Mémoire
iii
Résumé
Dans les Topiques, Aristote soutient que son traité, et par
extension la dialectique, sert
à la saisie des principes et des conclusions des différentes
disciplines philosophiques. Mais
cela surprend, puisque le raisonnement dialectique tire sa matière
d’opinions admises, tient
sa forme des lieux et dépend d’un répondeur et d’un demandeur,
d’agents dialogiques. Or,
l’opinion semble par nature trop déficiente pour mener à la vérité,
le lieu, trop lâche pour
respecter les règles du syllogisme valide et le dialogue tourne
visiblement le plus souvent
à la dispute. Cela a conduit de nombreux commentateurs à
déconsidérer grandement le rôle
de la dialectique chez Aristote : celle-ci, loin de constituer
l’activité à laquelle se livrerait
naturellement la raison aux prises avec un problème, s’assimilerait
plutôt à un simple jeu,
dont les règles auraient été déterminées arbitrairement.
À l’encontre de ces différents commentateurs, ce mémoire entend
montrer que, malgré
leurs fragilités, la matière, la forme et les agents du
raisonnement dialectique possèdent les
puissances nécessaires pour préparer le travail du philosophe. Plus
encore : la dialectique
est le seul chemin pour progresser vers la philosophie. Qui rejette
les opinions d’autrui,
n’accepte que les démonstrations et refuse de dialoguer se condamne
à errer d’idée en idée,
incapable de trouver le point de départ de sa recherche et de
résoudre les problèmes qui
occupent son esprit. Celui qui vit en dehors de toute société,
affirme Aristote dans les
Politiques, n’est pas un homme, mais une bête. De même en va-t-il
pour celui qui se prive
de dialectique, car elle est en quelque sorte la cité de notre
intelligence.
iv
1. Son nom
..........................................................................................................................
7
2. Sa définition
....................................................................................................................
9
2.2 « Ce qui est admis »
.................................................................................................
12
3. Son autorité
...................................................................................................................
16
3.2 Jugement de la raison en tant que nature
.................................................................
22
Conclusion du chapitre 1
..................................................................................................
27
Chapitre 2 : une forme
topique......................................................................................
30
2.1 Sa rigueur
.................................................................................................................
51
2.1.1 La théorie du syllogisme dans les Premiers analytiques
................................... 52
v
2.1.3 Solutions
............................................................................................................
60
Chapitre 3 : des agents dialogiques
...............................................................................
68
1. Dialogue : lieu naturel de la dialectique
.......................................................................
69
1.1 Dialogue : situation conventionnelle ou naturelle ?
................................................. 69
1.2 Endoxe et dialogue
...................................................................................................
72
1.1.1 Endoxe : point de départ de la dialectique
......................................................... 72
1.1.2 Deux opérations distinctes
.................................................................................
75
1.3 Dialogue à deux ou solitaire
....................................................................................
77
1.3.1 Entre deux personnes
.........................................................................................
77
1.3.2 Dans une réflexion solitaire
...............................................................................
79
1.3.3 Être deux comme si on était un et être un comme si on était
deux .................... 82
2. Agressivité : condition nécessaire de la dialectique
..................................................... 84
2.1 Agressivité de la dialectique
....................................................................................
85
2.2 L’investigatoire : attaquer une position
...................................................................
88
2.2.1. Son but
..............................................................................................................
89
2.2.2 Son déroulement
................................................................................................
95
Conclusion du chapitre 3
................................................................................................
105
Conclusion
..................................................................................................................
107
Bibliographie
..............................................................................................................
111
vi
Remerciements
En un certain sens, mon mémoire insiste sur notre besoin incessant
des autres. Même
dans le domaine de la pensée, nous sommes des êtres éminemment
sociaux. Après deux
ans de recherche, cette conclusion m’apparaît inéluctable : mes
réflexions et mes lectures
pointent en cette direction, mais, surtout, mon expérience même
l’indique, puisque ce
mémoire n’aurait jamais pu voir le jour sans l’aide et le support
de nombreuses personnes.
Je veux remercier en tout premier lieu mon directeur de recherche,
Victor Thibaudeau.
D’abord, mon intérêt et mon amour de la logique ont été grandement
accrus par
l’opportunité qu’il m’a offerte de travailler pour Principes de
logique. Mes discussions
avec lui et les étudiants de ce cours ont été pour moi une source
intarissable d’inspiration.
Ensuite, évidemment, je le remercie d’avoir annoté, commenté et lu
les différentes versions
du présent mémoire. Enfin, je lui suis reconnaissante de m’avoir
tout simplement endurée,
dans mes élans d’enthousiasme et dans mes excès de déprime.
Je tiens à remercier également le professeur Yvan Pelletier, qui ne
se lasse pas de
répondre à mes « dernières questions ». Sa rigueur et son
dévouement m’impressionnent
sans cesse.
J’aimerais aussi exprimer toute ma gratitude envers Emmanuel
Vachon, mon premier
professeur de philosophie. Merci de m’avoir tirée du long sommeil
dans lequel j’étais
plongée depuis trop longtemps. Merci d’avoir allumé en moi un feu
immense. Merci de
m’avoir fait renouer avec mes rêves d’enfant. Merci de m’avoir
révélé combien la réalité
est plus riche, plus belle et plus grande que mon monde propre : «
there are more things in
heaven and earth, Horatio, than are dreamt of in your philosophy.
»1 J’espère sincèrement
voir un jour s’ouvrir l’école d’Héraclite !
En terminant, je voudrais remercier mes parents, pour leur soutien
et leur affection.
Particulièrement, je n’aurais pas pu terminer la rédaction de ce
mémoire sans les
encouragements de ma mère. Merci de me laisser pourchasser ma
passion et de croire en
moi : je t’aime du plus profond de mon cœur.
1 Shakespeare, Hamlet.
1
Introduction
Le mot « dialectique » ne s’évoque pas sans susciter un halo de
significations plus ou
moins contradictoires2. Dès même ses débuts en philosophie, le
terme acquiert de Platon à
Aristote un sens profondément distinct. Platon a vu dans la
dialectique la reine des sciences.
