La hisbah en Egypte du XII au XVI siècle ( Période mamelouke )

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Introduction

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Prescrire le bien et proscrire le mal et la place quoccupe ce principe dans lthique sociale et dans le droit musulman sexpliquent par le souci de dvelopper le sens des responsabilits chez le croyant qui doit jouer un rle actif dans la vie de la communaut et donc de la cit afin den assurer lharmonie et la concorde par un quilibre entre les droits et les devoirs. Ce principe, dordre coranique1, cit en mme temps que des devoirs religieux aussi importants que lobissance Dieu et Son prophte donne au croyant ce droit et ce devoir de sexprimer pour tout ce qui touche la conduite des affaires de la cit et donc de limpliquer socialement, conomiquement et politiquement. Cette dimension thique relve de ce qui est appel, en islm, ihtisb , signifiant rendre compte et qui, nous le verrons, du fait dtre fonctionnariser, voluera vers un concept dsign par le terme de hisbah dont le sens est dduit de la notion de compte demander. En fait, parler de la recommandation du bien et de la dnonciation du mal , revient discourir sur cette notion de civisme au sein de lislm qui nest autre que cette permanente volont de rforme des murs. Car un pitisme centr sur la seule proccupation de soi-mme est forcment contraire toute thique religieuse.

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Coran, chap. III, v. 110. On y trouve aussi dautres passages ou la pratique de lihtisab apparat comme la marque du bon musulman. Ainsi, dans le chap. 3, v. 104 et chap. 22, v. 41 ou cette obligation se range aprs la prire et laumne lgale.

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Le prophte, conformment la parole divine et tout au long de son apostolat, a exhort les fidles pratiquer le maruf et de dnoncer le munkar . Il importe de prciser que ce que nous devons comprendre par al-maruf trouve sa dfinition dans les passages coraniques relatifs lAdoration divine et aux transactions humaines, en dautres termes, ce sont les droits de Dieu et les devoirs des hommes. Quant al munkar ce sont les transgressions dfinies par les limites fixes par la morale islamique et le droit musulman qui, dailleurs, compte cette clause parmi les devoirs relevant dun ordre communautaire. Si la morale et le droit islamique laissent aux croyants le soin dapprcier les avantages ou les inconvnients dune intervention titre individuel et dans le cadre de ce principe, cela ne peut tre que lorsque les consquences nentranent pas de troubles. Car lexercice sans discernement de la recommandation du bien et de dfendre le mal , quoique comme suprieure au devoir du jihd , comporte des risques. En effet, la prise de conscience des dtenteurs de dcision, quant aux consquences fcheuses que peut entraner toute intervention individuelle, les a incits, semble t-il, dans le cadre du droit public, instaurer une fonction tatique, la hisbah , traduisant le principe coranique voqu. Le personnage devant assumer cette charge sera dsign par le terme de muhtasib , lquivalent lagoranome de la Grce ancienne ou de ldile curule de la Rome antique. Trs vite, ce personnage va gagner en importance grce un largissement de ses attributions morales et religieuses. Au contrle des poids et mesures, la vrification des produits et la fixation des prix, lui furent octroys la police des murs, veiller ce prsente

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que les fidles accomplissent leurs devoirs religieux et enfin garantir les droits des dhimmis ou gens du Livre sous protectorat de lIslm. Un certain nombre de textes, conservs depuis le XI sicle, nous difient sur ce qutait cette institution depuis sa cration et nous renseignent sur la vie sociale, conomique et politique des musulmans au cours de lhistoire. Cest ainsi qu ltude douvrages dauteurs musulmans tels que ceux de Ghazali, dIbn al-Ukhwwa, dIbn Taymyyah ou dIbn Khaldoun, on a une ide de ce qutait lorganisation du commerce, de lartisanat, des corporations de mtiers, de la voirie, de la sant publique, des murs ou de la politique mene au cours de lhistoire islamique. Si notre tude porte sur la hisbah cest quelle nous semble intressante plus dun titre. Mais vu limportance et la matire du sujet nous lavons voulu limiter une priode dtermine de lhistoire du monde musulman. Pour des raisons de cur nous avons choisi lEgypte et pour ce qui est de lentendement, lre mamelouk (1250-1517), et ce, pour plusieurs raisons. Lanalyse de la hisbah de cette poque synthtise elle seule lvolution historique et politique de cette institution. Sur une priode de trois sicles, les Mamelouks ont, non seulement et profondment, influenc la vie publique et juridique en Egypte mais, galement, lensemble des pays musulmans, en gnral, en leur prsentant un exemple relativement structur de la hisbah par rapport la leur. Signalons que les Mamelouks taient lorigine des esclaves et il y avait dans leur accession au pouvoir un signe quant la rupture avec les prjugs de race et de classe. Si leur arrive au pouvoir navait dtermin

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de la part de la population gyptienne aucun rejet mais bien plutt du respect et de lestime cest par le fait quils taient musulmans. Une autre raison de notre intrt pour cette priode, cest lexistence dune service abondante dune littrature religieuse nous renseignant politique sur le fonctionnement de la hisbah en tant que systme de gouvernement au politique islamique. Lhistoire permettra dexpliquer que la hisbah na jamais t applique par les gouvernants que comme prtexte, faisant delle un outil de lgitimation du pouvoir et de rcupration religieuse ainsi que de pression administrative. Reste, maintenant, nous poser la problmatique suivante : quel type de discours adopter pour ltude de notre thse ? Car une approche profane de cette question, lexemple de certains auteurs, nous amnera la confiner la sphre administrative et gestionnaire et on ny verra, certes, quune fonction municipale et tel nest pas notre but. Est-ce dire quune mthodologie est contraire ou au contraire conforme toute dmarche au discours religieux ? Existe-t-il une mthode spciale pour comprendre les phnomnes religieux en tant que tels ? Cest l une des questions que sest pose la sociologie religieuse. Epistmologiquement, il semble quil ny a pas de mthode particulire nous permettant de comprendre un phnomne religieux en tant que religieux et les crits de Jean-Paul CHARNAY sont assez significatifs ce sujet. Aprs avoir formul le problme fondamental en prcisant, dune part, de ne pas se laisser prendre au jeu du langage et, dautre part, en montrant le danger de toute mthodologie, car soit analytique soit projective et donc inadquate, il ne tardera pas souligner quune certaine

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distanciation vis--vis du systme de connaissance propos par lIslm constitue un dbut de dsidologisation, une vasion hors des jugements de valeur poss par les catgories musulmanes elles-mmes , ce qui ne peut tre assur que par une empathie conceptuelle de la part du chercheur, dans un rapport dialectique avec une sympathie vcue . Cest pourquoi Jean-Paul CHARNAY reprochera loptique culturaliste son insuffisante distanciation en demeurant lintrieur des catgories selon lesquelles se dfinit lIslm .1 Le souci de distanciation a t, sans doute, assez contagieux, mme pour un chercheur qui essaye de se maintenir sur le seuil du religieux : Notre analyse du concept de religion consiste mettre distance critique non seulement nos croyances et nos habitudes de pense, mais aussi les ractions immdiates, difficilement contrlables de notre sensibilit forme justement par la tradition religieuse , et de poursuivre quil sagit dintroduire dans la tradition islamique une distanciation pistmologique que les anciens docteurs ne pouvaient pas concevoir dans un espace mental domin par la perspective mythique et lesprit dogmatique .2 En dautres termes, ce souci de distanciation consistera penser lautre sans se penser soi-mme. Mais est-ce que cela ne reviendrait pas dire que la vision intrieure est source derreurs, doublis, de dformations et dethnocentrisme ? Le dbat sur la vision intrieure et sa primaut a intress tout particulirement lanthropologie sociale plus que lhistoire. De nombreux

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CHARNAY Jean-Paul, Sociologie religieuse de lIslm, Ed. Sindbad, Paris, 1977, p.24 ;43 ;50 et 327. ARKOUN Mohammed, LIslm, hier ,demain, Ed. Buchet et Chatel, Paris, 1978 , p.139 et 148.

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anthropologues estimaient quanalyser une socit de lintrieur comportait des risques. Lappartenance une culture particulire risque de fausser lvaluation dune coutume ou dune institution particulire, pour la simple raison que cette coutume ou cette institution est considre comme allant de soi. Certains auteurs, comme Max GLUCKMAN, soutiennent que le choc culturel est indispensable pour faire le vritable anthropologue. Certes, le choc culturel utile une comprhension scientifique authentique, en mme temps compatible avec lempathie, savre ncessaire. Ainsi, pour un chercheur, le fait dtre issu dun milieu culturel autre, son initiation la culture universitaire occidentale et sa capacit de procder une observation comparative du fait de sa connaissance tant de lOccident que de sa propre culture, le disposent mieux discerner les caractristiques de la socit tudie. Sa vision de lextrieur sera destine temprer et complter sa vision de lintrieur . En dautres termes, cest lquilibre entre la primaut de lanalyse interne et la ncessit dune modration externe qui doit tre recherch semble-t-il. A cet gard, lanthropologie sociale a labor une importante mthodologie de lobservation participante . Le chercheur, en prenant part aux activits de la socit quil tudie, en se mlant troitement ses membres, peut formuler des observations partir de son exprience vcue. Mais, il peut tre, aussi, entirement tranger la socit en question et ne sy mler qu des fins dobservation.

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Il est vrai quil ne suffit pas seulement dobserver pour participer ; il faut pour tout chercheur faire, pendant une priode prolonge, lapprentissage instructif de la participation par elle-mme. Dans cette optique, lobservation par la participation doit tre radicalement distingue de lobservation existentielle pratique par un membre de cette socit. Il nen demeure pas moins que la validit de toute mthode cest non seulement sa distanciation par rapport lobjet mais aussi par rapport la distanciation elle-mme. Le sociologue Henri DESROCHES, lui, nous propose une solution du juste milieu : Si le chercheur est adepte, il devra veiller la mthodologie de ses distanciations, et, sil est outsider, la mthodologie de sa participation .1 Cependant la ralit est moins simple, car, comme il y a autant de faons de se distancer, de mme, il y a autant de faons de participer et mme une mthode interdisciplinaire nest peut-tre que le point de dpart dun dpassement mthodologique . Pour notre part, nous pensons que lapproche la plus adquate serait celle qui alliera louverture la profondeur et qui nous permettra, en empruntant la voie historique, de partir la redcouverte de notre propre socit et cela, prcisment, partir du choc culturel. Cette crise didentit offre une chance de reconnaissance de soi-mme. Et quest-ce que le moi sinon, avant tout, le produit du pass. Car comme la soulign Claude LEVI-STRAUSS dans La pense sauvage lhistoire mne tout, condition den sortir .

