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La Quinzaine littéraire n°16 du 15 au 30 novembre
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e e UlnZalne littéraire Numéro 16 15 au 30 novembre 1966
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! L'échec de
Exclusif:
Crise du m.arxism.e en France. Rom.ans pour les
Prix. Malcolm. X. Paris à l'heure anglaise 1
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SOMMAIRE
3 LE LIVRE DE LA QUINZAINE
5 ROMANS FRANÇAIS 6
"1 8
9 INEDIT
C. Wright Mills
Pierre Bourgeade Raymond Bellour Alain Jouffroy Suzanne Prou Frantz-André Burguet Jacques Brenner
10 ROMANS ÉTRANGERS Philip Roth
11 ENTRETIEN
12 LETT R E D'ITALIE
13 HISTOIRE LITTÉRAIRE
14
16 ART
t8 SCIENCES
PHILOSOPHIE
20 POLIT IQU E
21 E N TRE TI E N
Gustave Lanson
Charles Nodier Anatole Le Braz
Georges Charbonnier
M. Lichtheim
Malcolm X
22 HISTOIRE Thucydide 23 Jean-Paul Brisson
24 ESSAIS AlhertMemmi
25 FORMATS DE POCHE Jean Guéhenno
26 REVUES « Midi-Minuit ))
28 PARIS
80 TOUS LES LIVRES
31 QUINZE JOURS
La Quinzaine littéraire
2
François Erval, Mau rice Nadeau
Conseiller Joseph Breitbach
Comité de Rédaction Georges Balandier, Bernard Cazes, François Châtelet, Françoise Choay, Dominique Fernandez, Marc Ferro, Michel Foucault, Gilbert Walusinski.
Informations: Marc Saporta
Direction artistique Pierre Bernard
Administration Jacques Lory
Rédaction, administration: 13 rue de Nesle, Paris. Téléphone 033.51.97.
Imprimerie: Coty S.A. 11 rue F .-Gambon, Paris 20
Les Cols blancs
Les immortelles· Les rendez-vous de Copenhague Le temps d'un livre Les Patapharis Le protégé Une femme d'aujourd'hui
La mort de Sten ka Razine
Laisser courir
Saul Bellow: « Herzog )) ? Une comédie
« Où est mon chapeau ? »
Essais de méthode, de critique et d'histoire littéraire Infemaliana La Légende de la mort
Picasso l'enfant prodige
Entretiens avec Pierre Aigrain
Marxism in modern France
Le pouvOir noir
Kerenski s'explique
La guerre dl, Péloponnèse Virgile, son temps et le nôtre
La libération du juif La statue de sel
.T ournal des années noires
Le sadisme au cinéma
Paris à 1 'heure anglaise
Publicité Littéraire: 71 rue des Saints-Pères, Paris 6 Téléphone 548.78.21.
Publicité générale: au journal.
Abonnements :
Un an: 42 F, vingt-trois numéros. Six mois : 24 F, douze numéros. Etudiants : six mois 20 F. Etranger: Un an: 50 F. Six mois: 30 F. Tarif postal pour envoi par avion, au journal.
Règlement par mandat, chèque bancaire, chèque postal. C.C.P. Paris 15.551.53.
Directeur de la publication : François Emanuel.
Copyright La Quinzaine littéraire
par Marcel Marantz
par Maurice Nadeau par Alain Clerval par Serge Bard par Bernard Pingaud par Michel-Claude Jalard par Guy Rohou
par Evgueni Evtouchenko
par Jean Wagner
propos recueillis par Franck J otterand
par Guido Davico Bonino
par Samuel S. de Sacy
par Delphine Todorova
par John Berger
par Gilbert Walusinski
par Pierre Naville
par Jean Wagner
propos recueillis par Marc Ferro
par Jacqueline de Romilly par Pierre Grimal
par Jean.Louis Bory
par Edith Thomas
par Juliette Raabe
par Geneviève Serreau
par Pierre Bourgeade
Crédits photographiques
p. 3 p. 6 p . 9 p. 12 p . 13 p. 15 p. 16 p. 17 p. 18 p. 19 p. 20 p . 21 p. 22 p. 23 p. 25 p. 26 p. 27 p. 28 p. 29
Cornell Capa, magnum Sylvia Kekulé ~oger Viollet William Klein Roger Viollet Doc. Club des Libraires Giraudon Giraudon Wayne Miller, magnum Roger Viollet Eve Arnold, magnum Roger Viollet Doc. Club des Libraires Roger Viollet Roger Viollet Doc. Terrain Vague éd. Doc. Terrain Vague éd. Archives Lipnitzki Archives Lipnitzki
C. Wright Mills Les Cols blancs Maspero éd. 366 p.
Il aura fallu quelque quinze années pour que le lecteur français dispose de l'ouvrage du sociologue américain C. Wright Mills. Et quinze années également pour la F Quie solitaire, de David Riesman - et 40 ans (oui, quarante) pour l'œuvre historique de Frederick. J. Turner (la Frontière dans l'histoire des Etats-Unis).
.Ces retards, ces lacunes doivent nous rendre modestes si nous prétendons à l'universalité de la connaissance et prudents si nous prétendons juger et critiquer la civilisation américaine.
Cela dit, le décalage d'époque (en fait, de génération, car les Cols blancs a été écrit de 1946 à 1948) comporte des avantages imprévus : constater si, par comparaison avec la situation présente, la description de Mills s'est plus ou moins affirmée - et surtout, étant posé que la société française imite avec des déphasages et des démarquages certains la société américaine, retrouver autour de nous les traits que Mills a relevés dans son pays.
Contre la ques et ornements de la fresque centrale.
Ainsi des loisirs: « L'aspect parchologique important de cet avènement des loisirs de masse est que la morale du travail de l'ancienne classe mOyenne - l'évangile du travail - a été remplacée dans la société des employés par une morale des loisirs et que ce remplacemenl a entraîné une rupture brutale el presque absolue entre le travail el les loisirs. Aujourd'hui le travail même est jugé en fonction des valeurs du loisir. li
Les communications de masse, leur rôle actuel, grandissant, sur
·'t' SOCle e Inoderne
contribue à cette aliénation, voilà l'objectif essentiel de l'ouvrage.
Et dont la poursuite éclipse le thème central: ce que Mills attribue à la seule classe moyenne (nouvelle, soit), comment ne pas l'étendre à la société tout entière ? Elargissement d'autant plus naturel que l'auteur souligne et l'amplitude grandissante de cette classe et son nivellement. '
Nous avons évoqué plus haut l'insatisfaction qu'on ressentait à la lecture des Cols blancs. Elle naît peut-être de cet élargissement nOn voulu, donc non traité. Mais l'origine principale est ailleurs.
menses qualités et d'énormes défauts, individuels et collectifs. Si d'admirables ouvrages y ont été créés, des œuvres uniques accomplies~ des violences s'y sont donné libre cours, des injustices y ont été commises et des misères maintenues. Bref, la contrepartie de ces qualités dont Mills pare cette époque appelle des réserves, soulève des observations sur son terrain favori : l'humain, l'individuel, le psychologique.
Par exemple, pense-t-on que l'emprise paternaliste du petit patron sur ses ouvriers et ses employés, les suivant, les dirigeant, les obligelplt dans leur vie entière, assurait plus de liberté que la Grande Entreprise d'aujourd'hui qui ne pèse sur l'être que pendant et pour son activité professionnelle? Une société américaine constituée de travailleurs indépendants, d'agriculteurs sans aides salariés, d'artisans sans compagnons, de petits entrepreneurs sans ouvriers sinon des membres de leur famille - chacun affirmant la « possession de soi » -, c'est une utopie, et c'est d'elle que Mills rêve.
Mais l'insatisfaction profonde, la déception que laisse l'ouvrage est autre.
Le thème des Cols blancs apparaît clairement - et fortement: c'est la transformation de la société, américaine, considérée par ses classes moyennes. Hier, les fermiers, les petits entrepreneurs, (industriels et commerçants ), les employés spécialisés, les artisans, les professions libérales étaient' maîtres de leurs œuvres et de leur destinée; leur idéal, leur sens créateur, leur personnalité imprégnaient et marquaient la vie américaine. Aujourd'hui, une bureaucratie omniprésente, écrase l'individu, émiette ses tâches, lui dicte sa conduite. Cette aliénation grandissante enlève toute initiative, toute responsabilité, tout pouvoir créateur. Sur l'an· cienne classe moyenne reposait l'idée même de démocratie. La nouvelle classe moyenne, les Cols blancs des entreprises bureaucratiques, se laissent aller, indifférents, hors le quotidien, l'iinmédiat, le proche:
Techniciem à l'étude d'un nouveau modèle d'automobile, aux usines Ford.
Supposons, en effet, que l'ancienne société ait été cette utopie, que l'ancienne classe moyenne ait réalisé ce rêve, supposons également que .l'actuelle société des Cols blancs ait détruit ce rêve et cette utopie, puisque, de toute façon, elle est telle, pourquoi ce changement? Page après page, on attend l'explication. Ici ou là, on la voit venir : « L'organisation moderne du travail, la division du travail, le passage d'un capitalisme libéral de petits propriétaires à un capitalisme de monopole et de grandes entreprises », ce ne sont qu'évocations rapides, brèves - alors que Mills est si prolixe sur d'autres points. Ce mélange d'arguments techniques (division du travail) et économiques (capitalisme libéral) introduit la confusion - car ils peuvent exister indépendamment. Là où les causes continuent d'échapper. Projeter dans le passé les avantages du présent, s'opposer au présent sans noter ce qu'il y a été supprimé de douteux ou d'encombrant est un procédé facile, encore que très répandu.
Ce thème est développé, nuancé dans quatre parties, dialectiquement équilibrées: l'ancienne classe moyenne - l'univers des Cols blancs: sa description, son comportepient (les styles de vie) -, son avenir dans la société (les chemins du pouvoir). Mais, sous cette apparence posée, sous cet abord « scientifique D, bouillonne une pensée riche et passionnée. Riche par l'étendue des connaissances et par une extrême finesse 4.'analyse. Passionnée d'une colère tumultueuse, révoltée sinon révolutionnaire. Le lecteur se trouve sous le charme, ce qui peut ' combler ...:..... mais pas jusqu'au bout - l'insatisfaction grandissante que ressent son esprit.
Ces qualités, rien ne les met plus en évidence que les développements annexés au thème principal, arabes-
l'individu sont pris à plusieurs reprises comme cible :
« Le cadre de l'existence n'est plus déterminé par les institutions traditionnelles, mais par les communications de masse. Le citadin, dont les amarres traditionnelles se sont rompues, se cramponne aux spectacles sportifs, aux idoles proposées par les communications de masse et autres distractions mécaniques.
« Les communications de masse concentrent l'attention du public non sur des aventures collectives ni même sur des fantaisies égocentriques, mais sur la réussite privée d'autres individus .•. Mickey Mouse et Superman ... individUs totémiques qui accomplissent le rituel miraculeux de la réussite individuelle en surmontant de terribles obstacles grâce à leur chance [ ... ] Le public, assis dans l'ombre, s'absorbe dans la contemplation des images qui passent sur l'écran; c'est à vous que s'adresse là voix sonore, la t'oix érotique, la voix mystérieuse, la voix comique de la radio; c'est v'ous qui défoulez dans le spectacle palpitant D.
Défendre l'individu privé de sa personnalité, dépossédé par l'organisation de la vie moderne (Mills cite la pensée de Bergson: « Agir librement, c'est reprendre possesSlon de soi »), attaquer ce qui
La Quinzaine littéraire, 15 au 30 lJOVembr8 1966
D'abord dans l'éloge nostalgique, dans la mythification du passé.
'« Dans le monde des petits entrepreneurs - dit-il - l'on pouvai' réussir presqIfe sans instruction [ •.. ] Pour les masses, l'instruction n'était pas la voie de la réùssite économique. Dans la société nouvelle, l'instruction a perdu son sens social el politique pour remplir une fonction économique et professionnelle. Il ne s'agit plus des anciennes vertus austères, économie et diligence, ni de l'ambition ou de la mise en valeur de la personnalité... »
Ambition et tension, plénitude de la personnalité et effort, travail et création, quels beaux rêves américains entretient la nostalgie -puritaine quelque peu, nous ·le verrons - de Mills. Masquée sans doute, diluée peut-être, évitée même, et cependant toujours subtilement présente, se retrouve l'influence de Turner, sa mystique d'une société ouverte, d'un monde clair et rude, où les vertus triomphaient des obstacles naturels.
Or il né serait pas difficile, je crois, de montrer que l'Amérique du siècle passé - disons de la guerre de Sécession à la première guerre mondiale -, période qui a vu sa mutation en une grande puissance - démographique, industrielle, politique -, que cette Amérique, donc, a été la scène d'im-
Pourquoi Mills a-t-il négligé, évité dirais-je même, la recherche des causes, structurelles, profondes qui ont fait l'Amérique de la Grande Usine, du Grand Bazar, du Grand Bureau ?
D'abord, peut-être, parce que Mills, sociologue, penche plus vers la psychologie, l'individuel que vers l'économie, le collectif. Ce déséquilibre, si fréquent, prend son origine dans la nature de l'enseignement des sciences humaines, notons-le au passage.
Mais surtout, probablement, c'est que la recherche des causes, leur généralisation aùraient conduit
~
s
......-- ~OO~ro~~Œ : • • les ~OO®OO Contre la société moderne • •
Patapbaris une critique
exceptionnelle •••
COMBAT ALAIN BOSQUET
LECTURES POUR TOUS PIERRE DUMAYET
ARTS MATTHIEU GALEY
LA CROIX R.P. GUISSARD
LE NOUVEAU CANDIDE KLEBER HA EDENS
LE FIGARO LITTÉRAIRE . ROBERT KA NT ERS
L'EXPRESS ETIENNE LALOU
BEAUX ARTS ANDRÉ MIGUEL
L'AURORE JEAN MISTLER de l'Académie française
LES Nies LITTÉRAIRES FRANÇOIS NOURRISSIER
LA QUINZAINE LITTÉRAIRE ROBERT PINGAUD
CARREFOUR PASCAL PIA
LE MONDE JACQUELINE PlATlER
LES LETTRES FRANÇAISES ANNE VILLELAUR
• • • • • Mills à étendre sa thèse à d'autres • • lieux. Enlevant le caractère natio-• nal à son argument une cause com-• mune, générale, du développement • socio-économique, obligeait Mills à • renoncer à son utopie du passé, à : ces vertus du petit entrepreneur, de • son travail, de sa famille.
• • • La bureaucratie
e niverselle, sa thèse l'intéressait • • moins. De l'évolution de la société
• • • industrielle au cours du xx· siècle, • indépendamment des régimes et des • nationalités, Mills ne se préoccupe • pas. Il nous le dit lui-même, dans • son sous-titre : « Essai sur les clas• • ses moyennes américaines ». • Or le meilleur dans la critique • de Mills, c'est sa valeur générale, • structurelle. A tronquer - le vou: lant ou pas - son message, Mills • le transforme en un pamphlet large, • vigoureux, lucide - mais pam-• phlet. En même temps, par l'ah-• se'lce de cause, Mills s'écarte de • Marx et de Weber. • Et, cependant, il se réclame des • • deux. « Le vocabulaire technique • utilisé et à bien des égards la per-• spective générale de cette ouvrage
C E • dérivent de Max Weber ... Bien en---- ALMANN-L VY • tendu, derrière Weber, il y a Karl • k' arx et, surtout à une épnque où
• • • • • • • • • • • • • • • • • : l'œuvre de ce dernier est ignorée • et vulgarisée d'un côté, ignorée et
étrennes Jacques Maritain L'intuition créatrice dans l'art et dans la poésie
relié 48 F + t.l.
E. Drioton et P. (lu Bourguet Les Pharaons à la conquête de l'art
relié 75 F + t.I.
E. Lo Gatto Histoire de la littérature russe
relié 58,sC) F + r.1 Jean Onimus La connaissance poétique
13,50F + t.I.
Arthur Lourié Profanation et sanctification du temps
16,50F + t./.
P. Lain-Entra/go L'attente et l'espérance
39F + t./.
R. Nelli et R. Lavaud Les Troubadours
2 Vol. reliés - le vol. 48 F + t.I.
Jean-Joseph Surin Correspondance
4
présentée par Michel de Certeau préface de Julien Green
relié 60 F + t./.
DESCLÊE DE BROUWER
• calomniée de l'autre, je me dois de • reconnaître ma dette envers lui, • -~lfrtout envers ses premiers écrits. » • • • Certes, à Marx, il prend la mani-• !,ulation, l'absence d'enthousiasme. • l'aliénation du travailleur frustré • de ce qui lui appartient «( Pour • Marx, qui empruntait à l'idéalisme • allemand classique, l'idéal huma-• • niste d'une personnalité harmonieu-• se, la production capitaliste a dé-• formé les hommes pour en faire des • nréatures aliénées, spécialisées, ani-• males et dépersonnalisés»). Mais • Marx voit la cause du mal dans le • • capitalisme, petit ou grand, et plus • cncore dans le capitaliste - alors • que, pour Mills, l'explication im-• médiate c'est la bureaucratie, le • « déminage administratif n, sous: produit de la Grande Entreprise. • Quc le capitalisme libéral reste, et • ses vertus remplaceront les vices • présents. A aucun moment, il n'est • question de transformer la propriété • des moyens de production dont la : colle.,ctivisation est, dans le système • marxiste, le seul moyen de suppri-• mer l'aliénation du travailleur. • Milss repousse le New Deal, l'Etat: • Providence - que dirait-il de la • planification? • • • D'ailleurs, Mills s'oppose de lui-• même au marxisme par plusieurs • points: il souligne l'obscurité du • phénomène de prolétarisation, le • vague de la « classe », les insuffi: sances d'une explication par le • marxisme de l'indifférence politi-
• que. • Bref, Mills tranche, par une re-• che r che psychologique, indivi-
duelle, avec une explication matérialiste, collective.
A -Max Weber, il a emprunté, dit-il, les concepts de classe, occupation, rang, pouvoir, autorité, manipulation, bureaucratie, profession libérale. Il a d'ailleurs traduit en anglais les Essais de sociologie de Weber. Mais il ne fait pas du protestantisme la cause unique, ou même principale, de l'élan américain - explication qui, on le sait1,
domine l'œuvre du sociologue allemand.
Toutefois, à y bien regarder, si la cause religieuse n'est - pas plus qu'une autre - invoquée explicitement, le sentiment religieux pénètre de partout le propos de Mills. « Pour la masse des Cols blancs, et pour les ouvriers en général, le travail n'est pas un moyen de servir soit Dieu, soit ce qu'ils peuvent sentir de divin en eux-mêmes [ ... ] la morale protestante du travail comme obligation est remplacée par des efforts conscients faits par les services du personnel pour améliorer le moral. Il Sentiment qu'on retrouve dans la poursuite d'un idéal, dans la volonté moralisatrice : « L'idéal artisanal n'existe plus que dans des groupes minuscules de professionnels ou d'intellectuels privilégiés [ ... ] lorsqu'un homme vend les mensonges des autres, il se vend égalcmellt lui-même: il est (levenu un homme ayant un travail dans une société qui place l'argent audessus de tout». Et cette citation de Péguy dépeint bien le puritanisme implicite de Mills: « Aujourd'hui dans la décroissance, dans la déchéance des mœurs politiques et privées, nous sommes littéralement assiégés. Nous sommes dans une place en état de siège plus que de blocus et tout le pays plat est abandonné, toute la plaine est aux mains de l'ennemi. Il
Le pessimisme
Notre jugement serait incomplet s'il ne considérait pas le pessimisme dont fait preuve Mills à de nombreuses reprises. Ce pessimisme qui affecte si souvent les Américains repoussés par les excès de leur monde - celui de Mills est-il dû à l'influence européenne, autre forme d'une nostalgie du passé '1 - on pourrait le voir par les citations d'auteurs européens, français pour beaucoup (Bergson, Balzac, P. Bourget, Fourier, Péguy, dont une réflexion ouvre le livre).
Quoi qu'il en soit de l'origine, c'est du pessimisme que de voir « le marché se fermer et les hommes soumis à des restrictions et à l'orientation professionnelle, la rigidité économique limiter l'ascension et l'héritage ou l'instruction devenir nécessaires à la réussite professionnelle ». Et aussi: « Comme l'insécurité se répand, comme ses causes échappent au pouvoir de l'individu, elle devient une insécurité collective et la population cherche ' désespérément un moyen collectif de re-
trouver la sécurité individuelle.» Pessimisme qui ne porte pas seulement sur l'avenir socio-économique, mais s'applique à l'homme, à l'individu : « L'indifférence politique qui démontre à la fois l'impasse où mène le libéralisme et l'écroulement des espoirs socialistes [ ... ] Le vide spirituel qui provoque le ma.laise de l'intellectuel américain. » Et surtout le trait féroce sur lequel se termine l'ouvrage: « En attendant, sur le marché politique de la société américaine, les nouvelles classes moyennes sont à vendre; quiconque à l'air suffisamment respectable, suffisamment puissaut peut probablement les acheter. Mais, jusqu'à présent, personne n'a fait d'offre sérieuse. »
Marqué par le passé
Peinture dramatique, description apocalyptique - qui n'ont rien à voir avec la réalité de 1950, encore moins avec celle d'aujourd'hui. Mills - comme bien d'autres de sa génération - reste psychologiquement marqué par la grande dépression - dont, c'est à souligner, il n'évoque à aucun moment les effets économiques - répugnant, une fois encore, à remonter aux causes concrètes .
A partir d'une constatation sociologique exacte., Mills a écrit un vaste pamphlet contre la société contemporaine. Puisqu'il ne recherchait pas les causes, il n'avait -sauf la soumission - que le recours de la passion, voire de la colère. Son talent est de l'appuyer sur une analyse froide, acérée. Son rare mérite est de défendre ]a cause - juste et vraie - de l'individu écrasé par une société qui l'utilise, aliène sa personnalité, domine son esprit.
Mais cette critique, cette défense n'ont de portée effective que si le phénomène en cause est mis tIans son cadre, à son niveau: dans la société industrielle de la prl'tIli;-re moitié du siècle, dans la société technologico-scientifique de la seconde moitié, face tant au capitalisme (d'entreprise ou d'Etat) qu'au socialisme (libéral ou autoritaire), à tous les régimes, à toutes lcs organisations. Mills a dénoncé le mal, il n'en a cherché ni les causes ni l'étendue. C. Wright Mills nous apporte avec ses Cols blancs une description vive, colorée, fascinante de la vie moderne - à laquelle il manque une dimension, causale, qui en aurait fait une grande œuvre, digne des plus grandes2
•
Marcel M arantz
1. Voir la Quinzaine littéraire du 1"' octobre 1966.
2. La traduction est, dans l'ensemble bonne, claire, fidèle. Je Ilote toutefois un' contresens (p. 351, marchandage n'est certainement pas le sen~ de payai/). Pourquoi status devient-il prest!ge '? Et suburbs banlieue ? Regrettons enfin que l'éditeur (suivant en cela malheureusement l'exemple de ses collègues français) n'ait pas mis le précieux index des noms.
ROMANS FRANÇAIS
Pierre Bourgeade Les Immortelles Gallimard éd. 166 p.
Pour nos lecteurs, Pierre Bourgeade .n'est pas un inconnu. Il s'est présenté, un jour, à la rédaction de la Quinzaine, sa ' première chronique à la main. On connaît la suite. Nous espérons qu'elle durera longtemps, cette suite.
Il n'était pas difficile de voir qu'il était un écrivain. Jeune, sans doute, et bien inspiré, puisqu'il venait nous voir. Nous ne nous doutions pas qu'il était auteur. Un livre de lui nous parvient, frait sorti des presses. Diable! Et si ce livre n'était pas très bon ? Cela peut arriver à nos meilleurs collaborateurs. Et, si l'on a pris le parti d'en parler, on a beau faire jouer l'amitié, se forcer à le trouver, ce livre, pas si mauvais au fond, le cœur n'y est pas et le lecteur s'en aperçoit. Difficile à tromper, le lécteur1, et quel travail!
Pierre Bourgeade nous ôte ce souci. Que dis-je? Il nous fait un des plus grands plaisirs que nous ayons eus en cette saison plutôt terne et où, à nos pieds, s'amoncellent maints romans, gros et petits, alléchants ou ambitieux, jargonnants ou simplets, insignifiants, en route pour la course aux prix, tous, bien sûr, et qui tombent des mains. Temps gâché, papier perdu, éditeur floué, triste année.
Pierre Bourgeade est jeune (déjà dit), il entre dans la carrière (on peut s'en douter) et il prend à écrire un plaisir égal sans doute à celui quf( nous avons de le lire. En voilà un qui ne se torture pas devant l'écritoire et à qui les mots ne sont pas ennemis. Il est avec eux en pay~ de connaissance et c'est tous les jours fête. Jeux, farandoles, cabrioles, et je te prends par la taille, et je te fais valser,' et ie te place près de celui-ci, non, près de celui-là, vous vous ferez ainsi mieux valoir l'un l'autre. Aucun ne fait tapisserie, pas de ces garde-àvous sinistres, catafalques au carré sur lesquels passe le vent de la désolation. Bien sûr, nous ne sommes pas là seulement pour nous amuser. La littérature est un jeu sérieux.
Pierre Bourgeade s'intéresse aux femmes. Non, pas seulement de la façon que vous imaginez. En tant que porteuses de ce mystère qui, depuis l'aube des temps, préoccupe l'homme et fait que l'espèce se conserve, évolue même dit-on. Est-ce l'homme qui met ce mystère en elles pour les besoins de la cause, ou sont-elles en effet mystérieuses? Question. Un corps, un .esprit, des comportements qui souvent nous surprennent, nous atta.chent, donnent du piment à la vie, parf~is des raisons de vivre. Les rapports entre les hommes et les femmes, de quoi d'autre la littéra-
Pierre Bourgeade .
ture romanesque est-elle faite, en grande partie ?
Oui, mais les femmes en tant que telles? Et vues, non par une féministe, non par Mme de Beauvoir, mais par un homme, un écrivain? Un écrivain qui aurait lu Apollinaire, André Breton et Georges Bataille? Un poète, le mot est lâché, et qui sent fortement le soufre. Pour qui la Femme, c'est beaucoup de femmes, très différentes : la putain, la bouchère (chevaline), l'épouse fidèle, celle que visite un incube, l'acrobate, la femme-serpent, la m agi s t rate, l'agent( e) de la Préfecture, celle qui, pendant la Résistance, a travaillé avec l'ennemi et qu'on va fusiller, la dévote, la mystique (mais qui a de jolies jambes), la nécrophile, la kleptomane, celle qui sort d'A la recherche du temps perdu pour minauder des énormités, et quelques autres. Toutes n'y sont pas (je ne vois pas la ménagère) et il ne s'agit pas d'une galerie de portraits façon La Bruyère. Pierre Bourgeade raconte des histoires dont une de ces variétés de l'espèce est l'héroïne - active ou passive, c'est selon -'- et dans l'exercice de fonctions où l'homme est impliqué, en général de façon peu chaste, à tout le moins mené par le désir de s'emparer de ce mystère dont le siège se déplace selon sa fantaisie, les circonstances, l'individu (individu au féminin), l'amateur de prostituées ne cherchant pas le genre d'émotions que peut lui donner la mystique, et réciproquement. Mon Dieu, que c'est difficile à exprimer!
On aura compris en tout cas que ce recueil de nouvelles désopilantes, atroces, fantastiques, poissardes, sacrilèges, émouvantes, réalistes, poétiques (pas toutes à la fois, mais chacune pour elles et dans le
La ~e littéraire, du 1'" au 15 novembre 1966.
Pour le 1 · · p aISlr
genre qui convient le mieux à l'héroïne considérée) n'est pas pour les premières communiantes (même si on les suppose au courant des actes du dernier Concile), pas même pour les femmes honnêtes (usassent-elles de la pilule) et que plus d'un mâle même, en son secret fortement ejoui, trouvera à redire à certain mélange - klossowskien ou bataillesque - du profane et du sacré. Ces jeunes gens, dira-t-il, ne respectent plus rien.
Peut-être va-t-on se méprendre. Nous en serions marris pour l'auteur qui n'est pas ce que vous croyez. Il anime des ressorts puissants dont l'effet est garanti, mais il vise au-delà et c'est d'abord un plaisir littéraire que nous prenons. Plaisir de voir un jeune écrivain déjà si sûr de ses moyens, si habile à en jouer, si gracieux et si fort et pour qui, si l'écriture est un travail (on ne parvient pas à ce résultat sans efforts), l'exercice de la littérature, du moins, n'est pas un pensum. A lire les Immortelles on saisit ce qu'est le don d'écrire. A les relire on voudrait bien déceler une facilité, une complaisance, un
paragraphe ou une phrase inutiles. Peine perdue : à la rigueur, un clin d'œil, dont l'auteur aurait pu se passer. Quand il aura circonscrit son registre et fini de s'ébrouer, quand il nous dira ce qui lui tient vraiment à cœur, quand, en somme, les dons et le talent ne lui suffiront plus et qu'il éprouvera le besoin de les considérer seulement comme un marchepied, quel écrivain ' ne posséderons-nous pas! Mon Dieu et vous, sainte Blandine que votre adorateur a représentée nue et désirable, mollement allongée sur votre couche, une palme à la main, protégez-le ! Il est jeune et peut-être frag..i.le, il a besoin de tous vos soins, il entre dans une carrière semée d'embûches, de chausse-trapes dont quelques-unes portent l'étiquette : gloriole, succès, contentement de soi, prix littéraires, tous les dan. gers le guettent à la fois et le pire, il le porte peut-être en lui. Faites qu'il tienne et qu'après ce galop d'essai il nous emmène dans de longs, très longs parcours.
Maurice Nadeau
1. Outre que nous nous y refusons, bien entendu.
•••••••••••••••••••••••••••• ••••••••
5 premiers romans , . .,
relmprlmes en un mois
FLORENCE fascination
ASIE
PIERRE la matasse BOU DOT
JANINE une journée BREGEON inutile
REJEAN l'avalée DUCHARME des avalés
ANNE un petit cheval PERRY et une voiture
GALLIMARD 5
Raymond BellouT
Raymond Bellour Les Rendez-vous de Copenhague Gallimard éd. 264 p.
Dans ce récit d'un classicisme rigoureux, Raymond Bellour raconte l'histoire d'un amour. Copenhague, où s'est tenu un congrès , qui rassemblait des éditeurs européens, prête, à la rencontre de Michel Cordier et de Else Gerstein, son cadre baroque irréel, ses grands parcs déserts coupés de longues avenues glacées, ses esplanades enneigées qu'un beffroi domine de son ombre désolée. Il est français, célibataire et représente une maison d'édition parisienne, elle est allemande, habite Münich avec sa fille et son mari. Ensemble, ils traversent la ville où se rejoignent l'écho d'Elseneur et la géométrie rigoureuse de Marienbad, _ visitent des musées, et conviennent de se revoir.
Puis de Münich à Paris, s'établit, entre les deux jeunes gens, une correspondance où la distance, les jeux de la mémoire et du rêve, l'insidieux effritement du temps tÏssènt un réseau fragile, et se conjuguent pour faire du souvenir le lieu d'une résurrection imaginaire, le théâtre d'ombres et le reflets dont chacun suit les figures avec une vigilance passionnée. En Else, Michel cherche la forme idéale qui cristallise ses aspùations confuses, contienne dans une harmonie de couleurs et de lignes le ' désordre de sa vie. La jeune femme dont l'existence p0ssède son visage définitif, et qui a difficilement conquis les ~rtitudes du sentiment et la maîtrise de l'univers, -demande à Michel de satisfaire le goût du hasard, ' de figurer
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Histoire d'un amour
cette. grâce par quoi l'abandon introduit la violence de l'inspiration et de la liberté. Chacun est pour l'autre le point de convergence de la réalité et des chimères, la présence qui frémit d'une palpitation secrète. C'est de cet équilibre précaire, sans cesse menacé, entre la vérité et son affabulation que se composent l'attente anxieuse, la gravité douloureuse qui les attirent l'un vers l'autre.
