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19 LA THEORIE DES SITUATIONS DIDACTIQUES DE BROUSSEAU Alain KUZNIAK(*) DIDIREM Paris VII et IUFM d’Orléans-Tour REPERES - IREM. N° 61 - octobre 2005 même. Son étroite relation pendant plus de trente ans avec des expérimentations dans les classes fait que peu à peu les concepts initiaux se modifient et s’approfondissent graduelle- ment par extension de leur champ d’applica- tion. Il s’agira donc ici d’une présentation partielle de la théorie des situations didactiques et d’une introduction à la lecture des différents ouvrages de BROUSSEAU. BROUSSEAU a l’habitude de dire que sa carrière et ses recherches sont en grande par- tie le fruit de la contingence et de rencontres souvent déterminantes. Dans son cas, il ne s’agit pas seulement d’une clause de style mais aussi du reflet de la réalité. Il me semble intéressant de préciser ce point en insistant Introduction La présentation en peu de pages d’un tra- vail aussi foisonnant et s’étendant sur plusieurs décennies relève du genre de tâches suscep- tible de laisser un goût d’inachevé ou de sur- vol voire pire, à cause des approximations nécessaires, de donner une fausse idée de la théorie qu’on vise à faire découvrir. Outre sa prolixité et sa richesse, l’entrée dans l’œuvre de BROUSSEAU est rendue particulièrement difficile par un point qui relève de la métho- de utilisée dans la théorie des situations elle- Résumé : La théorie des situations didactiques développe un cadre pour l’étude des situa- tions d’enseignement des mathématiques. L’article présente deux éléments importants de cette théorie : les notions de situations didactiques et adidactiques et la notion de contrat didactique. L’exemple d’une expérience conduite par Brousseau d’un premier enseignement des statistiques au Cours Moyen illustre le propos. * Cet article est paru dans L’Ouvert. Il reprend l’exposé sur la Théorie des Situations Didactiques que j’ai fait lors de la réunion de fin d’année 2004 de l’IREM de Strasbourg. Le pré- texte de cet exposé avait été fourni par l’attribution de la médaille KLEIN 2003 à GUY BROUSSEAU pour l’ensemble de ses travaux en didactique des mathématiques.

LA THEORIE DES SITUATIONS DIDACTIQUES DE BROUSSEAU · de grande didactique (didactica magna). Pour COMENIUS la didactique est « l’art d’ensei-gner » tout à tout le monde :

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LA THEORIE DES SITUATIONSDIDACTIQUES DE BROUSSEAU

Alain KUZNIAK(*)DIDIREM Paris VII

et IUFM d’Orléans-Tour

REPERES - IREM. N° 61 - octobre 2005

même. Son étroite relation pendant plus detrente ans avec des expérimentations dans lesclasses fait que peu à peu les concepts initiauxse modifient et s’approfondissent graduelle-ment par extension de leur champ d’applica-tion. Il s’agira donc ici d’une présentationpartielle de la théorie des situations didactiqueset d’une introduction à la lecture des différentsouvrages de BROUSSEAU.

BROUSSEAU a l’habitude de dire que sacarrière et ses recherches sont en grande par-tie le fruit de la contingence et de rencontressouvent déterminantes. Dans son cas, il ne s’agitpas seulement d’une clause de style maisaussi du reflet de la réalité. Il me sembleintéressant de préciser ce point en insistant

Introduction

La présentation en peu de pages d’un tra-vail aussi foisonnant et s’étendant sur plusieursdécennies relève du genre de tâches suscep-tible de laisser un goût d’inachevé ou de sur-vol voire pire, à cause des approximationsnécessaires, de donner une fausse idée de lathéorie qu’on vise à faire découvrir. Outre saprolixité et sa richesse, l’entrée dans l’œuvrede BROUSSEAU est rendue particulièrementdifficile par un point qui relève de la métho-de utilisée dans la théorie des situations elle-

Résumé : La théorie des situations didactiques développe un cadre pour l’étude des situa-tions d’enseignement des mathématiques. L’article présente deux éléments importantsde cette théorie : les notions de situations didactiques et adidactiques et la notion de contratdidactique. L’exemple d’une expérience conduite par Brousseau d’un premier enseignementdes statistiques au Cours Moyen illustre le propos.

* Cet article est paru dans L’Ouvert. Il reprend l’exposé surla Théorie des Situations Didactiques que j’ai fait lors de laréunion de fin d’année 2004 de l’IREM de Strasbourg. Le pré-texte de cet exposé avait été fourni par l’attribution de la médailleKLEIN 2003 à GUY BROUSSEAU pour l’ensemble de ses travauxen didactique des mathématiques.

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sur l’importance d’institutions comme lesIrem ou l’Ecole Michelet dans l’élaboration dela didactique des mathématiques.

Né en 1933 au Maroc, BROUSSEAU a d’abordété normalien dans le Lot et Garonne. Les EcolesNormales recrutaient les futurs instituteursdès la classe de seconde et après quatre ansles jeunes gens devenaient enseignants dansune classe de l’école primaire et ceci le plussouvent jusqu’à leur retraite. Dans les annéessoixante, le début de la massification del’enseignement secondaire entraîne un manquede professeurs. BROUSSEAU est ainsi tiré horsde sa classe pour aller sur les bancs de l’Uni-versité où il peut ensuite suivre des études demathématiques financées par les IPES. Dansle même temps s’amorce une autre révolution,celle des mathématiques modernes, qui remeten cause l’ordonnancement traditionnel du savoirmathématique enseigné. Cette révolutioncoïncide avec celle plus confidentielle alors dela pensée pédagogique appuyée sur les travauxde la psychologie génétique développée par Pia-get. Il s’agit simultanément d’enseignerd’autres mathématiques et ceci autrement.Comme assistant à la faculté de Bordeaux,BROUSSEAU se trouve aspiré dans le mouve-ment dont il va être un des acteurs en œuvrantpour la création des Irem et aussi d’un centrepour l’observation de l’enseignement desmathématiques (le COREM) dans l’écoleMichelet à Talence. C’est dans cette écolequ’il a pu, avec l’aide d’enseignants volon-taires, mettre au point, développer et étu-dier, à partir de 1971, de nombreuses situa-tions d’enseignement des mathématiques.