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DESROCHES Henri, Sociologie religieuse, Ed. P.U.F, Paris, 1968, p.15 ; 16 et 18

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Ibn Khaldoun avait dj saisi les tenants de cette perspective en soulignant que Lhistoire, extrieurement, nest que la chronique des jours et des nations, intrieurement, elle est vision et vrification des causes prcises des tres et de leur principe, science profonde des causes, des faits et de leur mode dtre 1. Ltude du systme juridique ne peut-tre dissocie des autres phnomnes sociaux et cest galement dans ce sens que le phnomne de la hisbah ne peut-tre analys sans tenir compte de la caractristique de lIslm et de la socit dans laquelle il sapplique et plus particulirement la socit mamelouk. La hisbah est considre comme l'une des fonctions les plus importantes dans l'tat islamique, elle a un caractre religieux et un prestige moral et thique considrable. Elle apparat comme une action de moralisation de la vie juridique (droit public, priv et spcial).Elle se trouve encore une fois cheval entre le politique et le juridique. La morale et le droit, en Islm, laissent aux croyants le soin dapprcier les avantages et les inconvnients dune intervention pour ordonner le bien et interdire le mal. Ce quon appelle hisbah consiste ordonner ce qui est bien quand cela est nglig manifestement et de dfendre le mal quand il est fait ouvertement. Allah dit : Quil y est parmi vous des gens appelant au bien et dnonant le mal ( Coran III, 104 ). Cette obligation sadresse tout musulman, mais il y a cependant une diffrence entre celui qui sen acquitte titre volontaire et le muhtasib.1

BERQUE Jacques, LIslm au dfi, Ed. Sindbad, Paris, 1984, p.14

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Ltude de la hisbah suppose donc une connaissance de l'histoire du droit musulman. Cela nest pas une tache facile quand on sait que le fiqh a beaucoup vari d'une poque l'autre, notamment dans ses dtails, et que les tats, d'autre part, ont toujours tenu laisser leur empreinte dans ce domaine. L'intelligentsia arabo-musulmane a, elle aussi, jou dans ce cadre, un rle important en tant que caution du pouvoir politique mais galement, et au-del de la lgitimation religieuse, comme relais entre l'tat et ses sujets. L'avnement de l'Islm ne pouvait s'accompagner sans de nouvelles structures religieuses, juridiques et morales. L'Islm n'a pas seulement apport une doctrine, il a contribu aussi construire une socit nouvelle. . De son mode d'organisation comme religion, mais aussi comme Loi, le Coran est non seulement un Livre saint mais aussi un code et une constitution la diffrence du christianisme. L'Islm a acquis la force organisationnelle de son systme administratif et juridique de deux principes fondamentaux : " le Coran et la sunna ". Aussi on comprendra que les gouverneurs, concernant la question du pouvoir, n'chapperont pas de l'esprit de l'Islm. Le prophte mme est appel tre juste et il tait sous surveillance divine dans son exercice du pouvoir. Le concept de l'tat n'est pas le mme quen occident. De ce fait, la hisbah qui est pour ainsi dire le volet pratique de l'Ihtisab n'a pas chapp ce phnomne gnral de la diversit des interprtations et des divergences thoriques que celles-ci soient causes ou effets de la politique. La hisbah remonte donc l'poque du prophte. Ce dernier l'avait pratique quand la religion prenait encore le pas sur les considrations10

matrielles et l'tat n'avait nul besoin de prtendre la religiosit pour se faire servir ou pour se lgitimer Perue sous un angle tymologique, la hisbah dsigne, pour reprendre dans un premier temps une dfinition assez gnrale et assez claire, celle d'E. TYAN, le fait d'accomplir un acte dans un but dsintress, plus prcisment, dans le seul but de plaire Dieu et d'obtenir une rcompense cleste1. Pour intressante qu'elle soit, cette dfinition ne couvre pas suffisamment la signification de la hisbah la fois en tant que notion, mais aussi en tant que pratique religieuse et quotidienne dans l'organisation islamique du pouvoir et de la socit. Cette nouvelle exprience sociale et politique et bien entendue conomique engendrera de nouvelles pratiques et un exercice du pouvoir plus construit et plus rglement. Dans sa dfinition de l'Islm, GIBB 2, cependant, y russit presque quand il remarqua que la communaut islamique, aussi bien dOrient que d'Occident, dans sa tendance pratique ainsi que dans sa pense la plus dveloppe puise son expression la plus intense dans la loi plus que dans la thologie. L'Ihtisab constituait donc la base de cette pratique religieuse, thique, sociale et politique dans le concept du grand Jihad comme nous verrons.. La hisbah sur le plan pratique est un outil de gestion d'ordre juridique et administratif fond sur la chariah ( Coran et Sunnah). E. TYAN reconnat aussi la hisbah une importance particulire1 2

E. Tyan, Lorganisation judiciaire en pays dIslm, Ed. Brill, Leiden, 1960, p. 617 H. A.R. Gibb, Mohammadansim p. 73 et suivantes

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comme organisation municipale. Nous verrons que les tudes sur la hisbah ne font pas toujours la mme analyse de ce phnomne trs particulier. Certains, comme Ibn KHALDOUN, n'y voient qu'une fonction religieuse, de nature califienne, d'autre en revanche la confondent avec la police et y voient donc une sorte de police de marchs . Il est remarquer que cette confusion n'est pas sans fondements historique ; notamment du fait que la hisbah a t finalement restreinte au contrle des commerants et des murs. Ce qui est certain en tous cas, c'est que la hisbah a embrass tous les domaines de la vie quotidienne, dans ses aspects religieux comme dans ses dimensions pratiques. Le sacr se mle au profane dans le cas de la hisbah. Dans son volution, cette dernire est cheval entre le religieux et le social. Par ailleurs la hisbah elle-mme pose d'normes problmes quant aux diverses interprtations religieuses dont elle a fait lobjet et en tant quelle dcoule d'un principe gnral : l'incitation au bien et la dfense (interdiction) du mal. Il y a ici deux notions trs gnrales dont l'tendue n'est pas sans constituer un vritable handicap la prcision. Dans ce cas, il n'est pas seulement question de la hisbah comme outil administratif mais aussi comme principe thologique. Nous savons en effet qu'en Islm comme dans toutes les religions, les conflits politiques se sont souvent traduits par des divergences d'interprtations du texte religieux et, plus forte raison dans le cas de l'Islm o la loi a deux sources : le Coran et la Sunnah. Cela dit, l'Islm appelle le muhtasib, probablement plus que le musulman ordinaire, faire respecter la chariah. Ainsi si l'Ihtisab politique

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existe bel et bien en islm, la socit musulmane n'a pu l'exercer, exception faite lors de la premire phase de la formation de la socit islamique (poque du prophte et des compagnons qui connurent cette pratique). Thoriquement la charge de la hisbah, mi-chemin entre celle du cadi et des mazlim (Cour des abus), selon la distribution classique rsume par al-Mawardi (mort en 350/1058) porte sur al amr bil marf (ordonner de faire le bien) et ce aussi bien dans le domaine relatif aux obligations cultuelles huquq Allh que dans le domaine des devoirs envers autrui huquq alibad . Elle porte aussi sur an-nahy an al-munkar (interdire les choses illicites) pour tout ce qui touche aux choses dfendues par la Loi divine que ce soit au niveau des transactions entre les croyants ou avec les autres communauts (cas des dhimmis ou gens du Livre sous protection de lIslm). Pratiquement, lorsque son caractre religieux diminua,

progressivement la hisbah ne consista plus quen une inspection des artisans et des ouvriers des bazars. Elle sexera sur trois classes : Ceux qui accomplissent un travail touchant la sant physique ou intellectuelle comme les mdecins ou les matres dcole, ceux qui sont surveiller sous le rapport de lhonntet ou de la fraude comme les artisans, foulons, orfvres, etc. et ceux dont les travaux sont juger daprs leur bonne ou mauvaise qualit de travail. En somme lactivit du muhtasib, telle quelle se dgage des traits de hisbah que nous avons tudi, sapplique lobservance des prescriptions religieuses et des usages fixs par la tradition musulmane en matire de commerce, lactivit professionnelle des manuvres et des artisans, aux produits dont lhomme a besoin pour subsister, toutes choses qui13

constituent lensemble de la vie sociale. Les renseignements stendent lactivit urbaine et commerciale, la vie culturelle, aux murs des musulmans et leur existence prive. Cest ainsi que, comme nous allons le voir, les textes de hisbah nous font revivre lactivit des villes musulmanes avec le grouillement pittoresque de leurs souks et leur ambiance particulire. Encombrement de rues, marchs, poids et mesures, prix, fraudes et falsifications sont passs en revue. Quoique ces renseignements soient fournis par des auteurs ayant vcu diffrentes poques et en des points divers du monde islamique, on peut dire qu'ils valent en gros pour toutes les villes d'Orient et d'Occident musulman. Mais les vritables problmes de la cit musulmane mdivale taient surtout poss par la production et la mise en vente des denres alimentaires, ctait au march que sexerait effectivement lactivit du muhtasib. Ce dernier avait obligation de veiller ce que les marchands ne dsertassent pas le souk, surtout durant les priodes de hausse du cot de la vie. La question des prix soulevait, elle aussi, des problmes complexes. De longues discussions, surtout thoriques, sur la licit de leur imposition, occupent de nombreuses pages de traits de hisbah. Partisans et adversaires du dirigisme navaient pas ainsi attendu les temps modernes pour affronter leurs thories : Le fondateur de lcole malikite, Mlik ibn Anas (mort en 180/796), nous dit-on, consult au sujet du sahib as-suq ou dile curule, qui voulait fixer les prix dans les marchs, en disant aux marchands : Ou bien vous vendez pour tant (et il fixait un prix), ou vous quittez les lieux , rpondit par la ngative. Al-Layt

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ibn Sad, un contemporain de Mlik et chef de lcole gyptienne, par contre, donnait ordre dinfliger un chtiment corporel quiconque dpassait les prix fixs par les pouvoirs publics. Les faux-monnayeurs, quoique condamns des peines trs svres (dtention perptuelle) lorsquils se faisaient prendre, taient fort nombreux et causaient un grave prjudice la socit. Le muhtasib navait pas seulement quun rle municipal (entretien des btiments, problme de circulation dans les villes et notamment les marchs, etc.) Le thme de lhygine tait intimement li aux proccupations dordre social ( une allusion directe au respect de principes dordre religieux ). Le passage dune socit religieuse une socit de plus en plus profane et civile explique pourquoi les pouvoirs du muhtasib nont jamais t exercs dans les faits. Nous verrons que certaines pratiques attestent le fait que le muhtasib ait t assujetti et parfois corrompu (au temps des Mamelouks par exemple) devenant de la sorte le complice dun pouvoir plutt que son contestataire comme la religion ly oblige. A lpoque mamelouk la hisbah relevait traditionnellement de la magistrature et tait applique dans ses principes et sa pratique mais dpendait de lorganisation politico-militaire dominante1. Si lEgypte mamelouk parat une poque et un lieu particulirement intressant pour ltude de la hisbah, cest bien cause de sa dpendance, en tant que pratique, des systmes politiques.

