645
UNIVERSITE PARIS I PANTHEON-SORBONNE FACULTE DE DROIT Année 2013 Thèse de Doctorat Discipline : droit public Soutenue publiquement le 27 mai 2013 par : Thi Hong NGUYEN LA NOTION D’EXCEPTION EN DROIT CONSTITUTIONNEL FRANÇAIS Directeur de thèse : Monsieur le Professeur Bertrand MATHIEU JURY : Monsieur Xavier BIOY Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole. Rapporteur Madame Aude ROUYERE Professeur à l’Université Montesquieu – Bordeaux IV. Rapporteur Monsieur Michel TROPER Professeur émérite de l’Université Paris X – Nanterre. Monsieur Michel VERPEAUX Professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne Monsieur Bertrand MATHIEU Professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Directeur de thèse

la notion d'exception en droit constitutionnel français

Embed Size (px)

Citation preview

  • UNIVERSITE PARIS I PANTHEON-SORBONNE

    FACULTE DE DROIT

    Anne 2013

    Thse de Doctorat

    Discipline : droit public

    Soutenue publiquement le 27 mai 2013 par :

    Thi Hong NGUYEN

    LA NOTION DEXCEPTION EN DROIT CONSTITUTIONNEL

    FRANAIS

    Directeur de thse :

    Monsieur le Professeur Bertrand MATHIEU

    JURY :

    Monsieur Xavier BIOY Professeur lUniversit Toulouse 1 Capitole. Rapporteur Madame Aude ROUYERE Professeur lUniversit Montesquieu Bordeaux IV. Rapporteur Monsieur Michel TROPER Professeur mrite de lUniversit Paris X Nanterre. Monsieur Michel VERPEAUX Professeur lUniversit Paris I Panthon-Sorbonne Monsieur Bertrand MATHIEU Professeur lUniversit Paris I Panthon-Sorbonne. Directeur de thse

  • Avertissement La Facult nentend donner aucune approbation ni improbation aux opinions mises dans cette thse : ces opinions doivent tre considres comme propres son auteur.

  • 1

    Remerciements

    Mes remerciements vont en premier lieu Monsieur le Professeur Bertrand MATHIEU pour

    ses prcieux conseils et son soutien constant tout au long de ces annes de recherches.

    Je tiens galement remercier Madame le Professeur Aude Rouyre ainsi que Messieurs les

    Professeurs Xavier Bioy, Michel Troper et Michel Verpeaux pour avoir accept de siger

    dans mon jury et de lire ce travail.

    Que tous mes amis et ma famille ayant contribu, de prs comme de loin, llaboration de ce

    travail trouvent en ces lignes lexpression de ma profonde reconnaissance.

    Quant Mickal, sa place est bien au-del de ces lignes.

  • 2

  • 3

    Liste des abrviations

    A.I.J.C. Annuaire international de justice constitutionnelle

    A.J.D.A. Actualit juridique. Droit administratif

    A.P.D. Archives de la philosophie du droit

    art. cit Article dj cit

    Ass. Assemble du contentieux du Conseil dEtat

    Ass. pln. Assemble plnire

    Bull. civ. Bulletin des arrts de la chambre civile de la Cour de cassation

    C.C.C. Cahiers du Conseil Constitutionnel

    C.E. Conseil dEtat

    C.E.D.H. Cour europenne des droits de lhomme

    Chron. chronique

    coll. collection

    concl. conclusions

    cons. considrant

    Cour de cass. civ. Cour de cassation, chambre civile

    Cour de cass. Crim. Cour de cassation

    C.R.D.F. Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux

    Dalloz Recueil Dalloz

    dc. prc. Dcision prcite

    dir. Sous la direction de

    Droits Revue franaise de thorie juridique, de thorie et de culture

    juridiques

    et al. et alii

    d. dition

    gal. galement

    Fasc. Fascicule du juris-classeur

    G.A.J.A. Les grands arrts de la jurisprudence administrative

    G.D.C.C. Les grandes dcisions du Conseil constitutionnel

    Ibid. Ibidem

  • 4

    J.C.P. La semaine juridique. Edition gnrale

    J.O. Journal officiel de la Rpublique franaise

    L.G.D.J. Librairie gnrale de droit et de jurisprudence

    L.P.A. Les Petites Affiches

    obs. observation

    op. cit. opus citatum

    P.U.A.M. Presses Universitaires dAix-Marseille

    P.U.F. Presses Universitaires de France

    R.D.P. Revue du droit public et de la science politique en France et

    ltranger

    Rec. Recueil Lebon

    Rec. CC Recueil du Conseil constitutionnel

    Rec. C.E.D.H. Recueil des arrts et dcisions de la Cour europenne des droits de

    lhomme

    Req. n Requte numro

    R.F.D.A. Revue franaise de droit administratif

    R.F.D.C. Revue franaise de droit constitutionnel

    R.F.S.P. Revue franaise de science politique

    R.G.D.I.P. Revue gnrale de droit international public

    R.R.J. Revue de la recherche juridique Droit prospectif

    R.T.D. civ. Revue trimestrielle de droit civil

    R.T.D.H. Revue trimestrielle des droits de lhomme

    spc. spcialement

    s. suivantes

    t. tome

  • 5

    SOMMAIRE

    INTRODUCTION GENERALE

    PREMIERE PARTIE : LA DEFINITION DE LA NOTION DEXCEPTION

    Titre 1. Lidentification de lexception partir de la rgle de droit

    Chapitre 1. La consubstantialit entre la rgle et lexception

    Chapitre 2. Lambivalence des dfinitions de lexception proposes par la doctrine

    Titre 2. Proposition de dfinition de la notion dexception en droit constitutionnel franais

    Chapitre 1. La signification de la notion dexception : la rgle de limitation

    Chapitre 2. Linterprtation stricte de la norme dexception et sa distinction des notions voisines

    DEUXIEME PARTIE : UTILISATION DE LA NOTION DEXCEPTION EN DROIT CONSTITUTIONNEL FRANAIS

    Titre 1. Lutilisation de la notion dexception dans la rsolution des conflits de normes en droit constitutionnel franais

    Chapitre 1. Lapport de la notion dexception la rsolution des normes antinomiques

    Chapitre 2. Lutilisation implicite de la notion dexception travers linterdiction de labus de droit et les notions de devoir et de responsabilit

    Titre 2. Le principe constitutionnel de ncessit et de proportionnalit, rgime juridique de lexception

    Chapitre 1. La subordination de lexception au principe de ncessit et de proportionnalit : limite de la norme de limitation

    Chapitre 2. La notion dexception comme la ralisation de lquilibre dans la conciliation des droits en conflit

    CONCLUSION GENERALE

  • 6

  • 7

    INTRODUCTION GENERALE

    Il est de ces thmes qui dcouragent lanalyse : la fois trop connus et toujours

    insaisissables, ils rsistent la conceptualisation et la classification. L exception est

    assurment de ceux-l1. Si elle est souvent utilise dans le langage courant comme synonyme

    de quelque chose qui est rare et hors du commun ou qui nest pas courant ni ordinaire,

    lexception suscite intuitivement dans le langage juridique la rprobation et la mfiance.

    Associe au droit , elle sapparente premire vue un droit anormal et exorbitant . En

    voquant demble lide de drogation tantt au droit commun, tantt un principe ou une

    rgle de justice, lexception est donc un droit drogatoire et ingalitaire . A ce titre, elle

    doit tre encadre par la rgle dinterprtation stricte. Ce constat sexplique sans doute dune

    part par son contexte historique dapparition (1) et dautre part par la focalisation de la

    doctrine juridique sur les notions de circonstances exceptionnelles et dtat dexception (2).

    Ces deux facteurs ont, selon la majorit des auteurs doctrinaux, priv lexception de son

    caractre scientifique et du bnfice dtre une notion juridique au contenu bien dfini.

    Toutefois, ce constat doctrinal de lindtermination de lexception ou plus prcisment de

    limpossibilit de la dfinir conceptuellement nest pas un obstacle dirimant notre tude ; il

    lui donne au contraire tout son intrt (3). Notre thse tente donc de remdier, du moins en

    partie, limprcision entourant lexception en droit constitutionnel en proposant une

    dfinition juridique de cette notion.

    1. Lhistoire de lexception

    Ltude de lexception en tant que notion juridique ncessite notre sens un bref

    expos de son contexte historique dapparition. Lexception a fait ses premires apparitions en

    droit priv (A). Elle est ensuite apprhende par le droit public moderne et plus prcisment

    par le droit constitutionnel (B).

    1 Nous reprenons ici la formule de Franois Ost et Michel van de Kerchove propos des difficults de dfinir linterprtation. Ces difficults de dfinition concernent galement la question de la distinction entre le droit commun et le droit exceptionnel et plus prcisment celle de la dfinition des exceptions en droit. Franois Ost et Franois Ost et Michel van de Kerchove, Interprtation , A.P.D., 1990, n 35, p. 165-190.

  • 8

    A. Le contexte dapparition de lexception en droit priv

    Ayant ses origines dans le droit romain, lexception dsigne initialement la limitation

    prtorienne du formalisme strict impos par le jus civile (1). Soumise ensuite ladage

    exceptio est strictissimae interpretationis , lexception est progressivement assimile au jus

    singulare cest--dire au droit au contenu exorbitant et anormal (2). Cette assimilation

    explique sans doute le caractre ambivalent de lexception lorsquelle sert qualifier les

    textes juridiques.

    1. Lexception comme le moyen de dfense dans une procdure civile

    En droit romain, lexception a t un moyen de dfense accorde par le prteur au

    dfendeur pour quil puisse prsenter ses objections face aux prtentions du demandeur dans

    un procs civil. Sous la plume de Raymond Carr de Malberg, lexception a t analyse et

    explique comme lune des techniques procdurales cres par les prteurs lpoque

    romaine afin dattnuer la rigueur du droit romain due son formalisme excessif2. En ce sens,

    les exceptions de procdure en droit romain dsignent la limitation de lapplication stricte et

    rigoureuse du formalisme rgissant le droulement du procs prvu par ce droit.