Il peut ainsi articuler de manière specta-culaire ces deux pierres d’achoppement detoute recherche sur l’enseignement des mathé-matiques : la théorie et l’expérience pratique.Par la suite, il contribuera à l’émergence ins-

titutionnelle, dans le cadre de l’Université, desétudes de didactique des mathématiques avecla création de DEA puis de Doctorats de didac-tique.

Aujourd’hui, alors que les Irem regardentavec nostalgie leur passé, l’expérience deBROUSSEAU rappelle la nécessité de la conver-gence de plusieurs types de volonté pour par-venir à progresser dans la recherche scienti-fique : une volonté personnelle bien sûr maisappuyée sur celle d’une collectivité elle-mêmerelayée par la volonté des gouvernants.

1. Vers la didactiquedes mathématiques

1.1. La mise en place d’une « didactique nouvelle »

Un des apports majeur de BROUSSEAU estcertainement d’avoir contribué à dégager unchamp spécifique de recherches autour de ladidactique des mathématiques. Ce champ secrée en rupture avec la didactique classiquedont BROUSSEAU fait remonter les sources àCOMENIUS, penseur tchèque un tantinet mys-tique du XVIIème siècle et inventeur de l’idéede grande didactique (didactica magna). PourCOMENIUS la didactique est « l’art d’ensei-gner » tout à tout le monde :

Mais j’ose promettre, moi, une grandedidactique, c’est-à-dire un art universel quipermet d’enseigner tout à tous avec unrésultat infaillible ; d’enseigner vite, sanslassitude ni ennui chez les élèves et chezles maîtres, mais au contraire dans leplus vif plaisir.

Une méthode unique suffit pour toutesles matières :

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Il n’existe qu’une seule méthode pour ensei-gner toutes les sciences : c’est la méthode natu-relle, valable aussi bien dans les arts que dansles langues. Les variations qui pourraientexister sont si insignifiantes qu’elles ne sau-raient exiger de méthode spécialisée.

D’autre part, COMENIUS ne tire pas saméthode de l’observation de ce qui est maisd’une réflexion a priori.

Enfin, je démontre tout cela a priori, c’est-à-dire en le tirant de la nature immuable deschoses ; comme d’une source vive coulentsans cesse des ruisseaux qui s’unissent fina-lement en un seul fleuve, j’établis une tech-nique universelle qui permet de fonder desécoles universelles.

Cette approche va influencer la vision tra-ditionnelle qui considère l’enseignement d’unediscipline comme éclaté en deux composantesindépendantes : le contenu et la didactique.Cette dernière apparaît comme naturelle,immuable et en quelque sorte intemporelle.En réaction à cette conception générale etpurement spéculative de la didactique clas-sique, BROUSSEAU insiste sur les spécificitésliées au contenu mathématique et sur lanécessité d’études expérimentales et scienti-fiques. En effet, selon lui

« on sait aujourd’hui que ni l’humanitéentière, ni les êtres humains individuellement,n’acquièrent toutes les connaissances dansles mêmes circonstances, ni suivant lesmêmes processus: la géométrie, l’algèbre oules probabilités n’ont pas la même genèse nila même organisation ».

Ainsi pour lui, la conception ou l’étuded’un projet d’enseignement dépend de laconnaissance qui est l’objet de l’enseigne-

ment, et donc de la discipline. Et elle exige enretour des aménagements originaux et appro-priés de cette connaissance car pour BROUS-SEAU l’enseignement produit chez les élèvesdes formes de connaissances qui varient sui-vant les conditions didactiques et qui diffèrentdes savoirs de référence.

D’autre part, à partir du XXème siècle,l’apprentissage et l’enseignement sont deve-nus un champ d’études expérimentales. Lanouvelle didactique que défend BROUSSEAU vas’attacher à la conception et à l’étude de faitsdidactiques mais en s’appliquant à distin-guer, dans ses productions, les déclarationsà caractère scientifique des opinions ou desdispositifs d’ingénierie. La didactique souhaitéepar BROUSSEAU doit développer des méthodeset des concepts originaux autour de son champde préoccupation. Elle n’est pas réductible auxdomaines classiques comme les mathéma-tiques, la psychologie ou la sociologie.

1.2. La notion de situation didactique

BROUSSEAU met au cœur de son approchede la didactique la notion de situation didac-tique. Le terme situation désigne l’ensembledes circonstances dans lesquelles une per-sonne se trouve, et des relations qui l’unissentà son milieu. Une situation didactique estune situation où se manifeste directementou indirectement une volonté d’enseigner.

Pour comprendre la conception privilé-giée par BROUSSEAU dans l’étude des situations,il faut associer à la notion de situation didac-tique celle de situation non didactique. Cettedernière est la situation rencontrée par lemathématicien ou l’usager des mathéma-tiques lorsqu’il doit résoudre un problèmedont la finalité première n’est pas l’appren-tissage d’une quelconque notion mathéma-

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tique. En s’inspirant de l’usage des connais-sances mathématiques en mathématiques ouen dehors des mathématiques, BROUSSEAU

introduit la notion de situation adidactique pourl’élève : l’élève s’approprie la situation proposéepar le professeur non pas en faisant son tra-vail d’élève mais plutôt celui d’un « mathé-maticien en herbe » préoccupé par la seule réso-lution du problème posé. Le problème devientson problème à l’issue d’un processus de dévo-lution fondamental dans cette conception del’apprentissage où l’élève doit participer àl’élaboration de ses connaissances de maniè-re active.

Ainsi, le chercheur en didactique desmathématiques va devoir concevoir des situa-tions didactiques à fort potentiel d’« adidac-ticité ». Ces situations devront permettre unaccès au savoir mathématique. L’étude de laconception et de l’impact de telles situationsest le premier objectif initialement fixé à laThéorie des Situations Didactiques.

Avant d’aller plus loin dans la présenta-tion de cette théorie, je vais développer unexemple qui montre la fécondité de cetteapproche qui relie étroitement mathématiqueet enseignement.