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Andr Raymond, Artisans et commerants au Caire au XVIII s. C.N.R.S, Damas, 1973, p.588, vol.II

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Lessor comme le dclin des Mamelouks nous a surtout permis de voir que, pour lessentiel, la hisbah na servi que comme outil de pouvoir, avec toutefois cette diffrence que dans la premire tape, celles des bahrides, on accordait une certaine marge de libert pour les ulmas alors que dans la seconde, celle des Jerkas, on les vit se transformer subitement en serviles relais du pouvoir. Ceci na pas t sans consquence sur la vie sociale puisque la corruption tait de plus en plus rpandue ; y compris dans les classes les plus pauvres, et les historiens et voyageurs faisaient tat dune grande dpravation morale qui allait dailleurs en sempirant. De par leur relative longvit qui stend de 1250 1517, les Mamelouks ont profondment influenc la vie publique et juridique, en Egypte, et au-del de lEgypte, du monde musulman. Ce fait ne tient pas seulement au seul caractre militaire des Mamelouks mais galement leur statut initial. La premire priode, celle des bahrides, se caractrisa par un dynamisme dans le domaine des institutions religieuses. Les Mamelouks rivalisrent entre eux pour les uvres de bienfaisance et pour la construction dcoles et de mosques ou encore de foyer pour orphelins et biens de monuments historiques attestent, encore aujourdhui, de lessor que connut lEgypte dans les premires dcennies du gouvernement mamelouk. Cela ne cachait videmment pas des calculs politiques et une stratgie de pouvoir. Il serait toutefois intressant de tenter de comprendre ces deux facettes du pouvoir mamelouk ; une violence en eux nourrie par leur formation et leur pit relle ou prtendue telle. Noublions pas que lIslm faisait nanmoins partie intgrante de leur formation et de leur personnalit,16

dautant plus que les sultans avaient coutume, dans la toute premire tape, de leur consacrer des imms et des ducateurs de grande comptence et de notorit. Lpoque mamelouk a t aussi, pour une grande priode, celle de lessor conomique ; consquence immdiate de leur puissance militaire et de leur statut de grande puissance rgionale avec dailleurs des prtentions internationales qui effectivement staient ralises une fois les Mongols battus et les croiss rduits aux alas de la diplomatie. LEgypte a connu son poque de gloire qui se reflta dans tous les secteurs mme si la croissance du commerce extrieur stait fait aux dpens de lagriculture, dstructure et plus tard compltement dlaisse. A lessor allait correspondre la dcadence et la dpendance du pays. Mais avant la dcadence, il y eut le triomphe et ce dans tous les domaines. Ainsi, la dynamique commerciale a donn lieu lvolution des divers secteurs, notamment de lartisanat. Par leur mode de vie, les Mamelouks encourageaient, sans le vouloir, la production artisanale mais aussi et surtout limportation. Ainsi, si le dveloppement conomique de lEgypte a permis lessor dans un premier temps, des diverses activits, il a aussi creus le foss entre les classes les plus aises sultans, mirs et officiers ainsi quune partie des Ulmas et la majorit des Egyptiens. Certes, il ny a pas eu de rupture totale entre les deux priodes qui, en dpit des diffrences, parfois importantes, notamment quant lducation religieuse des Mamelouks et, un autre niveau plus important, la gestion conomique et financire, tmoignent plutt dune continuit que favorisait, pour lessentiel, la nature militaire et bureaucratique de leur

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systme et quexpliquait aussi une constante politique : la mise lcart des autochtones qui ne pouvaient avoir accs aux sphres de dcision politique. La deuxime priode tait surtout celle de la dsintgration sur le plan politique et du monopole sur le plan conomique. La multiplication des taxes, impts divers, corruption etc. expliquent, pour une bonne part, cette acclration de leffondrement au point darriver un point de non-retour. Par voie de consquence la hisbah a, bien sr, subi les alas de lhistoire et elle na finit par tre que le miroir du pouvoir. Notre tude portera donc sur ces diffrents moments et aspects de cette institution. En annexe, nous avons procd une analyse critique des diffrents documents que nous avons eus sous la main ( manuscrits, thses, ouvrages). Certains ont t particulirement riches en information notamment dans le domaine du droit musulman, de lorganisation de la judicature en tant que reflet social, conomique et moral de la socit, dautres nous ont montr les efforts fournis par les ulmas( Ibn taymiyyah, Mawardi, Ghazali) face aux nouveauts et enfin dautres ( Ibn Haj, Ibn Iyas et Maqrizi ) ont plutt mis laccent sur laspect thique ou code de dontologie du musulman.

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Chapitre I

Le champ religieux

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Pour comprendre le concept de la hisbah en Islm il nous est ncessaire de le situer dans le champ religieux. Pour cela nous essayerons de capter le devenir religieux depuis sa source en passant par son intense vitalit jusqu sa scularisation. Un auteur contemporain crit que le religieux se prsente comme lultime connaissance du Rel, ultime structure dinterprtation et de dploiement de lexistence humaine tourne vers le Salut, donc distincte des autres formes dexistences juges dgrades et dgradantes1 . Pour Mohammed IQBAL la religion qui est essentiellement un mode de vie est la seule faon srieuse de traiter de la Ralit Totale au contact de laquelle le Soi dcouvre son caractre unique. Dans la mesure o il sagit de la nature ultime de la Ralit, la science ne risque rien dans laventure ; dans laventure religieuse cest tout le devenir de lego en tant que centre personnel assimilateur de vie et dexprience qui est en jeu. Toujours pour Mohammed IQBAL la vie religieuse passe par trois tapes : foi, pense et dcouverte. Durant la premire tape la vie religieuse apparat comme une forme de discipline que lindividu ou le peuple entier doit accepter comme ordre inconditionnel sans aucune comprhension rationnelle de la signification et du but ultime de cet ordre 2. Cette tape est suivie dune comprhension rationnelle de la discipline et de la Source ultime de son autorit. Dans la troisime tape la vie religieuse nourrit lambition dentrer en contact direct avec la Ralit ultime () la Religion dans cette acception du terme est connue sous le nom malheureux de Mysticisme, qui est suppos reprsenter une attitude desprit qui nie la vie,

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ARKOUN Mohammed et Louis GARDET, LIslm, hier, demain Ed. Buchet et Chastel,Paris,1978 p.207 IQBAL Mohammed, Reconstruire la pense religieuse de lIslm, Ed. Maisonneuve, Paris1955,p.198, 199

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qui scarte des faits et soppose directement la vision radicalement empirique de notre poque. Cependant la Religion au sens le plus lev est essentiellement exprience et a reconnu la ncessit de se fonder sur lexprience bien avant que la Science ait appris le faire. 1 Ces rflexions de Mohammed IQBAL sont indispensables pour dmontrer que le domaine de lUltime ne se raconte pas mais se fait. Do la distinction entre dune part la filire exotrique et la filire sotrique. Cette dernire reprsente la reproduction de lexprience religieuse vcue intensment jusqu lIdentification Suprme. Nous retrouvons cette notion de lUltime au centre des ides de Paul TILLICH : Religion is ultimate concern the passionate longing for ultimate Reality 2. Cette notion de lUltime est synonyme de Profondeur sans laquelle il ny a pas de continuum religieux. Ainsi les dfinitions ne manquent pas. Max WEBER vite ce pige en crivant : to define Religion is not possible at the start () definition can be attempted, if at all, only at the conclusion of the study. 3 Par del ces dfinitions, il faudrait retenir lapproche globale de MIRCEA Eliade : Etre, ou plutt devenir, un homme signifie tre religieux .4 Au contraire lhomme areligieux ltat pur est un phnomne plutt rare, mme dans la plus dsacralise des socits modernes () lhomme moderne qui se prtend areligieux dispose encore de toute une mythologie camoufle.51 2

IQBAL Mohammed, ibid. p.199 TILLICH Paul, Decision in philosophy of religion, Ed. Williamson, London. 1980 p.27 3 WEBER Max, The sociologie of religion, Ed. Beacon Press, Boston. 1963 p.1 4 MIRCEA Eliade, Histoire des croyances et des ides religieuses, Ed. Payot, Paris. 1976 vol.I p.7 5 MIRCEA Eliade, Le sacr et le profane, Ed. Gallimard, Paris. 1957 p.172

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Dans le mme sillage une foule de thories ne voient lorigine de la Religion que : la compensation dune privation, un comportement obsessionnel, une peur de la mort, une dculpabilisation ou mme une simple motivation sexuelle Pourtant ces interprtations ne changent rien la persistance de la chose religieuse. Les travaux de Ren GIRARD avec lintroduction du religieux dans la pense moderne pourraient ventuellement apporter un clairage et notamment avec llucidation des rapports entre la Violence et le Sacr : Seront dits religieux tous les phnomnes lis la remmoration, la commmoration et la perptuation dune unanimit toujours enracine en dernire instance, dans le meurtre dune victime ncessaire. 1 Cependant cette dernire proposition fournit-elle la cl de vote de tout ldifice religieux et de le rendre jamais intelligible ? Pierre BOURDIEU, lui, crit que la religion constitue une prdisposition assumer une fonction idologique, fonction pratique et politique dabsolutisation du relatif et de lgitimisation de larbitraire. 2 Si une religion se contentait de dcrire lidal social ou individuel, sans pour autant indiquer les moyens qui assument le passage la ralisation de cet idal, elle manquerait de dimension idologique, cest-dire, le devenir de lidal. Ou encore le fait religieux se prsente dans sa fonction dintgration sociale comme le ciment intime dune socit.3

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GIRARD Ren, La violence et le sacr, Ed. Grasset, Paris. 1972 p.339 BOURDIEU Pierre, Gense et structure du champ religieux, in Revue franaise de sociologie, vol XII, n3, Paris. 1971 p.298 3 DJAT Hichem, LEurope et lIslm, Ed. Seuil, Paris, 1978, p.37

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En effet, cest cette solidarit communautaire qui caractrise lIslm jusqu nos jours. De sorte que celui qui maintient intacte son adhsion la communaut de lIslm, sera pargn de lEnfer ternel. De ce point de vue lIslm prononce irrmdiablement la dissolution des principes ethnique et national. Autrement dit, cest le choix de lindividu et non pas laccident de naissance qui fait lunion chez les musulmans. Non moins significatif est le caractre dterritorialisant de la Umma (Communaut) : La Communaut ne connat ni race ni frontire. 1 1 Le Sacr Vouloir comprendre le religieux sans comprendre le sacral est vain, car en Islm tout est sacr. Cest--dire que tout ce qui est profane est donc sacr dans les racines de son tre .2 Un hadith (Tradition) vient confirmer cela : Cette terre entire ma t donne en Mosque . On dfinit le Sacr comme quelque chose qui se rattache lordre transcendant et qui possde un caractre dabsolue certitude tout en chappant la comprhension et au contrle de lesprit humain ordinaire. Le sacr introduit dans les relativits une qualit dabsolu : ainsi toute langue ayant reu une rvlation est une langue sacre. Jacques BERQUE crit que le rapport de lIslm avec le sacr nest donc pas de participation, mais de situation. De l quil puisse se dfinir en termes de contrat plutt quen termes de statut. Comment ignorer que la rvlation s'instaurait en premier lieu contre la fausse sacralit qui peuplait1 2