    En effet, en droit romain primitif, les actions de la loi ne tolrent ni initiative, ni

    crativit et enserrent les parties et le juge dans un cadre formaliste trs strict3. Aucune

    objection du dfendeur nest prise en compte alors que celui-ci peut tre de bonne foi et se

    trouver en face dun demandeur qui a utilis le dol ou la fraude dans laccomplissement des

    actes juridiques. Ds lors, lintroduction de lexception dans la procdure formulaire est

    luvre du prteur afin de tenir compte de la bonne foi et des objections du dfendeur. En

    effet si les objections du dfendeur formules dans les exceptions sont bien fondes, elles

    paralysent laction du demandeur et produisent une influence sur le fond du diffrend cest--

    dire sur la condamnation4. Ainsi, lexception de dfense a pour but de limiter le formalisme

    2 Raymond Carr de Malberg, Histoire de lexception en droit romain et dans lancienne procdure franaise, Paris, A. Rousseau, 1887, p. 11. 3 Raymond Carr de Malberg, Histoire de lexception en droit romain et dans lancienne procdure franaise, op. cit., p. 14. 4 Sous la direction de Charles Victor Daremberg et Edmont Saglio, Dictionnaire des antiquits grecques et romaines, rd. Paris Hachette, 1877, t. 2 partie 1. D-E. Voir exception . En rsum, dans la procdure formulaire du droit romain, la formule est un acte crit par lequel le magistrat donnait laction (actio, formula, judicium), cest--dire le droit daller plaider devant un juge. Lcrit ou la formule contenait toujours une partie appele intentio, dans laquelle la prtention du demandeur tait formule. Lintentio tait ordinairement prcde dune demonstratio, cest--dire lexpos trs succinct des faits qui avaient donn lieu au litige et presque toujours suivi dune condamnatio, cest--dire le pouvoir donn au juge de condamner ou dabsoudre le

  • 9

    excessif du droit romain pour prendre en compte la bonne foi des parties au procs. Elle

    manifeste par consquent lide de lapplication limite dun droit trop rigoureux en vue

    dassurer une certaine quit.

    Ne lpoque du droit romain, lexception de dfense explicite un antagonisme dans

    le droit romain. Elle voque en ralit lopposition entre le jus civile et le jus honorarium et

    veille lide dun moyen prtorien par opposition aux moyens civils5 comme la rsum

    Raymond Carr de Malberg, si le moyen procdural de dfense invent par le prteur porte

    le nom exception, cest parce qu lpoque, la lgislation romaine tait divise en jus civile et

    jus honorarium, le premier tant suprieur la seconde. Le prteur ne se bornait qu

    appliquer de faon systmatique le jus civile. Le caractre exceptionnel des moyens de

    dfense du prteur vient dabord de son origine purement prtorienne mais surtout de la

    paralysie quil provoque lgard du jus civile . Ainsi lexception de dfense en droit romain

    se caractrise par la limitation quapporte le prteur au jus civile (loi). Elle est exceptionnelle

    parce quelle limite dune part le formalisme du jus civile auquel les romains sont trs attachs

    et dautre part le principe hirarchique selon lequel les arrts du juge (jus honorarium) sont

    subordonns la loi (jus civile) et ne peuvent le contredire. Si elle a t motive tant par les

    considrations dquit que par lquilibre des moyens de dfense accords aux parties dans

    un procs6, cette exception de dfense nen demeure pas moins le signe de lmancipation du

    juge de la loi.

    Toutefois cette exception, parce quelle se fonde sur lquit et quelle limite le jus

    civile (loi), doit connatre des limites afin de ne pas mconnatre la volont du lgislateur. Le

    respect des termes de la loi invite le juge limiter linterprtation de la loi selon le seul critre

    dquit. En effet, linterprtation selon lquit rendrait la loi inutile. De mme, le

    formalisme prvu par le jus civile est certes rigide ou excessif mais il permet de garantir la

    scurit du droit, or limiter ce formalisme revient sacrifier cette scurit. Si lexception de

    dfendeur. Les actions en partage ainsi que laction finium regundorum contenaient encore une adjudicatio cest--dire le pouvoir pour le juge dattribuer aux plaideurs les choses qui faisaient lobjet de linstance. Le pouvoir du juge est limit par la formule dlivre par le magistrat. Par consquent, si le dfendeur voulait repousser la demande autrement que par une contradiction directe de lintentio, il devait demander au magistrat dautoriser le juge tenir compte des faits quil voulait invoquer, en insrant une exceptio dans la formule, cest--dire une restriction la condamnation. Le juge ne devait alors condamner le dfendeur quaprs avoir constat que lintentio tait bien fonde et que lexceptio tait mal fonde. Le demandeur qui voulait contredire lexceptio, mais seulement de manire indirecte, devait insrer dans la mme formule une replicatio. 5 Raymond Carr de Malberg, Histoire de lexception en droit romain et dans lancienne procdure franaise, Paris, A. Rousseau, 1887, p. 12. 6 Joseph Destouet, Caractres gnraux des exceptions sous le systme formulaire : droit romain ; Du bail colonat partiaire : droit franais, Paris, C. Lebas, 1885,247 p.

  • 10

    dfense est justifie par lquit, il nen demeure pas moins quelle risque, par son application

    extensive, de mconnatre lesprit de la loi et la scurit du droit. Elle nest ds lors accepte

    dans le droit romain qu condition dtre soumise ladage dinterprtation stricte. Du fait de

    sa subordination cet adage, lexception est progressivement assimile au jus singulare

    romain cest--dire un droit au contenu drogatoire au droit commun. Le jus singulare est

    qualifi par les romains de droit ingalitaire et odieux.

    2. De linterprtation stricte de lexception son assimilation au jus singulare

    Dans sa thse portant sur linterprtation stricte des lois7, le professeur Lebeau a

    retrac lvolution des significations que va connatre lexception. Selon le professeur, de

    manire gnrale, linterprtation stricte concerne en droit romain le jus singulare qui est

    un droit particulier et anormal introduit sous lautorit du lgislateur contre les rgles

    ordinaires pour des raisons dutilit publique8. Si le jus singulare et lexception de dfense

    cre par le prteur en droit romain sont tous les deux soumis linterprtation stricte, il nen

    demeure pas moins que le jus singulare se diffrencie de lexception parce quil est un droit

    adopt par le lgislateur et quil droge en partie au droit commun. Linterprtation stricte du

    jus singulare signifie que le juge ne doit pas tendre par raisonnement analogique le droit

    particulier et anormal des cas que ce droit na pas vis. Elle sexplique par les

    renseignements tirs du De Legibus selon lesquels les usages reus contre les dcisions des

    lois ne doivent jamais tirer consquence. On ne peut point appliquer les rgles du droit ce

    qui est introduit contre les dcisions des lois 9. Dans le droit de Justinien donc, les rgles sont

    claires : on ne doit pas tendre le jus singulare . Il en va de mme des lois pnales

    qualifies de lois dfavorables, propos desquelles il faut retenir linterprtation empreinte du

    plus de bnignit 10.

    Linterprtation stricte est ensuite utilise par les glossateurs et les post-glossateurs

    pour encadrer les textes qualifis de contraires lquit ou trop rigoureux qui correspondent

    dune part aux lois pnales et dautre part aux textes exorbitants du jus commune11. Les textes

    7 Martin Lebeau, De linterprtation stricte des lois, essai de mthodologie, t. 48, Paris, Defrnois, coll. Doctorat & Notariat, 2012, p. 20. 8 Martin Lebeau, De linterprtation stricte des lois, essai de mthodologie, op. cit., p. 20. 9 Martin Lebeau, De linterprtation stricte des lois, essai de mthodologie, op. cit., p. 20., notes infrapaginales, nos 21, 22 et 23. 10 Martin Lebeau, De linterprtation stricte des lois, essai de mthodologie, op. cit., p. 20. 11 Martin Lebeau, De linterprtation stricte des lois, essai de mthodologie, op. cit., p. 21.

  • 11

    exorbitants renferment en ralit le jus singulare romain et ce titre, sont souvent considrs

    comme textes anormaux , aberrant[s], hors de lordinaire... par rapport un type ou une

    rgle 12. Ils constituent un droit drogatoire au contenu du droit commun. Au vu de cette

    clarification du jus singulare cest--dire des textes exorbitants et odieux, lexception ne

    devrait tre confondue ni avec le jus singulare, ni avec le texte exorbitant parce quelle nest

    quune limitation de procdure dorigine prtorienne et justifie par lquit. Toutefois tant

    soumise la rgle dinterprtation stricte, lexception nchappe pas cette confusion et se

    voit attribue une nouvelle signification : anormal et exorbitant. Ainsi, de sa nature initiale

    dune limitation faite par le prteur au formalisme excessif du jus civile, lexception se mue

    en texte exorbitant cest--dire en jus singulare.

    Lidentification de lexception au jus singulare devient dfinitive dans le droit priv

    contemporain qui applique la rgle dinterprtation stricte tout texte exceptionnel. Ainsi que

    la soulign le professeur Lebeau aprs lentre en vigueur du Code civil, en 1804, la

    majorit de la doctrine va assimiler le texte exceptionnel au jus singulare romain 13. Cette

    assimilation a de lourdes consquences sur lexception ; celle-ci est dsormais considre

    tantt comme le texte exorbitant et drogatoire au droit commun, tantt comme les lois

    tablies contre la raison du droit ou encore comme des lois dfavorables et odieuses. 14

    Afin de nuancer cette assimilation, Savigny tente de distinguer lexception du jus

    singulare. Selon lauteur, lpoque romaine, le jus singulare qui est le droit de privilge ou

    droit exorbitant est considr comme un droit anormal parce quil soppose au jus commune

    qui dsigne le droit galitaire15. Le droit dexception nest pas en revanche synonyme de jus

    singulare : le droit normal (jus commune) qui est le droit pur (strictum jus, aequitas) dduit

    logiquement des principes (ratio juris) alors que le droit dexception constitue les limites, les

    bornes ou les tempraments au droit commun. Ce sont des mesures issues des considrations

    pratiques (utilitas boni mores) que lvolution de la socit dut faire admettre 16. Quil soit

    une limite au formalisme strict ou quil droge en partie au droit commun, le droit dexception

    ne peut donc selon Savigny tre entirement assimil au jus singulare (droit anormal).

    12 Martin Lebeau, De linterprtation stricte des lois, essai de mthodologie, op. cit., p. 22. 13 Martin Lebeau, De linterprtation stricte des lois, essai de mthodologie, op. cit., p. 26. 14 Martin Lebeau, De linterprtation stricte des lois, essai de mthodologie, op. cit., p. 24-25. 15 Friedrich Carl von Savigny, Trait de droit romain, prface de Herv Synvet, traduit par Ch. Gunoux, Paris, L.G.D.J., Paris, Panthon-Assas, coll. Les Introuvables Droit priv, 2002, rd. de ld. de 1840, Paris, Firmin Didot, p. 281- 287. 16 Friedrich Carl von Savigny, Trait de droit romain, op. cit., p. 281- 287.