D’elle dépendent toutes les autres disciplines, affirme Socrate
dans la République3. L’art
du dialogue, seul entre tous, ne procèderait pas d’hypothèses ; ses
principes ne recevraient
pas leur démonstration d’une science supérieure. Chez Platon,
dialectique et sagesse se
confondent.
Aristote, de son côté, modère les ardeurs du dialecticien. Loin de
la faire régner sur
toutes les sciences, il met plutôt la dialectique au service de la
philosophie. La dialectique,
de fait, manque de puissance rationnelle en comparaison avec la
philosophie. Une
déficience en elle la garde incapable de procurer le savoir
véritable, objet du philosophe.
Cette fragilité tient d’abord à la matière de son raisonnement,
puis s’étend à sa forme et à
ses agents.
La dialectique, aux dires d’Aristote, procède d’ενδοξων,
c’est-à-dire d’opinions
admises, alors que la philosophie, qu’il appelle « science », prend
appui sur des évidences4.
Or l’évidence dit nécessairement vrai, mais pas l’opinion. Celle-ci
vacille : elle atteint
tantôt le vrai, tantôt le faux. Aussi Thomas d’Aquin, en commentant
les Seconds
analytiques, qualifie-t-il l’opinion comme « aliquid debile et
incertum »5. Voilà la faiblesse
première de la dialectique, effet de sa matière : une incapacité
d’atteindre la vérité à tout
coup.
L’hémorragie ne s’arrête pas là ! La forme même du raisonnement
dialectique se trouve
contaminée par sa matière déficiente. Si certains lieux ne
paraissent qu’expliciter le
principe dici de omni, dici de nullo, et, en ce sens, comporter une
parfaite rigueur, plusieurs
reposent sur des impressions, des vraisemblances. Que les
semblables partagent les mêmes
2 Cf. Fouliquié, La dialectique, « Conclusion ».
3 Cf., entre autres, 510a à 511e et 533c.
4 Topiques, I, 1, 100a27-100a30.
5 Thomas d’Aquin, In Posteriorum Analyticorum, I, 44, #400.
2
attributs, par exemple, ne comporte pas la nécessité du syllogisme
pur, objet d’études des
Premiers analytiques. Dans bon nombre de cas, le raisonnement par
le semblable se
justifie, mais dans certains, non. Ainsi, Brunschwig voit dans le
lieu, forme du
raisonnement dialectique, un pis-aller, la plupart du temps
acceptable, mais parfois
douteux6.
Cette matière déficiente et cette forme lâche se voient par la
suite maniées par des agents
paraissant à première vue plus ou moins compétents. Les prémisses
dialectiques, à cause
de leur manque d’évidence, commandent deux actes distincts : leur
proposition et leur
acceptation. Il faut d’abord les découvrir et ensuite les juger
correctes ou non, endoxales
ou pas. Ces deux opérations, enracinées dans des talents distincts,
appellent naturellement
un dialogue, deux interlocuteurs. Mais cet aspect social occasionne
son lot de travers :
dissimulation, orgueil, passions, malentendus, erreurs, manque
d’objectivité… La
collaboration, loin d’assurer la marche rationnelle, paraît y faire
obstacle. C’est, du moins,
le constat exprimé par Brunschwig, traducteur des Topiques aux
Belles Lettres :
Le dialogue ne semble pas être, pour Aristote, au cœur de la
vocation de l’animal raisonnable ;
gagner l’assentiment de l’autre n’est en principe ni la fin suprême
de la pensée, ni même le moyen
privilégié d’atteindre cette fin ; l’accord de l’interlocuteur
n’est pas pour elle la condition d’un
progrès, mais le risque, peut-être inévitable, d’un
freinage7.
C’est un fait d’expérience que la discussion alimente plus souvent
la dispute qu’elle ne
résout des problèmes. On ne se surprend pas de voir Descartes
préférer méditer seul dans
son poêle.
Tout cela considéré, Aristote peut donner l’impression de non
seulement descendre la
dialectique de son piédestal platonicien, mais de la déposséder en
outre de toute utilité
rationnelle.
S’il est vrai qu’au cours de son histoire mouvementée, le mot de
dialectique a reçu bien des
significations différentes, il semble avoir connu peu de
vicissitudes aussi brutales que celle qu’il
a subie en passant des mains d’un maître nommé Platon à celles d’un
disciple nommé Aristote8.
6 Brunschwig, « introduction », dans Topiques, p. lii.
7 Ibid., p. xi. Je souligne.
8 Ibid., p. ix.
3
Différente de la philosophie, la dialectique paraît même trop
inepte pour la servir.
Comment préparer la science à partir de jugements vacillants,
disposés de manière plus ou
moins rigoureuse par des interlocuteurs souvent intellectuellement
et moralement
déficients ? Pareil projet semble aussi absurde que vouloir
traverser l’Atlantique sur un
bateau troué, fait de bois pourri et conduit par un pilote
souffrant du mal de mer. Les
moyens dialectiques ne semblent pas convenir à la fin qu’Aristote
leur assigne !
Beaucoup de commentateurs modernes se résignent ainsi à ne voir
dans la dialectique,
telle que présentée par Aristote, qu’un simple exercice, qu’un
simple jeu intellectuel. Cela
renforce, par ailleurs, la théorie selon laquelle les Topiques
décriraient non pas une activité
naturelle de la raison humaine, mais un phénomène historique bien
précis : la tenue de
joutes dialectiques. Le traité logique d’Aristote présenterait les
règles d’un « art de gagner
auquel personne ne joue plus ». La dialectique se réduirait à un «
jeu d’échecs », ancien et
désuet9. Amusante à étudier pour les antiquaires et les
archéologues de la philosophie, elle
n’aiderait en rien l’intellectuel sérieux, en quête du savoir
véritable.
Mon mémoire vise à montrer que, chez Aristote, la dialectique
dépasse en réalité le
simple jeu. Pour ce faire, j’entends examiner le raisonnement
dialectique, essence de la
dialectique et sujet des Topiques. Plus précisément, je me
pencherai sur sa matière, sa
forme et ses agents. Malgré leurs fragilités, j’entends manifester
que ces trois moyens
fondent naturellement la recherche intellectuelle féconde,
conduisent à l’intuition des
principes de science et pointent souvent avec justesse la
conclusion où aboutira le
démonstrateur. La dialectique n’est pas encore la philosophie, mais
qui s’en passe ne
devient jamais philosophe.