2. Un exemple : une expérience d’unpremier enseignement des statistiques

La situation que j’ai choisie de présenterest un peu particulière dans le travail deBROUSSEAU. Elle est ancienne et a été déve-loppée en 1974 pour envisager ce que pour-rait être un enseignement des statistiquespour des élèves de l’école primaire en CM2.Les programmes de Seconde lui donnent unenouvelle actualité. Il s’agit d’une situationdoublement expérimentale puisqu’elle envi-sage un enseignement sur une notion totale-

ment nouvelle et aussi parce qu’elle appa-raît à un stade précoce du développementthéorique proposé par BROUSSEAU, dévelop-pement qu’elle a contribué à nourrir. Ellen’est donc pas aussi achevée que d’autressituations que BROUSSEAU utilise pour présentersa théorie comme la course à vingt ou la situa-tion du puzzle. La description complète de lasituation est faite dans un article cosignéavec Nadine BROUSSEAU 1 [5] (2002).

Le but du processus est de dégager l’équi-valence de deux statistiques lorsqu’on peut leurassocier le même modèle. A terme, cela conduità l’idée de test d’hypothèse pour vérifier cetteéquivalence. Les données étudiées, contrai-rement à beaucoup de situations d’enseigne-ment de statistiques ne sont pas fourniesmais vont être obtenues par les élèves.

Le processus est assez long et a duré tren-te deux séances. La durée des séances esttrès variable : elles sont souvent courtes (5 à10 minutes) mais elles peuvent durer jusqu’àune heure. Voici un résumé du processus :

Expérience : deviner ce qui est caché (séances1 à 5) ;Modélisation et comparaison d’expériences(séances 6 à 8) ;Représentation graphique de séries (séances8 à 16) ;Convergence et décision (séances 17 à 20) ;Les intervalles de décision (séances 21 à 25) ;Les événements et leur probabilité (séances26 à 32).

L’expérience statistique à la base de lasituation didactique s’engage autour d’une

1 On ne soulignera jamais assez l’importance, reconnue parGuy Brousseau, du travail de Nadine Brousseau qui a misen œuvre la plupart des activités conçues par son mari et ena assuré des comptes rendus particulièrement précis etvivants.

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« machine » constituée par une bouteilleopaque qui contient des boules noires etdes boules blanches qui pourront appa-raître dans le goulot mais une seule à la fois.Le contenu de la bouteille ne sera connu nipar les élèves ni, et c’est essentiel, par le pro-fesseur. La préparation de la « machine » estdonc importante, voici comment elle sedéroule :

Préparation de la machine

PROFESSEUR : Votre camarade Jean va mettredans cette bouteille (opaque et vide), 5boules prises dans ce sac (opaque luiaussi), qui en contient une trentaine.

Venez vérifier que dans ce sac, il n’ya pas autre chose que des boules blancheset des boules noires.

PROFESSEUR : Jean, mélange les boules dansle sac! Maintenant, sans regarder, sépa-re 5 boules et maintiens les à part dansle sac, saisis-les de l’extérieur du sac.

Venez vérifier qu’il y en a 5. Mettezla bouteille dans le sac.

Jean, fais entrer les cinq boules dansla bouteille et ferme la avec ce bouchontranslucide !

Vous êtes sûrs que dans cette bou-teille il y a exactement 5 boules et quepersonne ne sait de quelle couleur ellessont.

Ensuite, une première série d’observa-tions se déroulent où va se manifester l’obs-tacle déterministe.

Premières observations

PROFESSEUR : Nous allons essayer de savoir ceque contient cette bouteille sans jamaisl’ouvrir.

Les élèves regardent à travers le bouchonmais ne voient rien. Mais en renversant la bou-teille, une boule paraît.

ELEVE : Il y a une blanche !…ELEVE : Recommence... Il y a une noire aussi

Les élèves émettent des hypothèses quivont faire avancer le processus

ELEVE : Recommence cinq fois pour qu’onvoie toutes les boules.

Cet élève pense que peut-être les boulesse montrent à tour de rôle.

ELEVE : Eh! Il y a trois boules blanches etdeux noires.

La prégnance du modèle déterministe semanifeste ici. Et le processus pourrait s’arrêtermais l’idée que les boules se montrent dans le mêmeordre, exprime que ce qui paraît doit « ressembler »au contenu de la bouteille. Le professeur peut sai-sir l’occasion de lancer le processus et tenter declore l’épisode déterministe en utilisant et en for-malisant un argument déterministe :

PROFESSEUR : Si ce que tu dis est vrai, alorsen recommençant on doit voir à nouveautrois blanches et deux noires... non ?

Les élèves ont des doutes

Les élèves recommencent mais le phéno-mène qui se produit ne correspond pas à leursattentes.

ELEVE : Maintenant il y a quatre blanches etune noire.

Comme le signale BROUSSEAU, l’idée de laréapparition régulière fait long feu. Avec elle

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l’espoir de voir les 5 boules en 5 observationsfait naufrage. Un débat s’instaure autourd’hypothèses :

ELEVE : De toute manière il y a plus de blanchesque de noires …

PROFESSEUR : Alors on devrait continuer àvoir plus de blanches que de noires sion recommence ?

ELEVES : Non ! Si les blanches sont apparues,maintenant ce sera le tour des noires.

Ces élèves pensent qu’il y aura une com-pensation.

Ainsi apparaît l’idée, qui n’est pas éviden-te pour tous les élèves, de recourir à une « expé-rience » pour trancher entre diverses hypo-thèses. Elle constitue un progrès importantsouligné par le professeur. Les élèves relancentla « machine » pour observer ce qui se passe.Pour eux, il ne s’agit pas de tirages mais sim-plement d’une reproduction d’un phénomène.Mais quel est le point commun de toutes cesexpériences ? Une dialectique s’installe entrele passé (la statistique) et la prévision du futur(la probabilité). Les deux sont reliés par des hypo-thèses sur la constitution de la machine.

Le processus s’amorce

Les élèves réalisent des séquences d’obser-vations qu’ils représentent de manières dif-férentes suivant la propriété du contenu sup-posé de la bouteille qu’ils souhaitent vérifier(effectifs de noires et de blanches pour savoirs’il y a plus de noires que de blanches, ougroupes de cinq observations pour représen-ter le contenu lui-même). Les élèves sontdéçus de voir les résultats fluctuer (pour le conte-nu), mais ils sont mieux convaincus du fait qu’ily a plus de blanches que de noires. Ce « suc-cès » les encourage à continuer.

