [email protected]

Xavier Jaravel - Harvard University - [email protected]

Idama Al Saad - ESSEC - [email protected]

Clément Seitz - HEC - [email protected]

Amos Reichman – ENS Lyon - [email protected]

Martin Samson – SciencesPo Bordeaux – [email protected]

Caroline Le Pennec - MIT - [email protected]

Mickael Hvem - Oxford - [email protected] -

Anne-Lorraine Imbert – Rutgers - [email protected]

Margaux Salmon – Cambridge - [email protected]

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Jeune République_3

Stanley Hoffmann, Politologue, Professeur à Harvard

University

Jacques Attali, Économiste, Ancien Président de la BERD

Dominique de Villepin, Avocat,

Ancien Premier Ministre

Souleymane Bachir Diagne, Philosophe, Professeur à Columbia University

Salomé Zourabichvili, Ex-ambassadeur de France et Ministre des Affaires Etrangères de Géorgie

Alain Li pietz, Économiste,

Ancien Député Européen

Bertrand Badie, Politologue et Professeur des

Universités à SciencesPo

Nos parrains

Christian Paul, Député, Président du Laboratoire des Idées

Luis Moreno-Ocampo Procureur de la Cour Pénale

Internationale

Phili ppe Van ParijsPhilosophe, Professeur à l’Université de Louvain

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4_Jeune République

Nos partenaires

Le Monde Diplomatique

Amnesty International France

Bureau du procureur de la Cour pénale internationale

Programme Jeunesse et Action de la Commission Européenne

Laboratoire des idées

Harvard Center for European Studies

Jeune République adhère et soutient le pacte Global Compact de l’ONU

Notre revue est financée par l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm et le programme PEJA de la Commission Européenne. Notre comité de parrainage n’intervient pas sur les contenus, exclusivement définis par le comité de rédaction.

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Edito - p. 6

I_ ExtérIEur, IntérIEur: rEpEnsEr la frontIèrE - p.8

- De quelle frontière Debray nous parle-t-il? Vers un nouvel humanisme, par Jérôme Esnouf. - p.10

- Entretien avec Bertrand Badie: la notion de frontière en question, par Juan Branco - p.20

- Entretien avec Michel Foucher: repenser la frontière, par Sundar Ramanadane - p.29

- Peut-on encore parler des marges?, par David Djaiz - p.35

2_ l’urbaIn facE à sEs margEs - p.46

- Vers la marchandisation de la ville? A la découverte de la ville produit de Disney, par Camille Hartmann- p.48

- Les gated communities en France, par Elise Braud et Pierre Mabille - p.57

- La charte d’Athènes. synthèse de l’urbanisme progressiste de Le Corbusier & source d’inspiration des « villes

fonctionnelles » de l’après-guerre, par Margot Dazey - p.67

- Polliniser les friches, par Sylvie Dallet - p.77

- Les interstices comme «champs des possibles urbains» : faut-il créer des marges dans la ville?, par Laura

Petiibon- p.84

- Les marges parisiennes dans la littérature française, XIXème et premier XXème siècle, par Camille Dejardin- p.90

- Céline et la traversée de Paris, par Paul Rhoné - p.102

- Le rapport à l’espace dans la carte et le territoire de Michel Houellebecq, par Margaux Leridon - p.107

3_la margE Et lE mInorItaIrE - p.114

- L’enseignement des langues et dialectes regionaux en France depuis 1870, par Adrien Baysse - p.116

- Le rattachement de la Wallonie à la France : réminiscences d’un passé commun ? par Louise Encontre et Maxime

Durant- p.126

- Entretien sur jeunesse rurale avec Nicolas Rénahy, par le Laboratoire des idées- p.135

- L’exode urbain à l’heure des illusions perdues, par Jonathan Martins - p.141

SOMMAIREJeune République - Numéro 5 - Printemps-Ete 2011

Jeune République_5

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EDITO Sombres perspectives

Il y a bientôt dix-huit mois, dans notre premier numéro traitant de la question des libertés publiques et du système carcéral, nous prévenions de la lente dérive qui touchait notre espace politique. Sans prophétiser, nous nous inquiétions dans un de nos articles du renforcement des extrêmes qui se dessinait, non pas du fait d’une quelconque tendance irrévocable, mais de la simple stratégie d’un

pouvoir qui n’avait su distinguer le temps de l’élection et celui du gouvernement. Le populisme pénal des débuts annonçait un durcissement discursif qui ne pouvait que faire le jeu de ceux qui se situaient encore « en dehors de la République ».

Le temps a fait son travail, et ce qui n’était qu’une inquiétude est devenu une évidence que plus personne ne prends la peine de contester. Entre temps, un débat sur l’identité nationale. Un discours présidentiel ciblant une minorité ethnique. Une foule de « petites phrases », lois, décrets que l’on ne prend plus la peine de décompter.

Jeune République est né du constat que le concept de République, dont on nous reproche souvent l’utilisation, a été galvaudé, confisqué par des fractions politiques qui n’avaient cure de l’idée qu’ils utilisaient à des fins politiciennes. Nous sommes nés la première année du quinquennat de Nicolas Sarkozy, pour nous réapproprier ces valeurs inscrites au fronton de l’ensemble de nos institutions, et que l’on sentait par trop menacées par l’air du temps, et le pouvoir en place.

Notre souhait était alors d’ouvrir, en dehors de toute structure partisane et des urgences politiciennes, un espace de réflexion rejetant à la fois l’impuissance du discours technocratique et le « pragmatisme » néo-libéral. Il s’agissait de se demander que voulons-nous faire avant de que pouvons-nous faire, sans jamais cacher que l’objectif était de travailler à fondation d’une alternative conceptuelle à l’idéologie dominante. Nous avons pris acte de l’incapacité des concepts politiques encore aujourd’hui utilisés dans les intitulés des partis traditionnels, du socialisme au gaullisme en passant par les grilles d’interprétation marxistes ou trotskistes, à saisir le monde tel qu’il est advenu. Nous nous sommes appropriés la grammaire de l’expertise, et l’avons détournée: ainsi avons nous porté la lutte contre la vidéo-surveillance sur la question de l’efficacité. Ainsi avons nous dessiné les conséquences positives qu’aurait une nationalisation, finalement envisageable, de Total, ou celle de l’adoption d’une licence globale. Nous souhaitions sortir de l’impuissance discursive dans laquelle toutes les forces progressistes s’étaient enfermées. Pour voir clair.

Illustration : Thibault Boucher

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Notre comité de parrainage s’est progressivement ouvert à des personnalités et représentants du peuple venus de tout horizon, et notamment à de prestigieux intellectuels. C’est un vrai honneur pour nous que d’accueillir à ce titre notre dernier soutien, Philippe Van Parijs.

Pour mener cet ouvrage à bon port, nous nous sommes éloignés du tempo politique, et avons défini nos thèmes de réflexion en dehors de celui-ci, malgré les requêtes émanant de telle ou telle force politique. Malheureusement, les urgences nous rattrapent.Nous ne céderons pas sur notre absence de filiation partisane ou politique. Cela ne nous empêche pas de continuer à défendre coûte que coûte, auprès de la Cour pénale internationale, de l’ONU, d’Amnesty et de nos autres partenaires, un certain nombre de principes fondateurs. De l’hommage que nous avons rendu à Baltasar Garzon l’année dernière pour sa défense acharnée de la justice universelle à notre dernier colloque dénonçant la détérioration des droits de l’homme en Russie en passant par l’organisation d’un dialogue entre deux grands poètes sur la situation méditerranéenne, nous avons tenté de maintenir notre réflexion, au sein d’un espace européen élargi, sur une civilisation qui ne fait plus confiance en ses valeurs fondatrices. Il nous est pour cela nul autre besoin d’engagement politique que celui que portent nos propres mots.

Dans les pages à venir, et en préfigurant notre numéro sur les marges sociales, c’est sur la question de marges physiques que nous avons souhaité réfléchir sur cette fragmentation progressive et, dit-on, inéluctable, de nos sociétés, qui se fait de plus en plus visible. Sur l’érection de murs destinés à créer des villes enclavées et des ghettos privatisés. Nous avons souhaité interroger non seulement ces faits, qui ne sont au final que des phénomènes, mais aussi les dynamiques profondes qu’ils révèlent. Dans ce monde qui nous apparaissait si neutre et libéré des sources du mal d’hier, nous avons fait dialoguer des penseurs qui nous proposent un renversement dialectique et suggèrent que l’impuissance du politique aujourd’hui provient de l’incapacité à contester la subjectivité des « constats » consensuels. Que la disparition des frontières, tant louée, n’est pas seulement loin d’être évidente, mais peut-être aussi à l’origine du renforcement du phénomène de ghéttoïsation et d’enmurement dans lesquels les composantes fragmentées de sociétés sans protection se réfugient par réaction, à des échelons inférieurs. Que l’absorption de la marge par l’hypercentralité revient à retirer à cette dernière toute capacité d’émission politique et donc de domination. Et que l’acceptation par la première de sa normalisation peut la conduire à son effacement et une mort institutionnalisée, comme dans le cas des langues régionales.

La fragmentation de notre société inquiète. C’est aussi l’un des grands défis de Jeune République que celui de trouver, non seulement dans ses thèmes de recherche, mais aussi dans ses rédacteurs, ces marges et espaces chaque jour plus confiné et ignorés. Le projet AJR part du constat que, trop souvent, il est demandé aux lycéens et habitants des quartiers les plus éloignés de s’ouvrir vers le centre et de faire le premier pas à son encontre. Nous avons décidé au contraire d’entrer de plain pied dans les territoires en difficulté, en organisant des conférences avec les lycées de Corbeil-Essonnes et Clichy-Sous-Bois, en mobilisant notre réseau de soutiens et les convainquant de l’importance d’institutionnaliser des espaces de dialogue. L’occasion de mesurer à quel point les lycées et leurs équipes pédagogiques sont devenus, dans ces espaces désertés par les pouvoirs publics, les derniers phares de la république. L’occasion aussi de nous confronter à une réalité que les décideurs croient trop souvent pouvoir saisir par le biais des seuls médias et de rapports, et qui n’apparaît dans sa complexité, et sa richesse, que par les rencontres qui s’y font. L’occasion finalement de donner autant que possible corps à un engagement resté jusque là largement intellectuel, et par là même inévitablement incomplet.

Par J.B.

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Thématique I

ExtérIEur, IntérIEur:

rEpEnsEr

la

frontIèrE

8_Jeune République

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- De quelle frontière Debray nous parle-t-il? Vers un nouvel humanisme, par Jérôme Esnouf. -p.10

- Entretien avec bertrand badie: la notion de frontière en question, par Juan branco - p.20

- Entretien avec michel foucher: repenser la frontière, par sundar ramanadane - p.29

- peut-on encore parler des marges?, par David Djaiz - p.35

Jeune République_9

Sahara, 2009

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10_ Extérieur, intérieur : repenser la frontière_Jeune République

De quelle frontière Debray nous parle-t-il ?

Vers un nouvel humanisme

Il n’est pas anodin que l’auteur ait choisi le cadre japonais pour proclamer son texte, dans la mesure où la civilisation nippone y est plusieurs fois prise comme exemple de culture ayant su préserver la présence salutaire des frontières en son sein. Le Japon, en effet, semble constituer le paradigme d’une culture délimitée, aux frontières tranchées avec le reste du monde : d’une part son insularité lui assure un espace culturel homogène peu exposé aux risques extérieurs et au morcellement territorial, cependant que, d’autre part, l’identité nippone traditionnelle reste fortement ancrée dans les moeurs, derrière l’ultramodernité paradoxale de la société japonaise. Ces frontières «naturelles» de la culture nippone, tant sur le plan spatial que temporel, la rendent ainsi d’autant plus irréductible à l’homogénéisation culturelle mondialisée qu’elle cultive en elle-même, selon Debray, cette présence des limites : de l’art et de l’industrie de l’emboîtage ou de l’emballage aux fêtes célébrant les équinoxes, en passant par la présence des shôji à portes coulissantes, le Japon semble ainsi bien répondre, lui, à cet appel à la préservation des frontières que lance l’auteur aux Européens. La charge polémique de ce texte, revendiquée par son auteur, prend sa source dans la volonté de prendre à contre-courant l’idéologie européenne actuelle, dont Debray annonce avec ironie la péremption prochaine. Dressant le diagnostic d’une Europe vieillie et malade, ce dernier voit dans le discours sans-frontiériste européen le symptôme le plus décisif du manque de vitalité dont elle souffre. Fatiguée de ses luttes passées, pressée de panser ses

Par Jérôme Esnouf

l’Eloge des frontières, paru en décembre 2010, reprend une conférence que régis Debray avait donnée à la maison franco-japonaise de tokyo quelques mois auparavant, et qui prolongeait elle-même le séminaire tenu à la fondation des treilles, durant le mois de février, par les intervenants de sa revue médium (no24-25).

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Jeune République_Extérieur, intérieur : repenser la frontière_11

plaies historiques, l’Europe s’attacherait à propager l’idée que la frontière n’engendre que les conflits et le désordre ; éliminer l’altérité serait donc la solution européenne aux maux historiques issus du frontiérisme stato-national. L’indécision chronique concernant sa délimitation territoriale, l’absence de tout référent historique initial commun, ou encore la louange d’une prétendue liberté universelle de circulation en tout genre, constitueraient autant de manquements de l’Europe actuelle à l’injonction donnée par l’auteur à toute civilisation viable : l’impérieuse nécessité de se délimiter. Comprendre cet Eloge des frontières dans un sens exclusivement géopolitique serait pourtant extrêmement réducteur, même s’il justifierait par là la portée provocatrice de son contenu. Or, si cette ligne de lecture est évidemment présente, c’est qu’elle en suppose d’autres en amont, qui l’explicitent tout en la fondant. Le propos de Debray, à l’allure libre et peu conceptualisé, qui enchaîne les arguments empiriques sans véritable démonstration raisonnée, entretient volontairement la confusion pour asseoir sa puissance polémique. Parler de «frontières», en ce sens, oriente l’interprétation du lecteur vers une compréhension géopolitique du propos, dans la mesure où ce terme est historiquement daté et idéologiquement marqué. Il sera donc bon de distinguer ce concept de «frontière» de celui de «limite», indifféremment associés sous la plume de l’auteur, mais qui se différencient pourtant en considération des champs respectifs du réel qu’ils prennent respectivement en charge. Derrière le style foisonnant et l’argumentation chaotique, le lecteur désorienté est en droit de se demander ce que vise ici Debray comme frontière fondamentale à respecter, et qui justifierait la légitimation des «frontières» en général ; cela signifie-t-il, d’ailleurs, que toute frontière est bonne en tant que telle ? S’interroger sur la nature de la frontière que vise à défendre Debray est d’autant plus légitime que, contrairement aux apparences, il ne s’agit en effet nullement pour lui de défendre toute forme de frontière. Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter à l’un des premiers écrits de l’auteur, intitulé La Frontière. Dans ce court récit, Debray met en scène le personnage de Mauro, Sicilien expatrié sur la côte Est des Etats-Unis, qui fait de l’auto-stop pour se rendre à Miami ; son voyage entre la Caroline du Sud et la Georgie, avec la crapuleuse compagnie de ceux qui l’ont pris à bord avec eux, sera pour lui l’occasion de découvrir la violence prégnante de la frontière existant entre les hommes, sous la double forme géopolitique entre l’Etat de la Caroline du Sud et de la Georgie, et culturelle entre les Blancs et les Noirs. Dans sa quête humaniste de fraternité, Mauro, à la fin du récit, se heurte au mur douloureux de l’intolérance, et franchit par là l’ultime frontière, sans retour, de la lucidité désenchantée : «Est-ce qu’ils peuvent comprendre que ce n’est pas si facile de vivre sans pouvoir parler à qui vous plaît, de ne pas pouvoir pousser une porte sans regarder d’abord s’il est écrit au-dessus White only ou Coloured people only ?». Candide moderne,

«Fatiguée de ses luttes passées, pressée de panser ses plaies historiques, l’Europe s’attacherait à propager l’idée que la frontière n’engendre que les conflits et le désordre; éliminer l’altérité serait donc la solution européenne aux maux historiques issus du frontiérisme stato-national.»

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12_ Extérieur, intérieur : repenser la frontière_Jeune République

Mauro fait ultimement le deuil de la communicabilité humaine; le refus d’une telle résignation désigne le geste inaugural de la démarche de Debray. L’éloge des frontières ne sera donc résolument pas un éloge de toutes les frontières.

le sans-frontiérisme, un paradoxe contemporain

Evoquer le thème des frontières, et Debray ne s’y est pas trompé, suppose de commencer par le paradoxe édifiant de notre époque : le désir effréné d’un borderless world est proportionnel à l’érection concomitante de murs infranchissables et de barrières en tout genre, matérielles comme symboliques, un peu partout dans le monde et dans les sociétés. Cette volonté de dépasser les frontières est rattachée par Debray à une forme de fantasme religieux, qui consisterait à retrouver la chaude matrice originelle d’un cosmos initial, reposant sur l’unité de son harmonie et débarrassée de la présence d’une altérité diabolique (le diabolos n’est-il pas, étymologiquement, le «séparateur» ?) et source de chaos ; sans l’autre en tant qu’autre et reconnu comme tel, donc, pas de troubles. Or, ce fantasme d’unité universelle apparaît au

moment même de l’émergence bruyante de fortes crispations identitaires, où les particularismes de tous bords (géopolitiques, religieux, sociaux, etc.) exhibent un hypothétique et illusoire «droit à la différence». Sur le plan strictement géopolitique, Michel Foucher considère en effet qu’apparaît une forme de «retour aux frontières» dans la phase actuelle de la mondialisation, qui s’observe

dans la permanence des contentieux territoriaux classiques, dans la création de nouvelles frontières d’Etat, dans la multiplication des règlements frontaliers, et enfin dans la transformation des limites territoriales en bornages linaires, que représentent ces gigantesques murs nouvellement édifiés. Néanmoins, et c’est ici que le propos de Debray trouve une limite à la radicalisation de son paradoxe, Foucher insiste sur le fait que ces frontières ne se réaffirment que pour autant qu’elles changent de fonction par rapport à leur ancien rôle : elles sont moins là pour fermer des territoires, désormais, que pour filtrer les flux qui y entrent. La frontière ne constitue donc plus une borne territoriale, mais un lieu de contrôle des flux qui ouvrent ce territoire ; Debray se souviendra par la suite de cette considération pour apporter son élément de réponse au problème des frontières. Si ce premier paradoxe s’avère ainsi quelque peu caricatural, il suppose néanmoins un second paradoxe plus profond et plus décisif, justifiant la critique acerbe dirigée contre l’idéologie sans-frontiériste européenne. Les frontières sont d’autant plus récusées par la construction européenne actuelle, en effet, qu’elles sont précisément nées, sous leur forme stato-nationale moderne, dans les nations européennes alors en formation. Tandis que Bertrand Badie, par exemple, montre comment l’ordre international moderne, qui met en présence des entités nationales délimitées par des frontières communes reconnues

«S’interroger sur la nature de la frontière que vise à défendre Debray est d’autant plus légitime que, contrairement aux apparences, il ne s’agit en effet nullement pour lui de défendre toute forme de frontière».

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entre elles, est né des traités de Westphalie en 1648, Michel Foucher, lui, analyse plus précisément la façon dont la France en particulier constitua un «laboratoire de géopolitique original en Europe», dans l’évolution des «confins» et des «limites» vers les «frontières» linéaires modernes. Infanticide, l’Europe s’attacherait ainsi à se faire le fossoyeur morbide d’une idée, la frontière, qui est pourtant née de son sein. Les frontières, pour Debray, souffrent aujourd’hui d’un excès double et contradictoire, qu’il s’agirait de rectifier : d’une part leur «surexposition matérielle», sous la forme de ces barrières matérielles ou symboliques infranchissables qui coupent toute forme de communication avec l’altérité, et d’autre part leur «sous-estimation intellectuelle», c’est-à-dire la tendance mortifère à louer l’illimité dans tous les domaines, et à proclamer qu’il doit être possible, pour n’importe qui, de faire n’importe quoi n’importe où. Or, l’absence de détermination précise de ce qu’il s’agit de corriger, ici, pourrait en effet être de nature à inquiéter : ne pourrait-on pas voir, derrière la condamnation commune de la «surexposition matérielle» des frontières et

«Evoquer le thème des frontières suppose de commencer par le paradoxe édifiant de notre époque : le désir effréné d’un borderless world est proportionnel à l’érection concomitante de murs infranchissables et de barrières en tout genre, matérielles comme symboliques, un peu partout dans le monde et dans les sociétés.»

Sahara, 2009

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de leur «sous-estimation intellectuelle» le renouveau de l’idéologie nationaliste moderne, telle qu’elle fut conceptualisée chez Fichte, par exemple ? A l’instar de ce dernier, ne peut-on pas craindre, en effet, que Debray veuille ressusciter une frontière fondamentale entre des «frontières intérieures» hypothétiques, et les «frontières extérieures» ? Il s’agirait alors de défendre une conception identitaire et culturelle des frontières, qui constituerait la seule source légitime de normativité aux frontières géopolitiques instituées. Or, tel est bien, précisément, le péril que diagnostique Bertrand Badie à l’époque contemporaine, dans le phénomène qu’il nomme «le paradoxe identitaire», et qui consiste à renverser le principe de territorialité, tel qu’il est historiquement apparu en Europe occidentale, en le subordonnant à une identité culturelle particulière devenue source de droit. Tel est donc bien l’écueil à éviter à la lecture de cet Eloge des frontières : ne pas prendre à la lettre le paradoxe contemporain qui y est diagnostiqué pour le renverser, car ce serait d’autant mieux le renforcer. Il s’agit ainsi de comprendre comment l’éloge des frontières en général suppose certes, d’une part, la louange des frontières symboliques permettant à l’identité individuelle de se constituer et de se renforcer, mais aussi et surtout, d’autre part, celle d’une frontière fondamentale à instaurer activement entre la sphère identitaire et la sphère politique. L’enjeu d’une telle détermination complémentaire du concept de frontières, en définitive, n’est autre que la résolution du problème de la violence, ce qui situe d’emblée le propos de Debray dans le champ de l’humanisme politique moderne.

la limite du sacré

Pour pouvoir penser le concept de «frontière», historiquement daté et connoté, il faut penser celui, plus neutre et plus fondamental, de «limite». L’acte de délimitation, selon Debray, est la source de toute organisation cosmique d’une part, et de toute fondation politique d’autre part. La délimitation cosmique initiale, qui vise à distinguer les éléments entre eux pour pouvoir organiser le chaos originel, se transforme en frontière polémique une fois cet acte de délimitation transposé sur le plan de la fondation politique. Fonder une cité implique, en effet, de poser une limite initiale entre un dedans et un dehors, et de hiérarchiser ces espaces entre eux sous la forme de l’interdit : la délimitation d’une intériorité par rapport à une extériorité rejetée, dans cette perspective, est assortie nécessairement d’une délimitation normative visant à distinguer l’autorisé de l’interdit. Cette double délimitation politique reduplique à l’échelle humaine le geste organisateur initial (la «création» divine des récits mythiques), mais il lui donne alors le double sens contradictoire d’être autant une source de sens que de violence. Le sacré est le concept fondamental qui permet à Debray de penser les frontières. Il désigne cette délimitation originelle entre un dedans et un dehors qui s’accompagne de celle, normative, de l’autorisé -le profane-

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et de l’interdit -le sacré proprement dit. Le sacré permet donc de penser ensemble les phénomènes politique et religieux, dans leur rapport commun à la conservation d’une part, et au péril d’autre part. Il constitue par là l’expression fondamentale du pharmakon grec, qui désignait autant le poison que le remède à ce poison : source de sens, le sacré est ainsi d’autant plus sujet à la violence mobilisée pour conserver et défendre ce sens. Si le sacré constitue la limite fondamentale dans le champ humain, en ce sens, c’est donc principalement parce qu’il est lui-même autolimité dans son ambivalence constitutive, ce qui permet de comprendre la limite du sacré à travers un génitif autant subjectif qu’objectif. Le sacré serait donc cette «limite» fondamentale instituée dans le champ humain, qui se transformerait aussitôt en une «frontière» ambivalente, eu égard à la violence qu’une hiérarchisation entre le dedans et le dehors implique nécessairement. La limite est présentée par Debray comme constituant le trait essentiel

de toute forme de vie. Contrairement à la matière, le vivant, depuis sa constitution élémentaire sous forme de cellule jusqu’au plein développement de son organisme, implique un espace de délimitation qui constitue une interface dynamique où se joue la régulation des contacts entre un milieu intérieur et un milieu extérieur. La vie serait donc la forme de l’être qui aurait pour attribut essentiel

cette délimitation fondamentale. Cette thèse ontologique permet de comprendre la théorie anthropologico-politique qui en découle : toute organisation humaine, en tant qu’ensemble d’êtres vivants évolués et évolutifs, aurait pour finalité la conservation, c’est-à-dire la préservation de la durée à travers les multiples canaux culturels dans lesquels elle se manifeste. La frontière, qui devient désormais absolument fondamentale, et qui permet de comprendre celles qu’instaure le sacré, est bien celle qui distingue la vie et la mort. Toute forme de vie tâcherait de se conserver en s’autolimitant, sous la forme d’une transmutation de l’espace en temps : en limitant l’espace occupé, la forme vivante accroîtrait d’autant plus son inscription temporelle. A travers ce que Debray nomme «l’axiome d’incomplétude», il s’agit en effet de penser la façon dont une communauté humaine crée et sauvegarde une forme d’intériorité, d’une part en se coupant de l’extériorité immédiate, et d’autre part en se référant à une transcendance pour se consolider et s’approprier l’espace occupé. Cette temporalisation de l’espace que permet la sacralité humaine constitue bien, selon Debray, une manière pour l’homme d’exorciser la mort ou encore, pour le dire en termes arendtiens, pour échapper à la «futilité», c’est-à-dire au caractère transitoire de la vie.

«L’acte de délimitation, selon Debray, est la source de toute organisation cosmique d’une part, et de toute fondation politique d’autre part.»

«Le nouvel humanisme défendu ici, à mots couverts, substitue à la notion classique de la tolérance politique et religieuse celle, plus fondamentale car plus intime et située à la source même de la vie, de l’humilité.»

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16_ Extérieur, intérieur : repenser la frontière_Jeune République

De la limite aux frontières, le vivre ensemble en question

Publier cet Eloge des frontières, pour Debray, c’était s’exposer au reproche de conservatisme, voire de passéisme ; y défend-t-on exclusivement les

bonnes vieilles frontières stato-nationales pour contrer une globalisation périlleuse envers les particularismes culturels? L’interprétation est valable, mais elle prend pourtant le problème à rebours, car le propos de Debray se situe bien en amont. La finalité de sa thèse se situe dans une problématique humaniste mais il s’agit, et c’est là ce qui fait sa spécificité et ce qui choque, d’un humanisme alternatif à celui prôné par les Lumières européennes. Quid du cosmopolitisme kantien, par exemple, dans cette théorie qui renvoie les particularismes

dos à dos, ou du rationalisme triomphant, alors qu’il oppose l’obscurité d’un sacré protecteur à la lumière blafarde et impudente des dehors rationalistes ? Le nouvel humanisme défendu ici, à mots couverts, substitue à la notion classique de la tolérance politique et religieuse celle, plus fondamentale car plus intime et située à la source même de la vie, de l’humilité. Toute forme de

«À la lumière du rationalisme politico-économique moderne, qui porterait aux nues l’homo oeconomicus, il s’agirait d’opposer, de façon normative cette fois, l’obscurité salutaire du sacré dans tous les domaines de la vie.»

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vie se conserve d’autant mieux qu’elle s’auto-limite dans sa force spatiale, pour mieux se prolonger dans sa puissance temporelle ; n’est-ce pas là une réponse ad hoc à la Volonté de puissance nietzschéenne ? L’humilité devient la source même de la puissance, contre la force brute du pouvoir animal ; au niveau géopolitique, Debray consacre bien, en effet, la victoire moderne de l’Etat-nation sur toute forme d’impérialisme, politique comme culturel. À la lumière du rationalisme politico-économique moderne, qui porterait aux nues l’homo oeconomicus, il s’agirait d’opposer, de façon normative cette fois, l’obscurité salutaire du sacré dans tous les domaines de la vie. Cette obscurité ne serait précisément pas un obscurantisme, puisque l’humilité, comme valeur quasi-ontologique, fait désormais le départ entre la seule force brute et aveugle d’un côté, et la puissance bien comprise de l’autre. Contre la société consumériste, contre les idéologies philosophico-religieuses prétentieuses, contre le tout-valant rendu possible par l’argent dématérialisé, contre l’indécence croissante des mœurs, la voix de Debray appelle à un retour, réfléchi cette fois, aux «frontières» dans notre quotidien, pour mieux nous rappeler à une temporalité autre, exceptionnelle car extra-ordinaire ; il s’agit, en somme, de nous rappeler à un devoir polymorphe de prière, mais laïque cette fois, la transcendance se situant cette fois dans l’horizontalité. Cet humanisme alternatif semble bien être dans l’air du temps ; Nathalie Heinich rappelle à ce propos le «Projet pour la mission an 2000» qu’elle proposa dès 1997, et qui consistait à invoquer la nécessité d’instaurer des frontières dans le quotidien de chacun. Ce rappel est l’occasion, pour elle, de répondre aux contestations qu’un tel projet aurait pu susciter s’il avait été porté à terme : «non, il ne s’agissait pas d’un projet «de droite» ; non, il n’était pas tourné vers le passé, par le retour en arrière, mais vers l’avenir, par l’aménagement intelligent des conditions de vie modernes». Cette réponse pourrait être celle de Debray lui-même à ses détracteurs éventuels : promouvoir un retour au sacré, comme pharmakon à une époque moderne qui produit elle-même les pathologies du progrès en même temps que son concept même et l’idéologie qui lui est associée. La démarche de Debray, qui consiste à trouver une «nature» hypothétique de l’homme pour en diagnostiquer les déviations modernes et mieux pouvoir, ainsi, les corriger activement, n’est pas nouvelle ; Rousseau, par exemple, s’y est déjà employé, et selon des modalités d’ailleurs similaires. Car derrière sa contestation de l’universalisme rationaliste, Debray s’appuie pourtant bien lui-même sur des considérations à prétention universaliste. Sa thèse ontologique, qui a une valeur argumentative centrale dans son ouvrage, en est la manifestation ; selon une telle thèse, la délimitation serait un attribut essentiel de toute forme de vie, et a fortiori de toute forme d’organisation humaine. Or, si Debray donne le cas paradigmatique de la fondation de la cité romaine à travers le sillon originel

«Toute frontière est d’abord une frontière instituée, donc réductible à une perspective particulière, et ne pouvant faire l’objet d’un discours naturaliste qu’à travers une idéologie politique ayant des intérêts à défendre.»

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tracé par Romulus, il apparaît néanmoins que d’autres sociétés ne reposent pas sur cette notion de «fondation». Dans l’Inde védique, par exemple, la société ne se comprend ni à partir de la fondation, ni même à partir de la localisation : si l’espace de sacrifice est inauguré à Rome, il est constitué ici postérieurement par le dépôt de cendre, et est donc transportable, mobile. De même, chez les Indiens forestiers de l’Amérique latine, si chaque tribu a bien son espace propre, celui-ci n’est pas délimité, mais simplement qualifié par différentes marques faites sur des arbres pour indiquer qu’on est dans telle ou telle tribu. Comment ne pas faire le reproche à Debray, ainsi, d’inscrire dans un discours ontologique universaliste une caractérisation culturelle particulière, propre à notre rapport spécifique au territoire ? Il s’agit donc de retourner contre Debray lui-même sa propre critique de toute prétention universaliste. Debray passe ainsi, en creux, d’une théorie ontologique de la limite à une théorie «politique» (au sens du politique, c’est-à-dire du vivre ensemble en général) des frontières. Or, ne faudrait-il pas partir de ces frontières elles-mêmes et de leur origine historique particulière pour mieux en comprendre les enjeux politiques actuels ? Mais il s’agirait alors pour cela d’abandonner le point de vue ontologique pour une perspective épistémologique, étrangement absente dans son ouvrage : toute frontière est d’abord une frontière instituée, donc réductible à une perspective particulière, et ne pouvant faire l’objet d’un discours naturaliste qu’à travers une idéologie politique ayant des intérêts à défendre. Les démarches d’un Michel Foucher ou d’un Bertrand Badie, par exemple, seraient alors peut-être plus à même de défendre la notion de «frontières» à partir d’elle-même et des contingences de son apparition et de sa propagation. L’humanisme à défendre, en ce sens, est un humanisme davantage politique que moral, qui vise à faire le départ, véritablement fondamental celui-là, entre la sphère identitaire et la sphère politique qui traversent toutes deux chaque individu, et que Debray rend maladroitement par le binôme contradictoire d’»identité-relation» et d’»identité-racine». La frontière fondamentale dont il s’agit de faire l’éloge, ainsi, serait celle qu’Arendt place au centre de sa pensée politique, entre le «public» et le «privé», et qui se retrouverait certes au plan géopolitique général, mais également et surtout au plan des manifestations individuelles concrètes. On retrouve en effet chez Arendt, comme chez Debray, un éloge de la communication et un éloge des frontières qui la rendent possible. Pour Arendt, le politique n’est préservé qu’à partir du moment où les individus sont unis autour d’une condition commune et d’un monde commun, tout en étant distingués fondamentalement les uns des autres par leurs actes et leurs paroles propres Entre les deux écueils de l’universalisme et du particularisme, Arendt, bien avant Debray, avait montré les conditions d’une communication viable et signifiante, c’est-à-dire échappant au règne de la futilité et de l’in-différence. L’humanisme en jeu ici met donc bien au centre de ses considérations l’idée centrale des

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«frontières», et sans doute est-ce ici que réside le mérite principal de Debray ; il restait néanmoins, pour cet humanisme, à faire un deuil d’autant plus nécessaire qu’il semble profondément refoulé dans ce texte, celui du concept de «limite». La limite, comme concept sceptique central, ne peut en effet être respecté que dans son auto-limitation même, donc dans l’interdit qui le touche, à savoir la prétention de s’ériger en universel. La condition, pour la limite, d’être pensée authentiquement, c’est en effet d’être pensée suivant le concept historique de «frontières», et suivant une conception politique constructiviste. Debray, par-delà toutes les frontières qu’il mentionne, semble ainsi bien plutôt nous parler de la seule qu’il tait explicitement, celle entre une «limite» universelle et absolue, et des «frontières» construites et à construire.

Par Jérôme Esnouf (ENS Ulm)

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Nous nous sommes interrogés sur la pertinence d’une comparaison entre votre approche et celle de Régis Debray ou de Michel Foucher quant à la question de la frontière Est-ce que vous pensez que l’approche «quantitative» de M. Foucher, consistant à affirmer que l’augmentation numérique du nombre de frontières depuis la chute du mur de Berlin montre l’actualité indépassable de la notion, soit pertinente pour analyser l’évolution du rôle des frontières aujourd’hui ?

- J’aurais tendance à entrer dans le débat avec Régis Debray et Michel Foucher de la même manière. L’un et l’autre produisent des analyses absolument incontournables, l’un sur la question de l’enracinement de la tradition de la séparation, l’autre lorsqu’il montre comment les frontières sont des institutions qui non seulement résistent mais viennent se diversifier et entretenir toute une série de litiges et de contentieux au demeurant de plus en plus nombreux. Si tout cela est vrai, on n’aborde cependant

qu’une partie du problème en le prenant sous cet angle. Ce n’est pas parce qu’une tradition existe et est profondément enracinée dans les esprits et les cultures qu’elle n’est pas bousculée par des paramètres nouveaux, dérivés du changement social et de la transformation de l’espace mondial. De même, ce n’est pas parce que les frontières résistent et sont sources de contentieux et de conflits qu’elles s’adaptent aux fonctions nouvelles qui sont attendues d’elles et telles que l’exigent les mécanismes de la mondialisation. On peut envisager les frontières comme des institutions. Celles-ci sont installées dans une histoire et dans une culture. Dès lors que cette histoire et cette culture changent, les frontières ne seront peut-être pas abolies, mais dans tous les cas, elles changeront de fonction et elles perdront une part de leur capacité

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Entretien avec Bertrand Badie: la notion de

frontière en questionPropos recueillis par Juan Branco

Bertrand Badie

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et de leur efficacité d’antan. C’est là, je crois, que se situe le débat. Personne ne prétend que les frontières vont disparaître. En revanche, qui oserait dire, aujourd’hui, que les frontières accomplissent les mêmes fonctions qu’autrefois, et que leur capacités n’ont pas été revues à la baisse? Il faut réinterpréter l’institution frontalière, comprendre qu’elle est porteuse d’un nouveau sens, et qu’il faut probablement équilibrer les pertes de capacité de la frontière par l’invention d’institutions nouvelles.

Michel Foucher et Régis Debray abordent un peu cette question de la redéfinition conceptuelle de la frontière, que ce soit dans sa fonction de régulation des flux ou dans sa porosité même. Pensez-vous que l’on puisse partir de ces idées pour penser cette redéfinition? - Disant cela, je pense que nous n’allons pas jusqu’au bout de la question. Ce qui était caractéristique des frontières autrefois, tenait certes à leur aptitude à définir des compétences strictes, ce qui d’un certain point de vue demeure avec des aménagements, mais surtout, elles dessinaient une géométrie du politique. Par la frontière, le politique avait une signification profondément territoriale. Toute la grammaire du politique dérivait autrefois d’une représentation territoriale de celui-ci. Derrière le territoire, on trouvait les principes d’espace et de distance. De même, la distance créait-elle des pouvoirs : la distinction essentielle qui s’opérait entre le gouvernant et le gouverné tenait à ce que le gouvernant avait les moyens de transcender la distance et de décider même éventuellement de la transformation de la logique frontalière, tandis que le gouverné devait, s’il voulait accomplir les mêmes résultats, se placer sous l’autorité du gouvernant et bénéficier «du visa» de celui-ci, dans tous les sens du terme. Cela n’est plus tout à fait exact. Il y a encore aujourd’hui de la politique territorialisée, mais il y a aussi, en même temps et à côté, une politique méta-territoriale, qui n’a plus du tout le même sens. On peut certes objecter qu’il y a toujours eu du méta-territorial dans le politique, la religion, la papauté par exemple, mais dans le moment territorial du politique, cet ordre méta-territorial était en situation de confrontation systématique avec le territorial et le stato-national. Aujourd’hui, il a une existence propre. Regardez ce qui se passe dans le monde arabe actuellement: la construction politique qui s’opère à la faveur de ces révolutions défie complétement cette logique de frontières et de territoires à travers des logiques de diffusion, d’identification et de positionnement forcé que l’on retrouve chez tous les autres acteurs. Cela ne veut pas dire pour autant que la frontière disparaît : l’on n’a jamais autant parlé de la frontière tuniso-libyenne par exemple. Cela veut dire qu’il y a une grammaire du politique qui se fait et qui s’affirme distinctement de la frontière et du territoire.

Personne ne prétend que les frontières vont disparaître. En revanche, qui oserait dire, aujourd’hui, que les frontières accomplissent les mêmes fonctions qu’autrefois, et que leur capacités n’ont pas été revues à la baisse?

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A propos des révolutions arabes, certains spécialistes cherchent à réinterpréter ces mouvements à partir de l’idée d’une « nation pan-arabe ». Est-ce que ce schéma d’interprétation ne vous semble pas désuet, ou en contradiction avec cette évolution dont vous nous faites part?

- Je crois justement que l’on est en train de découvrir que la nation arabe est méta-territoriale. On a eu tendance, pendant tout le XXe siècle et les grands mouvements d’indépendance et de décolonisation, à opposer une sorte de pan-arabisme qui constituait l’aboutissement de l’histoire de la région, et l’État-Nation arabe sous ses vingt-trois formes qui constituent la Ligue Arabe. Or on s’aperçoit que la distinction n’est pas si tranchée, que la disparition postulée par certains du nationalisme arabe était peut être patente au niveau des idéologies, ce qui n’empêche pas sa recomposition au niveau des mouvements sociaux. Cette logique d’identification que l’on voit se produire

chez le Barheïni, qui s’identifie au mouvement du Tunisien, chez le Yéménite qui s’identifie au mouvement de l’Égyptien, montre que chez les uns et les autre existe une appartenance commune qui les conduit à mettre leurs comportements à l’unisson. Une force d’identification que l’on trouvera difficilement

hors de l’espace du monde arabe: l’Iran est un peu touché, même la Chine est effleurée par ces processus révolutionnaires, mais sans commune mesure avec l’ampleur du phénomène dans le monde arabe où pratiquement aucun État-Nation n’échappe à la logique. Cela montre que soudainement, sous l’effet d’un révélateur, les frontières intra-arabes se sont levées à une vitesse formidable, constituant ainsi un ensemble dont on n’est pas sûr qu’il soit si rigoureusement territorialisé que cela, et qui constituerait le «monde arabe ». Il n’est pas sûr qu’il soit territorialisé car le monde arabe n’a pas non plus une géographie absolument figée et déborde de son espace originel. Ce qui est le génie de notre temps est que le plan territorial et méta-territorial, la frontière et la négation de la frontière, peuvent fort bien coexister dans une même dynamique: c’est dans leur entrecroisement que s’inscrivent les clefs de lecture de notre temps.