BERQUE Jacques LIslm au dfi, Ed. Gallimard, Paris. 1980 p.269 IQBAL Mohammed ; op. cit.168

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la terre des Arabes. 1Cest tout le contraire de ce quon a pu appeler aujourdhui le retour du Sacr. En effet, de nos jours on a pu observer lenchevtrement du social et du sacral ou une pseudo sacralit sest constitue : la fuite du week-end en est un exemple. Toute dsacralisation a vocation reconstituer un sacr sinon oppos, au moins latral, donc antinomique avec le sacr antrieur 2, comme lobserve Jean-Paul CHARNAY dans les imbrications entre Islm et nationalisme. Aujourdhui, cest le pouvoir politique qui, en lui-mme, devient source et incitation dun sacr nouveau. Ainsi les pays musulmans voient de nouvelles clbrations sacrales : fte de lIndpendance, fte dune Rvolution, fte des martyrs de la Libration. En mme temps les runions au sommet des chefs dEtats arabes se teintent dune certaine sacralisation. Inversement, en Islm, la dsacralisation se manifeste, de nos jours, dans le domaine du droit jusque l doublement sacral par son contenu et par son signifiant : la langue arabe. Or cest par la voie la plus inattendue que cette dsacralisation sopre : celle du fminisme rformiste : Ds lors linapplication dlibre, ou le laxisme de linterprtation de la rgle canonique afin de favoriser la femme tend dsacraliser le droit. 3 2 Le Vcu En Islm on ne peut commencer ni finir que par le Coran, ainsi, parce que ce Livre est bel et bien vcu par bientt un milliard dtres humains. Il faut dire aussi que ce Livre ne cesse dinterpeller les tres humains et que1 2

BERQUE Jacques, op. cit. p. 28 ,36 et 140 CHARNAY Jean-Paul, Sociologie religieuse de lIslm, Ed. Sindbad, Paris. p.281 3 CHARNAY Jean-Paul, ibid. p.255

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notre dfinition du prsent aussi bien que celle de notre avenir dpend de lui. En effet, la rcitation, lincantation, la psalmodie ou lexgse quotidienne du Coran renouvelle chaque jour lemprise morale et psychologique sur le musulman. Le rsultat est cette positivit de lIslm que lOccident dcouvre1 aprs avoir t persuad de son sommeil. Positif parce quIl rige parmi les autres identits du monde, dont certaines sont bien fatigues, la sienne propre, qui regorge de chaleur et de couleur. Et si ce sont l encore des mtaphores, du moins correspondent-elles une ralit et une sensibilit vcues par des dizaines de peuples. 2 Prcisons que la lecture du Coran nest pas une faon de saccrocher au pass, ni une fuite du prsent mais un souci de certitude et une source de vitalit et dactualit. Jean-Paul CHARNAY soulignera que lensemble des comportements, attitudes et penses individuels, et des relations sociales ayant vocation tre ordonns par les prescriptions de lIslm ne se pratique pas, canoniquement Il ne peut que se vivre intgralement dans la mesure mme o il est plnier. Cest pourquoi la distinction fondamentale de la sociologie religieuse entre religion vcue et religion prescrite ne peut pas correspondre lIslm.

1

SABA Jean S. LIslm et la nationalit, Paris, 1931, p. 39, LEvangile distinguait Dieu et Csar, il ntait que la synthse dune philosophie, la rvlation dune religion. Le Coran tait quelque chose de plus, ctait la fois un Livre saint, un code et une constitution . 2 BERQUE Jacques, op. cit. p.230

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Chapitre II

La conception de la hisbah dans le droit musulman

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I. La notion de Ummah ou entit transthnique Cest Mdine, en 622, que le Prophte a cr une communaut de type nouveau. Ce nest plus la communaut tribale fonde sur les liens du sang chez les nomades ou du sol chez les sdentaires. Ce nest pas non plus une communaut nationale fonde sur lunit du territoire, dun march et dune histoire, fonde en un mot sur des donnes gographiques ou historiques, et par consquent sur le pass, mais une communaut de la foi, communaut qui repose sur une exprience commune de la Transcendance de Dieu. Une communaut vritablement humaine ne peut se crer sur une nature ou une histoire dj donne, dj faite, mais sur une dcision, une volont de vivre ensemble tourne non vers le pass mais vers lavenir, vers un but commun : La commanderie du Bien . Le penseur franais Roger GARAUDY, crit que le secret du dynamisme et de luniversalisme du Message de LIslm est prcisment cette ouverture de la Communaut1. Il ne sagit pas dune ralit statique mais dune Communaut toujours en devenir.1

GARAUDY Roger, Appel aux vivants, Ed. Seuil, Paris, 1979, p.297

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Il nest question ni de peuple lu ni de terre promise mais de guidance axiologique, et le Message Coranique de prciser : Cette Communaut qui est la vtre est vraiment une Communaut Unique (Coran : chap. XXIII, v. 52). Dautre part, le terme coranique de Ummah est polysmique. Il signifie moment ou gnration (Coran : chap. XI, v. 8) guide ou modle (Coran : chap. XVI, V. 120), voie (Coran : Chap. XVIII, v. 22), groupe de gens (Coran : Chap. XXVIII v. 23), lunanimit religieuse (Coran : XXII, v. 34), enfin, le sens le plus spcifique encore de communaut avec la connotation davant-garde dun groupe religieux. Quelle que soit sa racine tymologique, qui implique soit un sens causal Ummi (mre) soit tlologique Amm (vise), la Ummah nest ni lIslm ni les musulmans, mais elle signifie la Voie qui les relie. Do son rapport direct cet effort jihd quon doit faire sur soi-mme, quil soit petit ou grand. Quant la question quelle est la nature du lien qui unit les membres de la communaut islamique ? LIslm prononce irrmdiablement la dissolution du principe ethnique et national : la communaut tribale base sur la parent du sang, il oppose la communaut religieuse ; elle a Dieu pour chef et lgislateur, et le vaste lien mystique qui assure la cohsion des fidles trouve son lieu en lui 1 La raison dtre islamique est lanti-thse du racisme O vous, les hommes ! Nous vous avons cr dun mle et dune femelle, et Nous vous avons constitus en peuples et en tribus, pour que vous vous entre1

CHELHOD Joseph, Introduction la sociologie de lislm, Ed. Besson Chantemerle, Paris, 1958, p.153

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connaissiez. Oui, le plus noble dentre vous, auprs de Dieu, est le plus pieux (Coran chap. XLIX, v. 13). La communaut islamique est interraciale : la fin du premier sicle de lavnement de lIslm, lgalit interraciale saffirma de plus en plus et fut un des signes caractristiques de la fraternit musulmane. Non moins significatif est le caractre dterritorialisant de la Ummah : la Communaut ne connat, ainsi, ni race, ni frontires. Or, sans cette ouverture transnationale il ny aurait pas eu de Pax Islmica , incluant les non-musulmans. LUmmah retrouve ainsi son acception originelle de systme de vie. Seule la guidance de lAgir, par les Valeurs dans la paix comme dans la guerre, dans la vie et jusque dans la mort (Coran : chap. XII, v. 101 et chap. VI, v. 162) fait de lummah une entit unique. La relation politique sorigine dans le concept universel de la Communaut en tant que rassemblement autour dune civilisation religieuse et non pas une simple rencontre raciale ; o le pouvoir politique est limit par lenseignement religieux ; o lengagement moral dans le champ politique concerne aussi bien les gouvernants que les gouverns. Ainsi laxe du processus politique est la Communaut rgule par le principe de cet effort sur soi-mme qui repose sur la conscience des hommes. Ds le dpart, lIslm a ralis lintgration sociale. Toutefois, la vie et laction du Prophte1 tmoignent que le contrat divin et le contrat social sont ds le dpart indivisibles : le mot Ummah indique le groupe1

" Recueil de hadiths prophtiques" par Sayed A. Trad. Fawzi Chaban. Beyrouth, p.167

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dhommes auquel Dieu a envoy un Prophte, et plus, spcialement, ceuxl qui, ayant cout sa prdication, croient en Lui, faisant pacte avec Dieu par son intermdiaire. En Islm, le pouvoir de la Communaut nest pas absolu, mais limit par la Loi divine. Cette double souverainet de la Communaut et de la Loi spcifie la singularit du systme politique musulman. Dautre part, la lgitimit politique dans la socit islamique trouve son origine dans lopinion publique. Or, le concept dopinion publique, dans lexprience islamique, est un synonyme de lUmmah, dont lunit est lorigine et la fin de toute pratique politique. Cette opinion publique se manifeste par des modles varis : la consultation (chra), le consensus (ijma) et la consultation juridique (fatwa). Par toutes ces remarques, nous nous apercevons que la signification de lUmmah est multidimensionnelle : Cest dabord une communaut de croyants, ensuite elle possde une perception commune de lensemble de lAppel islamique, inclut le respect de la Chariah en tant que systme intgral du comportement individuel aussi bien que collectif. Englobant lensemble des actions humaines et leurs volutions, cest ainsi que nous verrons que la hisbah , en tant quinstitution morale dinspiration religieuse et comme forme dorganisation du droit public, rgule lespace et le temps du croyant. Lenseignement coranique fondamental, lencontre de nos

individualismes de jungle, cest dabord de ne pas considrer lhomme comme une ralit isole, mais comme faisant partie dun tout plus grand : la Communaut. Le tout dont le musulman fait partie ce nest pas la totalit

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organique, telle que la dfinissait Hegel, moins encore la conception fasciste selon laquelle lhomme na de sens, de valeur, et mme de ralit que par rapport lEtat, cest le rattachement de chacun labsolu, cette prsence du divin qui lui permet de prendre une distance lgard de toute prtention humaine la domination. Cette Communaut concerne le tout de lhumanit dans la totalit de son histoire et de son projet. LUmmah est incontestablement un dfi politique et une ouverture mystique. La notion islamique de communaut na pas son quivalent dans la pense ni dans lexprience historique de lOccident, crit Marcel BOISARD. Ce groupement de croyants rassembls par un lien la fois politique et religieux, centrs sur la Parole sacre de Dieu, la Communaut musulmane ne correspond ni au peuple de la chrtient ni la nation occidentale du XVIII sicle () Dans la pense occidentale, lhomme participe la vie sociale, hirarchise de par son action extrieure et effective. En Islm, cest au contraire, par son tmoignage individuel, lintriorisation de sa volont et de ses qualits propres de croyant que lindividu sintgre la collectivit galitariste 1 . Pour notre part, nous dirons que cest par une structuration dans le cadre normatif de la Loi divine et une vision diffrente du monde et des choses que cette intgration est possible. Ceci nous amne parler des principes et des fondements permettant cette structuration.