Ensuite ils comptent combien de fois ils ontobtenu (4b, 1n) (3b, 2n) (2b, 3n) et (1b, 4n), ettrouvent des arguments pour renforcer leurconviction. Ainsi dans le cas représenté, il ya le même nombre de séries (3b, 2n) que (2b,3n) mais il y a nettement plus de séries (4b,1n) que de séries (1b, 4n). Ainsi certainsélèves concluent qu’il doit y avoir 3 blancheset 2 noires.

Une autre manière de noter les résultats

D’autres comptent toutes les apparitionsde noires et de blanches pour arriver à lamême conclusion.

Une première idée du test d’hypothèse

Ils se déclarent sûrs de la conclusion qu’ilsont obtenue… et ils demandent l’ouverture dela bouteille pour vérifier ! Mais là, coup dethéâtre, le professeur refuse :

PROFESSEUR : Si vous êtes si sûrs, il est inuti-le de vérifier, et sinon, il faut trouverune manière de se convaincre.

La probabilité n’est pas un concept expéri-mental. Cette posture est particulièrement dif-ficile à tenir par le professeur et lorsque cette

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expérience a été refaite récemment en classe deseconde, le professeur a cédé à la demande desélèves, annulant d’une certaine façon tout le pro-cessus d’entrée dans les tests d’hypothèse pourse convaincre de la nature de la statistique enquestion. Un autre élément de risque pour leprofesseur est évidemment que certains évé-nements nécessaires à la poursuite de son expé-rience ne se produisent pas et c’est là que le choixde la configuration de base a nécessité un cal-cul qui ne doit rien au hasard.

Les élèves disent qu’ils seront sûrs si unedes compositions possibles apparaît trois foisde plus que les autres (en fait trois occur-rences de plus). C’est une première forme dutest d’hypothèse.

La situation fondamentale va continuer àévoluer et à produire toute une série deconcepts et de méthodes. Comme je l’ai signa-lé, le processus se poursuit sur 32 séances etceci avec des enfants de 10-11 ans. Il n’est pasquestion de détailler ici ce processus parti-culièrement riche. Voici seulement commentse sont introduites la modélisation et la simu-lation dans l’expérience développée au CM2.En fait, intrigués et peut-être irrités par le refusobstiné du professeur d’ouvrir la bouteille,un groupe d’élèves a demandé de faire une bou-teille transparente avec la composition sup-posée pour la première. Cette demande a étéreprise avec espoir par les autres élèves et tousrecommencent à faire des observations avecla nouvelle bouteille.

Mais il ne se passe rien, les séries d’obser-vations ne se ressemblent pas contrairement auxattentes. Cet événement permet de franchirune nouvelle étape, les élèves commencent à s’inté-resser non plus à la suite exacte des événementsmais à la longueur de la suite : il y a des écartsmais si on recommence, on devrait voir les

écarts se réduire. En fait pour réaliser cet espoiril faudra passer des effectifs aux fréquences. Leprocessus suit plusieurs étapes.

Les élèves demandent d’autres bouteillestransparentes, chacune avec un des conte-nus possibles. Pour gagner du temps le pro-fesseur propose des résultats de simulationsfaites grâce à un ordinateur (et à une fonctionpseudo aléatoire). Les élèves comptent lesnoires et les blanches, puis demandent à lamachine de faire ce comptage et enfin ilsdemandent des calculs de rapports.

Les séries de fréquences sont reportées surdes graphiques. Le graphiquede la page sui-vante représente deux simulations avec lamême composition (4 noires, 1 blanche).

Pour avancer vers l’idée du test d’hypothèse,un jeu est proposé aux élèves : de quelle bou-teille vient cette série ? Les élèves vont devoirexaminer un graphique et « deviner » de quel-le bouteille –transparente– est issue la suitequ’il représente. Par la suite les élèves devrontacheter des suites pour deviner le contenu dela bouteille, plus la suite est longue, plus elleest chère ! Les données ont un coût en sta-tistique. A quel moment est-il raisonnabled’arrêter la suite? Lorsque les élèves choi-sissent de s’arrêter, il est possible de vérifierleur conclusion car, cette fois, la réponse estconnue de celui qui fournit la suite.

La conception d’un tel processus didac-tique nécessite une étude préalable importantequi s’intéresse aux divers aspects de la sta-tistique dans les différents niveaux institu-tionnels où elle apparaît. Elle regarde aussiles pratiques et les stratégies des statisti-ciens. Elle nécessite enfin une étude des dif-ficultés et des obstacles liés à la pensée sta-tistique.

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L’ambition théorique de BROUSSEAU viseà définir les éléments constitutifs des situa-tions didactiques conçues en étroite relationavec les mathématiques. L’objet de la suite decet article est de présenter quelques élémentsdu cadre théorique en insistant notammentsur la place centrale des notions de situationdidactique et de contrat didactique.

3. Situations didactiqueset adidactiques

3.1. La situation didactique de base

Pour illustrer sa conception de la situationdidactique de base dans sa théorie, BROUSSEAU

se propose de l’insérer dans le cadre clas-

sique du fameux triangle didactique. Ce tri-angle modélise le jeu de l’enseignement entretrois pôles : un savoir scolaire, un système édu-catif souvent représenté dans la classe par unenseignant et enfin un étudiant.

Cette façon de voir se place plutôt du côté del’institution éducative dans son rôle d’ins-

Transposition didactique Savoirscolaire

Systèmeéducatif

Communication

Education

Etudiant

fréquence des boules blanches

nombre d’expériences

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tance de transmission ou de communicationd’un savoir.

Si l’on se place plutôt du côté de l’appre-nant en situation d’apprentissage, un autretriangle se met en place qui fait intervenir lemilieu et les connaissances du sujet. BROUS-SEAU propose cette organisation du travailde l’élève dans une situation d’apprentissagespontané.

Dans l’enseignement, les deux triangles serapprochent. Le savoir s’articule avec les

Connaissance

Milieu

Apprenti

Signification

Adaptation

Apprentissage

connaissances et l’apprenti avec l’élève oul’étudiant.