  • 12

    Se situant dans le mme esprit, Laurent note que dduire de ladage dinterprtation

    stricte lassimilation de lexception au jus singulare romaine semble abusif17. En effet, il

    relve les incertitudes relatives lextension de ladage dinterprtation stricte lexception :

    mais que faut-il entendre par exception ? Est-ce toute disposition de la loi qui droge un

    principe gnral ? Cest bien en ce sens que lon entend notre brocard. Il y a cependant

    quelques doutes. Le principe vient du droit romain ; or les jurisconsultes, quand ils disent

    quil ne faut pas tendre les dispositions exceptionnelles, comprennent par l le droit

    exorbitant, cest--dire les lois tablies contre la raison du droit . Il en rsulte que, selon

    Laurent, ladage dinterprtation stricte ncessite au pralable de distinguer les exceptions

    tablies contres la raison du droit, et donc exorbitantes, de celles qui ne le sont pas. Or

    Laurent na propos aucun critre de distinction oprationnel.

    Cest sous la plume de Delisle que la distinction entre lexception et le jus singulare

    semble apparatre. Selon Delisle, les lois gnrales rgissant le genre peuvent leur tour faire

    exception dautres lois plus gnrales ; ds lors le caractre exceptionnel de certaines lois est

    contingent, purement formel, insuffisant justifier leur interprtation stricte18. Les lois

    exceptionnelles ne relvent pas toutes du droit anormal puisque certaines dentre elles

    dsignent un droit rgissant un sous-genre. Ainsi que note lauteur ni la raison, ni lautorit

    des lois romaines nont tabli de diffrence entre lois qui rgissent le genre et qui, sous ce

    rapport, sont des lois gnrales, et celles qui rgissent le sous-genre et, sous ce rapport, sont

    des lois exceptionnelles 19.

    Se dessine dans luvre de Delisle leffort de distinguer lexception, cest--dire le

    droit exceptionnel, du droit commun, et de la dfinir. Lexception associe au droit (droit

    exceptionnel) semble, dun point de vue formel, relever des lois rgissant le sous-genre par

    opposition au droit commun qui rgit le genre. Cette ide a t reprise et dveloppe dans la

    thse de Vander Eycken20 : sinterrogeant sur ce quest une exception, lauteur rpond que

    cest une limitation spciale 21. Il dtaille ensuite les caractristiques de lexception :

    17 Franois Laurent, Principes de droit civil, Bruxelles, Bruylant-Christophe, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1869, p. 351 cit par Martin Lebeau, De linterprtation stricte des lois, essai de mthodologie, op. cit. 18 Georges Delisle, Trait de linterprtation juridique, en dautres termes, des questions auxquelles donne naissance lapplication des lois, examen critique de la jurisprudence moderne, t. 2, Paris, Louis Delamotte, 1849, p. 380 et s. 19 Georges Delisle, Trait de linterprtation juridique, en dautres termes, des questions auxquelles donne naissance lapplication des lois, examen critique de la jurisprudence moderne, op. cit., p. 380 et s. 20 Paul Vander Eycken, Mthode positive de linterprtation juridique, Bruxelles, Falk, 1906, p. 130 puis p. 278-289. 21 Paul Vander Eycken, Mthode positive de linterprtation juridique, op. cit., p. 278.

  • 13

    quand la loi a une trop grande extension, une autre sert la restreindre et constitue une

    exception. Cette exception est plus spciale que la rgle quelle restreint, ajoutant des

    caractres particuliers lhypothse de la rgle gnrale, ayant moins dextension que celle-

    ci 22. Toutefois, lauteur na pas expliqu pourquoi lexception dfinie comme la simple

    limitation de la gnralit du droit commun doit tre soumise au mme titre que le droit

    anormal, exorbitant, ladage dinterprtation stricte. De mme, aucune distinction entre le

    droit exceptionnel, cest--dire le droit ayant une porte limite, et le droit au contenu anormal

    et exorbitant (jus singulare) nest propose.

    De ce retour la source de lexception, un constat simpose. En droit priv,

    lexception est la fois protiforme et polysmique. Elle renferme de surcrot une

    ambivalence. En effet, dun point de vue matriel, elle semble relever dun droit anormal,

    exorbitant et dfavorable (jus singulare). Le texte exceptionnel est donc contraire aux

    principes gnraux dune bonne lgislation et doit ce titre se soumettre la rgle

    dinterprtation stricte23. Dun point de vue formel, lexception peut tre dfinie comme un

    droit rgissant un sous-genre cest--dire un droit ayant une porte (champ dapplication)

    moins grande que celle du droit commun. Elle rpond alors la raison de la loi au mme titre

    que le droit commun24. Le texte exceptionnel nest donc ni anormal, ni dfavorable. Il est

    conforme aux principes gnraux dune bonne lgislation25. Mais deux questions se posent

    alors : pourquoi le texte exceptionnel doit-il tre soumis ladage dinterprtation stricte ?

    Quel critre permet de diffrencier le droit exceptionnel rgissant le sous-genre du droit

    exceptionnel ayant un contenu exorbitant et odieux ? Les auteurs nont pas rellement apport

    de rponse ces deux questions.

    Si lexception demeure une notion ambivalente et polysmique en droit priv, il faut

    prsent sinterroger si elle est mieux apprhende par le droit constitutionnel. Il sagit en effet

    de savoir si le droit constitutionnel recourt lusage de lexception et comment il dfinit cette

    notion. Afin de rpondre ces questions, un bref retour sur les premires apparitions de

    lexception dans les textes constitutionnels franais savre ncessaire.

    22 Paul Vander Eycken, Mthode positive de linterprtation juridique, op. cit., p. 279-283. 23 Georges Delisle, Trait de linterprtation juridique, en dautres termes, des questions auxquelles donne naissance lapplication des lois, examen critique de la jurisprudence moderne, op. cit., p. 383. 24 Grard Cornu, Droit civil approfondi : l'apport des rformes rcentes du code civil la thorie du droit civil, Paris, les Cours de droit, 1970-1971, p. 211. 25 Georges Delisle, Trait de linterprtation juridique, en dautres termes, des questions auxquelles donne naissance lapplication des lois, examen critique de la jurisprudence moderne, op. cit., p. 383.

  • 14

    B. Labsence de dfinition de lexception dans les textes constitutionnels franais

    Mettant fin lAncien Rgime, les constituants rvolutionnaires de 1789 ont substitu

    aux lois fondamentales du royaume la Constitution. Malgr sa polysmie, la Constitution peut

    globalement tre dfinie comme un ensemble de rgles suprmes ayant pour but dorganiser

    dune part le fonctionnement de lEtat et de ses institutions et dautre part les rapports entre

    les gouvernants et les gouverns (Etat et citoyens). Plus prcisment, la Constitution

    dtermine les rgles de fonctionnement de lEtat et nonce les droits et liberts au profit des

    citoyens. Au vu de cette dfinition sommaire de la Constitution, deux questions se posent :

    lexception ou la rgle exceptionnelle a-t-elle sa place dans la Constitution ? Quelle ralit

    recouvre cette notion ?

    La rponse ces questions ncessite lidentification des rfrences constitutionnelles

    explicites lexception. A cet gard, les textes constitutionnels historiques sont riches

    denseignements26. Il parat notre sens important de connatre le contexte dapparition de

    lexception en droit constitutionnel et le sens primitif ou historique confr par les

    constituants cette notion. Dans un souci de clart, les noncs se rfrant lexception

    seront ici mis en caractre gras. Ainsi lalina 4 du prambule de la premire Constitution

    adopte par les constituants en 1791 voque lexception en ces termes : Il n'y a plus, pour

    aucune partie de la Nation, ni pour aucun individu, aucun privilge, ni exception au droit

    commun de tous les Franais . Lexception semble dans ce contexte dsigner un droit de

    privilge et donc drogatoire au droit commun.

    La section II de cette mme constitution de 1791 prvoyait dix articles dterminant la

    tenue des sances et la forme de dlibration des actes lgislatifs et excutifs. Elle introduit

    lexception lensemble de ces dispositions en adoptant larticle 11 au terme duquel : sont

    excepts des dispositions ci-dessus, les dcrets reconnus et dclars urgents par une

    dlibration pralable du Corps lgislatif ; mais ils peuvent tre modifis ou rvoqus dans le

    cours de la mme session [...] . Lexception voque ici lexclusion ou la soustraction dune

    catgorie dactes en raison de lurgence des dispositions constitutionnelles prvues.

    A propos de ladoption de la loi et de la rvision constitutionnelle, larticle 109 de la

    Constitution de 1795 (Fructidor an III) dispose que except dans le cas de l'article 102,

    aucune proposition de loi ne peut prendre naissance dans le Conseil des Anciens .

    26 Lensemble des textes constitutionnels historiques sont tirs de http://www.conseil-constitutionnel.fr.

  • 15

    Larticle 343 de cette mme Constitution de 1795 nonce que tous les articles de la

    Constitution, sans exception, continuent d'tre en vigueur tant que les changements proposs

    par l'Assemble de rvision n'ont pas t accepts par le peuple . La locution sans

    exception semble impliquer lide selon laquelle aucune limitation de la rgle gnrale nest

    admise.

    Larticle 93 de la Constitution de 1799 (Frimaire an VIII) est ainsi rdig : la Nation

    franaise dclare qu'en aucun cas elle ne souffrira le retour des Franais qui, ayant

    abandonn leur patrie depuis le 14 juillet 1789, ne sont pas compris dans les exceptions

    portes aux lois rendues contre les migrs ; elle interdit toute exception nouvelle sur ce

    point [...]. Deux rfrences explicites au terme exception semblent rappeler lide de

    limitation porte la gnralit de la loi.

    Larticle 8 de la Charte constitutionnelle du 14 aot 1830 nonce que : toutes les

    proprits sont inviolables, sans aucune exception de celles qu'on appelle nationales, la loi

    ne mettant aucune diffrence entre elles . La locution sans aucune exception peut tre

    interprte comme linterdiction dtablir des traitements diffrents. Larticle 17 de cette

    Charte prvoit que la proposition de la loi est porte, au gr du roi, la Chambre des pairs

    ou celle des dputs, except la loi de l'impt, qui doit tre adresse d'abord la Chambre

    des dputs .

    On trouve trois rfrences explicites lexception dans la Constitution de 1848.

    Larticle 9 de cette constitution dispose que l'enseignement est libre. - La libert

    d'enseignement s'exerce selon les conditions de capacit et de moralit dtermines par les

    lois, et sous la surveillance de l'Etat. - Cette surveillance s'tend tous les tablissements

    d'ducation et d'enseignement, sans aucune exception .

    Larticle 28 apporte lexception aux articles 26 et 27 de la Constitution de 1848 en

    disposant que toute fonction publique rtribue est incompatible avec le mandat de

    reprsentant du peuple. - Aucun membre de l'Assemble nationale ne peut, pendant la dure

    de la lgislature, tre nomm ou promu des fonctions publiques salaries dont les titulaires

    sont choisis volont par le pouvoir excutif. - Les exceptions aux dispositions des deux

    paragraphes prcdents seront dtermines par la loi lectorale organique .