1

BOISARD Marcel, Lhumanisme de lislm, Ed. Albin Michel, Paris, 1979, p.171

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II. La chariah et ses fondements 1. Gnralits En traant les grandes lignes orientant lagir des croyants, le Coran donne, en certains domaines des points de repre prcis en prescrivant ou en interdisant certaines actions. Cependant comme il se posait toutefois la Communaut musulmane de nombreux problmes de loi qui ntaient pas couverts par une affirmation claire du Texte, les juristes musulmans eurent recours une autre source dautorit : celle de la Tradition. Dans son sens gnral, la Tradition islamique ou sunnah est un ensemble de croyances, dinstitutions et de pratiques, transmises comme un hritage auquel sajoute continuellement lapport des gnrations. Dans son sens restreint, on la considre comme une source de connaissance, dautorit et de loi ; elle comprend la Tradition prophtique et titre instrumental le consensus ou ijm . Sur le plan pratique, lautorit exerce par la sunnah sera incontestable. Du reste, on peut se demander si la sunnah na pas jou un rle aussi important que le Coran dans le dveloppement de la vie musulmane. Si sur le plan dogmatique et intentionnel, le livre tait et demeure lautorit suprme, sur le plan historique et dans le fonctionnement pass et actuel de la socit musulmane, le poids exerc pratiquement par la sunnah est assez significatif. En effet, on aurait pu avoir dautres types de socits partir de lectures sil ny avait pas eu la base la prsence et la prpondrance de la Tradition. Lautorit confre la sunnah a eu des consquences doctrinales et pratiques assez nettes. Sur le plan doctrinal la communaut32

musulmane devait, assez logiquement, considrer le Prophte comme infaillible et mme implicitement inspir dans ses paroles et actions1 ; Autrement on risquait de se retrouver dans lerreur en prenant comme point de repre et dautorit la conduite du Prophte. Certaines coles thologiques feront de cette dduction une doctrine de foi. Sur le plan pratique, lautorit de la Tradition se traduira par la conviction que tout ce qui se fait dans la socit musulmane doit tre, dune faon ou dune autre, reli au Messager. Assurment, lon peut dire que lexpression la plus pousse de la pense musulmane se trouve dans la Loi et non dans la thologie ou Kalam2 . Cela reflte, dailleurs, lesprit de la majorit des croyants beaucoup plus tourn vers la pratique et plus proccup de foi en action que de spculations. Laspect extrieur de la soumission ou Islm rside, pour le croyant dans le souci concret et constant de vivre selon la chariah. Pour lIslm, la chariah fut la Voie, trace par Dieu, que lhomme devait suivre. Ce concept de chariah englobait donc tous les aspects de la vie, tout lagir de lhomme. Lexpression de cette Voie se manifesta dans les prescriptions prcises dune Loi qui senracinait dans le Coran et la Tradition. Quand on traduit chariah par Loi il faut donc se rappeler quil ne sagit pas dune loi au sens courant du terme, il ne sagit pas non plus, dans loptique musulmane, du produit dune socit ou de la proprit dune institution qui serait clairement dsigne pour lappliquer et, au besoin, la rviser. Cette Loi a une structure qui reflte, dune part, le caractre divin que la foi musulmane lui reconnat et, dautre part, la fonction que le sociologue ou lhistorien y

1 2

MILLIOT Louis, " Introduction ltude du droit musulman", 1953, p. 694 GHAWRI Abdur-rahman, " Le fiqh selon les quatre coles juridiques", Ed. Maison du Livre, Beyrouth.

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dcle, cest--dire, un lieu dinteraction entre linterprtation du Coran et le vcu des croyants dans lhistoire. 2. La systmatique juridique en Islm Le systme de la Loi, thorie juridique en Islm ou usul al-fiqh repose, dune part, sur deux composantes immuables -le Coran et la Sunnah- et sur une autre instrumentale mouvante et conditionne- lijtihd (de solitaire, elle voluera vers un statut communautaire ou ijma). Si les deux premires sources sont unanimement admises, la dernire prte souvent discussion. Pour les juristes musulmans, la loi ntait pas lobjet dune tude empirique ou indpendante : ctait laspect pratique de la doctrine religieuse et sociale transmise par le Prophte partir du Coran, source premire de la Loi1. Linterprte premier et le plus fiable du Livre, ctait videmment le Messager, celui qui en avait fait la premire application dans la communaut concrte de Mdine. Les paroles et gestes, transmis par une chane reconnue de narrateurs, formaient donc une sorte de commentaire et de supplment du Coran, une deuxime source pour la Loi : la sunnah. Cette dernire a dailleurs une fonction dexplication pour ce qui est donn comme principe gnral et comme application dans le Coran. En ce double usage, le hadth 2 est une concrtisation de la Rvlation plutt quun complment ; il najoute rien de nouveau et nabroge jamais le Coran ; il le particularise seulement. Si le Coran fut1 2

MILLIOT Louis, ibid. " Les sources lgales originelles", p.103-105 Ce terme dsigne non seulement les paroles du Prophte mais encore ses silences et son agir.

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codifi au moment mme de son nonciation et sil ny a pas eu de priode de transmission orale entre le moment de lnonciation et celui de sa rdaction, le hadth ne le fut pas. Pour ce dernier, la priode de transmission orale entre ces deux moments stale sur au moins deux cents ans. La probabilit dinauthenticit historique existe donc. Une

mthodologie, ilm al-hadith , fut institue pour garantir un maximum dauthenticit au hadth avant de le codifier. Des mthodes de transmission orale furent tudies. La mthode multilatrale tawtur est juge comme authentique si un rcit propag par plusieurs voies indpendantes les unes des autres est homogne et conforme aux conditions lies lpoque, aux habitudes et lexprience. Si une condition venait manquer, la mthode devenait unilatrale ahd . La transmission multilatrale est apodictique en thorie et en pratique tandis que la seconde est hypothtique en thorie mme si elle est apodictique en pratique. En somme, le hadith a une limite, que le Coran na pas, celle dinauthenticit. En outre, le rapport lui-mme peut tre transmis littralement ou selon lide. Une transmission littrale restitue le rapport dans le sens et dans les termes dans lesquels il a t nonc. Par contre, la transmission selon lide garde le sens mais lnonce en dautres termes. Dans ce dernier cas, il y a un risque daltration, de distorsion ou de dperdition smantique. Il se posait toutefois dans la communaut de nombreux problmes de loi qui ntaient pas couverts par une affirmation claire du Coran ou de la Tradition. Cest alors quintervint historiquement parlant, la troisime source de la loi, titre instrumental, la raison ou ray . Lutilisation de35

celle-ci en tant que moyen, fut dailleurs tout fait lgitime puisque le Coran en stipulait lexercice. La sunnah a dautant plus confirm dune manire suppltive son rle et les juristes estimrent que ce jugement ne devait tre autre chose quun exercice de raisonnement analogique ou qiys , cest--dire, lapplication dune dcision concernant un cas ancien un cas nouveau. Cette forme de raisonnement, consciente et organise, fut dsigne par les juristes de ray chari par opposition la libre opinion ou ray tout court. Sous la forme de qiys ou de ray chari cet effort personnel est appel ijtihd (effort crateur normatif). Il reprsentait une dynamistique , une zone dintgration et de crativit et en mme temps relevait du domaine sacral. Le raisonnement par analogie varie entre le raisonnement par la cause, qyis al-illa , qui est la forme la plus rigoureuse car dpendant de la causalit effective, le raisonnement par signification qyis addalalah ou forme libre de raisonnement car dpendant du sens et le raisonnement par ressemblance qyis ach-chabah qui est une forme trs libre de raisonnement et qui est moins rigoureuse que les deux premires. Laffirmation du qyias dcoule de lenseignement du Prophte de gnraliser tous les jugements de Loi. Cette gnralisation tant ncessaire car les textes sont dfinis et les cas indfinis. Le qyis fut rapport par une voie multilatrale tawtur . Il fut pratiqu par les Compagnons et par le reste de la Communaut. Enfin, il doit tre pratiqu par le juriste aprs quil

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ait assimil les conditions du raisonnement tout en tenant compte des textes rvls et des intrts communs de la Communaut. Linfluence de la deuxime gnration aprs les Compagnons sur le dveloppement de la jurisprudence ou fiqh 1 est considrable car elle se situe dans une priode intermdiaire deux poques remarquables : celle des Compagnons et celle des Imams ou chefs dcoles de rites. Ayant vcu sous le rgne des Omeyyades caractris par les rbellions, les rvolutions intrieures et les guerres atroces, qui ne permettaient aucun effort intellectuel et scientifique, les successeurs ont surmont toutes les difficults pour asseoir les fondements essentiels du fiqh musulman Les efforts consentis en matire dijtihd ou effort crateur normatif ont abouti la cration des coles juridiques. Parmi les plus importantes, fondes par les jurisconsultes des premiers sicles, est lcole de la Tradition (hadith) cre Mdine et axant sa recherche sur les textes rvls et le hadith du Prophte. Enfin celle de Koufa, en Iraq, qui sattachait comprendre le sens profond des textes juridiques, en sappuyant sur le ray chari , conforme lesprit du dogme. Le but du ray nest pas de contredire les textes mais dlargir ou de donner des ouvertures en matire statutaire. Ds lors, la reconnaissance du ray en tant que source du fiqh fut une ncessit, cest ainsi que les successeurs jurisconsultes jugeaient les problmes non spcifis par les textes coraniques ou la Sunnah daprs leur point de vue personnel.

1

Le fiqh , littralement comprhension, tant plutt lapplication intelligente de cette dontologie, sa traduction adquate serait jurisprudence. De mme, la dnomination de la chariah par droit musulman est, en ralit, une expression impropre ; il sagit, en fait, dune thorie des devoirs de lhomme, tant dans sa vie religieuse que dans sa vie morale et politique, autrement dit une vritable dontologie .