L'été provençal, une maison dans une pinède sont le nouveau refuge de leur amour. Dans le récit passent alors de hautes flambées chal!lureuses et tourmentées. Mais comme si leur accord avait atteint là son acmé, peu à peu, la distance de nouveau les éloigne et les rend la jeune femme à son foyer, le jeune homme à son exigence inquiète et à sa solitude.
Raymond Bellour a su admirablement exprimer le miroitement glacé des images entre lesquelles se glisse l'imagination de personnages comme à travers les panneaux d'une prédelle. Ce récit est un livre proustien, les deux personnages ont besoin d'accommoder leur vision, et ne peuvent mutuellement se ressaisir qu'à travers un tableau.
L'auteur a disposé tous les éléments d'une tragédie : l'unité de temps, chaque acte de la pièce durant l'espaée d'une saison ; unité de lieu, Copenhague, où les amants se sont rencontrés figure le centre de gravité de leur amour, ce point idéal situé hors du temps et de l'espace vers lequel converge leur pensée, comme en un lieu abstrait où leur passion pourrait trouver l'accomplissement, loin des attaches qui s 'y opposent. Comme dans une tragédie, la crise atteint son point d'or- '
gue, au moment où l'événement, frappant co~me la foudre, fait peser sur la fille d'Else la menace de sa mort : alors, se pulvérise la fragile architecture de songes et de reflets, chacun est rejeté à l'exéguité d'un espace sans perspective et d'un temps sans espoir.
On le voit, les deux personnages sont, comme dans une nasse, pris da:ns un réseau de perspectives im-, placables, que dessinent entre. eux , l'espace et le temps, s'éloignent et se rapprochent selon qu'en et hors d'eux-mêmes les distances se modifient, leur amour étant assujetti étroitement aux variations de la mémoire et de l'imaginaire, mais aussi aux imperceptibles fluctuations de l'atmosphère et des saisons. Les lois
. d'une symétrie rigoureuse règlent parallèlement les mouvements du 'cœur ét les déplacements qu'ils accomplissent sur la carte. De ces interférences çontinuelles entre la géographie réelle et imaginaire résultent d'admirables effets de lumière. La distribution des ombres et des couleurs obéit aux lois d'un art très prémédité, trop appliqué peutêtre. Un éclairage très subtil compose des tableaux d'un impressionisme lumineux qui restituent tantôt avec un calme bonheur tantôt avec une tonalité assourdie l'intimité harmonieuse et forte qui les unit.
La carte du tendre ne reflète plus les lois de la stratégie amoureuse~ ni les théorèmes des moralistes, mais l'esthétique de la réflexion et de la mémoire.
L'amour est un musée imagi-naire.
Alain Clerval
Les Prix
Nous entrons dans la période des prix. Elle durera jusqu'en décembre pour les jurys, jusqu'en février-mars pour tes éditeurs. Quant aux auteurs primés, ou on ne se rappellera plus leurs nOI1l$ l'année prochaine à même époque, ou ils auront pris le départ pour une vraie carrière. Nous n'avons pas l'intention de nous livrer ici au jeu des pronostics, de rapporter ce qui , se dit dans les coulisses. Il nous semble que les lauréats seront malgré tout pris parmi les auteurs des meilleurs ouvrages publiés au cours d'une année assez terne dans l'ensemble: José Cabanis (la Bataille de Toulouse), qui a manqué le Goncourt deux ou trois ans de suite, JeanClaude Hémery (Curriculum Mitae) , Suzanne Prou (les Patapharis), Claude Michel Cluny (le Jeune homme de Venise), tandis que le Canadien Réjean Ducharme (l'Avalée des avalés) ou décrochera le Goncourt ou repartira dans son pays les mains vides. Après que la fête sera finie, on regrettera, comme tous les ans, que certains soient restés sur le carreau, pour cette année: Kateh Yacine (le Polygone étoilé), Frantz André .surguet (le Protégé), Maurice Roche (Compact), Raymond Bellour (les Rendez-vous de Copenhague), Pierre Bourgeade (les Immortelles). Et, sauf pour José Cabanis, qui fait l'unanimité, On dira que tel ou tel autre aurait mieux mérité le Goncourt.
Alain Jouffroy Le' Temps d'un livre Gallimard éd. 256 p.
Le travail de décryptage entrepris par la nouvelle critique se révèle de plus en plus bénéfique au niveau même de la création romanesque. Deux livres en auront été la preuve en cette rentrée 1966. Il s'agit notamment de Compact, de Maurice Roche, et du Temps d'un livre, d'Alain Jouffroy. Bien que tout à fait différents ces deux livres nous situent à un niveau commun ae la pensée dans la mesure OV, dans les deux cas, il s'agit d'une littérature sur la littérature, inscrite dans et face au monde. La pensée critique devient tellement contemporaine de la pensée romanesque que les dis-
. socier n'a plus de sens.
Située par rapport au roman, la .critique, qui était une tentative d'extrapolation des signes constitutifs de celui-là en vue d'atteindre à une sorte de loi essentielle du langage; noyau ordinateur de toute structuration romanesque, devient ici le fondement même de ce qui était son objet et fait du roman le moyen de décryptage des signes du monde. , La critique de la littérature fait de cette littérature la vision critique du monde.
Dès lors on entrevoit quelle importance peut avoir pour la réelle compréhension de la démarche de l'auteur la saisie du rapport (obsession d'intégrer, dans un mouvement créateur, la pensée future et celle d'aujourd'hui) entre les propos d'Alain Jouffroy, critique d'art, qui nous dit: cette activité « ne prend son sens qu'à partir du point où je fais passer le courant de la pensée à travers les œuvres dans cet au-delà qu'est la pensée future », et les propos du romancier qui nous donne cet étrange avertissement au début de son livre, que tout élément « qui semble ici refléter la pensée de l'écrivain ne saurait être que pure coïncidence avec l'au jourd'hui et peut-être le demain de la pensée vécue par tous ». (Le terme de « coïncidence» prend toute sa signification lorsque le narrateur du Temps d'un livre nous dit que le livre est ce par quoi le « hasard crée l'ordre »). A ce niveau, on voit bien · que la seule différence entre ces deux formes d'une même activité est que, dans le premier cas, la vision critique s'incarne dans la pensée des autres, définie par leur œuvre, alors que, dans le second cas,· cette vision s'incarne dans le mouvement créateur de sa propre pensée.
A travers l'expérience mystique, voyage initiatique, la prémonition, l'amour, itinéraire dans l'immense réseau aux multiples signes de la ville, itinéraire du temps perdu et retrouvé, l'ombre toujours vivante de Gérard de Nerval, lieu entre tous de la fascination du rêve, du rêve intègre à la pensée, la salle
L'ombre de Nerval
des Pas perdus, à travers la découverte de la fictiôn de la vie comme principale réalité de la pensée au monde (fiction au sens où Michel Foucault nous dit à propos de Maurice Blanchot qu'elle est « l'invisible visibilité du visible »), à travers l'affrontement du narrateur et de son ami Ivan, l'histoire du Temps d'un livre est celle de l'assassinat d'une conscience par une autre. La victoire de la conscience tournée vers l'extérieur (celle du narrateur), ouverture de la pensée au monde, sur la conscience tournée vers l'intérieur, fermée (celle d'Ivan); sa mort est la même que celle de la civilisation en vase clos, inéluctablement condamnée par la civilisation ouverte, intégrée en même temps qu'assimilatrice et fixatrice du mouvement général du monde.
Même démarche: celle de véritable « rouage d'extermination» que constitue la pensée se saisissant dans son déroulement dans le monde comme un livre en train de se faire ; en fait, démarche de toute véritable pensée qui consiste à être « dans» et « hors» en même temps, ce que nous dit Alain Jouffroy dans l'essai qu'il a consacré aux ({ Objecteurs », en citant Maurice Blanchot pour qui la pensée est ({ la possibilité d'être présent au monde en s'en éloignant d'une distance infinie ».
Le Temps d'un livre, contraire· ment à ce qu'en dit le résumé de présentation, ne se situe pas dans la grande tradition du récit onirique, mais il l'intègre comme une sorte de repère de l'itinéraire de la pensée d'hier qui est le fondement de celle d'aujourd'hui.
En lisant ce livre on ne peut s'empêcher de penser à deux cinéastes: à Antonioni pour cette supérieure intuition de l'instant, de la s~)Udaine présence, envahissement des choses, des lieux, et que l'on retrouve ici à un certain niveau dans la fluidité, le rythme, l'écoulement du récit à Robbe-Grillet pour la manière dont poétiquement tous les mécanismes de l'esprit, du rêve à l'hallucination, sont intégrés à la pensée, donc à la réalité même du monde, de la vie.
Il y a cependant un reproche que l'on a envie d'adresser à ce livre et qui l'inscrit dans une tradition où il ne devrait rien avoir à faire, c'est d'être beau; on pense parfois à la noblesse silencieuse et drapée d'un Julien Gracq. Mais cette beauté ne constitue ici qu'un obstacle qui creuse l'écart entre la pensée vécue et le livre.
Je ne sais quelle· sera la «peutêtre coïncidence» du Temps d'un livre avec « le demain de la pensée I1~Cue par fouS li, mais dans un univers où «le hasard crée Z' ordre li pourquoi ne pas penser que le même ordre puisse créer le même hasard ?
Serge Bard
Une délD.&rche fureteuse
Suzanne Prou Les Patapharis Calmann-Lévy éd. 232 p.
Patapharis est un mot que le dictionnaire ignore. Je suppose qu'il ne signifie rien. Mais un « rien », c'est aussi quelque chose, une bagatelle, un fait sans conséquence, la trace ténue d'une réalité qui confine à l'illusion. Il suffit qu'une imagination malade s'en empare pour que les riens prolifèrent et qu'un monde se constitue, d'autant plus écrasant qu'il sera moins vérifiable. Ainsi naissent les fictions. La vieille fille inquiète à qui Suzanne Prou prête sa plume, dans un premier roman des plus singuliers, c'est peut-être la figure du romancier lui-même. Et l'enquête à laquelle elle se livre pour découvrir qui est « l'abominable M. P. », qu'elle n'a jamais vu, dont elle ne sait rien, et qui, de fil en aiguille, deviendra un assassin, le persécuteur de la narratrice, et finalement sa victime, c'est l' « histoire » elle-même, telle qu'elle se forge sous les yeux étonnés et complices de l'écrivain.
Démarche furclcuse qui n'est pas sans rappeler celle de Nathalie Sar-
Suzanne Prou
raute. Ce « portrait d'un inconnu », fondé sur les plus faibles indices, révèle une sensibilité quasi maniaque aux « tropismes ». Evénements insignifiants, propos surpris, gestes échappés : c'est à partir de là ·que tout commence. On observe et l'on s'interroge. On s'interroge parce que l'on observe. Le narrateur est celui qui interprète. Non content d'enregistrer les faits, il les déforme, ou plutôt il les forme, car il n'existe de ({ monde» que raconté. Et, bien entendu, le ··
·récit une fois amorcé ne s'arrêtera jamais. Le décalage initial qui permet au rien de devenir quelque chose, c'est l'étroite fissure par laquelle, dans une réalité amorphe, s'introduit le langage formateur, le mouvement qu'il lui imprime. Le narrateur dispose donc d'une
supériorité absolue sur les autres personnages : ils font partie sans le savoir du monde qu'il construit. Il est le devin : celui qui voit plus clair que les autres. Mais, en un autre sens, il est la proie de ses informateurs ; son édifice est bâti avec les pierres qu'ils lui fournissent. L'interprétation ne serait rien sans les riens qu'elle interprète. Ainsi la vieille fille des Patapharis dépend-elle entièrement dans son enquête des dames de l'Œuvre dont les rares révélations lui servent de preuves. Et comme ces dames refu· sent d'entrer dans son jeu, en un autre sens encore, leur aveuglement buté suffit à discréditer son travail : plus elle approche de la vérité, moins elle convainc. Plus elle comprend, moins elle est comprise.
Mais, tandis que chez Nathalie Sarraute le discours interprétatif se heurte sans cesse à la réalité, dans un va-et-vient inlassable qui ne permet jamais à l'interprétation d'être tout à fait délirante ni tout à fait exacte, la fiction qui se déploie dans les Patapharis prend peu à peu la place de la réalité même, au point de contaminer jusqu'aux souvenirs de la narratrice. Avec elle, nous pénétrons d8ns un univers de cauchemar où toute régression apparaît impossible : le passé qui se métamorphose à mesure qu'on l'interroge cesse de jouer son rôle habituel de référence. A la let· tre, il n'existe plus : ce qui a été ne se distingue pas de ce qui aurait pu être, l'événement vécu de l'événement rêvé. Quand la vieille fille, au terme provisoire de son aventure, essaie de faire le point (a-t-elle vraiment rendu visite aux P. ? Estelle allée au théâtre? A-t-elle perdu ses jumelles? A-t-elle acheté un verrou pour se protéger, un revolver pour se défendre ?), toutes les hypothèses qu'elle échafaude se révèlent à la fois vraies et fausses : il ne lui reste plus qu'à reprendre son enquête sur de nouveaux faits.
Ici c'est à Kafka que l'on pense, au travail opiniâtre de la taupe que nul rempart ne suffira à rassurer, aux démarches de l'arpenteur qui ne parviendra jamais à rencontrer les Messieurs du Château. -L'Œuvre, avec sa présidente invisible, son règlement implacable et tortueux, son administration inefficace, est le microcosme d'un univers régi par une logique rigoureuse, dont l'unique défaut est de tourner à vide : la fiction forge elle-même les chimères qu'elle combat.
La voix de Suzanne Prou est encore hésitante. Elle n'arrive pas toujours à nous faire croire au délire de son héroïne. Mais les meilleures pages des Patapharis, et notamment la fin, révèlent un écrivain intelligent et sensible, de qui l'on peut attendre beaucoup. Ce premier livre est à ranger en bonne place au rayon de la littérature hypothétique qui semble bien être le point de convergence, le lieu commun du roman moderne.
- Bernard Pingaud
La Quinzaine littéraùe, 15 GU 30 novembre 1966
COURS
L'auteur de La Motocyclette est en train de terminer la première version d'un très gros roman qu'il prépare depuis plus de deux ans. Sous un titre qui ne laisse guère transparaître le véritable sujet du livre : La marge, il s'agira d'une aventure tra-
. gique et joyeuse dans le cadre des rues chaudes de Barcelone, ce fameux barrio chino qui constitue les basfonds de la ville. Trait particulier : l'Idée est suffisamment originale pour que l'auteur refuse de la divulguer prématurément pour qu'elle ne soit pas explOitée par d'autres. Publication avant l'été, peut-être.
Simultanément, Mandiargues - travaille à la « fabrication • d'un livre d'art Jacinthes.
Il s'agit de treize poèmes - écrits vers la fin de 1965 et au début de 1966 - qu'il a donnés à' un éditeur. · Mme Lazar-Vernet (Paroles Peintes), spécialisée dans la publication de livres illustrés par des gravures originales.
Marguerite Dur ..
L'auteur des Viaducs de Selne-et~ Oise est en train de refaire complètement sa pièce, pour le Vaudeville Theatre de Londres. Motif de cette histoire : l'œuvre ne lui plaisait plus. En conséquence, le crime sera commis par un autre personnage. La première représentation est prévue pour le 27 janvier; l'actrice est déjà choisie. c'est Sybil Thorndike. le
. nouveau titre : L'amante anglaise (la menthe anglaise?). Pas de roman en train, car la pièce est déjà en sol une sorte de roman, mais, par contre, des œuvres à peine achevées ou en voie d'achèvement : La musica qui fut une dramatique télévisée, puis une pièce de théâtre a terminé le cycle de ses métamorphoses avec le film que viennent d'achever l'auteur et ses interprètes : Robert Hossein et Delphine Seyrig.
.Tean-Loui. BOZ7
L'auteur de Mon village à l'heure allemande poursuit inlassablement la saga de ce Village qui s'étoffe de livre en livre.
Cette fois, il en est arrivé au pre· mier tiers d'une trilogie, où l'on retrouve, bien entendu, quelques·uns des personnages désormais familiers de ses romans antérieurs (notamment La sourde oreille). Le premier tome de La peau des zèbres, qui aura, à lui seul, quelque 400 ou 500 pages se déroule après l'avènement du gaullisme, avec la fin de la guerre d'Algérie. Mais il ne s'agit pas d'un ro· man sur cette guerre. En fait, les personnages qui sont liés par des rapports d'amour ou d'amitié réagissent seulement en fonction du contexte historique.
Thornton wnaer
Au moment où l'on reprend à Paris, en anglais The Skln of Our Teeth (La peau de nos dents) avec Marpessa Dawn - et où l'on Joue à Toulouse, en françaiS Notre petite ville, Thornton Wilder qui est devenu un classlque de la littérature américaine mais qui n'avait publié · aucun roman depuis Les Ides de Mars -il y a vingt ans - annonce qu'il met le point final à une nouvelle œuvre romanesque The Eighth Day. L'intri gue, située au début du XX· siècle. entrainera le lecteur dans une course dont le point de départ est une petite ville de l'illinois et qui passe par l'Europe et le Chili avant de se terminer en Californie.
Frantz André Burguet Le Protégé Gallimard, éd. 240 p.
L'écriture est manee à la mémoire : elle en use, parfois, pour i m agi n e r; d'autres fois, au contraire, c'est la mémoire qui l'imagine et, au terme de l'entreprise, imagine l'écrivain qui se reconnaît en elle. Le cas du héros de M. Burguet est plus complexe puisque, prisonnier de sa mémoire, il ne saurait cependant dire « je ». C'est que cette mémoire, il ne la vit pas au passé et, de ce fait, s'interdit de la raconter : il se veut toujours - et parallèlement à une existence tout à fait commune qui ra conduit d'études en examens. et jusqu'à l'agrégation - au cœur de son enfance. une enfancc que peuplent reclts dc voyage, bibliothèque Verte, bandes dessinées et, plus encore, les féeries passionnantes que l'on retire de tant de lectures mouvcmentées lorsqu'on sait s'y insérer et les reprendre à son compte: lorsqu'on bénéficie, aussi, d'innombrables maladies qui, périodiquement, vous reconduisent, la fièvre aux tempes, sous des draps gonflés d'illustrés.
Aussi bien Sébastien ne peut-il parvenir au récit que par l'entremise d'un témoin privilégié, sa femme, Do~nique, historiographe qui est, (C Jusque dans sa manière d'écouter, la précision même » et exerce, à son endroit, une sorte de déchiffrement permanent : C( Il me semble, dit-elle, qu'à force de vous regarder je pourrais absorber l'histoire que vous inventiez derrière vos yeux fixes ». Cette situation commande, en quelque sorte, ]a double détente du roman. Celui-ci s'attache, en son début, à restituer les flambées imaginati ves du héros encore enfant, flambées dont on sait qu'elles ne cesseront de l'animer. Survient alors, au fil d'une narration capricieuse, Dominique qui ne tarde pas à dévoiler son propre rôle: à Sébastien se superpose désormais le thème du couple qu'il forme avec sa femme, le pacte sur lequel il se fonde, l'étrange amour qu'il suppose.
C'est que, si l'enfance est naturellement protégée, il faut, à Séhastien devenu adulte, recréer les conditions de son insularité : lui, au cœur ~'une chambre close, qu'enferme a son tour un cercle parfait
les limites d'un désert Olt les murailles d'une forteresse - ce qui pennet le rêve, en somme, et ce qui le défend. Dominique sera ainsi le Vendredi de ce Robinson du cœur, chargée tous les matins de redessiner l'île et d'entretenir la maison : (C Elle s'occupe de le nourrir et lui, de la satisfaire le plus s?uvent et le plus violemment posstble ». Et de fait, elle subvient à tous ses besoins, procède au choix décisif des lieux, chambre presque cellulaire, château désaffecté et pour finir, maison dans une île d; Loire - cette Loire qui est au
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Une enfance ~ reveuse
cœur de la France -, symbole même de ce blottissement indéfini dans le centre du centre qui est la hantise du héros.
Ainsi la narratrice est elle aussi protectrice; on peut, mieux encore, avancer qu'en la narration se conclut la protection. Du journal qu'elle tenait. enfant, Dominique dit qu'il est « devenu peu à peu une justification de l'ordinaire ». De même, en écrivant sur elle et Sébastien, elle transfonne leur existence en récit. lui confère une rassurante objcctivité et rejoint son mari par là seul où elle pouvait le retrouver: (( Peut-être, lui dit-elle, aimé-je comme vous les chambres, mais il faut qu'elles soient absolument noires. Vous voulez toujours qu'il reste une parcelle de lumière, cette /Jeilleuse bleue des premiers âges, Ime lueur qui vous permettrait de Iloir mon 'lisage fardé par la nuit ). Qu'cst-cc qui lïncite, cependant, à êtrc la gardienne du jeu, cette image de la mère? « l'aime qu'on "it besoin de moi », écrit-elle. Il n'y a pas, semble-t-il, que cette fascination heureuse: « / e ne peux rien faire de mon corps, c'est désolant. El quand lui veut se servir de moi pour son plaisir, je suis effrayée d'être imparfaite. » Il semble que les yeux absents que Sébastien porte sur elle la protègent, à son tour, contre ce
doute, l'enfennent dans un cercle privilégié, pareil à celui où elle le tient en l'enveloppant d'un regard qui jamais ne l'affronte.
En cette immobilité pourrait cependant se bloquer le livre si une menace - agent pennanent de déséquilibre - n 'babitait Sébastien, menace qui est celle de toute rêverie nocturne, et qui surgit au tenne de toutes ces fuites que Dominique transcrit avec brio, fuites dans l'espace - de la brousse au Far West - ou le temps - épisodes légendaires, médiévaux ou, plus savoureusement, empruntés à l'univers de Balzac dont la lecture ' mobilise, en grande partie, le héros. Mais quel est l~ visage de cette inquiétude sans laquelle, nous dit la narratrice, Sébastien s'effacerait dans l'ennui '? Sans nul doute, celui de ses désirs, chats, vautours, loups-garous cruels qui le blessent, le dévorent dans le temps qu'il les maîtrise; et, plus encore, cette très jeune fille, esclave et compagne, qui, au détour de chaque épisode, apparaît comme le symbole même de l'enfance et le centre de tous ses rites, symbole complice, mais aussi caressé et désiré, possédé jusqu'au meurtre. Et c'est peut-être l'idée de ce meurtre, où se projettent ses passions les plus sourdes, qui pousse Sébastien, en fin de récit, à ten-
ter une évasion hors de la paticnte tapisserie de Dominique, fuite destinée à réaliser un irrémédiable sans doute rêvé, à le relier au réel avec les fils de l'imaginaire.
Le livre se clôt, ainsi, sur cette déchirure qui le laisse ouvert, victime de sa fragilité subtile, tel .un film qui se rompt et fige ses héros en de hasardeuses postures. L'écriture du Protégé, où des personnages se dessinent dans et par une narration - telle est son évid('nte dimension psychologique - c'est sa relecture à l'envcrs, en suivant les entrelacs dcs trois voix qui l'engendrent, celle de la narratrice ct ceBe!'! qu'elle éveille, Sébastien enfant et Sébastien, adolesccnt ou adulte. qui rejoint son enfance. Pour nous se compose alors ce kaléidoscope de la première lecture, contrepoint d'urabesques brèves et feutrées où les invocations romantiques de l'hé· roÏne font écho à ces cavalcades confortables qu'enfermaient les livres de prix, lourdement reliés, de nos parents. Ainsi faut-il parcourir deux fois, dans le sens de l'interrogation puis dans celui du plaisir, l 'histoire, lyrique et perverse, que Burguet imagine à propos de sa mémoire et qu'à notre tour nous rangeons, pour les prochaines fièvres, sous notre veilleuse bleue.
Michel-Claude /alard
• Agnès et le romanoler
Jacques Brenner Une femme d'aujourd'hui Albin Michel, éd. 206 p.
« Roman » dit le sous-titre, mais dès le premier chapitre l'auteur se reprend : « C'est une modeste étude de comportement qui va suivre.» Cette Agnès, jeune professeur d'histoire, rencontrée à Rouen par le narrateur en 1945 est en amour aussi hardie qu'était inexperte la naïve Agnès de Molière. Est-ce une éducation solidement bourgeoise dont elle renie page à page le catéchisme qui la rend si fascinante ? Elle n'a qu'à paraître pour éveiller les désirs des jeunes gens groupés autour d'elle en un petit cénacle intelligent dont Jacques Brenner eslle témoin discret et l'observateur lucide. Il ne se monte pas plus la tête que ses personnages, il les épie, les jauge, les dissèque, écrit avec une simplicité réellement exemplaire leurs petites aventures -intrigues, jeux de mots, coucheries -, se réservant de les lester de notations morales, d'aphorismes, de réflexions que l'on l'appelle « psychologiques » «C Le mystère d'un garcon n'offre d'attrait que pour une tille amoureuse [ ... ] Souvent, j'ai l'impression d'être une marionnette dont un inconnu tirerait les ficelles. » )
Une première fois l'auteur donne la parole à son personnage. Le ton
et le récit n'en sont guère modifiés, Agnès nuançant à peine son propre portrait. Elle justifie le naturel trouble de l'oncle Maurice, amoureux des petites filles, explicite son mépris du mariage et avoue enfin qu'elle trouve dans l'étude et la pratique de l'histoire une belle vertu d'équilibre. Lorsque le romancier retrouve son héroïne après plusieurs années d 'éloignement, il est à Venise à la veille d'un périple bohème qui doit le mener en Grèce, lui et deux jeunes ingénieurs. RecoDl\Ue à une terrasse, Agnès, après s'être vivement disputée avec un compagnon qu'on devine passionné, acceptera de lie joindre aux trois garçons, Non qu'elle soit tombée amoureuse de l'un d'eux: l'amour n'est pas son fort. Elle aime son plaisir, le désir des hommes et, plus que tout, la certitude de mener à sa guise ces intrigues d'une nuit dont elle fera successivement l'offrande à deux Yougoslaves, à l'un des Français qui l'accompagnent et à un séduisant Romain. Ce voyage sentimental, où la visite de palais baroques altern~ avec la rencontre de personnages pittoresques vivement typés, l'auteur nous le conte avec une allégresse, un brio, un humour ici attendri et là narquois qui font songer aux rêveries de Stendhal en Italie et aux réflexions de Paulhan en Suisse. Après ces pages, qui sont les meilleures du livre, se passeront cinq années avant
que l'auteur n'éprouve le désir de revoir Agnès et de soumettre son manuscrit à sa jeune consœur fixée à Aix pour y écrire des biographies de femmes célèbres. C'est là qu'elle épousera par hygiène morale le petit jeune homme de Venise et làaussi que l'épisode italo-yougoslave récrit par elle-même lIOUS précisera, avec le nombre exact de ses amants, sa propre conception de l'amour ou plutôt de la « morale sexuelle ». L'auteur laisse conclure son personnage et ce pirandellisme frileux s'achève par une fort raisonnable apologie du mariage bourgeois.
Car de l'amour. dans ce roman dont les deux voix ont les mêmes inflexions et presque la même indifférence, il n'est guère qu('<;tion, et pour vif que soit lc plaisir du lecteur à suivre la vie subtilement dissolue de la bellc historienne, le ton à la fois lucide et détaché de l'auteur ne laisse pas d'y jeter un peu d'ombre. Telle apparait l'alter-
. native: ou bien le romancier use des pouvoirs discrétionnaires du créateur sans feindre de confier à son personnage le soin de corriger ce que sa vision pouvait avoir de conjectural, ou bien la complicité qu'il attend d'Agnès doit infléchir assez son regard et ses sentiments pour qu'il éprouve à son égard un peu plus que ce détachement, profitable au moraliste mais préju-diciahle au romancier.
Guy Roho"
UN POÈME INÉDIT D'EVTOUCHENKO
Le 15 1Wvembre sortira à Paris un disque en première mondiale: la Mort de Stenka Razine, un grand poème du Soviétique Evgueni Evtouchenko sur lequel Dimitri Chostakovitch a composé un poème symphonique avec chœurs. Stenka Razine est une figure quasi légendaire en U.R.S.S. De 1667 à 1671, ce cosaque du Don, issu du peuple, s'est mis à la tête d'un soulèvement contre le tsar et a fait règner la terreur parmi les boyards, les grands propriétaires fonciers et les fonctionnaires tsaristes. Capturé à la suite d'une trahison, il fut ensuite emmené à Moscou pour y être jugé. Condamné à mort, il fut décapité le 6 juin 1671. C'est le 28 décembre 1964 que fut interprétée pour la première fois, à Moscou, la cantate de Chostakovitch, par l'Orchestre symphonique de Moscou, sous la direction de K yril Kondrachin :- - qui a enregistré le disque (publié par « Le Chant du Monde ») en mono-stéréo.
Dans Moscou la blanche aux coupoles d"or fin Un voleur s'est emparé d'un pain n' court Personne ne bouge Les archers vont vers la place, Rouge Stenka Razine va mourir
Le tsar sirote un vieux vin Se mire da~s un miroir d'Izmir S'agace d'un bouton qui lui rougit le teint Le presse C'est l'heure d'en finir Stenka Razine va mourir
Tout comme la barrique flanque le tonneau La noble dame s'avance avec un marmot De ses dents menues il croque une sucrerie Moscou est à la fête aujourd'hui Stenka Razine va mourir
Les marchands s'essoufflent Leurs coutures craquent Les bouffons se giflent En cadence du tac au tac Les argousins sifflent Et cognent en vrac Stenka Razine va mourir
Le grand âge est une déroute Des vieillards couverts de croûtes Déambulent en mâchonnant Ils n'en ont plus pour longtemps Stenka Razine va mourir
Fardées au lait de concombre Les filles de joie sortent de l'ombre Elles ont sauté du lit Pour se montrer elles aussi A la grande fête d'aujourd'hui Stenka Razine va mourir
n va vers le supplice En chemise blanche sur un chariot Les femmes en chœur glapissent Lui crachent dans le dos Stenka Razine va mourir
Sans qu'il ait même tressailli Le voici couvert d'immondices Ses lèvres qu'un rire amer plisse Murmurent des mots de tragédie
« Te voici donc à Moscou « Comme un rat dans son trou « Tu brûlais. d'y venir « Mais non poilr y mourir
CI. Pourquoi les hommes s'irritent-ils. « Quand on leur parle du Bien
La Quinzaine littéraire, 15 au 30 novembre 1966
La Dlort de Stenka Razine
Jfn.,rnu: / .. pont de pierre et le Kremlin. en hiver.