    Enfin, larticle 102 prvoit que tout Franais, sauf les exceptions fixes par la loi,

    doit le service militaire et celui de la garde nationale. - La facult pour chaque citoyen de se

    librer du service militaire personnel sera rgle par la loi du recrutement . Ces trois

    renvois lexception semblent voquer lide selon laquelle loi peut tre absolue (sans aucune

    exception) mais quelle peut galement tre relative lorsquelle renferme lexception.

  • 16

    Larticle 20 de la Constitution de 1852 dispose que les proprits du domaine priv

    sont, sauf l'exception porte en l'article prcdent27, soumises toutes les rgles du Code

    Napolon ; elles sont imposes et cadastres .

    On trouve galement trois rfrences lexception dans la Constitution de 1946. Aux

    termes de larticle 28, Les traits diplomatiques rgulirement ratifis et publis ayant une

    autorit suprieure celle des lois internes, leurs dispositions ne peuvent tre abroges,

    modifies ou suspendues qu' la suite d'une dnonciation rgulire, notifie par voie

    diplomatique. Lorsqu'il s'agit d'un des traits viss l'article 27, la dnonciation doit tre

    autorise par l'Assemble nationale, exception faite pour les traits de commerce .

    Larticle 52 prvoit qu en cas de dissolution, le Cabinet, l'exception du prsident

    du Conseil et du ministre de l'intrieur, reste en fonction pour expdier les affaires

    courantes .

    Larticle 97 de cette mme constitution se rfre lexception en ces termes : en cas

    de circonstances exceptionnelles, les dputs en fonction lAssemble nationale

    constituante pourront, jusqu la date prvue larticle prcdent, tre runis par le bureau

    de lAssemble soit de sa propre initiative, soit la demande du gouvernement .

    Si ces textes constitutionnels ne sont plus en vigueur, ils fournissent toutefois des

    renseignements utiles sur lexception. Celle-ci nest pas une notion propre au droit priv mais

    relve galement du droit public et plus prcisment du droit constitutionnel. Cependant la

    rfrence explicite lexception dans ces textes constitutionnels ne semble pas rduire la

    polysmie de cette notion. Celle-ci, transpose en droit constitutionnel, voque toujours tantt

    la limitation de la gnralit de la loi (est exceptionnel le droit qui rgit le sous-genre), tantt

    la diffrence de traitement (droit drogatoire et ingalitaire). En ce sens, lexception signifie

    lexclusion, la soustraction dune catgorie dactes, dindividus, des rgles de droit commun

    pour la soumettre un droit anormal (jus singulare romain). Lorsquelle est utilise comme

    un adjectif qualificatif (exceptionnel), lexception suscite intuitivement lide danomalie ou

    dextraordinaire.

    Cette polysmie de lexception trouve une certaine continuit dans la Constitution en

    vigueur. En effet, lalina 4 de larticle 7 de la Constitution adopte par le rfrendum le 4

    octobre 1958 dispose qu en cas de vacance de la Prsidence de la Rpublique pour quelque

    27 Larticle 19 de la Constitution de 1852 prvoit que lempereur peut disposer de son domaine priv sans tre assujetti aux rgles du Code Napolonien sur la quotit disponible. Sil nen a pas dispos, les proprits du domaine priv font retour au domaine de lEtat et font partie de la dotation de la couronne .

  • 17

    cause que ce soit, [...], les fonctions du prsident de la Rpublique, lexception de celles

    prvues aux articles 11 et 12 ci-dessous, sont provisoirement exerces par le Prsident du

    Snat et, si celui-ci est son tour empch dexercer ces fonctions, par le Gouvernement .

    Lalina 4 de larticle 21 prvoit que le Premier ministre peut titre exceptionnel

    suppler le Prsident de la Rpublique pour la prsidence dun Conseil des ministres en vertu

    dune dlgation expresse et pour un ordre du jour dtermin .

    Larticle 16 de cette mme Constitution attribue les pouvoirs exceptionnels au

    Prsident de la Rpublique en cas de circonstances exceptionnelles. Lalina 1 de larticle 16

    nonce que lorsque les institutions de la Rpublique, lindpendance de la Nation,

    lintgrit de son territoire ou lexcution de ses engagements internationaux sont menacs

    dune manire grave et immdiate et que le fonctionnement rgulier des pouvoirs publics

    constitutionnels est interrompu, le Prsident de la Rpublique prend les mesures exiges par

    ces circonstances [...] .

    Lalina 6 de cet article 16 dispose qu aprs trente jours dexercice des pouvoirs

    exceptionnels, le Conseil constitutionnel peut tre saisi par le Prsident de lAssemble

    nationale [...] .

    Il rsulte de ce bref expos des rfrences constitutionnelles expresses lexception

    deux constats. Premirement, lexception nest pas la spcificit du droit priv, elle appartient

    galement au droit public et notamment au droit constitutionnel. Deuximement, si les

    constituants emploient et insrent lexception dans les textes constitutionnels, ils nont en

    revanche donn aucune dfinition prcise de ce terme. Polysmique et protiforme,

    lexception est de surcrot souvent tudie au prisme de la thorie des circonstances

    exceptionnelles et de ltat dexception. Ce qui rend difficile, selon une majeure partie de la

    doctrine, llaboration dune notion juridique dexception aux contours bien dfinis en droit

    public et plus particulirement en droit constitutionnel.

    2. La focalisation de la majeure partie de la doctrine sur les circonstances

    exceptionnelles

    A cause de sa polysmie, lexception, lorsquelle sopre en droit public ou en droit

    constitutionnel, ne semble pas possder une consistance prcise. Plus exactement, ni

    lessence, ni le contenu matriel de lexception ne peuvent, selon certains auteurs de la

    doctrine juridique, tre dfinis. Le professeur Lebeau note pour sa part quen droit priv

  • 18

    plusieurs auteurs considraient au dbut du XXe sicle que lexception tait trangre la

    science juridique. En dautres termes, cette notion navait pas de valeur scientifique28. Ce

    constat de son inconstance juridique ou plus exactement, de limpossibilit de dfinir

    conceptuellement lexception ou de lui confrer une signification prcise (B) sexplique en

    partie par son rattachement la thorie des circonstances. En effet, les auteurs napprhendent

    lexception qu travers les notions de circonstances exceptionnelles et dtat dexception (A).

    A. La focalisation de la doctrine sur les circonstances exceptionnelles

    Si elle dsignait primitivement la limitation cre par le prteur afin dattnuer la

    rigueur du droit romain due son formalisme excessif, lexception ne cesse de se renouveler

    et de connatre de nouvelles significations. La consultation de quelques dictionnaires

    proposant des dfinitions de lexception est particulirement significative de ce constat (1).

    Cette volution smantique a sans doute favoris les divers usages et significations que les

    discours de la doctrine juridique rattachent lexception. Celle-ci est en effet souvent tudie

    comme une particularit accompagnant un fait, un vnement, ainsi que lillustrent les tudes

    portant sur les circonstances exceptionnelle et sur ltat dexception (2).

    1. La pluralit des significations de lexception dans le langage courant

    Le mot exception trouve son origine dans la langue latine exceptio driv de

    excipere qui signifie primitivement mettre de ct ou retirer de [] pour le

    retenir 29. Le sens du verbe sest ensuite tendu pour dsigner laction dexcepter

    explique parfois comme synonyme de laction de droger 30. Lexception semploie

    gnralement avec le sens de ne pas comprendre dans (un ensemble), ne pas inclure dans (une

    situation).

    Le verbe excepter est considr comme lquivalent des verbes carter,

    exclure et dsigne toujours ltat dextriorit ou lexclusion de quelque chose par rapport

    28 Martin Lebeau, De linterprtation stricte des lois, essai de mthodologie, op. cit., p. 67. 29 Andr-Jean Arnaud, Dictionnaire encyclopdique de thorie et de sociologie du droit , Paris, L.G.D.J., coll. Quadrige, 1993, 2e d. ; Paul Foulqui, Dictionnaire de la langue philosophique, Paris, P.U.F., 1969, 2e d. ; Alain Rey et Josette Rey-Debove, Le nouveau Petit Robert, Paris, Le Robert, 2010. 30 Alain Rey et Josette Rey-Debove, Petit Robert, op. cit.

  • 19

    une rfrence tablie31. Employe dans le langage juridique, lexception semble selon la

    doctrine juridique dominante dsigner la mise lcart ou la restriction de la rgle de droit

    gnrale dans certains cas32. Elle est synonyme de drogation et de restriction33. Cest ainsi

    que la signification du terme exception donne lieu ensuite des adages juridiques comme

    lexception confirme la rgle ou il ny a pas de rgle sans exception et des

    utilisations trs varies telles except , lexception de , dexception , titre

    exceptionnel . Toutefois, le sens primitif de lexception en droit romain persiste. Le

    dictionnaire Petit Robert rappelle en effet que lexception est un moyen invoqu pour faire

    carter une demande judiciaire, pour critiquer la procdure, sans discuter le principe du droit,

    le fond du dbat 34.

    Utilise comme un adjectif qualificatif, lexception ne semble plus signifier lide de

    limitation, de soustraction, dexclusion ou le moyen de dfense dans une procdure judiciaire.

    Elle vhicule le sens danomalie , dextraordinairet ou encore dtranget pour

    expliquer tout ce qui est en dehors du gnral , ou ce qui est rare , particulier ,

    spcial , peu frquent . Lorsquelle sert qualifier juridiquement des faits, lexception

    parat signifier toute chose inconnue ou imprvisible qui nentre pas dans les catgories et les

    classifications prtablies, ni dans les dfinitions conceptuelles labores par la thorie du

    droit.

    Le langage courant utilise plus souvent le substantif (exception) et ladjectif

    (exceptionnel) du verbe excepter que le verbe lui-mme. Celui-ci est par ailleurs assimil

    certaines prpositions35 et adverbes tels que : sauf si, toutefois, cependant, hormis, sous

    rserve, part, lexclusion, pourvu que... . Ces prpositions se traduisent tantt comme des

    synonymes, tantt comme les manifestations implicites de lexception. A titre dexemple,

    lalina 5 de larticle 7 de la Constitution dispose qu en cas de vacance ou lorsque

    lempchement est dclar dfinitif par le Conseil constitutionnel, le scrutin pour llection

    dun nouveau prsident a lieu, sauf cas de force majeure constat par le Conseil

    constitutionnel, vingt jours au moins et trente-cinq jours au plus [...] . Les alinas 1 et 2 de

    31 Alain Rey et Josette Rey-Debove, Petit Robert, Paris, Le Robert, 2010, op. cit, Except est une prsupposition quivalant hormis de, hors ; Alfred Ernout et Antoine Meillet, Dictionnaire tymologique de la langue latine. Histoire des mots, Paris, Klincksieck, 2001, retirage de la 4e d., revu par Jacques Andr. 32 Grard Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, Paris, P.U.F., coll. Quadrige, 2011, 9e d,, voir Exception . 33 Alain Rey et Josette Rey-Debove, Petit Robert, op. cit., voir Exception . 34 Alain Rey et Josette Rey-Debove, Petit Robert, op. cit., voir Exception . 35 Ces prpositions sont assez nombreuses comme : sauf si, toutefois, en cas de force majeure, faute de, pourvu que, cependant, nanmoins, hormis, sous rserve de, part, en dehors de Alain Rey et Josette Rey-Debove, Petit Robert, op. cit, ; Emile Genouvrier, Claude Dsirat et Tristan Hord, Dictionnaire des synonymes, Paris, Larousse, 2007, voir Exception ; Henri Roland et Laurent Boyer, Adages du droit franais, Paris, Litec, 1999, 4e d., voir Exceptio est strictissimae interpretationis .