Ce que l’on voit, c’est qu’il n’y a pas de renoncement à l’identité nationale, un mouvement porteur tel le mouvement nassérien qui dépasserait cette entité. La cohérence du mouvement au sein des nations arabes ne s’accompagne pas d’une volonté de dépassement des frontières telles qu’elles existent aujourd’hui, à la faveur peut être d’un dépassement stato-national de style européen.

«Je crois que l’on est en train de découvrir que la nation arabe est méta-territoriale.»

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- Justement, ce qui est absolument passionnant est que, face à ce qui se passe en Égypte, on entend tel ou tel acteur anonyme de ce mouvement dire qu’il n’a jamais été aussi fier d’être Egyptien. Dans le même temps, on le voit exprimer son élan révolutionnaire en relançant et remobilisant la cause palestinienne qui, contrairement à ce que l’on dit, a eu beaucoup d’écho dans ces mouvements. On voit aussi dans sa gestuelle des signes d’accomplissement de sa culture musulmane et des références à l’islam qui ne disparaissent pas. Mais aussi des manifestations très claires de l’insertion de ce mouvement dans la mondialisation. Il ne faut pas oublier que l’une des dimensions de ces événements est peut-être la grande entrée du monde arabe dans la mondialisation.

A ce propos, faut-il voir dans l’utilisation massive d’outils comme Twitter ou Facebook une influence sous-jacente, réelle ou potentielle, de l’Occident sur ces événements?

«L’entrée du monde arabe dans la mondialisation tient avant tout à son entrée dans les techniques de communication transnationales. C’est l’adoption d’une grande révolution technologique par les fragments de la population qui ont fait ces mouvements.»

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- Non, je ne me hâterai pas à franchir le pas qui sépare mondialisation et domination. L’entrée du monde arabe dans la mondialisation tient avant tout à son entrée dans les techniques de communication transnationales. C’est l’adoption d’une grande révolution technologique par les fragments de la population qui ont fait ces mouvements. C’est aussi le dialogue permanent qui s’est constitué avec le reste du monde, comme la saisine par les populations

de grandes thématiques universalistes et transnationales, idéologiques (démocratie, État de droit...), économiques ou sociales. Mondialisation ne veut pas dire à chaque pas domination. En revanche, elle implique multispatialisation, et multicontextualisation. Un jeune Egyptien est à la fois dans l’espace de l’État-Nation egyptien, de la nation arabe, du monde musulman, d’une mondialisation globale... Dans le même temps, ces espaces sont liés à des espaces propres: le contexte égyptien n’est pas celui de la Libye, ni celui du Yémen, et encore moins celui du Royaume-Uni et de la France. Le dépassement de ces logiques territoriales se réfère à des contextes à chaque fois différents. Le temps égyptien, le temps arabe, le temps musulman, le temps de la mondialisation ne sont pas les mêmes. Ce qui me gêne dans l’insistance sur les notions de territoires et de frontières est qu’elle empêche de voir que la transformation des contextes aboutit en fait à une tout autre grammaire.

Donc vous ne pensez pas que l’utilisation de ces outils, à 90% américains, ait eu, en tant que marqueur culturel, un effet sur les événements?

- Je ne pense pas, et ce pour plusieurs raisons. Avant tout, il convient de ne pas confondre le niveau de la technique avec les autres niveaux d’appréhension du réel. Si on suivait ce raisonnement, le champion de l’américanisme au Moyen-Orient serait Al-Qaeda: il n’y a pas une organisation dans le monde musulman qui fasse un usage aussi intensif, serré et efficace des moyens de communication modernes. Deuxièmement, il ne faut jamais confondre l’instrument et la finalité. Cette tentation était celle des doctrinaires du soft-power, qui pensaient qu’à partir du moment où nous utiliserions les instruments américains qui en relevaient, nous penserions dans les cadres conceptuels américains. Que boire du Coca-cola vous transformerait le cerveau et ferait de vous un néo-conservateur. Que mettre des jeans plutôt que des pantalons de flanelle vous ferat voir le monde du point de vue américain. C’est complétement faux, et cela a été invalidé la première fois en Amérique latine lorsque l’on s’est aperçu que cette diffusion de la culture américaine, qui a connu son pic d’influence dans les années 80, a débouché sur un anti-américanisme extrêmement virulent.

«L’imaginaire spatial du Touareg n’est pas le même que celui du Français. La territorialité, qui est une incarnation parmi d’autres des imaginaires spatiaux, fait violence a ces autres conceptions de l’espace.»

«Il est extrêmement arrogant de penser qu’une seule et même lecture de la spatialisation, celle du territoire fini et doté de frontière, puisse être épousée par tous les hommes de toutes les cultures et de toutes les histoires.»

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Qu’entendez-vous par la notion de « péril culturel », que vous reliez à un excès de territorialité?

- La crispation culturelle dont je parlais vise à montrer qu’il n’y a pas une seule création de l’espace dans le génie humain, mais au contraire quantité d’imaginaires spatiaux. L’imaginaire spatial du Touareg n’est pas le même que celui du Français. La territorialité, qui est une incarnation parmi d’autres des imaginaires spatiaux, fait violence a ces autres conceptions de l’espace. Si le Touareg est un homme en révolte aujourd’hui, c’est parce qu’il sent sa culture profondément remise en cause par l’imposition de ce modèle de spatialisation qui est notamment tout à fait contradictoire à son nomadisme. Il y a là une tension culturelle qui risque de générer de la violence, nous le voyons avec les imbrications des nomades et de l’Aqmi au Sahel.

«Ce que Debray nous dit est profondément vrai: si on ne sépare pas, des logiques de séparation vont se reconstituer, peut-être sur des considérations et des projets beaucoup plus dangereux et périlleux que ceux de la séparation entre États-Nations par le biais de frontières.»

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Un phénomène qui explique aussi les problèmes aujourd’hui rencontrés en Afghanistan...

- Tout à fait. Il est extrêmement arrogant de penser qu’une seule et même lecture de la spatialisation, celle du territoire fini et doté de frontière, puisse être épousée par tous les hommes de toutes les cultures et de toutes les histoires. C’est déjà d’ailleurs dans mon esprit un point fort dans la relativisation de la frontière. Le reproche que je ferais à Régis Debray, dans le cadre de l’intérêt que je porte à son œuvre et à ses travaux, serait qu’il confond

peut-être frontière et séparation. La frontière est une forme de séparation, et lorsque Debray nous montre dans l’histoire du génie humain tout ce qui a été en mesure de pérenniser les séparations, il opère une confusion avec la notion de frontière, qui est beaucoup plus précise et renvoie à une

territorialité extraordinairement exigeante. Le Touareg a sa propre conception de la séparation, mais elle n’apparaît pas sous la forme de la frontière. Cela étant, ce que Debray nous dit est profondément vrai: si on ne sépare pas, des logiques de séparation vont se reconstituer, peut-être sur des considérations et des projets beaucoup plus dangereux et périlleux que ceux de la séparation entre États-Nations par le biais de frontières. Dans ce cadre, il est vrai que la mondialisation est une formidable machine à régénérer de l’identitarisme, de l’intolérance, du racisme, de l’éthnicisme, des Bantoustan de toute nature. Je crois que Régis Debray a raison de dire que les logiques de cosmopolitisme peuvent restaurer ou instaurer des formes de séparation beaucoup plus dramatiques que ces séparations consensuelles ou codifiées que sont les frontières. C’est une des grandes menaces de la mondialisation. Mais il ne suffit pas de s’en lamenter. Il faut inventer un nouvel ordre géopolitique capable de juguler ce risque, et plutôt que de partir de l’idée qu’il suffirait de rétablir les frontières, il me paraîtrait plus judicieux de penser des formes nouvelles de géométrie politique et d’action politique qui neutraliseraient ces dangers. A l’essence même du politique, il y a la coexistence et le contrat social. C’est une idée éternelle et universelle, qui se retrouve dans toutes les cultures. Or il est vrai qu’un moment du contrat social correspond à celui des frontières, qui permet de faire coexister les Etats plus ou moins pacifiquement au sein d’un contrat social plus global. Il s’agit aujourd’hui, dans un monde méta-territorial, de redéployer cette idée, et d’inventer des moyens de coexistence et de contrat social global qui s’appuient sur de nouvelles modalités.

Le capitalisme financier est souvent défini comme un « sans-frontiérisme ». En l’espèce, l’absence de frontière vaut-elle accroissement des inégalités?

«Quant on a le pouvoir et l’argent, on préfère instinctivement la démocratie censitaire à la démocratie de masse: cependant, l’histoire et la philosophie politique nous ont montré que la démocratie censitaire était incapable de réguler quoi que ce soit.»

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- Il est évident que le capitalisme financier, parce qu’il est mondialisé, repose sur une des dimensions de la méta-territorialité. Mais ce n’est qu’une forme d’usage dont on voit qu’elle a déjà échoué, dans la mesure où, pris au piège des besoins de régulation financière, l’ordre capitaliste actuel ne trouve pas le niveau adéquat pour en assurer le bon accomplissement. Très significativement, la crise qui est apparue en août 2008 a eu pour principal effet de conduire les acteurs économiques et politiques a retourner, non seulement vers le politique, mais vers les États. Certes, mais lorsque les États ont cherché à réguler chacun dans leur sens, cela n’a pas fonctionné. Cela montre que nous sommes entrés, avec beaucoup de témérité et de simplisme, dans l’ère d’un capitalisme mondialisé que nous sommes incapables de réguler et pour lequel nous ne disposons pas des bons instruments. Il faut donc inventer autre chose. J’ai toujours pensé que le début de la solution se trouvait dans un franc multilatéralisme, à savoir un multilatéralisme global que personne ne met encore aujourd’hui en pratique. La réalité des pratiques oscille entre le retour pur et simple à l’État-Nation, avec les échecs que je décrivais à l’instant, et, pire encore, la restauration de l’oligarchie, avec l’avènement d’une diplomatie de clubs, à travers des délibérations censitaires. Quant on a le pouvoir et l’argent, on préfère instinctivement la démocratie censitaire à la démocratie de masse: cependant, l’histoire et la philosophie politique nous ont montré que la démocratie censitaire était incapable de réguler quoi que ce soit. Pour une régulation effective de problèmes graves, l’inclusion du petit et du faible est toujours nécessaire: c’est un argument fort en faveur de la démocratie. Sans le petit, le fort ne peut rien faire. Ce que nos politiques de la fin du XIXe siècle ont fait, en abolissant la démocratie censitaire et en arrivant au suffrage universel, on a du mal à l’imposer au niveau international: il s’agit cependant de la même histoire. C’est vers ce multilatéralisme global qu’il faut retourner, même si les résistances sont terribles. Cela relance notre débat: vous me disiez en début d’entretien, en vous appuyant notamment sur Michel Foucher, que les frontières résistent. Elles résistent car les institutions installées résistent, et parce que les logiques de puissance résistent. Voilà tout.

Dans le même temps, vous aviez par exemple critiqué la cour pénale internationale, que l’on pourrait pourtant voir, en théorie du moins, comme un modèle d’institution pour cet ordre que vous appelez de vos vœux.

- Ma critique se situait à plusieurs niveaux. D’abord, le multilatéralisme n’a pas su clairement faire le choix entre la fonction de juge et celle de médiateur. C’est une première faiblesse que l’on retrouve sous une autre forme dans le rôle de l’ONU en Côte d’Ivoire, celle-ci s’érigeant très vite en juge électoral sans prendre en compte la fonction d’intermédiation qui lui incombait. De même pour la communauté internationale au Soudan, qui n’a pas su trancher s’il fallait d’abord un juge ou un médiateur pour la question darfourie. Pire encore, l’on a tenté de faire les deux en même temps, ce qui a abouti à un échec. Le deuxième

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plan sur lequel je me plaçais est celui de l’inégalité. Il ne peut pas y avoir de justice qui ne repose sur l’égalité, cela fait partie des naïvetés auxquelles je tiens beaucoup. Or, une Cour pénale internationale qui ne s’acharne que sur les faibles est comme un tribunal ordinaire qui ne s’intéresserait qu’aux voleurs d’orange sur le marché : elle n’a pas la légitimité à laquelle elle prétend. Poursuivre Omar Al-Bashir sans poursuivre des responsables américains, israéliens ou chinois me paraît quelque chose de profondément choquant et une source d’affaiblissement terrible pour cette Cour. Un troisième niveau de critique touche, de façon plus délicate, à la question de la définition du génocide et à l’utilisation de ce terme au Soudan. C’est un débat compliqué, qui vient se superposer aux deux questions fondamentales: la justice peut-elle être universelle, et peut-elle faire alterner les logiques de jugement et de médiation? Dans ce cas précis, et suivant votre critique, il semblerait que les États soient à mettre en cause plutôt que l’institution en tant que telle, comme s’il y avait une dévitalisation de ces outils que vous appelez de vos vœux par les États qui ont contribué à leur création.

- Justement, le grand problème est que le Traité de Rome, qui institue la CPI, fait croître la justice internationale à partir de la volonté souveraine des États, en reconnaissant l’exceptionnalité de la puissance des États. Par enthousiasme et par optimisme, je pensais que l’idée même de justice internationale allait trouver son propre dynamisme et effet d’entraînement. Dans les faits, ce n’est pas le cas. La CPI, a mesure qu’elle se « routinise », est de plus en plus un instrument de la diplomatie mondiale. Ça me gêne: à ce moment là, il valait mieux garder les tribunaux adhoc. Il y a quand même une déception quelque part, née de la rupture entre l’espoir des années 1990 et le monde de l’après 11 septembre. Est-ce que d’autres institutions vont, ou auraient pu aller dans le sens qu’aurait dû prendre la CPI?- Les tribunaux à compétence universelle avaient cette fonction. Quand je célébrais les vertus du Juge Garzon, c’était cette idée: celle du «petit juge», beaucoup plus indépendant de la realpolitik, que la CPI et son Procureur général. Vous pensez donc qu’une logique cosmopolitique pourrait émerger à partir de ces structures nées dans le cadre de l’État-Nation, des structures souveraines? Non, je reste persuadé, et fidèle à mes travaux: ce n’est que de la société que naîtra le printemps. Je crois que les États sont tellement crispés dans leur conservatisme qu’ils ne produiront rien de tel. Le monde arabe trace en ce sens la perspective d’une revanche des sociétés à l’extension envisageable.

Propos recueillis par Juan Branco (Sciences-Po Paris - ENS Ulm)

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«La mondialisation n’abolit donc pas les frontières mais en redéfinit la fonction : elles ne sont plus des barrières au même sens qu’auparavant.»

ENTRETIEN AVEC MICHEL FOUCHER:

repenser la frontièrePar Sundar Ramanadane

Jeune République : L’éloge des frontières constitue un plaidoyer pour la frontière, à l’heure où on proclame l’effacement de celle-ci

Michel Foucher : Je m’attache aux frontières politiques internationales, qui sont plus poreuses sans être pour autant abolies. Les Etats qui entrent dans le jeu politique mondial y entrent comme Etats-Nations avec leur histoire propre. Pour aller en Inde, il faut encore un visa, il en est de même pour la Chine, ou

les États-Unis. Le monde «sans frontières» en fait est réduit aux citoyens vivant dans l’espace Schengen. La mondialisation n’abolit donc pas les frontières mais en redéfinit la fonction : elles ne sont plus des barrières

au même sens qu’auparavant. En revanche, la mondialisation remet en cause un certain nombre d’identités et de fonctions traditionnelles.Aujourd’hui on appelle au retour de la frontière. Je me félicite du texte de Régis Debray car, pendant plus de vingt-cinq ans, j’ai été presque le seul à défendre l’idée que les frontières sont essentielles.

régis Debray et le géographe michel foucher se sont connus par la lecture de leurs textes respectifs. le titre éloge des frontières est tiré d'un article du géographe, qui fut, il y a quelques années, à l’initiative d’un grand colloque organisé avec Debray sur la question de la frontière. leurs travaux se sont depuis mutuellement nourris, par le biais notamment des cahiers de médiologie fondés par le philosophe. michel foucher a confié à Jeune république son regard sur le dernier ouvrage de régis Debray.

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JR : Tout de même, la notion de frontière pose un certain nombre de problèmes, notamment des phénomènes de crispation identitaire. Pourriez revenir sur la plurivocité du terme « frontière » et expliquer par celui-ci ces phénomènes de replis identitaires ?

MF : Pour un géographe il n’y a pas la frontière. Les frontières varient selon les circonstances, les lieux et les temps. On assiste en ce moment à une remise en cause généralisée du multiculturalisme, aux Pays-Bas, en Allemagne, en France, mais aussi en Suède et dans d’autres pays européens. Nous voyons que des Etats-Nations font mieux que l’Europe en matière d’ouverture, en adoptant pourtant le modèle européen, notamment économique : c’est le cas japonais. Le modèle européen est remis en cause : cela suscite deux attitudes, soit le repli sur soi, sur une identité imaginée, soit l’ouverture réelle par l’intégration et l’hospitalité. Voilà pourquoi le thème de la frontière revient, bien qu’il soit trop souvent associé à la seule idée de barrière.

JR : Pour poursuivre cette réflexion, il ne vous aura pas échappé que Régis Debray ne fait pas l’éloge de toutes les frontières. Il critique l’essor des barrières, dans les gated communities, par exemple qui sont l’indice d’un repli identitaire. De quoi pourrait rendre compte ce repli ?

MF : Régis Debray prend la métaphore de la maison. Pour être hospitalier chez soi, dedans, on a besoin d’un seuil, d’une distinction entre le dedans et le dehors. Des blogueurs ont critiqué Debray en disant : «Voilà Le Pen qui revient». Mais bien au contraire, Debray nous parle d’ouverture, mais d’une ouverture maîtrisée. La France n’arrive pas à sortir des débats dont les jalons ont été imposés par Le Pen, ce qui empêche de penser une conception pragmatique de la frontière, comme instrument d’une ouverture maîtrisée.

«La France n’arrive pas à sortir des débats dont les jalons ont été imposés par Le Pen, ce qui empêche de penser une conception pragmatique de la frontière, comme instrument d’une ouverture maîtrisée.»

Michel Foucher

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JR : La frontière doit donc être repensée par tous pour faire sortir ce terme de la rhétorique du Front National ou tout du moins du seul nationalisme xénophobe, or ce n’est pas vraiment le cas. Peut-on dès lors parler de « défaillance du système républicain » ? MF : L’Europe ne peut pas fonctionner comme une société américaine ou australienne. Cela ne correspond pas au modèle européen. Il y a déjà suffisamment de multiculturalisme dans les relations entre les Etats. En France le modèle laïque de séparation du privé et du public fait de la religion ou de la culture particulière un élément de la sphère privée. Il est quand même invraisemblable de voir que c’est Madame Le Pen qui aujourd’hui parle de laïcité... on lui a abandonné ce terrain-là, en plus de celui de la nation. Les politiques n’ont pas su accompagner l’évolution de la société française, qui s’est profondément transformée, en raison de l’appel d’air des années 1970.

JR : Le retour au premier plan du thème de l’identité nationale dans le débat politique européen en ce début de siècle, comment l’expliquez vous ?

MF : A la fois par une ouverture mal négociée et mal assimilée et par un déficit de réflexion politique. Ce que je dis peut apparaître comme conservateur, mais on a besoin de lignes, de repères, de limites, de distinction entre le dehors et le dedans. Il y a un décalage entre le besoin de repères et le jeu économique.

JR : Vous avez soutenu votre thèse en 1986 sur la question des frontières. Que s’est-il passé depuis?

MF : Je traite des évolutions récentes dans un essai intitulé L’obsession des frontières en essayant de diagnostiquer ce qui s’est passé depuis vingt ans. Et en premier lieu la multiplication de nouveaux Etats en Europe, sur une base nationale.Cette fragmentation est un cas quasi unique dans le monde (à l’exception du Timor, de l’Érythrée et tout récemment du Sud-Soudan). J’ai analysé également la multiplication des règlements frontaliers. Ainsi, autour de la Chine, en Asie centrale, en Asie du Sud-Est. J’y vois une condition d’entrée dans la mondialisation. Entre la Chine et le Kazakhstan ces accords servent également à conclure des accords techniques sur les lieux de passage des pipe lines et du transit commercial. De même se multiplient les arbitrages des cours internationales de justice en cas de contentieux frontaliers, notamment en Afrique de l’Ouest.Un autre facteur conduisant à améliorer les régimes frontaliers est d’ordre économique avec l’abaissement des coûts de transaction commerciale lors du franchissement des frontières. Les échanges terrestres sont souvent bloqués par le temps d’attente à la frontière. Il est plus rapide d’acheminer un container

«On part de chez soi faute de travail mais aussi parce que ça fait partie d’un itinéraire nécessaire et initiatique.»

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de Singapour à Copenhague que de Niamey à Ouagadougou. Enfin, la mobilité des humains conduit à mettre en place des dispositifs de circulation plus efficaces. Les migrations ne sont pas plus nombreuses qu’avant, mais 3% de la population mondiale vit en dehors de son pays de naissance ce qui accrédite l’importance des migrations de travail, légales ou clandestines, en Amérique du Nord, en Europe mais aussi au Nigéria ou dans le Golfe. La globalisation c’est une mobilité beaucoup plus grande des populations. Le problème c’est de savoir comment gérer cette mobilité multiple et complexe. On part de chez soi faute de travail mais aussi parce que ça fait partie d’un itinéraire nécessaire et initiatique.

Frontière Tchequo-Polonaise

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JR : Et à l’échelle européenne, vous avez travaillé sur les conflits frontaliers en ex-Yougoslavie.

MF : Dans les processus de fragmentation des États multinationaux, la distorsion entre les limites politiques des nouveaux États et celles des aires d’appartenance nationale a été rarement prise en compte. Ainsi en Bosnie ou au Kosovo qui, faute de légitimité interne accordée par les nouvelles minorités créées par les frontières imposées, doivent leur pérennité à leur statut de protectorat.

Un autre point mérite attention, le développement des phénomènes transfrontaliers à l’intérieur de l’union européenne. J’en témoigne ici en tant que président du comité scientifique du festival «Des frontières et des hommes» en Lorraine, Luxembourg et Sarre où l’on réfléchit à toutes ces mobilités et aux expériences frontalières des uns et des autres. 40% de la population européenne vit dans des zones frontalières et un tiers des actifs sont souvent des travailleurs frontaliers, ainsi à Thionville dont la municipalité a initié ce festival. Le festival «Des frontières et des hommes» prend cette année comme thème l’Afrique de l’Ouest. Le transfrontalier est un laboratoire de création artistique, culturelle et d’échanges.

JR : Revenons sur la problématique des marges : à quoi sont dues les nouvelles marges ? Sont-ce des résultantes de forces socio-économiques, d’un défaut d’intégration?

MF : Je lisais un livre sur le Japon qui montre qu’il y a 700 000 lycéens qui ne vont pas en cours et qui vivent pendant des mois reclus dans leur chambre. Je pense qu’il y a des mises à l’écart volontaires. Il y aurait une vraie réflexion à faire sur la réclusion volontaire. Le cool Japan, ce pays si riche a un envers difficile : la réclusion et la retraite d’un pourcentage important de jeunes qui ont du mal à supporter la dictature de la réussite et du diplôme. La réflexion

sur les marges doit être étendue à une approche plus anthropologique que socio-économique classique où les immigrés sans-papier sont les nouveaux prolétaires.

«La réflexion sur les marges doit être étendue à une approche plus anthropologique que socio-économique classique où les immigrés sans-papier sont les nouveaux prolétaires.»

«40% de la population européenne vit dans des zones frontalières et un tiers des actifs sont souvent des travailleurs frontaliers.»

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JR : Et que pensez-vous de la distinction géographique anglo-saxonne entre border et frontier, border désignant une barrière intérieure ou le seuil entre le centre et la marge, alors que frontier désigne les frontières stato-nationales classiques? Pourrait-on l’appliquer à la situation française ?

MF : En France il faut maintenir très fermement la séparation entre la sphère publique et la sphère privée. Toute la question est celle de l’intégration. Mais ce n’est pas étroitement mon domaine de compétences. Je reconnais néanmoins qu’il y a en Ile de France des phénomènes spectaculaires de ségrégation spatiale, sociale, culturelle. Les révoltes de 2005 sont une demande d’ intégration. Autrefois les institutions qui intégraient étaient : le service militaire, l’école, l’armée, le parti communiste, le syndicat. Aujourd’hui, à cause d’un phénomène de désaffiliation, il ne reste plus grand chose. Il y a donc une formidable demande d’intégration. Il faut réinventer un modèle républicain.

Propos recueillis par Sundar Ramanadane (ENS Ulm)

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L’espace fait donc, au même titre que les énoncés, l’objet d’une appropriation par le pouvoir. En fait, l’espace n’existe pas avant cette appropriation, le geste même de l’appropriation d’un territoire donné par un pouvoir donné vaut comme spatialisation. L’espace n’est pas une forme pure : loin d’être homogène, radicalement hétérogène et accidenté, il est toujours informé par le pouvoir, qui le doue d’une épaisseur, d’une rugosité, d’une compacité particulières.

La règle qu’énonce le pouvoir, règle de droit, règle de conduite, règlement intérieur, ne se contente pas de tracer des lignes de conduite mentales pour les sujets ou les administrés qui obéissent à ce pouvoir; elle trace aussi des lignes géographiques, elle constitue l’espace, et en le constituant le départage, le scande, le sépare. Déjà les anciennes théocraties soustrayaient de l’oeil du vulgaire un espace rare, et dont la rareté était précisément le plus sûr garant de la puissance. Cet espace sacré était le lieu de pouvoir par excellence, le lieu de la décision. Il avait pour caractéristique principale, ainsi que l’a montré Mircea Eliade dans Le sacré et le profane, d’être inaccessible à l’oeil profane. Lieu invisible, donc objet de tous les fantasmes, le temple égyptien constituait par exemple un point aveugle qui configurait tout l’espace mitoyen en distribuant les visibilités à partir de son invisibilité première : à l’exception des prêtres, initiés au culte d’Osiris ou d’Horus, personne n’était autorisé à pénétrer dans l’enceinte sacrée. Les visibilités, c’est-à-dire les points d’espace plus ou moins illuminés par le foyer du pouvoir, qui devait être, lui, aveugle et invisible - car “ce qui éclaire n’est

PEUT-ON ENCORE PARLER DE MARGES?

Par David Djaiz

le pouvoir impose ses discours, mais aussi ses visibilités : il a ses lieux, ses monuments, ses symboles, ses empreintes, ses traces. Discours et lieux de pouvoir sont étroitement liés, sans qu’il soit possible de parler d’une primauté ou d’une antériorité de l’un sur l’autre. préférons parler d’un enchevêtrement des énoncés et des visibilités du pouvoir.

«Les anciennes théocraties soustrayaient de l’oeil du vulgaire un espace rare, et dont la rareté était précisément le plus sûr garant de la puissance. Cet espace sacré était le lieu de pouvoir par excellence, le lieu de la décision.»

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pas susceptible d’être éclairé à son tour”, ainsi que le rappelle Platon dans la République (VII) - étaient donc constituées à partir d’un point inaccessible.

Rien ne devait ni ne pouvait être vu de ce lieu. Ce lieu de pouvoir, que l’on pourrait appeler lieu capital, était donc un lieu paradoxal : lieu capital, lieu des lieux, il était en même temps invisible, il était un lieu qui se donnait comme un non lieu. Une telle conception de la spatialité nous semble caractériser ce que l’on pourrait appeler un régime de pouvoir “souverain”, que ce pouvoir soit de nature théologique, politique ou économique. Le propre de la souveraineté c’est en fait l’existence d’un foyer aveugle de pouvoir qui distribue les visibilités, organise l’espace, mais ne s’absorbe pas dans l’ensemble des points qu’il a distribués.

L’espace est organisé à partir de ce point focal selon une mécanique implacable : il y a les lieux propres, qui sont à l’image de ce point premier, qui en sont comme la métaphore ou l’imitation, et il y a les lieux impropres, qui en sont le contraire ou plutôt le contrepoint. Les lieux propres sont les lieux qui ont été constitués et configurés à l’image de ce foyer originaire de pouvoir : qu’est-ce que l’Eglise catholique romaine sinon la tentative de faire advenir sur Terre, en l’imitant, la civitas Dei dont parle Saint-Augustin? La civitas Dei constitue un point focal à imiter, à différentes échelles. La civitas Dei, céleste et donc invisible, s’est rendue visible, s’est modélisée et configurée dans les institutions ecclésiastiques terrestres : le Saint-Siège est l’advenue visible de la civitas Dei ; les évéchés, par réplication, imitent dans leur structuration le Saint-Siège ; et chaque paroisse elle-même se configure et s’organise à l’image de l’évéché. Réplication presque à l’infini de la même procédure : imitation, c’est-à-dire déploiement dans un régime d’énonciabilité et de visibilité, d’un locus originarius.

Voilà comment le pouvoir classique, que nous avons choisi d’appeler “souveraineté” configure, à partir d’un point focal aveugle et invisible, ses lieux propres, c’est-à-dire des lieux de pouvoirs locaux, qui sont les lieux propres.

Plus intéressant encore le fait que ce point capital, ce locus originarius, distribue et constitue aussi les lieux qui ne lui ressembleront pas, qui lui seront étrangers, les lieux autres, que l’on pourrait appeler, selon le joli néologisme de Foucault, “hétérotopies” (“Des espaces autres”, in Dits et Ecrits).

Ces hétérotopies sont, comme leur nom l’indique, hétérogènes aux lieux propres configurés à l’image du lieu capital. Les hétérotopies dépendent pourtant tout autant du locus originarius que les lieux propres.

«Le voyage de noces constituait une hétérotopie originale : il est un ailleurs en ce qu’il est le théâtre de la défloration de la jeune vierge, rupture temporelle et existentielle, qui ne peut avoir lieu au sein de la propriété familiale, lieu du propre et lieu propre s’il en est.»

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Elles n’existent que par une spécularité inversée. Le lieu autre est un négatif. Si l’hétérotopie est toujours en marge du lieu propre, si elle constitue une dé-viation, un ailleurs, pour autant elle ne peut exister que dans un mode d’apparaître bien particulier qui configure à la fois les lieux propres et les lieux autres, dans un même mouvement..

Quelles sont ces hétérotopies dans un régime de souveraineté classique? Foucault a dans sa conférence proposé plusieurs exemples. Il y est par exemple question du cimetière, ce lieu autre par excellence, puisqu’il fait signe vers une autre temporalité : celle de la mort et de l’au-delà. Dans les régimes classiques de pouvoir, le cimetière était toujours à l’intérieur de la ville ou de la communauté, à côté de l’église, bien visible, comme pour rappeler à chacun la fragilité de son existence terrestre, et comme si l’ailleurs de la mort était toujours consubstantiellement lié à l’ici de la vie terrestre. Le voyage de noces constituait aussi une hétérotopie originale : il est un ailleurs en ce qu’il est le théâtre de la défloration de la jeune vierge, rupture temporelle et existentielle, qui ne peut avoir lieu au sein de la propriété familiale, lieu du propre et lieu propre s’il en est. Ces déviations, le cimetière ou le voyage de noces, sont des déviations spatiales convenues et consenties par ceux qui en font l’objet.

Il y a aussi les déviations infligées, des lieux que la souveraineté classique impose à ceux qui ne se conforment pas à la règle, qu’elle allume, selon l’impropre et l’étrange, comme autant de contre-feux, visibles et terrifiants, pour rappeler à chacun ce qu’il en coûte de sortir du propre et du normal. Ces lieux ont été abondamment étudiés par Foucault : il s’agit de la prison, de l’asile psychiatrique, du sanatorium pour tuberculeux. Mais il n’y a qu’une différence de degré entre le premier type d’hétérotopie et le second : le fait que celui-ci soit imposé et que celui-là soit consenti doit être renvoyé à de l’anecdotique. Beaucoup moins anecdotique le fait que dans les deux cas, l’hétérotopie est sciemment organisée par le régime de pouvoir. Elle est un compromis, comme si le pouvoir classique souverain avait accepté le fait qu’il ne pouvait pas sécréter que des lieux propres, et que la condition de reconnaissance de la propriété même était l’existence d’une série d’impropriétés ou d’altérités, “d’illégalismes” (selon la formule de Foucault, à nouveau), qui jouent un rôle structurant dans la découpe dialectique, selon le propre et l’impropre, de l’espace.

Michel Foucault

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Toute marge, tout espace autre, est donc le fruit d’un compromis et est fabriqué de la même manière que le lieu propre. “Autotopie” et “hétérotopie” sont les deux versants d’une même réalité. Lieux sacrés comme lieux profanes sont configurés de la même manière : à partir et à l’image d’un punctum premier. Simplement ceux-là en sont la copie fidèle, quand ceux-ci en sont le double inversé, ou plutôt, le négatif - au sens photographique.

Ces compromis sont tout à fait visibles dans les sociétés traditionnelles, qu’elles soient dominées par un pouvoir à coloration théologique, politique ou économique. Une société d’Ancien Régime est par excellence un agrégat de lieux propres et de lieux impropres : il y a les nobles, les propres, et les ig-nobles, les im-propres. Mais les ignobles ont une existence et une consistance propres, qui émane de leur impropriété mêmes : ils sont reconnus comme tels, ils sont installés dans un espace autre, étrange, inquiétant parfois, mais légitime. Les Poor Laws, ensemble de dispositions législatives britanniques héritées de l’ère des Tudor, et qui n’ont été abolies qu’en 1834, constituaient l’exemple parfait de l’aménagement délibéré par le pouvoir de ces espaces autres. Les Poor Laws n’étaient pas seulement des règles de droit ou des énoncés abstraits ; elles stipulaient aussi que tout paysan pauvre avait droit à un lopin de terre afin d’éviter les phénomènes de vagabondage. En d’autres termes, elles instituaient des lieux autres, les “lieux des pauvres” pour protéger les lieux propres, préférant aménager un lieu autre que de laisser exister l’intolérable dans l’indéfini, c’est-à-dire ces non-lieux que sont l’errance, la divagation ou le vagabondage des paysans “sans terre” - le non-lieu étant plus menaçant pour la stabilité de la propriété que le lieu autre.Et, plus étonnant encore, ces marges, loin de jouir d’une visibilité atténuée ou inférieure aux lieux propres, étaient éclairées tout aussi fortement, mais

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d’une manière différente, comme de nombreux exemples littéraires nous le montrent. Roland Barthes a produit une remarquable étude sur la topologie racinienne, dans laquelle il explore la découpe de la scène de théâtre dans une tragédie de Racine selon une mécanique analogue (Sur Racine). La nature de ce compromis que le pouvoir établit en fixant l’hétérotopie pourrait se résumer ainsi : l’existence et la légitimité du lieu autre sont établies et assurées, à condition qu’il se donne comme tel, en pleine lumière. La découpe entre lieu propre et lieu impropre la plus frappante, à cet égard, nous paraît être celle qui départage, dans la modernité, la vie publique de la vie privée. L’espace public, concept forgé au XVIIIe siècle par la pensée politique contractualiste, n’est pas simplement une fiction juridique destinée à légitimer la démocratie. L’espace public est apparu en même temps que disparaissait progressivement la topologie des sociétés d’Ancien Régime. L’espace public est devenu, pour la modernité, le lieu propre par excellence : le lieu de la délibération, le lieu de la citoyenneté, mais aussi le lieu de la vie professionnelle. Un site dans lequel l’individu acceptait de se dépouiller de tous ses particularismes, de tous ses localismes, de toutes ses impropriétés. L’individu était considéré comme disponible pour des activités de production, qu’elles fussent strictement économiques ou plus vaguement politiques et délibératives.

C’est une découpe centrée sur l’efficacité. Néanmoins l’espace public, lieu propre de la démocratie libérale, est incompréhensible sans son double spéculaire et inversé, l’espace privé, hétérotopie par excellence, lieu privé, lieu de la famille, lieu du secret. La “vie privée” est peut-être l’hétérotopie majeure de la modernité, une hétérotopie de compromis : alors que l’individu acceptait, à certains moments et dans certains espaces d’être disponible et requis à un certain type de production, il lui était aménagé en retour une hétérotopie massive - qui est en fait un réseau d’hétérotopies locales : la vie privée. La vie privée est en effet un ensemble de lieux disparates : le “cocon familial”, le cabaret ou le café pour les uns, le club ou le cercle pour les autres, le cinéma, le village de vacances, les transports en commun voire les quelques pas que l’on fait dans la rue pour se rendre au travail. Ces lieux sont les lieux de la déviance autorisée et encadrée. La confidence jetée dans le journal intime ou chuchotée à l’oreille complaisante de l’aimée ou de l’ami, la cigarette que l’on allume en allant au travail, le film ou la pièce de théâtre du vendredi soir : autant de pratiques hétérotopiques généreusement aménagées dans une société où la norme restait néanmoins une conjugaison de plusieurs fictions : l’espace public, l’individu abstrait, le travail et la production.

«La “vie privée” est peut-être l’hétérotopie majeure de la modernité, une hétérotopie de compromis.»

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Cette découpe a atteint son point culminant en France avec les lois de séparation de l’Eglise et de l’Etat (1905), au nom du principe de “laïcité”, ensemble de discours qui établissent définitivement l’opposition entre espace public, lieu propre, et espace privé, lieu impropre généreusement aménagé. Tout cela est lié à l’émergence de la démocratie libérale et du capitalisme comme discours et pratiques dominants. On pourrait qualifier cet âge, qui semble aller des années 1750 aux années 1960, l’âge du “grand compromis”, et le dernier âge de la “souveraineté”. Les années du fordisme triomphant (1945-1970) paraissent à cet égard constituer à la fois le point culminant et le point final d’une telle structuration de l’espace. Le système fordiste fournit en effet un bon exemple du fonctionnement de ce “grand compromis”, et de son impact sur l’espace. Danièle Linhart, parmi d’autres sociologues du travail, a montré à quel point le fordisme reposait sur le “compromis de la conflictualité productive”. Qu’est-ce à dire? Tout simplement que dans une société où l’espace public et professionnel, le lieu propre, était orienté vers la production, industrielle notamment, qui exigeait efficacité et disponibilité de la part des travailleurs, il était nécessaire de concéder des espaces autres, quoique sévèrement encadrés, dans lesquels il était possible de dévier : c’était certes l’espace privé au sens très large, mais aussi l’espace syndical et tous les espaces d’expression

politique pour le prolétariat, conquis, parfois au prix de luttes violentes à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Pour Danièle Linhart, même les ouvriers, pourtant perdants, acceptaient ce compromis : en échange de l’aménagement des hétérotopies (le local syndical dans l’usine ou le cabaret et le café mitoyen ont joué un rôle capital dans les conflits sociaux au XXe siècle) où il était possible d’exprimer une voix autre,

les ouvriers acceptaient les règles du jeu capitaliste au sein de l’espace de travail.

Nous parlions de point culminant tout autant que de point final. Point culminant car jamais autant les hétérotopies n’avaient été allumées, disposées et aménagées par un site de pouvoir originaire. Mais il convient tout autant de parler de point final car une telle distribution des spatialités en lieux propres et lieux autres a commencé de s’effriter dans les sociétés occidentales avec la fin du fordisme. Il semble qu’après le long âge de la souveraineté, qui fut d’abord théologique, puis politique, puis économique, et caractérisé spatialement par ce lieu capital, foyer du pouvoir, qui distribue les lieux propres, à son image, et les lieux impropres, a commencé d’émerger un nouvel âge pour le pouvoir, qui a sonné le glas de l’hétérotopie de compromis.

«En échange de l’aménagement des hétérotopies où il était possible d’exprimer une voix autre, les ouvriers acceptaient les règles du jeu capitaliste au sein de l’espace de travail.»

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Cet âge pourrait avant tout être caractérisé par la notion d’indistinction. Les années 1970 ont marqué la fin de la production et même du travail comme ensemble de pratiques sociales, culturelles et spatiales déterminées, et l’effondrement de l’espace politique, comme site de la citoyenneté (c’est le début, à l’Ouest, de la défiance démocratique, avec le phénomène de l’abstention électorale massive, par exemple), bref l’effondrement de l’espace public comme tel.