« Est-ce leur nature qui est vile « Ou serait-ce qu'ils ne croient plus à rien « Crachez crachez Ce fut toujours la règle « Les hommes ne sont pas des aigles
« Vous me frappez au visage « Etrange soulagement « Je ne comprendrai jamais votre rage « Ni votre empressement
« Au plus fort de ma détresse « Je ne capitule pas « La foule est aujourd'hui en liesse « Mais le peuple l'emportera
« A chacun son destin « Moi j'ai choisi le mien « Ma faute n'est pas ma foi « Mais d'avoir rusé avec ce que l'on doit
« Les demi-mesures mènent au néant « n faut vouloir les choses entièrement « La vie est une étrange rencontre « On ne peut pas être pour et contre
« Mon crime si vous voulez savoir « N'est pas d'avoir pendu des boyards « n est d'avoir cédé d'en avoir gracié « Des centaines Des milliers
« Malheur à qui dans ce monde cruel « Fait place en lui à la pitié « La pitié ne vous mène pas au ciel « Mais au supplice les mains liées
« Naïveté Maudite naïveté des frustes « J'avais cru au tsar bon et juste « Les simples sont souvent intrépides « J'ai été trop simple pour ne pas dire stupide
pide
Les cloches de la ville sonnent lourdement Stenka monte fièrement sur l'échafaud Devant lui bat au vent Le tablier de cuir du bourreau
Au-dessus de la foule celui-ci brandit Une hache bleue comme un neuve de RU8IIie Où passent de fines caravelles Aux voilures blanches de soleil
Alentour tout n'est que gueules De riches boyards repus De lourds marchands mafflus Stenka tout à coup n'est plus seul
Des regards ont croisé le sien Fixant sans peur la hache La fierté est un levain Le plus pur que l'on sache
L'homme pétri d'elle Devient un héros sans tache La fierté est une hirondelle Défiant l'azur sans relâche
Stenka n'est plus seul Le voici très calme Il pose son visage sans larmes Sur le rebord du billot Fait un tiigne bref au bourreau
La tête roule Le sang jaillit Stenka n'est pas mort seul en Russie Peuple venu pour la fête Crie donc ta joie à tue-tête
La place Rouge a suspendu son souffle A peine les hallebardes tremblent-elles Dans le ciel passent des hirondelles Les bouffons que rien n'essouffle Ont peine à reprendre leurs pitreries La stupeur les frappe de paralysie
Par trois fois les cloches sonnent le glas La place tout entière se découvre Personne n'avait prévu cela Les portes tIe l'espoir s'ouvrent
La lourde tête baigne dans le sang Qui gicle du tronc en fusant Par trois fois le bourreau la saisit Et par trois fois il s'en dessaisit
La tête de Stenka lance des regards Qui indisposent le tsar Vite un pope s'avance n tremble de tous ses membres Dans le vaste silence Sous le lourd ciel d'ambre
A lui revient l'ultime préséance Fermer ces yeux ruisselants d'insolence Mais les yeux de Stenka sont des ressorts Que tend l'invincible puissance de la mort
Coiffé de sa couronne et de sa tiare Le tsar de Russie baisse le chef Fuit ce regard Stenka ne mesure pas sa victoire Le peuple bientôt chantera sa gloire
Traduction et adaptation. française de Georges Soria
9
• Vient de paraÎtre • : ............... 5R .. ROMANS ÉTRANGERS
: aux Editions R.encontre : : • Jacques Chenevièra • : • RETOURS ET IMAGES •• • Les« confidences du souvenir» d'un romancier • :
• Georges Piroué • • • CES EAUX QUI NE VONT NULLE PART • :
Philip Roth Laisser courir
• Dix nouvelles, par le Prix Veillon 1966 • : • Chaque volume relié, sous jaquette 13,55 F(t./.i.) • :
Trad. de l'américain par Jean Rosenthal Gallimard. 704 p.
•••••••••••••••••••••• • • Dès la preIDIere page de son • gros roman de 700 pages, Philip
• • • • • • • • • • • • • • • • • • • ••••••••••••• • ••• Roth entre dans le vif de son sujet: • le héros, jeune professeur d'univer-
': :~é:n~;!~i;aU~e l:!tr:st~~:~~:. ~~ • • a la révélation que la vertu de sa • mère, vertu qu'il n'avait jamais • suspectée, n'était qu'un alibi à la
cri me. bonne conscience. horrible du· Le monde bascule pour lui. Le
curé d' Uruffe • voilà entraîné dans des aventures est-il un bon sujet : ban~les avec des êtres non moins
de roman? Il fallait, en • banals mais il les voit soudain d'un tous cas, une rare intrépi- • autre œil. Il appréhende désormais
dité pour se lancer dans une • le monde en porte à faux. Les mots pareille entreprise ... C'était s'ex- • ne sont plus des signes convention
poser au reproche d'avoir voulu • nels permettant un contact entre exploiter un scandale répugnant... J'y : les êtres mais des signes sans raci
vois une très belle réussite littéraire. Le • nes qu'on lance au hasard. Parfois, conte réaliste est excellent ·; l'examen de • mais très. rarement, ils atteignent
conscience va plus loin." • leur but. Et c'est la chaîne sans fin :
HET/CHASTEL André BILLY • on parle, on parle beaucoup, pour
: s'expliquer, pour préciser ce que de l'Académie Goncourt • les mots précédents n'ont pas réussi
• à exprimer et les nouveaux mots, • à leur tour ... D'où cette avalanche
• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •• de dialogues de sourds qui forment • l'ossature de ce livre.
10
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"C,d.,u roy,' .t prlci.gx" FRANÇOIS MAURIAC dè l'Académie Française
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• • Pourtant, il faut agir. Il faut • rencontrer des êtres, les aimer. Et • Gabe Wallach, le héros principal • de Laisser courir, fait l'épreuve de • l'amitié, de l'amour, des micro• cosmes religieux ou professionnels. • • Ce n'est pas précisément réjouis-• sant. Son histoire d'amour avec une • divorcée assez fascinante est parfois • à la limite du supportable. Aucun • milieu n'est épargné: ni la haute • ni la petite-bourgeoisie juive, ni le • • milieu universitaire, ni le sous-pro-1 létariat. Personne n'arrive à trou-• ver son assise : « Il y a de l'ordre en • ce monde, je dois avoir ma part • aussi », s'écrie l'un des personnages. • Tous pourraient revendiquer ce • souhait. • • Philip Roth va jusqu'au bout de • son massacre. La culture elle-même • est inutile. Car presque tous les • personn~ges sont des intellectuels • qui citent Henry James ou E. E. • • Cummings, qui écoutent Sarah • Vaughan ou Gerry Mulligan. Mais • leur culture ne les aide pas. Bien • au contraire. Leurs scrupules et • lcur complexe de culpabilité les pa-• ralysent. Devant un chômeur fruste • et faussement stupide, Gabe Wal-
1ach est désarmé. Il est même profondément humilié. D'autant plus humilié qu'il en a une conscience aiguë.
Mais on sait que, de toute façon, la culture a mauvaise ' réputation aux Etats-Unis. En revanche, la famille est toujours considérée comme le fondement de toute la société américaine. Philip Roth la peint sous les couleurs les plus
• noires. Et il lui sera d'autant moins : pardonné qu'il s'est attaqué à la • famille israélite, par la force des • choses, la plus cellulaire des fa-
Le monde en porte-A-faux
milles. Mais il va plus loin. Il s'attaque au vieillard et surtout à l'enfant : la scène où une petite fille de dix ans se trouve des raisons pour le meurtre de son petit frère ne va pas sans une certaine complaisance dans la cruauté.
Bref, au terme de ses aventures, il ne reste plus pour le héros qu'une solution, la fuite: il laisse courir et gagne l'Europe. C'est un constat d'échec total.
Mais c'est aussi le constat d'échec de toute l'Amérique libérale. La prospérité économique n'a rien résolu. Au contraire. Après avoir vécu à l'intérieur de son rêve, elle se retrouve devant des mythes vides de sens. Le prière d'insérer nous présente ce livre comme une satire de la société américaine. Mais, s'il y a satire, c'est en profondeur. C'est la justification même de cette société que Philip Roth met en question. C'est pourquoi les traits caricaturaux sont rares : ils concernent presque exclusivement le milieu universitaire. Et l'on veut bien croire qu'il s'agit là d'une vengeance personnelle.
On pourrait penser, à la lecture de cette note, que Laisser courir est une énorme méditation abstraite sur la condition humaine. Il n'en est rien. L'auteur cravache tout au long de ses 700 pages et l'intérêt ne se dément jamais. Les personnages sont profondément incarnés et rien ne ressemble moins à un livre philosophique ou sociologique que ce roman où les hommes sont peints en pleine pâte, dans leur complexité. Si même on retrouve quelques
" clichés (le masochisme juif, la misogynie militante, la fustigation de la mom, la mère américaine), ils sont profolldément intégrés.
Car Philip Roth est bourré de talent. Son livre est un bloc sans faille. L'auteur est aussi cultivé que ses héros: il a tout lu et si,
.parfois, l'influence de Henry James se fait sentir, c'est un Henry James qui aurait lu les romanciCl's de la « génération perdue ». Mais il y a mieux: Philip Roth a ce que l'on pourrait appeler le sens de l'irrémédiable (déjà dans son premier livre, . Good-bye Colombus, il faisait dire à l'un de ses héros: « Quand on a lâché les pédales, on a lâché les pédales; c'est la vie », sens hérité en ligne directe de Scott Fitzgerald (à qui, du reste, il rend hommage par un pastiche de la 'plus belle eau : cf p. 533).
Pourtant, malgré son talent, malgré sa culture, malgré sa sincérité, l'œuvre de Philip Roth ne renvoie jamais à un univers ou à une écriture. Il n'y a pas l'accent, le ton de la voix qui est sensible par exemple dans un livre aussi vain et inutile que le dernier roman de Truman Capote. -L'honnêteté de Philip Roth est en même temps sa limite. C'est un bel objet, bien ciselé, bien taillé et qu'il faut admirer, mais il n'est hélas! pas exclusif.
Jean Wagner
ENTRETIEN
«Herzog»? Une cODlédie
Les grillons chantent . au bord du Lake Isabella. La piscine du motel domine une rivière. En q,!-elques heures, comme Herzog, le personnage de Saul Bellow, j'ai passé de Chicago à une solitude presque complète. Et comme lui l'envie me prend d'écrire à des inconnus, pour leur raconter n'importe quoi.
« Mon cher X., hier j'ai rencontré Bellow dans le bar du Palmer's house, à Chicago. l'hésitais , à le reconnaître. Il est moins jeune que sur ses photos, avec des cheveux blancs, un visage mince, il ressemble à ses personnages, à Herzog notamment, dont il dit que « les yeux bruns se voilent par instants de mélancolie » et que l' « air distrait » plaît aux . femmes. En fait, la succession de ses romans reconstitue sa biographie. luif né au Canada, il a trouvé difficilement sa place dans la société américaine (lire à ce propos l'Ane de Buridan), marié (la Victime), parti à la conquête de Chicago (les A ventures d'Augie March), puis séparé de sa femme (Au jour le jour) il imagine une évasion rocambolesque en Afrique (le Faiseur de pluie), et revient dans sa patrie, heureux parce que résigné à vivre sans illusions. On retrouve cette résignation finale dans Herzog comme si l'accord avec soi-même et le monde n'était possible qu'en limitant à l'extrême son aire de jeu; comme si le reste n'était qu'aliénation ...
S.B. J'ai toujours été surpris de l'idée que se font les Français de l'aliénation américaine !
Bellow a bondi, ironique, agressif, agacé. La conversation s'engage mal:
le ne songeais pas à une aliénation nationale. En France, c'est un mot banal, même les demoiselles du téléphone vous demandent : « A, comme aliénation? » Vos personnages ...
S.B. Mes personnages, ne les trouvez-vous pas plutôt comiques ?
Vous savez, l'humour ... Les Français jouent parfois Beckett en tragédie, tandis qu'aux Etats-Unis vous en faites des farces à la M ack Sennett.
S.B. Mais Beckett, c'est trèsdrôle! J'aime ses pièces. Il est vrai qu'il ne croit plùs aucune action possible. Je pense au contraire que l'écrivain peut agir.
Comment?
S.B. Au début, j'ai participé à des mouvements d'opinion, puis j'ai pris mes distances, en demeurant toujours disponible. Whitman a pensé le premier en Amérique que les écrivains devaient agir à travers leurs livres: « Poets should act as poets », disait-il. J'estime
aussi que nous pouvons avoir une influence en proposant des modèles, des types d'humanité, sans vouloir imposer des idées au lecteur, mais en lui permettant de se situer par rapport aux personnages. Il s'établit, entre l'auteur et le public, une reconnaissance réciproque, « à tâtons ». (Ce dernier mot dit en français.)
Vous demande-t-on souvent conseil?
S.B. Plus fréquemment, je crois, qu'en France. Après la publication d'Herzog j'ai reçu plus de dix mille lettres, surtout de femmes, qui me demandaient des conseils sur l'art,
Saul Bellow
la religion, le problème juif, ou me prenaient pour arbitre de leur situation conjugale. Devaient-elles divorcer? Pour d'autres, Herzog prouvait qu'un homme pouvait être aussi un être humain. Dans l'ensemble, elles exigeaierlt de moi des modèles à suivre, et ce que j'appellerai des « investissements » pour une liberté dont elles ne savaient comment disposer.
L'explosion culturelle que l'on constate aux Etats-Unis depuis quelques années a-t-lle avantagé les écrivains ?
S.B. On achète davantage de livres. L'éducation a fait des progrès immenses, mais il s'agit dans beaucoup de cas d'une éducation professionnelle, qui 'risque d'isoler les gens. dans des catégories séparées.
EiJ. même temps, les frontières entre les classes se sont brouillées.
La Quinzaine littéraire, 15 CII& 30 novembre 1966
Les écrivains ne s'opposent plus à la bourgeoisie, ils devraient donc se sentir moins seuls, mais ils éprouvent une difficulté plus grande à savoir où se trouve leur place dans la société.
Pensez-vous que dans une société d'abondance où l'écrivain est sollicité par la presse et la télévision, on considère ses livres comme un produit de consommation ?
S.B. Il n'est pas obligé de se vendre à la publiéité. Certains éditeurs sont généreux, intelligents. Le mien, par exemple, m'a aidé dès le début de telle façon que j'ai toujours eu des dettes envers
lui, jusqu'à Herzog. Pourtant mes livres se vendaient avec un succès d'estime à 20.000 et 30.000 acheteurs.
Le succès d'Herzog a-t-il transformé votre existence ?
S.B. Soudain, je suis devenu riche, j'ai pu me passer mes goûts de luxe, et perdre mes complexes à l'égard des millionnaires. Mais vous avez une maD.i.ère curieuse de poser ' des questions. Pour un écrivain, ce ne sont pas les idées, c'est la dynamique de l'œuvre qui compte.
Parlez-moi de votre style. Vous n'utilisez pas un langage expérimental. Que pensez-vous .•.
S.B. De Paris ? Les expériences des nouveaux romanciers m'intéressent, mais si l'on ne croit pas
à la propriété et à l'efficacité du langage, tout perd sa significa,tion. J'ai passé par Paris, assez récemment. Il me semblait qu'il y avait un vide, dans le domaine des arts.
Vous connaissez· cependant très bien la France.
S.B. J'aime énormément Stendhal, et les symbolistes, et Louis Guilloux, et mon ami Francis Ponge, et chez les Italiens Svevo, surtout Svevo, Moravia un peu moins, et beaucoup Silone, et Lampedusa, et parmi les Allemands Günter Grass, Heinrich BoIl. Voilà, vous êtes contept ?
Seriez-vous partisan d'un socwlisme à la Silone ?
S.B. Peut-être, dans d'autres circonstances, mais votre question n'a aucun sens : je suis juif et américain.
« Ici, mon cher chez X ... , Saul Bellow s'emporte. A notre table ont pris place deux femmes ravissantes. Il joue, il se fait séducteur. On parle beaucoup à Chicago de ses succès féminins. Mais que faitil à Chicago? »
S.B. Je ne donne pas de «cours» à l'Université, mais trois heures de conversation par semaine à des graduates qui viennent me voir .librement par groupes d'une dizaine environ. Nous parlons de littérature, de philosophie, d'autres sujets encore.
Vous n'enseignez donc pas le métier d'écrivain, le « creative writing »?
S.B. Non, et je pense que la littérature actuelle court le danger, aux Etats-Unis, de s'étioler en vase clos : les écrivains enseignent la littérature dans les universités à des étudiants qui écriront à leur tour des romans académiques, lus par leurs élèves, avant de devenir eux-mêmes professeurs, etc. Le cer-cle est vicieux. .
A vez-vous l'intention d'écrire de nouvelles p~èces de théâtre, après l'échec que vous avez subi à New York?
S.B. Shelley Winters va créer trois de mes pièces, très courtes, cet hiver.
Leur sujet?
S.B. Ce sont des farces sexuelles. L'une d'elles s'intitule Orange soufflé. Elle met en scène un millionnaire, très âgé, qui entretient richement une jeune Polonaise, sans pouvoir exiger beaucoup d'elle. La Polonaise, une fille honnête, estime que le vieillard n'en a pas pour son argent. Elle prend des cours de cuisine, pour lui procurer d'autres jouissances. Un soir, en ca-
Il
~ « Herzog»? une comédie
chette, elle lui prépare un , merveilleux soufflé à l'orange_
La 'conclusion l'
S.B. C'est une chute, comme on dit au théâtre; elle tient en une réplique, à double sens : « Y ou could not get it up » (Vous n'avez pas pu le faire lever).
« A la fin de notre entretien, mon cher X ... , j'avais l'impression que Saul Bellow me donnait de lui-même un portrait qui correspond à ce que disent de ses livres la plupart des critiques américains. Ils y trouvent le déploiement d'une grande énergie, d'une vitalité profonde, d'une confiance en l'avenir: « Ceux qui pensent qùe l'avenir sera pire que le passé n'ont aucun sens de l'histoire », m'a dit Bellow. Cette attitude contraste, à mon avis, avec la résignation finale de ses personnages, qui ramassent leurs restes, comme au sortir d'une psychanalyse et décident de se remettre en marche, mais sans illusion, en numérotant leurs abattis. Est-ce vrai ?
S.B. Non, si vous faites allusion à He~zog, vous avez tort, il n'est pas si perdu, il est plutôt comique, tout au long du roman. La poursuit~ d'un bonheur, en effet, est une comédie si l'on prétend le rechercher comme une affaire privée, sans tenir compte des données de la société. Herzog d'ailleurs s'en rend compte, inconsciemment ; il essaie de ruser, d'échapper à sa situation d'une manière théâtrale, par des simulacres, en endossant diverses personnalités. Tour à tour il joue les rôles du séducteur, du cocu, du vengeur, pour à la fin reconnaître qu'il aboutit à une impasse, et se débarrasser de ses oripeaux. TI émerge alors comme un être appauvri en apparence; mais authentique, fondé en vérité.
~( Que vous dire pour conclure, mon cher X. Les voies du roman américain sont multiple6. Le directeur du New York Review of Books prétend que les nouveaux livres de Malamud, Styron, Philip Roth sont tous engagés, qu'ils trouvent dans le passé des allusions directes au racisme, à la guerre du Vietnam, à l'intolérance sociale. Bellow se situerait dans une zone différente. Pour le situer, je reprendrai un élément autobiographique de ses romans, le dialogue entre deux frères, l'un qui a réussi (le frère de Saul Bellow possède une entreprise florissante à Chicago), l'autre qui cherche sa voie, et les preuves de son identité, en , dehoJ:'s du processus social. Son engagement est plus subjectif. Cela dit, que pensez-vous d'Herzog?
Voilà, mon cher X, l'eau de la piscine est tiède en cette fin de journée, mais elle n'a que huit mètres de large et je vais y tourner en rond, interminablement. »
Franck /otteT'tJ1Ul
LETTRE D'ITALIE
« Où est Dlon chapeau?»
Cette année, pour la première fois, la rentrée littéraire italienne est marquée par le fait que ce n'est pas le roman qui s'y taille la part du lion. Des romans, certes, il y en a, et aussi d'écrivains connus du grand public. L'ex-directeur de l' « Espresso », Arrigo Benedetti, aujourd'hui retiré dans les environs de Lucques où il joue au hobereau de campagne, a ouvert les feux avec L'Esplosione (Mondadori). Suivront dans les semaines à venir Mario Soldati avec La Busta arancione (Mondadori), histoire de rapports difficiles entre une mère et son fils ; Vasco Pratolini avec Allegoria ,e derisione, troisième partie de la trilogie qui comprend déjà Metello et Le Gâchis (publiés chez Albin Michel) ; Giuseppe Berto avec Una cosa buffa, histoire d'un garçon de la campagne qui découvre une grande ville, Venise. En arrière-plan, parmi ceux qui mettent la dernière main à leur manuscrit, il faut citer Carlo Cassola' qui sous le titre de Storia di Ada présentera deux brefs romans d'amour; Italo Calvino qui nous promet de nouvelles Cosmicomiche ; Elsa Morante qui, veillant jalousement sur le secret de son prochain roman, ne nous en livre que le titre: Senza i conforti della religione ; Tommaso LandoHi qui a donné une suite à son romanjournal inauguré avec Rien va.
Mais c'est ailleurs et avant tout sur le théâtre que se concentre l'attention du public. Une haine obstinée, jusqu'à l'année dernière, semblait opposer gens de plume et gens de théâtre. En automne 65, la revue « Sipario » de Milan publiait une enquête où tous les écrivains de quelque renommée manifestaient leur aversion à l'égard de la scène:
Natalia Ginzhurg, entre autres, particulièrement spirituelle et cruelle. « le n'ai jamais écrit de comédie déclarait-elle, parce que je ne peu; m'imaginer écrivant une réplique aussi banale que « Où est mon chapeau ? ». De telles phrases, hélas, toutes nos comédies en sont pleines ». Or, un ou deux mois plus tard, jouant sur la surprise, elle confiait à Gianfranco De Bosio, directeur du Teatro Stabile de Turin, sa première pièce. Laquelle s'intitule Ti ho sposato per allegria et commence, cela va sans dire, par la réplique : « Où est mon chapeau ? »
Rien de plus contagieux, on le sait, que le mauvais exemple. Après le succès de Natalia Ginzhurg (deux mois consécutifs de représentations à guichet fermé) toute une cohorte de ' romanciers s'est mis à écrire pour le théâtre : Pier Paolo Pasolini, retenu au lit par un ulcère, a écrit quatr«! pièces en un mois ; Ottiero Ottieri (prix Viareggio 66 pour son essai L'Irrealità quotidiana) a confié un texte à Paolo Giassi du Piccolo Teatro de Milan; Roberto Roversi (compagnon de route de Pasolini et de Volponi aux temps du néo-expérimentalisme et de « Officiana ») a publié chez Rizzoli une « action dramatique » sur les atrocités nazies, Unterderlinden, que Strehler mettra peut-être en scène ; Premio Levi a adapté pour le Teatro Stahile de Turin son roman Se questo è un uomo qui inaugurera le Festival international des théâtres permanents, le 9 novembre, à Florence.
Mais le plus passionné de tous paraît être Moravia. Non content d'avoir confié à De Bosio et à sa troupe une comédie en trois actes,
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Il mondo è quello che è, bien ac cueillie par la critique en clôturt du festival de Venise (c'est l'bistoire d'un intellectuel en pleint crise qui, tiraillé entre Marx et Wittgenstein, se demande si sa tâche est de changer politiquement le ~onde ou d'agir sur le langage, le SIen propre et pelui des autres), il vient de fonder à Rome avec deux autres écrivains, Dacia Maraini et Enzo Siciliano, plus un groupe de jeune acteurs, une coopérative théâtrale. Cette « Coopérative du Porcospino » (porc-épic) possède uu petit théâtre de quatre-vingt dix places dans une ruelle derrière la Place d'Espagne. « Nous avons versé chacun 200000 lires, raconte Moravia, et réuni UTl million et demi. Maintenant, le théâtre existe, inême s'il est plutôt humide, pour avoir été récupéré sur une cave. Les textes ont été écrits tout exprès pour ces garçons. Tr~is pièces en , un acte : la mienne réaliste, celle de Dacia lyrique, celle de Siciliano abstraite. Nous espérons que tout ira bien, èar si ces garçons échouent, qui n'exercent pas comme nous un second métier, que ' vont-ils devenir ? Le second spect~ cle prévu est une adaptation de The Spanish Tragedy de Thomas Kidd, faite par Dacia et Siciliano. Mais ici se pose le problème des costumes. Savez-vous combien coûtent les costumes de théâtre ? Dans Il mondo è quello che è, une actrice en porte un qui vaut un demi-million. Combien d'écrivains italiens g~ gnent avec l'un de leurs livres cette somme en droits d'auteur ? A peu près aucun, croyez-moi ». Peut-être est-ce pour cela que le théâtre est si passionnant.
Guido Davico Bonino
HISTOIRE LITTÉRAIRE
Lanson # • il etaIt- lansonien?
Gustave Lanson Essais de méthode, de critique et d'histoire littéraire rassemblés et présentés par Henri Peyre Hachette, éd. 474 p.
« Depuis que Monsieur Lanson dirige l'Ecole normale, nous roulons de licence en désagrégation ! » Ce n'était qu'une boutad~, sans méchanceté; elle se trouvait, aux alentours de 1925, dans une revue de la rue d'L'lm ; Pierre-Henri Simon pourrait nous renseigner sur ce mot historique. Lequel, un peu aménagé - et avec moins de saveur mais plus de malignité -, ne traduirait pas . mal les sarcasmes dont on poursuit Lanson depuis que, par l'enseignement et par l'exemple, il a réformé la critique.
En bien ou en mal ? C'est une question qu'ont ennuagée toutes sortes de passions, de susceptibilités et d'idées reçues. Le gros recueil de M. Henri Peyre (près de 500 grandes pages), avec les vingthuit textes de Lanson qu'il exhume et ressuscite, avec la grande introduction, vigoureuse et pondérée, qui les présente. nous donne l'occasion de l'examiner d'une manière peut-être un peu moins vague.
Né en 1857, mort en 1934, Lanson a laissé des publications vraiment techniques, comme son M anuel bibliographique, que nous abandonnerons aux spécialistes. Il fut l'initiateur de méthodes et de principes applicables dans les recherches de l'histoire littéraire. II composa une Histoire de la littérature française, qui demeure aujourd'hui tantôt révérée, tantôt ridiculisée. Et il publia une œuvre personnelle de critique qui est bien ce qu'on oublie le plus communément lorsqu'on parle du lansonisme.
Commençons par cette Histoire. La première édition date de 1894 : l'étonnant n'est donc pas que divers chapitres soient démodés, mais bien que l'ensemble ne le soit pas. Des découvertes récentes, le chan-
gement des perspectives, notre insurrection devant certains jugements aujourd'hui insoutenables chargent son passif. Lanson à l'époque demeurait encore plus qu'on n'eût cru sous la coupe des Laharpe et des Nisard. Du dixneuvième siècle, malgré les aménagements apportés par lui-même au cours des rééditions, malgré les correctifs de M. Paul Tuffrau en 1950, il nous présente un tableau affligeant: « Une histoire de la lit-
Gustave Lanson
térature, écrit d'une manière fort sage M. Henri Peyre, devrait peutêtre s'arrêter rituellement avant les cinquante années qui couvrent la littérature contemporaine de celui qui l'écrit ». En contrepartie, sur le dix-septième siècle, notamment, ou sur le dix-huitième, beaucoup de chapitres n'ont guère perdu de leur qualité. Et les exposés, avec leur ampleur, avec leur nette et magistrale articulation, gardent une valeur péda~gique exemplai-
re; c'est un art aujourd'hui perdu; rien encore n'a su remplacer cela.
Ce au'on a surtout reproché à, Lanson, c'est d'être responsable du lansonisme. La bagarre a commencé avant 14, au temps de Péguy et de la véhémente jeunesse d'Henri Massis; elle est toujours actuelle. Entendez par lansonisme une tendance à remplacer la connaissance des œuvres par des connaissances sur les œuvres. A
écraser les œuvres sous les commentaires, les annotations, les rapprochements, toujours et de plus en plus historiques et érudits. (Et la recherche des « sources » : oh la la les sources! dirait Bernard Pivot.) Finalement, à effacer les œuvres, à force de les encombrer de bidonvilles, toutes les voies de la communication devenant brouillées et inaccessibles. A vrai dire, l~anson n'est pas tout à fait innocenl. ; son édition dite ( critique » des M p.di-
tations de Lamartine, en 1919, présente vraiment trop d 'aspects dérisoires; et sa note de 1906 sur Ronsard, reprise dans le recueil de M. Henri Peyre, et malgré qu'en ait celui-ci, en annonçait déjà quelque chose.
Ces chemins-là condl'isent tout droit à la querelle de la Nouvelle Critique, ou plutôt des nouvelles critiques. Je suis beaucoup trop simplet pour m'y aventurer. Vous vous rappelez d'ailleurs l'article d'Henri Hell dans la Quinzaine du 1"r juillet, sur le liv;c de Serge Doubrovsky. Je prendrai soin de rester bien en deçà. Non sans remarquer au passage qu'on s'amuse IiufÏntenant à compromettre toute la « critique universitaire » en général dans ce que naguère on se contentait d'appeler « lansonisme ». Ah, que les Français ont l'esprit précis! Il est vrai que les universitaires sont à peu près les
. seuls, dans l'état présent de notre société, à disposer à la fois des méthodes, d~s moyens et des emplois du temps propres à permettre quelque rigueur dans les recherches de l'ordre documentaire; mais les maîtres de la Nouvelle Critique ne sont-ils pas aussi, presque tous, des universitaires?
Bornons-nous à deux exemples bêtement élémentaires. Balzac jamais n'aurait été capable de former clairement et distinctement les idées que nous insinue une lecture vraiment docile de la Comédie humaine. Et Stendhal, si lucide pourtant : vous vous rappelez l'admirable page de Proust sur Julien parmi ses cimes rocheuses, sur Fabrice au haut du clocher. Quels documents, disent les uns, pourraient nous éclairer sur des thè11les élaborés au sommet, dans l'extrême solitude de la création' ? Tout ce qui donne lieu et matière à document se cantonne dans' les environnements de l'œuvre, dans les régions du dessous; et le lansonisme n'est jamais que l'ensemble des sciences des environnements - de tout ce qui dans unf'
~
........................................................... , ............ .
JACQUES ALBERT PIERRE BEN AMETTE SOUSSAN
LE LES CONGÉ BAGNOULIS
« Il convient de souligner l'esprit ' de découverte dont fait preuve le Mercure de France dans sa collection l'Initiale. » La Gazette de Lausanne.
JEAN ALAIN GUY JACQUES ROBERT ROUVRES LARDREAU LÉV':QUE RENOULT UN LES TENTATIVE LYDIE L'ENVERS CŒUR CHEVEUX POUR UN OUTTIER DU DE D'EPSILON ITINÉRAIRE L'ABSENTE MONDE PIERRE
La Quinzaine littéraire, 15 au 30 novembre 1966
MICHEL SAVIGNAC
L'ISOLOIR
GILLES
Chaque volume 5,40F
TAU RAND
OBSERVATION CLINIQUE
J3
~ Lanson était-il lansoDÎen?
œuvre reste justement à l'extérieur de l'œuvre.
Ouais, ripostent les lansoniens, vos beaux principes permettent, voire recommandent, les plus grossières erreurs, les pires errements, les interprétations les plus délirantes; ce n'est pas de la critique littéraire, c'est de la littérature sur la littérature.
Chacun des deux partis étale son sottisier, bien garni; le débat s'aigrit et s'éternise. II s'atténuerait sans doute si les premiers reconnaissaient qu'ils ne perdent rien lorsqu'ils s'informent avec exacti~ tude, si les seconds avouaient que le Iansonisme, ou ce qu'on appelle ainsi, est un sûr chemin pour arriver jusqu'au seuil du secret mais non pas pour franchir ce seuil ... Messieurs, ami de tout le monde, comme dit Sosie.
Ami aussi de ceux qu'omettent . toujours les grands barons tandis qu'ils estoquent entre eux : ceux qu'on me pardonnera d'appeler les
. « vrais » critiques (les autres étant plutôt soit des érudits, soit des essayistes), ceux qui n'ont pas le loisir de choisir leur temps ni même, souvent, leur sujet, ceux dont le métier est de lire quotidiennement, avec simplicité, avec honnêteté et bonne foi, et qui ne se donnent d'autre tâche que d'aider leur lecteur à cueillir un meilleur fruit de ses propres lectures... Ils ne sont pas si éloignés, au fond, de ce que fut l'attitude du vrai Lanson, ni le vrai Lanson de la leur.
Sur Boileau, sur Voltaire, sur Bossuet il a donné des livres comme on n'en fait plus guère, légers . de poids, mais solides et bien équilibrés; bâtis sur une érudition capable d'effacer elle-même ses lignes de construction; non pas brillants, mais inteIligibles et propres à inspirer l'envie de lire; en un mot, et comme on disait de son temps, distingués. Je laisse de côté son Corneille, qui a vieilli à mesure que nous voyions rajeunir le vieux Corneille; mais je tiens à payer ici une dette ancienne envers son merveilleux Choix de lettres du XVIIe siècle qui, sotls la modestie de ses apparences, est bien ce qui peut le mieux introduire à la connaissance d'une époque obscure, confuse et difficile. La préface de ce Choix est reprise dans le recueil de M. Henri Peyt:e; au surplus, ce n'en est pas le meilleur morceau : elle ne me semble pas valoir les études qu'on y trouve aussi sur Montaigne, sur Descartes et Corneille, sur les farces de Molière, sur divers écrivains du siècle suivant.
Et l'on y trouve encore ' sept textes plus doctrinaux sur les méthodes et l'objet de la critique et de l'histoire littéraire : rétrospectivement, certains d'entre eux clarifieraient d'une manière curieuse nos disputes et colloques actuels. Car M. Peyre a raison: en définitive, ce pauvre Lanson si calomnié avait le respect et le goût des œuvres, et il savait les lire.