  • 20

    larticle 42 de cette mme Constitution prvoient que La discussion des projets et des

    propositions de loi porte, en sance, sur le texte adopt par la commission saisie en

    application de l'article 43 ou, dfaut, sur le texte dont l'assemble a t saisie. Toutefois, la

    discussion en sance des projets de rvision constitutionnelle, des projets de loi de finances et

    des projets de loi de financement de la scurit sociale porte, en premire lecture devant la

    premire assemble saisie, sur le texte prsent par le Gouvernement et, pour les autres

    lectures, sur le texte transmis par l'autre assemble.

    De cet expos rsulte le constat de la pluralit des significations de lexception. La

    pluralit smantique de ce terme est ensuite reprise et dveloppe dans les discours de la

    doctrine. A lanalyse, ces discours semblent porter principalement leur attention sur la thorie

    administrative des circonstances exceptionnelles et sur la notion dtat dexception.

    2. Les circonstances exceptionnelles et ltat dexception, objet de la majorit dtudes

    et discours doctrinaux

    Aborder lexception en droit constitutionnel semble voquer demble la

    problmatique lie la jurisprudence administrative des circonstances exceptionnelles, ltat

    dexception et aux pouvoirs exceptionnels du Prsident de la Rpublique prvus par larticle

    16 de la Constitution en vigueur ou encore aux lois dapplication exceptionnelle. En effet,

    cette liaison de lexception lensemble des phnomnes de circonstances, de pouvoirs de

    crise, se trouve dveloppe dans plusieurs discours doctrinaux dont lanalyse ne sera dans le

    cadre de lintroduction de notre tude quindicative. Il sagit en effet de sinterroger sur le

    point de savoir comment les auteurs de la doctrine juridique tudient et expliquent la prsence

    de lexception en droit public positif et notamment en droit constitutionnel. La rponse cette

    question ncessite un bref expos de lapport des deux thses souvent cites comme les

    rfrences incontournables en la matire.

    Dans sa thse portant sur les circonstances exceptionnelles dans la jurisprudence

    administrative et la lgalit 36, Lucien Nizard propose de dfinir la notion de circonstances

    exceptionnelles . Lexception est ici tudie en tant quadjectif qualificatif. Cette notion de

    circonstances exceptionnelles apparat selon lauteur comme la condition de non-application

    36 Lucien Nizard, La jurisprudence administrative des circonstances exceptionnelles et la lgalit, Paris, L.G.D.J., coll. Bibliothque de droit public, 1962.

  • 21

    du rgime juridique normal et par consquent comme la condition dapplication dun rgime

    juridique dexception 37.

    Lexception est dans sa thse troitement lie des circonstances exceptionnelles de

    sorte que limpression est donne quelles sont identiques et quelles recouvrent la mme

    ralit. De mme, il est difficile de savoir avec prcision si lauteur dfinit les circonstances

    exceptionnelles ou lexception. Ainsi que lillustrent quelques passages de sa thse, on est

    tent de dire quau regard dune disposition juridique les circonstances exceptionnelles sont

    celles qui nentrent pas dans le champ dapplication de la disposition en cause. Mais

    lvidence cette dfinition est inexacte car si elle dtermine les limites dune rgle de droit

    elle ne permet pas den dfinir les exceptions 38 ; ou encore lexception ne sidentifie pas

    aux cas sortant des limites de la rgle de droit. Lexception est un cas qui tout en entrant dans

    le champ dapplication de la rgle de droit (tel quil est dfini par lauteur de celle-ci) est

    priv pour des raisons particulire du bnfice du rgime juridique organis par elle 39.

    Par ailleurs, il est possible selon Lucien Nizard de distinguer deux catgories

    dexception. Ainsi, lexception est parfois dfinie priori par lauteur de la rgle de droit ;

    celui-ci dtermine avec prcision les cas dans lesquels exceptionnellement le principe ne

    devra pas recevoir application [...] 40. En revanche, lauteur de la disposition juridique ne

    dfinit pas lexception. Il se contente de rserver la force majeure, lurgence, les circonstances

    exceptionnelles, les justes motifs comme chappant la rgle. Lexception est, dans ce cas,

    seulement dfinie par son effet drogatoire 41. Lauteur prcise ensuite lobjet de son tude

    qui consiste dfinir la notion dexceptions dfinies a posteriori, cest--dire les exceptions

    non prvues par lauteur de la rgle mais rsultant des circonstances ci-dessus numres et

    dtermines au cas par cas par le juge. Ainsi que lexplique lauteur, cest videmment

    cette catgorie dexception quappartient notre notion. Lauteur de la disposition juridique

    sest abstenu de dfinir ces exceptions ; il laisse ce soin celui qui sera charg de veiller son

    application, cest--dire au juge 42.

    37 Lucien Nizard, La jurisprudence administrative des circonstances exceptionnelles et la lgalit, op.cit., p. 6. 38 Lucien Nizard, La jurisprudence administrative des circonstances exceptionnelles et la lgalit, op.cit., p. 6. 39 Lucien Nizard, La jurisprudence administrative des circonstances exceptionnelles et la lgalit, op.cit., p. 6. 40 Lucien Nizard, La jurisprudence administrative des circonstances exceptionnelles et la lgalit, op.cit., p. 6. Lauteur cite comme exemple des exceptions dfinies a priori par lauteur de la rgle, la rforme du contentieux administratif. Selon cette rforme, les tribunaux administratifs sont juges de droit commun ; cependant larticle 2 du dcret du 30 septembre 1953 et larticle 2 du rglement dadministration publique du 28 novembre 1953, disposent que le Conseil dEtat reste juge en dernier ressort dans un certain nombre de cas quils numrent. 41 Lucien Nizard, La jurisprudence administrative des circonstances exceptionnelles et la lgalit, op.cit., p. 6. 42 Lucien Nizard, La jurisprudence administrative des circonstances exceptionnelles et la lgalit, op.cit., p. 6.

  • 22

    Si la thse de Lucien Nizard prsente un intrt certain, elle laisse toutefois le lecteur

    perplexe. Il est en effet lgitime de se demander si la notion des circonstances exceptionnelles

    propose par lauteur a puis le phnomne des exceptions en droit administratif et en droit

    constitutionnel. De mme, a-t-elle permis dexpliquer de manire cohrente les significations

    de lexception lorsque celle-ci est nonce et utilise dans les textes juridiques en dehors de

    toute circonstance exceptionnelle ? Enfin, a-t-elle permis de circonscrire avec prcision le

    contenu de lexception ? Les rponses ces questions demeurent ambigus. Si lauteur se

    rfre tantt au terme exception , tantt lexpression circonstances exceptionnelles ,

    force est de constater quil ne se borne, en ralit, qu tudier la jurisprudence administrative

    des circonstances exceptionnelles. Ainsi, si lexception a t aborde dans sa thse, elle na

    t tudie qu travers la thorie des circonstances exceptionnelles en droit administratif. Par

    ailleurs, ni la notion, ni le contenu de lexception ne sont dfinis. Cette absence de dfinition

    met notre sens en exergue lintrt et la ncessit de tenter didentifier et de circonscrire le

    contenu de lexception.

    La thse du professeur Saint-Bonnet portant sur ltat dexception43 semble premire

    vue sinscrire dans loptique de dfinition de lexception. Selon le professeur, lexception

    est de tout les temps. Elle est aussi de tous les domaines juridiques. En droit public,

    lexception revt une allure particulire : il sagit non seulement dcarter la rgle applicable

    en raison des circonstances ou dune finalit suprieure, mais encore de se soustraire aux

    rapports normaux entre gouvernants et gouverns 44.

    Toutefois, la thse du professeur Saint-Bonnet se limite linstar de la thse de Lucien

    Nizard, analyser lexception travers la thorie des circonstances. Ltat dexception parat

    sous la plume du professeur, comme la formulation plus gnrale et plus abstraite de la notion

    des circonstances exceptionnelles. Lorsquil est utilis en droit constitutionnel, ltat

    dexception semble correspondre ltat de ncessit. Il est plus prcisment la reprsentation

    des circonstances exceptionnelles et de ltat de ncessit au niveau du droit constitutionnel.

    Ainsi que la not lauteur, ltat de ncessit est considr comme lquivalent de la notion

    de circonstances exceptionnelles, mais lchelon suprieur de la hirarchie des normes. De

    mme que la seconde permet de couvrir une violation de la loi, le premier tend avaliser un

    manquement aux normes constitutionnelles. En droit constitutionnel, aucune formule nest

    43 Franois Saint-Bonnet, Ltat dexception, Paris, P.U.F., coll. Lviathan, 2001, d. de la thse de l'auteur Ltat dexception. Histoire et thorie. Les justifications de ladaptation du droit public au temps de crise soutenue en 1996. 44 Franois Saint-Bonnet, Ltat dexception, op. cit., p. 1.

  • 23

    arrte pour rendre compte de ltat dexception 45. Celui-ci est le plus souvent repris dans la

    formule de ltat de ncessit46.

    Ainsi, ltat dexception semble alors ntre quune nouvelle qualification de ltat de

    ncessit. Cette ide peut tre illustre grce deux passages tirs de sa thse. Selon le

    professeur, la dfinition de ltat dexception implique lexclusion des textes constitutionnels

    dont le dispositif prvoit explicitement une clause de suspension dans certaines circonstances,

    puisque ces textes rpondent au critre de prvisibilit et constituent des amnagements de

    lapplication du droit. Dans sa thse, dfinir ltat dexception revient en ralit dterminer

    ltat de ncessit car ltat de ncessit est toujours dfini de manire trs vague et il ne

    peut en tre autrement car limprvisible, par dfinition ne peut tre codifi [...]. Les garanties

    les plus srieuses ne doivent pas tre recherches dans une dfinition prcise des

    circonstances exceptionnelles. Comme en droit administratif, les lments constitutifs de

    ltat de ncessit ne sont pas dissociables : il suppose la conjonction dune infraction aux

    rgles constitutionnelles, dune circonstance de crise, et de la poursuite dune finalit juge

    suprieure 47. Ltat dexception apparat, quelques lignes plus loin, comme quelque chose

    qui se situe au cur du rapport entre pression des faits et stabilit de lordre juridique : cette

    position prcaire oblige dterminer pour chaque priode ce point de dsquilibre entre

    droit public et fait politique 48. Preuve de la fragilit du droit en prsence des circonstances

    exceptionnelles, ltat dexception est ds lors souvent invoqu pour justifier les violations de

    la rgle de droit49.