Une matière endoxale
Dans l’introduction de mon mémoire, j’ai souligné le fait que
pratiquer la dialectique,
c’est essentiellement raisonner dialectiquement. Dès lors, pour
manifester que la
dialectique prépare à la philosophie, comme le soutient Aristote,
il faut montrer que le
raisonnement dialectique est un outil cohérent en vue de cette fin.
Or, le raisonnement
dialectique ne diffère pas en genre du raisonnement scientifique,
objectif du philosophe
véritable10. Tout raisonnement, d’après Aristote, est « un discours
dans lequel, certaines
choses étant posées, autre chose que celles qui ont été posées
s’ensuit nécessairement à
cause de ce qui a été posé »11. Raisonner, en effet, c’est poser ce
qu’on sait déjà et en tirer
autre chose, une connaissance nouvelle, ignorée au départ, la
solution à un problème. « Le
plaisir est-il un mouvement ? » Peut-être n’est-on pas
immédiatement en mesure de
répondre. Mais la réflexion fait jaillir une voie vers la solution
: la notion de « vitesse ».
On le sait déjà : tout mouvement possède une vitesse, mais aucun
plaisir n’en possède.
Donc aucun plaisir n’est un mouvement12 !
Le raisonnement dialectique et scientifique, toutefois, sont deux
espèces distinctes du
raisonnement en tant qu’ils se distinguent par leur matière,
c’est-à-dire par la qualité de
leurs prémisses respectives. Les prémisses, en effet, composent le
raisonnement13. Plus
précisément, elles correspondent, dans la définition d’Aristote,
aux « choses étant posées ».
Quel sens donner exactement à cette expression ? Peut-on « poser »
n’importe quoi ? Non.
Raisonner ne donne pas dans l’arbitraire. Tout énoncé ne peut
servir de prémisse. Pour
prétendre à ce titre, un énoncé doit être plus connu que celui
auquel cherche à parvenir le
raisonnement, en plus d’en concerner les termes, évidemment. La
prémisse est
immédiatement acceptée par l’intelligence, soit parce qu’elle n’a
elle-même besoin
d’aucun raisonnement pour la supporter, soit parce qu’elle a été
conclue antérieurement.
Du fait d’être déjà connue, elle peut faire connaître ce qu’on
ignore. La prémisse éclaire
10 Cf. Premiers analytiques, I, 1, 24a25.
11 Topiques, I, 1, 100a25-27, ma traduction.
12 Pour cet argument, cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, X,
1173a30-1173b5.
13 Cf. Physique, II, 3, 18-19.
5
un autre énoncé, qui de ce fait sera appelé « conclusion ». Dans
l’exemple précédent, « tout
mouvement possède une vitesse » et « aucun plaisir ne possède une
vitesse » font figures
de prémisses et « aucun plaisir n’est un mouvement », de
conclusion.
Tout ce que l’intelligence pose immédiatement, c’est-à-dire
reconnaît déjà connaître, ne
présente toutefois pas la même fermeté, la même assurance. Aristote
oppose différents
types de prémisses. Celle que l’intelligence préfère pose une
vérité connue avec évidence.
Elle fonde, dira le philosophe, le raisonnement scientifique
:
C’est une démonstration lorsque les principes du raisonnement sont
des principes vrais et
premiers, ou du moins des principes tels que la connaissance qu’on
en a prend naissance par
l’intermédiaire de certains principes vrais et premiers14.
Ce raisonnement, sommet de la connaissance, s’obtient cependant
difficilement. On
connaît rarement de science. Mis à part en mathématiques, les
principes de démonstration
se présentent la plupart du temps seulement après une longue
recherche, parsemée de
raisonnements plus ou moins concluants. Aristote soutient que les
raisonnements
dialectiques – et même parfois sophistiques – jalonnent
immanquablement la quête du
savoir. De quoi le Stagirite fait-il procéder le raisonnement
dialectique ? Il l’enracine dans
les ενδοξα, les idées admises.
Διαλεκτικς δ συλλογισμς ξ νδξων συλλογιζμενος – Est raisonnement
dialectique
celui qui raisonne à partir d’idées admises15.
Voilà la matière, les prémisses, du raisonnement dialectique : des
opinions spéciales,
attendues, admises. Cette matière déçoit, au premier abord. Surtout
que la conclusion
dialectique, nécessairement de même nature que ses prémisses,
paraîtra dénuée d’intérêt,
au moins au philosophe véritable, amoureux du savoir. Comment
pareille matière pourrait-
elle assurer la finalité du raisonnement dialectique ? Étant donné
ce de quoi il est composé,
comment le raisonnement dialectique peut-il demeurer un instrument
précieux en vue de
la connaissance et de l’intuition philosophique ?
14 Topiques, I, 1, 100a27-30, trad. J. Brunschwig, légèrement
modifiée. Toutes les fois qu’une traduction
sera dite « modifiée » au cours de ce mémoire, elle le sera par
moi.
15 Ibid., 100a27-30, ma traduction. Je traduis pour le moment «
ενδοξα » en calquant la traduction de
Brunschwig. Cependant, je proposerai, dans la prochaine section de
ce chapitre, une traduction plus
concise.
6
Ce premier chapitre voudrait apprécier précisément quelle autorité
Aristote
reconnaît à la matière dialectique et, par suite, quelle utilité il
peut lui prêter dans la
découverte de la science. En d’autres mots, d’où Aristote tient-il
que les ενδοξα, simples
opinions communes, puissent conduire à la certitude et la vérité ?
Répondre à cette question
requiert d’abord de revoir attentivement sa définition de l’ενδοξον
et de traduire
adéquatement ce terme.
1. Son nom
L’étymologie d’« ενδοξον » est digne d'intérêt. Le plus spontané et
simple est d’y
retrouver en composition « ν » et « δξα », comme le résume Bailly
après avoir élaboré
sur sa traduction 16 : l’ενδοξον, c’est l’opinion commune, celle
qui se trouve déjà dans les
esprits. L’adjectif qualifie le plus souvent les gens illustres,
ceux qui méritent qu’on en
pense du bien ; il s’étend aux pensées déjà admises.
