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CAROLINE GLORION
CA
ROLI
NE
GLO
RIO
N
ACTES SUD JUNIOR
Joseph prend place dans le fauteuil du dentiste, et mal-
gré la douleur, il se sent mieux devant cet homme qui
prend soin de lui. C’est en sortant du cabinet que les
choses vont se gâter. La secrétaire les dévisage. Sans
aucun tact, elle lance à la cantonade : “Ici, les gens
envoyés par le Bureau de Bienfaisance ne payent pas.”
Joseph sent des regards de pitié, de condescendance,
se braquer sur lui, sur sa mère. Lucrecia empoigne
sa main et tourne les talons. Dans la mémoire de
Joseph, cette phrase retentit comme un coup de fouet !
Les mots que prononce sa mère aussi : “Lève la tête,
mon fils, murmure-t-elle, lève la tête.” Jose
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resi
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: “N
on à
la m
isèr
e”
CEUX QUI ONT DIT
DES ROMANS HISTORIQUES
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TES
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JOSEPH
À LA MISÈRE
WRESINSKI
www.actes-sud-junior.fr
8 €
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CAROLINE GLORION
CA
ROLI
NE
GLO
RIO
N
ACTES SUD JUNIOR
Joseph prend place dans le fauteuil du dentiste, et mal-
gré la douleur, il se sent mieux devant cet homme qui
prend soin de lui. C’est en sortant du cabinet que les
choses vont se gâter. La secrétaire les dévisage. Sans
aucun tact, elle lance à la cantonade : “Ici, les gens
envoyés par le Bureau de Bienfaisance ne payent pas.”
Joseph sent des regards de pitié, de condescendance,
se braquer sur lui, sur sa mère. Lucrecia empoigne
sa main et tourne les talons. Dans la mémoire de
Joseph, cette phrase retentit comme un coup de fouet !
Les mots que prononce sa mère aussi : “Lève la tête,
mon fils, murmure-t-elle, lève la tête.” Jose
ph W
resi
nski
: “N
on à
la m
isèr
e”
CEUX QUI ONT DIT
DES ROMANS HISTORIQUES
AC
TES
SUD
JU
NIO
R
JOSEPH
À LA MISÈRE
WRESINSKI
www.actes-sud-junior.fr
JOSEPH
À LA MISÈRE
WRESINSKI
Savoir dire non, c’est souvent savoir dire oui à la solidarité et à la fraternité.
“Ceux qui ont dit non”Une collection dirigée par Murielle Szac.
Pour toi, Marie.
Pour vous, Thomas, Julien, Maxime,Matthieu, Pauline, Baptiste, Arthur,Antoine, Simon,Victor,Louis, Joséphine, Juliette.
Illustration de couverture : François Roca
Éditorial : Isabelle Péhourticq assistée de Fanny GauvinDirecteur de création : Kamy PakdelDirecteur artistique : Guillaume BergaMaquette : Christelle Grossin© Actes Sud, 2008, 2015 – 978-2-330-05918-7Loi 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse.
www.actes-sud-junior.frwww.ceuxquiontditnon.fr
Le meilleur de soi-même enfin partagé est bien la réponse à la question humaine de l’exclusion.
Père Joseph Wresinski
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Hiver 1957
Des cris, des insultes… Difficile d’identifier leur
provenance exacte au milieu de ce gigantesque
bidonville. Des abris en fibrociment de forme
arrondie comme des igloos au pôle nord… à
perte de vue, alignés. On dirait un camp de
prison niers. Un chien famélique aboie, comme
en écho à ce vacarme. Un homme se hâte,
emmitouflé dans une vieille canadienne râpée.
Il passe son chemin, indifférent, traînant une
vieille charrette vide, tandis que d’autres, attirés
par les cris, s’approchent d’une des baraques
située un peu en retrait. Une baraque en tôle
et en bois au bout de l’allée des Fleurs. Petit à
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petit, un attroupement se forme. On entend
maintenant distinctement les voix qui s’invec-
tivent mais surtout le bruit mat des coups de
poing, celui aussi d’une chaise ou d’une table
renversée violemment. Les femmes se poussent
du coude d’un air entendu, les hommes mur-
murent, les mains dans les poches, les yeux
rivés sur la baraque. Et soudain, comme dans
une scène de western, la porte qui cède, vole en
éclats et un corps qui s’écrase lourdement dans
la boue. L’homme étouffe un juron et se relève.
Les curieux, goguenards, l’encouragent :
– Allez, l’Albert, montre de quoi tu es capable !