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Les limites du ray furent fixes et dtermines par la religion et la morale prescrite. Le ray fut soit un qiyas , un istihsn (intrt gnral), un usage ou une tradition lgue par les compagnons. Grce au ray , listihsn ainsi que lusage se sont avrs tre des sources nouvelles pour la lgislation. 3. Lesprit du droit islamique et la notion dihtisb La loi islamique ou chariah, bien quelle soit lexpression dune dimension de lIslm, il nen demeure pas moins quelle est, aussi, tout lIslm. Le musulman, tous les stades de sa vie, est rgi par la loi islamique. Cette dernire est un ensemble de droits et de devoirs qui recouvre aussi bien le rituel que le lgislatif, le spirituel que le politique. Disons tout dabord que la nature de ce droit est marque par la misricorde divine. Cest ainsi, par exemple, quil est recommand de recourir au paiement du prix du sang et de renoncer lalternative de la loi du Talion en cas dhomicide volontaire. Ensuite la caractristique fondamentale de ce droit cest quil a un caractre priv et personnel marqu et que la totalit des actes et relations humaines, y compris ceux quon appelle lgaux , sont observs selon les concepts dobligatoire wjib , recommand mandb , indiffrent mubh , rprhensible makrh et interdit harm . Les distinctions systmatiques modernes entre le droit priv et le droit public, entre le droit pnal et le droit civil ou entre le droit positif et la procdure nexistent pas lintrieur du droit musulman. Lesprit gnral du droit musulman, crit Chafik CHEHATA, se caractrise par un objectivisme foncier. Tout le systme est bas sur une srie de prsomptions irrfragables qui permettent une scurit statique inbranlable. Les juristes musulmans ont toujours et partout envisag

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l objet du droit plutt que ses sujets . Ils ont vis surtout tablir le rgne dune justice commutative . Cest pourquoi la notion d quivalence joue un rle important dans la thorie du contrat 1 . En effet, on observe que de nombreuses institutions sont tablies en fonction de leurs relations rciproques ; la majeure partie du droit des contrats et des obligations, par exemple, est tablie par analogie avec le contrat des ventes. En outre, chaque individu, chaque transaction, chaque obligation est compare aux normes des rgles religieuses ou morales comme linterdiction de lusure, la prohibition de lalatoire, le souci du juste milieu ou lgalit des deux parties. Pour bien faire ressortir le caractre du droit musulman, il faut aussi considrer les rgles poses par les docteurs de la loi qui sattachent, en effet, au fait externe, sans aucune considration pour les motifs psychologiques de lacte. Dans le domaine du droit public, lorganisation judiciaire se distingue par sa simplicit et son unit. Il nexiste pas, par exemple, diffrents degrs de juridictions, tels que lappel ou la cassation et les tribunaux se composent toujours dun juge unique. Bien que le calife ou chef de la communaut reprsente lautorit suprme et dtient tous les pouvoirs et donc que lexcutif et le judiciaire lui appartiennent en toute plnitude, il na pas le droit de lgifrer dans les matires qui ont t, une fois pour toutes rglementes par la chariah. En fait, le calife dlgue son pouvoir excutif aux gouverneurs ou walis comme il dlgue le pouvoir judiciaire aux magistrats ou cadis . En matire pnale, part exemple, le recours au cadi tait la seule voie possible. Cependant avec lexpansion de lIslm, lurbanisation, le1

CHEHATA Chafik, article. Islm : Les expressions in Encyclopdia Universalis, p.229

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dveloppement

commercial

et

lapparition

de

problmes

socio-

conomiques croissants, il y a eu rpartition des comptences en matire judiciaire. Ainsi dun ct, il fut dsign un magistrat aux affaires militaires appel cadi al askar et dont le rle tait de rgler les litiges entre gens de larme. Dun autre ct, une sorte de juridiction administrative a vu le jour sous ltiquette de Diwan al madhalim , qui avait connatre les plaintes portes contre ladministration. Cette juridiction ntait point astreinte appliquer la lettre de la loi mais elle pouvait juger en quit. Enfin en matire pnale, le shib ach-churta infligeait les pnalits encourues par les dlinquants de droit commun. Il y avait aussi les muhtasibs qui soccupaient non seulement de la police des marchs et des voies publiques mais aussi des murs et dont on verra le rle prpondrant avec llargissement de ses prrogatives au cours de cette tude.

4. Lihtisab1 et la hisbah ou forme dorganisation du droit public1

Les opinions des jurisconsultes divergent concernant les dfinitions de lIhtisb du fait que les devoirs dcoulant de ce terme sont diverses et sinterfrent et aussi parce quon ne trouve pas ce terme dans le texte coranique dans sa forme prcise. Parmi ses nombreuses significations prcisons que du point de vue linguistique, la racine hasaba a pour sens : compter, rendre des comptes ou demander des comptes quelquun. Les sens qui sont cits dans le Coran et qui intressent notre sujet se trouvent dans les chapitres 38, v. 53 Voil ce qui vous est promis pour le jour des comptes et chap. 13, v. 40 A toi la dlivrance du Message et Nous les comptes . On trouve aussi le sens de mditer et de penser : Ou bien pensent-ils que nous nentendons pas ce quils pensent en eux mme ou voix basse ? Oh que si ! Nos anges, deux, prennent notes chap. 43, v. 80 ou encore Et quiconque craint Dieu, Il lui assigne une issue et lui donne par ou il ne comptait pas chap. 65, v. 2 et 3. Du point de vue terminologique, il a le sens de convier au

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Aux valeurs anciennes des tribus, o le pouvoir et la raison revenaient toujours au plus fort, lIslm apporta des rfrents nouveaux ; lexclusion de toutes autres valeurs bases sur lethnie ou la langue, seules celles fondes sur la foi1, dune part et la prescription du bien et la proscription du mal, dautre part, taient considres. Dailleurs ce dernier critre une connotation d ihtisb puisque drivant de la racine hasaba , signifiant compter, rendre des comptes, il a pour acception le fait de porter un jugement sur soi, une sorte dautocritique en vue dune mise au point, dun amendement ou dun redressement de conduite suite un examen de conscience. Ce rigorisme ncessite un effort ou jihd , ici considr comme leffort majeur par opposition au mineur ou guerre sainte. Cette tendance aspirer vers un certain idal de perfectionnement grce llvation de lesprit et qui nest pas une forme dintroversion va permettre au croyant dtre ce sujet de base propre ldification de cette communaut musulmane. Cependant il ne faut pas perdre de vue que cet effort doit tre, aussi, tendu lautre et on se doit dy convier son prochain car il en ressort de la sant du corps social. Le Texte coranique invite tout musulman uvrer pour le bien, le sien et celui des autres. Il est un critre de sincrit et dengagement. Dans le chapitre III, verset 104, il est spcifi : Que soit, parmi vous, une communaut qui appelle au bien, ordonne le convenable, interdise le blmable, voil les gagnants . Louisbien et dnoncer le mal : A ceux qui, si nous leur donnons la puissance sur terre, tabliront loffice, acquitteront limpt, ordonneront le bien et interdiront le mal chap. 22, v. 41 et dans le chap 3 v 104/ et aussi chap. 5, v. 78-79. Pour ce qui concerne la Tradition prophtique ou sunnah, de nombreux hadiths rapports nous indiquent que le prophte avait recommand ses coreligionnaires accomplir le bien et viter le mal : Que celui dentre vous qui voit une chose rprhensible la combat de ses mains, si cela ne lui est pas possible que ce soit par la langue et si encore, cela ne lui est pas possible, que ce soit par le cur et cela est le minimum impos par la Loi . Elle a aussi une signification judiciaire dans la mesure ou elle se situe entre magistrature et police. Enfin, elle a une acception administrative, et ce, partir du XIsicle, ou elle se prsente comme une activit municipale comme nous le verrons dans la prsente tude. 1 Aux rapports de classe fonds sur la richesse, lIslm insistera sur les valeurs dordre spirituel : la considration revenant au plus pieux ( Coran ; Chap. .XXXXIX, v. 13 )

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Gardet, commentant ce verset, crit : Si le monde de lIslm doit tre la terre de la justice, la communaut des croyants doit tre la communaut de ceux qui commandent le bien et interdisent le mal ; un devoir que lIslm conoit pour chaque musulman quel quil soit, et dans la mesure de ses possibilits, comme une charge publique 1 . Ce principe de dynamique sociale ne doit pas tre compris comme une sorte dinterventionnisme dans les affaires des autres mais bien plutt comme un civisme. Certains versets confirmant cette dimension lui confrent une importance aussi comparable que la prire ou laumne : Les croyants et les croyantes se recommandent mutuellement les uns aux autres. Ils ordonnent le convenable al-maruf et dnoncent le blmable almunkar , tablissent loffice de la prire, sacquittent de laumne et obissent Dieu et Son messager 2 . al-maruf ou le convenable se dfinissant comme toute parole ou acte compatible avec la chariah ou ordonns par Dieu et le munkar ou rprhensible, tout ce qui a t dnonc par la Lgislation divine. Bien que la prescription du bien et la proscription du mal soit un devoir que tout musulman se doit daccomplir, on verra toutefois quen ralit celui qui exercera cette fonction sera dsign par le pouvoir politique. Il devra cependant remplir un certain nombre de conditions. Nous reviendrons au cours de notre tude sur les critres de slection du muhtasibou dile curule. Ce qui est certain, cest que cest un devoir absolu pour ceux qui en sont capables et reconnus comme tels. Nous verrons alors que leur fonction relvera de lautorit publique et ce nest quen absence de cette autorit que ce devoir devient individuel. Lobjectif tant qu partir de ce principe, la fois moral et1 2

GARDET Louis : Cit musulmane, vie sociale et politique, Ed. Vrin, Paris, 1976, p.92 CORAN, chapitre IX, verset 71

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social quest lihtisab, un nouveau type de socit doit tre difi. Pour ce qui est de la Tradition prophtique, et toujours dans lesprit du Coran, elle prcise: Quiconque est tmoin dun acte rprhensible, il se doit de le corriger par la main, sil ne le peut quil le fasse par la parole, et si cela, encore, ne lui est pas possible quil le dnonce en son for intrieur et cest le minimum exig par la foi 1. Plus incisif est le hadith suivant qui, sen rappeler les aspects de redressement incombant relativement chaque individu, montre la gravit de la non-observance de ce principe: Par Celui qui dtient mon me, ordonnez le bien et dnoncez le mal sans quoi un chtiment svre sabattra sur vous. Vous supplierez, alors, votre Seigneur de vous en soulager mais vos supplications seront vaines 2 . Plus inquitante encore est la question pose, au Jour du jugement, au fidle : Quest-ce qui ta empcher de dsapprouver le rprhensible 3 ?

Lvolution du concept dihtisb Rappelons que, du temps du Prophte, lihtisb tait une sorte de garantie de cohsion sociale qui, mme si elle ne trouvait pas encore sa traduction juridique en tant quinstitution, motivait les agissements des responsables et rglementait la vie sociale des croyants. De son vivant, en effet, la notion de hisbah, en tant quinstance de contrle, nexistait pas. Ihtisb et hisbah taient confondus en sa personne. Cest ainsi que les textes de la Tradition nous informent que le Prophte intervenait souvent dans ladministration et la vie de la cit. Il se rendait aux marchs,

1 2

MUSLIM ibn Al-hadjadj,Sahih ( Recueil de Traditions prophtiques ), Vol. I, chap. I hadith n78 PENOT D. et THIBON J.J : Les jardins de la pit, Ed. Alif, Lyon, 1989, p.174 3 MADJAH Ibn,Sunn (Recueil de Traditions prophtiques) chap. 21 Al-fitan

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contrlait la qualit des produits, sopposait toute pratique frauduleuse et disait : Ne fait pas partie de nous, celui qui nous trompe 1. Aprs lui, et encore, lors du califat du premier successeur du Prophte, Abu bakr Es-seddiq, la hisbah, comme organisation du droit public, se rsumait une sorte de consigne et dattitude observer relevant de lihtisb et se rduisant un comportement rgi par la seule foi de ceux qui la pratiquaient, dj, dans leur sphre prive. Elle exprimait le degr de religiosit de lindividu. Plus ce dernier montrait de zle mettre en pratique ce principe plus il jouissait de la considration et de lestime de tous. Ce nest qu partir du deuxime calife, Omar ibn al-khattab, et avec lexpansion de lislm, quon a assist ce glissement de sens qui a fait que lihtisb devint hisbah et quapparut une instance administrative rgissant le corps social avec des rgles prcises. Cette institutionnalisation tait dailleurs ncessaire car il sagissait de lordre public vu que lapplication individuelle de ce principe par tous pouvait aboutir des rsultats contraires aux objectifs assigns par le Coran. Avec lexpansion de lIslm, il tait normal que le pouvoir intervienne, ce niveau, pour parer toute incohrence. Certes, en tant que devoir religieux, tout musulman est appel lobserver, mais, pour des considrations relevant de lordre public, lexercice individuel de la hisbah est pratiquement impossible. Ayant compris la difficult, E. Tyan souligne : Ne fallait-il pas alors que lautorit publique supplt la carence de laction prive ? Cest ainsi quen thorie, la doctrine juridique justifie et rattache la notion religieuse de la hisbah linstitution du droit public portant le mme nom 2 .