BROUSSEAU réorganise ces deux regardssur le système éducatif en privilégiant (voir1.2) l’action de l’élève, le professeur apour tâche essentielle d’établir les condi-tions les plus favorables à la mise enaction de l’élève.

Voici, dans l’encadré ci-dessous, commentse schématise alors la situation didactique debase (voir [1] page 92).

La situation didactique englobe tout l’envi-ronnement de l’élève et notamment l’enseignant.La partie adidactique de la situation (désignéesous le nom de situation adidactique) est lapartie que le professeur délègue (dévolue) àl’élève. Ce dernier peut alors interagir avecun milieu presque non didactique, où il peutet doit ignorer les intentions didactiques duprofesseur.

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Il faut noter que le professeur fait désor-mais partie de la situation didactique, ce quin’a pas toujours été le cas. Au début de sesrecherches, BROUSSEAU s’est concentré surles situations pour l’élève (donc adidactiques).Différentes raisons motivaient ce choix, lapremière était l’inexistence de telles situationsdans un contexte privilégiant une transmis-sion du savoir de type magistral. Les autresrelèvent plus de l’environnement pédago-gique et psychologique propre aux annéessoixante-dix où le modèle constructiviste étaitdominant. D’autre part le rôle déterminant duprofesseur dans la gestion des situations avaitcertainement été initialement minoré parBROUSSEAU qui pensait qu’une situation adi-dactique bien conçue emporterait tout surson passage. Depuis, il est revenu sur cettepremière idée comme en témoigne le rôle cen-tral de la dévolution et du contrat didactiquedans la conception des situations didactiques(voir 4.4).

3.2. Principes de l’étude des situations didactiques

BROUSSEAU énonce un certain nombre deprincipes nécessaires selon lui pour bâtir uneétude des situations didactiques. Trois hori-zons principaux paraissent importants dansl’approche de BROUSSEAU.

L’horizon systémique

Une situation didactique s’inscrit dansun système plus vaste que le seul environnementde la classe. Voici comment (ci-dessous) cetensemble de relations peut être schématisé pouren montrer les différents liens avec le mondesavant et la société.

L’étude globale d’une situation didactiquedoit envisager tous les niveaux. Elle portebien sûr principalement sur les conditionsde l’enseignement et de l’apprentissage. Ces

milieu Sujet actant

Sujet apprenti

Professeur enseignant

Professeur préparant la classe

Professionnel dans la société

Professeur mathématicien

Société

Société des mathématiciens

Sujet Etudiant

Situ ation adidactique

milieu

Situationdidactique

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conditions sont importantes dans l’approcheconstructiviste du savoir où le rôle actif del’apprenant est essentiel. Ainsi pour BROUS-SEAU, le seul moyen dont disposent les professeurspour provoquer l’apprentissage d’un savoirest de connaître et de reproduire les conditionsqui provoquent son acquisition.

L’horizon de la théorie des jeux

Dans les années 60, BROUSSEAU s’est beau-coup intéressé à la théorie des jeux qui a pro-fondément influencé sa façon d’envisagerl’enseignement. Son idée initiale était demodéliser les systèmes didactiques en termesde jeux mathématiques dénommés situations.Il faut ainsi préciser l’actant, celui qui agit,et les états du milieu et aussi définir les règleset les enjeux. Cette conception entraîne un tra-vail d’évaluation d’un certain nombre de coûtsde la situation : coût d’utilisation, de com-munication, coût d’enseignement, coût d’appren-tissage etc.

L’horizon théorique

Il y a dans le travail de BROUSSEAU très peude formalisme, mais un petit nombre de prin-cipes qu’il qualifie parfois d’axiomes et qui sontdes hypothèses fortes qui guident le travailspécifique sur les situations.

Ainsi en Théorie des Situations Didac-tiques, un concept C sera l’objet qui résout unesituation déterminée S(C), de façon optimale.Cette définition s’inspire de l’approche déve-loppée par Hilbert dans son étude des fonde-ments de la géométrie, un objet est défini parune relation qu’il vérifie. A cela s’ajoute ce queBROUSSEAU appelle l’Axiome de la correspon-dance entre les connaissances mathématiqueset les situations. Il s’agit en fait d’un princi-pe directeur pour concevoir et organiser des

situations didactiques. Chaque connaissancemathématique possède au moins une situa-tion qui la caractérise et en retour chaque situa-tion mathématique requiert l’usage d’au moinsune connaissance mathématique. Cependant,il n’y a pas correspondance un à un entresituations et connaissances. BROUSSEAU posealors son hypothèse la plus forte et sans doutela plus discutée surtout lorsque la complexi-té du savoir mathématique augmente. Il s’agitde l’hypothèse de l’existence de situationsfondamentales.

Toute collection de situations qui caractérisentune même connaissance mathématique, pos-sède au moins une situation fondamen-tale qui les génère toutes par la déterminationdes valeurs de ses variables.

Cette hypothèse tire les conséquences del’axiome de la correspondance entre connais-sances et situation. Elle pose l’existence d’unesituation génératrice. La recherche des variablesdidactiques pertinentes pour définir cettesituation s’avère particulièrement fructueu-se en forçant une analyse épistémologique etdidactique approfondie du savoir visé. Cetteanalyse envisagera notamment les diverstypes d’obstacles que rencontre l’étudiantdans son apprentissage d’une notion mathé-matique.

3.3. Les types de situations adidactiques

Les situations adidactiques ont fait très tôtl’objet de l’attention théorique de BROUSSEAU

qui a tenté une typologie de ces situationsconçues, rappelons le, par le professeur dansl’intention d’enseigner un contenu mathé-matique tout en laissant à l’élève la marge demanœuvre et d’initiative la plus grande pos-sible. Il introduit ainsi trois grands types de

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situations qui graduellement conduisent l’élèveà préciser les connaissances utilisées pourrésoudre un problème.

Situation d’action

Dans ce premier type de situations, lesujet est confronté à un milieu qui interagitavec lui.