En creusant davantage, on découvre que l’idée de base est celle
d’attente. C’est le sens
fondamental du verbe dont « δξα » dérive : « δοκεω ». Le complément
de ce verbe est ce
à quoi on s’attend. Déjà chez Homère, « απ δξης » marque ce qui
surprend, ce qui
contrarie l’attente 17 . L’énoncé ενδοξος est donc celui dont on
s’attend qu’il corresponde à
la réalité, celui qu’on admet donc sans réticence. « Δοκεω » dérive
d’ailleurs de
« δεχομαι », qui renvoie à l’acte de recevoir, d’admettre 18
. Chantraine signale un lien
intéressant avec le latin « doceo », qui signifie « enseigner »,
c’est-à-dire « faire
admettre », « faire recevoir ».
Ce qu’Aristote nomme ενδοξον, donc, c’est une opinion, oui, mais
l’opinion à son
meilleur, celle à laquelle on adhère déjà, celle dont on s’attend
que tout homme sensé
l’admette, la reçoive sans faire de façons. On le sent
spécialement, par contraste, dans le
paradoxe, cette opinion bizarre, farfelue, choquante, inattendue,
qu’on rejette spontané-
ment.
Comment alors traduire ce mot grec « ενδοξον » ? Inspirés par la
tradition latine,
plusieurs commentateurs modernes optent pour « probable ».
Pourtant, le mot français ne
convient pas tout à fait. « Probable », effet, désigne
originellement ce que l’on peut
approuver19. Or l’ενδοξον s’identifie plus strictement à ce qui est
approuvé de fait, comme
le remarque Brunschwig.
16 Cf. Dictionnaire Grec-Français, p. 674.
17 Cf. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque,
p. 291.
18 Cf. Ibid. : « le rapport de δοκεω, δοκαω, δοκευω avec le thème
de δεχομαι/δεκομαι dont ils sont des
déverbatifs est hors de contestation ».
19 Cf. Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue
latine, p. 537.
8
Il faut souligner que le caractère « endoxal » d’une opinion ou
d’une idée n’est pas, en son
principe, une propriété qui lui appartient de droit, en vertu de
son contenu intrinsèque (ce qui
interdit les traductions par probable, vraisemblable, plausible, et
les autres adjectives comportant
un suffixe analogique), mais une propriété qui lui appartient de
fait : comme le précisera la
définition donnée en 100 b 21-23 (cf. aussi 104 a 8-37), les
énoncés « endoxaux » sont ceux qui
ont des garants réels, qui sont autorisés ou accrédités par
l’adhésion effective20.
Pire : « probable » renvoie aujourd’hui aussi à ce qui peut être
démontré, prouvé. Cette
signification conduit plusieurs auteurs à un grave contresens :
l’ενδοξον, prémisse de
l’argument dialectique, plutôt que connaissance immédiate
accessible à tous, indiscutable,
serait conclusion, connaissance médiate, fruit d’argumentations
antérieures plus ou moins
valides21.
Devant ces difficultés, Brunschwig propose la traduction « idée
admise ». Toutefois,
cette expression entraîne de lourdes périphrases. Pour les éviter,
le meilleur choix, me
semble-t-il, serait plutôt d’accueillir la timide suggestion du
même Brunschwig dans son
introduction et d’utiliser, sur le modèle de son antonyme «
paradoxe », le terme simple
« endoxe »22. Ce mot a en outre l’avantage de posséder un champ
lexical fécond : on peut
dériver de ce nom l’adjectif « endoxal », contraire de « paradoxal
», et former les termes
« adoxe » et « adoxal ». Ces mots de même famille facilitent la
compréhension du texte
aristotélicien, car ils permettent de concevoir plus aisément les
liens entre les diverses
notions.
21 Notamment Régis et Le Blond.
« L’ενδοξον serait ce qui n’est pas encore prouvé apodictiquement,
ou ce qui ne peut pas l’être. Si l’on
traduit ενδοξον par probable, probable doit être pris au sens de
probabilité intrinsèque, objective : est
probable, en ce sens, ce qui a pour soi des raisons sérieuses, mais
non contraignantes. » (Le Blond,
Logique et méthode, p. 10. Je souligne.) En affirmant que l’ενδοξον
a pour lui des raisons sérieuses, Le
Blond en fait le résultat d’un raisonnement.
« Ainsi, on sait que, pour Aristote, la dialectique est par
excellence le domaine de la connaissance
probable, et que les Topiques, véritable somme dialectique, ne sont
autre chose que le procédé infaillible
pour y arriver. Or, maintes fois nous voyons le Philosophe affirmer
que les conclusions dialectiques
résultent de prémisses κατ δξαν. Et comme il y a causalité formelle
des prémisses par rapport à la
conclusion, il faut que l’opinion participe de quelque façon à la
nature du probable puisqu’elle
l’engendre. » (Régis, L’opinion selon Aristote, p. 82. Je
souligne.) En réalité, c’est tout à fait l’inverse :
l’ενδοξον engendre l’opinion.
22 Brunschwig, « introduction », dans Topiques, p. xxxv. C’est
aussi la solution qu’emprunte Pelletier dans
son livre La dialectique aristotélicienne.
9
2. Sa définition
Alors, qu’est-ce au juste que l’endoxe dont Aristote fait procéder
la dialectique ? Nous
venons de parler du nom qu’Aristote lui donne, mais quelle nature
lui attribue-t-il ? Il en
présente une définition dès le début des Topiques : « est endoxal
ce qui est admis par tous,
ou la plupart, ou les sages, et, parmi ces derniers, tous, ou la
plupart, ou les plus reconnus
et endoxaux » 23
. Cette définition, peut-être trop simple, déconcerte. En tout cas,
elle
commande précision et développement. L’endoxe serait-il d’abord et
principalement, ce
que tous admettent ? L’opinion des sages ne devrait-elle pas
l’emporter ? Et plutôt qu’aux
sages renommés et « endoxaux », ne devrait-on pas se fier aux sages
véritables ? Comment
hiérarchiser les opinions ? Et puis, que représente au juste ce «
δοκουντα » ainsi traduit
comme admission24 ? À quoi reconnaître qu’une opinion soit « admise
», et qu’elle le soit
de « tous » ou de qui que ce soit ?