Plus que d’un effondrement, il conviendrait en fait de parler d’une indistinction progressive de l’espace public et de l’espace privé; du travail et du loisir. Car quand existait le travail, le loisir pouvait exister : travail et loisir étaient stratifiés, de manière assez étanche, que la stratification soit sociale et donc se fasse entre les groupes d’individus (aux esclaves le travail, aux citoyens le loisir, dans l’Antiquité grecque) ou qu’elle soit spatio-temporelle à proprement parler (le travail la journée et dans certains lieux publics, le loisir le soir et le week-end dans l’espace du “chez soi”, dans les sociétés libérales modernes). Toujours est-il que la stratification, c’est-à-dire la séparation, le découpage entre travail et loisir, existait, et quoique sociale, elle était aussi spatiale : il y avait les lieux propres et les lieux impropres. Même si dans l’Antiquité le lieu propre était celui du loisir (skolè grecque ou otium romain) et le lieu impropre, déviant, celui du travail manuel, alors que dans notre modernité le lieu propre était celui du travail et les lieux autres ceux du loisir, un tel renversement n’est spectaculaire qu’en apparence : car dans les deux cas, l’organisation de l’espace procède d’une même logique de pouvoir et donc de spatialisation, d’un même découpage dual entre “autotopie” et “hétérotopie”. Plus spectaculaire en réalité est le changement qui s’opère à la faveur des années 1970, et qui voit émerger un nouveau modèle de pouvoir. Cette fois-ci, il ne s’agit pas d’un déplacement du centre de gravité du loisir vers le travail ou du travail vers le loisir, c’est-à-dire en fait de la transformation de ce qui était une hétérotopie en autotopie et de ce qui était une autotopie en hétérotopie,

La cité interdite, Beijing

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mais bel et bien et plus radicalement de la disparition de cette procédure même de découpage duel de l’espace en lieux propres et lieux autres.

Travail et loisir n’existeront bientôt plus car la définition de chacun de ces moments de la vie reposait sur l’existence du contraire. Or cette dualité n’existe plus. Travail et loisir ne feront bientôt plus qu’un. Travailler en Occident, aujourd’hui, c’est avant tout “rendre un service” (comme l’indique la prépondérance du secteur tertiaire) et le loisir touche principalement à la consommation de ces mêmes services. On consomme aujourd’hui quotidiennement et en permanence des services autant qu’on en produit (sur le téléphone mobile, sur internet par exemple), et cela simultanément, si bien qu’il paraît de plus en plus difficile d’opposer production et consommation, voire plus largement, travail et loisir. Si la cloison existe encore, elle devient de plus en plus artificielle. La dématérialisation de l’économie mène à l’identification de la logique du consommateur et de la logique du producteur, dans les sociétés occidentales. Il n’y a plus cette rupture spatio-temporelle entre la vie professionnelle et la vie privée : la vie professionnelle envahit et absorbe la vie privée (on note une recrudescence des dépressions et des suicides dans les emplois liés au secteur tertiaire, il suffit de prendre l’exemple tragique de France Télécom), de même que la vie privée envahit l’espace public et professionnel (médiatisation de la vie privée des uns et des autres, utilisation systématique des téléphones mobiles sur le lieu de travail, pour l’agrément). Cette invasion ou plutôt cette

abolition de la distinction entre espace privé et espace public a été entérinée par une opinion publique désormais friande de storytelling (le concept apparaît sous la plume de Christian Salmon), c’est-à-dire d’une exposition systématique de la vie privée, souvent romancée, par tout aspirant à de hautes fonctions politiques.

Ce renversement, que l’on ne mesure pas encore, car il n’en est qu’à ses balbutiements, a des répercussions considérables sur l’espace, et sur la définition même de

la marginalité. S’il n’y a plus ce cloisonnement entre vie publique et vie privée, s’il n’y a plus cette scansion fondamentale entre un ensemble de lieux publics, propres, et un ensemble de lieux autres, complaisamment aménagés, c’est avant tout parce que le régime de pouvoir “souverain” s’est affaissé. Il n’y a plus de point focal capable de coordonner et de distribuer les spatialités, pour la simple raison qu’il n’y a plus de point aveugle. Tout est allumé de la même manière, c’est-à-dire de manière purement immanente..Le locus originarius n’existe plus, le pouvoir souverain non plus : il n’y a plus que des segments d’espace égaux les uns aux autres et peu susceptibles de se structurer en s’opposant, car pour opposer il faut un troisième terme (le souverain) qui pose en opposant.

«Travail et loisir n’existeront bientôt plus car la définition de chacun de ces moments de la vie reposait sur l’existence du contraire. Or cette dualité n’existe plus.»

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La possibilité même de définition de la marge, qui est toujours en situation d’altérité par rapport au lieu propre devient dès lors très difficile. Qu’est-ce qu’une marge, aujourd’hui? Il nous semble qu’elle n’est plus du tout un lieu aménagé, une hétérotopie, où s’expriment et se donnent à voir pratiques et discours déviants, mais bien plutôt un espace qui résiste à l’homogénéisation imposée par un nouveau régime de pouvoir incapable de distribuer l’espace selon la logique du propre et de l’impropre. Peu à peu est gommé ce qu’il nous restait d’hétérotopies. La vie privée, comme réseau complexe et hiérarchisé d’hétérotopies, est en train de disparaître. Nous allons toujours autant au café, au cinéma et au restaurant, mais il ne s’agit plus de pratiques hétérotopiques. Ces pratiques s’absorbent dans une topologie beaucoup plus homogène. L’exemple le plus frappant est celui des vacances : autrefois rares, elles étaient un espace autre, précieux et insolite, aménagé dans le cadre du “grand compromis”. Les premières vacances ouvrières de l’été 1936, immortalisées par les clichés de Robert Capa ou David Seymour figurant de jeunes couples qui se rendent à la mer sur un tandem, étaient de véritables hétérotopies : une ou deux semaines par an, on ménageait à l’ouvrier une rupture spatio-temporelle réelle, qui avait entre autres pour effet de le rendre plus disponible et plus acquiesçant le reste du temps. L’hétérotopie servait à maintenir l’ordre et à s’assurer de la docilité ouvrière.Le tourisme de masse, phénomène propre aux années 1970 et 1980 a bouleversé cette conception des vacances comme hétérotopies. Les vacances désormais ne sont plus qu’un service parmi d’autres services, c’est-à-dire, à proprement parler quelque chose dont on se sert à la manière d’un objet usuel. Pour être hétérotopique, l’espace devait avoir ce parfum de magie, d’exceptionnalité, mais aussi de déviance et de subversion qu’il n’a plus du tout. Le changement de régime de pouvoir a opéré un lissage de l’espace, en gommant ses aspérités, et notamment en absorbant les hétérotopies les unes après les autres.

Cela peut se vérifier à travers l’exemple précis des politiques de santé publique plutôt répressives qui se font jour dans les mêmes années 1970. C’est l’époque où l’on commence à prendre conscience des méfaits de l’alcool, du tabac, de la

Départ en congés payés, 1936

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nourriture grasse pour la santé. C’est l’époque où apparaît dans la terminologie du pouvoir la notion de “capital santé” et plus largement de “capital humain” (Gary Becker, 1965, d’après Schultz). Les lois anti-tabac sont les plus intéressantes. Pour les pouvoirs publics, il s’est agi, au motif du combat contre les ravages de la tabagie, de grignoter peu à peu l’espace privé de l’individu : peu à peu l’individu fumeur s’est vu interdire de fumer dans les avions, puis dans les aéroports, puis dans les trains, puis dans les gares (lois Evin de 1991), puis

dans les administrations publiques, puis dans les cafés et restaurants, jusqu’à l’interdiction de fumer dans tous les lieux publics (décret du 15 novembre 2006), et probablement un jour, l’interdiction totale, par force ou, plus probablement, par dissuasion.

Que nous révèle ce petit exemple? Précisément que le nouveau régime de pouvoir, encore balbutiant, encore difficile à caractériser, qui apparaît dans les années 1970 ne tolère plus les hétérotopies. L’aménagement d’espaces autres n’est plus possible comme tel. Peu à peu ces espaces sont grignotés, confondus, décloisonnés, absorbés. La “pause cigarette” dans les entreprises ou les administrations est de plus en plus difficile à faire : les salariés sont peu à peu refoulés à l’extrême limite de leur lieu de travail, sur le trottoir ou sur le perron. Le trottoir ou le perron : voilà les lieux intéressants de l’après-modernité. Les hétérotopies n’existent plus, ou du moins, elles ont perdu en spatialité et en épaisseur : les lieux autres ne sont plus que des segments, des franges, des lignes de crête, trottoirs ou perrons, réduits à l’unidimensionnalité de la ligne ou de la frange. Les marges ne sont plus que des lignes.

Il en va de même de la campagne, autre grande hétérotopie des sociétés industrielles modernes. La campagne disparaît progressivement, au même rythme que la ville d’ailleurs, car les deux se confondent dans une périurbanisation bâtarde.Les géographes des années 1980 ont exploré un phénomène intéressant que l’on appelle la rurbanisation (Bauer, 1976).

Le temple d’Abou Simbel

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Ce néologisme désigne en fait une refonte totale du paysage, qui n’est plus découpé selon l’urbain, lieu propre et affairé, de la décision, de la production, et le rural, lieu impropre, du passé, du loisir voire de l’oisiveté, de la lenteur, de la méditation, du souvenir, mais selon le rurbain : un ensemble de plus en plus homogène d’habitats pavillonnaires ou d’immeubles “à taille humaine”, qui emprunte à la ville sa densité et sa systématicité architecturales et à la campagne la prégnance d’espaces verts, au moins sous la forme de jardinets. Il n’y a plus ni propriété ni impopriété, plus de centralité et de périphérie : ville et campagne, opposition structurante pour la littérature moderne, mais aussi pour la pensée, sont en train d’être détruites par le nouveau régime de pouvoir. Très intéressante à cet égard l’expérience tentée par la firme Disney dans la ville américaine de Celebration et plus récemment dans la petite bourgade française de Val d’Europe : l’espace est entièrement aux mains de la firme, qui opère un mixte entre la beauté de la nature, la nostalgie du passé, et la ville ultra-moderne de demain. L’espace lui-même est monopolisé et marchandisé par une compagnie privée qui introduit dans le sillage de cette “marchandisation” un nouvel modèle de surveillance. Point de forces de police à Celebration ou à Val d’Europe : l’espace est supposé tellement homogène et transparent qu’il se surveille lui-même. Le pouvoir souverain utilisait la force, notamment de la police, pour faire respecter son autorité. Le pouvoir post-souverain, dont la théorisation la plus forte figure dans les grands textes du néo-libéralisme, invente un nouveau concept : l’auto-surveillance de l’espace.

On ne peut plus alors parler de marges qu’à propos des espaces qui résistent à ce phénomène d’absorption et d’homogénéisation. La campagne est en train d’être, selon la terminologie qui est d’usage, “intégrée”, c’est-à-dire absorbée. Il a jusqu’à présent été impossible, en France du moins, d’absorber une autre grande hétérotopie, apparue paradoxalement à la fin de l’âge des hétérotopies : la banlieue. L’échec des politiques dites “d’intégration” tient à ce que la banlieue continue, au grand dam des pouvoirs publics, de constituer un espace autre.

Autre problème, qui demeure : comment caractériser ce nouveau régime de pouvoir post-souverain, tout aussi normatif que le régime souverain, qui s’est fait jour dans les années 1970? Tentons, peut-être, comme une invitation à le penser, de l’appeler réseau.

Par David Djaiz (ENS Ulm)

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Thématique II

l’urbaIn face à ses margEs

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- Vers la marchandisation de la ville? a la découverte de la ville produit de Disney, par camille Hartmann- p..48- les gated communities en france, par Elise braud et pierre mabille - p.57- la charte d’athènes. synthèse de l’urbanisme progressiste de le corbusier & source d’inspiration des « villes fonctionnelles » de l’après-guerre, par margot Dazey - p.67- polliniser les friches, par sylvie Dallet - p.77- les interstices comme «champs des possibles urbains» : faut-il créer des marges dans la ville?, par laura petibon - p.84- les marges parisiennes dans la littérature française, xIxème et premier xxème siècle, par camille Dejardin- p.90- céline et la traversée de paris, par paul rhoné - p.102- le rapport à l’espace dans la carte et le territoire de michel Houellebecq, par margaux leridon - p.107

Lagos 2009

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DE la concrEtIsatIon D’un rEVE…Celebration et Val d’Europe trouvent leur origine dans les aspirations de Walt Disney à créer une communauté idéale baptisée EPCOT. Ces Villes-Disney émergent dans les années 1990. La décennie est marquée par la redéfinition de la stratégie de la Walt Disney Company et la structuration du courant New Urbanism autour de principes normatifs. La Ville-Disney reflète la tension entre d’une part une logique entrepreneuriale pragmatique qui pense l’urbanisme en termes de revitalisation économique et s’appuie sur une charte de principes et d’autre part une approche utopique de la ville.

le testament de Walt DIsnEY: E.p.c.o.t “I’m sure that the Experimental Prototype Community of Tomorrow (EPCOT) can influence the future of city-living for generations to come. (…) Speaking for myself and the entire Disney organization, we’re ready to go right now!” clame Walt Disney au cours d’une de ses dernières apparitions télévisées, le 27 octobre 1966. Transfigurer la réalité du monde, telle est l’aspiration du père de Mickey jusqu’à son dernier soupir. Dans un documentaire d’une trentaine de minutes, il présente une utopie urbaniste qu’il appelle de ses vœux : EPCOT.

Vers la marchandisation de la ville ?

A LA DÉCOUVERTE DE LA

VILLE-PRODUIT DE DISNEYDevenu maître dans l’art de repousser les limites du réel, l’Empire Disney n’arrête pas ses conquêtes. Hier, il révolutionnait les productions audiovisuelles et l’industrie du loisir ; aujourd’hui, il poursuit sa quête hégémonique dans l’urbanisme. avec la ville de celebration (usa, floride) et plus récemment le centre urbain Val d’Europe (france, Ile-de-france), la Walt Disney company propose des expériences urbaines dérivées de la ville imaginaire transformée en parc d’attraction Epcot (Experimental prototype community of tomorrow) qui insufflent de la notoriété au mouvement du « nouvel urbanisme ». Derrière le voile utopique tissé à des fins commerciales, la désillusion guette la Ville Enchantée de Disney.

Par Camille Hartmann

Walt Disney lors de son émission du 27/10/1966

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Le projet EPCOT visait à créer par une planification urbaine contrôlée, une communauté futuriste dont les nouvelles technologies accompagneraient harmonieusement les besoins. La ville imaginée par Walt DISNEY s’organisait en rayons concentriques autour d’un épicentre, le Cosmopolitan Hotel-Convention Center, sur le toit duquel se trouvait une aire de loisir à la disposition des touristes. Autour se déployait un centre commercial à thème dont les boutiques reflèteraient les besoins d’une clientèle cosmopolite. Aux alentours encore s’étendaient des espaces résidentiels qu’une « ceinture verte » concentrant des espaces naturels, récréatifs et autres services séparerait de la zone d’habitation plus faiblement peuplée.

De taille humaine, la ville EPCOT devait accueillir e nviron 20 000 résidents et surtout faciliter le déplacement piétonnier en réduisant les distances. Deux systèmes de transport avaient été envisagés pour desservir la ville : le Monorail et le People Mover. Le Monorail, introduit par Walt DISNEY dès 1959 devait connecter la ville à l’extérieur tandis que les People Mover Cars, utilisées pour la première fois à Disney Tomorrowland en 1967 véhiculeraient les résidents de leur lieu d’habitation au centre-ville. L’automobile, désacralisée, serait tenue à l’écart des allées piétonnières sur des axes distincts, certains étant même enfouis sous terre. On retrouve un des principes du parc à thème « DisneyLand » : dissimuler les voies de communications aux spectateurs pour garder le mystère sur l’approvisionnement du parc. Ce procédé permet d’entretenir la magie illusoire d’un espace d’abondance propre et aéré, toujours à la pointe de l’innovation et totalement autosuffisant.Le projet EPCOT insistait particulièrement sur le partenariat privilégié entre EPCOT et l’industrie américaine. Selon Walt Disney, la ville idéale devait être innovante (“ it will always be showcasing and testing and demonstrating new materials and new systems”) à l’image d’un laboratoire vivant (“for the social implementation of state of the art innovations from corporate America”). Cette approche scientifique nous amène à l’essence même du projet EPCOT, à savoir sa visée sociale. La ville EPCOT devait fournir le cadre à la formation d’une

Le prototype de la ville EPCOT

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société idéale sans chômage. Chaque résident se verrait offrir un emploi accessible dans la ville. En échange, l’absence de propriété justifierait l’absence de droit de vote municipal tandis que la société Disney s’accaparerait le contrôle monopolistique de la configuration urbaine… Le projet EPCOT, tel que pensé en 1966, témoigne de l’influence outre-Atlantique des paradigmes socialistes et communistes au moment de la

Détente. Plus encore il préfigure un nouveau courant urbanistique dont la ligne directrice est la réactivation des modèles passés de planification spatiale: le Nouvel Urbanisme (New Urbanism).

Epcot et les principes du nouvel urbanismeInitié aux États-Unis dès les années 1970-1980, le mouvement New Urbanism est véritablement né en 1993 en tant que projet politique et urbanistique. Il se présente comme une alternative aux schémas modernes de développement périurbain. Désigné comme « néo-traditionnel », il se construit en réaction et en réponse à l’expansion anarchique des espaces urbains, à la dégradation des centres-villes et de l’environnement, à la ségrégation sociale et à l’oubli des héritages culturels. La Charte du Nouvel Urbanisme adoptée lors du Congrès de 1996 (CNU, Congress for New Urbanism) regroupe ses principes directeurs. Le maillage urbain de la région idéale doit être équilibré et se composer de villes moyennes, à taille humaine, adaptées au piéton et respectueuses des traditions et du patrimoine locaux. Malgré un corpus normatif défini, le projet porté par le mouvement New Urbanism manque d’unité et ses modalités d’application diffèrent selon les villes où l’expérience a été tentée. Sa route est jonchée d’expériences communautaires parmi lesquelles Seaside d’Andres Duany et d’Elisabeth Plater-Zyberk dans les années 1980. Ces projets reçoivent un accueil timide. Peu de réalisations concrètes sont mises en place avant l’initiative Disney de Celebration (1995) sur la côte Atlantique des États-Unis, et qui constitue un véritable tournant dans la promotion du Nouvel Urbanisme comme projet réaliste et non simplement utopique. Le développement du mouvement a amené à l’ouverture du site Val d’Europe par la Walt Disney, honoré d’un Charter Award du CNU, récompense décernée chaque année depuis 2001 aux projets qui s’inscrivent le mieux dans la philosophie du Nouvel Urbanisme.

une société à l’assaut de la société idéale? De leur conception théorique à leur réalisation, Celebration et Val d’Europe révèlent la redéfinition stratégique opérée au sein de l’Empire Disney dans les années 1990 qui repose avant tout sur le retour aux projets originels de Walt Disney et une politique de différenciation poussée dans le cadre des nouveaux paradigmes concurrentiels qualitatifs.Depuis la disparition de Walt Disney, la compagnie a été fragilisée par une

«On retrouve un des principes du parc à thème « DisneyLand » : dissimuler les voies de communications aux spectateurs pour garder le mystère sur l’approvisionnement du parc.»

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instabilité chronique à sa tête, avec une litanie de successeurs souvent éphémères : Roy Oliver Disney (1966-1971), Donn Tatum (1971-1980), E. Cardon Walker (1980-1981), Raymond Watson (1982-1983). Le retour aux projets du fondateur se présente comme le remède idéal pour souder à nouveau l’unité des collaborateurs autour de la philosophie originaire de l’entreprise. Ce point mérite une attention particulière. De son vivant, Walt Disney avait fait face à la réticence de ses collaborateurs pour le financement d’EPCOT. Malgré un scepticisme persistant à l’égard de cette « utopie », la reprise en main de l’entreprise par Michael Eisner en 1984 marque la réactivation de ce projet prométhéen. Une étape supplémentaire est franchie dans les années 1990. Connues sous le nom de « décennie Disney », elles correspondent à une période d’expansion et de prospérité pour l’entreprise Disney, qui peut se permettre de se lancer dans la construction et inaugure les villes de Celebration (Floride,

USA) et du Val d’Europe (Ile-de-France, France). D’une taille moyenne de 1900 hectares, ces « Disney-villes » se situent à proximité d’un parc d’attractions à thème (le parc d’Orlando pour Celebration et « Disneyland Paris » pour Val d’Europe).L’émergence de ces Disney-villes doit se comprendre dans le contexte d’un marché des loisirs de plus en plus

concurrentiel, à l’heure de la consommation de loisirs de masse. La Walt Disney Company ne se lance pas seule dans cette invraisemblable épopée urbaine. Une nouvelle fois, elle applique sa recette magique : les directeurs de la firme ont lu plusieurs chartes du mouvement New Urbanism, puis en ont transformé la philosophie en apposant leur sceau commercial. Est-ce une chance que les principes du « Nouvel Urbanisme » s’accordent à la perfection aux travaux préparatoires d’EPCOT, initiés par Walt Disney ? Que l’heureux hasard ou une conviction véritable explique l’engagement de Disney sur une voie analogue à celle du « Nouvel Urbanisme », la société commercialise à travers Célébration et Val d’Europe le spectacle d’une « Ville Enchantée ».

Vue de Celebration (Floride, USA)

«Disney travaille à faire de la spatialité urbaine elle-même un acteur du contrôle social.»

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la VIllE En tant QuE spEctaclE La « villeDisney » correspond plus que toute autre à un espace culturel projeté en objet de spectacle puis consommé par ses propres habitants. Celebration et Val d’Europe se conçoivent comme les productions d’imagénieurs dont la mission est de promouvoir la Ville Enchantée et de forger un sens de la collectivité (sense of community) à partir d’un sens de l’espace (sense of place) attrayant. La mise en spectacle de la ville doit éveiller une conscience communautaire.la re-présentation de la villeDisney travaille à faire de la spatialité urbaine elle-même un acteur du contrôle social. Des dérogations spéciales (l’EPCOT Buliding Code émis en 1970 par le Reedy Creek Improvement District) ou des contrats asymétriques avec l’État (à l’image de Val d’Europe) lui permettent de draper la « Ville Enchantée » d’un costume caricatural et nostalgique. De virulentes critiques s’élèvent contre la médiocrité de l’ «architecture de loisir» propre à Disney qui célèbre en la créant de toutes pièces la nostalgie d’un imaginaire enfantin et émerveillé. A titre d’exemple, la ville de Celebration se divise en huit quartiers à thème (North Village, South Village, East Village, West Village, Celebration Village, Lake Evalyn, Roseville Corner et Artisan Park). L’excentricité un peu kitsch ne touche pas seulement l’architecture. A l’approche de Noël, des canons à neige projettent des milliers de flocons de neige artificielle sur les plus grandes artères de la ville. La magie qu’ils répandent jouit d’une grande popularité auprès de petits enfants forcément séduits. Bastion de nostalgie, la ville Disney reproduit une utopie

conservatrice en « éliminant les contradictions » (ce sont les termes mêmes de Disney). Dans son exposition « L’architecture du réconfort: Les parcs thématiques de Disney » organisée sous la direction de Karal Ann Marling, le Centre Canadien d’Architecture (CCA) retrace la construction par Walt Disney d’un monde imaginaire qui reflète l’« essence d’une Amérique » entre la nostalgie du passé et des défis exaltants pour le futur. Non seulement Disney gomme les complexités, les aspérités et la rugosité du présent mais il capture des visions tronquées

de l’histoire. Par là, il falsifie le passé et forge un mythe illusoire autour de la ville américaine de taille moyenne. Comme le dénonçait le groupe britannique Chumbawamba dans leur chanson Celebration Florida, « A Celebration, c’est un 4-juillet [fête de l’indépendance des États-Unis avec de nombreux feux d’artifice, NDLR] éternel » (It’s July 4th forever down in Celebration).

«La compagnie met en scène une ville verte dont les allées propres et aérées facilitent la surveillance, et même l’autosurveillance.»

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On peut alors s’interroger sur la compatibilité de la vision de la ville proposée par Disney avec les réalités du monde moderne. Les modifications sociales induites par la globalisation ont frappé de plein fouet la conception de la ville. Dans un contexte d’individualisme rampant, le modèle communautaire semble peu approprié : à la contigüité est souvent préférée la séparation spatiale; au voisinage de quartier se substituent de plus en plus des solidarités virtuelles (à travers les réseaux sociaux sur internet notamment) tandis que les besoins croissants de mobilité, sur de longues distances, rendent désuet le déplacement à pied. Néanmoins, Disney tente de répondre au sentiment constant et croissant d’ insécurité sociale et environnementale. La compagnie met en scène une ville verte dont les allées propres et aérées facilitent la surveillance, et même l’autosurveillance. Se forge alors le fantasme d’une Ville sécurisée, un processus dénoncé dans la musique de Chumwamba : « Et ils vendent de l’innocence / Ils excluent les individus déviants / Pour protéger les résidents / De Celebration » (And they’re selling innocence/They’re keeping out the deviants/To protect the residents/Of Celebration).

une « marchandisation » de la villeMembre du Conseil Canadien d’Architecture, Karal Ann Marling remarquait que « le lieu est rarement étudié en tant qu’entreprise commerciale menée de façon systématique, avec un programme culturel bien défini et une extraordinaire batterie de techniques pour le traduire dans la réalité.». Symbole flamboyant du capitalisme américain, la compagnie Disney agit comme une entreprise répondant à la nostalgie d’une société anxieuse en lui proposant, comme article de luxe, une ville-produit : la « Ville Enchantée ».

«Symbole flamboyant du capitalisme américain, la compagnie Disney agit comme une entreprise répondant à la nostalgie d’une société anxieuse en lui proposant, comme article de luxe, une ville-produit : la « Ville Enchantée ».»

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Cinq aspects sont mis en avant par la Walt Disney Company pour vanter cette marchandise d’un genre nouveau: l’éducation, la santé, la technologie, l’esprit de communauté et la place. Corollaire de la ville-produit, la figure du résident s’apparente alors à celle d’un consommateur d’image, celle de la ville idéale et fantasmée, voire même de l’investisseur mû par une exigence de résultat.

la formation d’un esprit communautaire?Vivre ensemble le spectacle de la ville crée des liens, mais s’agit-il pour autant d’un sentiment de la communauté (sense of community)? Pour comprendre le projet urbanistique de Disney, une question fondamentale se pose : peut-on forger, à partir d’un sense of place un sense of community ? Selon la Walt Disney Company, l’architecture urbaine est un instrument social aux mains d’imagénieurs convertis en planificateurs autoritaires. Tout aménagement est pensé pour faciliter les relations entre les habitants et développer un esprit communautaire. Par exemple, la cohésion du voisinage est entretenue par la proximité spatiale des lieux de vie quotidiens. Cependant la création d’une identité collective dépasse largement cet aspect matériel. Elle dépend d’un système de valeurs partagées (le volontarisme, le goût du compromis…) et d’une culture commune. Si la ville Disney existe, c’est parce que les résidents trouvent convaincante sa re-présentation. Ils collaborent inconsciemment à la création d’une image de la ville en se l’appropriant. Le discours de Disney sur la ville prend alors l’aspect d’une prophétie auto-réalisatrice.

Dans lEs coulIssEs DE la VIllE EncHantEELa réalité des villes Disney diffère de l’image projetée par la compagnie sur les fondements d’EPCOT et des chartes du Nouvel Urbanisme. Cette disjonction apparaît dans le mode d’administration de ces « Villes Enchantées », ainsi que dans leur composition sociale réelle.

la gouvernance urbaine en péril ?Celebration et Val d’Europe sont des villes semi-privées qui mettent en place un partenariat public-privé très particulier. La ville de Celebration est administrée par une filiale de la Walt Disney Company, The Celebration Company tandis que Val

d’Europe est né d’un accord direct avec l’État français et l’agence Cooper, Robertson & Partners (CRP). A première vue, Disney freine la participation locale des résidents de ses villes. Il monopolise les fonctions de planification et ne laisse que peu de marge de manœuvre aux pouvoirs publics et autre acteurs privés. Dans Le nouveau bonheur français ou le monde selon Disney, le journaliste Hacène Belmessous critique violemment la privatisation de Val d’Europe, c’est-à-dire le passage d’une ville publique à « une production extra-territorialisée » aux mains d’une entreprise toute puissante. Il annonce la privatisation des politiques de la

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«Du Disney Transport à la Disney Security en passant par un contrôle systématique des changements esthétiques des résidences, Disney étend son pouvoir sur tous les aspects de la vie quotidienne.»

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ville. Aucune société n’est autant intervenue dans la vie de ses résidents que Disney. Du Disney Transport à la Disney Security en passant par un contrôle systématique des changements esthétiques des résidences, Disney étend son pouvoir sur tous les aspects de la vie quotidienne. Se pose alors une question fondamentale, celle de la légitimité d’un tel interventionnisme. Dans son étude, Belmessous s’interroge sur le transfert de la charge de l’intérêt général de l’État à la société Disney : l’intérêt général de la société peut-il être garanti par une entreprise privée ? La localisation des deux villes Disney permet d’ouvrir le débat en établissant une comparaison entre des cultures politiques différentes. En effet la réponse n’est pas la même dans le contexte libéral américain et le cadre légicentriste français.En ce qui concerne l’autorité de Disney sur ses villes, deux craintes doivent être relativisées: la menace du déficit démocratique et le risque de dépolitisation des habitants. D’une part les citoyens conservent une relative marge de manœuvre à travers des institutions élues, les conseils municipaux et le bureau du District. D’autre part, Disney s’est relativement désengagé au cours des années 2000. Prenons l’exemple de Celebration. En 2004, la société a cédé des parts du centre-ville à une compagnie privée d’investissement, le Lexin Capital. Enfin les controverses quotidiennes autour de l’administration scolaire à Celebration ou des marchés accordés aux constructeurs immobiliers montrent la vitalité de la sphère politique et citoyenne à l’intérieur de la ville.

une ségrégation sociale exacerbée ?Remise en question sur sa gestion politique, la ville Disney est également critiquée sur le plan social. Alors que le « Nouvel Urbanisme » place la diversité socioculturelle au centre de sa charte, la « Ville Enchantée » concentre une population de classe moyenne ou aisée, et à majorité blanche. Une polarisation spatiale s’opère au niveau de la région et au niveau de la ville sur une différence de revenus et d’origine. En premier lieu, la ville Disney limite l’accès à la propriété et à la location aux classes aisées à cause des prix immobiliers élevés. Il faut compter entre $400 000 et $800 000 pour l’achat d’une maison à Celebration. A l’ouverture du complexe en 1996, la demande était tellement forte qu’une loterie avait été organisée pour désigner les acquéreurs. Deux requisits conditionnent l’accès à l’immobilier de la Ville Enchantée : le pouvoir d’achat mais aussi le consentement symbolique au mode de vie Disney. Derrière l’investissement financier se cache le désir d’intégrer une « communauté Disney constituée par les plus méritants ». Il faut acquiescer au mythe. Même à propos des fondements de la communauté, c’est la loi de la concurrence qui règne. En second lieu, une ségrégation ethnique se produit au sein de la ville entre les minorités et la majorité blanche. Dans son étude sur le Centre urbain du Val d’Europe, Belmessous insiste sur le processus de conformisation des groupes minoritaires. La population de la « Ville Enchantée » s’éloigne donc de la société hétérogène pensée par les « néo-urbanistes ».

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le mythe de la sécurité ébranlé ?Si Disney poursuit d’ambitieux objectifs sécuritaires, il ne peut éradiquer définitivement la criminalité du cadre urbain. La violence est un phénomène social qui n’épargne pas la ville Disney. Un exemple récent est le meurtre commis le 30 novembre 2010 à Celebration, le premier répertorié dans la ville. Ce drame souligne les limites de la surveillance Disney. A l’image de Truman Burbank, héro du film The Truman Show (1998) de Peter Weir, le résident de la Ville Enchantée ne peut ignorer les signes qui montrent l’artificialité de son milieu de vie. Tout comme l’univers paradisiaque de Seahaven (en réalité Seaside), la ville Disney s’apparente de loin à un immense studio de cinéma dont Disney promeut l’image avec succès et que les investisseurs s’arrachent. De Celebration au Val d’Europe, Disney renouvelle l’urbanisme en proposant une marchandise d’un genre inédit : la « Ville-produit ».

Par Camille Hartmann (Sciences Po Paris)

BIBLIOGRAPHIE

- Hacène Belmessous, Le nouveau bonheur français ou le monde selon Disney, Edition Atlatante (2009)

- Hugh Barthling, The magic kingdom syndrome : trials and tribulations of life in Disney’s Celebration, Contemporary Justice Review (2004)

- Cliff Elis, The New Urbanism: critics and rebuttals, Journal of Urban Design (2002)

- Andrew Ross, The Celebration Chronicles: life, liberty and the pursuit of property value in Disney’s new town, Verso Edition (2000)

- Tom Vanderbilt, Disney, Design and the American dream, Harvard Design Magazine (1999)

WEBOGRAPHIE

- Site officiel du Nouvel Urbanisme : http://www.cnu.org/

- Site officiel de Celebration : http://celebrationtowncenter.com/

- Site officiel du Centre Urbain de Val d’Europe : http://www.valeurope-san.fr/info/FR/00

REFERENCES FILMOGRAPHIQUES

- Emission télévisée animée par Walt Disney :

-http://www.youtube.com/watch?v=u9M3pKsrcc8 -http://sites.google.com/site/theoriginalepcot/the-epcot-film-video

- Peter Weir, The Truman Show (1998)

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Si dans le débat public français sur les enjeux de la ségrégation spatiale, le terme de « gated communities » est fréquemment employé pour désigner des enclaves résidentielles fermées, qu’il s’agisse de quartiers pavillonnaires clos par un portail ou d’un simple ensemble de rues fermées, la ressemblance entre ces ensembles urbains et leurs homologues américains est loin d’être évidente. Avant de dénoncer hâtivement leur caractère ségrégationniste, il s’agit de ne pas les confondre avec ceux auxquels on les compare parfois sans grande pertinence.

lEs gatED communItIEs a la franÇaIsE : QuEllEs spEcIfIcItEs ?

De la nécessité de nuancer un concept galvaudé

Gated communities américaines et enclaves résidentielles françaises diffèrent à de nombreux égards. La spécificité française se manifeste d’emblée en matière de morphologie urbaine : s’il n’est pas rare qu’aux Etats-Unis ou en Afrique du Sud l’équivalent d’une ville entière, en superficie et en nombre d’habitants, soit clos et privatisé, le phénomène ne prend pas une telle ampleur en France. En 2002, une enclave résidentielle compte en moyenne 38 logements en France et 200 habitants, contre environ 400 habitants aux Etats-Unis1. Autre élément de distinction : le moindre degré de fermeture

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LES GATED COMMUNITIES EN

FRANCE Par Elise Braud et Pierre Mabille

« les murs autrefois construits autour de la ville la parcourent maintenant en tout sens, sous forme de dispositifs plus ou moins visibles dirigés non plus contre des envahisseurs éventuels, mais contre des citadins indésirables. »

Zygmunt bauman, le coût humain de la mondialisation, Hachette (paris, 1999)

1_Madoré F. (2005), « Nouveaux territoires de l’habiter en France : les enclaves résidentielles fermées », in Géoconfluences.

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des enclaves résidentielles françaises. La présence de caméras, de gardiens ou de clôtures en permanence fermées est bien moins fréquente en France qu’outre-Atlantique.

Enfin, différence majeure avec les gated communities américaines, l’enclave résidentielle (plus ou moins) fermée en France ne fonctionne en aucun cas en autarcie et reste fortement dépendante de son voisinage, auquel elle est reliée par de nombreux flux : pour le travail mais aussi les achats ou les loisirs. En effet, la fonction de ces quartiers est presque uniquement une fonction d’habitation alors que c’est justement l’offre quasi exhaustive de services comprise dans le packaging proposé par les promoteurs immobiliers qui séduit la clientèle américaine. Avec des boutiques, des services de loisirs, des parcs réservés aux habitants et une gestion privée des voies de communication et des infrastructures sanitaires, la gated community américaine fonctionne presque en autonomie et la coupure avec le voisinage est très nette. On ne retrouve que très rarement en France cette conception de la communauté, au sens américain du terme, de regroupement d’individus partageant les mêmes intérêts, une forme de « destinée commune », et entretenant des relations sociales privilégiées dans le cadre du voisinage, grâce à des structures d’entraides développées et la fréquentation d’un « domaine public partagé »2.

De telles « villes privées », sur le modèle américain, seraient-elles susceptibles de se développer en France ? Cette éventualité semble, en toute probabilité, assez faible, tant le mode de gestion des collectivités locales diffère entre ces deux pays. Aux États-Unis, le glissement du Welfare State vers le New Federalism sous Reagan a mis fin aux aides financières fédérales que recevaient les municipalités et les a donc contraintes à trouver de nouvelles sources de financement, privées3. En France, la présence encore forte de l’État et de ses aides à l’échelle locale rend le scénario d’une privatisation très improbable, du moins à court court terme.

Essai de typologie : enclaves résidentielles de classes moyennes versus « ghettos du gotha »4

Au regard de plusieurs critères5 comme la taille de la résidence, le degré de fermeture (contrôle et sécurité), le degré d’autonomie politique et fiscale, l’importance de la régulation privée et la quantité d’équipements et services proposés, on peut dresser une typologie des enclaves résidentielles fermées françaises, désignées trop généralement sous le terme de gated communities. On trouve tout d’abord, au degré le plus bas de tous ces critères, nombre d’immeubles (munis d’un digicode, élément de contrôle curieusement bien plus répandu en France qu’aux Etats-Unis) et d’anciennes formes d’urbanisme (cour d’immeuble, impasse) fermées par un portail, clôture résiliente plus que créée exnihilo.

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2_Le Goix R. (2006), « Les « gated communities » aux

Etats-Unis et en France : une innovation dans le

développement périurbain ? », in Hérodote, n°122, pp

107-136.

3_Mathieu D. (1993), Spécialisation spatiale à Los Angeles, in Annales

de Géographie, n°569, pp 32-52.

4_ Pinçon M. et Pinçon-Charlot M. (2007), Les

ghettos du Gotha : comment la bourgeoisie

défend ses espaces.

5_ Damon J. (2009), Faut-il craindre la fermeture et la privatisation des villes ? in Alternatives économiques,

n° 285, pp. 78-81.

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Deux types d’enclaves résidentielles, partageant le caractère volontaire de la fermeture entre intérieur et extérieur, et pouvant à ce titre se rapprocher davantage d’une gated community, méritent d’être distingués en fonction des catégories sociales qui y vivent et des logiques qui prévalent à leur création. D’une part, des résidences ou quartiers résidentiels regroupant majoritairement des classes moyennes et supérieures, qui se caractérisent par une fermeture garante de la tranquillité des habitants et s’inscrivent dans une logique sécuritaire. D’autre part, des enclaves résidentielles réservées à une élite économique et sociale soucieuse de préserver un entre-soi choisi, comme la villa Montmorency à Paris.

EnclaVEs rEsIDEntIEllEs Et logIQuE sEcurItaIrE : unE « socIEtE DE DEfIancE » proDuctrIcE DE fErmEturE tErrItorIalE ?

En Ile-de-France, dans les périphéries de certaines grandes villes françaises (dont notamment Bordeaux et Toulouse) et plus ponctuellement dans de plus petites villes (comme Laval), se développent des quartiers résidentiels fermés, souvent par une clôture gardée, où se regroupent des ménages aisés dont le point commun est le souci d’habiter dans un environnement sécurisé. Garantir un cadre de jeu plus sûr pour les enfants en limitant la circulation n’est pas l’unique enjeu de cette fermeture. Il s’agit surtout de se protéger contre le vol, les agressions, les dégradations, autant de dangers, réels ou fantasmés, qu’une barrière matérielle à l’entrée du lotissement doit permettre d’éloigner. On peut aisément comprendre que dans certaines villes mexicaines ou sud-africaines, caractérisées par un taux de criminalité élevé, les ménages aisés cherchent à se barricader. Cependant, comment expliquer une telle attitude en France ?