Agir consiste pour le sujet à choisir des étatsdu milieu en fonction de ses propres motiva-tions. Le milieu est présenté comme antago-niste par BROUSSEAU car il doit réagir auxpropositions de l’élève dans une perspectived’apprentissage.

Situation de formulation

Pour dépasser l’action, il est nécessaire dedévelopper des situations de formulation,souvent appuyées sur l’obligation faite àl’élève de communiquer avec un autre inter-locuteur. La formulation des connaissances utilespour maîtriser l’action met en œuvre desrépertoires linguistiques et facilite égalementleur acquisition.

Situation de preuve (ou de validation)

Dans les deux premiers types de situations,existaient des corrections et des régulationsempiriques, mais pour progresser dans laconstruction du savoir un nouveau type de for-mulation est nécessaire. Il ne s’agit plus simplementd’échanger des informations mais de coopéreravec un partenaire pour rechercher la vérité.

4. Le contrat didactique

4.1. Définition

La notion de contrat didactique est unenotion centrale dans la théorie des situationsdidactiques. On a vu que les situations didac-tiques mettaient en contact un système ensei-gnant avec un système enseigné. L’enseignéignore ce qui est spécifique du savoir avantde l’avoir appris et, mis à part les cas d’auto-didaxie, il fait confiance à l’enseignant pourgérer au moins partiellement la responsabi-lité du résultat de l’action d’enseignemententreprise.

Dans la pratique de la classe, un certainnombre de comportements spécifiques dumaître et de l’élève vont permettre la ges-tion de l’acte d’enseignement à la fois du côtéde l’élève et du côté du professeur. PourBROUSSEAU, ces habitudes (spécifiques) dumaître attendues par l’élève et les comporte-ments de l’élève attendus par le maître, c’estle contrat didactique. Les différents contratsdidactiques vont se déterminer par la répar-tition, explicite ou implicite, des responsabi-lités de prise de décisions par rapport àl’apprentissage entre le professeur et lesélèves.

Le contrat didactique n’est pas un contratvéritable avec des clauses précisant la natu-re de savoir qui va être enseigné puisque audébut de l’apprentissage l’élève ignore lanature réelle du savoir qu’on veut lui faire acqué-rir. Il ignore ainsi nécessairement où et com-ment on veut le conduire. Mais pourtant,BROUSSEAU fait remarquer que lorsqu’unenseignement échoue ou rencontre des diffi-cultés, chaque parti se comporte comme si uncontrat avait été rompu. De fait de nombreuxparadoxes président à l’existence du contrat

Milieu Elève

Action

Information

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didactique qui repose sur un grand nombred’incertitudes : le professeur n’est pas assu-ré du taux de réussite de ses élèves dans unesituation donnée.

Le contrat didactique s’impose à tous et ilest intéressant de le repérer pour expliquercertains dysfonctionnements de l’enseigne-ment. L’âge du capitaine reste un des plusfameux et rend compte des réponses absurdesdonnées à des pseudo énoncés du type « Surun bateau, on embarque 25 moutons et 18vaches. Quel est l’âge du capitaine ? » et lesélèves de répondre 43 ans. Lorsqu’on deman-de aux élèves si l’énoncé ne leur a pas parubizarre, ils disent que la question était « bête »parce que les moutons n’ont rien à voir avecl’âge du capitaine. Ils ont répondu parce quele maître le leur demandait. Ainsi ces réponsesaberrantes ne révèlent pas, comme certainsl’ont prétendu, une insuffisance des élèvesou des professeurs mais les conditions de lagestion scolaire de la négociation du savoir entreprofesseur et élèves. Dans les conditions nor-males de l’enseignement, le professeur nepose pas des questions farfelues et l’élèvetente de répondre à ces questions en utilisantses connaissances.

4.2. Dévolution et institutionnalisation

Dans la conception de BROUSSEAU, l’étudedu contrat didactique doit permettre d’éclai-rer le passage d’une situation didactique à unesituation adidactique Le travail du profes-seur comporte deux aspects inverses l’un del’autre et contradictoires. Dans un premiertemps, pour faire vivre la connaissance, ildoit personnaliser et contextualiser le savoirgrâce à des situations qui le mettent en œuvre.Dans un deuxième temps, il doit décontex-tualiser et dépersonnaliser cette connais-sance pour lui redonner son caractère universel

de savoir non relié à une situation spécifique.Pour analyser ces deux temps de l’acte d’ensei-gnement, BROUSSEAU introduit les deux conceptsde dévolution et d’institutionnalisation.

La dévolution

Tout l’art du professeur va être de faireaccepter à l’élève d’entrer dans une situationadidactique. Il doit ainsi parvenir à ce que larésolution du problème soit de la responsabilitéde l’élève. La dévolution est l’acte par lequelle professeur obtient que l’élève accepte, etpeut accepter, d’agir dans une situation adi-dactique. Il accepte les conséquences de cetransfert, en prenant le risque et la responsa-bilité de ses actes dans des conditions incer-taines.

Le professeur s’efforce d’exclure de sesinterventions celles qui ont trait à la solution.La conception et la gestion de l’incertitude dessituations adidactiques sont les parties les plusdifficiles de l’acte didactique. Le premier para-doxe de la dévolution est que le maître sou-haite que l’élève ne veuille tenir la réponseque de lui-même mais en même temps il veut,il a le devoir social de vouloir, que l’élèvedonne la bonne réponse. BROUSSEAU signale queles difficultés posées par la dévolution sont sou-vent analysées en termes de motivation et lessolutions préconisées sont alors de naturepsychologique, psychoaffective ou pédago-gique. Il insiste au contraire sur le rôle spé-cifique de la didactique dans une phase où lasignification de la connaissance et de la situa-tion joue un rôle important.

L’institutionnalisation

BROUSSEAU reconnaît, qu’influencé par lestravaux de PIAGET qui laissaient penser qu’uneépistémologie génétique de chaque notion

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mathématique était possible, il avait imagi-né que les situations pouvaient provoquerdes apprentissages constructivistes en quelquesorte autodidactiques. Les faits, observés etinterprétés grâce à sa théorie, lui ont montréla vanité de cette espérance et la nécessité dedonner par l’institutionnalisation le statutdecontextualisé et « officiel » de savoir à cer-taines connaissances. L’institutionnalisationest le passage pour une connaissance de sonrôle de moyen de résolution d’une situationd’action, de formulation ou de preuve, à un nou-veau rôle : celui de référence pour des utilisa-tions futures, collectives ou personnelles. Cettephase est indispensable pour assurer le pas-sage d’une connaissance reliée à une situationvécue individuellement et très contextualiséeà un savoir decontextualisé actif dans une ins-titution donnée.