Aristote n’explique pas sa définition. Elle lui paraît sans doute
déjà manifeste, mais il y
a aussi qu’il accorde aux Topiques une visée plus pratique que
théorique, comme le
remarque Brunschwig :
[La portée des Topiques] se veut exclusivement pratique ; ils
fournissent une méthode de
dialectique, non une théorie de la dialectique. Toutes choses s’y
mesurent à l’aune de l’utile, et
ce critère est intentionnellement choisi parce qu’il est moins
exigeant que celui du vrai ; la
détermination des objets et l’analyse des formes n’y sont pas
poussées au-delà de l’esquisse
sommaire, pour peu que celle-ci suffise à guider efficacement
l’action.25
Pour entendre plus précisément comment Aristote conçoit cet endoxe,
il convient d’aller
au-delà des Topiques, de jeter un regard sur la littérature
secondaire, mais surtout sur
l’usage qu’Aristote fait de l’endoxe dans ses traités
majeurs.
2.1 « Tous, ou la plupart, ou les sages... »
Entre l’opinion de tous et celle des sages, laquelle Aristote
fait-il prévaloir ? Car les
deux, quand elles se contredisent, ne peuvent prétendre également
au titre d’endoxe. Sinon,
23 Topiques, I, 1, 100b21-23, ma traduction : « Ενδοξα δε τα
δοκουντα πασιν η τοις πλειστοις η τοις σοφοις,
και τουτοις η πασιν η τοις πλειστοις η τοις μαλιστα γνωριμοις και ε
νδοξοις. »
24 L’idée d’attente, relevée dans « δοκουντα », implique
l’admissibilité. Chantraine le remarque pour le nom
« δξα », dérivant de ce verbe : « le mot signifie d’abord "attente"
[…] ; d’où ce qu’on l’on admet,
opinion. » (Op. cit., p. 278).
25 Brunschwig, op. cit., p. xiii.
10
l’activité dialectique tomberait dans l’absurde et l’arbitraire. La
foule identifie le bonheur
avec le plaisir ; les philosophes le placent plutôt dans l’activité
intellectuelle. Pour la
plupart des gens, l’être est multiple ; Mélissos soutient
l’inverse. D’après Héraclite, tout
subit un mouvement perpétuel ; les gens du commun voient là du
délire, de l’exagération
manifeste. Si toutes ces opinions comportaient le même degré
d’endoxalité, alors le
dialecticien pourrait poser n’importe quoi et son contraire, au gré
de ses envies et fantaisies.
La dialectique, dès lors, s’assimilerait davantage à un jeu qu’à
une préparation sérieuse à
la science.
Une hiérarchie s’impose. Toutes les opinions ne se valent pas.
Aristote rejette, par
exemple, l’opinion de l’idiot, de l’original à qui personne ne
prête autorité26. « Il ne faut
pas discuter avec tout le monde, ni s’entraîner avec le premier
venu. »27 Dans l’Éthique à
Eudème, au moment d’examiner la nature du bonheur, Aristote exclut
d’emblée plusieurs
opinions :
Il est certes inutile d’examiner toutes les opinions qui portent
sur ce que certaines gens tiennent
au sujet du bonheur : il y a beaucoup d’idées en effet que se
forgent des enfants, des malades et
des fous et sur lesquelles aucun homme sain d’esprit ne voudrait se
poser de problèmes28.
Les insensés sont donc exclus. Mais ensuite, comment procéder ?
Faut-il préférer la
compagnie des savants à celle de la majorité des hommes ? L’opinion
d’Héraclite, par
exemple, vaut-elle davantage que celle des gens du commun ? Au
chapitre dix, Aristote
reprend sa définition de l’endoxe, en ajoutant toutefois une
précision apte à éclairer cette
question :
Une prémisse dialectique est la mise sous forme interrogative d’un
endoxe pour tous les
hommes, ou pour presque tous, ou par ceux qui représentent
l’opinion éclairée, et pour ces
derniers, par tous, ou par presque tous, ou par les plus connus,
exception faite cependant des
paradoxes ; car une idée propre à l’opinion éclairée a toutes
chances d’être acceptée, pourvu
qu’elle ne contredise pas celles de l’opinion moyenne29.
26 Le terme « idiot », grave insulte aujourd’hui, possède une
origine fascinante. Ce mot vient du grec
« διος », qui signifie à l’origine « le particulier », « le propre
». (Voir Bloch et Wartbug, Dictionnaire
étymologique de la langue française, p. 324). L’idiot, c’est
l’isolé, celui incapable de penser comme tout
le monde, de suivre ce qui est commun.
27 Topiques, VIII, 14, 164b8-9, trad. J. Brunschwig, légèrement
modifiée.
28 Éthique à Eudème, I, 3, 1214b30-35, trad. J. Tricot.
29 Topiques, I, 10, 103b8-12, trad. J. Brunschwig, légèrement
modifiée. Je souligne.
11
L’opinion des sages, lorsqu’elle contredit l’opinion de tous, fait
figure de paradoxe,
contraire de l’endoxe. « Tout se meut » ou « tout est un », bien
que soutenus
respectivement par Héraclite et Mélissos, s’érigent en thèses
paradoxales30. Loin de
mériter de servir comme prémisses dialectiques, ces thèses
suscitent plutôt des problèmes,
des questions. En effet, Aristote aperçoit dans l’opposition entre
l’opinion moyenne et
l’opinion éclairée la source possible d’un problème dialectique : «
une thèse est donc un
problème. »31
Aristote, il faut le voir, privilégie comme endoxe l’opinion que
tous partagent.
L’opinion majoritaire ne se qualifie qu’en l’absence d’unanimité.
Pareillement, l’autorité
du sage ne vaut que devant un problème assez subtil pour ne pas
avoir généré d’opinion
chez tous ; et ainsi de suite jusqu’à l’opinion du sage le plus
endoxal.