Samuel S. de Sacy
Charles Nodier Infernaliana Anatole Le Braz La Légende de la mort Poche-club fantastique. Pierre Belfond éd. 192 p.
Anatole Le Braz a été l'un des premiers ethnologues. Il parcourut à la fin du siècle dernier les campagnes bretonnes pour y recueillir les légendes que se contaient les paysans à la veillée. Charles Nodier, lui, est un conteur, mais son Infernaliana ressemble par beaucoup de côtés à la Légende de la mon. D'abord, il est probable qu'il a emprunté nombre de ses histoires, venues sans doute à travers certaines transformations d'une source populaire; ensuite, son thème est ici le même : la mort sous toutes ses formes, liée à la religion. Ces deux recueils, parus l'un au début, l'autre à la fin du XIX· siècle, se trouvent aujourd'hui réintégrés dans notre vie littéraire.
Ici, des morts sucent le sang des vivants et en profitent pour garder un teint frais dans leur tombe. Là, malgré un état plus ou moins avancé de décomposition, ils trouvent le moyen de parler (souvent sans langue) et de marcher (sans muscles), bref, de se comporter comme les vivants. A côté d'eux rôdent des êtres d'un autre monde, mauvais esprits, diables, qui leur ressemblent étrangement. Ne seraientils pas simplement notre image après la mort ?
Cette première correspondance nous avertit que ce monde doit être fortement organisé. Alors que
La logique du surnaturel nos grands-parents prisaient dans ces récits leur aspect irrationnel et « démoniaque », aujourd'hui, habitués par l'analyse structurale des mythes à découvrir la logique de la « pensée primitive », nous y voyons avant tout un système de relations précises avec ses lois, ses règles, son code. La seule contradiction réside peut-être dans le choix du postulat initial : la puissance de Dieu, infinie, ne peut se laisser limiter par aucun ordre. Les hommes, créateurs véritables de ce monde de l'au-delà, en ont fixé les règles avec d'autant plus de précision qu'il était plus étranger à leurs mesures habituelles. Désiret-on appeler la mort sur quelqu'un. on se signe trois fois - pas quatre - devant la porte de l'intéressé. Les âmes du purgatoire font pénitence sept ans et cent soixantedix-neuf jours. Les moribonds doivent rendre leur dernier soupir près d'une fenêtre ouverte pour que leur âme puisse s'envoler, etc.
Ces règles engendrent presque toujours des actes. Alors que la religion catholique, maudissant les pharisiens, met l'accent sur les intentions et les dispositions intérieures, ici nous sommes dans le royaume des manifestations extérieures. Le monde de l'invisible ne fonctionne que grâce à des a-::tes matériels : « Mettez votre pied sur le mien et vous verrez les revenants; » Or ces actes ne sont pas, comme en pourrait le croire, réduits au rang de symboles sans importance propre : le sens li,ttéral est seul à avoir droit de cité. Le moindre changement dans le déroulement du rituel en altère la
signification. Il ne suffit pas d'avoir la croix dans sa poche, encore fautil savoir la brandir sous le nez du malin.
L'un de ces actes éclipse les autres : la parole. Ce n'est pas un hasard si le prêtre doit posséder ces deux connaissances quand il s'en va exorciser une âme défunte : les formules consacrées et quelques rudiments de boxe. Déjà toute communication entre les vivants et les diables ou revenants se fait par son intermédiaire. Tant qu'on ne leur parle pas, rien ne se passe, en bien comme en mal. Mais il suffit de répondre à un mort qui vous appelle pour être perdu, comme de prononcer tel mot pour le sauver. Voilà un monde bien curieux où un Dieu insouciant laisse le salut de ses créatures au hasard d'une formule correctement énoncée.
Le plus souvent, la parole magique est une formule, architecture où la présence de chaque élément importe. Seul l'aspect extérieur de la parole est mis en cause, celle-ci est une pure activité physique : émettre des sons ordonnés. Et c'est sans doute la raison pour laquelle ces formules jouent souvent le même ,rôle que d'autres actes magiques, portés, eux, non par la parole, mais par des gestes, mimiques et actions ritualisées
Mais il ne s'agit ici qu~ de sorcellerie commune. A côté de ces formules figées, apparaissent les paroles qui deviennent magiques du fait de leur sens propre. Ces paroles-là appellent toujours une réponse, verbale ou non. Elles servent la communication et leur forme habituelle est naturellement le
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dialogue, et non le monologue comme avant. Ses dialogues entre esprits et hommes ont d'ailleurs des propriétés curieuses : ils ne constatent jamais rien, ce sont des souhaits, des ordres, des invitations. La parole ne cesse d'être un acte physique que pour devenir acte à un autre niveau : c'est son sens même qui préforme l'action. La parole non codée, véhicule acciden~ tel de la magie, devient surnaturelle au plus haut degré. Le diable et ses acolytes ne peuvent y résister. « Sacrée mort du grand diable! s'écria Thibaud, je lui baille mon sang et mon âme que si la grande diablesse, sa fille, venait à passer, je la prierais d'amour, tant je me sens échauffé par le vin [ ... ] Un moment après, ils virent sortir d'une rue voisine une jeune dame voilée, qui annonçait beaucoup de charmes et de jeunesse. »
Mais le désir verbalisé de l'homme ne se réalise que s'il est adres-
sé à un être surnaturel. Ici, une fois de plus, l'homme est moins heureux que son Dieu : celui-ci a le loisir de soumettre l'univers par un mot.
Telles sont les armes dangereuses dont l'homme dispose en face de l'au-delà. Pour qui s'étonnerait de voir les actes importer tant ici et les intentions si peu, il reste une consolation : ce ne sont pas là des illustrations morales mais des histoires à raconter. Or dans une histoire, l'acte à faire ou à éviter sert comme procédé rhétorique pour soutenir l'attention de l'auditeur. Il permet le suspense, le retournement de l'action, ou crée même la situation de départ : le héros aux prises avec le surnaturel saurat-il s'en sortir ?
Et l'acte de raconter ces histoires fantastiqueS ne serait-il pas un moyen de faire payer au surnaturel son tribut d'objet de divertisse-ment?
Delphine Todorova
La Quinzaine littéraire, 15 au 30 novembre 1966
BIBLIOPHILIE
Une grande vente
La grande vente Lefèvre, qu'organise les 15 et 16 novembre . le libraire expert Blaizot et que dirigeront Mo Ader et Ribault-Menetière attire une fois de plus l'attention sur la cote des livres rares. La vente aura lieu à l'Hôtel Drouot.
Certes l'achat de ces livres est parfois le fait de vrais bibliophiles, qui tirent un plaisir particulier de la possession d'une édition originale ou d'une belle reliure. Mais bien souvent l'intérêt que manifeste le collectionneur s'accompagne d'une opération spéculative - dans 80 % des cas, selon des spécialistes comme Coulet et Faure.
A juste titre, semble-t-i1, car entre la fin des années cinquante et 1966, la valeur des grandes éditions d'auteurs claSSiques a doublé. Elle a même triplé depuis 1955. D'une façon plus générale, si l'on considère l'ensemble du marché et malgré des exceptions notoires, les prix n'ont cessé de monter.
A cela, une bonne raison: personne ne veut vendre, et les belles éditions se font de plus en plus rares. C'est ce qui explique, par exemple que des Balzac aient doublé en cinq ans et que des Baudelaire aient triplé dans le même temps. La différence est la même pour les belles éditions de Racine, de Molière ou de Corneille. Un Amphytrion de Molière en édition originale qui se vendait 260.000 F en 1955 vaut aujourd'hui quelque 6.000 N.F. Les Fourberies sont passées dans le même temps de 325.000 F à 6.500 N.F. Il s'agit, bien entendu, d'éditions rares. Un superbe Racine de 1768 - grand maroquin, reliure de Derome - qui avait trouvé preneur à 840.000 F dans une grande vente, il y a quelque dix ans, alors qu'on tenait ce prIx pour excessif, vaudrait aujourd'hui deux fois plus.
Ce qui m.onte
En fait, ces données rendent compte de la tendance, bien qu'elles soient nécessairement approximatives: il est difficile de fixer un prix à un livre déterminé dans la mèsure où il n'est guère de volumes anciens qui soient absolument semblables - l'état de l'exemplaire, la reliure, l'envoi même (dédicace) influent sur la cote. On ne peut donner que des 1l10yennes ou des estimations, mais elles n'en donnent pas moins l'image du marché.
Encore faut-il préciser que, bien souvent, les prix atteints dans les grandes ventes, sous le coup de l'ex- , citation, ne correspondent pas toujours aux prix des libraires" Ces derniers changent parfOiS hâtivement leurs étiquettes après une enchère et ne peuvent plus se défaire du volume au nouveau prix qu'ils ont fixé.
En outre, la valeur du livre varie énormément, pour le même auteur, même quand des éditions originales, les six premiers tomes des RougonMacquart de Zola, avaient été tirés sans qu'un certain nombre de volumes soient imprimés sur • grand papier -. Bien que l'édition en soit, à proprement parler, • originale ", chaque volume vaut aujourd'hui de 600 à 1.000 F, alors qu'un exemplaire de l'Assommoir sur Hollande (premier ouvrage qui ait fait l'objet d'une édition sur papier de luxe) vaut déjà 5.000 F - encore faut-il ajouter qu'il n'en existe que 75 exemplaires. Par la suite, les tirages de Zola sur Hollande ont augmenté en nombre et leur cote est d'autant moins élevée. Les derniers de la série, des Rougon-Macquart pour lesquels on compte quelque 300 Hollande par édition originale, ne valent pas plus cher que les premiers: de 500 à 600 F. C'est le cas de Nana (350 Hollande). Mais les tirages sur Japon qui sont intervenus dans l'intervalle, ont acquis une valeur nettement supérieure. Un exemplaire de
Germinal sur Japon ne vaut pas moins de 2.000 F.
Parmi les ouvrages dont les prix montent - outre les, livres Illustrés par de grands p~intres contemporains - il y a surtout, en ce moment, un vit mouvement d'intérêt pour le surréalisme et tout ce qui y touche que ce soit Apollinaire ou Lautréamont.
Ouant à ce dernier, on cite le cas d'une édition de 1874 - qui tient lieu d'édition originale - vendue 27.500 francs anciens, il y a dix ans et qui vaut 2.000 NF aujourd'hui - huit fois plus cher. Les 12 numéros du Minotaure valent 2.500 F.
Une assez forte demande est actuellement enregistrée sur les livres de science anciens - traités d'anatomie, d'astronomie, ou de botanique, etc. -mais elle ne provient pas du marché français. On l'attribue à l'intérêt suscité par ces ouvrages à l'étranger, notamment aux Etats-Unis.
Si certaines éditions des Fleurs du Mal ont pris beaucoup de valeur, d'autres, et notamment celles illustrées par des graveurs du temps stagnent depuis longtemps. Celle de LobelRiche, par exemple se maintient aux environs de 450 F (il s'agit toujours, ici d'exemplaires en très bon état avec une belle reliure).
Les m.ode_es
Certes, l'on cite invariablement le cas de l'Etranger de Camus, dont la première édition (dont il n'a pas été fait de tirage sur grand papier) vaut 2.000 F. Mais, dans l'ensemble les cotes des modernes ne sont pas toujours spectaculaires, sauf pour des auteurs comme Céline dont tous les titres, même les œuvres secondaires comme. l'Ecole des cadavres, sont en forte hausse.
L'un des dix premiers exemplaires du Voyage au bout de la nuit sur Vergé d'Arches, avec envoi à l'éditeur a été vendu en 1959, 350.000 F. Il vaudrait aujourd'hui 6.000 N.F. ou même plus .. Un exemplaire non coupé, hors commerce sur Japon, de Mort à crédit valait en 1960, 500.000' F; sa valeur a doublé en six ans. Signalons l'édition <;les œuvres complètes de L.-F. Céline, reliées et sur beau papier, que prépare l'éditeur André Balland. Claude Bogratchev a créé 80 gravures qui accompagneront le texte. (3.820 ex_ sur Vergé et 180 ex. de tête sur Lana avec les eaux-fortes).
Les originales de Proust ont triplé en dix ans.
Le n01lvea1l rom.an
Oue vaut le nouveau roman ? le Passage de Milan de Michel Butor (un des trente Vélins) est à 300 F, Degrés (un des 25 premiers sur Hollande) 250 F. Mais le sèul tirage sur grand papier de La Modification, enrichi, il est vrai, d'une eau-forte d'Enrique Zanartu se m'onte à 1.200 F.
Le Voyeur de Robbe-Grillet (un des 25 pur-fil, seul tirage sur grand papier) en est à 450 F. La Jalousie (un des 8 premiers exemplaires sur Arches). à 700 F.
Pour les poètes, si René Char est demandé (au même titre que Mandiargues qui a de nombreux fidèles), l'originale de l'Anabase de Saint John Perse vaut 1.000 F et celle d'Amers 2.000 (un des 30 premiers ex. sur Hollande) .
Les jellDes rom.anoiers
Pour peu spectaculaires qu'ils soient, les prix des auteurs les plus récents, s'ils n'ont fait que doubler, n'en alimentent pas moins un petit marché: l'originale de l'Observatoire de Cannes de Ricardou ou même un livre de Pierre Boulle valent de 70 à 100 F - et ce doublement n'est pas indifférent, malgré la modestie des chiffres, si l'on compare cette tendance à celle de la Bourse!
15
\.
ART
Expositions dans la plupart des galeries parisiennes, expositions dans, ll!s Maisons de la Culture et les musées de province, feu d'artifice ouvert à Châtillon et dont le bouquet va illuminer les nouvelles salles du grand Palais, et cette même fête célébrée dans le , monde entier : les quatre vingt cinq ans de Picasso sont un événement international. Mais c'est aussi un événement sociologique que pareille gloire dispensée au XX· siècle à un peintre, qu'une aussi constante célébrité depuis cinquante ans, que Picasso encore aujourd'hui, après le passage de Malevich, de Klee, de Wols, puisse continuer de symboliser un art moderne qui ne le concerne pas. C'est pourquoi, plutôt que les louanges rituelles à Picasso orphée (Cocteau), Picasso kronos (Sabartès), Picasso Roi (Parmelin) que tout écrivain ou critique célèbre de source, il nous a paru plus intéressant de publier des extraits d'un livre qui, avec un courage assez rare, s'attaque au mythe Picasso. Success and failure of Picasso1, titre qui est déjà un programme de subversion, a connu un succès considérable dès sa parution en 1965. Il paraîtra prochainement ... L'auteur John Berger, a été prqfesseur de dessin avant de devenir un des critiques les plus réputés de Grande-Bretagne. Dans cette étude, il tente de démontrer à la fois les rouages de la réussite sociale et ceux de la création artistique de Picasso. Pour lui, l'homme Picasso est déterminé par son milieu originel et son enfance. L'analyse marxiste de l'environnement relaie l'approche psychanalytique du contexte familial. 1. Berger en tire des pages brillantes sur le rôle de l'Espagne pré-féodale, paysanne et anarchiste dans l'art picassien. Il élabore également une théorie de l'enfant prodige dont nous donnons de larges extraits. Cette méthode a l'avantage de donner un contenu à l'analyse des formes. On pourra regretter toutefois que celle-ci n'ait pas été menée avec plus de rigueur : c'eût été le moyen de vérifier et corroborer des thèses où l'intuition seule fonde trop souvent la sociologie et la psychologie. Désinvolte, léger parfois, passionné toujours, le livre de J. Berger est ,cependant passionnant et s'il ne résout pas l'énigme Picasso, il a le mérite de bien la poser.
Deux traits frappent d'emblée lorsqu'on cherche à situer PicaSso : d'abord qu'il soit espagno~, ensuite qu'il ait ~té un enfant prodige et qu'il soit, dans la suite, demeuré prodigieux.
Picasso dessina avant de parler. A dix ans il copiait des moulages comme n'importe quel professeur de dessin. Le père de Picasso était un professeur d'art, provincial ; avant que son fjl<;; ait , atteint ses quatorze ans il lui donna sa propre palette et ses pinceaux, jurant que luimême ne peindrait plus jamais car son fils était devenu son maître. A quatorze ans juste le garçon entrait dans les classes supérieures de l'Ecole d'Art de Barcelone: à l'examen, il avait terminé en une journée les épreuves de dessin pour lesquelles on accordait d'ordinaire un mois aux candidats. A seize ans il était admis avec tous les honneurs à l'Académie royale de Madrid et il ne lui restait plus aucune distinction académique à acquérir. Encore adolescent n avait donc assumé la succession professionnelle de son père et épuisé les possibilités pédagogiques de son pays ...
Personue n'a encore expliqué d'où l'enfant prodige tire sa virtuosité et ses connaissances ••. Pour l'imagination populaire, le prodige -
1. Succès et ëchee de Picasso, Penguin Books 1965.
16
Picasso: Femme à la guitare « Ma jolie », 1912.
enfant ou adulte - a toujours été doué de pouvoirs magiques ou surnaturels ...
Quant au prodige lui-même, son pouvoir lui semble également mystérieux dans la mesure où il lui échoit sans effort de sa part ...
Le fait que Picasso ait été un enfant prodige a marqué son attitude à l'égard de l'art, sa vie durant. C'est là une des raisons pour lesquelles il est fasciné par sa propre créativité et lui accorde plus de valeur qu'à ce qu'il crée. C'est pourquoi il considère l'art comme appartenant à la nature.
« Chacun veut comprendre l'art. Pourquoi ne pas chercher à comprendre les chants d'un
. ? ozseau .... » Ces lignes de Picasso sont une protestation
de bon sens contre toutes les constructions intellectuelles dont la prétention a enveloppé une partie de l'art contemporain. Mais elles sont aussi pour Picasso la justification de son propre génie tel qu'il le conçoit. Il fait de l'art comme un oiseau chante. Pour lui, comprendre n'a rien à voir avec l'art; c'est en fait un obstacle, presqu'une menace.
« Je ne peux guère comprendre l'importance attribuée au mot recherche dans la peinture moderne. A mon avis, chercher ne signifie rien en peinture, l'affaire est de trouver. »
Cette remarque de 1923, sans doute la plus souvent citée parmi les commentaires de Picasso, n'a cessé d'intriguer depuis lors. Elle est manifestement inexacte en ce qui concerne la peinture moderne en général. Car c'est sans conteste un esprit de recherche qui a inspiré Cézanne, Seurat, Mondrian, Klee. Picasso avaitil simplement l'intention de choquer ? Picasso ne fait pas de paradoxes pour le plaisir : son expérience entière est de nature paradoxale ... Lui-même a fait de l'art sans chercher, trouvé son propre génie sans en avoir eu l'intention ...
Il se donne entièrement à ridée ou au moment présent. Le passé, le futur des objectifs, le jeu des causes et des effets, tout est abandonné. Il se soumet entièrement à l'expérience du moment. Tout ce qu'il a pu faire ou réaliser compte dans la seule mesure où cela concerne ce qu'il est en ce moment précis de soumission.
Voilà le résultat positif du mystère au centre
Picasso
. duquel a baigné l'enfance de Picasso. C'est en révérant ce mystère qu'il est devenu l'artiste de notre temps doué de la plus grande puissance d'expression. Mais il faut aussi mentionner les conséquences négatives ... Picasso nie le pouvoir de la raison. Il refuse le lien causal entre recherche et découverte. Il conteste qu'il puisse y avoir un développement en art. Il déteste les théories et les explications... Il veut échapper à l'emprise de l'évidence. On dirait qu'il a eu peur d'apprendre. (Sans doute est-ce le lieu de noter qu'il est l'un des rares peintres modernes à n'avoir jamais enseigné.) Certes il est toujours disposé à apprendre une nouvelle technique - poterie, lithographie, soudure -mais dès qu'il la possède il a besoin d'en rejeter et d'en contester les lois. De là son merveilleux pouvoir d'improvisation et aussi sa verve qui ne respecte rien. Mais aussi excitants qu'en soient les résultats, ce besoin trahit pourtant un état de malaise... Il me semble étrange que l'histoire du père de Picasso donnant sa palette et ses brosses à son fils de quatorze ans et jurant de ne plus jamais peindre n'ait pas soulevé plus d'attention ... Est-il vraisemblable qu'un garçon puisse jamais croire à la notion de progression régulière après qu'à l'âge de la puberté son père lui a soudain offert sa place et s'est incliné devant lui? Dans la mesure même où tel est le souhait profond de tout jeune garçon, cet événement ne devait-il pas l'inciter à croire en la magie ? Pourtant - et encore une fois parce qu'il avait souhaité que les choses se passassent ainsi - n'est-il pas alors voué à la culpabilité? Le meilleur moyen d'échapper à cette culpabilité n'est-il pas, évidemment, de refuser toute valeur à la lente maturation et à l'expérience de son père: seul compte le pouvoir mystérieux qu'il perçoit au tréfonds de luimême ... Mjlis ce n'est là qu'une échappatoire: Picasso continuera de redouter les explications et les discussions relatives à la façon dont il s'est débarrassé de son père ...
On peut ne pas accepter cette explication ni ses fondements psychanalytiques. L'important demeure que corollairement à la prise de conscience de ses dons prodigieux, Picasso soit demeur~ sceptique ou plein de suspicion à l'égard de la pensée discursive et du savoir ...
L'œuvre de Picasso n'est pas divisible en étapes, car celles-ci impliqueraient une destination, une évolution, un objectif logique, elle consiste en métamorphoses, transformations soudaines et inexplicables. Aussi, malgré les .apparences, l'œuvre a conservé inchangée et intacte sa première vision, la vision du jeune Picasso en Espagne.
La seule période au cours de laquelle l'œuvre de Picasso ait connu une évolution, un développement logique, est la période du cubisme, entre 1901 et 1914 : c'est la grande exception de la vie de Picasso... Il est resté jeune précisément parce qu'il n'a pas évolué ... son génie - auquel il lui fallait se fier - est devenu une barrière contre les influences extérieures - et même une barrière contre tout projet personnel, conscient et organisé. Il s'est entièrement remis au· pouvoir de ce génie, dans un éternel présent.
Le cubisme
En 1907, Picasso rencontra Braque. L'histoire du cubisme est le résultat de cette rencontre ... Entre 1907 et 1914, le cubisme transforma Picasso, ou plutôt ce furent Paris et l'Europe qui le transformèrent. Transformer est peut-être trop fort: le cubisme donna à Picasso la possibilité de sortir de lui-même, «le transformer sa nostalgie en un plaidoyer passionné. non plus pour le passé, mais pour le futur. Et
l'enfant prodige
cela bien que Picasso soit effectivement l'un des créateurs du cubisme ...
Le cubisme fit bien plus qu'accroître le langage de l'art, comme ce fut le cas de l'impres. sionnisme, par exemple. TI représente tout autre chose qu'une révolte stylistique contre un état précédent. Le cubisme a changé la nature des relations entre l'image et la réalité ... Sa pleine signification historique est rarement comprise ... Le dadaïsme et le surréalisme furent le résultat de la guerre de 1914. Le cubisme n'était possible que parce qu'une telle guerre n'avait pâs encore été imaginée. .
Les cubistes furent les derniers optimistes de l'art occidental et par là même leur œuvre représente encore aujourd'hui le mode de vision le plus élaboré qui ait jamais été conçu. C'est vers le cubisme que les prochains novateurs sérieux devront se tourner. Quand viendra l'heure de dresser le bilan complet du cubisme, il ne sera plus possible d'expliquer ce mouvement en seuls termes de génie personnel. La comparaison avec les débuts de la Renaissance s'imposera de nouveau ...
Au printemps de l'année 1907, Picasso peignit les Demoiselles d'Avignon... Blasés. par l'insolence de tant d'œuvres récentes, nous avons probablement tendance à sous-estimer la brutalité des Demoiselles. D'emblée, les amis de Picasso qui, à l'époque, virent le tableau dans son atelier (il ne fut exposé au public qu'en 1937) furent tous choqués. Cette toile était effectivement destinée à choquer... Plus tard l'art primitif servit à de nombreux autres usages el fut invoqué (lans d'innombrables discussions aussi confuses que sophistiquées. Ici, les «citations» de Picasso sont simples, directes, affectives. L'artiste n'est nullement concerné par des problèmes de forme. Son seul propos est de jeter un défi à la civilisation. Les dislocations de cette œuvre proviennent d'une agression et non d'une esthétique; on ne peut, en peinture, approcher plus près de l'outrage ... les Demoiselles n'est pas, en esprit, bien éloigné du discours prononcé par l'anarchiste Lerroux à Barcelone, l'année précédente: « Entrez et mettez à sac la civilisation décadente, détruisez ses temples ... »
Si je souligne la violence et le caractère iconoclaste de cette peinture, c'est qu'elle est d'ordinaire célébrée comme un grand exercice de style, point de départ du cubisme. Tel fut le cas, certes, mais dans la mesure où ce tableau incita Braque à peindre, vers la fin de l'année, sa . propre réponse, bien plus formaliste, aux Demoiselles. Peu de temps après, Picasso et Braque travaillaient comme deux alpinistes encordés à la même corde. Mais, par lui-même, jamais ce tableau n'aurait conduit Picasso au cubisme ... TI n'a rien à voir avec cette vision de l'avenir qui fut l'essence du cubisme.
Néanmoins, les Demoiselles marque bien le commencement de la grande période d'exception dans la vie de Picasso ... A l'encontre d'aucun autre tableau antérieur de l'artiste .on n'y décèle pas la moindre trace de virtuosité ... la fureur de peindre semble, par son intensité, avoir détruit les dons du peintre ...
Autre fait remarquable, jusqu'à 1907, Picasso a suivi en peinture sa propre route, solitaire. TI n'a pas exercé d'influence sur ses contemporains à Paris et ne semble guère avoir été influencé par eux. Après les Demoiselles d'Avignon, il est devenu partie intégrante d'un groupe. D'un groupe dont les membres, s'ils n'avaient pas formulé de programme, travaillaient cependant dans la même direction. C'est la seule période de la vie de Picasso où son travail ressemble effectivement à celui d'autres peintres contemporains. C'est la seule période de sa vie où son œuvre témoigne d'un déve-
La Quinzaine littéraire, 15 au 30 novembre 1966
loppement constant, de 1908 au Violon de 1913 - période d'exaltation, mais aussi période de certitude et de sécurité. Elle marque sans doute le seul moment où Picasso se soit complètement senti « chez lui». C'est de cette époque autant que de l'Espagne qu'il a, depuis, été exilé.
La quête du sujet
La contribution de Picasso à notre culture à travers des œuvres comme le Miroir, de 1932, où la Pleureuse, de 1937, est considérable. TI nous a révélé la sens'ation comme aucun autre artiste et il a ouvert le langage de la peinture de façon à lui permettre d'exprimer cette découverte. Mais de telles œuvres tirent leur sens de cela même qu'elles semblent miner ou détruire. Sans Poussin, Picasso n'aurait pas de sens ... Ses œuvres, en apparence si libres, sont autant d'hommages rendus à la tradition européenne ' du dessin ...
Le succès de Picasso, nous l'avons vu, a peu à voir avec son œuvre. TI est le résultat de l'idée du génie qu'elle évoque. Et cette idée est acceptable parce que familière, léguée par le romantisme et les révolutions qui - une fois heureusement dépassées - sont aujourd'hui admirées de tous. Le génie de Picasso apparaît sauvage, iconoclaste, sans mesure, insatiable, libre. Le peintre est à cet égard comparable ~ Berlioz, Garibaldi ou Victor Hugo.
Le génie du xx· siècle - que l'on songe à Lénine, Brecht ou Bartok - est un type
Picasso: Composition, 1918.
humain bien différent. TI aurait presque besoin d'anonymat: il est calme, logique, contrôlé et très conscient de la puissance des forces qui règnent hors de lui. C'est à peu près l'exact opposé de Picasso.
Finalement nous commençons à entrevoir le problème fondamental de Picasso: problème qui a été si bien masqué que presque personne ne l'a reconnu. Imaginez un artiste exilé de son pays natal; appartenant à un autre siècle ; condamnant la corruption de la société où il vit au nom des valeurs naturelles et primitives auxquelles appartient son propre génie ; assuré par là même d'une entière autonomie, mais condamné à poursuivre son travail sans relâche pour se prouver soi-même à soi-même. Quel
sera son problème? Sur le plan humain, la solitude. Mais comment traduire cette solitude en termes d'art? Elle signifie ne pas savoir quoi 'peindre, se trouver à court de sujets: non pas d'émotions, de sentiments ou de sensations, mais de sujets pour les accueillir. Tel a été le problème de Picasso : se poser la question « que vais-je peindre? » et être condamné à toujours y répondre par ses seuls moyens ...
Quand Picasso a trouvé ses sujets, il a produit des chefs-d'œuvre. Dans le cas inverse, il a produit des tableaux qui, un jour, se révéleront absurdes. Ils le sont déjà, mais personne n'a le courage de le dire par crainte d'encourager le philistinisme ...
Mis à part la p~riode cubiste, presque toutes les peintures réussies appartiennent à l'époque située entre 1931 et 1942 ou 1943 ... C'est alors que le peintre trouva ses sujets avec le plus de bonheur. Ils étaient liés à deux expériences personnelles intenses: un amour passionné et le triomphe du fascisme, d'abord en Espagne, puis en Europe ...
Le déclin
On peut entrevoir l'horreur montante des quinze dernières années de la vie de Picasso, entre les lignes de ceux qui, après avoir été visiter le monument, ont écrit leurs impressions pour les journaux. Ils n'ont à offrir que du bavardage. Un critique aussi sérieux que John Richardson en est réduit à décrire les vêtements que porte Picasso et ce qu'il mange pour son petit Mjeuner. A la fin on est bien forcé d'admettre qu'il n'y a rien d'autre à rapporter ...
Aussi favorablement qu'on juge le travail de Picasso depuis 1945, il est impossible d'y découvrir aucun progrès par rapport aux œuvres antérieures. Pour moi, c'est un déclin ... Mais même si je me trompe, il faut bien noter un fait extraordinaire: la majorité des travaux importants de la vieillesse de Picasso sont des variations sur des thèmes empruntés à d'autres peintres. Malgré leur intérêt, ce sont seulement des exercices, que l'on attendrait d'un jeune homme studieux mais non d'un vieil homme libre enfin d'être soi-même.
On prétend souvent que Delacroix ou Velasquez sont seulement pour Picasso un point de départ. Du point de vue de la forme, c'est exact: Picasso reconstruit souvent le tableau entier. Mais, du point de vue du contenu, le tableau original ne constitue même pas un point de départ. Picasso le vide de tout contenu propre pour se trouver incapable d'en découvrir un autre par lui-même ... Et s'il persiste alors quelque trace de fureur ou de passion, c'est la réaction de l'artiste condamné à peindre en n'ayant rien à dire.
Remarquez dans sa variation sur le Velasquez la violence des déformations et des translations ... Violence déployée seulement' pour piller Velasquez, pour l'honorer peut-être aussi tout en le pillant, peut-être pour lui demander protection, une fois encore, comme un enfant. Velasquez est si facilement lui-même dans sa propre peinture, sa présence est si formidable dans celle Je Picasso qu'il pourrait bien être une figure de père. Peut-être que le vieil homme Picasso revient ici au titre d'enfant prodige, pour rendre la palette et les brosses qu'il conquit avec trop de facilité à l'âge de 14 ans. Peut-être les M énines sont-elles, de la part de Picasso, un complet aveu de faillite. En tout cas ni les M énines ni aucune autre de ses dernières toiles ne correspondent à ce qu'on peut attendre de l'eXpérience d'un peintre âgé, enfin en mesure d'être soi-même.
John Berger (droits réservés)
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LIVRES POUR L'AFRIQUE
Il semble que l'on envisage sérieusement, chez Hachette, d'abandonner la publication de la collection Je sais tout destinée à l'Afrique et qui, depuis le mois de juin 1965, a publié cinq titres : le Football, le Vélomoteur, le Café, le Jazz, et Ecrire sans fautes.
