11
L~SZL6 FERENCZI LA RI~CEPTION DE LA PUCELLE (A LA FIN DU XVIII o SI~CLE - AU D]~BUT DU XIX o SIECLE) Ma communication se base surtout sur l'6minante 6dition critique de La Pucelle 6tablie par Jeroom Vercruysse. Des &udes pr6c6dant le texte de Voltaire m'ont donn6 des informations tr~s pr6cieuses, et d'autre part, j'ai utilis6 largement l'excellent biblio- graphie qui cl6t le volume, m~me si je n'ai pu trouver, dans les biblioth~ques de Budapest tous les textes qui me paraissent int6ressants. Elles m'ont d'ailleurs fourni des livres qui n'6taient pas signal6s par Vercruysse. Presque une d6cennie s'est 6coul6e depuis la parution de l'6di- tion critique de La Pucelle. Entre-temps, quelques monographies et 6tudes sont venues enrichir les r6sultats de Verocruysse. A. M. Rousseau complete l'information concernant l'accueil anglais fait h La Pucelle all XVIII e si~cle3 P. R. Zaborov montre le vif int6r~t que La Pucelle suscite en Russie depuis sa parution jusqu'aux derni~res ann6es de Pouchkine, 2 Galiani analyse des brochures de la R6volution, 3 Anni Gutmann jette une nouvelle lumi6re sur la relation entre Voltaire et Schiller, ~ et en Hongrie, 6galement, on est t6moin de nouvelles recherches 1 A. M. Rousseau, L'Angleterre et Voltaire (1718--1788) StV CXLVII, 1975. 2 p. R. Zaborov, Russkaia Literatura i Volter. XVIII- pervaia trety XIX veka, Leningrad, 1978. Gatliani, R. Voltaire et les autres philosophes de la rdvolution. Studies on Voltaire and Eighteenth Century. No. CLXXIV, 1798. Anni Gutmann, ~ Der bisher unterseh~tzte Einfluss von Voltaires Pueelle auf Sehillers Jungfrau yon Orleans ~),in: Voltaire undDeutseMand, hrsg.: P. Brockmeier R. Dcsn~, Jiirgen Voss, Stuttgart, 1979.

La réception deLa Pucelle (a la fin du XVIIIe siècle — Au début du XIXe siècle)

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La réception deLa Pucelle (a la fin du XVIIIe siècle — Au début du XIXe siècle)

L~SZL6 FERENCZI

LA RI~CEPTION DE LA P U C E L L E (A LA F I N D U XVIII o SI~CLE - AU D]~BUT D U XIX o SIECLE)

Ma communication se base surtout sur l '6minante 6dition critique de La Pucelle 6tablie par Jeroom Vercruysse. Des &udes pr6c6dant le texte de Voltaire m 'on t donn6 des informations tr~s pr6cieuses, et d 'autre part, j ' a i utilis6 largement l'excellent biblio- graphie qui cl6t le volume, m~me si je n 'ai pu trouver, dans les biblioth~ques de Budapest tous les textes qui me paraissent int6ressants. Elles m 'on t d'ailleurs fourni des livres qui n'6taient pas signal6s par Vercruysse.

Presque une d6cennie s'est 6coul6e depuis la parution de l'6di- tion critique de La Pucelle. Entre-temps, quelques monographies et 6tudes sont venues enrichir les r6sultats de Verocruysse. A. M. Rousseau complete l ' information concernant l'accueil anglais fait h La Pucelle all XVII I e si~cle3 P. R. Zaborov montre le vif int6r~t que La Pucelle suscite en Russie depuis sa parution jusqu 'aux derni~res ann6es de Pouchkine, 2 Galiani analyse des brochures de la R6volution, 3 Anni Gutmann jette une nouvelle lumi6re sur la relation entre Voltaire et Schiller, ~ et en Hongrie, 6galement, on est t6moin de nouvelles recherches

1 A. M. Rousseau, L'Angleterre et Voltaire (1718--1788) StV CXLVII, 1975.

2 p. R. Zaborov, Russkaia Literatura i Volter. XVIII- pervaia trety XIX veka, Leningrad, 1978.