Chose vraiment frappante, plutôt paradoxale, pourrait-on dire,
c’est qu’aux yeux
d’Aristote, c’est le grand nombre qui mesure l’endoxe ; c’est même
lui qui détermine
l’autorité des sages. Car, dans le domaine de l’endoxal, ne
comptent comme sages que ceux
que le grand nombre reconnaît pour tels. Voilà le sens de la fin
déroutante à première vue
de sa définition : « ou les plus reconnus ou endoxaux », précision
qui fait d’abord
soupçonner quelque circularité. Pourtant, Aristote devait terminer
ainsi la définition pour
lui donner cohérence. Sans cet élément, comment coordonner
l’opinion de tous et celle de
sages ? Si chacun devait décider de l’autorité des sages, la
dialectique deviendrait toute
subjective et arbitraire ; si par contre il était strictement exigé
de recevoir l’avis des
véritables sages, il faudrait présupposer la science à la
dialectique, car seul le savant peut
reconnaître avec certitude son semblable. En outre, les thèses
paradoxales valent la peine
d’être citées seulement lorsqu’elles trouvent autorité chez des
sages renommés. La thèse
« tout être est un » mérite notre considération parce qu’elle
provient de Mélissos. Si cette
idée venait d’un parfait inconnu, Aristote soutient qu’il serait
absurde d’y prêter attention32.
Comme je l’expliquerai dans la prochaine section de chapitre, bien
que surprenant au
premier abord, l’intérêt que porte Aristote au grand nombre n’a
rien du caprice, de la
30 Cf. Ibid., 11, 104b19-22.
31 Ibid., 104b29, trad. J. Brunschwig.
32 Cf. Ibid., 104b22-24.
12
fantaisie ou de l’arbitraire. L’opinion commune qui l’intéresse
n’est pas celle, plus
superficielle, de la foule lorsqu’elle s’oppose aux sages. Il
s’agit plutôt de celle qui
s’enracine dans l’espèce humaine, dans la nature première de
l’homme, dans ce qui est
véritablement commun.
2.2 « Ce qui est admis »
Ceci dit, on est loin d’avoir totalement dissipé le mystère qui
entoure cette définition de
l’endoxe. Car qu’implique cela, qu’une opinion soit attendue, et
donc admise ? Admet-on,
par exemple, tout ce qu’on dit et écrit ? Non. La situation
intellectuelle est plus complexe,
car on peut proférer des pensées que l’on n’admet pas
véritablement. Si le grand Héraclite
refuse en mots le principe de non-contradiction, ni lui ni personne
ne le nie pourtant en
pensée, dira Aristote dans la Métaphysique : « il n’est pas
possible, en effet, de concevoir
jamais que la même chose est et n’est pas, comme certains croient
qu’Héraclite le dit :
« car tout ce qu’on dit, on ne le pense pas nécessairement »33.
Admettre, c’est recevoir
comme vrai, c’est adhérer34. Mais personne ne peut admettre la
contradiction. Rien n’est
une chose et sa négation : l’intelligence ne peut le penser. Elle
se trouve comme forcée par
la vérité35.
Certains cas, toutefois, s’analysent plus difficilement. « Le
bonheur réside dans les
richesses », semble une opinion communément admise, au moins par
les hommes
d’affaires36. Les gens d’action, quant à eux, paraissent penser que
« le bonheur se trouve
dans les honneurs »37. Ces deux opinions semblent bel et bien
admises et endoxales, à
l’époque d’Aristote comme à la nôtre. Ne dit-on pas, aujourd’hui,
que l’argent mène le
monde ? Puis, tout le monde ne cherche-t-il pas au plus haut point
l’amour et la
considération ? Et à éviter la haine et le mépris ?
33 Métaphysique, IV, 3, 1005b23-25, trad. J. Tricot. Je
souligne.
34 « Non enim sufficit ad probabilitatem, ut propositio habeat
quamdam speciem et imaginem probabilitatis,
sed requiritur ulterius, ut videatur vera plerisque vel
sapientibus, ut explicatum est. » (Sylvester Maurus,
In octo libros topicorum, I, 1, #140. Je souligne.).
35 Expression commune chez Aristote. Cf., par exemple, Physiques,
I, 5, 188b30.
36 Cf. Éthique à Nicomaque, I, 2, 1096a5.
37 Ibid., 1095b20.
13
Ces deux opinions, toutefois, doivent susciter la méfiance. « Tout
ce qui a l’air endoxal
ne l’est pas de ce fait. »38 Le dialecticien véritable, en quête de
la meilleure opinion, doit
éviter les endoxes apparents, gagne-pain des sophistes : « c’est un
raisonnement éristique
que celui qui procède de ce qui a l’air endoxal sans l’être
réellement » 39. Mais comment
distinguer le simple apparent de l’endoxe légitime ?
Au sujet des endoxes apparents, Hamelin écrit que « le plus léger
examen découvre
d’ordinaire que personne ne saurait sérieusement les professer »40.
Dans la même ligne,
Aristote souligne au sujet de ces principes de raisonnements
éristiques : « c’est sur le
champ, en effet, et la plupart du temps, pour les gens capables
d’apercevoir aussi les
subtilités, qu’est très évidente la nature de la fausseté
»41.
Reprenons nos exemples : le plus léger examen montre que le bonheur
ne réside ni dans
les richesses ni dans les honneurs. Les richesses sont un moyen et
le bonheur, une fin42.
Personne ne désire les richesses pour elles-mêmes : on les veut
pour le confort, la santé,
les voyages, etc. Quant aux honneurs, Aristote fournit plusieurs
raisons de ne pas les
identifier au bonheur. D’abord, tout le monde conçoit le bonheur
comme « un bien
personnel à chacun et qu’on peut difficilement nous ravir »43. Or
recevoir des honneurs
dépend essentiellement d’autrui. En outre, on recherche les
honneurs en vue de se
convaincre de son mérite. Dès lors, la vertu importe plus que
l’honneur44.