Le groupe ADEC (Association pour le Développement éducatif et culturel) constitué par plusieurs éditeurs françaiS en 1965, dans le but de publier des livres spécialement conçus pour les Africains et diffusés dans l'Afrique francophone a dû -renoncer à ses projets depuis quelque temps après avoir produit seulement cinq titres: la Mer et les Hommes, de D. Halevy et A. Mahé; le Citoyen dans la nation de Laye Amo; la Bicyclette, de Jacques Besset; Du tam-tam au té:léscripteur, de Michel Reboux; et Littérature africaine d'hier et de . demain de Roland Colin.
Ces ouvrages étaient censés former les premiers ·volumes des cinq séries d'une vaste collection AfriqueUnivers.
La vente en Afrique?
Il est facile de voir les différences qui existent entre les deux collections: la première se voulait plus intellectuelle (la présentation en était d'ailleurs assez élégante, format allongé et beau papier). la deuxième est au contraire très populaire (format de poche classique, présentation moins SOignée). Elles ont pourtant un point commun: l'abandon de l'une et les projets d'abandon de l'autre.
Il est néanmoins intéressant de noter que le Football et Ecrire· sans fautes (Hachette) sont épuisés.
L'exploitation de livres en Afrique n'est, en effet, que fort peu rentable. Même le livre de poche semble trop onéreux pour les Africains. Chaque volume produit doit, pour se vendre, coûter moins de 100 CFA, soit 2 F, encore ce prix est-il déjà élevé - l'idéal étant de mettre le livre au prix de 50 CFA (1 F).
L'ADEC avait fixé le prix à 75 CFA (1,50 F) pour un tirage de 10.000 exemplaires et n'y parvenait que· grâce à une subvention de 1 F par volume vendu, fournie par le ministère de la Coopération. Lorsque ce ministère a cessé de financer l'édition pour faire porter son effort sur les livres scolaires, l'entreprise a dû être abandonnée.
Hachette qui vend ses livres à 85 CFA (1,70 F) pour des tirages de 3 000 exemplaires ne peut évidemment par obtenir un succès plus intéressant.
. Les difficultés qui s'opposent à la vente de livres en Afrique sont en effet multiples: impossibilité, bien souvent, de trouver des points (Je vente dans l'intérieur de chaque pays (ce qui limite la vente aux librairies des grandes villes); faiblesse du revenu de l'Africain; mentalité de ce dernier, qui cherche avant tout le livre utile à ses études dans la perspective de quelque examen; pourcentage élevé d'analphabétisme; absence d'études de marché sérieuses, etc.
Livre. de cla •••
En revanche, les livres de classe français continuent de trouver des débouchés importants et un vaste public.
C'est notamment en 1962 que s'est créé l'IPAM (Institut pédagogique africain et malgache), qui groupe quatre éditeurs: Jstra, P.U.F., Larousse et Hachette,
Istra, maison d'origine strasbourgeoise, qui avait, au lendemain de la guerre de 1914, diffusé en Alsace des manuels d'enseignement du françaiS destinés aux enfants dont la langue maternelle était l'allemand, a adapté ses méthodes pédagogiques à l'Afrique dès 1927. Le succès de la série Mamadou et Rineta est confirmé par une vente de 100.000 à 300.000 exemplaires par an.
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SCIENCES
Georges Charbonnier Entretiens avec Pierre Aigrain sur l'homme de science dans la société contemporaine Coll. A la Pensée P.U.F. éd., 132 p.
Personne ne peut rester à l'écoute de la radio vingt-quatre heures sur vingt. quatre et l'on regrette souvent d'avoir justement manqué ce que l'on aurait voulu écouter. Lorsqu'il s'agit d'entretiens avec une personnalité éminente et sur un sujet de première importance, on. ne peut donc accueillir que favorablement l'édition en volume. Toutes les conditions sont ici réunies: M. Pierre Aigrain est un physicien de talent qui était professeur à la faculté des Sciences de Paris et qui est devenu depuis deux ou trois ans directeur général des Enseignements supérieurs au ministère de l'Education nationale ; les hommes de science ont un p·oids croissant dans la société contemporaine et discuter de leur situation et de 4lur rôle doit ou devrait nous amener à réfléchir sur certains aspects essentiels de l'évolution du monde.
Ces douze entretiens (chacun occupe une dizaine de pages) ne manquent pas d'aborder quelques sujets brûlants: la place de l'homme de science dans notre société, le rôle de l'homme de science dans la décision rationnelle qui pourrait être envisagée au niveau gouvernemental, le statut des chercheurs, les problèmes de la vocation scientifique et de la formation des jeunes chercheurs, enfin quelques échanges de paroles sur l'épistémologie et sur la philosophie des sciences. Mais, à écouter nos interlocuteurs, rien ne brûle; c'est une conversation de salon, riche en banales généralités. Une ou deux exceptions honorables, tout au plus, et qui nous font d'autant plus regretter que des faits précis soient si rarement invoqués. M. Aigrain nous livre quelques souvenirs personnels qui éclairent son passage de la carrière d'officier de marine à celle de physicien et de chercheur (dommage qu'il ne nous en dise pas plus long ensuite sur ses propres travaux de physicien). Il nous cite l'exemple de Land, l'homme des polaroïds, opticien et industriel, qui déclare: « S'il n'y a pas plus de jeunes qui, d'eux-mêmes, veulent se lancer dans un sujet de recherche dont ils ont l'idée, c'est que nous les en empêchons»; ce que je rapproche de la constatation, souvent faite dans l'enseignement élémentaire, que l'enfant a peu de goût pour les mathématiques si on le sous-alimente .dans ce domaine. Mais combien de cas où M. Aigrain préfère s'exprimer ainsi: « Si VolU
prenez telle décision, cela aura probablement telle' . conséqu~nce...» .
Même dans la forme, d'ailleurs, l'édition ne répare pas des négligences qui pouvaient être excusables au cours de l'improvisation radiophonique: « Voilà donc deux
La science telle qu'on en parle
idées fausses qui sont, l'une et l'autre, fondées sur des faits incontestables, mais ne représentent qu'une partie de la vérité. » N'insistons pas, ces messieurs écrivent ici comme ils parlent et l'on ne rencontre pas le neveau de Rameau tous les matins.
Et peu nous importeraient des imperfections de forme si les sujets à débattre l'étaient vraiment, si le cadre des préoccupations des interlocuteurs était précisé. Se limitent-ils à la situation de la reM cherche scientifique en France? De la part de l'administrateur qu'est devenu M. Aigrain, ce serait assez normal, mais les rares fois où ses propos dépassent celui des banalités d'administrateur, c'est pour donner des indications sur la recherche aux U.S.A. Et sur la formation des. scientifiques, en France, sur la dualité facultés~ grandes écoles qui handicape cette formation de façon primordiale, pas un mot. Rien non plus sur le rôle des hommes de science dans le gouvernement, l'actuel ou tel ancien, le Français ou tel autre. C. P. Snow, dans ses conférences à Harvard ( éditées sous le titre Science and Government, Harvard University Press, 1961), était autrement incisif et précis sur le conflit Tizard . Lindemann qui devait
Chercheurs chimistes.
PHILOSOPHIE
M. Lichtheim Marxism in modern France Columbia University Press (New York, Londres), 212 p.
Voilà une des rares tentatives intéressantes pour interpréter la crise du marxisme en France, ou plutôt la nouvelle problématique sociale issue d'une réévaluation du marxisme depuis 1950. (On regret. te que l'auteur n'emploie jamais le mot « problème », si fréquent chez les écrivains français, et qui est plus caractéristique que ceux de crise ou de révision.) D'après l'auteur, cette crise résulte avant tout de la métamorphose industrielle récente de la France : intervention de l'Etat dans tous les secteurs de la vie sociale, planification, réduction des antagonismes de classes théoriques (prolétariat salarié et capitalisme privé) à des hiérarchies mal équilibrées de fonctions où domine une technocratie. Sur . ce thème, il situe les controverses philosophiques, voire littéraires, les discussions politiques, les tentatives d'élaboration théorique, les réexamens historiques.
Dans l'ensemble, M. Lichtheim est bien i.irlormé, et son livre est une utile contribution à l'évolution de la pensée sociale en France. Cependant, certaines erreurs sont un peu inquiétantes. P. 158, l'auteur écrit : « Quand Lénine définit en 1920 le communisme comme « l'électrification plus les soviets », il en revenait inconsciemment à Saint-Simon [ ... ] La dictature staliniste, avec son exaltation de l'ingénieur, était saint-simonienne jusqu'à la moelle, et fut à très juste titre applaudie par de nombreux polytechniciens, dont certains, dans leur enthousiasme, allèrent même jusqu'à l'adhésion au parti communiste. » Lénine a écrit juste le contraire: « les soviets, p~us l'électrification ... » Les soviets d'abord! Et M. Lichtheim pourrait-il citer le nom· d'un seul polytechnicien qui ait applaudi à la dictature staliniste et adhéré au P.C.F. ? P. 197, M. Lichtheim écrit que Marx ne partageait pas les « illusions » d'Engels sur la dialectique de la nature et qu'il « n'aurait pas perdu son temps à tenter de construire un système d'ensemble pour prendre la place de Hegel ». Bien entendu, il n'eut jamais l'ambition de construire un système philosophique à la Hegel ! Mais Engels non plus. D'autre part, il est avéré par leur correspondance que Marx et Engels (en 1858, 1860, 1870, 1873 ... ) ont souvent discuté de
1 l'élaboration d'une dialectique naturelle, expérimentale . et synthétique. J'ai clairement exposé ces dis-
orienter l'effort de guerre de la 1
Grande-Bretagne aux heures déci· sives de la dernière guerre. .
Mais nos hommes du monde ne veulent faire de peine à personne. Le lecteur n'en éprouvera d'ailleurs pas à les suivre: on ne l'en· traîne ni haut, ni loin. Les sujets abordés restent à traiter.
Gilbert Walusinski
cussions dans ma préface à la Dialectique de la nature (Paris, 1950).
Ces remarques, auxquelles je pourrais joindre bien d'autres du même genre, montrent la difficul· té de la méthode d'exposition choisie par M. Lichtheim. Dans une première partie, il définit les ten-
• Crise du marXl.slD.e en France
dances du socialisme et du syndicalisme français d'après leurs principaux théoriciens, puis caractérise la grande scission entre communistes (modèle soviétique) et socialistes (modèle démocratique bourgeois), entre 1918 et 1939. Dans la seconde partie, il fait le tableau de la transformation de la théorie marxiste ( débats philosophiques), des rapports entre l'Etat et la société (mutation industrielle et p0-litique), à partir des livres et articles de revues qui les interprètent, dans un sens conservateur ou novateur. Cette méthode a plusieurs inconvénients. D'abord, elle conduit à donner une valeur excessive à des publications littéraires qui ne laissent guère de trace, ce qui provoque un certain déséquilibre dans l'importance accordée aux thèmes recensés. Ensuite, les événements et le mouvement ouvrier et socialiste réel passent au second plan, et l'on ne comprend pas facilement pourquoi certains problèmes ont surgi à un certain moment.
En prenant comme fil conducteur une suite de publications, l'auteur donne l'impression de ne pas toujours comprendre quelle sorte de déterminisme est sous-jacent au reclassement des idées politiques et sociales (ou même philosophiques) qu'il étudie. Le lecteur français y pouvoira instinctivement, mais le lecteur étranger risque de s'y tromper. Il aurait été , préférable de décrire les grands cadres historiques de la nouvelle problématique sociale française depuis 1940-1945, puis d'examiner en quoi les traditions, du soèialisme, du marxisme ou du syndicalisme y faisaient obstacle - si c'est le cas - et comment ont surgi des tendances nouvelles qui permettent en eHet de distinguer aujo!ll"d'hui les prodromes d'un néo-manisme, ou d'un socialisme rénové.
Bien des idées que M. Lichtheim esquisse avec finesse et perspicacité auraient pu trouver ainsi des développements plus approfondis. En particulier, il se serait aperçu
La Quinzaine UttéraÏle, 1S _ 30 _'- 1966
que les influences venues de l'extérieur ont joué un rôle essentiel, peut-être central, dans la crise présente du marxisme ' en France. M. Lichtheim écrit que la France est toujours le laboratoire politique de l'Europe. C'est un jugement très flatteur pour les Français, mais un peu trop traditionnel. Disons que les Français ont aujourd'hui une aptitude assez raffinée à s'assimiler et reforger des idées politiques et sociales venues d'ailleurs. C'est d'autant plus vrai que la France (bourgeoise et ouvrière) n'est plus aujourd'hui dans le monde, en dépit des grandiloquences du gaullisme, ce qu'elle fut. M. Lichtheim note la résurgence de l'intérêt, en France, pour la tradition hégelienne, y compris l'hégelianisme de la jeunesse de Marx, sans parler de l'intérêt persistant pour Nietzsche ou de l'influence plus récente de Husserl et de Heidegger. Mais il aurait fallu mettre en valeur bien d'autres influences, moins littéraires et philosophiques peut-être, mais liées à des bouleversements sociaux et politiques plus importants en Europe et dans le monde. De ce point de vue, la thèse de M. Lichtheim, ou du moins l'idée qu'il se fait du centre des nouvelles préoccupations du marxisme en France, apparaît un peu étroite. Il voit dans l'évolution française depuis 1950 une originalité qui me paraît discutable, du moins jusqu'à présent. Peut-être est-ce la liberté des débats politiques en France et la conjonction bien traditionnelle dans ce pays, entre la littérature et la politique, qui l'incitent à souligner cette originalité. Mais si l'on replace la crise et l'évolution du marxisme français dans le' cadre des transformations internationales, on s'apercevra facilement que celles-ci sont aussi déterminantes que les métamorphoses internes du système politique et économique de la France métropolitaine.
On élargirait la portée et le sens des conclusions de M. Lichtheim, intéressantes en elles-mêmes, si l'on ajoutait, aux thèmes qu'il a traités dans la seconde partie de son ouvrage, l'étude d'événements qu'il ne fait qu'effleurer, ou même dont il ne tient pas compte. Ces événements peuvent être envisagés à partir de la crise française ellemême. Il faudrait examiner les suivants, que je me borne à énumérer : la fin de la puissance colonisatrice et impérialiste traditionnelle de la France, tant outre-mer CJ1!'en Europe orientale, après plusieurs guerres perdues et plusie~ révolutions réussies; la recherche de l'intégration dans une Europe unie, au moins dans l'Occident européen; les nouveaux rapports instaurés avec les Etats-Unis d'Amérique et le formidable impact de ceux-ci sur la vie industrielle, scientifique, économique et même littéraire française; la crise du système soviétique depuis la mort de Staline, et le retour du post-stali-
nisme à une sorte d'empirisme bureaucratique; l'émancipation de l'Asie et les formes de la révolution chinoise, y compris l'antagonisme de celle-ci avec l'U.R.s.s. Je ne cite là que les transformatioDs principales.
Le côté positif de la crise du marxisme français, surtout depuis 1960, c'est en quelque sorte l'enthousiasme et l'esprit juvénile avec lesquels celui-ci a accueilli ces événements en y puisant les éléments de son propre renouveau. De ce point de vue, il peut être intéressant de caractériser, comme le fait M. Lichtheim, l'évolution du parti
. communiste français par une stérilité, une impuissance et un conformisme qui reflètent l'état présent du « modèle soviétique ». De même, les tendances « gauchistes », qui vont jusqu'à la négation du rôle des partis, sinon des syndicats, peuvenf être mises en relation directe avec les tendances « chinoises » du mouvement ouvrier. Mais on peut aussi se demander si les « révisionnistes » (notamment ceux du parti socialiste unifié), qui semblent avoir les sympathies de M. Lichtheim, ne puisent pas une bonne partie de leurs idées dans l'~éricanisation (industrialisation) de la vie économique. tout autant que dans les tentatives de planification purement française. En ce sens, on pourrait dire que
' la crise du marxisme en France exprime dans une large mesure la conscience subite que le mouvement ouvrier et socialiste a prise de son retard sur l'évolution mondiale. C'est dans la conscience de ce décalage que les « révisionnistes » de différents types puisent au jourd'hui leurs principales forces. Depuis quelques années, le thème de « l'autogestion » est venu s'ajouter à ceux qu'examine M. Lichtheim, supplantant la vieille discussion philosophique sur « l'aliénation lI. Mais il est bien évident que ce thème a été fortement impulsé en France par les crises de 1956 en Pologne et en Hongrie, puis par l'expérience yougoslave et algérienne dans ce domaine.
Le livre de M. Lichtheim a le mérite, grâce à une information soigneuse sur les polémiques des récentes années, de permettre une réflexion utile sur ces différents points. L'Une des conclusions que j'en tire, en tenant compte des remarques précédentes, c'est que le marxisme rénové qui se dessine en France prendra toute sa force lorsqu'il débordera les frontières françaises pour se souder aux efforts d'invention politique et sociale qui sont menés dans toute l'Europe, sans parler des mouvements nouveaux à l'échelle mondiale. On peut dire que la crise du marxisme est un phénomène international. Elle ne se résoudra pas en France par ses propres forces, même si elle y prend des formes particulières; et la même chose peut être dite de chacun des pays européens.
Pierre Naville
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POLITIQUE
Malcolm X Le Pouvoir noir Préface de Claude Julien Maspero éd., 264 p.
De toutes les figures récentes de l'histoire américaine, il n'en est guère de plus méconnue en France que celle de Malcolm Little, dit Malcolm X. Il suffit de relire les commentaires publiés dans les journaux français au lendemain de sa mort. C'est chaque fois la même peinture d'un seul trait: il était l'homme de la haine et de la violence.
Il suffisait pourtant d'avoir vu une seule fois cet homme grave au teint très clair, à la chevelure rousse, au maintien austère pour comprendre que ce n'était pas si simple. Le recueil de quelques-uns de ses discours et de ses interviews nous le confirme: la position de Malcolm X n'a pas été monolithique, comme tout le monde a tenté de nous le faire croire. Jusqu'à son dernier jour, il a tenté de cerner la réalité au plus près.
En ce sens, ce recueil est très important: l'action de Malcolm X fut, en effet, surtout verbale. Il tenait un meeting presque quotidiennemcnt et ne perdait pas une occasion de plaider sa cause devant les caméras des différentes chaînes de télévision. Ce livre représente même l'essentiel de son œuvre non seulement de doctrinaire, mais aussi de militant. Et son évolution ne laisse pas d'être passionnante pour qui s'étonne de voir son audience, depuis sa mort, augmenter de jour en jour.
En fait, s'il devait, lors de ses derniers discours, se montrer de plus en plus violent à l'égard des Black Muslims, il leur devait tout. Il était l'un de ceux à qui ce mouvement terroriste avait rendu sa dignité d'homme alors qu'il était en prison. Il abandonna la drogue et se consacra, corps et âme, à la « cause ». Il en épousa les idées ségrégationnistes et terroristes. Le Blanc était le diable. Il fallait refuser la religion chrétienne parce qu'elle était une émanation de la civilisation blanche. Il choisit l'islam.
Mais il s'était donné avec trop de fougue et de sérieux pour ne pas être rapidement déçu par le simplisme de la position d'Elijah Muhammad. A l'exception du premier
. texte, le Pouvoir noir concerne l'époque où il fut le chef de file du mouvement qu'il avait créé, l'Organization of Afro-American Unit y, soit en tout moins d'un an. Dans son premier discours, le 9 novembre 1963, alors qu'il était le plus fidèle lieutenant de Muhammad, il proclamait: « Nous avons un ennemi commun. Nous avons ceci en commun: le même oppresseur, le même exploiteur et le même discriminateur. Mais une fois que nous aurons tous -compris que nous avons le même ennemi, nous nous unirons - sur la base de ce que
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• Pouvoir nOIr
Au cours d'un meeting: Malcolm X (à gauche).
nous avons de commun. Et ce que nous avons en commun avant tout le reste, c'est cet ennemi - l'homme blanc. Il est notre ennemi à tous. Je sais qu'il en est parmi vous qui pensent que certains Blancs ne sont pas nos ennemis. Qui vivra verra. » (p. 37). Le 25 février 1965, quatre jours après sa mort, paraissait un interview dans laquelle Malcolm X déclarait : « Nous, nationalistes, avions coutume de nous croire militants alors que: nous n'étions que des dogmatiques. [ ... ] A mon sens, il est plus intelligent de dire que l'on va tirer sur un homme en raison de ses actes que de le faire parce que cet homme est blanc. En vous prenant à lui parce qu'il est blanc, vous ne lui laissez pas d'issue. Il lui est impossible de cesser d'être blanc. [ ... ] Je ne me soucie pas de l'aspect ni de l'origine des gens. » (P. 251.)
Entre-temps, il avait fait un long voyage en Afrique et en Europe. Il y avait découvert des révolutionnaires « aux yeuX bleus ». Et l'expression « nationalisme noir », par exemple, disparut de son vocabulaire. Et il avait abandonné plusieurs positions simplement calquées sur celle des Black Muslims. Les idées d'Elijah Muhammad avaient été pour lui le catalyseur nécessaire pour rompre avec son passé. Malcolm X étant ce qu'il était, ce catalyseur n'avait été efficace que parce qu'il était violent. Puis il avait pris conscience de la 'complexité des problèmes et il avait émis quelques propositions de base qui pourront nous sembler simples mais qui, dans le contexte des EtatsUnis, ont semblé explosives :
1. Les Noirs représentent aux Etats-Unis une force de 22 millions d'individus. Ils n'ont donc aucun complexe d'infériorité à avoir, d'au~ tant qu'ils ont défendu la terre américaine contre les Allemands, les Japonais ou les Coréens. Ils ont le droit légal d'entrer dans une armurerie et d'acheter une arme. Les Noirs ne cherchent pas la violence mais si le Ku-Klux-Klan les attaque, les tue et s'il est ensuite absous par les tribunaux, la seule défense possible est de répondre à
' la violence par la violence. C'est ainsi qu'il s'opposa à Martin Luther King: « Si les dirigeants du mouvement non violent peuvent aller dans la communauté blanche enseigner la non-violence, fort bien, je suis d'accord. Mais tant qu'ils se borneront à enseigner la rton-violence dans la communauté noire, nous ne pourrons être d'accord. Nous croyons à l'égalité, et l'égalité, cela veut dire que ce que vous mettez là, vous devez également le mettre ici. }) (P. 179.)
2. De la puissance au pouvoir, il n'y a qu'un pas, mais, pour franchir ce pas, il faut être uni : « Que nous soyons chrétiens, musulmans, nationalistes, agnostiques ou athées, nous devons d'abord apprendre à oublier ce qui nous sépare. Si nous avons des divergences, discutons-les en privé; mais lorsque nous descendons dans la rue, qu'il n'y ait pas de su jet de controverse entre nous tant que nous n'aurons pas fini de discuter avec cet homme. Si le défunt président Kennedy a p. s'entendre avec Khroutchtchev et échanger du blé avec lui, nous
avons certainement plus de points d'açcord qu'ils n'en avaient. » (P. 59.)
3. La principale racine du racisme est économique : « M ontrezmoi le capitalisme, je vous montrerai le vautour... », clame-t-il dans l'un de ses discours (p. 155). Et il n 'hésite pas à se référer constamment à la Chine populaire, à Cuba, à l'Algérie, à toutes les nations africaines.
4. Les Noirs américains étant asservis pour des raisons essentiellement économiques, ils sont donc colonisés comme l'étaient, il y a encore peu de temps, les Noirs d'Afrique. Et Malcolm X en tirait une conclusion que personne avant lui n'avait encore tirée: « ••• nvtre problème doit être internationalisé. A présent, les nations d'Afrique expriment leurs pensées et lient le problème du racisme dans le Mississippi au problème du racisme au Congo, ainsi qu'au problème du racisme au Vietnam du Sud. » (P. 256.) Et il tenta - en vain - de porter le problème noir des EtatsUnis devant l'O.N.U.
Et pourtant, Malcolm X fut un homme seul. Il chercha désespérément des appuis, des partisans, de l'argent. Il y avait foule à ses meetings mais l'audace de ses positions effrayait les Noirs à qui depuis toujo:urs on enseigne la résignation_ Comme Lumumba, à qui on l'a souvent comparé, il prêcha souvent dans le désert. De plus son audience fut toujours limitée aux villes du NorcJ. (C'est du reste le seul reproche que l'on puisse adresser à la
remarquable préface de M. Claude Julien : les Noirs américains sont multiples. Les différences entre ceux du Sud - essentiellement ruraux - et ceux du Nord - confinés dans les ghettos - sont extrêmes. Et il est symptomatique que Martin Luther King n'ait pratiquement aucune influence à Harlem tandis que Malcolm X ne toucha jamais les Noirs du Sud.)
En fait, Malcolm X est venu et est mort trop tôt. Même si on ' le regrette, sa personnalité envahit aujourd'hui le conflit racial des Etats-Unis. Un homme comme Carmichael en est nourri. Le batteur Max Roch refuse l'appellation jazz et lui préfère « musique afroaméricaine ». Le saxophoniste-ténor Archie Shepp - qui est aussi dramaturge -, au milieu de chacun de ses concerts, s'empare du micro et récite son poème : Semper,
.semper Malcolm. LeRoi Jones' ne cesse de le citer. Ce ne sont là que des exemples spectaculaires. Malcolm X n'a jamais été aussi vivant. Et, à l'heure où le problème noir entre dans une phase très aiguë, où, des deux côtés, la violence gagne de jour en jour du terrain, le message de Malcolm X sera vraisemblablement l'un de ceux qui pèseront de tout leur poids dans l'affrontement.
Jean Wagner
Cette note était envoyée à l'imprimerie lorsque j'ai reçu l'Au'obiographie de Malcolm X (Grasset éd.) avec une préface de M. Daniel Guérin. Cette préface analyse la pensée et l'action politiques de Malcolm X en des termes qui recoupent les miens. Il semblerait même parfois que nous nous sommes concertés. Il n'en est évidemment rien. Mais c'est là la meilleure preuve que tous les hommes de bonne foi étudiant le cas du grand loader noir en arrivent aux mêmes conclusions.
Quant à l'Autobiographie, c'est un document de première importance pour celui qu'angoisse la question noire aux U.S.A. Elle est le complément indispensable au Pouvoir noir. C'est d'abord un portrait fascinant de Malcolm X qui se révèle paradoxalement américain jusqu'au bout des ongles, aussi pragmatique qu'idéaliste, aussi méfiant que naïf, aussi efficace que sincère. C'est aussi un document irremplaçable ' sur les méthodes de pénétration des Black Muslims, de leur succès spectaculaire dans la pègre (avec notamment la guérison «les · drogués sans la ~oindre thérapeutique médicale). Et c'est surtout l'itinéraire d'un homme, d'un colonisé qui rejette, l'un après l'autre, tous les masques que lui a imposés la servitude, jusqu'au dernier, celui de la haine. Et c'est à cette heurelà que ses adversaires ont choisi de l'assaAAÏner. TI venait d'écrire à un ami: « /e suis avant ·~ par-desslU 'ou, un êb-e humain et, à ce titre, je suis pour ce qui f5 bon pour ,'humanité dans son ensemble. »
ENTRETIEN
Il m'avait reçu, la première fois, avec rudesse... « Que voulez-vous encore savoir? Tout est dans mes livresl
• » J'insistai, lui rappelai son destin malheureux : adulé naguère, il n'était plus qu'un homme seul, livré aux attaques de ses ennemis qui, depuis cinquante ans, disposaient de tout l'appareil de leur propagande pour l'accuser, la gauche, d'avoir trahi les idéals de la révolution, les émigrés, d'avoir été le fourner du bolchevisme. Il était resté à m'écouter, planté comme un chêne, me barrant l'entrée de sa maison. A la fin son visage se radoucit.. « Allons, venez vous asseoir par là ... » Il me prit la main pour que je le conduise : à 86 ans, Alexandre Fedorovitch ne voyait plus.
Je lui racontai alors une merveilleuse histoire, celle de sa jeunesse révolutionnaire, de ses espérances; je lui rappelai tous ses discours à la Douma. Il m'interrompait fréquemment, ajoutant un détail, rectifiant une erreur, et, petit à petit, il enchaîna: Oui, c'était lui qui avait appelé les soldats à manifester devant la Douma, le 27 février 1917, jour de l'insurrection de Petrograd. Mais, au lieu de se solidariser avec le mouvement, les députés tergiversaient ; il avait fallu que lui, Kerenski, et Chkeidze, le leader ,menchevik, s'élancent audevant des manifestants pour les saluer au nom de l'assemblée. Plus tard, apprenant la formation d'un soviet, les députés s'étaient ravisés et avaient décidé de prendre le pouvoir. Mais cette fois, ce fut au tour des leaders socialistes de ne pas oser participer au gouvernement : ils disaient que la révolution était par nature « bourgeoise », faute de pouvoir réaliser leur programme, ils se seraient discrédités à assumer des responsabilités ministérielles. Kerenski se rappelait très bien tout cela. Vice-président du soviet, il s'était querellé avec ses « doctrinaires » et leur avait forcé la main en acceptant de devenir ministre de la Justice.
Entré dans le ' cabinet du prince Lvov comme « avocat de la démocratie », Kerenski n'avait rien d'un nihiliste. Il appartenait à la société cultivée de Petrograd, n'avait jamais connu les amertumes de l'exil, et, animé par le souci du bien public, il voulait se montrer homme de gouvernement dans les cadres d'un Etat politiquement rénové. Il rêvait pour la Russie d'un régime de type parlementaire, à l'occidentale, et voulait laisser à une assemblée constituante le soin de procéder à des réformes de structure. Etant donné la composition de la société russe, la paysannerie et le prolétariat des villes y délégueraient une majorité écrasante de révolutionnaires de toutes tendances. Le passage au socialisme se ferait ainsi dans la légalité et suivant les principes démocratiques qui étaient ceux de la bourgeoisie, la Russie donnant au monde l'exemple unique d'une révolution non sanglan-
r. ~ Iittéraüe. 15 _ 30 lIOVembre 1966
Kerenski s'explique
te. Mais pour iJU'une constituante élue selon ces principes pût se réunir, il fallait que tous les vainqueurs du joUr préparassent les modalités de son élection. L'opposition du soviet semblait à Kerenski le comble de l'aberration. Aussi fitil tout son possible pour le supprimer de la vie politique : il voulait forcer ses membres à entrer au gouvernement et il n'aura de cesse qu'il n'y soit parvenu.
Son action pendant les journées de mars l'avait rendu très populaire. On l'aimait parce qu'il symbolisait l'élan romantique de la Russie nouvelle et que cet homme de 1789 ressentait mieui que les autres la grandeur et l'ivresse d'une révolution triomphante. Lorsque le 29 mars 1917, « la grand-mère de la révolution », Catherine B. Breschovskaïa, âgée de 80 ans, revint à Petrograd, une foule immense l'attendait: elle parla de la révolution, de l'idéal de liberté, l'émotion
Kerenski
était intense, la Breschovskaia se tourna vers Kerenski, lui saisit brusquement la main, l'embrassa, et, comme pour lui transmettre un héritage, ajouta « camarade, oui nous t'aimons et mourrons pour toi ».
Kerenski s'était tu au souvenir de cette scène. Il s'anima brusquement quand je lui demandai pourquoi le gouvernement n'avait pas promulgué plus de réformes. « Des réformes ? En deux mois on en a f~ plus qu'aucu~ régime: .. D'ailleurs, ' une bonne partie des réformes dites bolcheviks ont été élaborées sous le gouvernement provisoiTe. » TI les énumère... « Mai. ka patrons refusaien' de comprendre
la situation et, chaque fois qU'OR allait ou~e, les bolcheviks nous accusaient de ne pas aller assez loin, chaque parti faisait de la surenchère, et personne n'était satisfait, tout le monde voula~ commander. »
« Croyez-vous avoir commis des erreurs en poursuivant la guerre, en n'arrêtant pas Lénine, comme on vous l'a reproché? » « / e ne voulais pas et je ne pouvais pas l'arrêter, nous n'avions pas instauré la liberté pour la supprimer aussitôt... quant aux hostilités, il fallait les poursuivre car la nation était hostile à une paix séparée. » En vérité, ajoute Kerenski, « j'ai
- commis l'erreur d'accepter le ministère de la Guerre. Si j'étais rmé à Petrograd, j'aurais pu stimuler les autres ministres, comme j'avais réussi avant avril à influer sur la politique extérieure du gouvernement, réalisant un accord avec le soviet sur les buts de guerre de la Russie ; mais alors, que serait devenue l'armée ? »
Effectivement, elle se décomposait : depuis la proclamation du fameux prikaze 1 les officiers n'avaient plus aucune autorité sur les soldats, et ils n'avaient pu empêcher la naissance du mouvement de fraternisation.