Gatliani, R. Voltaire et les autres philosophes de la rdvolution. Studies on Voltaire and Eighteenth Century. No. CLXXIV, 1798.

Anni Gutmann, ~ Der bisher unterseh~tzte Einfluss von Voltaires Pueelle auf Sehillers Jungfrau yon Orleans ~), in: Voltaire undDeutseMand, hrsg.: P. Brockmeier R. Dcsn~, Jiirgen Voss, Stuttgart, 1979.

Page 2: La réception deLa Pucelle (a la fin du XVIIIe siècle — Au début du XIXe siècle)

342 L. FERENCZt

sur la r6ception de Voltaire au XVIII e si6cle. J'essaierai d'6viter, dans ma commnication, la r6p6tition du mat6riel donn6 par Vercruysse.

A la liste des traductions de La Pucelle qui se trouve darts l'6dition critique, on peut en ajouter quelques autres, une tra- duction hongroise, en manuscrit un fragment de traduction po- lonais, celui de Miczkiewicz, deux traductions russes, l 'une en prose, l 'autre en vers, et enfin, des fragments de traduction de Pouchkine. Zaborov analyse en d6tail des traductions russes, surtout celle de D. V. Jefimov, il est inutile d'y revenir. Mais je saisis l 'occasion de dire quelques mots de la traduction hongroise qui n'existe jusqu'h aujourd'hui que sous forme manuscrite.

Le traducteur de La Pucelle est le g6n6ral J/mos Fekete (1741- 1803), ancien admirateur de Voltaire. I1 lui adresse sa premiere lettre en 1767, et lui envoya ses po~mes avec comme cadeau, 100 bouteilles de vin de Tokaj. Voltaire et Fekete 6chan- gbrent quelques lettres. En 1781, Fekete publia un recueil de po~- mes frangais intitul6s Mes Rapsodies. Antijos6phiste, il 6crivit darts un po~me hongrois, apr~s la mort de l 'empereur:

~x Glorieuse libert6 de notre patrie se retourne Esclavage des nombres ne salit plus nos maisons >>. Fiddle de Voltaire, Fekete fut doric m~me l'ennemi des inno-

vations administratives de Joseph II. Fekete 6tait d'ailleurs con- sid6r6 comme un dangereux libre-penseur par les magnats et par le haut clerg6.

Fekete 6crivit une longue pr6face pour sa traduction. I1 affirme que ((entre les ouvrages magnifiques de Voltaire aucun n'6gale La Pucelle >>. Elle est sup6rieure ~t l'Orlando Furioso, que Fekete a 6galement traduit. Si on la lit comme un po6me h6roique il est possible de trouver des d6fauts dans La Pucelle. I1 arriva ~t Voltaire de suivre Hombre, mais comme un grand maitre suit un autre grand maitre.

Le devoir du traducteur, selon Fekete, est d'etre en union avec l'~me de l'auteur. I1 faut expliquer les pens6es de l 'auteur comme si l 'auteur 6crivait dans la' langue de ~ la traduction. II existe quelques v~ritables traductions, ce sont celle des G-6orgiques

Page 3: La réception deLa Pucelle (a la fin du XVIIIe siècle — Au début du XIXe siècle)

LA RI~CEPTION DE LA PUCELLE 343

par Delille, celle des po~mes d 'Horace par Wieland, et celle de la Henriade par P6czeli, traducteur hongrois.

Ma communication, en marge de l'6dition de Vercruysse, essaie de soulever quelques questions concernant l'accueil de La Pucelle, ~t la fin du XVIII e si6cle et au d6but du XIXL

J'emploie le mot ~ accuei! ~) ou ~ r6ception >r dans le sens le plus large du mot. I1 implique 6galement la traduction et l'in- fluence, et m~me le refus.

Les probl~mes sont d 'ordre historique, politique, esth6tique et critique.