De l’ « espace indéfendable » à la logique sécuritaire

La tendance à l’enclavement résidentiel peut tout d’abord être comprise comme la réponse à la perception d’un échec des politiques de la ville cherchant à transformer des « espaces criminogènes » en « espaces défendables »6. C’est à partir des années 1970 qu’émerge la notion d’espace criminogène, pour désigner les quartiers de tours et de barres, souvent des habitations à loyer modéré, construits dans la hâte pendant les décennies de croissance de

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6_ Newman Oscar, Defensible space, Mac Millan New York, 1972

Entrée de la Villa Montmorency

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l’après-guerre et désormais bien loin d’incarner un symbole de confort et de modernité comme à leurs débuts. Un cadre de vie qui, aux dires de certains, ne pouvait que favoriser le développement de comportements criminels ou délinquants, d’où le qualificatif de « criminogène ».

Cette idée, élaborée sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing et reprise sous François Mitterrand par les aménageurs publics va constituer un des ressorts des politiques visant à « changer la vie » en « changeant la ville ». L’urbanisme apparait alors comme une arme pour lutter contre des poches de criminalité : on incrimine les formes « complices » de l’urbain (les recoins, les

terrasses d’immeuble…) plus qu’on ne s’interroge sur les facteurs économiques ou sociaux de ce sursaut de délinquance. En 1996, la loi d’orientation et de programmation sur la sécurité, dite « loi Pasqua », repose sur une corrélation jugée forte entre sécurité publique et urbanisme, le second devant être mis au service du premier.

Cependant, la tentative de résoudre le problème de l’insécurité par la transformation de l’espace public en un « espace défendable » – selon l’expression d’Oscar Newman – a montré ses limites. « L’une des manières de refuser d’analyser la dimension économique et sociale des problèmes des banlieues défavorisées consiste à incriminer simplement l’urbanisme » écrit Laurent Mucchielli dans Violences et insécurités (2001). Il semble en effet nécessaire de souligner une certaine hypocrisie dans la gestion du problème de l’insécurité, corrélé à celui de la pauvreté et de l’exclusion sociale frappant les banlieues : en France, les aménageurs n’assument pas cette « écologie de la peur » (Mike Davis), cette ambition de sécuriser l’espace public en en faisant un « espace défendable ». On use donc d’euphémismes tels que « prévention situationnelle » pour désigner ce qui relève ni plus ni moins d’un processus de purification de l’espace, par l’urbanisme, de ses germes jugés criminogènes : le but est d’éviter l’existence de portions d’espace public favorables au développement d’activités criminelles car situées hors de toute surveillance possible par les habitants du quartier ou la police. Cependant, comme le souligne Jean-Pierre Garnier7, on prend peu à peu conscience que l’espace est en réalité « indéfendable » et que ces politiques d’urbanisme ne suffisent pas à garantir une sécurité de plus en plus recherchée, d’où la tentative d’un repli sécuritaire dont peuvent participer les enclaves résidentielles.

7_ Garnier Jean-Pierre, « Un espace indéfendable. L’aménagement urbain à

l’heure sécuritaire »

«La tentative de résoudre le problème de l’insécurité par la transformation de l’espace public en un « espace défendable » a montré ses limites.»

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la mixité sociale en question

La politique de mixité sociale s’inscrit dans le droit fil de ces stratégies d’aménagement sécuritaire. En effet, s’il y a dans le débat public un consensus apparent quant aux bienfaits de la mixité, tout comme il y a consensus sur les valeurs de solidarité et de lutte contre la ségrégation socio-spatiale, quelles sont cependant les ambiguïtés de cette idée généreuse ? On peut lire en filigrane de cette promotion d’une ville à la « Amélie Poulain » (le quartier des Abbesses où vit l’héroïne étant présenté, dans le film éponyme, comme un idéal de mixité sociale et générationnelle) une forme de tentative visant à rendre l’espace défendable. Il s’agit, en imposant un quota minimal de logements sociaux selon la loi SRU (20% du total des logements des communes de 3500 habitants, 1500 en Ile-de-France) de « diviser pour régner », c’est-à-dire de casser des poches de pauvreté en espérant par là même faire diminuer la délinquance.

Cependant, le consensus théorique autour de la mixité sociale laisse la place à de fortes réticences émanant de communes composées des catégories sociales les plus aisées lorsqu’il s’agit de la rendre effective. L’heure est alors au repli sur soi, à la préservation de son cadre de vie et l’arrivée de catégories sociales plus défavorisées est explicitement indésirable. On peut donc supposer que de telles logiques agissent à l’échelle d’un quartier et puissent motiver sa clôture dans une optique sécuritaire, face au surcroît d’insécurité redouté (ou fantasmé) suite à l’arrivée de ces nouveaux voisins.

la sécurisation d’une « société de défiance »

Un certain paradoxe persiste tout de même. La logique sécuritaire semble prévaloir en France alors que, selon les études de sociologues spécialistes des questions d’insécurité, la criminalité effective aurait tendance à diminuer depuis les années 1970. Comment expliquer ce phénomène sinon par une déformation entre la réalité scientifiquement observée et les perceptions, voire les fantasmes que peuvent en avoir des Français de plus en plus méfiants vis-à-vis de leurs concitoyens ? Comme le soulignent Yann Algan et Pierre Cahuc8, la France est un des pays où la défiance et l’incivisme (qui tend à augmenter, contrairement à la criminalité) sont les plus forts au sein de l’OCDE. Selon ces deux économistes, le système corporatiste français provoque une segmentation des relations sociales qui incite chaque corps de métier à entretenir une rente de situation au détriment des autres. La génération d’une telle rente, consistant en la jouissance de certains droits exclusifs, introduit des inégalités de traitement et alimente la suspicion mutuelle. Cette défiance générale se traduit plus particulièrement par un manque de confiance en la justice : 54% des Français déclarent avoir peu ou aucune confiance en la

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8_ Algan Y. et Cahuc P. (2008), La société de défiance, Editions Rue d’Ulm.

« La logique sécuritaire semble prévaloir en France alors que, selon les études de sociologues spécialistes des questions d’insécurité, la criminalité effective aurait tendance à diminuer depuis les années 1970.»

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justice, contre seulement 22% des Danois. L’avènement d’une « société de défiance » pourrait donc contribuer à expliquer cette tendance croissante à la fermeture de certains quartiers résidentiels. En effet, si aux yeux d’une majorité de Français, autrui est devenu suspect et que la justice ne garantit plus la sécurité, l’enfermement n’est-il pas jugé le moyen le plus efficace de se protéger de l’incivisme et de la délinquance ? Toutefois, s’il semble bien que la sécurisation du voisinage soit le déterminant principal de l’émergence de gated communities parmi les classes moyennes-supérieures, c’est loin d’être le cas pour une très haute bourgeoisie française, tout aussi soucieuse d’entre-soi et

de distinction sociale.

la VIlla montmorEncY, un « gHEtto Du gotHa » ? lEs moDEs D’HabItatIon DE l’uppEr-uppEr class

Comme l’ont souligné à maintes reprises les travaux portant sur la bourgeoisie, faire la sociologie des classes dominantes ne va pas de soi, et suscite des difficultés tant d’ordre pratique que d’ordre épistémologique. Les élites, plus encore que les classes populaires, sont susceptibles de donner lieu à la production de discours passionnels,

oscillant entre l’apologétique béate des modes de vie d’une « classe de loisir »9 et leur dénonciation sur le mode du conflit de classes. La villa Montmorency, enclave résidentielle située dans le XVIe arrondissement de Paris, que les prix élevés de l’immobilier réservent depuis son lotissement en 1853 à ceux qui peuvent payer la tranquillité au prix fort, témoigne quant à elle des difficultés proprement physiques auxquelles se heurte qui veut étudier de l’intérieur les logiques propres aux modes d’habitation de la upper-upper class10 et la façon dont celle-ci s’inscrit sur un territoire. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot11, déclaraient à ce propos s’être « cassé les dents un nombre incalculable de fois avant de réussir à y pénétrer ». Être propriétaire d’une maison ou d’un appartement à l’intérieur de la villa détermine en effet l’appartenance à un groupe social fermé, qui recoupe aussi bien le Bottin Mondain que le Who’s Who. De sorte que l’unité socio-économique de la villa Montmorency semble d’abord se construire en opposition avec le monde extérieur, traçant ainsi les contours de ce qu’en termes bourdieusiens on pourrait appeler une logique de distinction sociale. Cette dernière se superpose à la délimitation géographique d’un territoire dont les habitants de la villa ont la jouissance exclusive, donnant ainsi la mesure de l’étroite imbrication du social et du spatial.

S’agit-il pour autant d’une gated community, au sens où on l’entend plus haut, ou même d’un « ghetto du gotha », comme pourrait le laisser penser le nivellement par le haut des profils socio-économiques de ses habitants, qui comptent parmi eux des personnalités comme Vincent Bolloré, douzième fortune de France, ou Sylvie Vartan, médiatique icône du mouvement yé-yé ? S’il semble difficile,

9_ T. Veblen, La théorie de la classe de loisir, 1899.

10_ Selon une typologie élaborée par W. Lloyd

Warner dans Yankee City, 1963.

11_ Sociologie de la bourgeoisie, 2005 et Les ghettos du gotha, 2010.

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au niveau macrosociologique, de remettre en cause l’unité géographique et économique de la villa Montmorency, penser qu’il en va de même au niveau microsociologique est pour le moins douteux : les intérêts divergents des habitants, aussi bien que l’existence de structures de pouvoir à l’intérieur même de la villa – telle l’association syndicale des copropriétaires – témoignent au contraire des logiques multiples qui animent le lieu.

« Y être, c’est en être » : ségrégation résidentielle et distinction sociale

Quels sont les enjeux de l’existence dans Paris d’un tel espace résidentiel ? La rupture en termes de distribution du revenu et du patrimoine est patente, avec l’Ile-de-France et plus largement avec l’ensemble de la société française : Thomas Piketty souligne dans Les hauts revenus en France au XXe siècle qu’à la fin du siècle environ 50% du patrimoine national était détenu par 10% de la population, et cette dichotomie va croissant au fur et à mesure que l’on progresse dans l’échelle des revenus. Dans le cas de la villa Montmorency, et plus largement des enclaves résidentielles réservées aux plus riches (comme le parc de Montretout à Saint-Cloud, loti dès 1832), une telle approche a le mérite d’éclairer le rôle que joue le patrimoine, particulièrement immobilier, dans la constitution des grandes fortunes. Plus qu’ailleurs, être propriétaire d’une demeure à l’intérieur de la villa s’avère un placement immobilier rentable : dans le contexte de l’explosion des prix de l’immobilier et du foncier parisiens, la valeur des logements situés dans une gated community croît d’autant plus que leur prix est supérieur à celui des habitations riveraines. Dans le XVIe arrondissement, où le mètre carré coûtait en 2010 en moyenne 7 970 €, les prix de l’immobilier avaient crû de 11,3%, une hausse qui s’applique à des habitations dont la valeur dépasse de plus de 10% celle des logements limitrophes.

Quels sont les mécanismes qui conduisent et entretiennent un tel état de fait ? La ségrégation résidentielle à l’œuvre dans ces espaces consiste dans la concentration spatiale de groupes sociaux formant au sein de la société française une upper-upper class. Elle résulte de la conjonction de stratégies résidentielles plus ou moins tacites mises en œuvre par des acteurs disposant de moyens économiques importants, et de processus socio-économiques auto-entretenus qui aboutissent à l’homogénéisation des profils sociaux occupant un territoire. Il faut d’une part prendre en compte l’existence de ce que l’économiste appelle des externalités positives, liées à la proximité spatiale de groupes sociaux fortunés. Un environnement de qualité, avec d’importants espaces verts et des services destinés à assurer la tranquillité des riverains (caméras de surveillance et services de gardiennage, réglementation stricte

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«Plus qu’ailleurs, être propriétaire d’une demeure à l’intérieur de la villa s’avère un placement immobilier rentable : dans le contexte de l’explosion des prix de l’immobilier et du foncier parisiens, la valeur des logements situés dans une gated community croît d’autant plus que leur prix est supérieur à celui des habitations riveraines.»

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des nuisances sonores), tout comme le fait que la composition sociale de la zone tire vers le haut les chances de réussite déjà élevées des habitants via la constitution de réseaux d’influence, font que les plus riches sont prêts à payer le prix fort pour disposer d’un tel environnement. D’autre part, les prix élevés des habitations, tout en excluant du marché de l’immobilier de luxe la majeure partie de la population, soumise à une contrainte de liquidité, ont pour les plus fortunés l’effet d’un signal indiquant une grande homogénéité sociale dont ils peuvent tirer parti. Ainsi, plus les prix de l’immobilier sont élevés, plus on assiste à une homogénéisation par le haut des groupes sociaux habitant la zone, qui contribue elle-même à une nouvelle augmentation des prix de l’immobilier, donnant lieu à un processus cumulatif rendant intenable la mixité sociale dans une telle zone résidentielle. C’est ainsi que depuis les années 1980, la villa a vu coïncider la flambée du prix des habitations avec l’arrivée des très grosses fortunes, tels le milliardaire Vincent Bolloré ou le producteur de cinéma Tarak Ben Ammar, qui font souvent l’acquisition de plusieurs propriétés.

S’opère ainsi une sélection tacite des profils sociaux des habitants de la gated community, et la constitution de ce que la sociologie de la bourgeoisie a appelé un « ghetto du gotha » ou un « entre-soi », que matérialise l’enceinte de la villa. Parmi d’autres marqueurs de l’appartenance à la (très) haute bourgeoisie, cette dernière joue à la fois le rôle de barrière et de niveau12 : tout en permettant à une upper-upper class qui se vit constamment en représentation de se démarquer du reste de la société et d’entretenir le mystère13, la barrière tend à niveler les hiérarchies sociales à l’intérieur même du groupe des propriétaires, comme en témoigne l’existence de structures décisionnelles fonctionnant sur la base d’une « démocratie locale » (par exemple l’association de copropriétaires). Un regard surplombant met donc en évidence une unité socio-économique certaine de la villa Montmorency, qui tend à distinguer ses habitants moins de leur environnement immédiat – par rapport au XVIe arrondissement il y a plus gradation que rupture – que de l’ensemble de la société française, posant de façon aigüe la question des enjeux sociaux et politiques des gated communities en France. Pour autant, l’espace intérieur de la villa est loin d’être unifié, et les forces centrifuges qui l’animent, particulièrement depuis une vingtaine d’années, remettent en cause sa cohérence interne.

De l’hétérogénéité sociale interne à la villa. comment remettre en question l’idée de communauté ?

De façon schématique on peut, à propos de la villa et plus généralement de l’ensemble des gated communities françaises, contraster la cohérence économique et spatiale qui les oppose au reste de la société avec la diversité sociologique des individus qui les habitent. L’homogénéisation des profils sociaux n’a véritablement lieu que pour la seule composante du revenu, au contraire des Etats-Unis où elle concerne également les « nuanciers culturels individuels

12_ E. Goblot, La barrière et le niveau, 1925.

13_ Beatrix Le Wita, Ni vue ni connue. Approche

ethnographique de la culture bourgeoise (1988)

: l’auteur évoque « l’art du détail, le contrôle de soi

ou l’intériorité maîtrisée, la ritualisation du quotidien constitutive du passage de la sphère privée à la

sphère publique » (p. 81)

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» en raison de l’existence d’une importante sociabilité de voisinage qui tend à construire une identité propre à la communauté, qu’elle soit fermée ou non – la série TV Desperate Housewives en est le reflet éloquent. Au contraire, les interactions entre voisins dans la villa semblent réduites au minimum, et il n’est pas rare que les comportements plus ostentatoires et voyants des très grosses fortunes arrivées au cours des vingt dernières années se heurtent aux critiques acerbes des vieilles familles qui se transmettent les maisons de génération en génération. Les travaux destinés à la construction d’une piscine intérieure chez Arnaud Lagardère, ou encore le mini-terrain de football éclairé la nuit à l’usage des enfants de Tarak Ben Ammar ont ainsi fait l’objet de guerres picrocholines à répétition. En outre, alors que les plus riches, en promouvant une sécurisation accrue des lieux, tendent à rapprocher la villa des gated communities à l’américaine, le reste des habitants s’oppose à ce qui aurait pour conséquence l’explosion des charges d’habitation et la perte d’une identité culturelle qui remonte aux utopies romantiques et aux cités-jardins du XIXe siècle.

Plus précisément on peut ainsi, dans une perspective bourdieusienne, situer ces groupes sociaux les uns par rapport aux autres, en croisant le volume de leurs capitaux économiques et culturels respectifs, avec l’ancienneté de leur établissement dans la villa. Se distingue alors un premier groupe de grands propriétaires, dotés d’un abondant capital économique, faisant depuis peu l’acquisition de plusieurs propriétés, et insistant sur la sécurité : c’est le cas de Vincent Bolloré ou de Georges Tranchant (ex-député RPR, propriétaire des casinos Tranchant). On trouve ensuite, avec un capital économique inférieur aux premiers mais néanmoins important, les industriels ou les financiers, tel le lunetier Alain Afflelou, puis les vedettes, qui doivent leur réussite économique à leur succès dans le monde de la culture de masse, à l’instar de Mylène Farmer. Ces derniers s’inscrivent dans une tradition qui a vu, à l’époque où la culture de masse était résiduelle, nombre d’intellectuels habiter la villa, tels Hugo, ou encore Bergson.

Aujourd’hui, ce sont plutôt les ressources liées à la proximité géographique et les très hauts revenus des habitants de la villa qui jouent à plein dans les stratégies résidentielles tendant à distinguer une upper-upper class du reste de la société française. L’existence de l’enclave et des prérogatives sociales qui l’accompagnent, quant à elle, éclaire en négatif la situation des plus précaires, pour qui exclusion sociale rime le plus souvent avec exclusion spatiale. Comme l’écrit Sartre, « la société n’est jamais aussi présente qu’aux individus qu’elle rejette »14.Il est donc peu probable d’observer en France l’émergence de gated communities sur le modèle américain. Malgré tout, le développement d’enclaves

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14_ Saint Genet, comédien et martyr (1969), cité par D. Lapeyronnie, in Ghetto urbain (2008)

«L’homogénéisation des profils sociaux n’a véritablement lieu que pour la seule composante du revenu, au contraire des Etats-Unis où elle concerne également les " nuanciers culturels individuels ".»

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résidentielles privées, des quartiers fermés de classes moyennes aux bastions dorés de l’upper-upper class, ne manque pas de soulever la question de la portée normative d’une telle requalification de l’espace public par les logiques privées. Le principe du « payeur-bénéficiaire », que plébiscite un nombre croissant d’individus, va dans ce sens, aussi bien que les avantages certains que retirent les municipalités de l’existence d’enclaves résidentielles privées sur leur territoire – une façon de se décharger sur le secteur privé des coûts d’entretien des infrastructures urbaines et de maximiser les revenus de la fiscalité locale. L’espace public, où s’est forgée l’identité de l’individu dans les démocraties européennes, ne subirait-il pas aujourd’hui le contrecoup de la mutation de l’individualisation en individualisme, qui tend de plus en plus à le déconstruire et le segmenter ? L’« entre-soi » aurait-il pris le pas sur le « vivre ensemble » ?

Par Elise Braud (ENS Ulm) et Pierre Mabille (ENS Ulm)

66_ L’urbain face à ses marges_Jeune République

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La publication de La Charte en 1943 provoqua un ébranlement conceptuel certain. Ce manifeste doctrinal s’inscrit dans un moment précis de l’histoire de l’urbanisme, celui où les impératifs de la modernité, de l’industrialisation, de l’hygiène et de la fonctionnalité s’articulent dans ce que l’on appelle l’« urbanisme progressiste ». La convergence de telles exigences avec les innovations techniques architecturales de la première moitié du XXème siècle (tant dans les matériaux comme le béton armé que dans les techniques de construction telle que la suppression des murs portants) va permettre à Le Corbusier de poser les fondements d’une utopie urbaine, celle de la « cité radieuse » et de La Charte d’Athènes. Cette ville rêvée par un urbaniste roi trouvera les conditions de sa concrétisation – et de sa dénaturation – dans le contexte de l’après-guerre français.

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LA CHARTE D’ATHÈNES. SYNTHÈSE DE L’URBANISME

PROGRESSISTE DE LE CORBUSIER &

SOURCE D’INSPIRATION DES « VILLES

FONCTIONNELLES » DE L’APRÈS-GUERRE. Par Margot Dazey

« Posons le problème : il faut une ville de résidence, assiette du sys-tème, centre de nos préoccupations.

Vivre ! Respirer. Vivre ! Habiter. Une Cité d’affaires. Appel à la raison.

Une cité des ateliers et manufactures. […] Les divers éléments de la ville seront assemblés selon une loi vi-

vante, efficace, organique : continuités, liaisons, séparations. Faisons tout cela sur le papier, en schémas, en épures. Nous aurons une

lecture, une orientation, une direction, une certitude. Et la certitude qu’il faut remplacer une ville par une autre. »

La Ville Radieuse, Le Corbusier, 1925.

charles-Edouard Jeanneret (1887-1965), plus connu sous le pseudonyme de le corbusier, est une personnalité controversée. si la qualité esthétique de son architecture reste incontestée, la mise en application de ses principes urbanistiques, principalement énoncés dans la charte d’athènes, fait l’objet de critiques dont la pertinence mérite d’être interrogée.

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lE corbusIEr, cHEf DE fIlE DE l’urbanIsmE progrEssIstE En francE

L’acte de naissance de l’urbanisme moderniste et progressiste est la présentation en 1901 du plan de la Cité industrielle par l’architecte Tony Garnier. Il y affirme la supériorité des formes pures, des proportions classiques et des rapports géométriques. Les principes de cette nouvelle architecture s’épanouissent dans toute l’Europe, à travers des groupes de réflexion aussi riches que le Bauhaus en Allemagne, De Stijl en Hollande ou le futurisme en Italie. En France, l’urbanisme progressiste trouve

un interlocuteur hors norme en la personne de Le Corbusier. Ces groupes et individus constituent à partir de 1928 un mouvement international désigné par ses initiales : CIAM (Congrès internationaux d’architecture moderne) et élaborent cinq ans plus tard ce véritable manifeste doctrinal qu’est La Charte d’Athènes. Ainsi, les thèmes autour desquels s’organise la ville corbuséenne – classement des fonctions urbaines, multiplication des espaces verts, création de prototypes fonctionnels, rationalisation de l’habitat collectif – appartiennent au fonds commun d’architectes d’une même génération. L’originalité de Le Corbusier réside dans son projet de systématisation qu’il traduira dans une somme d’écrits au style flamboyant.

> modernisme et tabula rasa

L’urbanisme progressiste est obsédé par la modernité et la technique, quitte à mépriser la ville ancienne considérée comme dépassée, tortueuse, irrationnelle et insalubre. « Il est temps de répudier le tracé actuel de nos villes par lequel s’accumulent les immeubles tassés, s’enlacent les rues étroites pleines de bruit, de puanteur de benzine et de poussière et où les étages ouvrent à pleins poumons leurs fenêtres sur ces saletés » écrit Le Corbusier dans un de ses premiers ouvrages, Vers une architecture, publié en 1923. Dès 1925, Le Corbusier

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«Il est temps de répudier le tracé actuel de nos villes par lequel s’accumulent les immeubles tassés, s’enlacent les rues étroites pleines de bruit, de puanteur de benzine et de poussière et où les étages ouvrent à pleins poumons leurs fenêtres sur ces saletés»

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projette de mettre en application ce modernisme radical et préconise dans son « Plan Voisin » de raser la rive droite de Paris, mis à part quelques monuments conservés comme souvenirs architecturaux afin d’y construire un quadrillage de tours de 200 mètres de haut n’occupant que 5% du sol. Sa démarche est donc dans un premier temps nihiliste : détruire l’ancien et construire du neuf. La révolution architecturale doit renoncer au passé et allier des matériaux nouveaux (« l’intervention du verre, de l’acier et du ciment armé » selon l’énumération de l’Urbanisme des trois établissements humains) à de nouvelles techniques (« fondations localisées, suppression des murs portants, possibilité de disposer de toute la façade pour éclairer, sol libre entre de minces pilotis, toiture constituant un sol nouveau à l’usage des habitants », extrait du même ouvrage).

> un hygiénisme d’un autre siècle

Cette modernité radicale érigée en horizon unique s’accompagne de la réactualisation du théorème hygiéniste du XIXème siècle. On trouve chez Le Corbusier, et particulièrement dans La charte d’Athènes, un souci éperdu d’hygiène qui fait de la bonne santé physique et psychique des hommes un objet de salut public auquel l’urbanisme doit contribuer. Que ce soit dans ses projets architecturaux ou ses écrits théoriques, Le Corbusier n’a de cesse de réclamer des constructions en hauteur, éloignées les unes des autres, isolées dans la verdure et la lumière. Les tours et les barres sont ainsi les corollaires du théorème hygiéniste. La réalisation la plus aboutie d’un tel programme est sûrement celle de la « Cité radieuse », construite à Marseille en 1947. Elle constitue l’idéal-type de l’Unité d’habitation, composée d’un vaste immeuble de 17 niveaux, prévu pour 1 500 à 2 000 personnes et rendu autonome par des services collectifs et des rues intérieures. Une autre illustration de ce schème hygiéniste peut se lire dans la réalisation de la « Cité de refuge » (1929-1932) de l’Armée du Salut à Paris. Incluant la totalité des espaces essentiels à la vie quotidienne (habitation, travail, loisir), véritable condensé de la théorie de l’Unité d’habitation, la « Cité de Refuge » devait abriter près de six cents lits pour l’hébergement d’une population provisoire, des restaurants, des services sociaux, des bureaux, des logements pour le personnel, une crèche. Une anecdote permet de comprendre la confiance qu’avait Le Corbusier quant le bien-fondé de ses théories hygiénistes, envers et contre tout, même contre l’avis des usagers eux-mêmes. Ayant placé un mur-rideau de verre de 1000 m2 sur la façade sud du dortoir de sept étages afin de laisser pénétrer un maximum de lumière naturelle, il avait prévu de compléter ce vitrage hermétiquement scellé par un système de climatisation complexe. Mais au bout d’un an de mise en service, les habitants de la Cité se

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«S’inspirant de principes cartésiens (réduire le complexe au simple, prendre la machine comme unité herméneutique, classifier dans un souci d’exhaustivité), son urbanisme se comprend avant tout comme une entreprise de rationalisation, de mise en ordre et de systématisation.»

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plaignirent que l’air circulait mal, qu’il faisait trop chaud en été, et que les gens étouffaient la nuit. Le Corbusier répondit alors avec un certain agacement que l’on n’améliorerait pas le système de climatisation car c’était surtout le comportement des gens qu’il fallait changer.

> rationalisme, classification et géométrie

Un troisième axe directeur de l’urbanisme corbuséen réside dans son rationalisme. La démarche de Le Corbusier vise avant tout à définir des types, à classifier, à hiérarchiser, à différencier. Il s’attache ainsi à compartimenter aussi bien des populations1 que des circulations2. S’inspirant de principes cartésiens (réduire le complexe au simple, prendre la machine comme unité herméneutique, classifier dans un souci d’exhaustivité), son urbanisme se comprend avant tout comme une entreprise de rationalisation, de mise en ordre et de systématisation. Ainsi son éloge de la ligne droite aux dépens de la courbe montre bien comment hygiénisme et rationalisme se rejoignent : « Une ville moderne vit de droites, pratiquement ; construction des immeubles, des égouts, des canalisations, des chaussées, des trottoirs, etc. la circulation exige la droite. La droite est saine aussi à l’âme des villes. La courbe est ruineuse, difficile et dangereuse ». C’est dans cette perspective que l’on peut comprendre sa théorie du « zonage », exemplairement thématisée dans La Charte d’Athènes.

lecture de la charte d’athènes : les principes d’une utopie

L’ouvrage, structuré en 95 propositions, était à l’origine le fruit d’une rédaction collective dans le cadre du IVème Congrès international d’architecture moderne avant d’être totalement remanié par Le Corbusier qui publie le texte seulement en 1943, avec un discours liminaire de Jean Giraudoux. Son titre n’est pas anodin. « Athènes », lieu d’accueil du IVème CIAM, apparaît comme l’incarnation du classicisme antique, pur et ordonné, qui fascinait et influença l’esthétique du Corbusier. Quant au terme de « Charte », il prend son sens dans un contexte plus contemporain, celui de la publication du texte sous le régime de Vichy3. Les mots d’ordre de « planification », d’ « autorité » et d’ « efficacité » qui parcourent ces pages, ressortent sous un autre éclairage, de même que l’expression de « phalange » que Jean Giraudoux emploie pour qualifier les membres du CIAM. Après quelques observations générales, Le Corbusier s’attache à donner des directives concrètes pour lutter contre le désordre de la ville contemporaine en introduisant la classification des « besoins-types » de « l’homme-type », à savoir l’habitation (articles 9 à 29), les loisirs (articles 30 à 40), le travail (articles 41 à 50) et la circulation (articles 51 à 64).

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1_ « Classons. Trois sortes de populations : les

citadins à demeure ; les travailleurs dont la vie se

déroule moitié dans le cen-tre et moitié dans les cités jardins ; les masses ouvriè-res partageant leur journée

aux usines de banlieue et dans les cités-jardins. Cette classification est, à vrai dire, un programme d’urbanisme. L’objectiver

dans la pratique, c’est commencer l’apurement des grandes villes ».que des circulations. » Urba-

nisme, 1925

2_ La fameuse règle des « 7 V » présentée dans son Urbanisme des trois éta-blissements humains, V1 : route nationale ou pro-

vinciale pour traverser les pays ; V2 : artère centrale

municipale ; V3 : voies réservées aux circulations mécaniques, sans trottoir

ni édifice, circulation rapide ; V4 rue marchande ; V5 : voie conduisant les

véhicules et les piétons aux maisons ; V6 : voies alimentant la zone verte ; V7 : voie canalisant les

bicyclettes

3_ Sur cette question délicate, voir l’éditorial de la revue Urbanisme

n°330 intitulé « La Charte d’Athènes et après ? » par

Thierry Paquot

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> Habiter

Le Corbusier part du constat des nombreux échecs de la ville contemporaine. Structurée autour d’un noyau historique surpeuplé et insalubre, la ville offre un cadre de vie dégradé à ses habitants qui n’ont accès à aucune des trois composantes naturelles : « soleil, espace, verdure ». Pour Le Corbusier, la santé, conditionnée par une existence conforme aux besoins naturels, commande une architecture qui fait la part belle à la lumière (grâce, par exemple, aux poteaux porteurs qui supplantent désormais les murs porteurs), intégrée dans un environnement écologique dense, avec des bâtiments espacés et non plus alignés de manière malsaine. Par ailleurs, la ville contemporaine est profondément inégalitaire : tandis que les plus pauvres logent dans « les zones les moins favorisées (versants mal orientés, secteurs envahis de brouillard, de gaz industriels, accessibles aux inondations, etc.) », les populations aisées occupent les zones favorisées, à l’abri des vents hostiles, assurées de vues et de dégagements gracieux sur les perspectives paysagistes. Cette préoccupation d’égalité urbaine4 de même que l’exigence d’un cadre de vie « sain » influenceront considérablement l’éthique des grands projets urbains d’après guerre. Ainsi nombre de propositions de La Charte d’Athènes seront mises en application dans les années 1950, telles que la distinction entre zones de circulation et zones d’habitation, la suppression de la rue malsaine et sombre ou encore la répartition rationnelle des constructions d’usage collectif (services médicaux, crèches, maternelles, établissements sportifs).

> Jouer

La Corbusier va ensuite interroger les conditions urbaines permettant aux habitants de se ressourcer. Constatant l’insuffisance des surfaces libres, rognées par la construction anarchique d’immeubles depuis deux siècles, ainsi que le manque d’installations sportives, il propose d’accroître les surfaces vertes consacrées aux activités récréatives communes en détruisant les îlots insalubres et d’aménager des espaces consacrés aux loisirs hebdomadaires (parcs, terrains de sport, stades, plages) dans un milieu naturel mis à profit (rivières, collines, montagnes, mer). Pour lui, la prise en charge des loisirs de la population ressortit à la responsabilité des dirigeants5. Son ambition de forger un « homme nouveau », sain dans son corps et dans son esprit, apte à travailler vigoureusement avant de se délasser dans le cadre d’activités contrôlées, n’est pas étrangère au climat européen des années 1930 et 1940 et des systèmes d’embrigadement des régimes autoritaires.

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«Pour Le Corbusier, la santé, conditionnée par une existence conforme aux besoins naturels, commande une architecture qui fait la part belle à la lumière intégrée dans un environnement écologique dense»

4_ « Il faut rendre, par une législation implacable, une certaine qualité de bien être accessible à chacun hors de toute question d’argent » (article 15).

5_ « Trouver une contre-partie au labeur épuisant de la semaine, rendre le jour de repos vraiment vi-vifiant pour la santé phy-sique et morale, ne plus abandonner la population aux multiples disgrâces de la rue. ».

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> travailler

Le Corbusier va ensuite critiquer les emplacements traditionnels des industries. Situées à l’intérieur des villes, elles polluent de leur poussière et de leur bruit les quartiers d’habitations voisins. Placées à la périphérie, elles contraignent les travailleurs à perdre un temps infini dans le trajet entre leur lieu de travail et leur logement. Aussi propose-t-il de réduire les distances entre lieux de travail et lieux d’habitation, de distinguer nettement les zones industrielles des zones d’habitations et d’assigner chaque activité économique à une zone précise.

> circuler

Le dernier chapitre est consacré à une fonction qui n’a pas de sens en elle-même mais seulement dans son rapport aux trois fonctions précédentes (habiter, jouer, travailler) : la circulation. Le Corbusier part d’un état de fait : le réseau actuel des voies de circulation remonte à l’Antiquité et au Moyen-Age, ce qui explique les défauts du réseau vis-à-vis des moyens de transport mécaniques : étroitesse des rues, enchevêtrement de vitesses naturelles (piéton) et de vitesses mécaniques (automobiles, tramways), insécurité, croisements de rues trop rapprochés, réseau chaotique, problèmes d’embouteillages. Le Corbusier propose de résorber ces défauts par la création de voies de circulation spécialisées (piétons, voitures, poids lourds) isolées par des zones de verdure.

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Une triple filiation est perceptible entre les principes énoncés par la Charte d’Athènes et les grands projets urbains lancés par le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme au sortir de la guerre. Le « zonage » d’abord, qui consiste à assigner à chaque espace une fonction précise, en l’occurrence des espaces pour habiter, jouer, travailler ou circuler. L’exigence d’une ville/vie saine ensuite, qui se traduit par la récurrence de trois éléments naturels à prendre en compte : le soleil, la verdure, l’espace. Un souci égalitaire de bien-être et de qualité de vie pour tous enfin, qui trouvera un écho particulier dans le programme du Conseil national de la Résistance.

grands ensembles et autres postérités

Le contexte français de l’après-guerre voit se réunir les conditions de la concrétisation des principes de La Charte d’Athènes avec la conjonction d’une structure industrielle (alliant de nouvelles techniques, comme celle du chemin de grue qui permet de construire des rangées de hauts bâtiments en un minimum de temps, à de nouveau matériaux, comme le béton armé et sa modularité exceptionnelle), et d’une idéologie technocratique soucieuse de répondre au plus vite à la crise du logement qui affecte la France de 1945 et de l’influence sur les cercles de décideurs d’un urbanisme progressiste dont on vient d’exposer les axes directeurs.

Dans son ouvrage La discrimination négative : citoyens ou indigènes ? paru en 2007, le sociologue Robert Castel axe sa réflexion sur des émeutes de banlieues survenues à l’automne 2005, pour en élucider les enjeux. Sa thèse est que les jeunes émeutiers, citoyens français pour la majorité, font l’expérience des prérogatives de leur citoyenneté sur le mode négatif de leur non-réalisation, du fait d’un traitement discriminatoire subi à l’école, à l’embauche, dans la justice, ou dans la pratique de leur religion. Dans un premier temps, Castel s’interroge sur le cadre de vie de ces jeunes en colère. Un cadre de vie dont il souligne avec force le paradoxe historique : les grands ensembles, aujourd’hui tant décriés, ont d’abord été conçus comme des innovations audacieuses et des réponses rationnelles à la grave crise du logement qui paralysait la France après la Seconde Guerre mondiale. L’autorité, principe cher au Corbunier (on lit en frontispice de La ville radieuse en 1935 « cet ouvrage est dédié à l’autorité ») s’incarnait alors dans un État puissant, technocratique, planificateur et moderniste, soucieux de résoudre au plus vite le casse-tête des onze millions de mal logés de l’après-guerre. On oublie trop souvent le succès relatif de ces ensembles urbains construits dans un temps record et à moindre coût, faisant découvrir à une population diverse (jeunes employés, rapatriés d’Algérie, petite classe moyenne) le confort d’un logement équipé, lumineux,

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«Le Corbusier, et sa Charte d’Athènes, compte parmi les premiers inspirateurs de cette architecture d’après-guerre triomphante avec ses hautes tours en béton, ses espaces verts en périphérie, ses zones de loisirs délimitées, dont Sarcelles est la meilleure illustration.»

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spacieux, avec eau chaude et chauffage intégré, rompant radicalement avec les logements insalubres et surpeuplés des centres-villes. Le Corbusier, et sa Charte d’Athènes, compte parmi les premiers inspirateurs de cette architecture d’après-guerre triomphante avec ses hautes tours en béton, ses espaces verts en périphérie, ses zones de loisirs délimitées, dont Sarcelles est la meilleure illustration. Les principes de la « ville radieuse » sont appliqués avec d’autant plus de zèle qu’Eugène Claudius-Petit, nommé en septembre 1948 ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, appréciait personnellement Le Corbusier. Il suffit de lire à cet égard son discours, prononcé le 5 mars à la tribune de l’Assemblée nationale pour deviner à quel point les schèmes corbuséens lui

étaient chers : la « politique à mettre en œuvre est la plus grande réforme de structure que nous ayons à accomplir. Elle conditionnera l’équipement du pays, le logement des hommes en France, le développement de la famille, le contrôle de la santé. Pour tout dire, il s’agit, par cette réforme, d’assurer la réussite de la Renaissance française », avant d’ajouter, « la mise au point d’un plan dictateur, pour chaque ville ou pour chaque région, n’est rien

s’il ne s’accompagne du plan général de la France. Décider l’édification d’une ville fonctionnelle, c’est reposer le problème dans son entier ».

L’optimisme de Claudius-Petit ne suffit néanmoins pas à éviter les premières critiques de l’urbanisme fonctionnel de la « cité radieuse » qui ne tardent pas à se faire entendre. Dès le début des années 1960, on commence à dénoncer l’inhumanité de ces « machines à habiter », selon l’expression que Le Corbusier aimait à employer pour qualifier ses propres œuvres. L’abandon de la rue entraîne la disparition des principaux avantages de la vie urbaine : sécurité, contacts, formation des enfants, diversité des rapports, tandis que la stricte application du principe du zoning vide dans la journée les quartiers d’habitation et accentue l’isolement des femmes à la maison. Sociologues et psychiatres ont aussi montré que l’abolition de la rue et l’éclatement de l’espace se traduisent par une forte désintégration mentale des habitants. D’autres auteurs comme Pierre Francastel dénoncent l’échec d’un projet quasi « totalitaire », s’attachant à assigner à chacun une place précise, à prévoir les désirs de tous, à contrôler les loisirs.

Mais au-delà de toutes les critiques portant sur ce cadre de vie « inhumain », ces espaces sont surtout le réceptacle privilégié des contrecoups de la crise qui commence au début des années 1970 et perdure aujourd’hui. La dégradation des conditions de vie s’accélère en banlieue sous la pression d’un double processus de paupérisation et de d’ethnicisation. Paupérisation d’abord, parce que la fin des Trente Glorieuses introduit les vices d’un emploi précaire et

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«L’abandon de la rue entraîne la disparition des principaux avantages de la vie urbaine : sécurité, contacts, formation des enfants, diversité des rapports, tandis que la stricte application du principe du zoning vide dans la journée les quartiers d’habitation et accentue l’isolement des femmes à la maison.»

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généralise le chômage. C’est alors que les catégories d’habitants les plus aisées quittent les grands ensembles soit pour concrétiser leur rêve pavillonnaire soit pour réinvestir les centres-villes, abandonnant les banlieues aux populations les plus fragiles. Ethnicisation ensuite, du fait d’un renversement de la politique d’immigration française, passant d’une migration de travail concernant des hommes jeunes célibataires à une migration de peuplement avec la politique de rapprochement familial mise en œuvre en 1974.

Mais le semi-échec des grands ensembles n’est pas la seule postérité de la Charte d’Athènes. Boudée par les syllabus des écoles d’architecture françaises, elle a été mise à l’honneur par le Conseil Européen des Urbanistes qui a publié en 2003 la Nouvelle Charte d’Athènes. Ce texte, disponible en libre accès sur internet, défend les principes d’une ville cohérente tant sur les plans social, économique qu’environnemental. Les thèmes mis en avant pour la ville de l’avenir s’inscrivent largement dans l’héritage corbuséen : une ville pour tous, un souci écologique prononcé, une exigence d’hygiène, un impératif de sécurité, la bannière du modernisme et de l’innovation.