Alors, Kerenski était arrivé. Il avait déplacé quelques généraux, en avait relevé d'autres, mesures destinées à donner le change car le nouveau ministre jugeait irréalisable, en pleine guerre, la ' constitution d'une armée révolutionnaire. Les Allemands de 1917 étaient différents des Prussiens 'de 1792; loin de rester passifs, ils accroissaient le nombre de leurs divisions sur le (ront russe, craignant, plus que de mesure, l'action de l'armée démocratique de Kerenski. Le ministre avait conscience de la difficulté de sa tâche : « Préparer les troupes à l'action quand l'action signifiait contre-révolution ou trahison, tolérer la propagande empoisonnée des bolcheviks, ressusciter la volonté de se battre après trois années de combats malheureux. » Kerenski s'élança néanmoins dans l'arène. M'entraînant sur ces pelouses d'Oxford qui lui rappellent le Champ de Mars à Petrograd, il me répète : « / e leur ai dit : Camarades, depuis dix ans vous avez su souffrir et rester silencieux, vous saviez comment remplir les obligations que vous imposait un régime haï. Vous saviez comment tirér sur le peuple quand le régime le demandait. Et que se passe-t-il maintenant? Ne poumez-vous souffrir plus longtemps? Ou bien est-ce que la libre, RU,ssie est devenue un Etat d'esclaves -en · révolte? Oui, camarades, je ne sais pas mentir, je ne sais pas cacher la vérité ... Ah, camarades, quelle tristesse' de ne pas être mort il y a deux mois ... alors je serai. mort avec le plus beau des rêves, que pour roujours une nouvelle vie avai, commencé pour 'notre pays,' qu'il n'y av,", plus besoin de foue' pour se respecter •
31
~ Kerenski s'explique
les uns les autres et pour sauver la patrie. » Il s'était rappelé d'un trait cette apostrophe, qui avait fait sangloter K,rylenko, leader bolchevik venu lui porter la contradiction et qui lui avait répondu: « Si tu l'ordonnes, Kerenski, je marcherai à l'ennemi, seul s'il le faut ... »
Cette ferveur, cette autorité, le charme .de sa voix avaient conquis la Russie. Cinquante années plus tard, c'est moi que Kerenski veut conquérir:
- Allons, faites comme Cachin et M outet, chantons ensemble .. . voyons ... quel air était-ce ? .. Ah .. . le Chant du départ.
Et, comme avec entrain il entonne les premières strophes, je me rappelle ce mot de Lénine « Kerenski, la balalaïka du régime ... »
- ' Pènsiez-vous, en avril 1917, que Lénine deviendrait un jour le maître de la ' Russie ?
- Certainement pas. Au moment de la catastrophe, les bolcheviks n'étaient pas très populaires.
- La catastrophe? en octobre?
- Non, quand Nicolas a abdiqué.
- Ah! ...... ~ ......... . ALAIN MICHEL
Tacite ou le desti:n de l'Empire
romains du 1 er et du 29 siècl ont cessé de s'inquiéter des ndements profonds de la culture
u'ils s'apprêtaient à livrer à l' ivers. Leurconscience historique 'est pas une consc.ience
lente. Tacite a vécu avec u inaire intensité cette fi
reuse inquiétude.
ARTHAUD
- Et puis, les propos de Lénine faisaient rire : il avait dit qu'il fallait arrêter les plus gros capitalistes ; était-ce cela du marxisme ?
- Alors, comment expliquez, ? vous son succes ....
- La démagogie, les bolcheviks promettaient tout ce que vous vouliez. La paix, et il y a eu la guerre civile; la terre aux paysans, et on leur a confisqué les produits ; la gestion ouvrière, et elle n'a pas duré six mois ; plus encore de libertés et Lénine les a supprimées une à une. Ensuite, il y a eu le complot des militaires. L'insurrection de Kornilov a affaibli l'autorité du gouvernement ; plus tard, les bolcheviks ont pu frapper ...
- Les bolcheviks vous accusent d'avoir été de connivence avec Kornilov ...
- C'est faux. La vérité, c'est que Kornilov avait avec lui la droite, les militaires, les alliés. Je ne pouvais le neutraliser qu'en l'appelant à collaborer avec moi. Ensuite il a préparé le putsch ... J'avais déclaré qu'il avait toute ,ma confiance et j'ai trop attendu pour me dégager... Peut-être la peur du ridicule. En France, vous avez ::onnu une situation identique, de Gaulle a su éviter la guerre ci-vile. .
- Ensuite, Kornilov vaincu, vous n'avez pas pu vous appuyer sur la droite contre les .bolcheviks ?
- C'est cela ..... Mais c'est assez maintenant ...
L'ancien président du Conseil n'aime pas se rappeler- les dernières heqres -de' la « KerenschiD'a » ... l 'insurrection bolch~yik, la fuite, l'exil ... - jusqu'au dernier instant, la foule l'acclama, car_ jamais -il n'avait fait couler le sang.
- Quand j'ai quitté le Palais d'Hiver, j'ai vu, écrit en gros: « A bas-le juif Kerenski, vive Trotski ». Il rit ...
L 'h~ure est venue de nous quitter, il se lait tard et je veux ramener le vieillard jusqu'à son domicile, il refuse :
- Par ici, par ici...
Il ~e -tire vers ces pelouses qui le fascinent, et -comme u.ne prière, il me dit ces derÎliers mots :
- Allons, entonnons encore-une fois le Chant du départ!
Marc Ferro Oxford 1963 - Paris 1966
1. Kerenski a écrit une dizaine d'ouvrages. Le plus pénétrant est The catastrophe, New York, 1927, 377 p. Le dernier en date est intitulé The Kerens-ki's memoirs, Ruuia and history turning point, London, 1966, 550 -p. qui apporte peu d'éléments nouveaux sur Ja révolution elle-même, mais contient des .informâtions intéressantes sur l'avant-guerre et . 8UJ' les événements postérieurs à octobre 1917.
HISTOIRE
Thucydide La Guerre du Péloponnèse Le Livre de Poche, 2 vol.
Deux traductions jumelles d 'Hérodote et de Thucydide paraissaient, il y a un an, dans la collection de la Pléiade : l'une des deux vient d'être reproduite en livre de poche; et il est remarquable de penser qu'il s'agit de Thucydide.
Thucydide est moins distrayant que beaucoup d'historienS anciens. Il ne-conte pas' de belles histoires; il ne dépayse pas par l'évocation colorée de mœurs étranges; il ne passionne pas par le portrait des individus. Il raconte la guerre du Péloponnèse, sans fioritures ni fantaisie. Du reste, lui-même dans sa préface écarte avec hauteur l'idée de viser à « l'agrément du moment ». Et il va de soi qu'avec cet agrément disparaît aussi celui que représenterait, vingt-cinq siècles après.- la confortable bonne conscience de se sentir confronté après coup avec un passé plus ou moins naïf, auquel on se trouverait supérieur.
En fait, Thucydide occupe une place à part parmi les historiens et celle-ci permet à son œuvre de rejoindre directement les préoccupations d'une époque comme la nôtre, tout entière hantée par la politique et soucieuse de se situer elle-même par rapport au mouvement de l'histoire.
On peut dire, bien entendu, que les circonstances l'y aident et que sOn sujet même nous est proche. Thucydide raconte une guerre. pans cette guerre, deux cités sont engagée!! totalement, comme dans une gue~ moderne ; mais tous les autres Etats grecs y sont également impliqués, comme dans le monde actuel. L'une de ces cités est, en effet, une nation conquérante, qu'entraîne son propre déyeloppement; . alors que l'autre se fait l~ champion tardif des indépendances nationales. De plus, l'une est maritime et l'autre continentale, ce qui pose des problèmes de . blocus et de débarquement. Enfin, l'une est ' démocratique et l'autre vit sous une oligarchie de style totalitaire, si bien qu'elles peuvent toutes deux agir auprès des partis opposés qui divisent les cités grecques (les communications sont lentes, mais les distances petites et les relations étroites); la lutte civile doubie donc la. lutte nationale, et la violence se déchaîne ' : des ohé-
. diences contraires viennent se combiner avec le 'patriotisme et des mœurs nouvelles se substituent aux règles anciennes. Signaler. tous les parallélismes qu'un tel monde peut présenter avec l'histoire contemporaine est une tâche longue, mais facile. S'en émerveiller peut être fécond; et le livre de Thibaudet, paru en 1922 (la Campagne avec Thucydide), est, en partie, le fruit d'un tel émerveillement. '
Mais il faut bien reconnaître que de telles rencontres ne s'expliquent
Thucydide
r
pas entièrement par une coïncidence de hasard entre des données de fait. Si elles s'imposent avec cet éclat, c'est d'abord à cause de l'esprit avec lequel Thucydide a abordé l'hi- toire. Il aurait pu nous raconter tant de choses sur Périclès et ses successeurs (témoin Plutarque)! Il aurait pu rapporter des oracles et des prodiges, des actes d'éclat et des scandales; il aurait pu, enfin, donner à l'ambition athénienne la mesure, tout individuelle, de celle du bel Alcibiade. En fait, c'est lui qui a choisi d'écrire une histoire portant strictement sur la· politique, et sur une politique au sens large, c'est-à-dire celle qui a trait aux rapports entre les Etats ; et c'est lui qui a choisi de ne tolérer rien d'autre dans son œuvre. Or cette exigence, plus impérieuse chez lui que chez aucun historien ancien, correspond déjà au souci, éminemment contemporain, de donner la prééminence aux réalités politiques. De plus, une fois élu ce domaine du politique, il a encore choisi de l'étudier de façon rigou
. reusement ' objective et rationaliste. Enquêtes minutieuses et vérifica~o-p-s obstinées font le départ du vrai et du faux; puis, les faits s'organisent de façon à former u:t:le chaîne cohérente et compréhensible. Que tout cela soit neuf, il le dit lui-même. Et il s'enchante de cette rigueur scientifique qu'il a voulue extrême. D'où un esprit « moderne », dont on a une belle preuve dans les premiers chapitres de son histoire, où se trouve restitué, dans ses aspects concrets et sa misère, le vrai visage des époques antérieures, brouillé par la transposition épique. Mais Thucydide n 'est pas seulement épris d'exactitude; car le même ' effort qui le fait remonter des témoignages mensongers aux faits objectifs lui permet également d'écarter les prétextes au bénéfice des causes « les plus vraies ». Si bien que la chaîne qui s'organise lie entre eux des événements qui se rejoignent par-delà
les contingences individuelles : elle fait apparaître de grande séries, que mettent en relief des discours agencés à cet effet : croissance de l'empire athénien au cours du V· siècle, croissance, aussi, des résistances qu'il inspire, et qui se font écho d'un pays à l'autre, d'une occasion à l'autre. Au cours de cette transmutation des faits, la variété à laquelle atteint Thucydide se décante et finit par se charger d'une sorte d'universalité intérieure. Au reste, il le dit : il veut que son histoire puisse aider plus tard à comprendre les situations qui, en raison du caractère humain qui est le leur, pourront être semblables ou analogues. En d'autres termes, il a écrit pour nous.
Tout cela explique que cette œuvre, d'une sobriété si austère, puisse être doublement émouvante. Ramenée aux lignes simples d'un destin cohérent, la grande aventure où s'abîme la puissance d'Athènes devient tragédie et touche à ce titre le lecteur, qui en suit les diverses phases en pleine connaissance de cause. Et, de surcroît, elle l'invite à faire des retours sur soi, au gré de rencontres soudain~s, dont l'auteur a su ménager la possibilité pardelà l'écart des temps.
L'œuvre de Thucydide n'est nullement une œuvre moderne. Elle doit à son époque un certain nombre de traits - quand ce ne serait que l'emploi des discours. Et, dans la mesure où elle tend à ouvrir des perspectives nouvelles, elle n'est pas plus actuelle. Son souci d'universalité serait évidemment renié par tous les historiens de nos jours. Et l'originalité de sa démarche se traduit en définitive par une tension intérieure qui rend l'accès de l'œuvre plus difficile. Peut-être même peut-on regretter que la traduction, ici, n'en donne pas toujours une idée suffisante. Elle est, en général, exacte et agréable: pour notre goût à nous, elle sacrifie padois un peu trop la densité à la clarté (de même, par un procédé caractéristique, elle rejette en note certains détours du récit que Thucydide, nous dit-on, aurait luimême mis dans des notes, s'il en avait connu l'usage).
En fait sa difficulté même rend Thucydide plus émouvant. De même que son austérité systématique donne plus de prix à la chaleur des sentiments qui percent ici ou là et les rehausse (admiration pour Périclès, indignation contre les mœurs nouvelles, pitié), de même tout ce qui trahit l'effort qu'il eut à accomplir pour transcender les données immédiates donne un sens plus précieux aux résonances modernes dont son œuvre éveille l'écho : la modernité de Thucvdide a ete conquise de haute lutte, et l'on ne peut à aucun instant l'oublier.
Née d'un effort exceptionnel vers la lucidité politique, l'œuvre invite 'ses lecteurs à un effort de même nature et les stimule sur cette voie.
Jacqueline de Romilly
Jean-Paul Brisson Virgile, son temps et le nôtre Coll. Textes à l'appui Maspero éd., 404 pages.
En face de la vaste transformation culturelle que subit (plutôt qu'elle ne la veut) la nation française, les représentants des connaissances traditionnelles, et, parmi eux, ,surtout, les professeurs qui ont eu jusqu'ici la mission de conserver et d'enrichir le patrimoine classique ' éprouvent le besoin de rompre le silence dont ils craigent de se voir bientôt entourés -un silence mortel. Cette angoisse n'est nullement propre aux esprits de chez nous; elle se retrouve un peu partout, avec plus ou moins d'acuité et aussi de conscience dans la plupart des pays occidentaux, et les autres. Elle tourne padois à l'obsession, et risque alors de faire plus de mal aux études classiques que les pires ennemis de celles-ci. Une attitude peureuse est le plus souvent le début de la défaite et le mouvement se prouve en marchant. Quoi .qu'il en soit, M. Brisson nous expose les raisons qui rendent Virgile « actuel» Heureusement, il l'a fait avec intelligence et mesure, et la meilleure partie de son livre, à notre sens la plus féconde, même pour ses lecteurs d'aujourd'hui, est celle où il se préoccupe de son poète pour luimême, nous laissant le soin de tirer de ce que nous lisons des leçons à notre mesure.
M. Brisson a fait une découverte, l'une de celles que l'on fait en soi-même, dans le silence et les livres refermés. Il a vu, senti, que Virgile avait commencé sa carrière spirituelle en disciple d'Epicure, et que ce premier choix avait dominé son œuvre beaucoup plus qu'on ne le dit d'habitude. Sans doute parce que nous sommes habitués, par les historicns professionnels de la philosophie antique, à considérer comme essentiels aux écoles classiques certains refus, à nous préoccuper, avec une exactitude de théologiens, des orthodoxies, interprétées avec une étroitesse reposante. Ainsi on nous assure qu'un épicurien est infidèle au maître dès qu'il écrit un vers, et plus encore dès qu'il parle des dieux ou a l'air de leur accorder une importance quelconque dans le système des choses_ Le démenti apporté par Lucrèce - qui commence son poème par une invocation brûlante à Vénus, et qui ~ompose une épopée de l'univers - ne suffit pas à convaincre les exégètes modernes. Ils nous disent que Lucrèce est infidèle à lui-même, <IU 'il y a en lui (la formule est, hélas, célèbre!) un « anti-Lucrèce ». Ce qui ne laisse pas de satisfaire les âmes religieuses, scandalisées par ce qu'elles appellent l'irréligion du poète, et rassurées si on leur murmure que celui-ci n'a trouvé dans cette irréligion qu'inquiétude et insatisfaction, voire angoisse et néga-
La Quinzaine littéraire, 15 au 30 novembre 1966
Virgile
tion de soi. Virgile, diront-elles, a bien été épicurien. M. Brisson le montre, et l'on peut, sur le plan de la « science» historique, amplifier et préciser sa démonstration_ Mais il nous montre aussi que le poète ne s'est pas tenu à cette position, tout au plus une erreur de jeunesse, qu'il a retrouvé les dieux ; il y a la quatrième Eglogue, il y a les Géorgiques, Orphée, les abeilles « à l'intelligence divine », la descente chez les morts, la révéla-
de Volta Mantovana, à 25 km au nord de la ville de Mantoue, et non parmi les peupliers et les canaux d'irrigation de Pietolà. A quoi bon ces minuties ? Mais parce que, pour condamner un poète à l'oubli, faire le silence sur lui, il faut et il suffit d'en parler en termes généraux, pour stériliser la doctrine d'un philosophe, c'est assez de la résumer ! La poésie est la vie même; il est impossible d'en découvrir les palpitations sans en res-
Miniature illu&trant les Hucoliques. Codex Vaticanu&.
tion d'Anchise au livre VI de l'Enéide, cette intervention perpétuelle des divinités dans les choses du monde, le destin de Rome -Virgile s'est, nous dira-t-on, tellement éloigné de la doctrine de son vieux maître Siron, qui prêchait le renoncement au monde et la recherche de la quiétude sur les pentes ensoleillées du Pausilippe, audessus de la baie de Naples!
Tel est le problème de M. Brisson; il est plus précis' que celui que, rencoritrent traditionellement les auteurs qui écrivent sur Virgile, et qui consiste à chercher l'unité d'une œuvre dont les trois paliers sont aussi divers que les Bucoliques, les Géorgiques et l'Enéide. Cette unité il veut la trouver, après d'autres, dans la conscience du poète lui-même, évoluant au contact des réalités politiques d'une époque où l'histoire s'était (déjà !) fort « accélérée ». Nous avons au début les pages attendues sur l'enfance en Cisalpine, mais plus précises que chez d'autres auteurs, car M. Brisson accepte (sans doute avec raison) la localisation ' du petit domaine de Tityre qu'a proposée récemment K. Wellesley. Il faut chercher le paysage cher à Virgile près
sentir du même coup l'actualité éternelle.
M. Brisson nous montre, à travers toute l'œuvre, la présence d'images menues, de « quadretti », qui saisissent de la sorte des moments, et qui sont comme des grains d'œuvre d'art. La parenté si étroite qui, nous dit-on, unissait Virgile et Horace, et dont les textes biographiques ne nous donnent, au total, que peu d'indices, apparaît à nos yeux dès que notre attention est attirée sur cette ressemblance dans la tonalité de leurs âmes. Et le premier désir du poète, quand il composa les chants menus des Eglogues, fut de se donner un moyen dc composer entre eux ces petits tableaux, de les tresser en ensembles admissibles. Ce qui réside au fond des Bucoliques, c'cst une délectation inlassable devant les choses, un accueil ravi de chaque moment. Tel est le « réalisme» virgilien.
Autour de ce Virgile très « horatin » s'agitent les passions humaines et ce que l'on a appelé l'égoïsme de Tityre, son peu d'empressement à offrir une aide matérielle à l'exilé qui traverse, avec son malheureux troupeau, le petit do· maine de Mantoue, n'est que la ,,«:
~
~ Virgile
rénité du poète-philosophe. Celui-ci, nous dit-on, a créé autour de lui un univers de bonheur, qu'il a baptisé « l'Arcadie ». M. Brisson rencontre ici un problème classique parmi les philologues. Pourquoi Virgile se dit-il « Arcadien » ? Les raisons alléguées ne sont pas bien convaincantes. Nous avons là encore à chercher, peut-être à découvrir.
Avec cette image de bonheur « épicurien », se terminent les Bucoliques. Sensible à une démonstration célèbre de M. Jean Bayet, M. Brisson nous montre Virgile saisi par le contraste, le démenti que la réalité oppose à ce rêve philosophique, et composant, au début de l'année 38, sa « première » Géorgique. Ici encore, Virgile rencontrait Horace. M. Brisson nous a semblé mal inspiré de dater de deux années plus tôt le poème dans lequel Horace disait son désespoir devant la fatalité de malheur qui semblait s'abattre à jamais sur Rome. Il est plus satisfaisant de penser (et aussi, croyons-nous, mieux autorisé par les faits connus) que les deux poètes ont suivi, en ces mois de nouveau assombris, la même voie et, ensemble, souffert des temps cruels qui s'annonçaient: l'épode XVI est bien proche des « premières » Géorgiques - et nous savons que, dès ce moment, Virgile et Horace sont des amis. Il semble loin, le moment où Virgile s'amusait à imaginer le retour d'un âge d'or, au berceau d'un enfant qui naissait au foyer d'Asinius Pollion! A juste titre, M. Brisson refuse d'alourdir d'intentions mystiques cette quatrième Eglogue, qui finit si joliment par un propos de nourrice. Que l'ironie d'un poète passe mal à travers le filtre des âges!
On répète que Virgile, en écrivant les Géorgiques, fut l'instrument d'une propagande officielle en faveur de l'agriculture. M. Brisson aurait pu peut-être aller plus loin qu'il ne va dans son refus de cette thèse traditionnelle. Varron, en essayant de montrer q\1e l'ait riculture reste une source intéres-
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sante et suffisante de revenus, pouvait servir une politique officielle (non pas une politique agricole, certes, mais une certaine politique sociale, qui reprenait des conseils donnés autrefois par Salluste à César victorieux, et tentait d'enrayer l'amour désordonné de l'argent qui possédait les classes dirigeantes dans la république finissante). Les Georgiques se développent en marge de cette conception; elles ont essentiellement pour but de prouver, par l'exemple, par la force persuasive, le « choc » de l'expression poétique, que le bonheur humain est lié aux conditions naturelles de la vie. Nulle époque plus que la nôtre n'est préparée à entendre cette leçon de Virgile, qui la lui transmettra dans sa pureté.
M. Brisson s'interroge 'ensuite sur la genèse de l'Enéide. Il l'explique, en dernière analyse, par une sorte de faillite de la sagesse épicurienne, et il s'abandonne, lui aussi, à la tentation de dessiner un Il antiVirgile ». Pour cela, il refuse d'entendre, certaines voix, au sein de l'épicurisme qui s'étaient élevées autrefois, avant Virgile, et qui se trouvent avoir dit, avant lui, ce qu'il redira plus tard. Nous pensons au travail « de propagande» d'un Philodème de Gadara qui, pour le compte de Calpurnius Pison, (le beau-père de César, le père de cette Calpurnia qui fit de si terribles cauchemars la veille des Ides de mars), montrait que l'épicurisme orthodoxe n'était nullement incompatible avec la royauté. Il y a une logique épicurienne entre le traité « du bon roi selon Homère », rédigé par Philodème en 45/44 à la gloire de César, et la révélation d'Anchise au livre VI de l'Enéide; une logique qui passe par le prologue du livre III des Géorgiques, lui aussi inspiré par la politique épicurienne. Aucun phénomène n'est plus frappant que de voir, venant de tous les horizons de la pensée romaine, converger des apologistes du principat ; les frêles barrières des orthodoxies se brisent sous l'irrésistible poussée; il n'y a pas de reniement, mais une convergence. II ne serait pas impossible de montrer comment les pratiques de la religion virgilienne s'insèrent dans l'épicurisme le plus orthodoxe - dans la 'mesure où elles ne veulent pas constituer une théurgie, mais où elles sont une méditation active sur les natures divines.
M. Brisson écrit que Virgile, dans l'Enéide, a construit un univers mythique, qui s'établit sur plusieurs plans; il suggère que le mythe traditionnel s'y fait symbole, qu'il est une projection poétique du réel, n'obéissant que d'une façon-très formelle aux conventions traditionnelles : il est une vérité virgilienne, à laquelle fut sensible Dante; apprenons aujourd'hui à l'entrevoir nous-mêmes, et cette vérité-là n'a pas de date; elle peut être la nôtre, si nous y consentons.
Pierre Grimal
ESSAIS
Albert Memmi La Libération du juif Gallimard, 261 p.
Un
La Statue de sel Gallimard éd. (réédition)
La Libération du juif est plus qu'un livre. C'est le constat d'une vie. Un « itinéraire » coïncidant avec toute une existence et qui est
v
la conséquence d'une incessante réflexion sur cette existence. Albert Memmi est juif, tunisien de culture française, écrivain. Triple source de questions, de malaises (pour employer un terme pudique). Triple inconfort. Triple objet d'une méditation que Memmi pousse aussi bien à travers la transposition ro manesque que l'essai - consacrés tantôt au colonisé, au juif, à l'écrivain maghrébin de langue française et à ses délicats rapports avee ses compatriotes et ses confrères. Cet ensemble de textes, cohérent. représente un cycle, le cycle dp l'Inquiétude - cette inquiétud(· nécessaire, vitale, qui naît du seul
exercice de la lucidité, lorsque l'on entend avoir une conscience aiguë de ce que l'on est, préciser les li;~ites de ce qu'on n'est pas et ne veut pas être, asseoir la volonté de ce qu'on veut être ou continuer d'être.
Ce cycle, il est important de le saisir dans son développement complet. On le peut puisque viennent d'être réédités La Statue de sel et. dans la collection « Libertés » q1lc dirige J.-F. Revel chez Pauvert. Portrait dll roloni,~p. T ,a lecture Oll
relecture de ces livres permet dl' replacer, donc de comprendrc. Memmi à cette étape précise de SOIl
itinéraire. Etape-palier. Memmi respire. Le
titre sonne optimiste: il annonce une certitude, ou du moins un espoir, une promesse. Au problème juif, Memmi envisage une solution - une solution qui déborde sa propre personne. Qu'on veille au changement de l'article: portrait d'un juif ou libération du juif. Cetù> menue modification grammaticale ne laisse pas non plus de témoigner d'une certaine confiance.
Quelle solution? Ce n'est pas ce qui importe ici - du moins à mes yeux à moi qui ne suis pas juif et ne peux considérer cette inquiétude que de l'extérieur. Ce qui me passionne, plus que le but atteint, c'est la démarche de Memmi, le long chemin qu'il a suivi pour atteindre ce but. Plus que les modifications à apporter au monde pour que le juif s'accepte et accepte la place qu'il occupe dans ce monde, ce sont l'aspect concret de la lutte, le vécu de l'expérience, puisque chaque idée, chaque proposition n'est envisagée, retenue ou rejetée qu'après minutieuse confrontation avec la vie même de Memmi. Dans le's Confesions de Rousseau, auxquelles l'œuvre entier de Memmi (et par seulement Portrait d'un juif 1 et 2) me fait penser, la conclusion intéresse moins que les
.. ~ . Itineraire
mille et une' péripéties qui conduisent à la conclusion.
La Libération du juif est le deuxième volet de Portrait d'un juif. Dans le volet 1, Memmi posait la question I( Qu'est-ce qu'un juif aujourd'hui? » II travaillait à préciser la condition d'un juif dans le monde actuel et à élucider, autant que faire se peut, ce qu'il appelait lui-même la Il judp.ité ». C'était en quelque sorLe uue ontologie du juif. Dans ce volet 2, Memmi pose la question « Que fait le juif dans le monde actuel et que peut-il, que doit-il faire? » C'est une « dynamique » du juif. Il peut se refuser - mais attention à tout ce que cela entraîne, du changement de nom au mariage mixte, de l'assi-
Albert .Hem",;
milation au reniement total, de la dérobade ou du camouflage au véritable suicide. Il peut s'accepter, voire se revendiquer comme juif -mais menacent alors tous les ghettos imaginables, y compris ceux de l'art et de la littérature, et, plus largement considéré, celui de la culture juive. Et se posent alors les innombrables problèmes de l'alternative sionisme ou athéisme et des rapports avec le christianisme, le communisme, Israël. On mesure l'ampleur des questions soulevées. Memmi fait face avec une lucidité sans complaisance (dût-il en être blessé), avec rigueur dans le raisonnement et la volonté sans défaillance d'aller jusqu'au hout de ses conclusions.
Attitude, me semble-t-il, exem-
FORMATS DE POCHE
~ • Les annees nOIres
plaire. Nul repos pour Memmi que dans l'acharnement d'un incessant bilan. Refus de tout attendrissement narcissique, des indulgences et des voluptés douteuses de la délectation morose, des beaux mensonges lyriques ; dégoût par la plainte et l'apitoiement. A force d'intelligence et de réflexion, il convient de dépasser la simple introsp~ction pour peser la place que l'on occupe dans le monde ; examiner, à propos de soi et à partir de son expérience, les rapports de l'individuel et du collectif.
A fortiori tout homme qui lutte pour sa liberté - ne serait-ce que vis-à-vis de soi-même. A tous ceuxlà. le livre, l'œuvre de Memmi proposent une méthode libératrice qui ne vaut pas seulement pour le juif, dans l'acceptation étroitement ra· ciale du mot. On est toujours le juif, ou le nègre, de quelqu'un. On peut l'être à ses propres yeu x: La voilà, la fameuse .djf[icldi(· d'être, faite de porte-à-faux, de ratés dans la communication avec autrui, et dont l'inconfort risque de conduire à l'agressivité contre les autres et la haine de soi. Nécessité de l'examen, répond Memmi, et du combat. « Je continue à croire pr.rit·il. que l'expérience vécue, pui~ iiwÎ.trispp el. repensée. est le meil· leur point de départ pour la cam· préhe!l-sion d'une condition. » Et cette compréhension suscitera, nour· rira une impulsion révolutionnaire positive. Il faut trouver une "ûiu· tion individuelle afin de proposcr une solution collective - le portrait d'un juif conduit à la libérat:;)p du juif. Et sur quel auh'c lfiUlVIOU que soi-même peut-on étudier, chercher cette solution individuelle ? Après tout, peut-être n'y a-t-il pas d'autre morale?
Et peut-être n'y a-t-il pas d'autre littérature. Pas d'autre style - je veux dire par là une littérature qui serait plus que la littérature : un style de vie. On retrouve Rousseau. D'ailleurs l'inconfort intellectuel et moral du Genevois protestant. dans le Paris du XVIII" siècle. n'est-il pas comparable à celui du Tunisien juif (ou du Noir musulman) dan~ le Paris du XXc ? Memmi suit l'exemple de Jean-Jacques dont la littérature - le « style » - rend compte de la liaison nécessaire qui réunit dans le mouvement d'une vie le roman autobiographique aux Confessions et au Contrat social. Cette longue route, l'écrivain la parcourt la plume à la main. C'est du langage, et c'est grâce à l'effort d 'architecture qu'exigent chaque phrase, chaque chapitrc, et le livre. que Memmi s'arme pour mener à bien son exercice vital. Et le triomphe du style coïncide avec la réussite de so~ enquête. Pareille rigueur dans le mouvement de la construction. Même clarté. Identique nécessité. On sent, à chaque détour de son œuvre, que Memmi, pour vivre, a besoin d'écrire comme il le fait. Cela aussi me parait le signe de la vraie littérature.
lean-Louis Bory
Jean Guéhenno lournal des années noires Le Livre de Poche, 511 p.
Je viens de relire le lournal des années noires de Jean Guéhenno, et cela m'a reportée d'un quart de siècle en arrière. Que représente aujourd'hui ce passé, qui fut le nôtre, pour les jeunes d'aujourd'hui? Je ne sais trop. Nous ne nous intéressions guère, dans notre jeunesse, au conflit de 1914-1918, ni aux souvenirs de nos pères. Et, aujourd'hui, s'il nous arrive d'évoquer la Résistance, c'est avec le sentiment de jouer le rôle des demi-soldes de l'Empire, sous la Restauration.
chaînés par le fascisme et l'hitlérisme nous ont appris à connaître leurs visages et à les déceler jusque sous leurs masques.