Électrisés par la scène, des enfants miment la
bagarre qui s’annonce avec des bâtons ou avec
leurs mains. Albert a le regard vide et hargneux.
Il rajuste son bleu de travail maculé de terre
mouillée, de cette boue immonde qui recouvre
le sol trempé. Il se frotte les mains, mal à
l’aise, nerveux. Un cercle se forme progres-
sivement autour de lui alors que surgit dans
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l’encadrement de la porte une haute silhouette
massive, vêtue de noir de la tête aux pieds. Le
minuscule col blanc rectangulaire éclaire un
visage crispé et furibard.
L’homme avance à grandes enjambées, tout
en remontant vivement les pans de sa longue
soutane, qu’il coince dans sa ceinture. Dans un
mouvement instinctif, les gens reculent pour le
laisser passer. Les enfants s’arrêtent de jouer.
Tout le monde retient son souffle, y compris
une toute jeune fille, joliment vêtue, qui vient
d’apparaître derrière lui. Charmante et fra-
gile, elle est plantée là, immobile et anxieuse.
L’homme à la soutane s’approche de son adver-
saire. Le cercle s’est reformé autour d’eux, juste
à temps pour voir le poing d’Albert s’écraser
sur le menton du curé. Madeleine, la jeune fille
bien mise, frémit, esquisse un pas. Naïvement,
elle se serait bien vue entrer dans la mêlée pour
aller défendre ce prêtre… Mais elle reste à l’écart.
En fait, elle a la trouille. Elle observe les visages
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menaçants de ceux qui font le cercle et encou-
ragent Albert. Les femmes aussi lui paraissent
repoussantes, sales, inquiétantes. Elle se dit que
ça va mal tourner, et puis elle ne comprend pas.
Comment un homme d’Église peut-il jouer les
justiciers et user de ses poings ?
Madeleine se souvient de ces articles qu’elle a
lus dans les journaux et qui l’ont enthousiasmée.
Ils décrivent l’action d’un curé pas comme les
autres, une personnalité hors du commun, qui
a décidé de se battre aux côtés de “son peuple”,
selon ses propres termes. Les journaux titrent
“Joseph Wresinski, le curé de la racaille” et rap-
portent ses mots forts, vibrants : “La misère n’est
pas fatale ; il faut tout faire pour l’éradiquer.” Cet
homme jusqu’au-boutiste se présente comme
un pauvre parmi les pauvres qui promet aux
familles du bidonville “de leur faire monter les
marches de l’Élysée, de l’ONU et du Vatican”. Tout
un programme ! Madeleine, emballée par cette
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radicalité, a décidé de le rejoindre et de consa-
crer au moins un an à travailler à ses côtés.
Mais ce matin, elle est tout simplement cho-
quée. Cette violence la dégoûte. Quelle bande
de sauvages ! Et ces femmes qui restent là, au
spectacle. Ces enfants qui tournent et rôdent
comme de jeunes chats sauvages…
De nouveau, les deux adversaires se font face.
Le père Joseph a rajusté ses lunettes. Il s’avance,
attrape Albert par les épaules et le secoue violem-
ment.
– Un curé, ça ne se bat pas, crie une femme,
c’est pas correct !
Hagard, Albert se débat comme un beau diable
et se rue à nouveau sur lui.
– Lui, le ratchai, au moins, il sait se défendre,
lance une autre femme. Il est comme nous, il
sait se battre…
– Vas-y Albert, encourage un homme, écrase-le !
Madeleine a envie de partir. Elle s’est trompée.
Un curé qui se bagarre, elle non plus, décidément,
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ne trouve pas ça correct. Et puis, quand elle est
arrivée tout à l’heure, il était déjà en colère.
Les deux hommes sont au corps à corps. Elle
sent la tension et fait un pas en arrière.
– Ne vous en faites pas, ma petite dame, lance
un jeune gars qui s’est approché, ce curé, c’est
un sacré bonhomme. Il est ceinture noire de
judo.
Madeleine dévisage son interlocuteur. Les yeux
brillants, le cheveu noir de jais, il doit avoir à
peu près son âge : vingt, vingt et un ans.
– Moi, c’est Gérard, et vous ?
Madeleine ne répond pas, elle observe avec
anxiété le père Joseph qui, visiblement, a repris
le dessus. Il envoie valdinguer son adversaire
qui s’effondre à nouveau. Une femme se pré-
cipite :
– Tirons-nous, y a rien à attendre de lui.
Albert a le regard vitreux. Il ne voit rien, sauf
peut-être le regard déterminé de cette femme,
sa femme. Elle a honte, Gina, devant ses voisins.