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«Le semi-échec des grands ensembles n’est pas la seule postérité de la Charte d’Athènes. Boudée par les syllabus des écoles d’architecture françaises, elle a été mise à l’honneur par le Conseil Européen des Urbanistes qui a publié en 2003 la Nouvelle Charte d’Athènes.»

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Le Corbusier avait-il tout faux ? La comparaison entre le succès de la « Cité radieuse » de Marseille prisée par une population de bourgeois-bohêmes, et l’échec de l’Unité d’habitation de Rezé-les-Nantes montre bien que des principes urbanistiques identiques peuvent conduire à des vécus opposés et que chaque ville construit son histoire avec ses habitants.

Par Margot Dazey (ENS Ulm)

Bibliographie :

- La charte d’Athènes. Le Corbusier. Points Essais, Seuil, 1957, p 189

- Le Corbusier, une encyclopédie, ouvrage dirigé par Jacques Lucan. Editions du Centre Georges Pompidou, Paris, 1987, p 497

- Histoire de l’urbanisme. Jean-Louis Harouel. Que sais-je ?, Presses universitaires de France, 4ème réédition 1993, p 128

- L’urbanisme, utopies et réalités. Une anthologie. Françoise Choay. Points, Seuil, 1965, p 446

- Art et technique. La genèse des formes modernes. Pierre Francastel. Bibliothèque Médiations, Denoël Gonthier, 1956, p 295

- La discrimination négative : Citoyens ou indigènes. Robert Castel. La république des idées, Seuil, 2007, p 129

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Rue des maléfices (Chronique secrète d’un Ville), c’est ainsi que Jacques Yonnet avait désigné dans un roman autobiographique le quartier Maubert dans lequel, jeune résistant, il avait pris le maquis. Rue des maléfices devint en 1951 un livre culte qui resta sans suite, curieusement proche des paysages de la cour des miracles dépeints en 1831 par Victor Hugo dans sa Notre-Dame de Paris, spiralée comme un cercle de vie, passerelle de mémoire entre la fin du Moyen-Age et l’ère des grandes transformations industrielles. Plus près de nous, le roman initiatique Cercle de Yannick Haenel (2007) transporte l’errance de son narrateur entre Notre-Dame de Paris et les squats des bas-fonds de Berlin. Cette fascination pour la vie des quartiers chargés d’histoires, aux marges des espaces économiques mais au cœur sensible de la Cité, ont suscité, depuis les années 1970, au-delà des coups de projecteurs des romanciers, des actions militantes de transformation des friches urbaines. « L’air de la ville rend libre » comme le proclame un proverbe médiéval allemand et la renaissance urbaine liée aux outils informatiques requiert de plus en plus, comme naguère pour les bâtisseurs de cathédrale ou les tisserandes, des mutualisations d’équipes innovantes. Les penseurs et les économistes d’Amérique du Nord, particulièrement sous la plume de Richard Florida, qualifient depuis vingt ans ces bâtisseurs d’indisciplines sous le terme indistinct de « créatifs culturels ».

Le terme agricole de friche demeure éloquent pour le tissu citadin car ses théoriciens (et ses praticiens) perçoivent comme un champ la mouvance bâtie : champ clos, jardin potentiel, jachère de talents qui, pour muter, ont besoin d’un temps de vie différent, plus long, plus doux et surtout plus relevé en goût. Le mouvement de transformation urbaine, fragilisé par le reflux de l’industrie de proximité (travail du bois et des produits de la nature, agro-alimentaire,…) a officiellement investi dans les années 1980 des friches industrielles de la banlieue ou des usines de main d’œuvre qui caractérisaient le tissu artisanal de la province. Ces réhabilitations ont pris des formes différentes : artistiques et citoyennes pour Fazette Bordage, pionnière française de ces aventures culturelles ; innovantes et liés au respect de la mémoire ouvrière pour la Sémimo B, selon l’urbaniste Gilbert Schoon, un de ses anciens maîtres d’ouvrage1.

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POLLINISER LES FRICHES

Par Sylvie Dallet

1_ Cet article est le fruit de multiples discussions et confrontations des documents relatifs à la reconversion des friches en « nouveaux territoires de l’art », du terme de la mission de Fazette Bor-dage à l’Institut des Villes, successivement artisane du Confort Moderne et de Mains d’œuvres. Gilbert Schoon dirige actuelle-ment, en historien du terrain, le Musée de l’His-toire vivante à Montreuil-sous-Bois.

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Dans tous les cas, ces marges urbaines, lieux anciens de l’activité collective, n’ont réussi une vraie reconversion populaire culturelle et économique que dans une logique de pollinisation des cœurs de villes où les urbanistes sont

restés attentifs aux demandes collectives d’artisans et d’artistes. Du Confort Moderne à Poitiers à la Belle de Mai à Marseille ou au Trou d’Enfer de Thiers, une énergie philosophique unit les premiers Centres d’Activités de Pointe (les

labels CAP) de Montreuil-sous-Bois à la trentaine de « fabriques culturelles » qui se sont organisées en guilde en 1996, sous le nom de TransEuropeHalle à l’initiative de Fazette Bordage. C’est également Fazette Bordage qui eut l’idée de baptiser les 4000 mètres de l’usine Valéo de Saint-Ouen, proche des Puces, de ce nom prophétique de Mains d’œuvres, comme un trait d’union entre la main d’œuvre quantitative du passé, soumise à un travail répétitif et disjoint épuisant, et ce Mains d’œuvres qualitatif d’avenir, construit en majuscule et au pluriel, autour d’œuvres de l’art.

Ces nouveaux territoires de la création et d’activités de pointe ont été conçus de façon structurée par des artistes ou des entrepreneurs qui exploraient à la fois des espaces de fête et de travail, préfigurant un nomadisme lié aux outils informatiques. A la différence du mouvement du Bauhaus allemand des années 1920, perpétué aux États-Unis (une architecture industrielle d’intégration

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«Ces marges urbaines, lieux anciens de l’activité collective, n’ont réussi une vraie reconversion populaire culturelle et économique que dans une logique de pollinisation des cœurs de villes où les urbanistes sont restés attentifs aux demandes collectives d’artisans et d’artistes.»

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de services), le choix de la jeunesse pour des bâtiments solides et spacieux de l’industrie promeut une architecture évolutive et recyclée, subtilement différente des modèles de Gropius ou Mies van der Rohe. Ces initiatives se définissent prioritairement comme des laboratoires du « vivre-ensemble », dans la richesse pleine de la liberté associative, expérimentant des concepts tels que « l’utilisation temporaire » d’ « architectures disponibles », parfois signalées par leurs producteurs comme des « hôtels culturels » (Helsinki). Pour la comparaison, déjà dans les années 1970, une haute construction emblématique de Montreuil, Mozinor, avait été réalisée comme un « hôtel industriel », destiné à intégrer de multiples industries légères sur cinq étages.

L’aventure exceptionnelle des CAP de Montreuil a été conduite par une société d’économie mixte, la Sémimo B, qui était à la fois société de construction et d’aménagement. L’initiative de réhabilitation montreuilloise des usines abandonnées pour les aménager en industries de pointe, débute au tournant des années 1980 et se perpétue jusqu’au début du XXIe siècle dans une structuration qui exclut à son origine les associations d’artistes pour finir par les intégrer. Cette initiative qui regroupe aujourd’hui 47 sites, anticipe de vingt ans le questionnement territorial qui saisit la France dès lors que son industrie se délocalise et que son administration resserre ses effectifs. Les débuts n’ont pas été faciles : la loi Vivien qui portait sur la réhabilitation des logements insalubres a été revendiquée pour assainir des espaces industriels en déshérence, permettant une mise à disposition aux petites entreprises et aux artisans des locaux aux prix très attractifs. Ces CAP devaient avoir une grande facilité d’accès (mixité urbaine, accès facilités pour livraisons, monte-charges de 1500 kg...), une conception architecturale soignée, une grande souplesse d’utilisation et une constante polyvalence liée à des activités de transformation. En 1986, la Semimo livrait la première surface collective de 12 467 mètres carrés, en réhabilitation de l’usine de papiers peints Dumas : cette CAP regroupait 49 entreprises près du métro Robespierre. La CAP Gaillard (5 166 mètres carrés), plus petite, aujourd’hui partiellement investie par les artistes, est issue de la restructuration en 1990 de la biscuiterie La Basquaise. Malgré des débuts difficiles, les CAP, relayés par des structures privées, connaissent un vrai succès auprès des graphistes, des architectes, des entreprises audiovisuelles. C’est cette synergie de talents qui distingue aujourd’hui Montreuil comme une véritable ville d’artistes (plus de 6000 recensés) et de créatifs, alliant une programmation théâtrale diversifiée, des ouvertures bisannuelles d’ateliers et un engagement écologique attentif à l’environnement pavillonnaire, lié aux jardins, aux parcs et aux murs à pêches.

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«Cette initiative qui regroupe aujourd’hui 47 sites, anticipe de vingt ans le questionnement territorial qui saisit la France dès lors que son industrie se délocalise et que son administration resserre ses effectifs.»

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Les lieux ont une mémoire active qui survit, comme la lumière des étoiles mortes, à travers des configurations saisonnières : un lieu chargé de patience collective comme une usine ou un atelier fertilise un quartier au delà de la fermeture de ses activités premières. Cette vibration nouvelle s’exprime dans le sous-titre de Mains d’œuvres « lieu pour l’imagination artistique et citoyenne », qui en 2009 a lancé un « printemps des richesses », dédié dans une longue inspiration, aux « échanges artistiques et politiques partages sensibles et intellectuels pour explorer ce qui compte vraiment pour nous »... La mémoire

urbaine rencontre désormais, grâce aux actions décisives de pollinisateurs d’histoires, la créativité artistique qui a besoin de locaux et de confrontations. Depuis trente ans, on observe cette configuration sur l’ensemble de l’Europe : laiteries (Melkweg à Amsterdam), usines de peaux (Chapal à Montreuil), usine de locomotives (le WUK de Vienne en Autriche), marchés couverts (Halles de Schaerbeek à Bruxelles) manufacture de tabac (La friche de la Belle de mai à Marseille), usine d’asphalte

(l’Ateneu popular de Barcelone),… L’industrialisation monumentale du XIXe siècle a laissé la place à des espaces de travail vibrants, mis en ondes par des collectifs de musiciens (l’Oreille est Hardie de Poitiers, the Junction à Cambridge) ou de gens de théâtre et du spectacle vivant, telle cette Kultur Fabrik, ancien abattoir luxembourgeois d’Esch-sur-Alzette. Les nouveaux occupants de l’ancien abattoir évoquent la nécessité de purger, par la création partagée, les souffrances passées des animaux.

Les friches ont parfois lié leur essor à une réflexion, voire une mutualisation muséale, tel le Chaos de Terni, qui a su associer avec l’accord des édiles, des créations in situ, des expositions d’art contemporain avec des espaces dédiés à l’archéologie et au théâtre. Cependant, contrairement aux musées qui valorisent leurs collections par des expositions archivistiques ciblées, les « fabriques », définies comme des lieux de travail créatif exponentiel, s’inscrivent dans une ouverture qui s’apparente au « work in progress » de la réinsertion. Cette réinsertion a pu prendre des aspects très divers. Fazette Bordage raconte comment, en jeune fille décidée, elle rassemblait toutes les bonnes volontés pour transformer le local abandonné du Confort 2000, un entrepôt de meubles de 4000 mètres carrés délabré, en un Confort Moderne et accueillant pour les musiciens : l’équipe originale de L’oreille est hardie, organisatrice de concerts de rock, a travaillé avec des bénévoles venus du monde du troisième âge, de la marge et du handicap. Des équipes de sourds muets, des personnes âgées, des voisins et même des détenus de la prison mitoyenne, mobilisés avec l’accord des avocats de Poitiers, ont inauguré une sorte de chantier imaginatif de réinsertion artistique. Cette réinsertion s’exprime beaucoup par les spectacles,

«Des équipes de sourds muets, des personnes âgées, des voisins et même des détenus de la prison mitoyenne, mobilisés avec l’accord des avocats de Poitiers, ont inauguré une sorte de chantier imaginatif de réinsertion artistique.»

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tel le mouvement des raves et de l’acid house menée par les étudiants de Cambridge, mais plus encore comme lieu de promenade des familles et de formation citoyennes, d’expression de soi et de thérapies sociales. Les lieux que revendiquent les collectifs artistiques sont réhabilités dans leurs usages anciens d’universités populaires, afin que les quartiers pauvres dans lesquels ils sont implantés les intègrent et protègent la transmission du savoir qui s’exprime par la création. C’est le sens de l’Ateneu popular du quartier des immigrés Nou Barris (Barcelone) ou la ville de Terni (Ombrie), qui, partant d’une usine désaffectée de plus de 10 000 mètres carrés, a su insuffler un espoir de reconversion à tout le quartier. Le maître « alchimiste » de l’ancienne usine chimique de Siri, Massimo Mancini, explique ainsi la démarche collective de l’association Indisciplinarte qui depuis 2005, gère des projets culturels, de curatelle et du développement territorial. Le principe d’expression de l’association repose sur cette phrase dont on retrouve les variantes sur les autres lieux des « fabriques culturelles » européennes : « le rôle stratégique principal de l’art et de la culture est de générer créativité, mobilité, imagination et intuition comme des éléments essentiels au développement

«Cette situation qui s’est déployée depuis trente ans en Europe et qui essaime dans le monde entier, participe de la requalification concrète des espaces urbanisés qui ont cru, un temps, pouvoir abandonner l’industrie.»

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des opportunités économiques professionnelles ». La structure agit donc, en accord avec les pouvoirs publics, pour le développement et la promotion de l’héritage artistique et culturel de cette ville de 12 000 habitants, naguère perçue comme « la Manchester italienne ». Depuis 2006, les « indisciplinarte » organisent un festival international de la création contemporaine du musée à la friche. De même, la quasi-totalité des municipalités qui ont bon gré mal gré accueilli les premières friches, collaborent désormais à leur pérennité par la mise à disposition des terrains à titre gracieux. L’énergie de ces « génomes culturels », selon la métaphore de la Belle de Mai, a su générer des emplois polyvalents, de 10 en moyenne à quelque 100, voire 170 salariés pour les sites de Cambridge et d’Amsterdam.

Ce « provisoire créatif » a pleinement joué son rôle depuis trente ans d’amplificateur, de pépinière, de ruche, dans des lieux blessés, progressivement soignés par les créatifs des grandes cités qui les ont vu naître : Amsterdam, Barcelone, Berlin, Dublin ou Leipzig sont innovants, quelque part par défaut, parce qu’ils offraient des espaces de création libres, de même qu’en 2010, les anciens appartements communautaires de Moscou et de Saint-Pétersbourg, symboles du système soviétique, accueillent désormais plasticiens et graphistes. Ces nouvelles « fabriques » culturelles fédérées à l’initiative des équipes de Fazette Bordage (avec le sociologue Fabrice Raffin) ont ouvert des voies créatives inédites » sur des « lieux imprévus »2, où la population mêle ses talents aux artistes. Les titres de ces « lieux de vie » puisent dans l’environnement des imaginaires évocateurs : la manifestation Frich’n chips de Nîmes en 1998 en appelle à l’initiative insolite du village de Pougne-Hérisson, qui par la conception de son festival de l’imaginaire mené par les conteurs des Arts du Chemin (Pougne Hérisson comme Nombril du Monde) dans lequel toute la population s’implique, a réussi à stopper l’exode rural et drainer sur ses terres des milliers d’estivants.

Ces lieux qui ont été le plus souvent des lieux d’enfermement des travailleurs, deviennent des espaces de réconciliation, dans une utopie qui s’élabore sur le triple principe du travail choisi, du collectif de mutualisation et de l’œuvre de qualité. C’est cette trilogie spirituelle qui, selon Fazette Bordage, devient productrice de richesses économiques, sociales et citoyennes harmonieuses. Pierre Schaeffer, inventeur de la « musique concrète » en 1948, avait, du Service de la recherche de l’ORTF (1960-1974), expérimenté avec ses équipes, des dispositifs relationnels semblables : travail de talent, travail pour la collectivité, travail d’initiation où le salarié « se familiarise » à un tout autre métier que le sien. Cette mobilité (et cette polyvalence voulue) des tâches, conçue comme Cette mobilité (et cette polyvalence voulue) des tâches, conçue comme un respect d’équilibre, est théorisée par Pierre-Michel Menger3 à travers l’exemple de l’intermittent du spectacle, devenu peu à peu le modèle analogique des producteurs de savoirs et de richesses dans les pays développés, à forte mobilité professionnelle.

2_Collectif sous la direc-tion de Fazette Bordage,

« Les fabriques. Lieux imprévus », Éditions de

l’Imprimeur, 2001, Mains d’œuvres. Voir également

les travaux de Christian Lemaignan sur les villes créatives et la recherche

italienne d’Eugeni Battisti sur l’archéologie indus-

trielle.

3_ P.M.Menger a écrit sur l’art comme travail au travers différentes publi-cations dont « Le travail

créateur. S’accomplir dans l’incertain », Gallimard,

2009

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Cette situation qui s’est déployée depuis trente ans en Europe et qui essaime dans le monde entier, participe de la requalification concrète des espaces urbanisés qui ont cru, un temps, pouvoir abandonner l’industrie. Elle concerne aujourd’hui l’urgente métamorphose des friches administratives et militaires. L’Europe du Nord, et plus spécifiquement l’Allemagne, anticipe les inquiétantes procédures d’ « amaigrissement », voire de déshérence des espaces citadins, privés de créativité par manque de confrontation sociale. À Berlin, haut lieux de friches, de squats et d’appartements communautaires, les édiles n’ont pas hésite à maintenir, contre l’appétit des promoteurs, seize espaces de zones franches en centre ville où des jeunes peuvent installer des roulottes ou des cabanes, un habitat précaire qui se transmet entre générations d’artistes. La configuration berlinoise, patiemment explorée par les photographies de l’anthropologue français Ralf Marsault en 2009, révèle une pensée urbanistique qui accepte le principe de l’apparent chaos du quartier Maubert popularisé par Jacques Yonnet dans les années 1950.

Réunis dans des conditions difficiles qui associent des expériences contradictoires (le spectacle vivant et l’expérimentation culinaire ou sonore n’expriment pas les mêmes besoins que les plasticiens, les vidéastes ou les graphistes), les dispositifs imaginés par les artistes ouvrent de nouveaux chemins coopératifs concrets, sur des demandes existentielles de recherche, d’expérimentations et d’échanges des savoirs. Comme s’y exerce la Plate-Forme nationale « Créativités & territoires »4, où dialoguent depuis 2008, des chercheurs, des responsables territoriaux, des artistes, il y a matière à réfléchir avec ces pionniers sur leurs expériences, car elles ont réussi, sur des territoires européens en souffrance, à rendre sa fécondité aux quartiers ouvriers et, partant, à contribuer à une rénovation des villes et des banlieues, au delà des idéologies de restructuration des pôles de compétitivité liés aux partitions commerciales. Ces initiatives urbaines, logées aux interstices, offrent pour utopie concrète une certaine conception du « vivre ensemble » par le beau et le libre, qui, des bâtis respectés aux récits chuchotés, s’entrecroisent de façon invisible… comme ces magies blanches et noires qu’une ville vivante sait de tous temps secréter.

Par Sylvie Dallet (Chercheur au CHCSC (U. Versailles-Saint Quentin))

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4_ La Plate Forme Créa &T (codirection Dallet &De-nieul) construit mensuel-lement sur des lieux inso-lites, un dispositif nomade d’expertise des créativités multiples sur les territoires. Deux sites web relaient son travail de lien et d’écoute multidisciplinaire : sa philosophie et ses expertises à la rubrique « Créativités & Territoires » de l’Institut Charles Cros (institut-charles-cros.eu) ; son accompagnement global et ses annonces sur le site de l’IAAT et partenaires (créativité & territoires.org).

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friches et lieux délaissés : des espaces marginaux ?

Ces espaces résiduels sont loin d’être vides et suscitent des pratiques et usages variés. Les délaissés des infrastructures routières abritent ainsi des cabanes de fortune, notamment dans les abords du périphérique parisien, tels les remparts de la Rome fellinienne la prostitution. La Petite Ceinture parisienne accueille promenades, musiques et pratiques festives. Un terrain à bâtir devient terrain d’aventure pour des enfants du 20ème arrondissement. Beaucoup de friches industrielles ont été réhabilitées ces dernières années en lieux culturels, ces projets tirant parti de bonnes localisations et d’une image décalée et alternative.

LES INTERSTICES COMME « CHAMPS DES

POSSIBLES URBAINS » : FAUT-IL CRÉER DES MARGES DANS LA VILLE?

les friches, les terrains vagues, les « interstices » délaissés sont considérés aujourd’hui par un certains nombre de chercheurs, d’urbanistes, d’architectes comme les « nouveaux territoires de la ville ». ces zones se caractérisent par une absence de fonctions et d’usages définis : ce sont des espaces non bâtis, peu aménagés, rendus disponibles à l’innovation par leur vacance. Ils représentent un envers intégré au sein de villes planifiées et d’espaces publics aménagés, dont l’absence d’aménagement a pour objectif de faciliter des appropriations aléatoires. l’indétermination, le caractère éphémère, informel, invitent à une réappropriation de la ville contemporaine, à une spontanéité urbaine, qui a leur tour permettent de repenser et inspirer les espaces urbains classiques

«Les études sur les friches urbaines et les terrains vagues n’ont plus comme seule entrée l’angle de la réhabilitation, dans ses aspects économiques, patrimoniaux, culturels et urbains.»

Par Laura Petibon

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Ces espaces commencent pourtant à ne plus être considérés comme de simples opportunités foncières ou des lieux de marginalité dangereuse. Les études sur les friches urbaines et les terrains vagues n’ont plus comme seule entrée l’angle de la réhabilitation, dans ses aspects économiques, patrimoniaux, culturels et urbains. Terrains vagues et friches accèdent, en tant que tels, à une visibilité jusque là inconnue, ou alors en des termes dépréciatifs – la zone des fortifs, les waste lands, les territoires perdus. La marge territoriale n’est plus un repoussoir et peut, voire doit, être préservée. Le lieu marginal et des marginaux devient une source d’inspiration pour l’aménagement urbain.

les qualités urbaines de la friche deviennent un objet d’étude

Leur place dans la ville, en tant que friche » ou terrain vague, devient un objet de recherche en soi: l’intégration urbaine, les pratiques et représentations des citadins / usagers ou encore le rôle des pouvoirs publics sont étudiés à partir de ces espaces. Les friches, terrains vagues et délaissés sont analysés comme les nouveaux territoires de l’urbain en termes d’interactions sociales, d’innovation, de spontanéité urbaine. Ils sont également revendiqués comme des territoires d’action : actions qui se déroulent sur le lieu de la friche, ou reprise des caractéristiques de la friche dans l’aménagement et l’occupation d’espaces ordinaires.

Selon des perspectives épistémologiques, les interstices sont devenus une source d’inspiration des études sur la ville. La thèse en urbanisme et psychologie environnementale de Stéphane Tonnelat, intitulée « Interstices urbains », propose une analyse théorique initiale : observation ethnographique,

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analyse des politiques et des pratiques. D’autres recherches, celles de l’Atelier d’architecture autogérée (aaa) ou de la Plate-forme européenne de pratiques et recherches alternatives de la ville (PEPRAV) sont plus portées vers la notion d’action, avec une visée sociale ou contestataire. De nombreux travaux, dans un langage imagé, versent dans la poétique des terrains vagues, avec l’utilisation de concepts paroifs abscons : espace-shift, multiple intériorité, auto-poièsis, les tiers-espaces, autant de termes qui appartiennent à cette « novlangue » architecturale née à l’occasion de la réhabilitation des friches. D’autres s’orientent vers une remise en cause sociale et politique d’une production de l’espace dite libérale. Les travaux de collectifs sur les friches comportent dans la majorité des cas un versant théorique ou conceptuel. Il ne s’agit plus seulement d’une pratique de promenade et d’exploration dans les territoires de friches urbaines, comme avait pu le faire Philippe Vasset à travers son Livre blanc, explorant durant une année les espaces blancs de la carte IGN au 1/ 25 000 de Paris et découvrant des lieux fourmillant d’activités informelles et non cartographiées.

Des qualités exportables dans les projets d’urbanisme ?

La thèse Interstices urbains, Paris - New York ; Entre contrôles et mobilités, quatre espaces résiduels de l’aménagement de Stéphane Tonnelat s’intéresse aux interstices de l’espace urbain, différents des friches, et définis comme les espaces résiduels non bâtis. Ces espaces faciliteraient le contact entre les citadins et leur environnement. Un triangle de trottoir résidu des emmarchements de la BNF, les délaissés de l’échangeur d’Ivry, une jetée désaffectée ou les îlots de trottoir de Times Square créés par le dessin de Broadway à

New York constituent dès lors des terrains d’étude. Le travail s’ouvre sur ce questionnement : « Que faire des interstices ? Sont-ils des défis projectuels du renouveau urbain ? » . Les interstices ne seraient-ils pas les espaces idéaux rêvés par les urbanistes ? L’idée de l’espace public dans les projets urbains contemporains est celle d’un espace ouvert, « pour tous », librement utilisable et dépourvu de coercition. Autrement dit les caractéristiques de la friche urbaine – appropriation spontanée, usages variés – sont directement applicables à la transformation de l’espace public.

«Les interstices sont donc montrés comme des espaces qui peuvent être concrètement mobilisés par la planification et qui présentent des avantages pour la ville en général et sa conceptualisation.»

«D’autres s’orientent vers une remise en cause sociale et politique d’une production de l’espace dite libérale.»

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Pour Stéphane Tonnelat, il ne s’agit pas de préserver à tout prix les interstices urbains, mais il serait intéressant pour les urbanistes de s’en inspirer : « Il serait plus intéressant de considérer plus sérieusement leurs caractéristiques interstitielles [...] afin de pouvoir éventuellement exporter cette qualité jusque dans les projets d’urbanisme et d’architecture et pourquoi pas dessiner de nouveaux interstices ». Les interstices sont donc montrés comme des espaces qui peuvent être concrètement mobilisés par la planification et qui présentent des avantages pour la ville en général et sa conceptualisation.

Le collectif d’architectes aaa qui participe à la Plateforme Européenne de Pratiques et Recherches Alternatives sur la Ville revendique l’existence d’espaces indéterminés dans la ville et prône la flexibilité dans l’aménagement : « nous les avons nommés terrains vagues urbains, pour marquer le fait que le vague, l’indéterminé, l’incertain, qui sont leur attribut sont aussi leur qualité urbaine. Ils pourraient fonctionner ainsi selon des principes d’autogestion et de « programmation » temporaire, flexible et réversible ». Il s’agit de créer dans la ville, des espaces analogues aux interstices périphériques.

Cette flexibilité d’aménagement n’est pas simplement un objectif en soi, elle vise ainsi - « pour transgresser les limites des statuts précaires » - l’adaptation aux statuts et baux précaires proposés par les municipalités aux occupants. La flexibilité devient ici une stratégie d’adaptation, compensée par une volonté de mobilité vers d’autres lieux similaires (la friche devient générique). Les projets du collectif ne trahissent pas l’objectif de « faire des lieux d’échanges, et des habitants des programmateurs de l’espace public » mais restent malgré tout assez modestes et se différencient peu de ce que ferait une association de quartier. Le projet phare « Ecobox » dans le 18ème arrondissement ou l’actuel, «Passage 56» dans le 20ème arrondissement ressemblent fortement à des jardins partagés, avec des modules de terres, des aménagements « conviviaux » pour la rencontre et l’organisation d’évènements ponctuels de quartier. Il existe un fossé entre le discours sur l’indétermination et l’imprévisible, et la réalisation d’espaces, certes « autogérés » mais finalement assez éloignés de la logique interstitielle. L’instauration de marges de liberté dans la ville est donc assez ambitieuse conceptuellement mais peine à s’exprimer dans les projets d’urbanisme car elle ne repose pas sur des propositions de réalisation concrète.

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seedbombs et mise à disposition temporaires

La PEPRAV a publié récemment un recueil axé sur les approches et les initiatives alternatives à l’aménagement traditionnel. Le recueil traite notamment du projet élaborés par la structure City Mine à Bruxelles, qui milite pour la mise à disposition par les propriétaires des espaces vacants, assurés par des garanties financières, afin de permettre la réalisation de projets, de présenter un spectacle, lancer une recherche, ou encore de créer un lieu de rencontre. Les collectifs Green Guerilla ou Guerilla Gardening proposent une réappropriation des espaces délaissés par des jardins partagés. Certaines de leurs actions dépassent le cadre strict de la friche et s’étendent à l’ensemble de la ville : peintures murales et « seedbombs » fleurissent dans la ville.

On peut intégrer à ce mouvement les shrinking cities, notamment en Allemagne de l’Est, avec la multiplication des vacances et des espaces en friche incitant à des politiques d’occupation temporaire de ces espaces : des citoyens sont invités par un atelier d’urbanisme à occuper des parcelles de 100m² à Dietzenbach. Le Palais du Peuple à Berlin connaît lui aussi une « occupation intermédiaire » avant sa destruction. Gilles Clément ou Romain Paris réfléchissent quant à eux à la « colonisation » par la végétation des espaces délaissés. Les rédacteurs de la Revue Urbaine ont publié dans la même optique un dossier sur le « désaménagement ».

L’accent est donc porté sur la spontanéité, le temporaire, l’autogestion du lieu. Les friches et les terrains vagues sont devenus à la fois des « territoires de projet » et des sources d’inspiration pour les logiques d’intervention d’un urbanisme plus classique. Moins confidentiels, des projets urbains ont ainsi recours à cette idée de flexibilité, de partage de l’espace public. L’animation de l’espace public par l’événement est aussi une sorte d’officialisation de l’aménagement éphémère: représentations cinématographiques en plein air, happenings culturels tels la Nuit Blanche à Paris ou exposition d’œuvres d’art dispersées dans la ville.

Par Laura Petibon (Paris-1 Panthéon Sorbonne)

«Les friches et les terrains vagues sont devenus à la fois des « territoires de projet » et des sources d’inspiration pour les logiques d’intervention d’un urbanisme plus classique.»

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RÉFÉRENCES :

- http://www.greenguerillas.org/ - http://www.guerrillagardening.org/ - http://www.peprav.net/tool/ - http://www.urbantactics.org/

OSWALT Philip et al. (2005), Shrinking cities, Vol.1 International Research, Hatje Canz, 735p.

PARIS Romain, 2000, « La valeur des délaissés » in L’Atelier. La forêt des délaissés, BOUCHAIN P.et CLEMENT G., Catalogue de l’exposition à l’Institut Français d’Architecture, pp 19-29.

PEPRAV, 2007, Urban act, a handbook for alternative practice, atelier d’architecture autogérée, Paris, 400p.

PETCOU Constantin, PETRESCU Donia., 2005, « Au rez-de chaussée de la ville » in Multitudes, n°20, 13p.

TONNELAT Stéphane, 2003, Interstices urbains, Paris - New York. Entre contrôles et mobilités, quatre espaces résiduels de l’aménagement, Thèse dirigée par B. HAUMONT et W. KORNBLUM, IUP PARIS, 592p.

VASSET Philippe, 2007, Un livre blanc, Fayard, 137p.

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Par Camille Dejardin

LES MARGES PARISIENNES

DANS LA LITTÉRATURE

FRANÇAISE,

XIXe siècle et premier XXe siècle

naIssancE Et InVEntIon DEs banlIEuEs

Les marges parisiennes intra muros s’organisent autour de différentes voies péricentrales, à proximité des faubourgs et des boulevards, faubourgs concentriques empruntant originellement l’emplacement des anciens remparts de la ville1. Extra muros, des espaces encore urbanisés s’étendent au-delà des différentes « ceintures » de Paris, et se mêlent progressivement à la campagne. Il faut donc considérer que déjà au XIXe siècle, les périphéries citadines sont un espace à la définition floue et à géométrie variable. Sous cette dénomination, la littérature oscille entre la description de quartiers tantôt riches et coquets accueillant le loisir des fortunes du centre-ville (le Bois de Boulogne où se promènent les personnages de grands bourgeois et de courtisanes, le canotage

revoyons nos classiques : chez les latins, il n’y a pas de transition entre urbs, rome ou toute autre ville importante, lieu du negotium, et rus, lieu du travail de la terre ou de la retraite (otium) ; chez rabelais, du bellay, ronsard, jusque chez les hommes de lettres des lumières, demeure cette opposition nette entre la ville et la campagne.

ce n’est qu’au xIxe siècle que point le premier intérêt pour les marges citadines. Industrialisation et bouleversements sociaux nés de la révolution cumulent leurs effets et font de la littérature le principal médium en charge de saisir la naissance d’une nouvelle réalité spatiale et sociale. la littérature du xIxe siècle, dans sa préoccupation réaliste et presque scientifique de décrire les changements sociaux, comme dans son élan romantique la poussant à chanter sa révolte face aux injustices, nous offre spontanément le portrait d’une réalité toute nouvelle : la constitution d’une zone périphérique « au ban du lieu ».

1_ Les boulevards populaires se situent sur les vestiges des encein-tes de Charles V et de

Louis XIII. Il faut attendre Haussmann pour que l’on

parle de « boulevards » en centre-ville ; le mot

prend alors un sens nouveau, laudatif, celui de « grands boulevards » : de larges avenues rectilignes,

bordées d’immeubles ou d’hôtels particuliers.

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sur la Seine à Asnières, la forêt de Fontainebleau où flânent les amoureux …), tantôt pauvres et sordides où sont repoussés les ouvriers, les vagabonds et les déclassés (la masure des Thénardier et les faubourgs arpentés par Fantine déchue dans les Misérables, le Montmartre du Chat Noir…).

Les fortifications, ou fortifs, constituent un élément particulièrement symbolique de la vie des marges parisiennes au XIXe siècle. Construites sous la Monarchie de Juillet par Adolphe Thiers afin de protéger la ville contre un éventuel siège, elles forment un glacis fortifié ceignant Paris à peu près au niveau des boulevards des Maréchaux et de l’actuel périphérique. Dans les années 1880, leur démantèlement est envisagé, étant donné qu’elles n’ont pas su empêcher l’occupation de Paris par les Prussiens en 1870 et se sont peu à peu transformées en un bidonville, que l’on appelle dès le début du XXe siècle « la zone ». Avant leur destruction dans les années 1920, elles constituent un lieu emblématique de l’activité de la jeunesse errante et des voyous de Paris, notamment les « Apaches », bande de vagabonds qui défraie la chronique à la Belle Époque.

Paris ne prend son apparence actuelle que sous le Second Empire. Zola, dans la Curée, fait une description saisissante des transformations qui s’opèrent avec les travaux d’Haussmann. Il est fascinant de lire les prospectives – réalisées – de son personnage Saccard, lorsqu’il contemple Paris depuis la butte Montmartre.

Paris s’abîmait alors sous un nuage de plâtre. Les temps prédits par Saccard, sur les buttes Montmartre, étaient venus. (...) Rue de Rome, il fut mêlé à cette étonnante histoire du trou qu’une compagnie creusa, pour transporter cinq ou six mille mètres cubes de terre et faire croire à des travaux gigantesques, et qu’on dut ensuite reboucher, en rapportant la terre de Saint-Ouen, lorsque la compagnie eut fait faillite. Lui s’en tira la

conscience nette, les poches pleines (…)2.

Pour avoir un aperçu du Paris d’avant Thiers et d’avant Haussmann, il faut lire les Mystères de Paris d’Eugène Sue. Ce roman-feuilleton populaire, dont l’intrigue se déroule dans les années 1820 et 1830, présente, de par sa vocation de fresque sociale réaliste et proche de la vie du « vrai » peuple, un intérêt testimonial immense. Il nous plonge dans un univers où l’on ne parle

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La banlieue parisienne au XIXe siècle, Théophile Steinlein

2_ Op. cit., chapitre III, p. 140.

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que l’argot. Il nous fait voyager dans le monde de la pègre et des petites gens sous Louis-Philippe, entre l’île de la Cité et le quartier du Temple, les plaines du Nord de Paris et de Saint-Ouen, et dans les rues tortueuses et anarchiques du pourtour de la ville avant les grands travaux. On y découvre des quartiers si insalubres que c’est « l’air pur » que les personnages vont chercher dans les périphéries encore rurales. D’ailleurs, ils seront ravagés par l’épidémie de choléra de 1832.

nouvelles populations : foyers de révolte ?

On sait que c’est principalement pour assurer la sécurité des bourgeois et pour faciliter les déplacements des troupes dans la ville3 que Napoléon III chargea Haussmann des grands travaux.

Dans l’Éducation sentimentale (1869) de Flaubert, les marges urbaines apparaissent comme des postes stratégiques dans les événements de 1848, l’insurrection

populaire des « journées de février » et la répression des « journées de juin ». Après les mouvements d’ampleur dans les beaux quartiers, ou en cas de repli des insurgés, que ces derniers soient originaires ou non de la périphérie de Paris4, c’est là que se rassemblent les révolutionnaires et que sont soignés les blessés. Flaubert décrit par exemple la Porte Saint-Martin5 après la fermeture des ateliers nationaux, censément organisés pour fournir un emploi salarié aux plus pauvres. Un peu plus loin dans le roman, on assiste aux préparatifs d’une manifestation :

Faubourgs, fortifs, boulevards

3_ D’autres motivations ne sont bien sûr pas

négligeables, telles que l’aubaine immobilière pour les investisseurs, favorisant

l’aristocratie d’argent montante et choyée sous

le Second Empire. Zola mentionne également, déjà

entre guillemets dans le monologue intérieur (au

discours indirect libre) de Saccard, la cause

officielle : « pour donner, disaient les braves gens,

un débouché normal à des quartiers perdus derrière

un dédale de rues étroites, sur les escarpements des

coteaux qui limitaient Paris ». Au XIXe siècle

comme aujourd’hui, le « désenclavement » était

présenté comme un but en soi, devant favoriser l’essor

des marges citadines.

«Avec la reconfiguration radicale et violente qui caractérise l’entreprise haussmannienne, les populations pauvres se voient refoulées vers les abords de la ville.»

5_ Gustave Flaubert, L’Éducation Sentimentale, troisième partie, chap. I..

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On criait de temps en temps : « Vive Napoléon ! Vive Barbès ! À bas Marie ! » (…) À de certains moments, [ces voix] se taisaient, alors, la Marseillaise s’élevait. Sous les portes cochères, des hommes d’allures mystérieuses proposaient des cannes à dard. Quelquefois, deux individus, passant l’un devant l’autre, clignaient de l’œil, et s’éloignaient prestement. Des groupes de badauds occupaient les trottoirs ; une multitude compacte s’agitait sur le pavé. Des bandes entières d’agents de police, sortant des ruelles, y disparaissaient à peine entrés. De petits drapeaux rouges, çà et là, semblaient des flammes ; les cochers, du haut de leur siège, faisaient de grands gestes, puis s’en retournaient. C’était un mouvement, un spectacle des plus drôles6. (…)

Vers neuf heures, les attroupements formés à la Bastille et au Châtelet refluèrent sur le boulevard. De la porte Saint Denis à la porte Saint Martin, cela ne faisait plus qu’un

grouillement énorme, une seule masse d’un bleu sombre, presque noir.7

Avec la reconfiguration radicale et violente qui caractérise l’entreprise haussmannienne, les populations pauvres se voient refoulées vers les abords de la ville. Cela ne les rend pas moins misérables ni moins subversives. Ainsi confinées dans une même aire géographique, elles peuvent d’autant plus facilement se coaliser pour ensuite déployer leurs manifestations dans les quartiers aisés et symboliques de la capitale.

Cette implication des marges dans les grandes révoltes, avant et après les grands travaux entrepris dans la capitale, contribue à fortifier leur image de lieux de corruption, requérant aux pouvoirs publics des mesures correctives ou palliatives. C’est ainsi que les marges urbaines deviennent l’objet de l’attention particulière des républicains et principalement des socialistes, des hygiénistes et des premiers sociologues.ben Dans la littérature, c’est le courant réaliste (Balzac, Flaubert…) et surtout naturaliste (Zola, Sue) qui se chargent de dépeindre et de porter la voix de ces quartiers stigmatisés et redoutés.

lE rEgarD réalIstE

Au XIXe siècle, le Docteur Villermé8 mena une étude sur les conditions de vie des couches sociales défavorisées au moment où la scission entre pauvres et riches commençait à se marquer horizontalement (les beaux quartiers et leurs périphéries) et non plus verticalement (les premiers étages et les chambres sous les toits). Ses travaux sont représentatifs de la pensée de son temps : la

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8_ Louis René Villermé (1792-1863). Un autre mé-decin républicain, moins connu, a travaillé sur des sujets similaires au milieu du XIXe siècle : Ange Guépin (1805-1873).