4.3. Quelques effets de contrat ou l’effacement de la volonté d’enseigner

Lorsque l’enseignement échoue, le pro-fesseur peut tenter de sauver les apparencesd’un apprentissage de différentes façons pardes effets de contrat. Ces effets sont nom-breux et je n’en retiens ici que trois.

L’effet Topaze et le contrôlede l’incertitude

BROUSSEAU illustre cet effet grâce à lascène du Topaze de Pagnol où le professeur donneune dictée à un élève faible. Dans ce cas en modi-fiant sa diction, le professeur « suggère » à l’élèvela solution et « les moutons étaient dans le parc »devient « les moutonsses étai-hunt… ». Topa-ze négocie à la baisse les conditions dans les-quelles l’élève finira par mettre le « s ».

Mais ce processus traduit un effondre-ment de l’acte d’enseignement puisque le pro-

fesseur a pris à sa charge l’essentiel de l’acted’apprentissage. Cet effet apparaîtra à traversla gestion des questions que peut poser leprofesseur à l’élève pour guider l’élève vers lasolution.

L’effet Jourdain oule malentendu fondamental

Nommé ainsi en référence à la scène duBourgois Gentilhomme où le maître de phi-losophie révèle à Jourdain ce que sont laprose ou les voyelles, il s’agit d’un cas parti-culier de l’effet Topaze. Cette fois le professeuradmet de reconnaître l’indice d’une connais-sance dans les comportements ou les réponsesde l’élève bien qu’elles soient en fait motivéespar des causes banales.

BROUSSEAU se moque ainsi de ceux quifeignaient de voir dans les travaux d’un jeuneélève la découverte d’un groupe de Klein alorsque ce dernier faisait des coloriages ou des mani-pulations de pots de yaourts.

Glissement métacognitif

Voici comment BROUSSEAU attire l’atten-tion sur cette forme subtile d’effet de contrat :Lorsque son enseignement a échoué, le professeurpeut être conduit à se justifier et, pour conti-nuer son action, à prendre ses propres expli-cations et ses moyens heuristiques commeobjet d’étude à la place de la véritable connais-sance mathématique.

C’est ainsi que, par exemple, l’étude et laconstruction de diagrammes logiques vont sesubstituer à l’apprentissage du raisonnement.La connaissance de ces nouveaux objetsdemande des explications et du vocabulaire,elle mobilise toute l’attention et le temps detravail de l’élève et du professeur. Il s’agit d’une

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substitution progressive qui s’appuie sur unprocessus normal et fondamental, celui del’aide.

4.4. Les contrats « fortement didactiques »

Les quelques effets de contrat précé-dents illustrent une disparition de la volon-té d’enseigner. Il reste à envisager les dif-férents types de contrats où le professeur joueeffectivement son rôle d’émetteur d’un savoirnouveau pour l’élève. Lorsque l’enseignantse préoccupe de la bonne réception par l’élèvede ce savoir, BROUSSEAU parle de contrats « for-tement didactiques » 2. BROUSSEAU distinguesix grandes formes de tels contrats 3 : l’imi-tation ou reproduction formelle, l’ostension,le conditionnement (appuyé sur les thèsesbéhavioristes), la maïeutique socratique,les contrats d’apprentissage empiriste etconstructiviste.

Je n’envisage ici que le contrat d’ostensionsans doute le moins connu hors de la didac-tique. BROUSSEAU définit ainsi l’ostension : Leprofesseur montre un objet et l’élève est sup-posé le voir comme le représentant d’une clas-se dont il devra reconnaître les éléments dansd’autres circonstances. La communication deconnaissance ne passe pas par son explicita-tion sous forme d’un savoir. Il est sous-enten-du que cet objet est l’élément générique d’uneclasse que l’élève doit imaginer par le jeu decertaines variables souvent implicites.

Cette idée d’ostension réfère à la notion desémiotique qui désigne le fait qu’un objet estsélectionné pour exprimer la classe des objetsdont il est membre.

Ce contrat est bien sûr insuffisant pour défi-nir un objet mathématique mais il a l’avan-tage de la simplicité surtout dans le casd’objets dont la définition serait trop lourdepour un niveau de scolarité donné. Ainsi, leprofesseur montrera simplement un triangleà des jeunes enfants en le désignant commeun triangle.

Cependant, ce contrat a des effets néga-tifs, le principal est l’absence de sens autourde l’objet mathématique qui n’apparaît pascomme un outil pour résoudre des problèmes.Dans l’enseignement traditionnel, la pratiqueostensive est courante et finalement assu-mée. Les savoirs mathématiques sont mon-trés immédiatement avec peu ou pas de pré-occupation adidactique. Des chercheurs prochesde BROUSSEAU (BERTHELOT et SALIN) ont mon-tré l’existence d’une forme « dissimulée »d’ostension apparue dans les années 80 avecle développement de l’incitation à des pratiquesconstructivistes dans l’enseignement. Cette foisl’élève doit reconnaître lui-même l’objet deréférence dissimulé derrière une activité sansréelle portée adidactique. Ainsi, pour introduireles notions d’agrandissement et de réductionpar similitude, le professeur demande sim-plement de dessiner des maisons qui se res-semblent, il est ensuite amené à ne valider dansles productions très variées des élèves (augrand désarroi de ces derniers) que cellessemblables (au sens mathématique). Il revientainsi à une pratique ostensive.

Ces six grandes formes de contrats sous-ten-dent des manières d’enseigner très variées etqui peuvent s’appuyer sur des principes édu-

2 Les contrats qui laissent cette appropriation à la seulecharge de l’élève sont appelés « faiblement didactiques »,dans ce cas le professeur organise le savoir et éventuelle-ment l’étude de l’élève. Une conférence (ou un cours magis-tral) est un exemple de contrat « faiblement didactique ».