I1 faut tout d 'abord pr6ciser le fait que la R6volution marque la fin de la s6curit6. D6s 1792, l 'un des adversaires de la R6volu- tion d6clarait que ce ne sont pas les hommes qui font la r6volu- tion, mais que c'est la r6volution qui fait des hommes. Cette affirmation ~st la n6gation absolue de tous les espoirs nationa- listes du XVIII r si6cle, y compris ceux d'un Montesquieu ou m6me d 'un Jean-Jacques Rousseau. Et h l'6poque oh l'ins6curit6 prend conscience d'elle-m~me et cherche une nouvelle s6curit6, ou, reprenant le mot de Guillaume Ferrero, cherche une nouvelle 16gitimit6, il n 'y a pas place ou trbs peu pour La Pucelle. Galiani analyse les brochures datant de la R6volution, tant celles des r6publicains, que celles des royalistes cherchant et trouvant des appuis dans divers ouvrages de Voltaire. Mais ~t c6t6 de Brutus ou de La Henriade, c'est ~t peine si en mentionne La Pucelle.

I1 faut pr6ciser 6galement que dans la p6riode en question, le prestige de l'Arioste est encore/~ son apog6e. Une phrase de Byron prouve l'autorit6 vivante du po6te italien:

(t Is there anything in Don Juan as strong as in Ariosto, or Voltaire, or Chaucer ? ~5

Rien d'6tonnant donc que des critiques fran~ais du XVIII ~ et du d6but du XIX r si~cles, un Linguet, un J.-M. Ch6nier, vo i re m~me un Barante, le po&e hongrois Ferenc Kazinczy, ou les critiques fusses, comparent La Pucelle ~ l'Orlando Furioso en se

s Byron, A Self-Portrait. Letters and diaries, 1798--1824, edited by P. Quennell, London, 1967. II. 439,

Page 4: La réception deLa Pucelle (a la fin du XVIIIe siècle — Au début du XIXe siècle)

344 L. FERENCZI

demandant si l'oeuvre franqaise atteint la valeur de l'oeuvre italienne ou non. Mais soyons pr6cis et disons que dans la plu- part des cas, il s'agit seulementd'unesimpled6claration en faveur de l 'un ou de l'autre, sans analyse.

Entre La Henriade et La Pucelle, plus d 'un 6crivain fait son choix. L'Italien Parini, le Hongrois Kazinczy, l'Anglais Hayley au XVIII e si~cle, et Barante au XIX e votent pour La Pucelle. Mais pour Linguet, ce n'est que la parodie de La Henriade.

I1 s'agit aussi du probl~me de La Henriade. L'une des cons6- quences de la querelle 6tait que les Modernes esp6raient de nouveau que la cr6ation d'une 6pop6e fran9aise digne des mod6- les antiques serait possible. La Henriade est la r6ponse aux espoirs des Modernes. Bien que cette 6pop6e ait connu diverses critiques tr~s s6v~res depuis sa parution, elle 6tait consid6r6e, au XVIII ~ si~cle, comme une chef-d'0euvre en France, et son influ- ence h l'6tranger fut consid6rable, surtout en Hongrie. I1 est vrai que m~me les partisans les plus fid~les de Voltaire ont quelques doutes, C'est ainsi que J.-M. Ch6nier 6crivait: (< Voltaire vengea la nation du reproche que lui prodiguaient les 6trangers >>de rab- sence d'une 6pop6e nationale, mais il n'ose cependant pas corn- parer La Henriade aux grandes 6pop6es antiques ou ~ celle de Tasse. 6

Vers 1790, S/tmuel Szilfigyi, pasteur protestant, l 'un des tra- ducteurs hongrois de La Henriade, r6pond h une objection en disant qu'il ne faut pas life La Henriade avec la raison, mais avec le sentiment. 7 Au d6but du XIX e si~cle, un porte fran~ais, Mason d6clare que << l'6pop6e est une conqu&e qui reste ~ faire ~t la France <<. Sous l'influence de La Henriade et de Herder 6ga- lement, les pontes hongrois, ont l'obsession d'une 6popde na- tionale.