6_ Ibid.

7_ Ibid.

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réflexion sur l’injustice se fait sous le signe positiviste de l’inventaire et sous le signe normatif de la recherche de remèdes. Il s’agit d’endiguer la pauvreté et la déchéance morale qui l’accompagne.

mises en tableaux de la misère et « extinction du paupérisme »9

Dans De la mortalité dans les divers quartiers de la ville de Paris (rapport paru en 1830), Villermé entreprend une étude statistique des données

de la mortalité, mises en rapport avec la densité du peuplement et la salubrité des différents arrondissements, entre 1817 et 1821. Pour cela, dit-il, « J’ai considéré dans mon premier travail chaque arrondissement de Paris comme formant une ville distincte ». Il s’interroge sur les causes possibles des différences de taux de mortalité en fonction des quartiers. Sa conclusion est sans appel : les facteurs topographiques, hydrographiques, météorologiques, ne sont pour rien dans la répartition de la pauvreté et de l’opulence, ni de la bonne ou mauvaise santé. Ce n’est pas non plus dans les données architecturales ou infrastructurelles, telles que l’alimentation en eau par la Seine ou par les aqueducs, qu’il faut chercher les ressorts du problème, ni dans la mesure de la densité de la population. Villermé souligne plutôt, sans songer à la postérité d’une telle hypothèse, que les causes de la misère et ses conséquences sur la santé relèvent de ce que l’on appellerait actuellement l’intégration des populations : toutes n’ont pas un même accès aux commodités, toutes ne bénéficient pas au même titre des infrastructures, et dans un même lieu peuvent cohabiter des foyers aux revenus et aux possibilités très disparates.

le courant hygiéniste de Zola à céline

Ces préoccupations sociales et hygiénistes ont imprégné la littérature du XIXe siècle. Zola ambitionnait de transposer dans l’écriture la méthode de Claude Bernard, fondée sur l’observation, l’expérimentation et la mise en évidence de mécanismes, tels que l’atavisme et la généalogie. On sait qu’il voyait en ces derniers une nouvelle forme de fatalité, qui devait être contrée par un assainissement à la base, en réhabilitant et en purifiant les forces et énergies vitales présentes naturellement dans le peuple10 avant leur dévoiement.

Ce fil conducteur le conduit à mettre en scène la condition ouvrière et la pauvreté urbaine. Dans l’Assommoir. L’héroïne, Gervaise Macquart, mère de Nana, a emménagé à Paris et vit avec le zingueur Coupeau, qui sombre dans l’alcoolisme. Leur appartement misérable est ainsi décrit11 :

«Ces préoccupations sociales et hygiénistes ont imprégné la littérature du XIXe siècle. Zola ambitionnait de transposer dans l’écriture la méthode de Claude Bernard, fondée sur l’observation, l’expérimentation et la mise en évidence de mécanismes, tels que l’atavisme et la généalogie.»

10_ On pense au vitalisme de Germinal.

11_ Émile Zola, L’Assom-moir, chap. IX

12_ Émile Zola, L‘Assom-moir, chap. XI.

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Une chambre et un cabinet, pas plus. Les Coupeau perchaient là, maintenant. Et encore la chambre était-elle large comme la main. Il fallait y faire tout, dormir, manger et le reste. (…) C’était si petit, que Gervaise avait cédé des affaires aux Poisson en quittant la boutique, ne pouvant tout caser. Le lit, la table, quatre chaises, le logement était plein. (…) elle avait encombré le carreau de ce grand coquin de meuble, qui bouchait la moitié de la fenêtre. Un des battants se trouvait condamné, ça enlevait de la lumière et de la

gaieté.

À force de laisser-aller et de folles dépenses, le couple en vient à connaître les affres de l’endettement : après avoir été tentée par la prostitution, Gervaise devient également alcoolique, tandis que Coupeau est interné à Saint-Anne, où il meurt. C’est l’occasion pour Zola de décrire le quotidien des hôpitaux et asiles de l’époque. Zola oscille entre dénonciation et excuses implicites des souillures des mœurs de la jeunesse des mauvais quartiers12 :

Nana se montrait très coquette. (…) On la connaissait des boulevards extérieurs aux fortifications, et de la chaussée de Clignancourt à la grande rue de la Chapelle. (…)

[Nana et les jeunes filles de son âge vivant dans le même immeuble] venaient de se glisser dans la rue et de gagner les boulevards extérieurs. (…) La rue était à elles ; elles y avaient grandi, en relevant leurs jupes le long des boutiques ; elles s’y retroussaient encore jusqu’aux cuisses, pour rattacher leurs jarretières. Au milieu de la foule lente et blême, entre les arbres grêles des boulevards, leur débandade courait ainsi, de la barrière Rochechouart à la barrière Saint-Denis, bousculant les gens, coupant les groupes en zigzag, se retournant et lâchant des mots dans les fusées de leurs rires. (…) Puis, quand le soleil tombait, la grande joie de ces mâtines était de s’arrêter aux faiseurs de tours. (…) Nana et Pauline restaient des heures debout, au plus épais de la foule. Leurs belles robes fraîches s’écrasaient entre les paletots et les bourgerons sales. Leurs bras nus, leur cou nu, leurs cheveux nus, s’échauffaient sous les baleines empestées, dans une odeur de vin et de sueur. Et elles riaient, amusées, sans un dégoût, plus rosées et comme sur leur fumier naturel. Autour d’elles, les gros mots partaient, des ordures toutes crues, des réflexions d’hommes soûls. C’était leur langue (…).

Le lecteur du XIXe siècle ne peut être qu’indigné par une telle description ; c’est précisément ce que recherche Zola. En employant un vocabulaire cru pour dépeindre ces scènes populacières et impudiques, il peut se dispenser d’émettre un jugement plus explicite. « Peintre de la vie moderne », il n’en invite pas moins à une prise de position politique.

Céline se situe dans la lignée de cette littérature naturaliste et hygiéniste, attachée à décrire avec précision la misère et la maladie. Il est marqué par l’influence du médecin austro-hongrois Semmelweis13, à qui il s’identifie et consacre sa thèse d’étudiant en médecine. Dans Voyage au bout de la nuit (1932), il dresse sous forme d’autofiction le tableau sordide de l’activité du médecin de banlieue, en s’inspirant de son expérience personnelle à Clichy. Cependant, son

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13_ Ignace Philippe Semmelweis (1818-1865). Médecin obstétricien qui, quelques années avant Pasteur en France, prôna le lavage de main entre les opérations ou les accou-chements à l’hôpital. Il ne fut pas pris au sérieux de son vivant.

«La banlieue figure la pauvreté et la dépravation. La littérature du XIXè la construit comme un espace de détresse. Mais cette détresse n’est pas uniquement négative : elle est riche en symboles et propice à la transfiguration.»

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hygiénisme n’est plus celui du XIXe siècle : il est purement descriptif, et n’entraîne pas de prise de position. Le narrateur-personnage célinien, double de l’auteur, est clairement en retrait des scènes auxquelles il assiste, écœuré et comme pris au dépourvu. C’est ainsi qu’à travers le regard de Bardamu passif, le lecteur assiste à des avortements artisanaux entraînant la mort de la parturiente, au sadisme de parents qui battent leur petite fille de façon rituelle avant de faire l’amour… À l’obscénité des spectacles ne répond que la lâcheté du narrateur qui, en voyeur, se garde d’intervenir.

La banlieue figure la pauvreté et la dépravation. La littérature du XIXè la construit comme un espace de détresse. Mais cette détresse n’est pas uniquement négative : elle est riche en symboles et propice à la transfiguration.

un EnVIronnEmEnt rEconstruIt Et fantasmé, EntrE HantIsE Et fascInatIon

à travers le prisme du romantisme

La figure de proue du romantisme à vocation sociale est évidemment Victor Hugo, dont l’expression « magnitudo parvi », versant poétique de la théorie du sublime et du grotesque qu’il consacre avec le drame romantique, résume toute l’esthétique. Dans les Contemplations (1856), tout au long de la partie « Les luttes et les rêves », il met en vers son engagement aux côtés des démunis, et veut se faire leur porte-parole. Ainsi, dans « Mélancholia » :

Écoutez. Une femme au profil décharné,Maigre, blême, portant un enfant étonné,Est là qui se lamente au milieu de la rue.La foule, pour l’entendre, autour d’elle se rue.Elle accuse quelqu’un, une autre femme, ou bienSon mari. Ses enfants ont faim. Elle n’a rien ;Pas d’argent, pas de pain, à peine un lit de paille.L’homme est au cabaret pendant qu’elle travaille.

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C’est cette même démarche qu’il déploie lorsqu’il écrit la fresque des petites gens qu’est les Misérables (1862). Jean Valjean et sa traversée épique des égouts de Paris, Fantine et sa terrible déchéance qui la mène à la mort, Cosette et son anabase de l’antre des Thénardier au jardin du Luxembourg, Gavroche le gamin des rues héroïque sur les barricades, sont autant de figures aussi symboliques que réalistes dont les attributs comme les déplacements revêtent un caractère métaphorique. Par exemple, le cimetière de Vaugirard est le cimetière des pauvres et de la foule des anonymes, de ceux qui ne représentent rien dans la société bourgeoise, alors que le cimetière du Père-Lachaise est celui des hommes renommés et puissants, sinon des gens de bien. Aussi la mention des lieux participe-t-elle surtout d’une construction sémiologique, essentiellement binaire chez Hugo, entre ombre et lumière, vice et vertu, pauvreté et richesse, passé et présent, mémoire et oubli. À ce titre, les marges de Paris qu’arpente le petit Gavroche incarnent un espace de licence où le déploiement des mauvais penchants comme le coexistent avec le désintéressement le plus charitable. Elles ne sont donc pas décrites pour elles-mêmes, mais renforcent les traits des personnages, dont les évolutions morales et les justes destinées sont le seul vrai enjeu du roman.

Les autres grands écrivains romantiques ne traitent pas ces marges citadines de manière beaucoup plus précise. Pour le socialiste Lamartine, par exemple, c’est seulement la pauvreté sobre et digne qu’il faut chanter et la misère corruptrice qu’il faut dénoncer. Le romantisme est le courant littéraire pour lequel la spatio-temporalité n’est qu’un prétexte ou une métaphore au service de la thématisation d’universels humains et d’idéaux éternels.

le décadentisme fin de siècle

Continuant et concrétisant cette association symbolique, les dandys et marginaux libertins du XIXe siècle finissant font des marges urbaines, licencieuses à l’image de leur mode de vie, leurs lieux de prédilection. C’est principalement le nord de Paris qui accueille leurs forfaits et leurs extases : Montmartre, les Batignolles, la Villette ; mais ils se retrouvent aussi parfois plus près du centre-ville, « À la Bastoche » ou « À Grenelle » ; au sud, c’est « sur la Route de Charenton »14. Autant de quartiers que chantent Aristide Bruant et ses comparses. On y retrouve mis en exergue les thèmes de l’errance, du spleen, de l’alcoolisme libérateur et de la prostitution ordinaire.

Dans le sillage de Baudelaire, les décadents fondent leur esthétique sur la sublimation de la transgression. C’est donc l’âge d’or des cercles littéraires

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«Les autres grands écrivains romantiques ne traitent pas ces marges citadines de manière beaucoup plus précise. Pour le socialiste Lamartine, par exemple, c’est seulement la pauvreté sobre et digne qu’il faut chanter et la misère corruptrice qu’il faut dénoncer.»

14_ Cf. Émile Goudeau, « Sur la route de Charen-ton ».

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anticonformistes et provocateurs, rassemblés aux confins de la ville, et fréquentant assidument les cabarets et les « bouges » mal famés. Quel tableau les buveurs d’absinthe (de « verte ») dressent-ils de ces marges urbaines qui leur sont si familières ? Celui d’une société déliquescente, qui brille cependant d’un dernier éclat : les fards des prostituées et les lanternes des lupanars.

Le poète qui nous en dit le plus est certainement Aristide Bruant, dont toute une série de chansons parle de la vie des quartiers du Nord de Paris, en les nommant explicitement. Avec force élisions et apostrophes, l’auteur imite le parler populaire pour décrire la vie dissolue de jeunes hommes et de jeunes femmes dont le destin est indissolublement attaché à ces bas-fonds.

Le poème « À la Villette » décrit en filigrane le quotidien de ceux que l’on appellerait aujourd’hui délinquants, et leurs rapports avec la police, à travers l’histoire de l’arrestation et de la pendaison d’un jeune souteneur, racontée par la prostituée avec laquelle il vit :

[…] Quand i’ m’avait foutu des coups,I’ m’demandait pardon à g’noux,

I’ m’app’lait sa ptit’ gigolette,À la Villette.

I’ f’sait l’lit qu’i’ défaisait pasMais l’soir, quand je r’tirais mon bas,

C’est lui qui comptait la galette,À la Villette.

[…] I’ m’aimait autant que j’l’aimais,Nous nous aurions quittés jamais

Si la police était pas faiteÀ la Villette.

Y’a des nuits oùsque les ergotsLes ramass’nt comm’ des escargots,

D’la ru’ d’Flande à la Chopinette,À la Villette.

[…]La dernièr’ fois que je l’ai vu,Il avait l’torse à moitié nu,

Et le cou pris dans la lunette,

À la Roquette.

Prostitution et proxénétisme sont loin de susciter chez ce groupe d’artistes marginaux l’indignation et la prise de position sociale qu’ils font naître chez les auteurs « bourgeois ». Ici, si les vers sont empreints d’une tristesse et d’une mélancolie diffuses qui marquent tout à la fois la continuation et l’essoufflement du romantisme, on lit surtout une résignation teintée de tendresse pour ce mode de vie douloureux mais dont les périls sauvent de l’ennui. Qu’importe de mourir jeune, si le seul horizon est celui de la servitude au travail, ou

«La commune destinée des lieux et des êtres, leur commune déchéance, semble être propulsée au rang d’idéal de vie et de mort par des poètes qui prêtent leur voix aux miséreux anonymes.»

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l’abrutissement dans l’alcoolisme ? Les fléaux que sont le jeu et les ravages de l’alcool (symboles de la forme esthétisante du suicide) ne sont pas présentés comme des problèmes sociaux à combattre dans une perspective hygiéniste et humaniste, mais plutôt comme des compagnons de misère aidant à supporter ou accélérant une destinée inexorablement funeste.

Les marges urbaines sont donc en même temps les inspiratrices et le reflet de cette désespérance consentie que porte le mouvement fin de siècle. La commune destinée des lieux et des êtres, leur commune déchéance, semble être propulsée au rang d’idéal de vie et de mort par des poètes qui prêtent leur voix aux miséreux anonymes.

Que n’émigrons-nous vers les Palaiseaux !Trois petits pâtés, un point et virgule ;On dirait d’un cher glaïeul sur les eaux.

Vivent le muguet et la campanule !

modernisme et réhabilitation des marges urbaines à l’aube du xxe siècle

C’est Apollinaire qui à l’inverse, « las de ce monde ancien », consacre le modernisme dans la poésie française, avec Alcools (1913). C’est dans cette perspective qu’il fait l’éloge des banlieues, lieu de vie où s’épanouissent un nouvel urbanisme, de nouveaux modes de transports, de nouvelles formes de sociabilité.

Le célèbre poème « Zone » vante l’activité pleine de vie de la ville industrielle et industrieuse. Une promenade dans la capitale grouillante et dans ses marges cosmopolites se transforme sous sa plume en une nouvelle forme d’« invitation au voyage » : lieux de brassage des populations et des cultures, elles concentrent tout un monde et invitent à l’évasion, entre ville et campagne, à la faveur d’un moyen de transport en plein essor, le train.

Ô vous chers compagnonsSonneries électriques des gares chant des moissonneusesTraîneau d’un coucher régiment des rues sans nombreCavalerie des ponts nuits livides de l’alcoolLes villes que j’ai vues vivaient comme des follesTe souviens-tu des banlieues et du troupeau plaintif des paysages15

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15_ « Le voyageur ».

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la hantise contemporaine des banlieues

En quelque sorte, c’est avec Céline que naît sous sa forme canonique le mythe sordide des banlieues qui semble avoir orienté les perceptions de notre modernité : chez lui, ce sont des cloaques relevant de l’archétype. Il n’est pas futil de souligner qu’aucun des lieux que décrit finement Céline dans son Voyage au bout de la nuit n’est réel. Il s’agit d’un espace fantasmé, recréé, élevé au statut de paradigme. Ainsi, en s’inspirant de Clichy où il exerce l’art médical, ou des noms de la Garenne-Colombes et de Drancy, il dépeint la vie à la Garenne-Rancy, endroit fétide dont l’onomastique même suggère le confinement suffocant et l’odeur nauséabonde. Ce lieu sans consistance, s’il est le cadre d’anecdotes et de descriptions poignantes, n’est pour ainsi dire défini qu’en creux, comme la sorte de no man’s land qui sépare la ville de la campagne, et où décante une humanité nouvelle.

Seul le lien avec la métropole toute proche, à travers ce que l’on appellerait aujourd’hui la migration pendulaire, semble apporter un peu d’air dans cette existence - même si en définitive, cette bouffée d’oxygène est présentée comme illusoire. Le passage qui suit, sur les transports en commun, est un véritable morceau d’anthologie. On y retrouve des réminiscences du Zola de la Bête humaine ou de Germinal.

L’ urbanisation sous ses formes nouvelles, dont Céline est le témoin lorsqu’il observe la constitution des banlieues contemporaines, avec leur dense réseau de transports charriant un nombre croissant de travailleurs dans leur confinement sordide, semble ainsi comme par essence destinée à incarner la déliquescence et l’absurdité de l’ère inouïe inaugurée par la Première Guerre Mondiale.

Le positivisme a apposé sa marque, et l’acuité du regard scientifique, presque d’entomologiste, est toujours là avec Céline. Ambiance et détail se partagent les descriptions. Mais l’idéalisme dont le XIXe siècle était encore porteur est mort avec la Première Guerre Mondiale, et avec lui la volonté de changer la société. L’écrivain n’est plus prophète ni homme d’action : cette tâche est passée entre les mains des « intellectuels ». Désormais, l’écriture fait vœu, comme la sociologie wébérienne, de « neutralité axiologique », se contentant de prendre acte du fait sans plus énoncer de directions pour le droit. Lorsque Céline, avec les yeux de Bardamu, contemple la fange des banlieues de Paris ou de New-York, son dégoût n’entraîne aucune révolte16 : il se contente de rendre compte d’une transition, de l’émergence d’un nouveau monde et d’une nouvelle humanité, auxquels il ne s’oppose pas.

Plus encore, on peut dire que le XXe siècle sera marqué par une sorte de complaisance littéraire : faisant de l’abject ou du malaise un objet esthétique,

16_ La compassion de Bardamu et de Céline sont

une forme paradoxale de ratification de cet

état de fait ; il ne s’agit pas changer le monde.

Seules des améliorations minimes, infrastructurelles,

sont souhaitées (comme les progrès de l’hygiène), mais le sens de l’histoire empêche d’envisager un

bouleversement et de tenir une position réellement

critique.

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parfois même un objet de voyeurisme, au nom du désengagement et de la simple mission testimoniale de l’écrivain, elle contribuera d’une certaine manière à entériner les faits.

Si l’on peut encore voir une certaine mélancolie chez des écrivains comme Nathalie Sarraute, lorsqu’elle esquisse la vie de banlieusards anonymes17, l’évolution ultérieure de la littérature, jusqu’à la production littéraire contemporaine, montre un effacement complet de toute dimension normative dans le roman ou dans la poésie. Les opinions n’ont plus place que dans les essais, et le reste doit se borner à « faire voir ce qui est », de plus en plus crument ; jusqu’à la « littérature de banlieue » d’aujourd’hui, dans laquelle on peut discerner l’essor d’un réalisme transformé, à la dimension cathartique.

Par Camille Dejardin (Paris-IV Panthéon Sorbonne)

17_ « Quand il se mettait à faire beau, les jours de fête, ils allaient se promener dans les bois de la banlieue.

Les taillis broussailleux étaient percés de carre-fours où convergeaient symétriquement des allées droites. L’herbe était rare et piétinée, mais sur les branches des feuilles fraîches commençaient à sortir ; elles ne parve-naient pas à jeter autour d’elles un peu de leur éclat et ressemblaient à ces enfants au sourire aigrelet qui plissent la fi-gure sous le soleil dans les salles d’hôpital. » (Nathalie Sarraute, Tropismes, chap. XVII)

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Par Paul Rhoné

CÉLINE ET LA TRAVERSÉE

DE PARISle rapport paradoxal de céline à la banlieue remonte à son enfance, et se mêle à la fascination dégoûtée qu’il ne cesse d’exprimer pour une certaine idée de la marginalité. cette relation se retrouve dans les mouvements de ses personnages, qui traversent les lieux centraux à toute vitesse, comme

pour mieux les fuir et se réfugier dans une banlieue pourtant honnie et vite quittée.

D’une banlieue l’autre

« Le siècle dernier je peux en parler, je l’ai vu finir... Il est parti sur la route après Orly... Choisy-le-Roi... C’était du côté d’Armide où elle demeurait au Rungis, la tante, l’aïeule de la famille... 1» Tous les ans, pour rendre visite à sa tante Armide, le jeune Ferdinand est entraîné par sa mère depuis le passage Choiseul du IIème arrondissement jusqu’à Rungis. Le trajet se fait par le « tram » pris au Châtelet, puis à pied, puis en train. À une allure effrénée. « Arrivé au terminus fallait faire alors

vinaigre ! » Cet empressement à traverser la ville, d’une marge à l’autre, est l’un des piliers de l’imaginaire célinien. On le retrouve dans tous ses livres sous différentes formes. La pérégrination urbaine maille les périodes de la vie de Ferdinand : l’acheminement de la marchandise de sa mère de marché en marché, à Chatou, à Bougival, à Clignancourt, donne dès l’enfance la cadence harassante

des consultations médicales à domicile dispensées par l’adulte. D’un statut de scène primitive dans Mort à Crédit en 1936, la traversée de Paris se trouve finalement interprétée comme l’origine du processus de création dans les Entretiens avec le professeur Y en 1955. Céline raconte de manière épique la révélation de son génie dans le circuit aliénant du métro :

1_ 1 Céline, Mort à Crédit (1936), Folio, Gallimard,

p.47.

«L’ auteur de Voyage au bout de la nuit voudrait que, comme le métro, son écriture emporte le lecteur sans lui laisser d’alternative, qu’il soit forcé de l’emprunter par nécessité.»

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Retenez au moins bien ceci : le fait historique, Colonel !… toute la valeur de l’interviouve !… qu’on n’ait pas travaillé pour rien ! j’ai éprouvé moi aussi !… exactement !… ou à peu près… le même effroi que Pascal !… le sentiment du gouffre !… mais moi c’est pas au pont de Neuilly… non ! ça m’est arrivé au métro… devant les escaliers du métro… du Nord-Sud !… vous entendez Colonel ?… du Nord-Sud !… la révélation de mon génie, je la

dois à la station « Pigalle » !…2

La découverte du « style émotif » - qui donne son identité à toute l’œuvre de Céline – résulte d’une époque où l’écrivain-médecin « fonçai[t] d’un bout à l’autre de Paris. » Habitant à Montmartre, il zigzague entre son domicile, celui de sa maîtresse (« une dame qui me voulait du bien ») et Issy où il donne ses consultations :

Vous vous rendez compte !... chaque matin…Pigalle-Issy ! l’autobus ?... une fois, deux fois… ça va… mais tous les jours ? ça fait réfléchir : tous les jours ! […] oh, là que j’ai hésité !... tergiversé… rerenoncé… le noir métro ? ce gouffre qui pue, sale et pratique ?... le grand avaloir des fatigués ?...ou je restais dehors ? je bagottais ? be or not to be ?... l’autobus…3

Dans le métro, l’écrivain citadin connaît une révélation similaire à celle éprouvée par Pascal en 1654 après un accident de carrosse sur le pont de Neuilly. Mais la modernité a délocalisé les conditions d’émergence du génie. La circulation des véhicules est chaotique à l’image de la circulation des idées : « le Pascal,

dans une « deux chevaux », je voudrais le voir un peu du Printemps à la rue Taitbout. » Le métro est un non-lieu salvateur dans un monde où « la surface est plus fréquentable. » La révélation fait corps avec la ville : écrire, c’est transformer la trajectoire du métro : « Je lui fausse ses rails au métro, moi ! j’avoue !...ses rails rigides. » Chaque

phrase, dans sa construction stylistique, équivaut à une traversée de Paris, titre d’une nouvelle écrite par son ami Marcel Aymé, et qui fut adaptée au cinéma par Claude Autant-Lara, un autre proche de Céline. L’auteur de Voyage au bout de la nuit voudrait que, comme le métro, son écriture emporte le lecteur sans lui laisser d’alternative, qu’il soit forcé de l’emprunter par nécessité.

un espace en déliquescence

Si Céline est toujours en déplacement, c’est parce qu’il se lie à toutes sortes de marges et de périphéries. Le centre n’existe que de façon parcellaire dans son œuvre. Connu pour ses voyages, Céline est avant tout un

2_ Céline, Entretiens avec le Professeur Y (1955), Folio, Gallimard, p.81

3_ Ibid., p.82.

«Si Céline est toujours en déplacement, c’est parce qu’il se lie à toutes sortes de marges et de périphéries. Le centre n’existe que de façon parcellaire dans son œuvre. Connu pour ses voyages, Céline est avant tout un banlieusard.»

Le Passage Choiseul.

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banlieusard. « Je suis né, je le répète, à Courbevoie, Seine… je le répète pour la millième fois… après bien des aller et retour je termine vraiment au plus mal4 », écrit-il en incipit D’un château l’autre. Ses références sont Billancourt, Issy, Clichy. Pourtant Céline a longtemps habité dans Paris intra muros. Mais le centre de la ville abrite ses propres marges. La mère de Céline tenait une boutique dans le passage Choiseul où l’auteur vécut une partie de son enfance. Dans Mort à Crédit, il en fait une description sordide sous l’apparence d’une « cloche infecte », isolée du monde et infectée par les becs à gaz.

Pas de locus amœnus dans la ville célinienne. De manière générale, sous sa plume, le lieu est en permanente décomposition. « La grande maladie du corps célinien (…) c’est son manque de tenue5 », écrivait Jean-Pierre Richard. La célèbre description de la banlieue dans Voyage au bout de la nuit convoque un imaginaire apocalyptique autour de Rancy, ville de la déliquescence :

La lumière à Rancy, c’est la même qu’à Détroit, du jus de fumée qui trempe la plaine depuis Levallois. Un rebut de bâtisses tenues par

des gadoues noires au sol. Les cheminées, des petites et des hautes, ça fait pareil de

loin qu’au bord de la mer les gros piquets dans la vase. Là-dedans, c’est nous6.

En ballon dans Mort à Crédit, la terre vue du ciel est encore plus terrible, et la campagne est envahie par la ville : « Toute la moche cohue des guitournes, l’église et les cages à poules, le lavoir et les écoles… Toutes les cahutes déglinguées, les croulantes, les grises, les mauves, les résédas7. » Ce contexte d’affaissement, de suintement, de liquéfaction de l’espace fait signe vers la condition humaine. Dès lors, on comprend que la nécessité d’un redressement physique et moral de la société, puisse expliquer « la tentation d’un autoritarisme » chez le Céline des années 1930.

La déliquescence emporte les frontières entre les zones urbaines et rurales. Des espaces intermédiaires se forment. L’œuvre de Céline est un témoignage de l’interconnexion des espaces populaires et marginaux entre eux. Le héros modernes ne sont pas son seul moyen de relier les espaces. La langue populaire réduit aussi les distances et renforce la cohésion entre des zones éparses.

5_ Jean-Pierre Richard, Nausée de Céline, Verdier

poche, p.9

6_ Céline, Voyage au bout de la nuit (1932), folio,

Gallimard, p.238.

7_ Céline, Mort à Crédit, p.384.

4_ Céline, D’un château l’autre (1957), folio, Galli-

mard, p.9.

«L’œuvre de Céline est un témoignage de l’interconnexion des espaces populaires et marginaux entre eux.»

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langage en marge

Céline a effectué un choix linguistique : à l’époque de la rédaction de Voyage au bout de la nuit, l’auteur avait fait l’expérience de la variété des registres structurant son époque. Dans son enfance, le souvenir du grand-père agrégé et la fréquentation du père presque bachelier déterminent un souci pour la famille Destouches de se distinguer des ouvriers et des petits commerçants qui les entourent. Mais très vite, le voisinage parisien fait entendre sa musique particulière et le jeune homme est imprégné du parisien populaire des commis et des apprentis.

Le français de Céline n’est pas rural. Il n’est pas un parler paysan infusé de dialecte et de patois. Céline parle le parisien, et plus précisément le parisien populaire. « De même que le français qui s’est imposé comme norme pour l’écrit est très largement celui de la bourgeoisie parisienne, la langue du peuple de Paris s’est de tout temps, de Villon à Céline en passant par Balzac, Hugo, Sue et Zola, imposée comme l’autre français, celui précisément qu’école et Académie s’employaient à refouler8. »

La plupart des évolutions de la langue française sont dues, depuis le XVIIème siècle où elle a été très strictement codifiée, aux passages en force de la langue populaire dans le français académique. Céline est intéressé par le pouvoir cinétique de la marginalité linguistique. Il y trouve encore le moyen de bouleverser le centre depuis la marge. Ce n’est pas un hasard si le lieu des Entretiens avec le professeur Y, où l’écrivain en fin de carrière est invité à répondre aux questions d’un journaliste, est le Square des Arts et Métiers. Le square, au centre de Paris, porte le nom de l’académisme. La topographie célinienne repose sur une distinction originelle entre le centre et la périphérie. Au centre, siège l’académisme. L’artiste est condamné à fréquenter les marges.

meudon : le refuge impossible

Les derniers lieux de la vie et de l’œuvre de Céline font office de refuge à l’ancien médecin de Sigmaringen. L’opprobre l’a condamné au bannissement. L’élite littéraire des années 1950 l’a enterré à force de dénonciations. De 1951 jusqu’à sa mort, Céline vit à Meudon, au 25 ter route des Gardes, sur le pan de la colline de Bellevue, dans une maison rendue célèbre par les nombreux reportages télévisés dont son excentrique propriétaire fait l’objet. La dernière demeure se situe en retrait du centre parisien ; mais toujours à vue, elle le surplombe. Au rez-de-chaussée, Céline reçoit en consultation médicale et au premier étage, Lucette, sa femme, donne des cours de danse. À Meudon, Céline est prolixe : les patients sont rares et les souvenirs vifs et douloureux.

8_ Henri Godard, Poétique de Céline, Gallimard, 1985, p.57.

«Céline est intéressé par le pouvoir cinétique de la marginalité linguistique. Il y trouve encore le moyen de bouleverser le centre depuis la marge.»

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L’exil en banlieue est bien l’aboutissement d’une dernière traversée de Paris. En 1936, dans Mort à Crédit, l’auteur décrit sans le savoir son propre destin à travers un de ses personnages les plus emblématiques : Courtial des Pereires, l’inventeur fou. Brimé pour une invention ratée, un « Télescope familial », Courtial est poursuivi par une clientèle mécontente : il doit quitter la rue Monge pour s’installer à Montretout. Il fuit ensuite à la campagne.

Accablé par les dettes, il est talonné par la ville : les créanciers du Palais-Royal, de la rue Cambronne, de la rue de Grenelle, continuent leur harcèlement malgré l’éloignement. Pour le créateur, inventeur ou artiste, il n’y a pas de lieu pour se faire oublier. À Meudon, Céline a été le témoin de l’absorption progressive de la campagne par la ville. Installé sur cette

frontière poreuse, l’auteur est au cœur du mélange à la marge, motif obsédant de sa perception du lieu. Jean-Pierre Richard dans son fameux Nausée de Céline (1980) décrit la marge parisienne comme le terreau du déchet, cet objet qui représente chez Céline l’état transitoire entre l’être et le non être. La banlieue est un « grand abandon mou qui entoure la ville, là où le mensonge de son luxe, vient suinter et finir en pourriture. » C’est donc une frontière en voie de disparition où la ville s’effiloche, une zone boueuse mais cruciale. Nouvelle limbe où s’élabore la création, elle symbolise la déchéance de l’identité. Trop proche de la ville, trop loin du désert, Céline ne trouve jamais dans la banlieue le confort et la solidité du refuge. La marge urbaine, devenue lieu de mélange, repousse toujours davantage les marginaux. Et chez Céline, l’échappatoire est toujours la même : la Seine. Le fleuve fournit l’ultime ligne de fuite. Son cours étroit suffit à contenir tout un monde rétabli dans ses frontières. Dès le Voyage au bout de la nuit, il figure l’aboutissement infini de tous les allers-retours :

De loin, le remorqueur a sifflé ; son appel a passé le pont, encore une arche, une autre, l’écluse, un autre pont, loin, plus loin… Il appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne, et nous, qu’il emmenait, la Seine aussi,

tout, qu’on n’en parle plus9.

Par Paul Rhoné (Sciences Po Paris)

9_ Céline, Voyage au bout de la nuit, p.505.

Céline dans son jardin à Meudon

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Prix Goncourt 2010, La Carte et le Territoire de Michel Houellebecq raconte la vie de l’artiste Jed Martin, qui travaille à partir de cartes Michelin puis décide de rencontrer un certain Houellebecq chez lui à Shannon, en Irlande. Réflexion sur la représentation de l’espace et les rapports de l’Homme à son territoire, le cinquième roman de l’ancien informaticien du Ministère de l’Agriculture pose aussi certaines questions saillantes sur la France globalisée de 2011.

La commune de Châtelus-le-Marcheix (Creuse, Limousin) et ses 364 habitants furent soudainement médiatisés pour être l’un des lieux de l’action du roman.

Le dernier roman de Michel Houellebecq, La Carte et le Territoire, s’apparente à un ouvrage de science fiction à toute petite échelle. Le récit pourrait advenir dans un futur proche, dans une dizaine d’années, peut-être même un peu moins. Jed Martin accède à la reconnaissance en exposant ses clichés de cartes Michelin. C’est un artiste solitaire, qui passe le plus clair de son temps en tête à tête avec son chauffe-eau, et tous ses réveillons de Noël en tête à tête avec son père. Son chemin croise pourtant celui d’Olga, jeune femme d’affaire Russe, travaillant avecun certain Jean-Pierre Pernaut, présentateur de télévision qui vient tout juste de révéler son homosexualité, et de Michel Houellebecq, écrivain. Le roman débute par la description d’une œuvre de l’artiste. Le premier espace narré est donc l’espace du tableau, doublement fictif : il est créé par Jed, lui même créé par Houellebecq. Le tableau représente un motif architectural. Cet « enchevêtrement babylonien de polygones gigantesques », formés par des immeubles, aurait pu, nous dit-on, « se trouver au Qatar ou a Dubaï ». C’est pourtant « une photographie publicitaire, tirée d’une publication de luxe allemande, de l’hôtel Emirates d’Abu Dhabi », qui a inspiré l’artiste. On peut ici entrevoir deux thématiques essentielles du roman. D’une part la transformation de l’espace par le libéralisme, à travers l’évocation de la

LE RAPPORT À L’ESPACE DANS

LA CARTE ET LE TERRITOIRE DE MICHEL HOUELLEBECQ

Par Margaux Leridon

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mondialisation (Français, l’artiste consulte une publication allemande au sujet d’Abu Dhabi). De l’autre, et c’est peut-être là le cœur même du livre, la transformation de l’espace par sa représentation ; de la photographie par le tableau, du territoire par la carte.

la mondialisation, bouleversement spatial et monstruosité humaine

Michel Houellebecq inscrit d’emblée son récit dans un espace mondialisé et cosmopolite. Outre l’évocation, dès les premières pages, d’un « plombier croate » et d’une « aide ménagère sénégalaise », on notera « qu’une des cinq plus belles femmes de Paris » est russe. Le père de Jed, architecte, dessine depuis son cabinet parisien des cités balnéaires au Portugal, à Saint-Domingue et aux Maldives. Ces complexes tourisitiques sont sensiblement identiques les uns

aux autres. Les principales caractéristiques de la mondialisation sont ainsi signalées : distribution internationale du travail, déplacements humains, et uniformisation culturelle.L’achat d’un nouvel appareil photo par l’artiste occasionne une typologie des productions industrielles en fonction de la nationalité des entreprises. Les Japonaises sont « imbuvables », tandis qu’en Allemagne « la social démocratie des gremlins ne (tient) plus la route » ; avec la Suisse qui mise sur une « politique des prix extrêmes », le produit coréen reste « le meilleur moyen pour le consommateur de s’éclater ». Le passage donne lieu à un joli morceau de namedropping, qui rappelle que la mondialisation est avant tout marchande, corollaire du libéralisme économique. Les métiers artistiques ne sont pas épargnés par les conséquences de la mondialisation. Les principaux acheteurs d’art contemporain sont américains, chinois et russes. La popularité d’un artiste dans les milieux culturels parisiens ne suffit plus, sa promotion doit se faire à l’échelle mondiale. La valeur marchande de l’oeuvre s’accroit à force de stratégie marketing internationale. Ainsi, l’attaché de presse de Jed se réjouit-elle de voir son exposition retardée de mars à décembre : « Ça va me laisser plus de temps pour travailler les magazines anglais ; il faut s’y prendre en amont, avec les magazines anglais ». On remarque d’ailleurs que le biographe de Jed Martin est un certain « Wong Fu Xin », qui use, dans l’analyse de son œuvre, de références ironiques aux « clichés d’exubérance métaphorique traditionnellement associés aux auteurs d’Extrême-Orient. »

Michel Houellebecq

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Dans ce contexte, les paysages nationaux prennent de nouveaux visages, en fonction des rôles attribués aux différents territoires, au sein d’un processus de production économique d’échelle planétaire qui s’est peu à peu imposé au monde. Ainsi la France, à l’industrie depuis longtemps délocalisée, se transforme en un grand parc touristique. Partout les anciens paysages industriels sont remplacés par ceux d’une France prétendument pittoresque, créée de toutes pièces pour correspondre aux fantasmes de touristes américains ou asiatiques. Jusque dans des villes à intérêt touristique a priori limité, des rues piétonnes sont aménagées dans les centres, et des panneaux d’information historique et culturelle sont installés. Il s’agit d’un tourisme « haut de gamme » ; comme le remarque Olga, les Français ne sont plus suffisamment riches pour se payer des vacances en France. Il n’est donc pas rare, dans un restaurant branché parisien, de ne croiser qu’un « couple coréen », ou de partager son petit-déjeuner au château du Vault-Lugny avec « une famille de Chinois ». Dans une France où « la campagne (est) redevenue tendance », on voit se multiplier les « compétitions locales destinées à récompenser de nouvelles créations charcutières et fromagères » et on assiste « au développement massif, inexorable de la randonnée ». En effet, conséquence qui n’est paradoxale qu’à première vue de ce phénomène de mondialisation, le terroir « franco-français » gagne les sympathies. Ainsi, dans l’étude commandée par Olga sur les plats consommés dans les hôtels proposés par le guide Michelin, « la cuisine créative, ainsi que la cuisine asiatique, étaient unanimement rejetées. La cuisine d’Afrique du Nord n’était appréciée que dans le Grand Sud et la Corse. Quelle que soit la région, les restaurants se prévalant d’une image « traditionnelle » ou « à l’ancienne » enregistraient des additions supérieures de 63% à l’addition médiane ». La France étant devenue une grande aire de jeux destinés aux touristes fortunés du monde, elle gagne à cultiver ses spécificités nationales, à ne proposer que du français pur-jus, inimitable par les pays touristiques concurrents. Il faut préciser aussi que les nouveaux touristes sont « issus de pays aux normes sanitaires récentes et de toutes façons peu appliquées (…), à la recherche, lors de leur séjour en France, d’une expérience gastronomique vintage, voire hardcore ».

Cette expérience, ils la trouveront plus facilement dans certaines spécialités régionales séculaires que dans une cuisine multi-culturelle conçue, à la fin des années 1990, sur la base de critères sanitaires et diététiques. La boucle de la mondialisation est ainsi bouclée. La culture française s’était dans un premier temps étoffée d’éléments issus des patrimoines de différentes régions du monde, dans un melting pot souvent critiqué. Mais par la suite, la France ayant trouvé sa place dans le processus de production économique mondiale, elle a renoué avec sa culture originelle, qui devient sa principale « valeur ajoutée » sur le marché touristique.