Le livre de Guéhenno nous ramène donc à ces temps affreux. C'est le témoignage quotidien et secret d'un homme que toute sa formation et sa culture opposaient aux maîtres de l'époque, et qui refusait d'entrer dans leur jeu, fûtce un instant. Voici d'abord, livrée, jour après jour, la grande misère de la vie quotidienne : la mort de Paris, après « la grande brisure » de la défaite, les avenues trop larges, le froid, la disette scientifiquement organisée, que les privilégiés peuvent pallier par le marché noÏT (et beaucoup de gens
Com mé,noratiol1 d'uIJ UIlIlLl'er.WllI (' rie lu Lef!/tHJ. suu., {"O("cuprlÛrnl
Et ·pourtant ce qui fait l'originalité du conflit de 1939-1945, c'est qu'il soulevait des problèmes qui ne sont nullement résolus. Le fascisme n'est pas mort et peut toujours resurgir; l'idéologie du nazisme (forme aggravée du fascisme) peut renaître sous d'autres aspects: l'antisémitisme, le racisme n'ont nullement disparu de par le monde, la Gestapo a fait école, comme on le vit bien par les tor
. tures de la guerre d'Algérie, les nostalgiques de la croix gammée forment encore une puissante francmaçonnerie, de Tokyo à Los Angeles.
C'est pourquoi l'expérience' que nous avons faite peut encore servir d'avertissement, de mise en garde. La folie, la fureur, le sadisme dé·
se contentèrent, en effet, de s'efforcer de survivre), les otages fusillés, les juifs déportés( nous ne connaissions pas encore l'existence des chambres à gaz), les amis, un à un, emprisonnés; et, à la radio, les hurlements démoniaques de Hitler, les sermons paternalistes de Vichy, sur la famille, le travail, la religion, les chuchotements de Londres qui nous rendaient l'espoir.
Comme pour beaucoup d'entre nous, la défaite de 40 apporta à Jean Guéhenno une étrange découverte : « le ne savais pas que j'aimais tant mon pays », ce pays qui n'est pas seulement un champ, un jardin, une colline, mais une (c idée ». Et cette idt~e, il ne cesse de l'approfondir en remontant à ses sources, Montaigne, Montes-
La Quinzaine littéraire. 15 au 30 novembre 1966
quieu, Rousseau qui ont contribué à former une pensée libre, un langage clair, une certaine forme de l'homme qui ne s'en laisse pas conter. Guéhenno se méfie de la « mollesse mentale », du « goût du vague ». La « collaboration» n'est qu'un mot pour la servitude, et « la conscience de notre servitude, c'est tout ce qui nous reste de l'honneur ». Cette lutte qui a abouti à la victoire hitlérienne c'est un épisode de la gu.erre civile européenne, c'est un conilit social. Et sans doute la République est-elle, en partie, responsable de la défaite. La bourgeoisie n'est devenue républi.caine « que pour continuer à contrôler les pouvoirs )J. Elle a toujours eu peur de « l'égaliLé )J . Dans
les écoles de la République, on étudiait bien le sentiment de la nature chez Rousseau, mais pas le Contrat social, ni le Discours sur l'inégalité. On n'étudiait ni Fourier, ni Marx, ni Proudhon (ce Proudhon qui allait avoir, sous le gouvernement de Vichy, une fortune singulière).
Guéhenno, lui, croit passionnément à l'égalité : « Il n'y a qu'un homme au monde, qu'un destin et l'unité de ce destin comporte toutes les différences, toutes les étrangetés exotiques. » Il n'y a, en somme, que deux formes de gouvernement : l'une, la démocratie, qui joue l'égalité, « le courage, l'intelligence des hommes, l'autre, la tyrannie, qui joue leur lâcheté et leur sottise ». ~
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~ Les années noires
Contre le déferlement de la sottise, un seul recours, le travail. Mais, « je sens comme jamais je ne l'avais senti quel rapport profond unit l'écrivaill à son époque ». Guéhenno poursuit donc son double métier, celui de professeur, celui d'écrivain.
Le premier le met en rapport avec la jeunesse. C'est un tour de force quotidien de maintcnir les valeurs auxquelles il croit, et qui sont condamnées, devant une classe qui compte toujours quelques moucbards. Sur cette jeunesse, Guéhenno déplore l'influence « des maîtres comédiens, Gide, Giono, M ontherlant. La discussion est interdite, l'obéissance, la SOlumSSlOn prônées. Vingt ans suffisent à faire un peuple d'imbéciles. Passent des N athanaël, qui cultivent leur solitude et leur propre liberté, alors que la liberté, c'est la liberté des autres ; de jeunes intellectuels qui, ayam compris d'où souffle le vent, se prennent pour des « chefs », se rallient à la morale des maîtres, méprisent le troupeau. Mais, de l'autre côté, un jeune communiste qui est sorti de prison plus communiste qu'il n'y était entré. Et enfin tous ces jeunes qui, plutôt que de se plier au service du travail obligatoire imposé par Hitler, pr'éfèrent rejoindre les maquis. Ces objecteurs de conscience deviennent des soldats. A tous ses élèves emprison~ nés, déportés, torturés, fusillés, tous témoins martyrs et combattants de la liberté, le professeur rend un hommage reconnaissant et passionné.
Mais Guéhenno eCrlvain nous donne aussi une description de la littérature sous l'Occupation. Les écrivains qui ont choisi « la collaboration» poursuivent en paix « leur petit commerce, leur travail sacré ». « Est-ce leur faute, ~i leur marchandise doit actuellement, pour être négociée, porter un petit pavillon hitlérien? » Voici Drieu La Rochelle, qui bâcle une philosophie de l'histoire au goût du jour.
. Le Moyen Age aurait été la vraie Renaissance et nous y rentrerions heureusement de nouveau, sous le signe . de la croix gammée, après trois sièclcs d'obscurantisme. « Cet homme à la valise vide n'a rien à sauver. » Montherlant : « Un Chateaubriand qlâ se serait encanaillé.» Giono : « La défaite de la France, c'est son triomphe à lui. Il ne s'agit pas que Pétain le lui vole. » Le retour à la terre, la jeunesse, l'artisanat, ce sont « les vraies richesses » qu'il a toujours défendues. Mais Guéhenno se repent un peu de sa dureté : « Quel goût admirable des choses, de la vie ! » Sartre fait jouer Huis Clos, sous la censure allemande, alors que d'autres ont pris le parti du silence : « On se croirait dans une cellule de la Santé et l'on est prêt à, s'émerveiller du courage de l'auteur. » Mais ce n'est que le petit enfer d'un ménage à trois. « Tristes jeux de la servitude. »
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IBEVUES 1
D'autres écrivains se taisent : Benda, que Gringoire qualifie « de clerc sanguinaire qui rêvait d'immoler la France à Israël ». Le vieil écrivain vit pauvrement, dans une 1
mansarde de zone sud, mais « l'esprit de pauvreté est nécessaire au clerc », dit-il, et il rend « les jugements d'un délégué de Dieu, d'un ange ». Paulhan, « précieux et solide », « rigoureux et subtil ».
Malraux : ({ Un goût fâcheux du sublime le fait se perdre trop souvent dans les faux-semblants, les fausses lumières et les fausses ténèbres ».
Toutes ces réflexions, on pouvait les écrire sur des cahiers, ou des feuilles volantes que l'on cachait plus facilement. Mais ' Guéhenno, dans son Journal, se garde bien de tout dire, de dire ce qui aurait pu compromettre d'autres que lui. Aussi ne parle-t-il jamais de l'activité de ·la Résistance à laquelle il participait. Jean Guéhenno faisait partie du Comité national des Ecrivains dont les réunions clandestines se tenaient alors chez moi. Des écrivains aussi divers que Mauriac, Claude Morgan, Eluard, Paulhan, Gabriel Marcel, plus tard Sartre et Camus, etc., y participaient. On y préparait les Lettres françaises clandestines, les Editions de Minuit, auxquelles Guéhenno donna quelques pages de son journal sous le pseudonyme de Cévennes. Dans ces réunions, j'ai oublié ce qu'on disait et, par prudence, je ne l'ai pas noté. Ce dont je me souviens seulement, c'est, qu'au contraire de tant de réseaux clandestins où l'on ne se connaissait que sous de fausses identités, nous étions là à visage découvert, que nous nous faisions confiance. Et c'était peutêtre ce qu'il y avait de plus émouvant, cette confiance réciproque chez CP 5 hommes d'opinions et de caractères si divers. Quelle étrange assemblée, me disais-je parfois en les regardant! Et qu'est-ce qui les réunit ? Quel dosage différent, chez chacun, de patriotisme, de refus de l'idéologie nazie? Comme il serait curieux de demander à chacun ses raisons d'être là, d'être ici. Mais nous parlions d'autre chose. Et je pressentais aussi que cette union transitoire se dissiperait avec le départ du dernier Allemand.
A la Libération, en effet, le Comité national des Ecrivains, repris fermement en main par Aragon, devint une organisation de « masse », où l'on vit affluer toutes sortes de gens dont on ne savait pas toujours ce qu'ils avaient fait pendant l'Occupation. Des fondateurs, il ne resta bientôt plus personne. Il y aurait sans doute une histoire de la littérature clandestine à écrire, avant que les témoins en aient tous disparu.
Il paraît que nous fûmes « protégés » par le lieutenant HelIer, de la Propagandstaffel. J'aimerais beaucoup rencontrer le lieutenant HelIer ...
Edith Thomas
Consacrée, dès sa naissance, au culte du film érotico-sadique, la revue Midi-Minuit fantastique affirme, avec son dernier numéro, les tendances de la nouvelle formule. inaugurée au mois de juin dernier, et qui peut se résumer en un élargissement tant au niveau du format que du contenu.
Extension de l'iconographie. Choix l'lus rigoureux d'illustrations peu connues. Préoccupations esthétiques dans l'élaboration de la maquette. Large place accordée à l'art et à la littérature.
Le noyau central du numéro est constitué, en effet, par un dossier « Golem» qui regroupe, avec un jugement de Kafka - « Les recoins obscurs, les passages secrets, les fenêtres aveugles... continuent de vivre en nous.» -, des extraits du roman de Gustav Meyrink et le texte de la ({ dramatique» réalisée en février dernier pour la télévision française par Jean Kerchbron et Louis Pauwels, et non encore programmée, accompagné d'études pour la maquette du Golem par le dessinateur Gourmelin.
A quoi il convient d'ajouter: un entretien avec le réalisa
teur tchèque Karel Zeman (le Baron de Crac),
une étude de Raymond Borde, animateur de la cinémathèque de Toulouse, sur un burlesque américain oublié dont la veine comique puise contmuellement aux sources de la terreur et du fantastique,
une biographie de Barbara Steele, -st~r du film de terreur 1111
visage adinirable et effrayant, un dossier Bénazéraf, ce ci
néaste voué aux salles douteuses et aux démêlés avec la censure (son dernier film loe Caligula est interdit pour (c obscénité et violence »),
enfin, des photographies de « happening » par Prayer, quelques images de la prochaine bande dessinée pour adultes à paraître chez Eric Losfeld (par Philippe Druillet), et la revue complète des expositions, films et livres du genre, en un mot ({ l 'horrorscope ».
Si nous avons donné un aperçu aussi détaillé du sommaire de la revue, c'est que, par-delà l'expression d'un certain fanatisme de secte, le Midi-Minuit exprime, jusque dans ses imprécisions et ses mélanges insolites, un goût, un courant de sensibilité dont il est impossible de méconnaître l'existence.
Que Midi-Minuit tire maintenant à 10.000 exemplaires, que l'on fasse la queue, à minuit, au Napo~éon, pour la projection du . Voyeur, on serait tenté de régler la question à bon compte en parlant de mode, de snobisme, en bref, d'un engouement superficiel et passager. Mais les dizaines de milliers de lecteurs ({ naïfs » qui se sont jetés sur Satanik, photo-ro~an érotico-sadique importé d'Italie, hâtivement traduit et diffusé par NMPP, ces lecteurslà ne se doutent aucunement qu'ils sont ({ dans le vent ». Ils ont trouvé un produit qui leur convient, et ils le consomment.
Sans doute faudrait-il définir les limites, souvent floues, qui séparent violence, horreur, terreur et fantastique; ce qui est certain, c'est que, dès que l'on aborde ces notions, on débouche sur celle de violence ( excessive et malsaine », et l'on est amené à prononcer le mot de « sadisme» et à aborder, du même coup, les problèmes d'autocensure et de censure légale.
La référence au sadisme est devenue en quelques mois si fréquente, si ouverte, qu'un hebdomadaire comme le nouveau Candide a pu parler d' ({ invasion du sadisme » et consacrer deux numéros à l'inventaire et à l'historique de cette ({ invasion »_
Sans vouloir multiplier les exemples, on rappellera qu'il n'est pas de roman Iii de film d'espionnage qui ne comporte, au moins, une scène de torture, et que le roman d'espionnage, avec près d'un million et demi de volumes mensuellement imprimés et vendus, est, en France, le best-seller absolu de la littérature populaire. Bien que notre pays soit très en retard sur l'Angleterre dans le domaine du cinéma de terreur, on peut constater à Paris, et même en province, la récente multiplication des ,salles spécialisées (le Midi-Minuit fut l'une des premières, d'où le nom de la revue). La mode elle-même offre un extraordinaire assortiment de bottes, chaînes et carcans divers. Dans le domaine du ({ sadisme » imaginaire, la première place revient sans
Traquenards. de Nicholas Ray.
conteste à l'Italie, dont le cmema nous prodigue depuis beau temps les esclaves martyrisés de ses « péplums », et plus récemment les massacres d'Indiens (westerns), ainsi qu'une pléiade de victimes succombant, selon les cas, sous les griffes d'un vampire (terreur) ou le rayon de la mort d'un extraterrestre (anticipation). Au niveau de la bande dessinée et du photoroman, c'est urt véritable raz-demarée : pas' de semaine qui ne voie un nouveau venu s'ajouter au ta-
Le sadisnle ... a la portée tous de
bleau d'affi('hage déjà riche où se pro{lQsent, dans tous les kiosques italiens: Diabolik, Demoniak, Fantasm, Genius, Killing, Kriminal, Masokis, Sadik, Samantha, Satanik, Spettrus, Superwomen, Tetrus et Vampir... que complètent les collections de « récits de Dracula » et autres classiques de l'horreur.
L'inquiétude et le désarroi suscités par cette « invasion» se sont manifestés d'une manière particulièrement significative au cours du deuxième congrès des Bandes dessinées qui s'est tenu à Lucca (Italie) les 24 et 25 septembre dernier. L'incapacité à définir cette notion de « sadisme » à laquelle on se réfère sans cesse, l'absence totale de critère objectif dès que l'on aborde les problèmes du contrôle des leètures enfantines" de l'hygiènë morale' et de la censure sont apparues dans les interventions des pédagogues aussi bien que dans celles des journalistes ou d'un prêtre. Le rôle joué par la lecture des bandes dessinées comme facteur d'intégration dans la pré-adolescence fut remarquablement démontré par un sociologue milanais, mais non point la nécessité ou la possibilité de contrôler le contenu de ces bandes et, paradoxalement, le seul point de vue vraiment cohérent fut celui d'un certain Sansoni qui consacra une heure à flétrir les «bandes noires» et à démontrer que l'uni· que Diabolik (la plus ancienne) méritait d'être sauvée. Diabolik, concIuait-il en substance, était la seule bande dessinée pour adultes, pour enfants. On devait apprendre dans la soirée que Monsieur Sansoni était l'époux de la créatrice de Diabolik et son éditeur. Longtemps pauvre, aux temps où il s'employait à la publication d'encyclopédies de la femme et du foyer. il avait enfin assuré sa fortune gr~ce à la publication bi-mensuelle des deux cent mille exemplaires de Diabolik. Lui voyait clairement au moins un aspect de la question, l'aspect économique: comment vendre aux gens l'interdit sans tomber sous le coup de la loi.
En fait, la première chose à déterminer serait l'objet même de la censure. Vise-t-elle l'intention, ou l'effet produit?
Dans un film américain actuellement programmé à Paris (la Poursuite impitoyable), quatre hommes ivres rouent sauvagement de coups un shérif, trop honnête à leur gré. Appellera-t-on sadiques ces images parce qu'elles sont la description objective de conduites probablement sadiques ? Accusera-t-on de sadisme le metteur en scène qui a placé cette explosion de violence dans un contexte qui l'explique et la condamne en même temps? Quelles que soient d'ailleurs les intentions de ce metteur en scène, il est vraisemblable, mais vraisemblable seulement, qu'un certain nombre de spectateurs (combien ?) au- ' ront éprouvé un plaisir sadique à regarder cette séquence. ' Nous en-
trons alors dans un domaine de suppositions pures. Et pourquoi, alors, nul ne songe-t-il à établir un rapprochement avec un passage ' pourtant très proche du « classique» d'Eisenstein, Octobre, également projeté ces jours-ci et dans lequel on
House of Women, de W alter Doniger.
peut voir fics bourgeoises déchiqueter de la pointe de leur ombrelle le corps d'un jeune révolutionnaire tombé entre leurs mains? L'expression de leurs physionomies ne laisse aucun doute sur la nature de la joie qu'elles éprouvent.
Comment peut-on laisser entre toutes les mains Roland à Roncevaux, et l'Ogre dévorant ses enfants, ou plus simplement un manuel d'histoire de France, monceau d'horreurs qui berça notre enfance?
Qui osera affirmer que Jeanne d'Arc sur son bûcher, qu'un crucifix accroché à un mur ne peuvent pas servir de support à des rêveries sadiqutls?
Car il faut bien reconnaître que le spectacle de la cruauté subie ou infligée peut être découvert sans peine dans tout ce qui s'écrit, se chante «( Buvez, la belle, votre sang ... »), se conte, se sculpte ou se dessine depuis les origines de la civilisation.
Qu'une condamnation morale, qu'un alibi d'information annihilent la signification sadique reste entièrement à démontrer. Et, même si l'on parvenait à mesurer avec certitude l'intensité de l'émotion
La Ouinzaine littéraire, 15 au 30 novembre 1966
sadique suscitée par telle lecture ou . tel spectacle, à la réduire en statistique, il resterait à décider si cette émotion est dangereuse - pousseau-crime - ou au contraire cathartique. Les résultats, encore insuffisants, obtenus à l'issue de nom-
breuses recherches, menées en particulier par les psychologues et sociologues américaj,ns, se bornent, pour l'instànt, ~ confirmer ce que souffle le bon sens : qu'un individu « sain d'esprit » n'a jamais commis un crime parce qu'il lisait , des romans policiers.
Faut-il conclure qu'il n'y a rien de changé sous le soleil et, qu'en définitive, on fait beaucoup de bruit pour rien?
Ce serait hâtif. Des transformations, il y en a, et d'abord au niveau de la vie quotidienne, la dis- parition pl"9gressive dans les pays urbanisés et industrialisés de l'expérience véçue de la violence, de la cruauté, de la souffrance et de ' la mort. L'enfant d'aujourd'hui regarde à la télévision des images de la guerre du Vietnam; il y a vingt ans, il aidait à tuer le cochon. ,)
On assiste actuellement à un profond bouleversement constitué par 'un passage brutal de l'inexprimé à l'exprimé. Le langage courant s'enrichit de signes réservés jusqu'à ' présent à quelques individus isolés. Mieux, « sadisme », « érotisme » et leurs corollaires deviennent un label, développent des catégories en-
tières de significations. Cette révolution a été rendue possible par la vulgarisation des idées de Freud', par , le développement dès procédés modernes d'information (la Vie de Sade, de Gilbert Lély, va sortir en édition de poche !) et par les structures économiques nouvelles de la consommation et de la publicité.
Ce que présage une telle métamorphose, seule une étude scientifique, accompagnée de contrôles expérimentaux systématiques; permettra de le déterminer. Tant que ces. ré"ultats n'auront pas été obtenus, tout exercice de la censure, sur les imprimés ou les films, demeure une démarche totalement subjective et irrationnelle, même lorsqu'elle est animée :des ' meilleures intentions. Que l'on ait constaté dès ,à présent l'existence de «personnalités trop fragiles» pour intégrer sans danger certains types de messages, souligne, le fait qu'il s'agit bien plus d'un problème de dépistage et d'hygiène mentale que d'une censure fondée sur une notion arbitraire de ml\l"ale.
Enfin, s'il est permis d'avllncer une hypothèse personnelle, pourquoi, cette disparition progressive de la « naïveté », ce passage graduel de l'inconscient au conscient, seraitil, a priori,. un phénomène inquiétant? Pourquoi, . au contraire, la réception consciente d'un message sadique où érotique, ne favoriseraitelle pas la distanciat~on ludique, la distinction du réel et de l'imaginaire?
Il est remarquable qu'un coefficient important d'imaginaire s'attache à l'expression du sadisme et de l'érotisme. Le sommaire d'une revue intellectuelle comme Midi-Minuit fantastique en témoigne tout autant qu'une publication populaire comme Satanik: tandis que le procédé du roman-photo accentue le réalisme du , décor et des personnages.
Dans ' un tout autre domaine, on sait le rôle quasi fantastique dont est investi l'objet dans les films d'espionnage à grand succès, et il
. est à noter que 'le roman d'espionnage, sans abandonner le moins du
' monde sori aspect érotico-sadiqûe, s'oriente très net~ement actuellement vers un~ forme mixte d'anticipation à courll terme, qui !lccroît considérablement sa· portée imaginaire. C'est une évasion analogue dans le différent que recherchent les dix mille tranquilles épouses de province qui lisent chaque mois un nouveau volume de la collection «- Angoisse» publiée ' par Fleuve noir, mixage typiqUe d'épouvante, de sadisme' et de fantastique traditionnel (viols, v~mpires, monstres et Frankenstein).
En fin de ~ompte: peut-être ~e faut-il voir. \ dims le mouvemen,t
' actuel que les prémices heureuses d'une société où la violence et la souffrance n'auront plus d'existence que dans des jeux de l'imaginaire adaptés aux besoins de chaque individu.
1 uliette Raabe
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LETTRES A «LA QUINZAINE»
Malrauz
Cher ami, vous avez raison d'écrire que je n'ai pas « partagé la geôle JI d'André, car ni lui, ni moi, ni qui que ce soil ayanl participé à notre aventure cambodgienne ne mil les pieds dans une prison indochinoise. A , moins qu'on ne considère comme lelle l'Hôlel Continental donl on , disail à l'époque qu'il élait l'un des meil. leurs de l'Extrême-Orienl.
Clara Malraux
Kurt Gol~teiD
Bien que n'étant pas philosophe, vos articles consàcr.és ' à ce domaine m'apporlent beaucoup,'" :Or, ' je voulais signaler à, M. Yvon Bell'val un oubli à prop~ de l'article sur K-".rt Goldstein. Son œuvre maîtresse est bien Der Aufbau des Organismus. Nous en devons la traduction française au Dr. E. Burkhardt et à Jean Kuntz, actueUement professeur de philosophie à Mulhouse. Si je vous écris, c'est que j'ai eu le privilège de suivre ses cours et que c'est lui qui m'a initié aux idées de Kurt Goldstein.
R. Seckel, Colmar
De Rouz-Daudet?
Me permettez-vous de regretter que, dans votre récent article sur de Roux, vous citiez son , expression : « bouzins de Tel Quel » sans aucune explication ni aucune distance' ? Prenez dix personnes au hasard : je doute que vous en trouviez deux qui connaissent le sens du mot bouzin. Fallait-il donc reproduire cette (( injure » comme si la signification en était transparente ? .
Mon dictionnaire dit ceci : « Tourbe superficielle appelée tourbe fibreuse et de très mauvaise qualité / Glaçon mêlé de terre ou d'herbe / Partie superficielle très tendre des pierres quand on les extrait de la carrière. (On écrit aussi bouzin) ».
A moins qu'il, faille comprendre :
(( Bousin (de l'anglais bowsing, cabaret, mauvais lieu dans l'argot des matelots anglais). N .-M. Pop. Mauvais lieu : fréquenter les bousins / Bruit, ~page, va. ca~me : faire du bousin ».
Comment savoir ?
Je suis un peu surpris de l'indulgence que vous manifestez, d'autre part, pour ce « jeune paladin ». (Pierre-Henri Simon, de son côté, dit: (( jeune maître»). Sans parler des implications politiques, pourtant évidentes, d'un tel livre (Céline est loin, mais Léon Daudet se rapproche), il me semble que le confusionnisme pôle et fé. brile qui se donne ici libre cours aurait dû attirer votre attention. Les noms d'Artaud et de Blanchot employés visiblement comme (( couvertures » ; Holderlin assimilé au Saint-Esprit, Lautréamont à JeanEdern Hallier, Sade à Hitler, Bataille à Céline (et crédité au hasard d'une phrase de Nietzsche), Aragon à Gallifet, Genet à Descartes ; les juifs mis à la place fantômatique des Erinnyes ; le surréalisme jugé de haut en passant etc... bref tout passe au cocktail obscurantiste de la (( Transhis~oire » et de (( l'Apocalypse » ..• En/in, vous avez sans doute ,raison : l'avenir nous dira ce qu'annonçait ce coup de clairon.
Philippe Sollers
Le portrait d'André Breton paru en page 17 de notre dernier numéro a ,été attribué ' à Georges Masson. Nos lecteurs auront rectifié d'eux-mêmes : il fallait lire André Masson;
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PARIS
Pierre Brasseur dans Le Retour de Harold Pinter.
Paris fait, cette saison, une, plece d'Ann Jellicoe, qui a, fait à étrange consommation de. ~pièces, Londres des études de metteur en an.glaises: six scènes parISIennes scène. Moins sophistiquée que le présentent des auteurs britanniques. film du même nom, la pièce utilise On ne peut plus, à ce point, parler de la façon la plus réjouissante de hasard. Et pas non plus - uni- - et la plus anodine - cet huquement - d'un de ces vents de mour anglo-saxon pour lequel nous snobisme qui périodiquement souf- sommes si peu doués et qui suppo$e flent sur Paris. Bien des choses le plus souvent une sorte de tens'expliquent sans doute si l'on cons- dresse pudique dans les rapports tate, pour trois des pièces ainsi humains déguisée sous le saugrenu, montées - et non des moindres -, le gag et le coq-à-l'âne. Des nursery la présence du même metteur en rh"f'mes à Lewis Carroll en passant scène: Claude Régy. L'étonnant par le music-hall, la tradition ansuccès remporté la saison dernière glaise du nonsense s'est maintenue par deux pièces, d'ailleurs mineures, vivace. Elle se donne libre cours ici, de Harold Pinter, mises en scène a~ec une belle et juste désinvolture, par Régy, la Collection et l'Amant, bien servie par les excellents coméest peut~être, à , l'origine de cette diens que sont Monique Tarhès (la promotion du théâtre anglais. Il créatrice de l'Echappée belle), Bern'eût pas eu chance, cependant, de nard Fresson" Jean-Pierre ' MoUlin. s'affirmer ainsi sans la carence des James Sau~ders, dans la Projeunes écrivains français. La litté- chaine fois je , vous le chanterai2,
rature dramatique française du mi- utilise des formes analogues d'hulieu de ce siècle a brillé d'un tel mour, mais son dessein est cent fois éclat que l'on ne doit pas s'étonner plus ambitieux: CI. Ma pièce, dit-il, s'il se produit aujourd'hui comme se déroule dans les années 1960 où un temps mort, une respiration à nos asiles de fous sont là où nous Vide, préludant peut-être à quelque les découvrons ». Il s'agit pour lui, second souffle. avec l'aide - avec le souvenir
En attendant, le public parisien de Pirandello, d 'Ionesco, voire de découvre avec : les, auteurs anglais Beckett, de soulever un coin du montés aujourd'hui une forme voile, de nous faire saisir directed'humour, corrosive dans le meil- ment et l'absurde folie de notre leur des cas, ou simplement aimable'\ condition et les balbutiements de la et qui sonne neuf en dépit de réfé- ' créatio~. 'Cinq comédiens sur le plarences parfois sensibles à l'univers teau nu s'efforcent de répéter, de théâtral de Beckett ou d'Ionesco. jouer une pièce qui ne parvient à
Deux nouyeauX venus dans cette ' prendre forme que par à-coups, qui cohorte britannique: James Saun- retombe à tout bout de champ dans ders et ,Ann Jellicoe, contre trois l'informe et le silence, se perd dans sinon familiers du moins non in- les bavardages saugrenus et impuisconnus en France: John Osborne, ' sants des comédiens chargés de l'inJohn Arden et Harold Pinter. Di- carner. Ce double jeu, ce « théâtre sons tout de suite que Harold Pinter dans le théâtre », de même que les dépasse les autres d'une bonne tête interpellations à l'adresse des specet que le Retour, pièce grinçante, tatèurs (dans le style du Living insupportable, admirable, justifie à Theater) exigent, paradoxalement, elle seule l'anglomanie régnante. les artifices de théâtre les plus com-
Le plaisant Knack1 est la seconde plexes, les plus subtils.
Construite « brique à brique», sans aucun plan préétabli, de l'aveu même de l'auteur, la pièce s'élève petit à petit, lentement: édifice contourné, baroque, voué à l'inachèvement. Çà et là, des trous dans les murs laissent passer le jour - un jour inquiétant, diffus, trouble -et jusqu'au bout l'on sent que l'auteur n'a su décider sur quoi il déboucherait: canular ou drame. Nous, spectateurs, pris sans cesse à parti - et, pour cette raison, plus passifs que jamais dans nos fauteuils - sommes gagnés à notre tour par ce malaise stérile qui semble être aussi celui de l'auteur. Il y a quelques assemblages parfaits que l'oh voudrait isoler comme des morceaux d'anthologie, il n'y a pas une pièce.
Claude Régy, Ïntelligemment, n'a pas bâti sa mh,e en scène contre la pièce mais avec elle, sans rien refuser de ses difficultés, de ses défauts: il parvient ainsi à rendre palpables, à force de gestes allusifs, d'immobilité, de silences juste un peu trop prolongés, l'impuissance de la création et les ressorts secrets qui animent des personnages en perpétuelle difficulté d'être. Régy a su aussi - et il est rare qu'il se trompe en ce domaine - trouver dans Paris les comédiens les plus aptes à ces jeux subtils et toujours rompus : Delphine Seyring, Claude Pieplu, Henri Garcin ... La distribution est sans faille.
Grâce à Laurent Terzieff, il nous est donné de connaître en même temps l'une des premières pièces en un acte de Saunders : Hélas pauvre Fred3. L'influence d'Ionesco est ici frappante, l 'Ionesco de Comment s'en débarrasser. Le même couple raviné par l'usure d'un morne quotidien s'interroge obsessionnellement sur le sort du pauvre Fred, premier mari de la femme que l'actuel mari a jadis assassiné et coupé en morceaux. Chaque jour la même cérémonie se répète, la même quête des raisons mortes : pourquoi avoir tué le pauvre Fred ? Ainsi Améd~e et Madeleine, guettant le bruit du cadavre en train de croître, cherchaient-ils en ' vain pourquoi et comment il se tr!)uvait là. Une seconde pièce en un acte, plus récente (écrite en 1964), complète le spectacle: les V oisins. On y découvre encore un autre Saunders, ni celUi de Pauvre Fred, ni celui de la Prochaine fois ... , un Saunders psychologue et intimiste. Sur scène une femme seule et un Noir, et les malentendus, ' comiquement, qui s'accumulent entre eux deux, et le langage en panique, toujours en dessous des situations -où par sa faute les héros se trouvent pris ...
Quel est le commun dénominateur de Saunders ? Il n'est pas aisé de le cerner à travers les trois pièces si diverses qui nous sont aujourd'hui proposées. Encore mal dégagé de notre « avant-garde », ' Saunders semble s'orienter vers une forme de naturalisme Imprégné d'humour et dominé par le thème majeur, très pirandellien, de l'impossible quête 'de soi: où est la vérité? CI. Peut-
Paris , a l'heure anglaise
être que je m'imagine que j'imagine que je suis folle », dit une héroïne de Saunders; et la Prochaine fois... témoigne de la même impuissance des êtres à se trouver une forme. Nous verrons ce thèmelà apparaître aussi chez Pinter, mais surgi librement des grandes profondeurs, celles que Saunders atteint rarement.
John Osborne et John Arden -avec des vertus et des défauts différents - ont au départ des préoccupations sociales qui les séparent radicalement de leurs confrères. La critique de l'English way of life fut à l'origine du théâtre d'Osborne et explique son départ foudroyant à Londres, voici dix ans. Après Look back in anger (sous le titre la Paix du dimanche, la pièce n'eut à Paris qu'un succès mitigé), John Osborne fut considéré outre-Manche comme le chef de file de la génération des angry young men. C'était lui faire trop de crédit. Depuis, nous avons vu de lui un Luther très · insuffisant, au T .N.P. en 1964, et aujourd'hui ce naturaliste Témoignage irrecevable4 qui nous présente, non sans quelque complaisance, le dossier d'un échec individuel à fleur de réel.