Mais peut-on faire une po6sie 6pique ? Aux espoirs des Mo- dernes, Barante r~pond, pr6c6dant Marx: ~> I1 faut, pour lapo6sie

6 M.-J. Ch6nier, Tableau historique de l'$tat et des progrds de la litt~- raturefranfaise, Paris, 1819 a, 156.

Kazinczy Ferenc, <~ Szilgtgyi S~tmuel ~>, Tudomdnyos Gy[t~tem$ny, 1820]S. 102.

Page 5: La réception deLa Pucelle (a la fin du XVIIIe siècle — Au début du XIXe siècle)

LA RI3CEPTION DE LA PUCELLE 345

6pique, la vive et libre imagination des premiers ~ges ~. Pour l'6pop6e comique Barante a les m~mes exigences. I1 6crit ~ pro- pos de La Pucelle: ~ Quant ~t son ensemble, bien qu'on y puisse remarquer une imagination plus po&ique que dans La Henriade, l 'auteur est rest6 aussi loin de l'Arioste que d'Hom~re. La gaiet6, comme le sublime, demande une sorte de na'ivet6 et de bonne foi. Elle ne ressemble pas au persiflage et ~ la raillerie ~.8 Selon Barante, si je ne me trompe, il manque h la cr6ation du temps de La Pucelle, la vive et libre imagination des premiers ~ges.

II me semble que pour les Fran~ais, ~t partir de la R6volution, La Pucelle appartient au pass6, pour les 6trangers, elle appartient au pr6sent ou au futur.

Je ne veux pas exag6rer le fait que le jeune Miczkiewicz, ~g6 de 19 ans, commence h traduire La Pucelle. Je ne vois pas la trace ou la cons6quence de cette entreprise dans ses oeuvres de maturit6, et les livres que j 'ai consult6s sur le grand po&e polo- nais, n'en parlent point. I1 est bien possible que cette traduction ait 6t6 l'oeuvre du hasard, l'oeuvre d 'un premier amour, aban- donn6 pour jamais. Le genre de La Pucelle, cependant, contribu6 peut-~tre h l'6volution de Miczkiewicz du classicisme, au roman- tisme.

Pour Pouchkine, par contre, La Pucelle est une r6alit~, non une rencontre de hasard. Les 6rudits russes parlent de l'influence de La Pucelle sur maintes oeuvres de Pouchkine, qui le traduisit 6galement. Pour lui, La Pucelle est avec les Fables de La Fon- taine, l'une des premieres oeuvres du romantisme. I1 confronte La Pucelle romantique et moderne ~ des trag6dies de Voltaire dites pseudo-classiques et des ouvrages du pass6. 9

Dans la litt6rature roumaine, selon Paul Cornea, c'est un po~me h6roi-comique en 12 chants, Tiganiada, 6crit vers 1800/ 1812 et rest6 anonyme jusqu'aux ann6es 1876-77, qui signale la pr6sence de La Pucelle. Son auteur est d'ailleurs J. Budai- Deleanu. Dans la litt6rature hongroise off La Henriade a eu une

s B a r a n t e , Tableau de la litt~rature fran~aise art dix-huitidme si~ele, 18428 , 71.

9 Cf. sur tout ceci Zaborov, o.c.

Page 6: La réception deLa Pucelle (a la fin du XVIIIe siècle — Au début du XIXe siècle)

346 L. FERENCZI

si grande et si durable influence, je ne trouve pas la trace v6ritable de La Pucelle. Ferenc Kazinczy qui 6crivit la premiere biographie hongroise de Voltaire, - c'6tait une 6bauche dict6e par l'en- thousiasme, bien qu'il n'aim~t pas, au fond, le porte fran~ais - dit que les valeurs de La Pucelle 6galent celles de l'Orlando Furioso. La traduction de Fekete testa en manuscrit, seuls quel- ques amis en ayant connaissance. Gvad~inyi, qui fur ~t la lois l 'ennemi et le traducteur de Voltaire, railla La Pucelle dans son po~me comique, tr~s populaire h son heure.