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La mondialisation selon La Carte et le Territoire n’abolit pas les frontières ; elle les redessine « en fonction des attentes de la clientèles. » À l’aéroport de Shannon, que Jed visite à l’occasion de sa rencontre avec Michel Houellebecq, exilé en Irlande, on constate qu’aucune capitale européenne n’est desservie à l’exception de Paris et Londres. Les principales destinations sont des stations balnéaires espagnoles et des villes de Pologne, l’Irlande étant un important foyer d’immigration polonaise à cause de sa réputation de sanctuaire du catholicisme. Le zonage mondial inclue les pratiques religieuses. Ainsi « à la surface plane, isométrique de la carte du monde se substituait une topographie anormale où Shannon était plus proche de Katowice que de Bruxelles, de Fuerteventura que de Madrid ».Outre cette réflexion, le motif de l’aéroport occasionne de très belles pages, tels les adieux de Jed et Olga, son amante russe, dans le silence ouaté d’un aéroport presque vide, « hommage discret de la machinerie sociale à leur amour si vite interrompu ». La séparation des deux protagonistes est un exemple d’effets secondaires de la mondialisation. Jeune Russe ayant trouvé du travail à Paris, Olga est renvoyée à Moscou par la multinationale pour laquelle elle travaille. L’auteur en profite pour signaler le « rôle si important aujourd’hui dans l’accomplissement des destinées individuelles » du « dispositif général de transport des êtres humains ». Ce dispositif est destructeur. Il marque plus souvent le temps des séparations que des nouveaux départs. Au fond, la proximité entre Paris et Moscou, créée pour Olga par son emploi dans la multinationale Michelin, reste, pour l’auteur, tout à fait factice. Olga a beau s’adapter « merveilleusement bien à la France », au point qu’il soit « difficile de croire qu’elle (ait) vécu son enfance dans une HLM de la banlieue de Moscou », elle finit quand même par retourner en Russie. Et Jed, pourtant désespérément amoureux d’elle, n’envisagera pas un seul instant de la rejoindre. Les personnages de Houellebecq semblent propulsés au hasard d’un destin espiègle dans des pays qui ne sont pas les leurs. Dès lors, la relation à autrui est toujours provisoire et itinérante Elle finit irrémédiablement dans la douleur, les personnages étant trop perdus pour pouvoir communiquer. Le technicien Japonais envoyé à Beauvais pour réparer une machine-outil fabriquée par l’entreprise dont il est employé, est pathétique et absurde ; il est incapable d’accomplir seul la mission qui lui a été confiée et ne peut pas téléphoner au Japon à cause du décalage horaire. Comme, il ne parle pas français, il reste sans voix devant la machine déréglée. Ce type de personnages délocalisés incarne une vision tragique de l’espace mondialisé. Il ne s’agit pas d’un plaidoyer social, économique ou politique, mais d’une critique humaine de la mondialisation. La mondialisation selon Houellebecq, ce sont tous ces personnages déracinés, tombés là par hasard, ou plutôt au gré du marché. Dans un monde qui s’enfonce dans un présupposé douteux d’a-nationalité au point de nier les différences, ses partisans se retrouvent pris à leur propre piège.

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la transformation de l’espace par sa représentation : de la carte routière à l’objet d’art

L’espace houellebecquien n’est pas seulement transformé par le marché, il est surtout transformé par Houellebecq lui même, par l’artiste. La question du territoire et de sa représentation, que celle-ci prenne la forme d’un roman, d’un tableau, ou tout simplement d’une carte, oriente le récit. Si la profession du père du héros, architecte, permettait d’illustrer le premier volet de notre analyse, c’est celle de Jed lui-même, qui « consacra sa vie à (…) l’art, à la production de représentation du monde, dans lesquelles cependant les gens ne devaient nullement vivre », qui éclairera notre second point. Lors de sa première exposition personnelle, intitulée « La carte est plus intéressante que le territoire », Jed présente des photographies de cartes routières Michelin. Considérer le titre de l’exposition comme le postulat du livre serait un peu rapide ; cette assertion, et sa signification plus large, c’est-à-dire l’idée que la représentation est plus intéressante que l’espace et, par extension, que l’art est plus intéressant que la nature, est discutée en filigrane tout au long du roman. L’œuvre de Jed constitue une représentation de l’espace à plusieurs niveaux. Le territoire est d’abord représenté par la carte, et la carte par la photographie. On passe d’une représentation utilitaire du monde à sa représentation artistique. Si le cartographe reste soumis à la réalité du territoire, il y a quelque chose de démiurgique dans le traitement de l’espace par l’artiste. Certains critiques d’art n’hésitent pas à affirmer que Jed « non sans une crâne audace, (…) adopte le point de vue d’un Dieu coparticipant », et parlent, à travers son œuvre de « (re)construction du monde ».

La reconstruction subjective du monde à travers l’oeuvre pourrait constituer une bonne définition de l’art en général. Il s’agit de redessiner l’espace, à la recherche d’une esthétique qui naîtrait non pas du simple agrément visuel, mais de la comparaison au réel, et du bouleversement de celui-ci. D’une certaine manière, Houellebecq adhère à cette logique en impliquant dans son roman des personnages réels, qu’il affuble de biographies fictives : un Jean-Pierre

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Pernaut homosexuel par exemple. L’œuvre de Jed accède à une radicalité révolutionnaire lorsqu’elle laisse une place à l’ « étape carte », là où la majorité des artistes passent directement du paysage à l’œuvre. Il élève ainsi l’objet-carte à une dimension artistique, comme en témoigne, suite à son exposition, la hausse des ventes des anciennes cartes Michelin, dès lors envisagées comme des éléments décoratifs par le public. En choisissant de représenter non plus le territoire lui-même mais une représentation du territoire, il défend la supériorité de l’industrie humaine sur la nature, industrie humaine à laquelle il rendra hommage, dans la suite de sa carrière, à travers sa « série des métiers simples ». Choisir la carte, c’est non seulement choisir la représentation, mais c’est encore privilégier un paysage domestiqué, modifié par l’homme. Si la carte existe, c’est parce que les routes existent. Plus que l’espace lui-même, c’est l’aménagement de l’espace qui intéresse Jed au début de sa carrière. Au début du roman, la description presque lyrique du bureau de Patrick Forestier, le directeur de la communication de Michelin France, manifeste une sorte d’émerveillement face à l’aménagement. Dans cet espace « ingénieusement modulaire » dont s’émerveille l’écrivain, « on pouvait organiser une conférence, une projection, un brunch ». Pour Jed – et pour Houellebecq – l’œuvre d’art ne tire pas sa beauté de sa ressemblance avec le paysage représenté ; c’est la nature qui devient belle lorsqu’elle commence à ressembler à l’art. Ainsi, lorsque Jed termine son entretien avec Patrick Forestier, le ciel est d’un « bleu hivernal » si « splendide » qu’il paraît « presque artificiel ; un bleu de phtalocyanine ». Sans aller jusqu’à une représentation artistique de l’espace, sa schématisation utilitaire – par le biais de la carte, par exemple – semble avoir déjà plus de valeur esthétique que l’espace lui-même. Ainsi, lorsque Houellebecq décrit « un pays enchanté, une mosaïque de terroirs superbes constellés de châteaux et de manoirs, d’une stupéfiante diversité mais où, partout, il faisait bon vivre », il n’évoque pas la France, mais l’image qu’en donne un guide touristique. D’une manière générale, Houellebecq rend plus facilement hommage au « guide French Touch » et à « la prose poétique du gérant du Carpe Diem » qu’à la campagne française. L’espace, dans La Carte et le Territoire, passe donc presque systématiquement par le prisme de sa représentation, qu’elle soit publicitaire, fonctionnelle ou artistique. Pour l’esthète impitoyable qu’est Jed, la campagne française n’est appréciable, du moins au début de sa vie, que filmée depuis les hélicoptères qui suivent le peloton du Tour de France. La réalité semble bien éloignée de cette perfection. Dans les hôtels du guide, « les volets sont mal choisis », et lors de sa séparation avec Olga, moment profondément ombrageux, « le temps, beau et calme, ne favorisait pas l’apparition des sentiments appropriés ». De la même façon que l’espace réel semble être une copie défectueuse et illogique de l’espace représenté, la vie apparaît dans l’œuvre de Houellebecq comme une mauvaise œuvre d’art.

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La fin de cette relation marque du même coup, pour Jed, la fin de la représentation de l’espace dans son travail artistique. En trois lignes, Houellebecq évoque successivement l’espace sublimé par l’art, avec les « cartes routières et tirages photographiques », destiné à disparaître dans un futur proche, et l’espace trop réel du boulevard Vincent-Auriol, avec son hypermarché Casino. À partir de cette étape du récit, et jusqu’au dernier chapitre (exclus), Jed effectue un « retour à la peinture », et ne se consacre plus qu’à la représentation d’êtres humains.

Par crainte d’en révéler un peu trop aux futurs lecteurs, nous ne nous risquerons pas à évoquer la fin du roman. Signalons seulement que Jed et Houellebecq reviennent tous deux sur l’idée d’une nature inférieure à sa représentation. La nature gagne peu à peu non seulement sa lutte contre l’homme et son industrie, mais aussi contre l’artiste. Et en refermant l’ouvrage, on se souvient du Confiteor de Baudelaire : « Nature, enchanteresse sans pitié, rivale toujours victorieuse, laisse moi ! Cesse de tenter mes désirs et mon orgueil ! L’étude du beau est un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu. »Jusqu’à la fin de l’ouvrage, la modification de l’espace entraînée par la mondialisation ne semble pas devoir prendre fin – bien qu’elle entraîne un retour aux cultures nationales traditionnelles. Au contraire, la transformation du territoire par sa représentation, pourtant sujet essentiel de l’œuvre, semble, à terme, vouée à l’échec. Plus encore qu’une réflexion sur l’espace, La Carte et le Territoire est une réflexion sur la frontière infrangible entre l’art et la vie.

Par Margaux Leridon (Science-Po Paris)

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la margE Et lE

mInorItaIrE

Thématique III

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- l’enseignement des langues et dialectes regionaux en france depuis 1870, par adrien baysse - p.116

- le rattachement de la Wallonie à la france : réminiscences d’un passé commun ?, par louise Encontre et

maxime Durant- p.126

- Entretien sur jeunesse rurale avec nicolas rénahy, par le laboratoire des idées- p.135

- l’exode urbain à l’heure des illusions perdues, par Jonathan martins - p.141

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Mikhael Subotzky : Prison, Afrique du Sud (haut) et Township, Afrique du Sud (bas)

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Depuis la présentation par l’Abbé Grégoire de son rapport sur « la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française » à la Convention en 1794, la question des langues en France prête particulièrement à controverse. Le jacobinisme linguistique conçu à la fin du XVIIIè siècle avait pour but l’unification du peuple français et la diffusion des Lumières sur tout le territoire métropolitain. Cependant, le début du XIXème siècle n’est marqué par aucune action d’envergure pour déraciner les « patois ». Avec l’avènement de la IIIème République s’ouvre une nouvelle période. L’usage du français se répand et marginalise la pratique des dialectes. Dès lors, leur préservation apparaît comme un enjeu pour certains courants régionalistes, pour qui la langue locale constitue un outil d’affirmation identitaire. L’enseignement des langues régionales est pensé comme un des vecteurs principaux de cette préservation, parmi d’autres actions, notamment la formation d’associations culturelles, l’édition de livres ou de journaux. Les relations de ces régionalistes avec l’État central demeurent conflictuelles tant que les langues sont encore répandues puis s’assouplissent à mesure que l’importance effective de ces langues régionales décline.L’ usage du français se répand et marginalise la pratique des dialectes. Dès lors, leur préservation apparaît comme un enjeu pour certains courants régionalistes, pour qui la langue locale constitue un outil d’affirmation identitaire. L’enseignement des langues régionales est pensé comme un des vecteurs principaux de cette préservation, parmi d’autres actions, notamment la formation d’associations culturelles, l’édition de livres ou de journaux. Les relations de ces régionalistes avec l’État central demeurent conflictuelles tant

la question des langues régionales fait l’objet d’un bras de fer politique qui n’a jamais cessé entre l’état central et une partie de ses administrés. les termes du débat ont cependant largement évolué à mesure que la république se renforçait et s’unifiait. marginalisés, les langues et dialectes régionaux étaient des outils de résistance politique. reconnus, ils perdent de leur force, et se voient paradoxalement fragilisés.

Par Adrien Baysse

L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES ET DIALECTES REGIONAUX EN FRANCE

DEPUIS 1870

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que les langues sont encore répandues puis s’assouplissent à mesure que l’importance effective de ces langues régionales décline. Précisons d’abord le sens de quelques termes souvent confondus. On désigne en France comme langue régionale toute autre langue que le Français ; en Métropole il s’agit principalement de l’occitan et du catalan, du breton, de l’alsacien et du francique, du basque, du flamand ainsi que du franco-provençal. A part l’occitan, elles ont été et sont toutes parlées dans des régions situées aux confins du territoire national. Un dialecte est une variante territoriale de la langue. En France, ce terme s’applique par exemple aux différentes branches de la langue d’Oïl1 ou de la langue d’Oc2. Enfin, la notion de patois a évolué au cours du temps. A l’époque de la Révolution, elle désigne de manière un peu lâche toute autre forme linguistique que le Français standard. Elle est désormais tombée en désuétude, même si l’usage courant l’entend comme un synonyme du « parler », qui est l’usage d’une langue à l’échelle d’un village ou d’une commune voire d’un territoire réduit.

1_ français, poitevin-saintongeais, ange-vin, gallo, normand, picard, wallon, champenois, lorrain, franc-comtois, bour-guignon

2_ provençal, vivaro-alpin, languedocien, auvergnat, limousin et gascon

Carte des langues régionalesJeune République_La marge et le minoritaire_117

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l’EnsEIgnEmEnt DEs languEs régIonalEs Dans l’écolE républIcaInE traDItIonnEllE : EntrE rEVEnDIcatIons lInguIstIQuEs Et JacobInIsmE

Le recul des langues régionales a été très progressif et résulte davantage des transformations de la société française que d’une imposition étatique de la langue française sous la IIIème République. L’unification linguistique du pays s’est donc réalisée progressivement par le biais notamment de la mise en place du service militaire et de l’école obligatoire. L’urbanisation progressive du pays, la révolution des transports et la place croissante prise par l’administration ont également contribué à la diffusion du français, langue qui exerçait une certaine fascination et permettait l’ascension sociale, dans les régions les plus reculées.

l’exclusion des langues et dialectes régionaux de l’école à l’heure du « dédoublement »

Dès la fin du XIXème siècle, des intellectuels s’émeuvent de la disparition déjà visible des langues régionales et dialectes. Les langues le plus souvent mentionnées sont celles qui n’appartiennent pas au groupe roman : le breton, le flamand et le basque. Les « patois romans » (catalan, langues d’Oc, langues d’Oïl et franco-provençal), ne sont toutefois pas en reste, avec une place plus importante de l’occitan, mis en avant sous sa forme provençale par l’action de

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F. Mistral et du Félibrige. Ce dernier est l’un des rares groupements qui s’engage véritablement pour un enseignement académique de la langue régionale, les prises de positions étant plutôt le fait d’individus à cette époque.Cependant, même si des universitaires ou des écrivains réclament l’enseignement des ou en langues locales, l’instruction publique maintient une position jacobine. Ainsi, les idées de Michel Bréal, linguiste, inspecteur général de l’enseignement supérieur dans les années 1880, ont connu un large écho dans le corps enseignant. Il est partisan du respect des langues autres que le français, pour leur richesse pittoresque, et pour l’utilité dont elles peuvent faire preuve lors de l’apprentissage de la langue nationale aux écoliers (éclairage sur certaines bizarreries orthographiques par exemple). Cependant, il n’est pas question pour lui de les enseigner et, dans les dernières années du XIXème siècle, invité par les félibres de Paris à présider leur fête estivale au parc de Sceaux, il déclare : « Je ne crois pas que le dialecte doive faire partie du programme officiel de l’école. […] Ce que nous avons le droit de demander, c’est que l’instituteur ait la considération qui convient pour un langage français, et qui, bien qu’il ne soit pas le langage officiel, n’en a pas moins ses lois régulières. ». L’école de la République ne franchit donc pas le pas de la diversité linguistique française. Néanmoins, si l’école est le lieu du français, la famille peut continuer à préserver la langue locale : c’est la thèse du dédoublement. L’État n’a ni l’intention ni les moyens d’intervenir dans la vie privée des citoyens pour les obliger à parler tel ou tel idiome, mais il est dans son rôle quand il décide quelle langue doit être enseignée dans les écoles de France.

la montée de l’affrontement entre régionalisme et jacobinisme pendant l’entre-deux-guerres

Le processus d’unification linguistique de la France s’accélère à partir de la Première Guerre mondiale, les hommes venus de provinces diverses étant conduits à se côtoyer et donc à utiliser une langue commune. C’est après ce tournant majeur que le débat sur les distinctions nécessaires entre utilisation de la langue locale dans l’enseignement du français, enseignement de la langue locale elle-même et enseignement dans la langue locale est relancé. Les partisans des langues régionales et dialectes se font plus vigoureux dans leurs revendications, contre une instruction publique assez frileuse. A titre d’exemple, l’inspecteur d’académie du Var, L. Gistucci, demande dans le Bulletin départemental, en 1921, l’ouverture au Provençal de l’enseignement primaire. Les aspirations de plus en plus nombreuses à un enseignement des langues régionales trouvent à s’exprimer dans la grande presse, où l’on voit d’anciens

«Le processus d’unification linguistique de la France s’accélère à partir de la Première Guerre mondiale, les hommes venus de provinces diverses étant conduits à se côtoyer et donc à utiliser une langue commune.»

3_ Un tel argument a été réactivé quelque soixante ans plus tard lors de la créa-tion de l’option euro-péenne au baccalau-réat, ainsi que des classes bilingues.

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ministres abonder dans le sens des régionalistes, tel M. Roustan qui interpella P. Marraud sur la question de l’enseignement des langues méridionales en 1929. La même année, un inspecteur primaire pyrénéen, P. Dudouit, rend compte du débat dans l’Ecole et la Vie en rappelant une formule de Jaurès : « Un peu de patois risque peut-être d’éloigner de la langue française et de son génie. Beaucoup de patois – c’est-à-dire une étude sérieuse du dialecte occitan – y ramène. […] Si ceux qui le [le patois] parlent ont eu la révélation de sa dignité de langue et de sa solidarité avec le français, il ne peut qu’unir, car il donne à l’unité française sa vraie signification : l’harmonie dans la diversité »3.L’ancrage à gauche des revendications est marqué dans l’entre-deux-guerres. Ainsi la revue L’École émancipée, de tendance anarcho-syndicaliste, ouvre en 1932-33 un débat sur « l’enseignement de la langue maternelle ». Par ailleurs, en janvier 1933 est créée Ar Falz (La Faucille), le bulletin mensuel des instituteurs laïques et de gauche partisans de l’enseignement du breton. Elle publia durant six ans, et notamment en 1935 un numéro spécial « Pourquoi nous réclamons; comment nous voulons l’enseignement du breton ». L’exemple soviétique est souvent souligné : en URSS le régime des minorités (les « nationalités ») a permis de préserver la diversité linguistique et culturelle sans nuire à l’unité de l’ensemble.

Mais l’État rejette toute proposition d’introduction d’autres langues régionales de France que le Français standard à l’école. Texte essentiel pour comprendre la position des gouvernants de l’époque, la circulaire que publie Anatole de Monzie, ministre de l’Instruction publique, en août 1925, réaffirme la prégnance exclusive du Français à l’école selon l’argument qu’une part importante de la population est encore illettrée, et que la mission première de l’enseignement public est de propager le

« bon français ». Enseigner les langues locales constitue pour le ministre une distraction et une surcharge que la République ne peut se permettre. Il est également à noter que pendant les années 1920 et 1930 la France connaît en Alsace un mouvement autonomiste d’importance non négligeable. Le retour des provinces perdues pose le problème du bilinguisme (français et allemand), voire du trilinguisme (avec en sus, l’alsacien ou et sa variante mosellane). L’idée est diffusée en Alsace que le retour à la France et à sa valeur de liberté devrait permettre de parler la langue ou le dialecte de son choix. Mais la volonté d’assimilation prend le pas dans un premier temps sur ces libertés.

«Les années 1950 sont celles de l’autorisation de l’enseignement des langues de France autres que le français standard. De 1947 à 1951 se succèdent trois propositions de loi en faveur des langues régionales à l’école, portées principalement par des députés communistes.»

Céline

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Cependant, le régime scolaire alsacien-mosellan reste différent du français à cause de la non-application de la séparation des Églises et de l’État et une circulaire de janvier 1927 pose les fondements de la charte du bilinguisme (qui dure jusqu’en 1940) ; l’enseignement de l’allemand et en allemand de la religion prend le quart de l’horaire hebdomadaire à partir du milieu de la deuxième année d’élémentaire, et une épreuve peut être introduite au certificat d’études.

« DE l’ImpossIblE éraDIcatIon à la rEconnaIssancE nécEssaIrE»4, l’autorIsatIon progrEssIVE DE l’EnsEIgnEmEnt DEs languEs Et DIalEctEs régIonaux

la loi Deixonne, un édit de tolérance linguistique

Les années 1950 sont celles de l’autorisation de l’enseignement des langues de France autres que le français standard. De 1947 à 1951 se succèdent trois propositions de loi en faveur des langues régionales à l’école, portées principalement par des députés communistes. En effet, malgré l’attention portée par Vichy aux thèses autonomistes, les langues régionales sont présentées comme porteuses d’une tradition démocratique : la Bretagne bretonnante est dite plus à gauche que le reste de la Bretagne. On rappelle que les Pyrénées-Orientales (catalanes) ont envoyé des armées citées deux fois par la Convention, entres autres exemples. Parler le catalan permettrait même de tisser plus de liens avec les Catalans espagnols opprimés par le régime franquiste. Les langues régionales sont vues à cet égard comme un outil de démocratisation. Le député Deixonne est chargé de rédiger des rapports synthétisant les positions régionalistes prenant aussi en compte les servitudes des différents ministères et administrations (le ministère des Finances souligne par exemple le coût de la création de nouvelles chaires universitaires, et le Conseil de l’éducation s’oppose à la création de nouvelles épreuves au baccalauréat).En définitive, avec la loi Deixonne de 1951 (« relative à l’enseignement des langues et dialectes locaux ») est décidé un véritable édit de tolérance linguistique, même si les termes de la loi sont très timides, pour parer aux éventuelles critiques ; l’enseignement des langues de France y est présenté comme le luxe que peut se permettre une société désormais démocratisée et unie, et plus du tout comme un obstacle contre-révolutionnaire à l’unité républicaine. Grâce à cette loi, il est permis d’enseigner le Breton, le Basque, le Catalan et l’Occitan, dans les zones d’influence respectives de ces langues, les dispositions étant fixées précisément pour les académies de Rennes, Bordeaux, Toulouse, Montpellier, Aix et Paris. Toutefois, l’enseignement n’est que facultatif, et s’intègre dans les horaires prévus pour les activités dirigées, du primaire au

«En 1974, il devient possible de passer une épreuve de langue locale au baccalauréat, mais la note ne peut compter que pour l’attribution de mentions autres que passable, c’est-à-dire qu’elle ne peut permettre à un candidat d’obtenir le baccalauréat.»

4_ D’après le titre d’un chapitre de L’école républicaine et les petites patries par J.-F. Chanet. Pa-ris. Aubier. 1996.

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lycée. Il concerne également le folklore, la littérature et les arts populaires, ce qui laisse moins de temps à l’apprentissage de la langue. En 1974, il devient possible de passer une épreuve de langue locale au baccalauréat, mais la note ne peut compter que pour l’attribution de mentions autres que passable, c’est-à-dire qu’elle ne peut permettre à un candidat d’obtenir le baccalauréat. Au niveau universitaire est octroyée la possibilité de créer des instituts d’études régionalistes comportant notamment des chaires pour l’enseignement des langues et littératures locales ainsi que de l’ethnographie folklorique. Avec la loi Deixonne, on assiste donc à l’évanescence du jacobinisme linguistique (qui posait les équations français = Progrès et langues locales = Réaction). Les revendications linguistiques semblent cependant désamorcées, puisque l’enseignement des langues régionales est renvoyé à la nostalgie d’un passé, ou à un saupoudrage culturel (avec les arts populaires et le folklore). Toutefois, la loi est le point de départ de revendications des partisans d’autres langues, non encore reconnues. C’est ainsi que des décrets successifs ont accordé l’enseignement d’autres langues. En 1951, la loi ne concernait pas l’alsacien, dont on craignait que l’enseignement favorise entre autres le retour de velléités autonomistes. Un décret le reconnaît l’année suivante, sous sa forme écrite ; c’est donc l’allemand qui entre dans les écoles primaires comme « langue minoritaire ». Cette réintroduction est un échec, le véritable retour de l’allemand et du dialecte alsacien se fait en 1982 pour tous les niveaux du primaire. Le corse est à son tour reconnu en 1974. Depuis, le tahitien et quatre autres langues mélanésiennes sont entrées dans les écoles, respectivement en 1981 et 1992. Le gallo et le francique font désormais également partie des langues enseignées.

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la diffusion de l’enseignement des langues régionales : loi Haby et associations militantes

Après 1968, s’opère un tournant au sein des revendications régionalistes, qui ne sont déjà plus, depuis longtemps, portées par une minorité conservatrice prônant le retour aux valeurs d’une société majoritairement rurale et patriarcale, mais s’étendent à une frange plus large de la population. Avec l’émergence de l’écologie, les thèmes de la nature et de la tradition sont notamment repris par la gauche. L’idée que l’État centralisateur a commis un « génocide linguistique » dans les écoles de la IIIème République conduit également le courant régionaliste à se nourrir des idéaux de l’autogestion et du libertarisme politique. Enfin, la multiplication des recherches en science sociales (notamment avec l’efflorescence, à cette époque, des monographies régionales) n’est pas non plus étrangère à la meilleure reconnaissance des langues régionales. La deuxième étape dans l’évolution de l’enseignement des langues locales après la loi Deixonne est ainsi la loi Haby de 1975 (qui réforme l’enseignement en France par l’introduction du collège unique). Sur la question des langues, l’article 12 stipule qu’à la demande des minorités régionales, les établissements scolaires doivent organiser un enseignement de cette langue. Cet article a complètement modifié l’enseignement des langues régionales par la suite. Il a fallu refaire les programmes et les grilles horaires et préparer des stages de formation pour le personnel enseignant.Dans la lignée des mouvements régionalistes ont été créées des écoles associatives, qui fonctionnent par immersion totale en langue régionale. Elles permettent ainsi un apprentissage effectif et efficace des langues régionales. La première école en langue bretonne a ouvert ses portes en 1977 dans le Finistère grâce à l’action de militants déterminés à développer une éducation en breton pour leurs propres enfants. Ces parents créèrent l’association Diwan (« le germe »), qui s’est d’abord efforcée de fonder des écoles maternelles et quelques classes d’écoles élémentaires intégralement en breton auxquelles sont venus se greffer un puis plusieurs collèges et finalement un lycée à Carhaix. Pour les autres langues, il s’agit des Ikastolak au Pays basque depuis 1969, des Bressolas dans les Pyrénées occidentales depuis 1976, des Calandretas en Occitanie depuis 1979 et des ABCM Zweisprächigkeit en Alsace depuis 1991. Dans les classes maternelles, les élèves pratiquent exclusivement la langue régionale, puis utilisent progressivement le français comme langue d’enseignement. Le statut privé de ces écoles a été défini par le ministère de l’Éducation nationale en 1994 et équivaut au contrat d’association des écoles confessionnelles.

«Même si les langues de France autres que le français standard continuent à n’avoir aucun statut légal, elles « appartiennent au patrimoine de la France » depuis la révision constitutionnelle de 2008.»

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un état engagé : circulaire savary et classes bilingues

Ainsi, l’administration centrale n’a guère porté d’intérêt à l’enseignement des langues régionales jusqu’à la promulgation de la circulaire Savary en 1982 sur « l’enseignement des cultures et des langues régionales dans l’Éducation nationale ». Ce texte fonde l’action de l’État sur trois principes : l’engagement de l’État en ce qui concerne l’organisation des enseignements de langues et cultures régionales, l’adoption d’un véritable statut pour ces langues dans l’Éducation nationale ainsi qu’un enseignement de celles-ci basé sur le volontariat des élèves et des enseignants. Mais les objectifs de l’État ne sont pas atteint partout et l’introduction du flamand est par exemple un échec en 1983. Désormais reconnue et acceptée, cette langue n’est plus un objet d’intérêt majeur pour les descendants de ses anciens locuteurs. Une circulaire de 1983 adressée aux recteurs et inspecteurs d’académie précise les objectifs pédagogiques et la méthodologie de l’enseignement des langues régionales et pose le principe de l’enseignement bilingue (français/langue régionale) à parité horaire dans le primaire puis dans le secondaire (publics) de certaines régions. Actuellement, des filières bilingues existent en Bretagne, en Alsace, en Occitanie et au Pays basque. Le législateur a confirmé la volonté des pouvoirs publics d’améliorer l’enseignement des langues régionales puisque la loi d’orientation sur l’éducation de 1989 dispose que la formation assurée dans les écoles, collèges, lycées et les établissements d’enseignement supérieur « peut comprendre un enseignement à tous les niveaux, de langues et cultures régionales ». Ces textes sont complétés par la circulaire Bayrou de 1995, qui réaffirme à nouveau l’engagement de l’État en faveur de cet enseignement, engagement fondé sur le volontariat des familles, le partenariat avec les collectivités locales, et la mise en place de réseaux académiques.

au Début Du xxIè sIèclE, DEs languEs Et DIalEctEs régIonaux rEconnus maIs très mInorItaIrEs

Après une diminution de l’importance des revendications linguistiques régionales suite aux nombreuses concessions de l’État (diversification des langues autorisées, bilinguisme permis…), les années 1990 et 2000 ont vu un certain retour des affirmations identitaires territoriales liées à une langue en réaction notamment au changement du second article de la Constitution. Celui-ci stipule en effet dans son premier alinéa depuis la révision de 1992 que « la langue de la République est le français ». C’est en vertu de cet article que le Conseil Constitutionnel a estimé en 1999 que la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires contenait des clauses inconstitutionnelles, entre autre dans le domaine de l’enseignement. L’intégration des écoles Diwan à l’Éducation nationale prévue pour la rentrée 2002 a de la même manière été interdite par le Conseil d’État. Même si les langues de France autres que le

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français standard continuent à n’avoir aucun statut légal, elles « appartiennent au patrimoine de la France » depuis la révision constitutionnelle de 2008 (et ce malgré l’opposition de l’Académie française).La situation actuelle de l’enseignement des/en langues régionales permet de distinguer quatre types de traitement. Le plus favorable concerne les classes bilingues en breton (7000 élèves), alsacien, occitan (2000 élèves), catalan et basque (1800 élèves). Ensuite, le corse connaît un traitement de faveur, il doit en effet être depuis 2002 une matière « enseignée » dans le cadre de l’horaire normal des écoles maternelles, élémentaires et collèges de Corse à raison de trois heures par semaine. Au lycée, le même enseignement est offert selon des modalités adaptées à la diversité des options choisies par les élèves. Un troisième traitement, moins favorable, se situe dans la lignée de la loi Deixonne, et concerne les langues reconnues par l’Education nationale, qui sont le basque, le breton, le catalan, l’occitan, le corse, le créole, le tahitien, quatre langues mélanésiennes (l’ajië, le drehu, le nengone, le paicîle), le gallo, le francique et l’alsacien, et sont enseignées en tant qu’options. Enfin, la myriade d’autres langues de France non reconnue sont proches de la disparition (dialectes d’Oïl, francoprovençal parlé par 1% de sa zone d’influence, …) ou bien sont les langues d’ethnies ultra-marines. Parallèlement, à l’intérieur même des groupes linguistiques apparaissent ou persistent des oppositions quant à la langue qu’on doit enseigner dans le cadre des cours dispensés à l’école. Les écoles Diwan disent enseigner dans les dialectes locaux, par exemple en vannetais dans les écoles autour du golfe du Morbihan, mais certains leur reprochent d’utiliser du « breton chimique », koïnê inter-dialectale, coupée des parlers traditionnels et réels. En Occitanie, les partisans de l’occitan large (fondé sur le languedocien) comme forme devant être enseignée au détriment des six principaux dialectes font face aux tenants du provençal, qui soutiennent en outre une orthographe concurrente, la graphie mistralienne.

Considérés comme une richesse dont l’enseignement serait un luxe au XIXè siècle et dans la première moitié du XXè siècle, les langues et les dialectes régionaux ont été l’objet d’un important « lobbying » qui a leur a finalement permis de trouver une place à l’école et au lycée, comme matière enseignée, ou comme médium d’enseignement. Mais cette reconnaissance est intervenue alors que la diminution de leur usage les avait déjà plus ou moins reléguées dans une situation marginale. Le caractère facultatif et volontaire de leur enseignement ne permet pas leur renouveau. Malgré cette innocuité, les essais d’officialisation de leur statut achoppent sur les principes jacobins, même si a été reconnu leur participation au patrimoine français.

Adrien Baysse (ENS Ulm)

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LE RATTACHEMENT DE LA WALLONIE À LA FRANCE: RÉMINISCENCES D’UN

PASSÉ COMMUN ?Par Louise Encontre et Maxime Durant

le 16 février 2011, la belgique égale le triste record de l’Irak : 249 jours sans gouvernement. Dans un tel désordre politique, qualifié tantôt de « chaosmos1 », est parfois venue s’immiscer une idée originale : un rattachement régional de la Wallonie à la france.l’idée a circulé, engendrant la création de partis «rattachistes» dans la région et mêlant les médias à la polémique.mais comment expliquer que la Wallonie ait pu envisager une telle alternative à la mésentente politique actuelle ? Est-ce une nouveauté ? une histoire commune explique-t-elle cette idée ? Quels sont les enjeux d’un tel projet, et pourrait-il un jour aboutir? retour historique sur la question…

une liège française

Un tel projet trouve probablement son fondement historique dans la période révolutionnaire française et belge. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la révolution liégeoise, qui éclate la même année que la Révolution française, à savoir dès 1789, est considérée par certains comme une simple continuité extraterritoriale de la Révolution française.

Nous sommes en 1792. Les Pays-Bas, appelés couramment à l’époque « Pays Belgique » et placés sous la domination autrichienne2, ainsi que la principauté de Liège, essuient une défaite face à l’armée française qui leur impose son régime politique. La même année se tient un référendum ayant trait au rattachement de la principauté à la France. Selon le régime du suffrage universel, les votants se prononcent largement pour le oui, décision certainement explicable par la longue histoire qui liait déjà Liège à la France3. Les autorités françaises créent un nouveau

«La Révolution française, à savoir dès 1789, est considérée par certains comme une simple continuité extraterritoriale de la Révolution française.»

1_ G. DELEUZE, “Différen-ce et répétition”, Presses Universitaires de France,

Paris, 1968.

2_ Et ce depuis 1713, voy. le Traité d’Utrecht, not. in

L. WILLS, “Histoire des nations belges ; Belgique, Wallonie, Flandre : quinze

siècles de passé commun”, Labor, Bruxelles, 2005.

3_ On enseigne tradition-nellement que Liège soute-nait avec ardeur le régime d’Henri IV, ce soutien se prolongeant au-delà des Traités de Westphalie. A

ce sujet cf. B. DEMOULIN, “Recueil des Instructions

aux Ambassadeurs et Ministres de France, Tome

XXXI : La principauté de Liège”, Ed. Ministère des Affaires Etrangères, Paris,

1998.

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département, dénommé « Département de Jemappes » (cf. Fig. 1), qui regroupe des régions belges, notamment le Comté de Hainaut, partie importante de la région wallonne actuelle.Le 1er octobre 1795, après huit siècles d’existence, la principauté de Liège s’éteint donc, et se voit rattachée conventionnellement à la Première République Française. Deux décennies plus tard, entre 1814 et 1815, le Congrès de Vienne, statuant sur l’avenir de la Belgique, subit une forte pression de la part du « parti français » liégeois favorable au maintien des liens avec la France. Avec des allures de lobby industriel et commercial, ce parti, fondé au XVIe siècle, à la suite de l’Alliance espagnole, symbolise les affinités politiques qui unissent la région liégeoise à la France4. La suite ne leur est cependant pas favorable, et le Congrès décide d’un rapprochement entre la Belgique et la Hollande, créant le Royaume des Pays-Bas, qui provque quelques années plus tard, la Révolution belge.

la révolution belge, conséquence directe d’une ancienne occupation française ?

Ce bref historique permet de constater la forte influence française qui existait déjà il y a deux siècles. Bien que Liège ait joué un rôle prépondérant dans l’apparition du sentiment « rattachiste » c’est une plus grande partie encore de la Wallonie qui se fait entendre en ce sens dès 1830, année du début de la Révolution belge.

La Belgique est alors annexée aux Pays-Bas, décision stratégique anglaise visant à installer un État-tampon qui bloquerait toute nouvelle tentative de conquête française. Dès 1815, la loi fondamentale hollandaise est appliquée dans les contrées belges, lançant doucement la machine révolutionnaire.

Majoritaires, les citoyens de l’actuelle Belgique se sentent pourtant délaissés par Guillaume d’Orange, souverain hollandais, qui ne porte que peu d’intérêt à sa nouvelle annexe belge. De confessions différentes -les Hollandais sont protestants calvinistes, les Belges catholiques, d’idéologies diamétralement opposées, les deux peuples ne s’entendent, malgré les flux

financiers importants qui permettent à la Wallonie de gagner en importance et de se transformer en un pôle industriel de première importance en moins d’une décennie.

Fig. 1. Département de Jemappes, ancien département 86

4_ Id.

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Les conflits politiques au sein des Chambres nouvellement réunies s’intensifient, au point que de nombreux Belges rejoignent les rangs de l’armée française et se tournent vers Paris, « nostalgiques de l’époque où ils étaient encore rattachés à la France »5. Vers la fin de la décennie 1820, des pétitions circulent pour dénoncer le joug hollandais, jusqu’à l’embrasement du 25 août 1830.

Alors que le libéralisme triomphait à l’issue des «Trois Glorieuses» (27, 28 et 29 juillet 1830) le mois précédent à Paris, l’insatisfaction belge grandissait. Une célèbre pièce de l’époque, « La muette de Portici », avait été interdite pour ses passages patriotiques. Le 25 août, à peine ré-autorisée, s’en tenait une représentation. « {…} Le 25 août, à Bruxelles, au Théâtre de la Monnaie, lors d’une représentation de cet opéra qui évoque la lutte des Napolitains contre leurs

oppresseurs espagnols, la salle comble reprend en chœur le couplet célèbre ‘Amour sacré de la Patrie, rends-nous l’audace et la fierté‘. Puis l’effervescence gagne l’extérieur et se transforme en émeute {…} »6. S’engage alors un processus révolutionnaire qui mène à la création d’un Congrès National, qui charge plusieurs grandes figures de l’époque de doter le nouvel Etat d’une Constitution afin de prouver sa pérennité et son sérieux aux yeux des grandes puissances. Il est intéressant de noter que c’était la Marseillaise qui était chantée durant les marches

révolutionnaires, et que le premier Roi choisi par le Congrès National n’était autre qu’un français : le duc de Nemours.

A la fin de l’année 1830, la Belgique est finalement indépendante, après des débats houleux où la France, représentée par Talleyrand7, se montre plutôt favorable à un rattachement de ce nouvel Etat8, prôné par les partis les plus révolutionnaires et par les intellectuels rattachistes belges de l’époque, essentiellement des Liégeois.

Nous l’avons vu, Liège occupe un rôle prépondérant dans l’histoire commune à la France et à la Belgique. Véritable miroir des révolutions françaises remanié « à la Belge », intégrant des des partis rattachistes et exerçant de nombreuses pressions sur les instances internationales pour être rattachée à la France –la principauté d’abord, s’ajoutent ensuite les réclamations pour le territoire belge entier. Mais on peut percevoir dans la Révolution belge, au-delà de la vision poétique convoquée par les romantiques Belges de l’époque, un réel sentiment de rapprochement entre les Belges et la France. Sans doute le sentiment du « bon vieux temps français » était-il important, et l’expérience révolutionnaire française a-t-elle laissé quelques traces qui ont sans doute aidé à accélérer le processus révolutionnaire.

5_ M.-T. BITSCH, “Histoire de la Belgique : de l’An-tiquité à nos jours”, ed.