    Par ailleurs, les deux thses ci-dessus exposes concluent de faon unanime

    limpossibilit de circonscrire la consistance de ltat dexception et des circonstances

    exceptionnelles. En dautres termes, il est difficile voire impossible selon ces deux auteurs de

    savoir lavance ce quest une circonstance exceptionnelle ou un tat dexception. De mme,

    lauteur de la rgle de droit ne peut jamais dfinir prcisment la circonstance exceptionnelle

    ou ltat dexception. Cette conclusion est galement partage par dautres auteurs qui se sont

    penchs sur ltude de ces notions.

    45 Franois Saint-Bonnet, Ltat dexception, op. cit., p. 15. 46 Franois Saint-Bonnet, Ltat dexception, op. cit., note infrapaginale n 2, p. 15. 47 Franois Saint-Bonnet, Ltat dexception, op. cit., p. 16. 48 Franois Saint-Bonnet, Ltat dexception, op. cit., p. 28. 49 Franois Saint-Bonnet, Ltat dexception, op. cit., p. 380 et 381.

  • 24

    B. Linconsistance ou la difficult de dfinir conceptuellement ltat dexception

    et les circonstances exceptionnelles

    Lindtermination conceptuelle a t prsente comme la caractristique fondamentale

    de la notion de circonstances exceptionnelles et donc de lexception dans la thse de Lucien

    Nizard50. Lauteur affirme demble que nous nous attacherons plus loin montrer que le

    caractre fondamental commun lensemble de ces formules [circonstances et situations

    exceptionnelles], cest leur indtermination : en permettant des exceptions indfinies la rgle

    de droit, elles mettent en cause le principe mme de lapplication de celle-ci 51. Cependant il

    est extrmement difficile de savoir si ce sont les circonstances exceptionnelles qui sont

    indtermines ou si cest lexception car lauteur semble utiliser de manire interchangeable

    le terme exception et la locution circonstances exceptionnelles ainsi que lillustre ce

    passage lexception est indtermine ; les conditions de dfinition proposes par les auteurs

    classiques sont imprcises. Le juge na ni numr, ni dfini les circonstances de nature la

    permettre ; et il ne pouvait le faire car sa conception de lexception est fonctionnelle 52. La

    dfinition fonctionnelle signifie donc linconsistance conceptuelle de lexception, celle-ci ne

    pouvant tre saisie que grce la liste de ses fonctions rpertories.

    Dans le mme esprit, le professeur Saint-Bonnet considre que ltat dexception ne

    peut, linstar de la notion de circonstances exceptionnelles, tre dfini selon un critre

    matriel53. Il est en effet selon lauteur impossible de cerner de manire prcise le contenu

    dun tat qualifi dexception ou de dfinir lavance ce quest un tat dexception : elle [la

    dfinition de ltat dexception] ne peut tre spare de son contexte, des rapports de pouvoirs

    dans lesquels elle sinscrit et nest jamais autre chose, pour le juriste, que ce que lon qualifie

    ainsi 54. Li ltat de ncessit et la justification des violations du droit, ltat dexception

    ne peut, daprs le professeur, tre dfini qu partir des trois lments constitutifs : la

    drogation (ou infraction), la rfrence une situation anormale et la conception dune

    finalit suprieure. Ainsi, ltat dexception est entendu comme un moment pendant lequel les

    rgles de droit prvues pour des priodes calmes sont transgresses, suspendues ou cartes 50 Lucien Nizard, Les circonstances exceptionnelles dans la jurisprudence administrative et la lgalit, op. cit., p. 6 et s. 51 Lucien Nizard, Les circonstances exceptionnelles dans la jurisprudence administrative et la lgalit, op. cit., p. 7. 52 Lucien Nizard, Les circonstances exceptionnelles dans la jurisprudence administrative et la lgalit, op. cit., p. 56. 53 Franois Saint-Bonnet, Ltat dexception, op., cit., p. 6. 54 Franois Saint-Bonnet, Ltat dexception, op., cit., p. 4.

  • 25

    pour faire face un pril55. Le dclenchement de ltat dexception entrane deux

    consquences : la concentration du pouvoir au profit de lexcutif et la rduction ou la

    suspension des droits jugs fondamentaux pendant les priodes de calme56.

    Linconsistance ou limpossibilit de cerner avec prcision le contenu juridique de

    ltat dexception est galement soutenue par le philosophe Giorgio Agamben dans son livre

    intitul Etat dexception57. Selon lauteur une thorie cohrente de ltat dexception fait

    dfaut en droit public. [] La dfinition mme du terme [exception] est rendue difficile parce

    quelle se situe entre la politique et le droit 58. Ainsi, ltat dexception semble rvler la

    faiblesse et la limite du droit face des situations telles que la guerre civile, linsurrection et

    la rsistance. Lauteur souligne en effet que ltat dexception nest pas un droit spcial

    (comme le droit de la guerre) mais en tant que suspension de lordre juridique lui-mme, il en

    dfinit le seuil ou le concept limite 59.

    Au vu des thses et tudes ci-dessus exposes, deux observations peuvent tre mises.

    Premirement, si lexception est invoque dans ces thses et tudes, elle nest tudie quen

    tant quadjectif qualificatif (exceptionnel), cest--dire quelle sert qualifier une

    circonstance, un tat, un fait qui justifie que lexception soit faite la rgle de droit. Si le sens

    primitif limitation, soustraction, exclusion ou drogation de lexception demeure prsent,

    il est toutefois occult par le second sens anormal, extraordinaire, rare ou particulier . En

    effet, lexpression circonstance exceptionnelle, cas exceptionnel voque demble limage

    dune circonstance anormale, rare, particulire et non lide de limitation cest--dire une

    rgle de droit (droit exceptionnel) limitant ltendue dune autre rgle de droit (droit

    commun).

    Deuximement, les thses et tudes portant sur les notions dtat dexception et de

    circonstances exceptionnelles nont notre sens tudi lexception quen tant que moyen de

    justification de la transgression ou de la mise lcart du droit pour atteindre une finalit ou

    un objectif politique. Cest en ce sens que ltat dexception et les circonstances

    exceptionnelles ne peuvent tre dfinies que comme des notions fonctionnelles, cest--dire

    quelles ont pour fonction de droger la lgalit (thse de Lucien Nizard) ou de justifier la

    transgression de la rgle constitutionnelle (thse du professeur Saint-Bonnet). En revanche,

    55 Franois Saint-Bonnet, Ltat dexception et la qualification juridique , C.R.D.F., 2008, n 6, p. 29-37. 56 Franois Saint-Bonnet, Ltat dexception et la qualification juridique , art. cit., p. 29. 57 Giorgio Agamben, Homo Sacer. II, 1, Etat d'exception, traduit par Jol Gayraud, Paris, Seuil, coll. Lordre philosophique, 2003, p. 9. 58 Giorgio Agamben, Homo Sacer. II, 1, Etat d'exception, op. cit., p. 9. 59 Giorgio Agamben, Homo Sacer. II, 1, Etat d'exception, op. cit., p. 15.

  • 26

    les auteurs ne semblent pas sinterroger sur le point de savoir ce quest une exception

    lorsquelle est nonce dans un texte juridique (texte exceptionnel) ou ce quest un droit (civil

    ou public) dexception. Sil a t abord dans ces thses et tudes, le droit dexception est

    prsent par ces auteurs comme un droit drogatoire et dfavorable lindividu60 (jus

    singulare). Par ailleurs, en prsentant le droit dexception comme la consquence ncessaire

    et invitable de ltat dexception ou des circonstances exceptionnelles, leurs thses induisent

    le lecteur penser de prime abord que lexception ou le droit dexception ne peut exister

    indpendamment de ces circonstances. Il en va de mme pour laffirmation selon laquelle en

    prsence de ltat dexception ou des circonstances exceptionnelles, les droits fondamentaux

    de lindividu sont rduits ou suspendus. Or lordre juridique comporte un grand nombre de

    normes et textes se rfrant lexception explicite et implicite dont lapplication est

    quotidienne et indpendante de ltat dexception ou des circonstances exceptionnelles. Ces

    textes et normes dexception ne rduisent ni ne suspendent les droits fondamentaux. Afin

    dillustrer notre propos, il faut ici citer quelques exemples.

    Larticle 21-17 du Code civil prvoit que sous rserve des exceptions prvues aux

    articles 21-18, 21-19, 21-20, la naturalisation ne peut tre accorde qu ltranger justifiant

    dune rsidence habituelle en France pendant les cinq annes qui prcdent le dpt de la

    demande .

    Larticle 2294 du Code civil dispose que les engagements des cautions passent

    leurs hritiers, lexception de la contrainte judiciaire, si lengagement tait tel que la

    caution y ft oblige .

    Larticle L.O 142 du Code lectoral est ainsi rdig : lexercice des fonctions non

    lectives est incompatible avec le mandat de dput. Sont excepts des dispositions du prsent

    article : 1 les professeurs, qui la date de leur lection, taient titulaire des chaises donnes

    sur prsentation des corps [...]. 2 dans les dpartements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la

    Moselle, les ministres des cultes et les dlgus du gouvernement [...] .

    Larticle 10 de la Dclaration des droits de 1789 prvoit que nul ne doit tre inquit

    pour ses opinions, mme religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas lordre

    public tablit par la loi .

    60 Outre Franois Saint-Bonnet, Lucien Nizard et Giorgio Agamben, il faut souligner larticle de Jacques Ellul, Sur lartificialit du droit et le droit dexception , A.P.D., n 8, 1963, p. 21-33 et A.P.D., n 10, 1965, p. 191-207, voir part. p. 203-204. Selon Jacques Ellul, la notion de droit dexception repose la fois sur une fausse conception du droit, et sur le fait que le droit nest plus quun instrument aux mains de lEtat. Car le souci est quen dfinitive en prsence de telle ncessit, militaire, conomique, etc., lEtat estime ne pas avoir un instrument juridique suffisant pour rpondre. Le droit dexception est lapparence de la Raison dEtat .

  • 27

    Lalina 5 de larticle 72 de la Constitution de 1958 dispose que aucune collectivit

    territoriale ne peut exercer une tutelle sur une autre. Cependant, lorsque l'exercice d'une

    comptence ncessite le concours de plusieurs collectivits territoriales, la loi peut autoriser

    l'une d'entre elles ou un de leurs groupements organiser les modalits de leur action

    commune .