Reste le probl~me de la Jungfrau de Schiller. C'est un lieu commun de dire que Schiller n'aimait pas Voltaire, il 6crivit m~me un po6me contre lui, et nia surtout sa conception de Jeanne d'Arc. Dans sa pr6face h la premibre traduction frangaise de la Jungfrau, Mercier dit, en parlant de LaPucelle: ~ Un po~me immoral et trop c61~bre a vers6 le ridicule et l'infamie sur un per- sonnage historique, digne de tousles hommages de notre recon- naissance; c'est un d61it,j'ose le dire, antinational; car il attaque la m6moire d'une h6roine qui sauva la France. >> L'oeuvre de Schiller ~ nous apprend ~ v6n6rer Jeanne d'Arc et h lui rapporter le respect qui lui est dO par tout Frangais qui n'est pas d6prav6, ou qui ne s'est pas rendu complice d'une mauvaise lecture >>.10 Au fond, l 'opinion de Chateaubriand est la m~me, il pr6f~re la Jungfrau de Schiller.

Bien entendu, l'influence ou la r6ception est plus que l'imita- tion ou des pan6gyriques. Quand on rejette une oeuvre ou une conception, on en est, souvent, plus profond6ment impr6gn6 que quand on l'imite servilement ou chante ses louanges ~t tort et ~t travers. On aurait pu supposer logiquement que la Jungfrau est une piece de comp6tition. Et plus r6cemment, dans une analyse splendide, Anni Gutmann prouve que La Pucelle a servi de mo- dule ~t la Jungfrau yon Orleans. Groupant en 8 points les paral- 161es frappants de La Pucelle et de la Jungfrau, Madame Gut- mann tire la conclusion:

to Cit6 par Vercruysse, in Voltaire, La Pueelle d'Orl~ans 6dition cri- tique, 1970, 197.

Page 7: La réception deLa Pucelle (a la fin du XVIIIe siècle — Au début du XIXe siècle)

LA RI~CEPTION DE LA PUCELLE 347

<< L'importance de La Pucelle de Voltaire en tant que l'ant6c6- dant de la Jungfrau yon Orleans de Schiller, r6side dans le fait que le r61e des h6ros et des h6roines de l'Ancien et du Nouveau Testament tenus pour devancier de Jeanne d'une part, et le r61e du diable dans les deux ~euvres d'autre part, nous aident ~t mieux comprendre l'h6roine de Schiller. La perspective de La Pucelle de Voltaire nous aide h r6soudre quelques contradictions apparentes de la Johanna de Schiller >>.

Mercier << a fait vibrer la corde patriotique >> - dit Vercruysse. Mais il y eut aussi Le Gdnie du christianisme, un livre qui est un pivot de la pens6e fran~aise. I1 ach~ve et en m~me temps accel~re un d6veloppement. I1 faut noter cependant que les d6cennies qui le pr6c~dent connaissent 6galement des attaques s6vbres contre Voltaire et surtout contre La Pucelle. I1 suffit de noter quelques noms, ceux de Casanova, Restifde la Bretonne, Sade, Linguet - et Burke. Un tournant spectaculaire est aussi marqu6 par La Harpe. Le lieutenant de Voltaire, qui loua tant La Pucelle avant la R6volution, d6clare dans le Cours de la litt~rature que <<jamais l 'impudence du vice et du blaspheme n'avait 6t6 port6e h e e p o i n t . . , les vers de La Pucelle devinrent le cat6chisme de cet gge qui prend si volontiers pour loi l'absence de tout frein, et si l 'on r6fl6chit ~t tout le mal qu'a f a i t . . , ce po~me, on avouera qu'un gouvernement tombe dans la plus 6trange incons6quence, lorsqu'il interdit la vente des poisons et qu'il autorise ou tolbre >> La Pucelle. I1 reproche ~t Voltaire d 'outrager << la m6moire d'une h6roine qu'il appelait dans sa Henriade 'une illustre amazone [ vengereuse des lis, et le soutien du tr6ne' >>.