Complexe, Bruxelles, 2004.

«Alors que le libéralisme triomphait à l’issue des «Trois Glorieuses» (27, 28 et 29 juillet 1830) le mois précédent à Paris, l’insatisfaction belge grandissait.»

6_ Id.

7_ Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord était alors un politique et di-

plomate français, éminent membre du clergé, voy. à son sujet A. MARCADE,

“Talleyrand, Prêtre et évêque”, éd. Rouveyre et

G. Blond, Paris, 1883.

8_ Ibid.

«Liège occupe un rôle prépondérant dans l’histoire commune à la France et à la Belgique.»

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une culture partagée

Au-delà de l’actuelle question du rattachement -sur laquelle nous reviendrons, et qui découle incontestablement d’une crise politique sous-jacente, il est intéressant de consacrer quelques lignes à la culture. Peut-on parler d’une réelle culture commune ?

Une réflexion simple sur la question amène plusieurs éléments de réponse plus ou moins évidents : la langue, le droit et la justice, les us et coutumes, etc.

S’agissant tout d’abord du droit, l’influence française est impressionnante. Certes, nous le savons, la Belgique a un système politique fondamentalement différent de la France, et c’est dans la Constitution que cet écart se marque le plus fortement. L’influence française est, a contrario, extrêmement marquée dans le Code Civil. Le Code Civil belge, à l’origine, n’était rien d’autre qu’une transposition du Code Civil français, malgré les quelques adaptations d’usage. Les juristes qualifient d’ailleurs le Code Civil originel de « Code Napoléon », à l’image du Code Civil français de 1804. Bien que ce code ait subi des modifications au fil du temps, les deux codes restent assez similaires. La justice, du reste, a subi l’inspiration commune de la séparation des pouvoirs, chère à Montesquieu9.

Vient ensuite la question linguistique. Wallonie et France partagent leur amour de la langue de Molière, chacune à leur façon. C’est l’intarissable querelle du « soixante-dix » contre le « septante ». Le Français de Belgique est ancien, puisqu’il s’est constitué comme idiome aux alentours des XIIIème et XIVème siècles, époque où le Français acquiert ses lettres de noblesse en devenant la langue littéraire de prédilection dans les contrées belges. Adopté petit à petit par la population locale, il est bien sûr empreint de légers « wallonismes», expressions empruntées au wallon, idiome majoritairement parlé dans la région. C’est à ces wallonismes et aux emprunts aux langues germaniques comme le Flamand, langue considérée comme vulgaire pendant une longue période, parce que parlée parmi les classes les plus défavorisées, que l’on doit la particularité du Français parlé en Belgique10. On retrouve dans ce parler toutes les caractéristiques d’une langue périphérique.

On peut ensuite se poser la question des traditions, question plus délicate, eu égard au manque de littérature scientifique afférente, et à son large champ d’application.

Globalement, on peut dire que la longue tradition religieuse, catholique et romaine, a fortement influencé les deux Etats, créant une similitude ressentie par certaines comme symbiotique. Ce postulat s’applique toutefois à de nombreux pays occidentaux. A côté de cela, Liège s’illustre à nouveau, de façon paradigmatique, en fêtant depuis un peu plus de 100 ans le 14 juillet11 !

9_ Cf. MONTESQUIEU, “De l’esprit des lois, livre XI : de la constitution anglaise”, 1748.

10_ A ce sujet, nous invi-tons le lecteur à consul-ter le très amusant M. FRANCARD., G. GERON, R. WILMET, A. WIRTH, “Dictionnaire des belgi-cismes”, Coll. La Langue Française – Ouvrages de référence, ed. De Boeck/Duculot, Bruxelles, 2010.

11_ RENETTE E., “Liège fête le 14 juillet depuis cent ans. Ardemment bleu-blanc-rouge”, in Le soir, 10 juillet 1999, p. 18.

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Ce sont, à l’époque, des anciens militaires français retirés à Liège qui décidèrent de commémorer les morts de 1870-71, guerre franco-prussienne, en effectuant un pèlerinage à Robermont12 et un banquet en ce jour. La tradition s’installe petit à petit jusqu’au jour fort célèbre où Liège se vit décerner la Légion d’Honneur pour le courage dont elle fit preuve, empêchant la prise de Paris, resserrant définitivement les liens entre les deux villes et fixant définitivement cette célébration. Il s’agit là sans doute, dans toute notre étude, de l’exemple le plus emblématique, le plus frappant de l’influence qu’à pu avoir la France sur la Belgique, l’illustration de leur passé commun et les liens précieux qu’ont tissé Liège et Paris.

N’oublions toutefois pas la culture moderne. Avec l’avènement de l’Union Européenne et l’instauration de structures facilitant l’échange et la mobilité de ses citoyens, l’échange franco-belge est en pleine effervescence. Les grandes figures belges ont tendance à rejoindre le territoire français, à l’image de B. Poelvoorde, J. Brel, F. Damiens, etc.

Certains étudiants français auront, eux, plutôt tendance à rejoindre la Belgique le temps de leurs études, sous l’égide du plus ou moins récent décret de Bologne. La prolongation du moratoire sur le numerus clausus dans les études de médecine et les discussions incessantes sur une éventuelle suppression de ce dernier ainsi que les facilités octroyées dans d’autres facultés telles que celles d’économie ou de kinésithérapie offrant des alternatives intéressantes.

12_ Le cimetière de Ro-bermont regorge d’histoire.

Autrefois une abbaye survivant difficilement aux

diverses attaques et se restaurant à la labeur des

religieuses, sa communau-té fut expulsée par le ré-

gime républicain dés 1792. Sa localisation idéale, eu

égard à la propagation de maladies, en fit le premier choix du Conseil Commu-

nal. C’est ainsi qu’il décida d’inhumer les morts des

guerres aux jardins de l’abbaye de Robermont.

Rappelons que le régime républicain avait interdit

l’inhumation religieuse et dans les enceintes des

villes, le site était donc parfait. La tradition fut

conservée.

Fig. 2. Carte illustrant la Wallonie et la France rattachées

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« la belgique est la r.D.a. de la france »

C’est en ces propos que s’exprimait récemment Eric Zemmour, désormais célèbre chroniqueur de Laurent Ruquier, journaliste au Figaro et sur RTL en comparant l’actuelle situation de la Wallonie à l’ancienne République Démocratique de l’Allemagne (RDA), parent pauvre de la République Fédérale Allemande (RF A). En comparant ces deux situations, Zemmour opère sans nul doute un rapprochement historique entre la séparation franco-belge en 1815 (cf. supra) bloquant l’expansion territoriale, et la séparation en deux de l’Allemagne dès 1945.

Sans pouvoir donner tout à fait tort au journaliste, nous ne pouvons cautionner une vision des choses aussi réductrice. Certes la Belgique a été officialisée par une Convention qui avait pour principal objectif de bloquer les projets français, et certes elle puise, au demeurant, ses fondations à ces textes. Toutefois, nous l’avons mentionné à plusieurs reprises, la Belgique, comme région et comme culture sui generis, existait. Les belges se sont forgé une identité, certes comparée par certains à un gigantesque patchwork des cultures avoisinantes, et un sentiment d’appartenance commun, définissant la nation moderne. La révolution belge a prouvé ce sentiment et a témoigné de l’existence d’un peuple belge, qui est donc autre chose qu’un agrégat de personnes regroupés sur un territoire.La Belgique a peut-être été à son origine une sorte de R.D.A. française, si l’on veut donner raison à E. Zemmour, mais, aujourd’hui, la situation est bien différente et la crise politique actuelle sans précédent ne justifie toutefois pas une telle position.

Comme il fut mentionné supra, la tension persistante entre Flamands et Wallons à fait poindre l’idée d’une scission de l’Etat belge en deux : Flandre et Wallonie, le sort de Bruxelles demeurant indécis. L’idée soutenue notamment par le parti R.W.F13, et suivie par quelques partisans14, serait d’intégrer dans la mesure du possible le territoire wallon à la France. Se pose dés lors la question de savoir, dans une telle hypothèse, ce que chacun aurait à y gagner.

«Certes la Belgique a été officialisée par une Convention qui avait pour principal objectif de bloquer les projets français, et certes elle puise, au demeurant, ses fondations à ces textes. Toutefois, nous l’avons mentionné à plusieurs reprises, la Belgique, comme région et comme culture sui generis, existait.»

13_ Parti pour le Rattache-ment Wallonie-France, cf. http://www.rwf.be/

14_ Les élections de 2010 ont réunis 0,5% des votes pour la Chambre, et 0,6% au Sénat, chiffres tirés du quotidien Le Soir.

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le « bon plan » wallon

A priori, le bilan politique serait positif. Si une position claire ressortait quant au sort de Bruxelles et de la région linguistique germanophone, la Wallonie pourrait s’extirper de ces négociations incessantes et infructueuses, bénéficiant enfin d’un gouvernement.Toutefois ceci reste très schématique. En effet, la Wallonie est une zone aux tendances socialistes très ancrées.

De surcroît, le système politique est sensiblement différent dans les deux pays, notamment le système régional. Le système belge, par la loi du 8 août 1980, et par sa Constitution, octroie aux régions des pouvoirs plus ou moins étendus ainsi qu’une certaine autonomie. Un rattachement pur et simple les amputerait d’une part de leurs prérogatives, et il paraît difficile de faire avaler cette pilule a une région déjà globalement instable. Dans le scénario schématique classique, la Wallonie se transformerait en une petite région française, constituant un –voire deux, départements. Son influence serait de facto quasi nulle, et elle devrait de surcroît s’intégrer dans un plus grand ensemble, à l’instar des Bretons à l’aube de la IIIème république, entrainant les difficultés que nous connaissons aujourd’hui.

Une réflexion approfondie permettrait d’envisager l’hypothèse DOM-TOM. Quid d’une Wallonie considérée comme telle ? Une fantaisie géopolitique de la sorte lui permettrait de conserver certaines de ses compétences (difficilement) acquises et serait probablement favorable à la région, bien que difficilement réalisable et acceptable. Mutatis mutandis se poserait toujours la question apparemment insolvable du sort de Bruxelles, nous ramenant à la case départ.

Qu’adviendrait-il également du politique sensu lato ? A moins d’un revirement doctrinaire spectaculaire, les partis belges seraient voués à disparaître. Quand bien même un arrangement serait possible, les partis politiques, bien que se situant aux mêmes endroits sur l’échiquier politique, partagent des idéologies totalement différentes. Les partis de droite, réformateurs et essentiellement libéraux en Belgique, s’accommoderaient parfois difficilement avec une droite plus conservatrice, telle que l’UMP, de même que le Parti Socialiste (PS) belge est encore probablement trop marxisant pour son confrère français. S’ajoute également la formation écologiste, certainement plus à gauche que la nouvelle formation Europe Ecologie-Les Verts (EE-LV )

La question royale, chère au nationaliste belge se poserait également avec insistance : quid du roi, figure forte parmi les belges ?

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Enjeux français : bénéfices vs nivellement par le bas

Culturellement, il est certain qu’un tel rapprochement n’est pas inenvisageable. La France gagnerait, à cet égard, davantage de crédit au sein de l’Organisation Internationale de la Francophonie15. Soulignons toutefois qu’au sein de la Wallonie se trouve également une communauté germanophone qu’il faudrait gérer, bien qu’elle ait toujours su se faire discrète et n’a jamais posé de réels problèmes au sein de la Belgique. Elle a toutefois sa place au sein du gouvernement wallon et dispose de ses propres facilités qu’il paraît inenvisageable de supprimer, pendant que certains proposent de leur accorder une indépendance inconditionnelle. On peut aisément constater que les problèmes sont déjà légion.

Tout au long de cette analyse, nous avons tenté de faire ressortir les similitudes entre la France et la Wallonie, notamment en décrivant leur histoire commune et les conséquences logiques.

Nous l’aurons vu, énormément de choses lient la Wallonie et la France, mais elles restent différentes. Alors qu’elles partagent une culture similaire, une langue presque identique, certains mécanismes juridiques et judiciaires communs, etc., tout un passé d’occupations diverses a laissé ses marques, rendant la Belgique unique. Marquée par une transition française fortement appréciée, la Wallonie, ainsi que la Belgique toute entière pendant une certaine période ont su s’inspirer des français et des autres cultures avoisinantes, parfois même des cultures internes au territoire pour se forger une identité propre.

Quant à la critique d’Eric Zemmour, nous l’avons vu, c’est un postulat historiquement justifiable. Quant à sa véracité, nous ne pouvons nous prononcer sans plonger, à l’instar de notre chroniqueur, dans une large subjectivité. Soulignons, à nouveau, qu’une telle position semble toutefois réductrice.

Le rattachement nous intéressait également, pour être un fait d’actualité. Pour diverses considérations, nous restons sceptiques, voire même nihilistes face à cette idée, qui nous paraît saugrenue notamment de par le contexte politique actuel, et de par l’histoire qui entoure la France et la Wallonie. Bruxelles et la guérilla opposant flamands et wallons ne facilitant pas la tâche, elle-même encore endurcie par le caractère international, ou tout du moins européen de la ville. Le ministre socialiste de l’Energie et du Climat, Paul Magnette en est même venu à envisager un rattachement à l’Allemagne, au regard des similitudes politiques entre la Wallonie et cette dernière. L’idée n’a, semble-t-il, pas vraiment exhorté aucun des intéressés.

15_ L’ajout de plusieurs millions de citoyens ne nous paraît effectivement pas anodin, pour davantage d’informations sur l’Organisation Internationale de la Francophonie, voy. http://www.francophonie.org/

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Peut-on, finalement, pour quelque querelle politique que ce soit, défaire des siècles d’histoire et de luttes, de révolutions ? Il ne nous le semble pas. Ce simple point devrait suffire à considérer cette idée comme impossible. Cependant, le projet semble rallier de plus en plus de partisans et seul l’avenir pourra nous donner tort ou raison, le débat reste ouvert…

Par Louise Encontre et Maxime Durant (Université Catholique de Louvain)

Les wallons seraient-ils vraiment prêts à sacrifier une partie de leur identité ? La doctrine majoritaire semble affirmer que non. Et quid de l’imbroglio hypothétique d’une construction européenne liant par exemple la Wallonie avec le Nord de la France, partageant beaucoup de similitudes, qui permettrait d’effectuer un pas en avant vers un compromis ultérieur, à l’image des pays basques français et espagnols ? Cela semble, également, à l’heure actuelle, relativement fantasque.

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Christian Paul : Vous avez travaillé sur les attentes et les fractures spécifiques qui peuvent concerner les jeunes ruraux en Bourgogne. En quoi la jeunesse rurale requiert-elle une politique et une prise en charge particulières ?

Nicolas Rénahy : Ce qui caractérise le monde rural, avant tout, c'est que l'on se retrouve face à des milieux populaires. On voudrait afficher des politiques rurales ou urbaines spécifiques, mais la question pour moi n’est pas tant d’avoir une politique territorialisée que socialement située. Avec l’évolution de « l’État social », des problèmes spécifiques se posent en terme de services publics à la personne, mais aussi en terme de services publics éducatifs. Les sections SEGPA (Section d’enseignement général et professionnel adapté, NDLR) sont de moins en moins nombreuses. Quand les enseignants préconisent une SEGPA pour tel jeune, celui-ci ne peut plus la suivre sur place. Les jeunes doivent donc se déplacer. Lorsque la famille refuse, le jeune arrête l’école. Il y a donc des décrochages scolaires en milieu rural.

ENTRETIEN SUR LA JEUNESSE RURALE

avec Nicolas RénahyPar le Laboratoire des idées

la carrière de christian paul est intimement connectée à la question du territoire : député (ps) de la nièvre depuis 1997, il entre au gouvernement de lionel Jospin en 2000 en tant que secrétaire d’état à l’outre-mer, après avoir été le rapporteur de la commission d’enquête parlementaire sur la corse en 1998. Vice-président du conseil régional de bourgogne depuis 2004, il préside en 2007 la mission d’information parlementaire sur l’offre de soins sur le territoire français. présidant le laboratoire des Idées depuis sa création en 2009, christian paul rencontre le sociologue nicolas rénahy pour évoquer la question de la jeunesse rurale. chargé de recherche à l’Inra (Institut national de la recherche agronomique, nDlr), il a publié en 2005 l’ouvrage les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale aux éditions la Découverte et anime la revue politix depuis 2007.

Chrisitan Paul

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CP : On est même dans le « sur-décrochage »...

NR : C’est un effet de la réduction des coûts dans les services publics. L’émergence des politiques de la ville, des zones urbaines sensibles, dans les années 1980, a aussi engendré un certain nombre d’inégalités. Un article récent comparait un quartier sensible de Verdun et un quartier sensible classé ZUS

de Villiers-sur-Marne. À Verdun, l’État dépense environ 12 euros par habitant, contre environ 1000 euros par habitant à Villiers-sur-Marne. La banlieue est donc beaucoup mieux lotie. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas de politique en faveur des banlieues. Mais à mon sens, il manque une politique républicaine, uniforme sur tout le territoire.

«On voudrait afficher des politiques rurales ou urbaines spécifiques, mais la question pour moi n’est pas tant d’avoir une politique territorialisée que socialement située.»

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Illustration : Thibault Boucher

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CP : On parle beaucoup d’égalité réelle. Il faut trouver les moyens d’agir aussi bien dans les banlieues que dans les zones rurales. Quand on consulte les jeunes dans ces zones, le problème de l’orientation professionnelle revient tout le temps. On a un très grand nombre de jeunes, dans un monde hostile et fermé, qui n’ont pas les boussoles nécessaires.

NR : Les orientations se font d’abord dans les familles. Pour les jeunes des années 1970, la mobilité sociale fonctionnait localement, quand l’usine des environs tournait encore bien. Il y avait aussi des sorties possibles par la voie des services publics, de la SNCF, de la Poste… Toutes les politiques éducatives mises en place à travers les conseillers d’orientation sont secondaires pour les jeunes. L’avis du conseiller d’orientation ne sera pris en compte qu’en fonction du bruit de fond entendu dans l’environnement familial.

CP : En plus, le conseiller d’orientation intervient tard.

JR : Comment se marque cette difficulté à sortir de son milieu ? La mobilité sociale et spatiale est-elle résolument bloquée ?

NR : C’est très inégal. Certains jeunes sont plus désarmés que d’autres ; par exemple, ceux qui vont faire une des études d’AES (Administration Economique et Sociale, NDLR) au début des années 1990 au moment de la crise des cadres, ou bien ceux qui font de la chimie au moment où on a moins besoin de chimistes, ces dernières années… Ces jeunes n’ont ni les réseaux, ni les ressources pour s’orienter. Une chercheuse, Sophie Orange, travaille actuellement sur les BTS (Brevets de Technicien Supérieur) dans l’académie de Poitiers, donc dans une zone plutôt rurale. Elle étudie notamment tous les appels à la mobilité, avec le développement des stages à l’étranger. Les jeunes en reviennent toujours très satisfaits en terme d’expérience sociale et juvénile. Par contre, en terme de perspective d’orientation, ils sont très déçus, parce qu’ils s’éloignent du tissu professionnel local. La mobilité ne règle donc pas entièrement le problème.

CP : À propos des stages, les jeunes ont parfois l’impression d’être utilisés comme de la main d’œuvre à très bas coût sans rentrer réellement sur le marché de l’emploi. Pourtant, les jeunes qui ne disposent pas de capital social, de contacts familiaux, sont fortement attachés aux stages qui leur permettent de se créer leur propre réseau. Il y a une demande de mise en situation professionnelle pour compenser l’absence de repère.

«Les jeunes qui ne disposent pas de capital social, de contacts familiaux, sont fortement attachés aux stages qui leur permettent de se créer leur propre réseau.»

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JR : Mais l’obtention des stages se fait souvent grâce à ce capital social…

CP : Il y a une semaine de stage en troisième. Et après, jusqu’au bac, il n’y a plus rien. Pourtant, il y a une vraie demande d’expérience professionnelle. Les jeunes critiquent l’exclusivité accordée aux savoirs abstraits, aux enseignements désincarnés. Ce problème n’est pas spécifiquement rural. Ce qui est rural, c’est l’aspect géographique. Sur quels territoires avez-vous enquêté ?

NR : Actuellement, j’enquête dans le Châtillonnais. Ma thèse portait sur le Sud de la Côte-d’Or. Dans les deux cas, on est loin de la ville.

CP : Quels enseignement tirez-vous de cette zone géographique ?

NR : J’ai enquêté sur les jeunes des années 1990, qui m’ont fait part d’un isolement que n’avaient pas connu leurs parents. Beaucoup d’entre eux avaient échoué à l’université après avoir bénéficié de la politique d’augmentation du nombre de reçus au bac. Plus largement, la ville était plus proche pour les jeunes ruraux des années 1970 que pour

les jeunes des années 1990. Cet éloignement de la ville résulte à la fois des effets de crise économique et des effets de politique éducative. La génération du début des années 1970 était encore formée par l’usine : après le certificat d’étude, on rentrait à l’usine et on pouvait ensuite suivre une formation en alternance. Les postes dans les services publics étaient aussi très prisés et créaient un appel d’air. Aujourd’hui, la fonction publique territoriale recrutant moins, les jeunes ont un espace de possibilité très restreint. Depuis la fin des années 1970, la crise des industries est devenue le problème fondamental. Certaines zones échappent néanmoins à ce phénomène : à Montbard par exemple, l’activité de Valinox a un impact très positif sur l’économie locale. Cette entreprise sous-traite beaucoup, notamment en direction des artisans. Le lycée professionnel local est revalorisé. Il y a de nouveau un avenir local possible.

CP : Pour les jeunes ruraux, il y aussi la question : « Est-ce que je pars ? Est-ce que je reste ? » Et l’emploi n’est pas le seul critère qui motive leurs choix. Parmi les jeunes que je rencontre, certains veulent à tout prix s’en aller, alors que d’autres veulent absolument rester. Comment concevez-vous ces choix individuels ? Comment les expliquer ?

NR : C’est une question très compliquée. Derrière le mythe de la mobilité, il y a d’abord la question des mobilités de précarité, celles des immigrants. On se déplace parce qu’on y est contraint : pour les jeunes ruraux, cette situation est liée à l’impossibilité de trouver un emploi par exemple. J’ai tendance à relativiser ce mythe. Même dans les milieux favorisés, il y a une mobilité forcée : pour faire

«Plus largement, la ville était plus proche pour les jeunes ruraux des années 1970 que pour les jeunes des années 1990.»

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des études, il faut s’installer en ville. Mais il y a toujours un retour. Des enquêtes ont été faites en Italie, qui montrent qu’à trente ans un jeune habite e moyenne à 20 kilomètres de chez ses parents. Certains jeunes auront des ressources familiales et voudront bouger. Ce qui compte ce n’est pas tant les expériences familiales mais les modèles dans l’entourage, qu’ils soient des réussites ou des échecs. L’école peut jouer un rôle à ce niveau; l’enseignant peut être un modèle. Tout dépend du processus de recrutement : certains professeurs sont mutés en zones rurales, ayant pour objectif d’obtenir une mutation prochaine en ville. Comment donner à des jeunes ruraux la vocation pour le métier d’enseignant en zone rurale ? Au-delà de l’appel d’air dont l’Éducation nationale aurait besoin en terme de recrutement, il faudrait donner du sens à cette profession. Il ne faut pas que les enseignants s’engagent dans cette carrière par défaut.

JR : Quel peut être l’avantage d’une plus grande mixité sociale dans les institutions scolaires rurales?

NR : Sur la question de la mixité sociale, je suis toujours dubitatif, mais certains effets sont incontestables. Je peux vous donner l’exemple de deux bourgs en Côte d’Or situés à 12 km d’écart, à équidistance de la ville la plus proche : dans l’un, il y a une dynamique de périurbanisation avec l’installation de personnes travaillant en ville ; dans l’autre, la périurbanisation a concerné des personnes issues des banlieues de la ville voisine, déplacées suite à la destruction des grands ensembles. Dans le bourg en déclin, l’élite sociale est moins présente. Elle envoie ses enfants dans des écoles privées excentrées.

JR : Que pensez vous de l’idée du service civique? Et quel impact cette mesure pourrait-elle avoir sur les jeunes ruraux?

NR : Dans les générations sur lesquelles j’ai enquêté, le service militaire a eu une importance structurante. Mais les groupes se reforment toujours. Les frontières sociales se recréent.

CP : J’étais assez hermétique à cette idée du service civique. Cependant, ça peut être un moment où on redonne des repères, et pas seulement le sens du collectif. Si on quitte le terrain de la jeunesse et qu’on parle plus largement du monde rural quel trait saillant vous viendrait à l’esprit?

«Les élus ont de moins en moins de proximité sociale avec les ruraux qui proviennent en majorité de milieux populaires.»

L’usine Valinox nucléaire de Montbard, princi pal employeur de cette agglomération de 5 582 habitants selon les chiffres de 2007.

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NR : Ce qui est criant, c’est l’isolement. Un exemple typique : Châtillon-sur-Seine a perdu en quelques mois sa maternité et son tribunal. Cette évolution se double de tendances à l’inter-communalité qui dépouillent les maires des petites communes de leurs prérogatives. Cela ne fait qu’augmenter la distance entres les habitants des petites communes et leurs élus. La question derrière l’inter-communalité est la professionnalisation grandissante des élus locaux. Les élus ont de moins en moins de proximité sociale avec les ruraux qui proviennent en majorité de milieux populaires.

CP : Avec la réforme des collectivités locales, les préfets sont incités à fusionner les communautés de communes. Si on veut maintenir le niveau de service dans les inter-communalités, il faut les marier et trouver un équilibre à l’échelle des cantons. C’est un phénomène au long cours : dans les petites communes, la commune n’est plus le premier niveau d’autorité.

Par le Laboratoire des idées

Le tribunal de Châtillon-sur-Seine (Côte-d’Or, Bourgogne), agglomération de 5 801 habitants selon les chiffres de 2007, a désormais porte close dans le cadre de la réforme de la carte

judiciaire.

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L’exode urbain n’est pas stricto sensu le contraire de l’exode rural. Là où l’exode rural voyait les gens quitter les campagnes afin de trouver une vie meilleure en ville, l’exode urbain désigne des mouvements de populations urbaines qui quittent les centre-villes pour trouver une vie meilleure dans des zones moins urbanisées. Dans le premier cas, on note un apprentissage de la culture et des codes de la ville alors que dans le deuxième cas, on ne constate pas de phénomène de désapprentissage. Les personnes qui quittent les centres-villes ne rompent pas les liens avec la ville. Ils continuent à se l’approprier mais de façon différente. L’exode urbain résulte de la volonté de bénéficier à la fois des charmes de la campagne – le

L’EXODE URBAIN À L’HEURE DES

ILLUSIONS PERDUESl’exode rural consécutif à l’industrialisation et à l’urbanisation de la société française au xIxème siècle participait d’un mythe de la vie urbaine.les villes françaises n’ont pas disparu avec le départ d’une partie des industries vers les pays à faibles coûts de main d’œuvre. lorsqu’on regarde les statistiques fournies par l’InsEE, on constate que les grandes cités industrielles, comme le furent saint-Etienne, thionville ou encore Valenciennes, ont perdu des habitants au cours des quarante dernières années avec le recul du secteur industriel. cependant, ces populations ne se sont pas globalement désurbanisées. Elles ont migré – les jeunes en âge d’être diplômés en tête – vers des contrées plus prometteuses : régions de l’ouest français, languedoc-roussillon, midi pyrénées pour ne citer que celles-là. à l’ère de la société post-industrielle et de l’essor du secteur tertiaire, la ville exerce toujours un fort pouvoir d’attraction, mais celui-ci a muté. mais alors pourquoi parler d’exode urbain ?

«Dans le premier cas, on note un apprentissage de la culture et des codes de la ville alors que dans le deuxième cas, on ne constate pas de phénomène de désapprentissage.»

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calme, la verdure, un jardin, un cadre supposé plus favorable pour élever des enfants… - et des atouts de la ville – services, activités culturelles, consommation, connectivité interrégionale et internationale…

L’exode urbain apparaît donc comme un phénomène de fuite choisie et rationnelle de la part des individus qui le « pratiquent ». Dans cette attitude, on peut ressentir une forme de critique de la ville, témoignage d’une certaine « urbaphobie ». Par ce dernier terme, il faut comprendre plusieurs choses :

- Tout d’abord, il faut y voir une critique de la ville, pour

ce qu’elle est, c’est-à-dire une concentration dense d’hommes, d’activités, de mouvements, de bâtiments à une échelle disproportionnée (on peut penser à des mégalopoles comme Los Angeles ou Bombay qui sont de véritables régions urbaines de plusieurs dizaines de kilomètres de long).

- Ensuite, une peur quasi pathologique qui se traduit par une forme d’angoisse, une névrose, provoquée par l’urbs. La ville fait peur, elle catalyse les inquiétudes de ceux qui y voient une source de stress et de conflits. Elle est le royaume de l’inconnu, du renouveau incessant et l’individualisme exacerbé.

Les urbaphobes sont ainsi mus par leurs représentations idéal-typiques de figures anti-urbaines, au rang desquelles le village arrive en tête. La figure du village doit être saisie à l’angle du concept de Gemeinschaft1 introduit par le sociologue allemand Ferdinand Tönnies. Tout d’abord, il représente une échelle idéale pour la vie humaine : le village symbolise la possibilité offerte à l’homme d’avoir un contrôle complet sur son environnement direct parce que l’échelle lui permet d’avoir une représentation mentale complète de son espace de socialité. De plus, la taille « humaine » permet de vivre dans la proximité parce que tout le monde se connaît et se reconnaît. Chacun est clairement identifié, non seulement pour qui il est mais également pour son rôle dans une communauté

1_ Tönnies, en 1887, dans un ouvrage intitutlé Gemeinschaft et Gesells-

chaft introduit la notion de Gemeinschaft. Il la définit comme une communauté

d’hommes où règne la prépondérance du tout, le destin commun fondé sur

le consensus. Les individus vivant en communauté

sont animés d’une volonté organique qui les pousse vers un processus social donné d’une dynamique

sociétale. Elle prend la forme d’un attachement pour le lien familial ou

encore le lien amical dans le cadre du village.

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de destins (LE boulanger du village, L’instituteur, L’agriculteur…). Par conséquent, et les rurbains qui fantasment l’exode urbain l’oublient souvent, le village est un lieu de très fort contrôle social. Le village est également perçu comme une communauté de destins où l’individualisme n’existe(rait) pas et où seul l’intérêt de cette communauté importe(rait). Le village, pour les rurbains, entre en résonance avec la vision rousseauiste de la société, à savoir une communauté de faible dimension caractérisée par la forte densité de liens sociaux qui sont exclusifs (on pense au bonding social capital de Robert Putnam qui favorise la solidité du groupe).Dans l’esprit contemporain, le village représente la nostalgie d’un « bon vieux temps » qui donne le sentiment de ne plus être « affairé ». Le village est l’espace du « désaffairement ». La société urbaine post-industrielle, technologisée, matérielle, se caractérise par une accélération des temporalités. Le refus de la ville traduit un refus de cette société de l’instantané, du consumérisme, de la superficialité… D’aucuns caractérisent ces valeurs de post-modernes, voire post-matérielles. Fondamentalement, elles ne s’éloignent guère de celles mises en avant par certains utopistes de ce que l’on a appelé les Nouveaux Mouvements Sociaux (NMS, selon la terminologie d’Alain Touraine).

La ville serait cette Gesellschaft de Tönnies où tous les hommes sont en concurrence et où chacun évolue pour soi (à l’antithèse de l’entre soi villageois). On voit poindre une demande sociale pour une ‘’éco-rationalité’’ qui interroge la capacité des villes à être des lieux de développement.

Le concept d’urban village apporte un éclairage intéressant. Cette notion qui se traduit avant tout dans les pratiques d’aménagement urbain a été largement inspirée par les travaux de la philosophe Jane Jacobs. En opposition au mouvement moderniste des années 50 et 60 qui se traduisait par des constructions d’immeubles de grande hauteur et d’autoroutes urbaines, Jane Jacobs a cherché à initier une approche alternative de la ville, basée sur le rôle bénéfique du neighbourhood et de la ville dans la ville. L’urban village trouve également ses racines dans les travaux de l’urbaniste anglais Ebenezer Howard sur les cités-jardins à la fin du XIXème siècle. L’élément qui nous intéresse ici est l’échelle d’analyse, à savoir le quartier. En effet, le quartier est une sous-échelle de la ville au travers duquel les citoyens tentent de reproduire les schémas socio-politiques du village. Le mouvement de l’urban village défend un urbanisme éclairé mettant en avant une échelle plus petite, le quartier, pour permettre de contrer les effets néfastes de la ville sur la communauté des hommes. Il est présupposé que le quartier réduit considérablement les besoins de déplacement. L’avènement de l’ère post-industrielle permet une plus grande mixité fonctionnelle à l’échelle des quartiers (contrairement à l’extrême spécialisation spatiale à l’ère de la grande industrie).

«La ville serait cette Gesellschaft de Tönnies où tous les hommes sont en concurrence et où chacun évolue pour soi (à l’antithèse de l’entre soi villageois). On voit poindre une demande sociale pour une ‘’éco-rationalité’’ qui interroge la capacité des villes à être des lieux de développement.»

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Aujourd’hui, le rejet de la vie en ville se marque de façon plus radicale par les phénomènes de rurbanisation. Ceux-ci présentent un caractère protéiforme de sorte que leur analyse est d’une grande complexité. L’objectif ici n’est pas de procéder à une revue analytique exhaustive des figures de la rurbanisations. Partons seulement du principe qu’un certain nombre d’urbains désirent échapper à la ville et s’installent dans des territoires ruraux péri-urbains. Ils choisissent généralement la maison individuelle (le pavillon par exemple) et se déplacent principalement en voiture, notamment pour se rendre au travail

qu’ils ont conservé dans l’espace urbain. La rurbanisation peut également être subie, notamment pour les primo-accédants à la propriété. Les niveaux affichés par les marchés immobiliers de centre-ville obligent

les ménages à se déplacer pour pouvoir ainsi accéder à un premier bien, synonyme de la première marche de leur parcours résidentiel. La rurbanisation provoque des phénomènes de spatial mismatch qui aggravent la congestion urbaine. Mais elle provoque également des effets sur les communautés rurales touchées et reconfigurées par l’arrivée d’urbains dans les espaces ruraux.

La rurbanisation nous renvoie à un problème plus classique de rapports entre établis et arrivants. Cette relation a été analysée notamment par Norbert Elias dans son étude sur le principe d’exclusion dans la ville de Winston Prava. Il analyse les relations entre les établis (les insiders) et les arrivants (les outsiders) sous deux aspects : le stigmate et la cohésion de groupe. Le stigmate correspond à une pratique qui consiste pour les établis à attribuer aux arrivants des caractéristiques particulières, généralement négatives, pour les différencier et pour matérialiser le fait qu’ils sont minoritaires. Le stigmate alimente également un phénomène de mise à distance des arrivants. Dans notre cas, le stigmate pouvant être apposé sur les rurbains conduit à véhiculer une image de différence et de non appartenance au groupe (on peut ainsi penser à des représentations mentales sur les gens de la ville). Les arrivants sont représentés comme des menaces à la cohésion du groupe des installés. Appliqué à notre cas, ce principe suggère que les rurbains peuvent apparaître comme un des facteurs de délitement des sociétés rurales (puisqu’ils remettent en cause une des bases de la société villageoise qui est la captivité des habitants).

Ces phénomènes de stigmate et de menace à la cohésion de groupe sont des processus sociaux forts dont l’impact doit néanmoins être nuancé. Toutefois, ils constituent des éléments d’analyse éclairants sur le rapport (r)

«L’exode urbain apparaît comme un phénomène de fuite choisie et rationnelle.»

«Le quartier est une sous-échelle de la ville au travers duquel les citoyens tentent de reproduire les schémas socio-politiques du village.»

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urbain/rural. En effet, l’arrivée de rurbains dans les territoires interroge la capacité des sociétés rurales à dans un premier temps absorber ces nouveaux venus et les modalités par lesquelles ces derniers parviennent à s’y intégrer. Ce processus d’acculturation prend naturellement du temps et il n’a rien d’automatique, d’autant que la rurbanisation ne correspond pas au passage des individus de la société urbaine à la société rurale, mais plutôt à la construction d’un pont socio-économique entre les deux. Les rurbains ne quittent pas vraiment la ville, ils en fuient les désavantages et développent une « urbanité » sélective. Ainsi continuent-ils à maintenir leur « consommation de ville » mais de façon choisie (notons que de la même manière, les ruraux ont également une « consommation de ville » parce que les villes concentrent entre autres des services qui n’existent que là). On peut être tenté de penser que le phénomène d’absorption est plutôt à géométrie variable selon le degré d’ancrage des individus dans leur nouveau territoire. En la matière, les enfants constituent un levier d’intégration puissant puisqu’ils façonnent leur ‘socialité’ dans ce nouvel environnement et qu’ils entraînent par effet induit les parents. L’école joue ainsi pleinement son rôle d’institution de socialisation, tant pour les enfants que pour les parents. La dynamique initiale provoquant la rurbanisation, qui se traduit dans ce cadre précis par la volonté des ménages d’infléchir leur parcours résidentiel au moment du passage à la parentalité, s’appuie sur les institutions traditionnelles, en l’occurrence l’école. Les enfants sont en ce sens les catalyseurs, parmi d’autres, d’une nouvelle socialité pour l’ensemble de la famille. Les associations ou les clubs ont le pouvoir de transcender les différences entre les ruraux et les rurbains en favorisant un processus de socialisation axé sur des valeurs partagées. En somme, les institutions traditionnelles de socialisation constituent une sorte de « boîte à outils » permettant de répondre à des besoins hétérogènes pour faciliter l’absorption des rurbains par les sociétés rurales.

«L’arrivée de rurbains dans les territoires interroge la capacité des sociétés rurales à dans un premier temps absorber ces nouveaux venus et les modalités par lesquelles ces derniers parviennent à s’y intégrer.»

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De plus, on ne peut pas oublier les effets générationnels en la matière. En effet, et notamment par l’avènement des nouvelles technologies de la communication et l’essor des réseaux sociaux, on assiste à un éclatement (en fait un entrelacement) au sein des jeunes générations des sphères urbaines et rurales. Là où les anciennes générations ont connu une séparation plus franche entre société rurale et société urbaine, les jeunes générations ont assisté à l’explosion de la frontière, phénomène accéléré par la dématérialisation des relations sociales. Ainsi, les rapports entre les deux sociétés sont nivelés

de sorte que les éléments issus des travaux d’Elias – à savoir le stigmate et la menace à la cohésion du groupe – tendent à perdre de leur importance dans la façon dont le rapport des rurbains aux ruraux se structure. Par conséquent, on est naturellement conduit à penser que ce nivellement permet un certain apaisement des rapports, bien loin des relations conflictuelles décrites par Norbert

Elias. Les mutations de la société de façon générale percolent naturellement les sociétés rurales, ces dernières se trouvant loin d’être des îlots identitaires reclus. Ainsi, les mutations sociologiques au sein des sociétés rurales, et plus particulièrement des sociétés rurales péri-urbaines, induites en particulier par les phénomènes de rurbanisation, ne constituent pas en soi un véritable choc des cultures et des identités. La rurbanisation devient globalement un phénomène assez pacifique, qui nous demande de réfléchir au rôle que la ville et la campagne, que l’urbain et le rural, jouent dans les dynamiques sociales.

Dans l’imagine collectif, la ville telle qu’on la connaît est associée historiquement à un processus d’enrichissement de la société car elle est le produit de l’industrialisation. Elle est également associée à un terrain de possibles pour les individus. Mais progressivement, la concentration des hommes a été perçue comme une nuisance. Là où la péri-urbanisation était avant tout une conséquence de l’urbanisation, la rurbanisation apparaît plus comme une forme de refus de certains aspects de l’urbanisation (l’urbaphobie). Et à ce titre, le mythe du village et la nostalgie d’une vie villageoise perdue en sont les principaux moteurs.

La rurbanisation est un excellent point de départ pour interroger les dynamiques intrinsèques de l’identité rurale. En effet, l’arrivée d’anciens urbains dans les sociétés rurales interroge le pouvoir d’absorption des campagnes. Comment peuvent-elles offrir à ces nouveaux habitants les moyens de s’intégrer ? En somme, qu’est-ce qu’être rural aujourd’hui ? Mais aussi et surtout à l’heure du développement durable, qu’est-ce qu’être urbain au XXIème siècle dans un pays développé ?

Par Jonathan Martins (Sciences-Po-LSE)

«Les rurbains ne quittent pas vraiment la ville, ils en fuient les désavantages et développent une « urbanité » sélective.»

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