    Des exemples des normes et rgles juridiques comportant des exceptions explicites et

    implicites qui ne rduisent ni ne suspendent les droits fondamentaux et dont lapplication est

    totalement spare des circonstances et tat exceptionnels en droit franais peuvent tre cits

    loisir mais nous nous limitons ces illustrations. Lide est de simplement montrer que les

    thses portant sur les notions de circonstances exceptionnelles et dtat dexception nont pas

    puis la notion juridique dexception, ni la question de sa dfinition. Ce qui montre lintrt

    de notre thse consistant proposer la dfinition de la notion dexception.

    3. Lintrt de ltude : proposer la dfinition dune notion dexception en droit

    constitutionnel

    Si lexception est indissolublement lie la rgle de droit, ainsi que lillustrent les

    adages lexception confirme la rgle ou pas de rgle sans exception , la dtermination

    de son sens dans le langage du droit laisse en revanche perplexe. Si elle apparat dans certains

    travaux doctrinaux, lexception na t que partiellement tudie. En effet, les auteurs ne lont

    analyse quau prisme des notions de circonstances exceptionnelles et de ltat dexception.

    Complmentaire avec ces travaux, notre hypothse de travail sen distingue

    principalement par son objet et par sa mthodologie. Nous souhaitons en effet proposer des

    critres autonomes de dfinition de la notion dexception en droit constitutionnel. Une telle

    entreprise nous parat ncessaire dans la mesure o le droit constitutionnel reconnat son

    existence et son utilit. Ds lors, il est ncessaire de dceler par lobservation objective des

    principes et normes constitutionnels positifs se rfrant de manire explicite ou implicite

    lexception, lessence de cette notion. Cest la raison pour laquelle notre thse nest pas

    exclusivement centre sur la circonstance exceptionnelle ou sur ltat dexception. Il ne sagit

    en effet pas dtudier exclusivement ce qui amne les constituants et le lgislateur adopter la

    norme dexception. Une telle approche se situant en amont du processus normatif aurait t

    redondante compte tenu de lapport des travaux prcits. Notre thse se place ds lors en aval

    de ce processus en ce quelle cherche dterminer le contenu dune exception lorsque celle-ci

    a t adopte ou nonce de faon implicite ou explicite par les autorits normatives en tant

  • 28

    que norme ou rgle de droit. Ainsi, si elle se rfre parfois des discours justifiant ladoption

    de lexception par les autorits normatives, ces discours ne sont pas lobjet principal de notre

    thse. Ils seront donc tudis comme lune des tapes du raisonnement.

    Lintrt de notre thse consiste donc proposer la dfinition de la notion juridique

    dexception en droit constitutionnel ainsi qu en dlimiter le contenu (A). A cette fin, il

    convient de prciser le champ dtude (B) et le choix de la mthodologie (C).

    A. La ncessit dune dfinition de lexception

    Lexception est souvent voque et utilise mais rarement dfinie. Au regard de

    multiples rfrences lexception en droit positif, ce constat est la fois paradoxal et

    intriguant. Afin de rendre compte ds prsent tant de la diversit que de la dilution du sens

    de cette notion, une numration non exhaustive des textes juridiques et des discours

    doctrinaux employant lexception parat utile.

    Le droit du contentieux administratif utilise souvent les deux expressions exception

    dillgalit et exception de recours parallle . La premire dsigne un moyen tir de

    lillgalit dune dcision (devenue dfinitive) autre que celle attaque. Elle permet plus

    prcisment au requrant lors dun recours contentieux de demander au juge dcarter pour

    motif dillgalit lapplication dun acte autre que celui qui est lobjet du recours61. La

    seconde est un motif dirrecevabilit qui exclut lexercice du recours pour excs de pouvoir

    dans les cas o la voie du plein contentieux est seule ouverte62.

    On trouve lexpression exception dinconstitutionnalit en droit constitutionnel.

    Ayant dsormais son fondement dans larticle 61-1 de la Constitution, cette exception dsigne

    la possibilit accorde tout individu de contester la constitutionnalit dune loi promulgue

    et en vigueur lors dun procs. Larticle 61-1 prvoit en effet que lorsque, l'occasion d'une

    instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition lgislative porte

    atteinte aux droits et liberts que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut tre

    61 Ren Chapus, Droit du contentieux administratif, Paris, Montchrestien, coll. Domat droit public, 2008, 13e d., p. 681. Selon lauteur, lexception dillgalit dsigne lune des possibilits de se prvaloir, lappui du recours exerc en temps utile contre une autre dcision, de lillgalit dune dcision dfinitive si cette illgalit a en quelque sorte contamin la dcision attaque, afin de pouvoir obtenir lannulation de celle-ci, mme si elle est exempte de tout vice propre. Elle sera annule en raison de lillgalit dont on aura excip de la dcision dfinitive ; en dautres termes, en consquence de lexception tire de lillgalit de cette dcision. Voir galement CE, Sect. 9 novembre 1979, Association pour la dfense de lenvironnement en Vende, rec., p. 406, A.J.D.A, 1980, p. 362, concl. Daniel Lebetoulle. 62 Ren Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., p. 702-703. Voir galement CE. Sect., 6 janvier 1995, Socit Manufacture franaise des chaussures ERAM, rec., p. 5, L.P.A. du 5 juin 1995, p. 11, concl. Jean-Claude Bonichot.

  • 29

    saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'tat ou de la Cour de cassation qui se

    prononce dans un dlai dtermin .

    Il faut aussi ajouter cette liste lexception qualifie de procdure, larticle 73 du code

    de procdure civile nonce que constitue une exception de procdure tout moyen qui tend

    soit faire dclarer la procdure irrgulire ou teinte, soit en suspendre le cours . Selon

    lalina 1 de larticle 74 du mme code, les exceptions doivent, peine d'irrecevabilit, tre

    souleves simultanment et avant toute dfense au fond ou fin de non-recevoir. Il en est ainsi

    alors mme que les rgles invoques au soutien de l'exception seraient d'ordre public .

    Ainsi, on trouve lexception de litispendance et de connexit63, lexception dincomptence64

    ou encore lexception dilatoire65 et lexception de nullit rgie par larticle 112 du code de

    procdure civile.

    Ainsi, ces exceptions sont dfinies comme les moyens de dfense dans une procdure

    juridictionnelle ou comme une technique pour contester la constitutionnalit de la loi.

    Toutefois il est lgitime de sinterroger : cette dfinition correspond-elle toute exception ?

    En dautres termes, toute exception dsigne-t-elle un moyen de dfense ? A titre dexemple, la

    loi du 6 aot 2002 portant Amnistie dispose que Sont amnisties de droit, en raison soit de

    leur nature ou des circonstances de leur commission, soit du quantum ou de la nature de la

    peine prononce, les infractions mentionnes par le prsent chapitre lorsqu'elles ont t

    commises avant le 17 mai 2002, l'exception de celles qui sont exclues du bnfice de

    l'amnistie en application des dispositions de l'article 14 66. Lexception ici utilise dsigne-t-

    elle le moyen de dfense ? La mme question peut galement se poser lgard de lalina 4

    de larticle 7 de la Constitution selon lequel En cas de vacance de la Prsidence de la

    Rpublique [...] les fonctions du Prsident de la Rpublique, l'exception de celles prvues

    aux articles 11 et 12 ci-dessous, sont provisoirement exerces par le prsident du Snat et, si

    celui-ci est son tour empch d'exercer ces fonctions, par le Gouvernement .

    La recherche de sens du terme exception en droit devient une ncessit lorsquon

    constate la prsence dun nombre indtermin dexpressions se rfrant ce terme : tribunal

    63 Larticle 102 du code de procdure civile prvoit que lorsque les juridictions saisies ne sont pas de mme degr, lexception de litispendance ou de connexit ne peut tre souleve que devant la juridiction du degr infrieure . 64 Larticle 75 du code de procdure civile dispose que sil est prtendu que la juridiction saisie est incomptente, la partie qui soulve cette exception doit, peine dirrecevabilit, la motiver et la faire connatre dans tous les cas devant quelle juridiction elle demande que laffaire soit juge . 65 Larticle 108 du code de procdure civile prvoit lexception dilatoire en ces termes : le juge doit suspendre linstance lorsque la partie qui le demande jouit soit dun dlai pour faire linventaire et dlibrer soit dun bnfice de discussion ou de division, soit de quelque autre dlai dattente en vertu de la loi . 66 Loi n2002-1062 du 6 aot 2002 portant amnistie, J.O. du 9 aot 2002, p. 13647.

  • 30

    ou juridiction dexception, droit ou justice dexception, texte exceptionnel ou encore les

    lgislations de crise et dapplication exceptionnelle67. Quelle signification vhiculent ces

    rfrences lexception ?

    Lorsque la question de son sens nest pas passe sous silence, lexception est alors

    souvent considre comme indfinissable. Selon une ide rpandue, lexception est de tout

    le temps. Elle est aussi de tous les domaines juridiques68. Toutefois il nexiste pas de

    critre objectif de lexception ou ltat dexception nest pas dfini avec prcision69, en

    droit administratif comme en droit constitutionnel, les dfinitions dexception manquent

    dunit et de fermet 70. On constate par ailleurs que lexception est dfinie par son effet

    drogatoire 71 et quelle est contraire au principe de lgalit. A cet gard, la remarque du

    Doyen Lon Duguit est significative. Selon le Doyen si lon fait une seule exception au

    principe de lgalit matrielle, on ne sait pas o cela peut conduire et, si certaines

    circonstances se prsentent, on peut arriver facilement au despotisme72. Cette remarque

    sappuie sans doute sur ladage exceptio est strictissimae interpretationis selon lequel en

    drogeant au droit commun lexception est le droit anormal et doit ce titre tre interprte

    restrictivement. Destine des usages divers et varis, lexception se caractrise par son

    indtermination73. Ainsi, sans possder une consistance prcise, lexception ne peut qutre

    lobjet dune dfinition fonctionnelle74.

    Si la dfinition fonctionnelle de lexception peut tre admise, elle nempche toutefois

    pas la recherche de sa consistance. La multiplicit des manifestations rattaches lexception

    nest en effet pas un obstacle dirimant llaboration de sa notion. Elle lui confre au

    contraire tout son intrt.