1 2

MUSLIM ibn Al-hadjadj, op. cit. vol. I, chap. hadith n164 TYAN E. Lorganisation judiciaire en pays dislm, Ed. Brill, Leiden, 1960, p. 619-620

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Toutefois, on nobserve pas chez Tyan cette nuance entre lihtisb en tant que fondement et la hisbah en tant que fonction administrative incombant seule aux pouvoirs publics. Il considre, tout en maintenant lambigut entre les termes, que cest au fondement mme de la hisbah, en tant que devoir, que se ramne son caractre religieux. Dune part, il impute des raisons pratiques la prise en charge de cette tche par les pouvoirs publics. Nous estimons que cest plutt limpossibilit de sen acquitter individuellement qui fait que lEtat sen charge. Dautre part, insister sur le caractre religieux de la hisbah na de sens que si on fait prvaloir quelle est elle-mme une fonction religieuse et que celui qui lexerce est considr juste titre comme un reprsentant et un interprte de la religion. On comprend, par ailleurs, pourquoi juifs et chrtiens ne peuvent prtendre lexercice de la hisbah, ce que Tyan considre comme un obstacle de droit insurmontable 1 . La hisbah Le droit musulman de par son origine dfinit la Loi comme dabord celle de Dieu et son domaine le vaste champ des actions humaines. A lgard de ces dernires la Lgislation divine exprime soit son approbation, soit sa dsapprobation ou encore son indiffrence. A partir du moment o cette loi porte son apprciation sur lagir, il devient difficile de pouvoir imaginer quelle ne prenne pas non plus en considration le fait que les socits voluent ou quelles ne soient pas sujettes des maux. En tant que nouvelle forme du pouvoir, lIslm se devait donc de garantir des fondements en vue dune socit o gouverneurs et gouverns taient, la fois, contrleurs et contrls. Bien que la caractristique de cette Loi1

TYAN E, op. cit., p.629

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repose, avant tout, sur la conscience des hommes et non sur la force publique, il est bien vident que lIslm ne se limitera pas un simple appel la morale quand il sagira de grer une socit. Sans se couper de son fondement thique, la hisbah est cet outil ncessaire de codification des rapports dchange et de protection afin dassurer la cohsion et lunit de la Ummah. Si les historiens divergent quant lorigine du pouvoir judiciaire1, il nen demeure pas moins vrai que lorganisation en est luvre du Prophte et des quatre premiers califes. Certains auteurs soutiennent quelle sinscrivait, dj, dans une tradition prislamique qui a toutefois volu avec lIslm. Il nest pas dans notre intention, ici, de dvelopper cette controverse tant il parat vident que, mme si des radaptations de lois anciennes ont t faites, la nouveaut y est trs importante. Le Prophte, en tant que chef de la communaut naissante, a bel et bien exerc le rle darbitre entre les musulmans et cest ce qui nous importe. Quelquefois, ses dcisions judiciaires taient, certes, empreintes dun effort dinterprtation mais sa jurisprudence tait sans procdure ni dlai. Les rgles en taient simples : la preuve incombe au plaignant et le serment la personne cite. Les versets coraniques ne sont pas sans rappeler, plusieurs reprises, que lquit doit tre la base de tout jugement. Le principe de justice est fondamental en Islm. Le Coran y fait toujours rfrence. Dieu est dfini comme Juste et les hommes sont appels tre son image : O vous qui croyez ! Observez strictement la justice en tmoins de Dieu, fut-ce contre vous-mmes, contre vos pre et mre ou proches parents. Quil sagisse de1

PACHA Ibrahim, De la responsabilit pnale en droit islamique, Thse Doc ;Univ. de Droit, Cujas (45-30), Paris, 1944, p. 9

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riches ou de pauvres, Dieu est plus connaisseur de leurs intrts que vous 1. La rvlation en instituant les valeurs de justice et dgalit dans les rapports humains posait un fondement essentiel. Dailleurs, le Prophte, par ses agissements, en fournissait lexemple vivant. Il incitait, ainsi, de manire la fois directe et indirecte, les musulmans suivre sa voie qui ntait autre que celle de son Seigneur. Le but tait dinculquer aux musulmans cette sensibilit aux lois religieuses et une disponibilit les subir ou les appliquer. Les historiens de cette premire priode de lIslm affirment que le Prophte, sans instituer la hisbah comme instance au sens juridique du terme cest dire rglemente par des lois et ayant un cadre de fonctionnement, avait lhabitude de charger diffrentes personnes de missions de contrle et de responsabilit. Par ailleurs, on nous signale que la mosque ou le march paraissait tre le sige partir duquel se tenait ou sorganisait toutes ces initiatives. Avec les successeurs du Prophte, et notamment avec Abu Bakr, premier calife, Behrnauer2 nous informe quun compagnon, abdullah ibn Messaoud, fut charg par Abu Bakr de sillonner la ville de Mdine et de lui faire un rapport sur tout ce quil observait de contraire lordre, mais sans sadonner lespionnite ou la perquisition. Comme on le voit, et sans se poser comme institution, la hisbah commenait dj prendre forme. Le deuxime calife, Omar, faisait lui-mme linspection et tait prsent sur les1 2

CORAN, chap.IV, verset 135 BEHRNAUER, Mmoire sur la police chez les arabes, les persans et les turcs, Journal Asiatique, Paris, 1860, p.266

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marchs, accompagn par son affranchi. A ce sujet, les livres dhistoire sur lIslm nous rapportent plusieurs faits de son implication immdiate dans les affaires de la communaut et tout cela ntait encore que de lihtisb. Ce nest, en effet, quavec le quatrime calife, Ali, que fut adopt le principe de rpartition des tches et quun embryon de structure administrative y vit le jour. Des responsables furent dsigns en fonction de critres assez prcis dont la comptence, lhonntet et lexprience. Des salaires furent allous ces fonctionnaires. La ncessit dorganiser lihtisb en institution ou hisbah data partir de ce moment et nous pensons quil y a eu cela deux raisons essentielles : la premire fut le degr de puissance auquel tait parvenu le nouvel Etat, lautre tant le contact avec les peuples conquis dots dj dune organisation administrative et judiciaire. Cest ainsi que cest sous le califat de Ali quon a pu distinguer deux aspects de la hisbah : un aspect religieux et un civil. Cest ce dernier, dailleurs, qui va prendre progressivement le pas sur laspect religieux et qui saffirmera au cours de lhistoire. A lpoque ommeyade et abbasside et au contact de la pense grecque, la hisbah en tant que simulacre de droit public va tre redfinie en termes capables de rpondre aux exigences dune socit plus complexe et dune situation conomique plus difficile. En fait, les dbuts de la hisbah, en Islm, furent le tmoignage du passage dune socit relativement renferme sur elle-mme une socit plus ouverte sur le monde extrieur et cest ce moment quon assista un vritable dveloppement du droit musulman. De nombreux juristes apportrent leurs contributions grce leurs divergences. Nous reviendrons dune manire plus dtaille sur leurs

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interprtations et notamment quant la dsignation du muhtasib et de la sphre de sa comptence. Le concept de hisbah Pour ce qui est de son caractre religieux, nous lavons vu, Coran et Tradition invitent tout musulman dnoncer le mal et recommander le bien et le Prophte lui-mme, en fit une ligne de conduite et ses compagnons, par la suite, adoptrent la mme attitude. Quant sa place dans la judicature, en fonction de linterprtation donne par les thologiens et juristes, elle est soit magistrature ou administration municipale. Pour certains auteurs, la hisbah est un devoir cardinal ayant le pas sur toute autre proccupation dordre social ou juridique. Dautres la considrent comme une institution en rapport avec la censure des murs. Dans sa clbre Muqaddimah ou Introduction, lhistorien et sociologue ibn khaldoun, dfinit la hisbah en ces termes : Cest une fonction religieuse qui sinspire du grand principe : prescrire le bien et proscrire le mal , principe faisant partie des devoirs du chef de la communaut. Mais, il y dsigne celui qui lui parat apte assumer particulirement cette charge, et, dsormais, cest sur ce dernier que psera cette obligation 1 . Par suite, ibn khaldoun, aborde le domaine dapplication aussi bien pour le titulaire que pour ses assistants. Cependant, il ne sarrte pas ce genre de considrations et il procde une analyse de lvolution historique de la hisbah. En effet, au dpart, la nomination du muhtasib tait de la comptence du cadi, mais du temps des abbassides, les souverains la firent passer comme charge politique et partir de ce moment la dsignation des muhtasibs fut laffaire de ladministration.1

IBN KHALDOUN, Al muqaddimah, Ed. Dar alawdah, Beyrouth, sans date, p.178

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Georges SURDON et Lon BERCHER, relevant lobservation dibn khaldoun, crivent : Cette remarque est intressante : la hisbah ne prit en effet place parmi les institutions dEtat, soumises au contrle direct du souverain que pour des raisons dordre gnral, et cela est assez caractristique des tendances qui se firent jour la fin du moyen ge, quand les corporations dartisans et de marchands devinrent assez influentes pour constituer loccasion des foyers de rsistance, en opposition avec le pouvoir central. Il semble que, par ncessit pratique, la hisbah, charge religieuse attributions dabord trs larges, et ensuite plus rduites, devint, pour le premier stade de son volution, une mission de surveillance dun groupe social et le muhtasib, un agent de confiance ayant pour tche essentielle de maintenir dans lordre les corporations, sinon de lutter ouvertement contres elles et demployer tous les moyens pour rduire au minimum leur rle social et lactivit de leurs syndics 1 . Il importe ici de relever cette volution et de noter quil na chapp aucun des gouvernements musulmans le rle de la hisbah en tant quinstrument de contrle effectif de la socit. Ceux qui, en Orient comme en Occident musulman, ont trait de la hisbah, tout en reconnaissant son importance dans lorganisation de la cit musulmane et la jugeant opportune, ne se sont pas restreints ce simple constat et ont essay dtendre leurs recherches sur le plan thorique. Certains, comme Al-Mawardi, Al-Ghazali, ibn Taymiyyah et ibn Jamah, pour ne citer que les plus importants des thologiens musulmans, marqurent par lexhaustivit de leurs travaux le concept de hisbah. Ils en jetrent les bases thologiques et philosophiques pour toute rflexion ultrieure sur la question, et dlimitrent son champ dapplication, par-l1

IBN KHALDOUN, les prolgomnes, trad. Surdon G. et Bercher L., Paris, 1951.