Pour donner une couleur esth6tique h sa r6probation morale et politique, La Harpe dit que << l'esprit de la satire a tu6 l'esprit ~pique >>.11 En fait, l'avis de Michaud est le m~me: pour <<plaire au public de son temps, il ne fit point un po~me 6pique, il fit une parodie >~.12

n La Harpe, Cours de la litt~rature. Paris 1847. t. III. 129. 12 Michaud, Printemps d'un proscrit, pr~c~d~ d'une dissertation sur la

po6sie descriptive, Paris, en XI. 9.

Page 8: La réception deLa Pucelle (a la fin du XVIIIe siècle — Au début du XIXe siècle)

348 L. FERENCZI

Palissot n'aime pas Voltaire. Mais il consid~re que La Pucelle est l 'ouvrage o/a Voltaire se montre la plus entier, ~ce po~me in6gal, mais charmant, qui semble r6unir tousles genres, tousles tons, tous le styles . . . ))lz

A partir du La Harpe du Cours de la litt~rature, c'est eu vain que J.-M. Ch6nier raille, d'ailleurs modestement, son change- merit d'opinion - on distingue une tendance qui vise h s6parer La Pucelle des oeuvres de Voltaire. De ce point de vue, quelques passages de Chateaubriand sont fort r6v61ateurs. Ils montrent 6galement le nouvel esprit qui se fait jour en gros avec la r6volu- fion et qui s'affermit pendant l 'Empire et la R6volution.

Voici comment Chateaubriand s'exprime apr~s avoir compar6 les conceptions de Shakespeare et de Schiller relatives h Jeanne d 'Arc: ~ Et Voltaire - reconnaissons-le, h l 'honneur du temps otl nous vivons, ce crime de g6nie, cette d6bauche de talent, ne serait plus possible aujourd 'hui , Voltaire serait forc6 d'etre Frangais par ses sentiments comme par so gloire. Avant l'6tablis- sement de nos nouvelles institutions, nous n'avions que des moeurs priv6es, nous avons maintenant des moeurs publiques, et partout o~ celles-ci existent, les grandes insultes ~ la pattie ne peuvent avoir lieu: la libert6 est la sauvegarde de ces renomm6es nationales qui appartiennent h tous les citoyens. Au surplus - a j o u t e Chateaubriand - Voltaire historien et philosophe est

juste autant que Voltaire po&e et impie est inique )).14 Quelques ann6es avant la R6volution Duvernet 6crivait que

La Pucelle ~ a fait honneur ~t la France. ))~ Benjamin Constant m6prise Chateaubriand. I1 le consid6re

comme un dangereux hypocrite. Darts son Journal, en 1805, il note ce qui suit:

~ Lu La Pucelle, c'est bien l'ouvrage d 'un si~cle qui a appris ~t se moquer de lui-m~me comme des autres, de son opinion comme des opinions oppos6es, c'est une sorte de titillation de l'esprit,

1~ Cit6 pa r Vercruysse , 195. 14 Analyse raisonnde de l'histoire de la France, Paris , 1897. 267. 1~ D u v e r n e t , La vie de Voltaire.

Page 9: La réception deLa Pucelle (a la fin du XVIIIe siècle — Au début du XIXe siècle)

LA RI~CEPTION DE LA PUCELLE 349

r6sultat d 'un grand 6puisement et d'une irritabilit6 qui accom- pagne un extreme 6puisement )).

Les deux textes, celui de Constant et eelui de Chateaubriand, convergent. Tousles deux tiennent La Pucelle pour le produit d 'un si~cle, dont l'esprit est d6finitivement r6volu. I1 y a un loss6 entre le XVIII e et le XIX e si~cles. Chateaubriand m6prise La Pueelle, Constant est un lecteur, sinon neutre, du moins debonne volont6, ilredoute en mSme temps la renaissance religieuse et tient Goethe pour irresponsable lorsqu'il tire des images du catholicisme, mais tous les deux rel~guent La Pueelle dans le pass&

Selon Besterman, le XVIII e si6cle n 'a pas vu dans La Pueelle un scandale. Besterman exag~re un peu, mais on peut dire avec Lightbody que ~< the French Revolution was a decisive event in the development of the reputation of Joan of Arc <~,ln on peut y ajouter que la R6volution rut un 6v6nement d6cisif dans le cours de la r6ception de La Pueelle. L'exemple de la Harpe prouve que les attaques de la religion et celle de la part de la nation se forti- fient et convergent. Un nouveau type de partisan de la religion se cr6e, celui des convertis dont La Harpe est l 'un des repr6sen- tants. A partir, en gros, de la R6volution, le nationalisme rejette La Pueelle comme un outrage fair ~t la pattie.