    67 Bernard Stirn, Simon Formery, Code de ladministration, Paris, Litec, 2006, 2e d., le chapitre IV du Code de ladministration regroupe les lgislations de crise et circonstances exceptionnelles ; voir aussi Code de la Dfense, J.O., 2006, le livre 1er du Code de la Dfense (partie lgislative) comporte un ensemble de textes au rgime dapplication exceptionnelle. 68 Franois Saint-Bonnet, Ltat dexception, op. cit. p. 1. 69 Franois Saint-Bonnet, Ltat dexception, op. cit. p. 2. 70 Franois Saint-Bonnet, Ltat dexception, op. cit, p. 1 et 4. 71 Lucien Nizard, Les circonstances exceptionnelles dans la jurisprudence administrative et la lgalit, op.cit., p. 6. 72 Lon Duguit, Trait de droit constitutionnel, t. 4, Paris, de Boccard, 1924, p. 162. Le doyen craint quun usage non contrl de lexception puisse conduire la raison dEtat. 73 Lucien Nizard, Les circonstances exceptionnelles dans la jurisprudence administrative et la lgalit, op.cit., p. 7. 74 Franois Saint-Bonnet, Ltat dexception, op. cit., Aprs avoir expliqu que comme la dfinition matrielle, la dfinition formelle est voue lchec , lauteur conclut que seule une dfinition fonctionnelle est concevable , p. 25. Cette ide a t auparavant soutenue par Lucien Nizard, Les circonstances exceptionnelles dans la jurisprudence administrative et la lgalit, op.cit., p. 7.

  • 31

    La ncessit des dfinitions juridiques a t mise en valeur depuis longtemps75. La

    construction juridique simplifie, donc schmatise pour permettre de juger mieux, de voir plus

    juste76. La doctrine se doit donc danalyser et de synthtiser le rel, puis de le rendre

    intelligible en dgageant les notions qui le mettent en forme cohrente 77. En effet, les

    notions fondamentales et les rgles gnrales sont les cadres ou les symboles qui rendent

    intelligible une ml confuse 78. En dautres termes, les notions et concepts utiliss dans le

    langage du droit doivent avoir des sens prcis afin que le droit soit communicable et puisse

    dployer ses effets normatifs79.

    La recherche de la consistance de la notion dexception savre donc ncessaire. Au-

    del de la diversit de ses manifestations, lexception utilise en droit constitutionnel en

    particulier et en droit positif en gnral pourrait rvler une essence homogne. Cest cette

    essence quil faut dceler et mettre en valeur.

    B. Le droit constitutionnel comme objet dtude

    Nous souhaitons en effet montrer lexistence de la notion juridique dexception en en

    proposant notamment une dfinition. Celle-ci ne peut tre entirement assimile aux notions

    de circonstances exceptionnelles et dtat dexception dautant plus que celles-ci reprsentent,

    selon la majeure partie de la doctrine, la menace et le danger pour lordre constitutionnel et les

    droits fondamentaux de lindividu. A lanalyse, lexception savre tre consubstantielle

    lquilibre de lordre juridique.

    Le choix du droit constitutionnel comme instrument dtude doit prsent tre

    expliqu. A cette fin il convient de prciser ce quil faut entendre par droit constitutionnel

    75 Roger Bonnard, La conception juridique de lEtat , R.D.P., 1922/39, p. 5-57. Lauteur met en valeur le double apport logique et systmatique des concepts et des notions comme lments fondamentaux de la dduction logique. A cet gard, il faut citer galement le dbat opposant Jean Rivero Bernard Chnot sur lutilit et la ncessit des notions et concepts. Voir Bernard Chenot, LExistentialisme et le Droit , Revue franaise de science politique, 1953/1, p. 57-68 ; Jean Rivero, Apologie pour les faiseurs de systme , Paris, Dalloz, 1951, chron. XXIII, p. 99 et s. ; voir gal. Marcel Waline, Empirisme et conceptualisme dans la mthode juridique : faut-il tuer les catgories juridiques ? , in Mlanges Dabin (Jean), t. 1, Bruxelles, Bruylant, 1963, p. 359-371. 76 Thodore Fortsakis, Conceptualisme et empirisme en droit administratif franais, Paris, L.G.D.J., coll. Bibliothque de droit public, 1987, p. 232-236. 77 Etienne Picard, La notion de police administrative, t. 1, Paris, L.G.D.J., coll. Bibliothque de droit public, 1984, p. 49. 78 Bernard Chenot, LExistentialisme et le Droit , Revue franaise de science politique, 1953/1, p. 57-68. Lauteur admet la ncessit et limportance des concepts et des systmatisations en droit administratif puisque ceux-ci assurent la scurit et la stabilit juridique. Il critique nanmoins la sublimation, labstraction excessive de certaines constructions juridiques qui peuvent devenir dtaches du domaine juridique. 79 Etienne Picard, Introduction , in Jean du Bois de Gaudusson (dir.), Le devenir du droit compar en France. Actes de la journe dtude du 23 juin 2004 lInstitut de France, Aix-en-Provence, P.U.A.M, 2005, p. 48-50.

  • 32

    cest--dire sa dfinition (1). Nous expliquerons ensuite les raisons qui nous amnent

    proposer la dfinition de la notion dexception dans cette branche du droit (2).

    1. La dfinition du droit constitutionnel

    Les propositions de dfinitions du droit constitutionnel sont nombreuses et varies. Il

    sera vain de les numrer de manire exhaustive. Le propos doit ds lors se circonscrire

    lessentiel. Lide est de prsenter lexistence et les caractristiques foncires dune branche

    juridique dans laquelle la question de dfinition de lexception peut se poser.

    Lexpression droit constitutionnel a t, selon le manuel droit constitutionnel

    de Louis Favoreu, utilise pour qualifier la discipline intellectuelle, la science ayant pour objet

    ltude des rgles constitutionnelles. Elle dsigne dabord le droit rgissant les institutions

    politique de lEtat ainsi que la soulign Raymond Carr de Malberg, toute tude du droit

    public en gnral et du droit constitutionnel en particulier engage et prsuppose la notion de

    lEtat. [...] Quant au droit constitutionnel, cest ainsi que son nom lindique la partie du

    droit public qui comprend les rgles ou institutions dont lensemble forme, dans chaque

    milieu tatique, la Constitution de lEtat 80. En ce sens le droit constitutionnel tudie les

    rgimes politiques des Etats, les institutions et la pratique parlementaire et gouvernementale.

    Dans cette optique, le droit constitutionnel entretient des liens troits avec la science

    politique81.

    Toutefois, les institutions politiques ne sont pas objet exclusif du droit constitutionnel,

    celui-ci a pour second objet : le systme des normes. Cest ainsi que le droit constitutionnel

    est qualifi de source de tous les autres droits. Lide est la suivante : la Constitution (objet

    dtude du droit constitutionnel) est la norme suprme dun ordre juridique. Elle est ds lors

    considre comme le fondement juridique des autres sources du droit dans la mesure o les

    rgles constitutionnelles ont une valeur suprieure toutes les autres rgles lgislatives. Ds

    lors sous peine dinvalidation et dannulation, les lois destines tre promulgues doivent

    respecter le contenu de la Constitution. Cest donc la dfinition formelle du droit

    80 Raymond Carr de Malberg, Contribution la thorie gnrale de l'tat, spcialement d'aprs les donnes fournies par le droit constitutionnel franais, prface de ric Maulin, Paris, Dalloz, coll. Bibliothque Dalloz, 2004, Fac-simil de l'd. de 1920, Paris, Sirey, p. 1. 81 Olivier Beaud, Constitution et droit constitutionnel , in Denis Alland et Stphane Rials, Dictionnaire de la culture juridique, Paris, P.U.F., coll. Quadrige, 2003.

  • 33

    constitutionnel. Celui-ci est donc un ensemble de normes et principes noncs par la

    Constitution82.

    Enfin le droit constitutionnel a pour troisime objet la protection des droits et liberts

    fondamentaux83. Dans cette conception matrielle et axiologique, le droit constitutionnel vise

    limiter la puissance de lEtat afin de prserver la libert individuelle. A cette fin, il prvoit

    des rgles organisant le rapport entre les gouvernants (Etat, ses organes) et les gouverns

    (individus). Il est ds lors dfini comme un ensemble des rgles constitutionnelles de fond

    destines garantir les droits et liberts fondamentaux de lindividu face lEtat84. Cette

    dfinition matrielle et axiologique du droit constitutionnel demeure troitement lie au

    dveloppement de la justice constitutionnelle et la notion matrielle dEtat de droit.

    De ces dfinitions, il faut retenir que le droit constitutionnel correspond lensemble

    des rgles et principes constitutionnels en vigueur (Constitution comme systme de normes)

    qui ont pour but tantt dorganiser lEtat et ses institutions (droit constitutionnel normatif,

    institutionnel), tantt de dterminer le rapport entre lEtat ou ses organes et les individus,

    cest--dire quil dtermine les droits de lindividu que lEtat doit respecter et garantir (droit

    constitutionnel normatif, matriel et fondamental85). Cest donc partir des rgles et principes

    constitutionnels que le contenu de la notion dexception peut tre observ et identifi.

    82 Francis Hamon et Michel Troper, Droit constitutionnel, Paris, L.G.D.J., coll. Manuel, 2012, 33e d., p. 32. Selon la dfinition formelle, le droit constitutionnel est un ensemble de normes qui prsentent trois caractristiques : premirement leur valeur est suprieure celle de toutes les autres normes ; deuximement elles dterminent la manire dont ces normes doivent tre produites ; enfin, elles constituent le fondement ultime de leur validit, sans que les normes quil contient soient elles-mmes fondes sur dautres normes juridiques . 83 Louis Favoreu, Patrick Gaa, Richard Ghevontian, Jean-Louis Mestre, Otto Pfersmann, Andr Roux et Guy Scoffoni, Droit constitutionnel, Paris, Dalloz, coll. Prcis Droit public, science politique, 2012, 14e d., p. 23. 84 Louis Favoreu et al., Droit constitutionnel, op. cit., p. 23. Les auteurs soulignent que la conception matrielle du droit constitutionnel sexplique par quatre facteurs : 1. la dsacralisation de la loi : les terribles expriences nazie et fasciste ont provoqu une dsacralisation de la loi : le lgislateur nest pas infaillible ; le parlement peut se tromper ; la loi peut porter atteinte aux liberts et droits fondamentaux des individus ; il est donc ncessaire de se protger aussi contre elle et plus seulement contre les actes du pouvoir excutif ; 2. lexpansion des constitutions et du constitutionnalisme due au phnomne de la dcolonisation qui a fait passer le nombre des Etats dans le monde dun quarantaine aprs la guerre plus de deux cents aujourdhui et provoqu la multiplication des textes constitutionnels et par l mme leur modernisation ; 3. la diffusion internationale de lidologie des droits de lhomme travers la Dclaration universelle des droits de lhomme en 1948 et la Convention europenne des droits de lhomme de 1950 qui met au premier plan lindividu face lEtat et change profondment les perspectives dorganisation du pouvoir ; 4. lapparition de la Justice constitutionnelle comme lment fondamental des systmes constitutionnels europens est de plus en plus considre comme une donne dcisive car sans elle, et