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mme, un sujet pourtant, au domaine trs large. Pour Nicolas ZIADA 2, AlMawardi, un juriste du XI sicle, est le premier avoir trait de manire dtaille du fonctionnement de lEtat musulman et il constitue, ses yeux, une vritable rfrence. En tant que pionnier de la rflexion sur les rapports de la religion et de lEtat ou, en dautres termes, sur les fondements dun tat logocratique, Al-Mawardi, traite de manire trs dtaille de la hisbah en tant que fonction qui relve non seulement de la volont du seul individu mais avant tout de celle de lEtat. Toutefois, on lui reconnat le dfaut davoir t trs peu clair quant aux prrogatives du muhtasib. Nous estimons, quant nous, que lauteur des Ahkam as-sultaniyyah, partant du prcepte coranique qui recommande la prescription du bien et la dnonciation du mal, na pas dni le rle et lapport de lindividu dans la mise en pratique de ce principe mais a fait la distinction entre le muhtasib volontaire et le lgal charg dune fonction plus ou moins dfinie et assujetti des contraintes auxquelles nous aurons loccasion de revenir dans notre tude. Al-Ghazali (m.1111), minente figure de la pense islamique, a galement trait dans sa somme thologique, Ihya ulum ad-din (ou Vivification des sciences religieuses), de la hisbah et pose les conditions pour lattribution de cette charge au fonctionnaire prpos. Enfin, avec un autre auteur, ibn Taymiyyah ( m.1227 ), la mise en place dune instance telle que la hisbah permet lensemble de la communaut, aussi bien gouverns que gouverneurs, dtre contrl. En gnral, les thologiens, conscients du rle de linstance en question dans lorganisation de la socit, ont toujours prconis le recours des fonctionnaires nomms par lEtat et le pouvoir temporel a, de son ct, compris le bien fond de cette2

ZIADA Nicolas, La hisbah et le muhtasib en islm, Ed. Librairie catholique, Beyrouth, 1962, p.63

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institution pour une bonne assise de sa politique. Cest ainsi quen tudiant lhistoire de lIslm, on constatera que le muhtasib a toujours t, la fois, et ce gardien de la morale et cet instigateur de rformes au sein dEtats soucieux de justice et de foi. En effet, de nombreuses rformes, entreprises dans le cadre de la cit, quelles soient dordre conomique ou politique, ont vu le jour grce laction du muhtasib. Enfin, pour tre plus complet, Il nest pas inopportun de rappeler, ce propos, la divergence fondamentale des thologiens dOccident vis--vis de leurs confrres dOrient quant la dfinition de la hisbah. TYAN note ce sujet : Il est curieux de constater que la notion thorique de la hisbah na pas eu cette mme extension dans loccident musulman. Dans les ouvrages dauteurs maghrbins et andalous, on ne retrouve pas cette mme interprtation de la hisbah donne par les orientaux 1 . Ainsi, chez Makkari ; un auteur maghrbin du XVII sicle, le muhtasib est prsent comme un simple dile curule. Pour lauteur de La chronique des Etats et des souverains , Ibn Farhoun (m.1405), cest un contrleur de voirie. Quant aux orientalistes, tels que ZANBAUM, ils dfinissent la hisbah comme un terme de droit administratif dont le sens primitif est comptes dEtat, chambre des comptes . Cette interprtation est possible mais, nanmoins, peu probable. Cest dailleurs lavis dE. TYAN qui rfute ce rapprochement dans les termes : Nous navons trouv, pour notre part, aucun texte qui autorise en fait ce rapprochement ; et le terme de compte (en arabe : hisb) qui suggre lide de comptes dEtat, chambre des comptes a une acception absolument diffrente du terme hisbah 2 . On dcouvre la mme interprtation dans des crits relativement rcents1 2

TYAN E, op. cit. p.629 TYAN E, op. cit. p.629

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comme, par exemple, ceux de Mohammed KURD Ali qui soutient que : Et la hisbah () est la rcompense, cest un substantif provenant dihtisb ; ce dernier tant la demande de salaire 1 . On retrouve cette racine de compte ou de calcul, mme si, la diffrence de ZANBAUM, ltymologie du mot hisbah nest pas hisb mais ihtisb. TYAN, lui, en donne une interprtation proche de la ralit en mentionnant quelle est la fois un devoir ncessaire que tout musulman se doit dacquitter et quelle est une action en justice soutenue par un particulier qui na personnellement aucun intrt mais qui est m par le seul intrt dun tiers ou de la collectivit 2. Il va sans dire que ces divergences feront que les attributions relles du muhtasib varieront dun endroit un autre et que lvolution qua connu la hisbah, dune poque une autre, est la consquence non pas seulement de llaboration dun droit administratif sous linfluence du choc des cultures persane et byzantine mais aussi de la politique des Etats. Ce qui amnera Louis MILLIOT dire : Le jeu de ces circonstances finira par confrer au systme judiciaire musulman un caractre trs net doriginalit 3. Fondements et attributions de la charge Rappelons que lihtisab en tant que principe, relve dun double rapport entre les hommes et Dieu dune part et, entre les hommes, dautre part. Ces deux dimensions sont indissociables et complmentaires. De fait, lihtisab sapplique tous les aspects de la vie des musulmans.

1 2

KURD Mohammed Ali, Khittat ash-shm, Ed. Dr an-nasr, Beyrouth, 1983, vol.V, p.128 .TYAN E, op. cit. p. 629 3 MILLIOT Louis, Introduction au droit musulman, Ed. Recueil Sirey, Paris, 1953, p.240

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La hisbah quant elle diffre comme application concrte et comme fonction dfinie, lie ltat et applicable la cit. Le rle religieux de la hisbah trouve ses origines dans la conception mme de la socit en Islm. Celle-ci voit une cohrence et une solidarit tout fait ncessaires. Ainsi, ds le dpart, lIslm tenait la cohsion de la socit btie sur des critres exclusivement religieux. De ce point de vue, le concept de Umma islmiyya nation/communaut islamique (musulmane) prend toute sa dimension religieuse. Il y a l la premire dimension morale et religieuse de lihtisab et plus concrtement de la hisbah. Rfutant les anciens critres de sang dterminant lappartenance tribale ou de lieu de naissance (critre gographique), lIslm a institu une socit nouvelle unie par le seul critre religieux (lappartenance lIslm). Ainsi, une religion nouvelle devait correspondre une socit nouvelle. Diffrente de la tribu dont les membres sont unis par les liens du sang, la communaut musulmane ne reconnat de fait que le seul critre de la foi et du partage des mmes convictions religieuses. Aussi une religion commune devait ncessairement engendrer une morale commune. Les rgles et les lois de lIslm ont donc pour rle fondamental la maintenance et la prservation des valeurs morales. Sous cet angle, lihtisab et son application, la hisbah, deviennent les garants de lunit de la communaut. Ils dterminent le fonctionnement de la socit et garantissent sa continuit. Lappartenance dun individu la communaut dpend, sous le mme angle, du respect par celui-ci des rgles de la communaut, rgles qui ne sont autres que celles de lIslm.

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Lventualit de voir ces rgles enfreintes ou contraries implique la ncessit dun contrle dont les fonctions sont dvolues au muhtasib. La hisbah sinscrit ainsi dans une conception gnrale de la socit qui na dexistence et de raison dtre, dans ces termes et selon ces mmes lois, que dans un contexte religieux. LIslm est conu comme religion et comme nationalit. Le respect de lune quivaut au respect de lautre. Ce qui prcde tablit un rapport dinterdpendance entre laspect social et le religieux. Cependant, cette conception de la hisbah ainsi pose diffre notablement de la vision dE. TYAN qui ne la relie quau seul intrt public. Certes, cette dernire dimension est tout fait prsente dans la dfinition de la hisbah et cest elle qui permet de mieux saisir sa porte sociale. Mais, avant tout, cest son assise politico-religieuse qui fait delle le garant de la cohsion sociale dans lquivalence qutablit lIslm entre la religion et la socit. la base de celle-ci, la religion nest pas uniquement un rapport Dieu ; elle revt galement une dimension communautaire. Ainsi, en instituant lihtisb comme principe premier, lIslm se donne les moyens de garantir le bon fonctionnement de la socit et sa prennit. Toutefois, si la hisbah avait pour mission de traduire les principes sacrs qui fondent la socit en obligations dordre et de morale dans la vie quotidienne, sa tche nest ni exclusivement sociale, ni exclusivement religieuse ; elle consiste en une synthse de ces deux dimensions, lune tant au service de lautre et rciproquement. Ainsi, il ne sagit pas seulement de contrler la moralit des membres de la communaut et la conformit de leurs comportements aux principes de la religion, mais il sagit aussi dencadrer la vie sociale dans son activit quotidienne, commencer bien entendu par les activits

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commerciales, artisanales et de redfinir les diffrentes formes de transactions qui lui sont inhrentes.

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Chapitre III

La Hisbah et le Muhtasib

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Il est en effet reconnu quen Islm les rgles morales et publiques sont pour ainsi dire confondues, en ce sens quil ny a pas de sparation entre le religieux et le temporel et que ce dernier est toujours conu dans des termes religieux. Ce fait tend les attributions du muhtasib tous les domaines de la vie sociale comme nous avons pu le faire remarquer prcdemment. De la sorte, les exigences sociales et morales dpendent troitement des commandements religieux et des recommandations prophtiques. Ainsi, lobservation des rgles religieuses est suppose pouvoir suffire lorganisation de la socit et au maintien de lordre public et des bonnes murs.1 cette fin, le muhtasib est appel prcher lintgrit, la pit, la vertu et lobservation rigoureuse des obligations religieuses du musulman telles la prire, la zakat (laumne), linterdiction de consommer de lalcool, etc. Thoriquement, ce pouvoir est illimit et couvre en fait toutes les activits de lindividu (y compris celles qui ont trait son rapport Dieu). Cependant, il convient de relativiser ce pouvoir car bien des pratiques chappent lattention du muhtasib. Sans se substituer au cadi, le muhtasib contribue, par sa seule prsence et ses attributions, rappeler au musulman ses devoirs envers Dieu mais galement envers la socit. Ce principe fondamental du maintien de lordre et de lunit est donc la base de la hisbah. Il sinspire du verset suivant : ... quil y ait parmi vous des gens appelant ce qui est bon, ordonnant le bien et prohibant le mal.11 1

Do son appellation courante de police des murs. Le Coran (S. III, V. 104) Que soit issue de vous une communaut qui appelle au bien, ordonne le convenable et interdit le blmable...

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Cette tche, en fait, incombe tout musulman. Aussi est-il ncessaire de distinguer celui qui sen acquit