Nous sommes ici conviés à prendre part aux ruminations d'un raté, empêtré dans ses petites ' histoires de coucheries. Il faut tout l'art - extrême - de Michel Bouquet pour donner une quelconque dimension à ce pitoyable don Juan boulevardier, pourvu d'une femme et, bien sûr, d'une maîtresse en titre et les trompant inlassablement avec dactylos et standardistes. Le « jeune homme en colère » que fut Osborne (si peu, si mal (( en colère», cela se voit aujourd'hui), ce que cela devient, adulte, serre le cœur.
Pris comme témoins dans ce procès implicite de soi par soi que mène tout au long de la pièce le héros entouré de falots comparses, c'est la sentence de Montherlant qui nous vient aux lèvres, après trop de bavardages et d'insipides débats: « En prison pour médiocrité ! » Il est triste d'en venir là. Ni la performaJ?ce remarquable de Michel Bouquet, ni les nuances et l'intelligence d'une traduction, jamais vulgaire. signée Jean-Louis Curtis, ne parviennent à tirer de l'ornière où elle s'embourbe cette plate histoire. Quant à la mise en scène, elle a les qualités de sobriété, de discrétion que nous connaissons à Claude R-égy dont le talent s'est mieux exercé ailleurs.
Pour John Arden, le théâtre sert plus que jamais de révélateur à une situation sociale férocement observée et condamnée. V ous vivrez comme des porcss nous conte l'histoire d'une famille de gitans à qui la municipalité a dû accorder un logement pr.ioritaire dans quelque moderne H.L.M. Leurs voisins, les Jackson, sont de modestes petitsbourgeois très anglais. Mépris, haine, incompréhension absolue de part et d'autre creusent très vite
un infranchissable fossé entre le~ deux communautés. Arden ne conclut pas, se contente de monÎrer crûment le désordre, le fanatisme et la violence que secrète naturellement un certain cc ordre » ,",ociai. Neutralité apparente, dans resprit de Brecht et plus encore, sans doute, de Bernard Shaw. On regrettera peut-être ici les virulences. les accès de fièvre, les coups de théâtre. une certaine poésie baroque dont était faite l'étonnante Danse du Sergent Musgrave montée à Paris. il v a trois ans, par Peter Brook. .
Chez Harold Pinter, et chez lui seul, on a le sentiment que l'œuvre reflète un univers personnel inaliénable, avec ses thèmes obsessionnels. son langage, son approche particulière de la réalité dramatique ct eJ,e la réalité tout court. L'ohsession centrale de ce théâtre est matérialisée par la chambre: The Room fut d'ailleurs le titre de sa premit-re pièce, écrite en 1957, c'était aussi le lieu essentiel où se déroulait The Caretaker (le Gardien), montée par Roger Blin en 1958. La chambre: cellule initiale, matrice prote('trice. A l'intérieur de la coquille, les habitants évoluent en liberté: étranges animaux observés à la loupe, que lient ensemble l'abri partagé, de vieilles peurs, une poignée de souvenirs jamais vraiment communs et la certitude instinctive qu'ils feront front d'un bloc contre toute menace venue de l'extérieur. En attendant, à l'abri, on se nargue férocement, on s'entre déchire, on s'ennuie, on remue vaguement. en proie à des impulsions sans suite, et parfois naît un souvenir ensoleillé issu d'un temps incertain et qui est peut-être un rêve ou un cauchemar. Pinter a Je génie de ces sortes d'échanges où rien ne s'échange, de ces propos qui traînent en l'air parce qu'on n'a pas osé aller jusqu'au bout, parce que l'interlocuteur ne veut pas ou ne peut pas les entendre, n'est pas au même niveau ou n'a jamais su dans quelle clef se jouait cet air-là.
Dans le Retoul.6, quatre hommes: le père et son frère d'un côté. les deux fils de l'autre, sont enclos au creux de la maison familiale. Les uns et les autres viyent aussi à l'extérieur, du moins en parlent-ils. Ils ont des métiers: l'oncle est chauffeur de taxi, l'un des fils est maquereau, l'autre boxeur; quant au patriarche despote qui règne en permanence sur ces lieux, il fut boucher. Ce qui leur arrive dans le monde extérieur n'est rien, ne compte pas, ne nous concerne pas plus qu'eux. Mais quelqu'un comme toujours chez Pinter venu de l'extérieur va pénétrer à ses risques et périls dans la chambre, et c'est l'intrusion de ce corps étranger à l'intérieur de la coquille fermée qui va orienter le drame et tout le rythme de la pièce:, D'abord menace, le corps étranger est quelque chose que l'on aborde avec précaution, avec quoi l'on joue quelque peu afin de l'identifier, afin d'exprimer le poison qu'il recèle. Et
La Quinzaine littéraire. 15 au 30 novembre 1966
tout cela non pas dans un mouvement réellement concerté: c'est une sorte de danse autour de la menace. Mais l'enjeu est si grave que tôt ou tard les habitants de la cellule, inconsciemment ligués contre la mort, finiront par l'expulser ou par l'annuler. Il est admirable de voir comment, sans qu'il en soit jamais question, la présence et la peur de la mort suintent de ce théâtre.
Dans le Retour. la menace venue de l'extérieur n'est pas totalement étrangère puisqu'il s'agit d'un troisième frère, revenu à la maison après une longue · absence. Mais le frère n 'est pas seul, il est marié et flanqué de sa femme. Et le danger c'est cela: un couple. Dès lors toutes les forces conjuguées des quatre mâles vont s'employer avec une sorte de naturel atroce (on croirait voir des fourmis s'emparant de quelque proie tombée sur leur fourmilière) non pas tant à expulser l'intruse qu'à la transformer -avec son consentement - en objet, à la disjoindre du frère revenu: elle deviendra la putain des quatre hommes et gagnera sa vie, comme chacun dans cette cellule, à l'extérieur ... , sur le trottoir, bien entendu. Quant au frère prodigue, il laisse faire et repartira seul, de luimême. L'extravagante misogynie de Pinter relève sans doute de la psychanalyse mais elle apparaît, dans cet univers d'immaturés balbutiant à la recherche d'eux-mêmes, d'une force et d'une logique confondantes.
Bien plus que les motivations psychologiques, d'ailleurs, bien plus que le déroulement absurde d'un cauchemar, ce qui importe ici c'est une certaine prise sur le réel par le moyen d'un langage perpétuellement ambigu, avec ses failles soudain ouvertes sur un abîme d'irréel ou d'angoisse (intensément comiques au premier degré), avec ses
façons de tituber, de déraper, de bondir ailleurs dans le nonsense, le sous-entendu ou le malentendu. Langage de la peur agressive plus encore que de la non-communication, où chacun à tout instant évite les autres et surtout s'évite luimême.
La mise en scène preCIse et souple de Claude Régy sert parfaitement le texte, ses ruptures, ses violences, son humour. Egaré dans ce monde insolite, Pierre Brasseur (le père) semble, bizarrement, jouer une autre pièce et traîne derrière lui des relents de Boulevard naturaliste, fort étrangers à Pinter. C'est la seule erreur d'une juste distribution nettement dominée par Claude Rich qui se meut à l'intérieur de cet univers avec la grâce inquiétante, la ruse, le cynisme tantôt cru tantôt feutré qu'il exige.
Pinter n'a que trente-six ans et déjà une œuvre derrière lui, dont nous ne connaissons, dans le désordre, que deux pièces importantes (le Retour, de 1965, étant la plus récente) et deux courtes pièces primitivement destinées à la radio. D'autres suivront. Mais dès maintenant, pour nous, il ne fait pas de doute qu'il s'agit là d'une œuvre importante et d'un véritable écrivain de théâtre.
Geneviève Serreau
1. Au théâtre de la Gaîté-Montparnasse, mise en scène de Michel Fagadau.
2. Au théâtre Antoine, mise en scène de Claude Régy.
3. Aux mardis du théâtre de Lutèce, mise en scène de , Laurent Terzieff.
4. Au théâtre des Mathurins, mise en scène de Claude Régy.
5. Au théâtre de l'Est Parisien, mise en scène de Rétoré.
6. Au théâtre de Paris, mise en scène de Claude Régy.
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MISE EN SOUSCRIPTION DES ŒUVRES DE • TOUS LES LIVRES • • , •
L.-E CELINE • • • • • • • • • • •
ROMANti PRANÇAIS
• Michel Beaufort • La honte • Plon, 256 p., 12 f • L'envers de la réussite.
: Gilbert Cesbron C'est Mozart qu'on
• assassine • Laffont, 328 p., 13,50 F • La répercussion du • divorce de ses parents • sur un enfant de 7 al)s. • - Carlo Coccioli _ Journal mexicain • Plon, 256 p., 18 F •. Les valeurs _ permanentes d'un _ pays énigmatique.
• Lise Deharme : L'amânt blessé • Bernard Grasset,
Un conte de fées • érotique. •
12 F
• Max Laugham LES FOISONNEMENTS DU VERBE • La grande peur de 1989
L'irruption de Céline dans la littérature a été un événement d'une portée mondiale et ce n'est '- Laffont,260 p., 13,90 F pas trop dire car elle a fini par introduire dans tous les pays et dans les compartiments les • Un récit de « politique plus divers de la société de notables transformations de la sensibilité, • fiction -. Peut-être même a-t-il effacé pour le lecteur les frontières entre le monde extérieur et le -monde intérieur 'que maintenaient chez nous des traditions de classicisme. •
Dans le bouillonnement de la langue célinienne l'expression est si 'bien ajusté~ à l'intention • et à l'émotion de l'auteur que nous sommes projetés dans son univers comme par une force • violente, irrésistible. •
... /1 est scandaleux qu'on puisse faire un épouvantail d'une langue aussi belle dontle frémissement et le foisonnement n'ont pas de précédent dans notre littérature. Mais,. dira-t-on, il y a eu Rabelais! C'est en effet un nom qui vient facilement à l'esprit quand_ ·on pense à Céline, On retrouve chez Rabelais les foisonnements du 'verbe et la joie. d'écrire, mais on n 'y rencontce jama~'s l'émotion qui nous étreint si souvent chez l'auteur_ du "Voyage", Marcel AYME _
Jean de Malestroit La grande mademoiselle Ed, Emile-Paul, 188 p .. 9,60 F Les affres de l'adolescence.
Marie Mauren les rocassiers Robert Morel. 22 F Chronique!! provençales,
300 p.,
Ce que Joyce a fait pour la langue anglaise et qui demeure une prodigieuse expérience de laboratoire. ce que les Surréalistes ont tenté de faire pour la langue française. Céline l'a réussi en se jouant.
Au total, le langagecélil'lien est sans doute la -pius vaste entreprise de reconstruction de la • langue à laquelle on ait procédé en France • depuis Ronsard. On ne pourra plus écrire - Roger Semet demain, comme on écrivait avant Céline: • La bouite
Maurice NAD EAU Pierre de BOISDEFFRE _ Calmann-Lévy, .9,90 F
Le fantôme de Céline commence seulement à tirer les pieds des dormeurs. Céline commence _ Prix Alphonse seulement à vivre. Et tout le monde tremble. Jean-Louis ~ORY. ' . en 1965.
240 p.,
Allais
• PREMIÈRE ÉDITION DÉFINITIVE
: ROMANS • ÉTRANGERS
D'IMPORTANTS INÉDITS Parmi lesquels apparaît enfin RIGODON que tous les lecteurs de Céline attendent comme l'un des plus grands, sinon le plus grand de ses romans,
UN PASSIONNANT APPAREIL CRITIQUE -Préfacée par Marcel Aymé, l'édition a été revue et corrigée par Jean-A, Duco~rneau qui a rétabli les textes originaux. signalé les variantes et replacé chacune des œuvres dans leur contexte.
600 DESSINS - 80 GRAVURES Après avoir réalisé plus de 600 dessins et ébauches au cours de trois années de travail préliminaire, Claude Bogratchew a créé BO gravures originales, Un Céline à la fois amer, dévastateur et tendre nous est ainsi restitué avec une troublante fidélité.
• • • • Glona Alcorta • _ L'hôtel de la lune
UNE ESTHETIQUE NOUVELLE. et autres ,impostures . L'aspect de ces Ijvres témoigne avec éclat. trad, de 1 espagnol des résultats obtenus par le maître artisan • pa~ C. Couffon Henri Mercher, dans ses recherches pour. pre!. de .. Jean Cas ,sou une esthétique nouvelle de la reliure, Un dos Albin MIchel, 208 p., en pleine peau noire, au grain somptueux, • 12 F un étui découpé à la forme, gainé d'un • Des ~ouvelles papier rare en bois du Japon, mais aussi - hallUCinantes. des plats de verre - incassable - laissant • apparaître une élégante couverture typogra- • Miguel Angel Asturias phique. Le volume glissant de sa boîte, • Torotoumbo devient un miracle de légèreté et de trans- _ trad. de l'espagnol parence. Dans un prestigieux ballet du cuir _ Seghers, 128 p., 8 F et des reflets le futurisme rejoint ainsi la • Crime, révolution et tradition. • danse pendant
le • torotoumbo
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. plaires sur Vergé. illustrés de 80 gravures originales. Un volume par trimestre,
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le volume _ par R.-M. Desmoulière _ Plon, 416 p., 18 F
Il a été également tiré à part 180 exemplaires sur Lana pur chiffon. illustrés de 80 eaux-fortes - ~e d-fl dit yid~e. et originales et présentés en cahiers libres sous double emboîtage de grand luxe. 160,00 F par. a 1 ICU e aImer. 'fIois, Il est prudent de retenir son exemplaire immédiatement, • S 1 B Il _ au e ow
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Francis Clifford Rien ne nous avertira trad. de ", l'anglais par A. Guillot-Coli Casterman, 240 P,. 15 F Aventures de rescapés d'une catastrophe aérienne,
Max Frisch Le désert des miroirs trad. de l'allemand par A. Cœuroy Gallimard, 20 F Par l'auteur de « Je ne suis pas ~tiller La quête impOSSIble de la cohérence.
Martin Gregor-Dellin Le réverbère trad. de l'allemand par Mme Hofer-Bury Cal mann-Lévy, 288 p., 75 F Le malaise d'un homme de bonne volonté dans l'Allemagne actuelle.
Desmond Skirrow Le grand black-out trad. de l'anglais par F.-M, Watkins Laffont, 320 p., 12 F Grand roman d'espionnage
Melvin Van Peebles '_e Chinois du XIV' J. Martineau Ed" 196 p., 24 ill . de Topor, 15,40 F Ecrit en françaiS par un romancier. américain.
POÉSIE
Pierre Ferran Le Thuit-Simer Pierre Jean Oswald,
. 70 p., 5,70 F Chronique poétique d'un peti~ village normand,
André Rémy-Néris Au soleil des puits J, Millas-Martin éd.
Michel Salomon L'exil et la mémoire Ed. Universitaires; 84 p" 9,95 F. ·
Jean-Luc Steinmetz Le clair et le lointain Pierre Jean Oswald, 95 p., 15,90 F,
CLASSIQUES
Boileau Œuvres complètes Bque de la Pléiade, 1.360 p., ' 40 F .
Marivaux La commère Hachette, 25 F, (2,000 ex. numérotés . de 251 à 2,250) Un inédit récemment découvert,
Strindberg Tschandala .trad . par E, Poulenard Aubier-Montaigne, 18 F 295 p, Texte bilingue édité po.ur la première fois en France.
ESSAIS
Théodor W. Adorno Essai sur Wagner trad, de l'allemand par H, Hildenbrand Gallimard, 224 p., 15 F Une révis.ion radicale du cas Wagner.
Gérald Antoine J.-C, Passeron La réforme de l'université 11,10 F Les libres méditations d'un recteur et d'un professeur.
André Brincourt André Malraux ou le temps du silence' La Table Ronde, 160 p., 10,30 F Le bilan de sept années de pouvoir.
Jacques Charpentreau Louis Rocher L'esthétique personnalisée d'Emmanuel Mounier Ed, Ouvrières, 152 p., 9 F La réflexion de Mounier sur les rapports de l'art et de la personne .
Paul Clal!~1 Au milieu des vitraux de l'apocalypse Gallimard, 416 p., 25 F Une œuvre posthume importante de Claudel.
Henri Fesquet Rome s'est-elle convertie? Grasset, 256 p., 12 F Bilan du Concile .
Vladimir Jankélévitch La mort Flammarion, 426 p., 25 F Un philosophe tente de' penser l'impensable )a mor.t.
André Meynieux Pouchkine homme de lettres et littérature professionnelle en Russie Cahiers d'études littéraires, 696 p., 21 il 1., 50 F Avec de nombreuses traductions et documents inédits.
Emile Namer Giordano Bruno Seghers, 200 p" 7,10 F Le grand philosophe italien, brûlé vif par l'inquisition en 1600.
Max Olivier-Lacamp Les deux Asies Bernard Grasset, 304 p., 18 F Le monde indien face à l'univers chinois.
Ezra Pound A.B.C. de la lecture trad. par Denis Roche L'Herne, 252 p., 32 F Voir le numéro 15 de « la Quinzaine Littéraire -.
Ouvrages publiés du 20 octobre au 5 novembre
POLITIQUE HISTOIRE
Charles Bettelheim Problèmes théoriques et pratiques de la planification Maspéro. 304 p .. 24.65 F. Nouvelle édition de cet ouvrage important.
Maurice Chavardès Eté 1936 : la victoire du Front Populaire Calmann-Lévy. 200 p .. 20 hors-textes. 19.75 F Les grandes heures du • Front populaire.
Georges Fischer Le parti travailliste et la décolonisation de l'Inde Maspéro. 342 p .. 24.65 F Les rapports entre le Labour et le nationalisme indien de 1900 à 1947.
Georges Gurvitch Les cadres sociaux de la connaissance P.U.F .. 324 p .. 20 F Cours put>1ic professé a la Sorbonne durant l'année universitaire 1964-1965
Edward Jay Epstein Le rapport Epstein trad. de l'américain par M. Paz Laffont. 264 p .. 13.50 F Contre-enquête sur le rapport Warren et l'assassinat de Kennedy.
Chaim A. Kaplan Chronique d'une agonie. Journal du ghetto de Varsovie Découvert et présenté par A. 1. Katsch trad. de l'américain par J. Bloch-Michel C~lmann-Ll 'Jy. 448 po. 18.50 F Récemment découvert. un témoignage bouleversant.
Malcolm X Autobiographie Grasset. 334 p.. 21 F Voir l'article de Jean Wagner p. 20
Tibor Meray Budapl»t, 23 octobre 1956 trad. du hongrois par M. Tardos Laffont. 352 p .. 24 hors-textes. 18 F Voir le numéro 15 de la • Quinzaine littéraire .,
André Parreaux La société anglaise de 1760 à 1810 Introduction à l'étude de la civilisation anglaise au temps de George III P.U.F .. 132 p .. 10 F Une période cruciale pour la compréhension de l'Angleterre moderne.
Razak Abdel-Kader Le monde arabe à la veille d'un tournant Maspéro. 198 p .. 9.90 F Une analyse hétérodoxe.
ART
Ekrem Akurgal Cyril Mango Richard Ettinghausen Trésors de Turquie Ski ra. 256 p.. 120 i11. dont 86 en coul.. 145 F La permanence d'un esprit créateur à travers 10.000 ans d·histoire.
Otto Benesch La ]1einture allemande de Dürer à Holbein Skira. 200 p .. 89 ili. couleurs. 125 F La grande unité artistique du XVI' siècle allemand.
Roland Martin Monde Grec Office du livre. 200 p .. 210 ill.. 40 F L'architecture hellénique et hellénistique.
HUMOUR
André-Gillois La France qui rit, la France qui grogne Hachette. 283 p., 12 F Une Histoire de France par le rire.
Johnny Rives et Jean-Paul Thevenet Histoires d· ... Automobile Cal mann-Lévy. 256 poo 9.90 F Les secrets de la compétition automobile ,
DIVERS
Jean-Jacques Antier Les porte-avions et la maîtrise des mers '-affont. 328 p.. 21 F Histoire. bilan et perspectives de l'aéronavale.
Arnold Brémond Vivarais terre ardente préf. de J.-P. Chabrol Ed. Lucien Voile. 350 p .. dessins. hors-textes et ' couverture en couleurs de I·auteur. 30 F La splendeur et le lyrisme d'une province méconnue.
Ralph Nader Ces voitures qui tuent trad. de l'américain par A. M. Suppo et A. de Pérignon Flammarion. 267 p .. 15 F Le dossier qui fut à la base du célèbre procès perdu par la General Motors ,
Pierre Faucheux Jean Vilar Avignon 20 ans de Festival 60 pages de textes et de photographies. Relié toile. 16 F Dedalus éditeur (Diff. Hachette) Les plus belles photos de l'épopée du TNP,
FORMATS DE POCHE
Guillaume Apollinaire Alcools, Le bestiaire et Vitam Impendere Amori Gallimard-Poésie.
André Breton Clair de Terre Mont de Piété Le Revolver à cheveux blancs l'Air de l'eau Préface d'Alain Jouffroy Galiimard-Poésie.
QUINZE JOURS
1er novembre
Je vois chez Henri Ronse, qui poursuit de fabuleuses recherches sur Bataille, une rare édition du premier texte de Bataille, Histoire de l' œil. Cette édition, ornée de gravures de Hans Bellmer, parut en 1940, douze ans après l'originale, sous cette sibylline enseigne: Séville, et sous le pseudonyme initial: Lord Auch. Lord Auch! J'imaginai longtemps que se cachait, sous cet exotique pseudonyme, l'un de ces Irlandais, nostalgiques et roux, qui passent leur hiver dans le Gers, l'Ariège, les Basses-Pyrénées, et dont je supputais, enfant, les dé-bauches, tandis qu'ils offraient à mes sœurs, moins imaginatives que moi-même, des bonbons acidulés. Or Lord Auch., on le sait, dissimule un pervers d'une autre es-
, pèce : Dieu. Bataille lui-même nous l'explique. « Le nom de Lord Auch se rapporte à l'habitude de l'un de mes amis : irrité, il ne disait plus « Aux chiottes! », abrégeait, disait « Aux ch'! ». Lord en anglais veut dire Dieu (dans les textes saints) : Lord Auch est Dieu se soulageant. La vivacité de l'histoire interdit de s'appesantir; chaque être sort transfiguré d'un tel endroit : que Dieu y sombre rajeunit le ciel. »
Histoire de l'œil démontre qu'il n'est pas d'amour possible sans un regard quelconque sur les amants. Nous le savons au point qu'il n'est pas, pour nous, d'amour possible sans que notre regard porte sur l'être aimé (nous laissons aux chiens les plaisirs de l'amour « dans le noir ») et bien plus, sans que notre regard porte sur nous-même, en train d'aimer. De là cet attirail de glaces, de miroirs, de psychés, de trumeaux, de panneaux trompel'œil, de cloisons à facettes dans nos repaires, et de là ces « chambres v'énitiennes », entre toutes exquises, dans les Maisons. Dans Histoire de l'œil, ce regard nécessaire aux amants est d'abord celui de la Mère; puis celui d'une jeune fille de rencontre, Marcelle.
Marcelle morte, ce regard est celui, comment le dire·t ... de ces amfs dont Simone fait un étrange usage. Car œuf = œil, par la forme du mot, la consonance, et par la forme même de l'objet. Après les œufs, enfin, Simone et son amant recherchent en Espagne un nouveau témoin de leurs amours. Or témoin, c'est testis. Donc quel témoin plus vrai, par l'étymologie, et quel, plus ovoïde, par la forme, que ces testicules de taureau dont Simone s'empare, à Madrid, après une cruelle corrida? .__ Le lendemain, elle place cette glande oblongue dans sa chair. Alors le Narrateur, qui s'apprête à l'aimer,
' soudainement découvre confondus au centre absolu de son désir, cet objet triple : mâle, femme, regard - moment fou, que nous vivons par lui, et qui nous fait toucher à l'horreur indicible et confuse de l'Etre. Tout est Autre. Tout est Mort. Bataille écrit : « Je me trouvais alors en face de ce que -j'imagine - j'attends depuis toujours : comme une guillotine attend la tête à trancher. Mes yeux, me semblait-il, étaient érectiles à force d'horreur; je vis dans la ... velue de Simone, l'œil bleu pâle de Marcelle me regarder en pleurant des larmes d'urine. »
Dans les dernières pages d'Histoire de l' œil, Bataille raconte comment il fut conduit à écrire ce livre : par des coïncidences, des rencontres, des souvenirs d'enfance, bizarres et doux. Rien, dans ces souvenirs, apparemment, qui recèle les fureurs de son aventure littéraire. Mais Bataille nous dit : « Les souvenirs, d'habitude, ne m'attardent pas. Ils ont, après de" longues années, perdu le pouvoir de m'atteindre. Le temps les a neutralisés. Ils ne peuvent retrouver la vie que déformés, méconnaissables, ayant, au cours de la déformation, revêtu un sens obscène. » Ainsi l'obscène donne à ces souvenirs morts une tiédeur vivante, matricielle. Ecrire, c'est vivre notre antécédent, notre retour.
Pierre Bourgeade
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"A LA
CHALEU R
DES FEMMES n'eut pas
été moins exact" . PASCAL PIA, CARRE
FOUR - "Du pittoresque, de /'ironie, de la sensua
lité. "KLEBER HAEDENS, PARIS-PRESSE - "Des aveux que
la confession directe frapperait de , cynisme voire d'impudeur ... Une sorte
de pathétique anime la réflexion de l'auteur sur le mystère de l'érotisme, ses
déviations. sa caricature et son tourment... Le refoulement sexuel est sondé avec plus de
gueur qu'en dix volumes de psychanalyse. RICE CHAVARDES, LA QUINZAINE LITTERAIRE,
OCHET -CHASTEL La Quin,l.aine littéraire. 15 au 30 novembre 1966
La Quinzaine littéraire
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PAUL-ANDRÉ LESORT Vie de Guillaume Périer 24 f .. Ce livre a le poids, l'éclat et la santé" (P.H. Simon, LE MONDE).
coll. '·pol'If.fqt.e~' La nouvelle collection de poche POLITIQUE dirigée par Jacques Julliard,se présente comme une véritable encyclopédie du phénomène poli· tique où la pensée et l'action, le passé et le présent, le classique et l'inédit s'appell ent et se répondent. vol. simple: 4,50 f double: 6 f triple: 750 f
1. La démocratie par G. Burdeau 4,50 2. L'Afrique noire est mal partie,
par R. Dumont 6,00 3. Communisme, anarchie et personnalisme,
par E. Mounier 4,50 4. Que faire? par Lénine 7,50 5. Machiavel, par G. Mounin 6,00 6. Dans 30 ans, la Chine, par R. Guillain 7,50
eS8t1·ls JOFFRE DUMAZEDIER et ALINE RIPERT loisir et culture 24 f Le bilan d'une longue et systématique enquête et des suggestions sur les réformes qui devraient permettre aux" masses" d'accéder demain à une culture librement choisie et vécue.
RENÉ DUMONT et BERNARD ROSIER Nous allons à la famine 15 f Coll . .. Esprit " . Au désastre mondial qui s'annonce à l'horizon 1980, II n'y a qu'une réponse : l'organisation d'urgence d'une solidarité mondiale.
GEORGES JEAN La poésie 8,50 f Collection .. Peuple et culture"
JACQUES LACAN Ecrits 50 f On salt la place -sans pareille-qu'occupe Jacques )..acan dans le mouvement psychanalytique français. Voici rassemblés pour la première fols ses écrits dispersés au cours de trente années d'enseignement.
MADELEINE DELBRÊL Nous autres, gens des rues 18 f Textes missionnaires présentés par Jacques Loew. La présence évangélique dans les milieux athées du monde d'aujourd·hul.
JEAN-FRANÇOIS SIX Charles de Foucauld aujourd'hui 6,50 f Le livre du cinquantenaire 1916-1966.
88. Pour une pOlitique évangélique par J.M. Paupert 2,70 f
89-70. LeUres et carnets par Charles de Foucauld 4,50 f
Saint Bernard et l'esprit cistercien par Dom J. LeclercQ .. Maîtres spirituels" n' 36 - 6 f.
Tchécoslovaquie, par Pierre Philippe .. Petite Planète" n' 35 - 6 f.
COMMUNICATIONS 8 - 10 f .. L'analyse structurale du récit· Revue semestrielle.
SOCIOLOGIE DU TRAVAIL n° 4/66 - 8,50 f Revue semestrielle.
TEL QUEL n° 27 - 7,50 f Revue littéraire trimestrielle.
Pierre Emmanuel Ligne de faîte
Aux Editions du Seuj1, Paris
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.LES dUIFsl DU SILENCE )
~ DU SEU I L ;
LA PRAIRIE PERDUE UÏstoÏre du rOUIan
~. . ame.-.eaID par Jacques Cabau
Au terme de cet essai, la révolution d'hier, celle d'Hemingway et de Dos Passos, paraîtra peut-être moins radicale que celle d'aujourd'hui. En pleine crise, le roman américain contemporain, de Norman Mailer à John Updike et de Bellow à Salinger, ouvre de nouvelles perspectives où l'esthétisme et la pSYChanalyse, le mysticisme et les drogues hallucinogènes partent à la conquête d'une nouvelle Prairie.
Collection" Pierres Vives", 1 vol. 352 p. 19,50 F SEUIL
Â
LIGNE DE FAITE par Pierre Emmanuel
Obéissant d'abord à cette nostalgie qui est pour lui moins regret que ressourcement, Pierre Emmanuel a éprouvé, à cinquante ans, le besoin de choisir dans son œuvre passée des fragments qui sont, en quelque sorte, un recensement des évidences, une reconnaissance de tout ce qui manque. Les thèmes obsédants (Orphée, Sodome, Babel ... ) sont réunis enfin dans un ordre qui, sans souci chronologique, retrace l'itinéraire spirituel du poète.
1 vol. 24C p. 18 F. SEUIL
TRAITÉ DES OIIJETS MUSICJAUX par Pierre Schaeffer Attendu depuis plusieurs années, cet ouvrage résume quinze ans de travaux expérimentaux poursuivis au Groupe de Recherche Musicale de l'O.R.T.F. L'auteur définit l'objet musical selon une méthode interdisciplinaire et en aborde successivement les aspects historique, linguistique, . physique, philosophique, méthodologique, technique et musical.
1 vol. avec 48 exemples musicaux et tableaux explicatifs, coll. (( Pierres Vives)) 672 p., 45 F L'album de 3 microsillons (gravure universelle) d'accompagnement du. Traité des objets musicaux. intitulé· Solfège de l'Objet sonore· S~UIL réalisé par le Groupe de Recherche de l'O.R.T.F. : 55 F. ~
LES JUIFS DU SILEN(JE par Elie Wiesel
Trois millions de citoyens soviétiques portent sur leurs papiers d'identité la mention "nationalité juive ». Aucun changement de statut ne leur est possible. Ils sont privés de la Simple possibilité de transmettre à leurs enfants leur langue, leurs coutumes et leurs traditions. Elie Wiesel dit ce qu'il a vu, répète ce qu'on lui a dit, ou plutôt ce qu'on lui a chuchoté dans l'ombre. Il interroge et s'interroge. Voyageur sans complaisance ni préjugéS, Elie Wiesel a réussi ce miracle: il prête une voix aux juifs du silence.
t vol. coll. (d'Histoire immédiate)) 144 p. 7,50 F SEUIL
Alb •• I.I TEIL liARD DE CJIIARDIN ÏI'Ia;:'es et paroles 250 photographies retracent la vie du Père de sa naissance en Auvergne à sa mort à New York un jour de Pâques : les images de l'itinéraire d'un religieux et d'un savant, à travers ses voyages, ses recherches et ses expéditions, accompagnées d'extraits des écrits du Père .
Un album 22,5 x 28,5 cm relié pleine toile blanche sous jaquette illustrée et jaquette rhodoïd, 224 ,p., 50 F SEUIL