3 Il faut remarquer que ces contrats se préoccupent essen-tiellement de l’entrée dans des savoirs nouveaux. BROUSSEAU

a consacré un travail important à l’étude du rôle de la mémoi-re didactique dans la transformation des savoirs anciens.

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catifs et théoriques très différents. Il est inté-ressant de les relier avec des types de situationsdidactiques même si fondamentalement lathéorie de BROUSSEAU s’inscrit davantage dansun contrat constructiviste : les situations adi-dactiques fournissant une manière de mettreen oeuvre ce contrat de manière optimale.

Même si sa préférence initiale allait aucontrat constructiviste, BROUSSEAU pense qu’unenseignement effectif doit, suivant les momentset les diverses contraintes (notamment tem-porelles), pouvoir jouer sur ces différentesformes de contrat. L’enseignement ne peut passe résumer à une accumulation de situationsadidactiques apparaissant comme autant d’obs-tacles remettant sans cesse en cause les connais-sances des élèves. D’autres types de situationssont nécessaires pour stabiliser et utiliser lessavoirs enseignés. L’étude de ces ruptures et deces choix reste une question ouverte.

Conclusion

Je conclurai cette présentation en insistantsur l’intérêt que peut présenter de manière géné-rale le travail initié par Guy BROUSSEAU.

La créativité didactique

En centrant sa réflexion sur la notion desituation didactique, BROUSSEAU invite lechercheur et l’enseignant à créer des situationsd’enseignement. Il se démarque ainsi d’untype de recherches critiques sur l’enseignementessentiellement basées sur la docimologie etl’évaluation. L’observation des connaissancesdes élèves reste indispensable mais insérée dansun processus qui vise à les transformer. Ausein du COREM, un grand nombre de situa-tions très originales ont ainsi été dévelop-pées. Ces situations s’insèrent à chaque foisdans des processus didactiques complets sur

l’enseignement d’une notion. Le puzzle pourmettre en discussion une conception additi-ve de la proportionnalité, la mesure de l’épais-seur d’une feuille de papier pour introduire lesrationnels, la construction du plus grand tri-angle formé par les trois médiatrices d’un tri-angle pour initier à la démonstration en sontquelques-uns parmi les exemples les plusconnus. Il faudrait y ajouter aussi la courseà vingt, jeu qui met en oeuvre la divisiondans un contexte non familier et que BROUS-SEAU utilise maintenant pour présenter les dif-férents types de situations adidactiques.

Une approche scientifique

La Théorie des situations didactiques per-met un découpage de la réalité de l’enseigne-ment qui en facilite une approche plus scien-tifique. La terminologie adoptée et les phénomènesmis à jour permettent le développement d’obser-vations et l’analyse de ces observations. D’autrepart, la méthode reste assez souple et évolu-tive, un des principes de base est de n’introduireque les éléments utiles à la compréhensiondes faits didactiques à un niveau donné. Maisen réalité, la théorie s’est considérablement com-plexifiée depuis qu’elle tente de saisir com-plètement l’acte d’enseignement. Ainsi, encherchant à comprendre le rôle du professeur,certains chercheurs dans la lignée de BROUS-SEAU ont introduit différents types de situationset de milieux en relation avec les diverses ins-titutions d’enseignement et notamment cellesportant sur la formation.

Les mathématiques :retour et approfondissement

Profondément articulée sur les contenusmathématiques, la Théorie des Situationspermet de revenir sur certaines notions etde les approfondir. La recherche de situa-

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tions fondamentales, et l’analyse nécessairedes obstacles notamment épistémologiquesdonnent du sens aux recherches historiqueset à la résurgence des problèmes qui ont pudonner naissance à une théorie. Ceci estnotamment le cas pour l’enseignement del’analyse au Lycée ou au début de l’ensei-gnement supérieur pour donner du sens aucalcul différentiel et intégral.

L’exemple de l’enseignement de la statis-tique montre aussi la nécessité d’élargir le champde réflexion du mathématicien en se préoccupantdes pratiques sociales de sa discipline.

La réflexion sur les curricula

Les savoirs complexes s’articulentautour d’agrégats de connaissances. La

reconstitution de ces savoirs dans dessituations didactiques ne recouvre pasnécessairement le savoir savant de réfé-rence. Ainsi apparaît la nécessité d’uneréflexion à long terme sur l’organisationde l’enseignement du savoir et des connais-sances dans un contexte institutionneldonné. L’approche de BROUSSEAU donnedes possibilités à l’enseignant de s’inves-tir davantage dans la conception et lacréation de cette progression et de ne pasapparaître comme le souligne trop juste-ment CHEVALLARD comme « asservi » àl’institution qui lui impose ces choix en nelui laissant trop souvent que les tâches debas niveaux décisionnels. Les Irem ou lesIUFM en relation avec les Universitéspeuvent constituer ces lieux où s’effectuecette réflexion.

BibliographiePour préparer cette présentation, j’ai particulièrement utilisé

[1] G. BROUSSEAU (1998), Théorie des Situations Didactiques, La pensée sauvage. Cet ouvrage contient les principaux articles parus avant 1990. Son organisation suitcelle de la traduction en anglais d’une sélection des travaux de BROUSSEAU.[2] G. BROUSSEAU (1997), Théories des situations didactiques, Conférence de Montreal, http://math.unipa.it/~grim/brousseau_montreal_03.pdf[3] G. BROUSSEAU (2000), Education et didactique des mathématiques,

http://math.unipa.it/~grim/brousseau_didact_03.pdf[4] La situation d’enseignement de la statistique est décrite dans les deux articles sui-vants : G. BROUSSEAU (2003), Situations fondamentales et processus génétique de la statistique,Actes de la 12e école d’été de didactique des mathématiques (à paraître).[5] G. BROUSSEAU, N. BROUSSEAU & V.WARFIELD (2002), Une expérience sur l’enseignementdes statistiques et des probabilités. L’article en anglais est paru dans Journal ofMathematical Behavior 20, 363-441.

Enfin un site sur BROUSSEAU est maintenu par http://math.unipa.it/~grim/homebrousseau.htm

où l’on peut trouver les articles cités.