C'est le moment d'ailleurs oCa, du point de vue esth6tique 6ga- lement, on s'interroge sur la qualit6 du porte Voltaire. M~me un Andr6 Ch6nier, peu avant la R6volution exprime ses doutes. Le dernier pobme int6ressant of a on peut d6celer l'influence de Voltaire, et notamment de La Pueelle, est la Guerre des Dieux qui provoque la r6ponse de Chateaubriand avee le GOnie du ehristia- nisme. On peut dire qu'aux environs de la restauration, le porte Voltaire est discr6dit6, malgr6 l'immense populadt6 de La Hen- riade. Que ce soit du point de vue politique, religieux ou du point de vue de la critique litt6raire, on consid~re le pobte Voltaire comme un porte facile.

1Q Ch . W. L i g h t b o d y , The Judgements o f Joan. L o n d o n , 1961.

Page 10: La réception deLa Pucelle (a la fin du XVIIIe siècle — Au début du XIXe siècle)

350 L. F E R E N C Z I

Or, c'est h la m~me 6poque que commence la voie royale de La Pucelle dans la litt6rature europ6enne. Elle produit la Jung- frau de Schiller. Apr~s Radichtchev, bon prosateur et po6te de troisi~me ordre, elle exerce une influence durable sur Pouchkine. Dans la litt6rature roumaine, l'eeuvre de J. Budai-Deleanu reste un po~me h6roi-comique populaire. Et enfln, bien qu'on ne trouve pas de d6claration directe de Byron concernant La Pu- celle, on peut dire, presque sans h6sitation, que La Pucelle est un des ouvrages pour lesquels Byron admira Voltaire.

Byron est mort et Pouchkine se tourne vers la prose. C'est la fin de l'importance de La Pucelle et celle de l'importance 6gale- ment du porte Voltaire. Le verdict tombe de la plume de Vigny: ~ Jeanne d'Arc. Elle est toujours vierge, et les pontes l 'ont tou- jours manqu6e. C'6tait sa destin6e d'etre toujours immacul6e, in,me dans la po6sie, et de ne trouver aucun vainqueur. Depuis Chapelain, qui 6choua le premier aux pieds de sa virginit6, per- sonne n'a triomph6 d'elle. ))17

Mais il reste encore un fid~le de Voltaire, et c'est Matthew Arnold repr6sentant d'une g6n6ration post6rieure. Et c'est sous son influence que les savants anglais de ce si~cle chantent les m6rites du porte Voltaire, tomb6 dans un oubli presque total.

Remarques

La discussion succ6dant ~t la communication de M. Ferenczi portait en premier lieu sur la figure de Jeanne d'Arc, telle qu'elle se refl6te dans la litt6rature et dans l'historiographie. M. Tr6nard a mis en relief l'image de Jeanne d'Arc devenue positive au XIX e si~cle, surtout ~t partir de Michelet. De cible des anticl6ricaux et m~me des adversaires de la religion, Jeanne d'Arc devient au cours de ce si6cle de plus en plus symbole national et non plus caricatural darts la conscience publique fran~aise. Mine Jechova

17 Vigny, Journal d'un podte. Paris, 1892. 179.

Page 11: La réception deLa Pucelle (a la fin du XVIIIe siècle — Au début du XIXe siècle)

LA RI~CEPTION DE L A PUCELL~. 351

de son c6td rappelle que Mickiewicz traduisant des extraits de La Pucelle a dtd attird plut6t pal le module de la litt6rature fran- 9aise en gdndral que par l'iddologie de Voltaire. On constate que les multiples informations offertes par l'auteur de la communica- tion ont compldtd l'histoire de la rdception de La Pueelle de Vol- taire de plusieurs points de vue.