Autre source d’étonnement : on croit parfois admettre un énoncé,
alors que c’est
l’énoncé contradictoire, en fait, qu’on admet. Par exemple,
Aristote rapporte, dans
38 Topiques, I, 1, 100b26, ma traduction.
39 Ibid., 100b23-25, ma traduction.
40 Hamelin, Le système d’Aristote, « La dialectique et la science
», p. 231. Pelletier, dans la même ligne,
écrit que « tout n’est pas endoxal qui le paraît au premier abord,
comme tout n’est pas vrai et nécessaire
qui le semble à première vue. Certains énoncés, tant qu’on ne porte
pas trop attention à leur sens,
paraissent admis ou facilement admissibles de tous, à cause du ton
d’autorité avec lequel ils sont
prononcés, ou en raison d’un vocabulaire familier, ou pour un autre
motif léger ; mais dès qu’on y porte
attention, si on est doué de quelque capacité rationnelle, on en
aperçoit tout de suite la radicale fausseté. »
(La dialectique aristotélicienne, p. 78-79. Je souligne).
41 Topiques, I, 1, 100b29-101a1, ma traduction.
42 Cf. Éthique à Nicomaque, I, 3, 1096a5.
43 Ibid., 1095b25-26, trad. J. Tricot
44 Cf. Ibid., 109526-32.
14
l’Éthique à Nicomaque que des Platoniciens prétendent qu’« aucun
plaisir n’est bon »45.
Toutefois, soutient Aristote, ils ne le pensent manifestement pas
véritablement, puisqu’ils
en cherchent eux-mêmes quelques-uns.
Quand il s’agit des sentiments et des actions, les arguments sont
d’une crédibilité moindre que
les faits, et ainsi lorsqu’ils sont en désaccord avec les données
de la perception ils sont rejetés
avec mépris et entraînent la vérité dans leur ruine. Car, une fois
qu’on s’est aperçu que le
contempteur du plaisir y a lui-même tendance, son inclination au
plaisir semble bien indiquer
que tout plaisir est digne d’être poursuivi46.
Les Platoniciens montrent par leurs actions qu’ils admettent comme
tout le monde que
« certains plaisirs sont bons ». Pourquoi alors prétendre le
contraire ? Ne faut-il pas le
penser au moins d’une certaine manière ? De fait, les Platoniciens
soutiennent pareil
paradoxe pour certaines raisons : leur définition du bien, le fait
que la majorité des plaisirs
sont sensibles et détournent de la vertu, etc. Ils n’énoncent pas
sans motif qu’« aucun plaisir
n’est bon », sans raison, sans le penser sous un certain angle. Ils
s’expriment toutefois de
manière si confuse que leurs mots en arrivent, sans qu’ils en
prennent pleinement
conscience, à dépasser leur propre pensée.
Les paroles et les actions fournissent ainsi des signes plus ou
moins clairs de ce qu’on
reconnaît. À la scruter davantage, la manière même de parler trahit
les convictions
profondes. Par exemple, Aristote pourra dire que tous admettent au
fond que le mouvement
dépend de deux contraires et d’un sujet, en examinant la manière
dont ils s’expriment à son
propos47. Aussi, le Stagirite s’appuie sur le langage pour
manifester la perfection du
nombre trois : « des choses qui sont deux nous disons "l’une et
l’autre", de deux personnes
nous disons "l’une et l’autre personne", mais nous ne disons pas
"toutes", et nous
n’appliquons ce prédicat qu’à partir de trois »48.
Ce bref tour d’horizon, visant à distinguer le véritable endoxe de
l’apparent, ne présente
rien d’exhaustif. Cependant, il suffit pour établir le constat
suivant : les gens ne pensent
45 Cf. Ibid., X.
46 Ibid., X, 1, 1172a34-1172b3, trad. J. Tricot. Je souligne.
En fait, cela montre strictement que le contempteur pense que
certains plaisirs sont dignes d’être
poursuivis. Mais Aristote, ici, rapporte le regard de la foule : «
les distinctions à faire ne sont pas à la
portée du grand public. » (Ibid., 1172a3, trad. J. Tricot,
légèrement modifiée).
47 Cf. Physique, I, 7.
48 Du ciel, I, 1, 268a16-20, trad. P. Pellegrin.
15
pas toujours ce qu’ils croient penser et pensent parfois ce qu’ils
ne croient pas penser ! Ce
brouillard intellectuel entraîne pour la prémisse dialectique une
particularité
importante : elle doit être demandée. La découvrir ne suffit pas :
il faut en plus juger de son
endoxalité ou de sa non-endoxalité. L’évidence, principe du
raisonnement scientifique, ne
nécessite pas la séparation de ces deux actes : la découvrir et la
juger vraie se fait
simultanément, comme voir le mur qui est jaune et juger qu’il est
jaune. C’est pourquoi le
scientifique ne demande pas ses prémisses : il les pose. « Sont
didactiques les arguments
qui concluent à partir des principes propres à chaque discipline,
et non des opinions de
celui qui répond (car le disciple doit adhérer) » 49. La prémisse
dialectique, quant à elle,
se présente sous la forme d’une question : « une prémisse
dialectique est la mise sous forme
interrogative d’un endoxe »50. Elle est demandée.
Certes, au contraire du problème, la prémisse dialectique suggère
l’une des contradic-
toires : elle demande s’il est admis que tel attribut se dit ou ne
se dit pas de tel sujet. « Thus
a dialectical proposition seems to be inbetween the indetermination
of the mind with
respect to both parts of a contradiction in a question, and the
determination of the mind to
one half in the premiss of a demonstration. »51 C’est cette
indétermination qu’Aristote
souligne dans les Seconds analytiques :
Une proposition est l’une des deux parties [l’affirmation ou la
négation] d’une énonciation, une
seule chose étant dite d’une seule autre ; est dialectique celle
qui admet de la même manière
n’importe laquelle des deux, démonstrative celle qui admet de
manière déterminée l’une des deux
parce qu’elle est vraie52.
Le contexte ne doit pas dérouter. Les deux contradictoires,
l’affirmation et la négation,
ne sont jamais également endoxales. Mais, si on la compare à la
science, la prémisse
49 Réfutations sophistiques, 2, trad. J. Tricot, légèrement
modifiée. Je souligne.
Le disciple n’a pas à apprécier le degré d’endoxalité des prémisses
qui lui sont proposées ; il doit
simplement s’assurer de comprendre. S’il comprend, il ne peut
ensuite qu’adhérer, étant donné l’évidence
des prémisses scientifiques. C’est aussi le sens de cette remarque
de Thomas d’Aquin : « Non interrogat,
sed sumit, qui demonstrat, quasi notum. » (In Posteriorum
analyticorum, I, 5, #47).
50 Topiques, I, 10, 103b9-10.
51 Berquist, « Descartes and Dialectis », p. 188. Cet article de
Berquist, bien qu’il porte à strictement parler
sur Descartes, s’inspire largement de la tradition
aristotélicienne. En fait, l’auteur cherche à y montrer que
Descartes, même s’il prétend se passer de la dialectique, est
contraint comme par « la vérité elle-même »
de reconnaître, au moins confusément, l’utilité de cette
discipline.
52 Seconds analytiques, I, 2, 72a8-10, trad. P. Pellegrin,
légèrement modifiée. Je souligne.
16
dialectique comporte une certaine indifférence par rapport aux deux
contradictoires,
puisque discerner laquelle est véritablement endoxale ne se fait
pas toujours avec facilité53.
3. Son autorité
Après ces quelques remarques sur la définition de l’endoxe donnée
dans les Topiques,
on peut s’interroger sur cette autorité, cette force, qu’Aristote
reconnaît à cette opinion
spéciale pour toute la démarche dialectique. Car l’endoxe semble à
première vue incapable
de garantir quoi que ce soit. Tout dans la définition donnée par
Aristote paraît accuser la
prémisse dialectique davantage que d’en faire un outil précieux
pour le philosophe.
D’abord, l’endoxe est parfois vrai, parfois faux. En effet, est
dialectique le raisonnement
s’appuyant sur des endoxes, peu importe que ceux-ci coïncident ou
non avec le faux : « si
un raisonnement part de prémisses fausses mais endoxales, alors il
est dialectique
(λογικς) ; s’il part de prémisses réelles mais contraires aux
endoxes, c’est un piètre
raisonnement »54. Comme Berti, je pense que le terme « λογικς »
renvoie ici à la
dialectique55. Brunschwig a soutenu que le terme désignait plutôt
un autre type de
raisonnement, celui qui est logique, mais vide, selon la célèbre
formule utilisée parfois par
Aristote, surtout lorsqu’il critique Platon56. Pour justifier sa
thèse, Brunschwig prétend que
le Stagirite verrait dans la vérité et la fausseté un critère pour
juger du raisonnement
« logique ». Or, toujours selon le commentateur, le raisonnement
dialectique ne
s’évaluerait jamais en regard du vrai et du faux : la mesure, ce
serait toujours le degré
d’endoxalité. Cependant, ce passage, loin de faire de la vérité ou
de la fausseté le critère de
l’argument logique, les exclut justement. Un raisonnement
dialectique est mauvais si ses
prémisses ne sont pas endoxales, peu importe qu’on en montre ou non
ensuite la vérité. De
même, un raisonnement dialectique est bon si ses prémisses sont
endoxales, quand bien
même on découvrirait ensuite qu’elles sont fausses. Ce constat a
toutefois de lourdes
53 Voir aussi : « la prémisse démonstrative diffère de la prémisse
dialectique en ce que, dans la prémisse
démonstrative, on prend l’une des deux parties de la contradiction
(car démontrer, ce n’est pas demander,
c’est poser), tandis que, dans la prémisse dialectique, on demande
à l’adversaire de choisir entre les deux
parties de la contradiction. » (Premiers analytiques, I, 1,
24a20-25, trad. J. Tricot).
54 Topiques, VIII, 12, 162b27-28, trad. J. Brunschwig,
modifiée.
55 Cf. Berti, « L’utilité de la dialectique pour les sciences », p.
33.
56 Cf. Brunschwig, dans Topiques, notes complémentaires, n°5, p.
298.
17
conséquences : car du faux, tout s’ensuit : la vérité comme
l’erreur57. Dès lors, le
dialecticien conclut inévitablement parfois le faux, situation qui
ne peut guère intéresser le
philosophe, lui qui recherche la vérité.
Puis, même lorsque le dialecticien argumente à partir d’endoxes qui
non seulement sont
admis de tous mais aussi se trouvent vrais, il demeure cependant
toujours incertain de la
conclusion auquel il aboutit, puisqu’il n’a pas l’évidence de la
vérité de ses prémisses. Peut-
être la réalité n’est-elle pas comme il la conçoit. Or, d’après
Aristote lui-même,
l’intelligence humaine cherche la connaissance claire et
certaine58. Ainsi, le philosophe
devrait semble-t-il rejeter l’opinion, comme l’a fait
Descartes59.
En tant qu’il est parfois faux et parfois vrai, tout comme
l’opinion, l’endoxe semble en
somme se présenter comme un piètre matériau en vue de la
connaissance. Le statut spécial
que lui accorde Aristote pourra-il le rescaper ? Rien n’est moins
sûr, car le philosophe
identifie de préférence l’endoxe à l’opinion admise par tous, comme
je l’ai rappelé. Or
l’opinion commune est perçue comme la plus déficiente des opinions
! La foule est divisée,
comme le remarque Socrate dans le Premier Alcibiade60. Ces disputes
constituent le signe
certain de son ignorance. Plus déconcertant encore : Aristote
lui-même affirme dans
l’Éthique à Eudème que l’opinion de la masse est sans intérêt ! «
Il est inutile d’examiner
l’opinion de la foule (car elle parle au hasard sur presque tout).
»61
Ce dernier problème contamine inévitablement les endoxes des
spécialistes, car si la
masse erre la majorité du temps, alors elle nomme « sages » et «
savants » plus souvent des
imposteurs que des spécialistes. De fait, n’est-ce pas là le
douloureux constat de Platon ?
La foule applaudit les sophistes et condamne – parfois à mort ! –
les philosophes.
Pour quelle raison alors Aristote garde-t-il foi en l’opinion et en
la dialectique ?
Pourquoi, dans ses différents traités, appuie-t-il toujours ses
recherches sur la tradition
57 Cf. Topiques, VIII, 12, 162b12-13.
58 Aristote, épris de savoir, qualifie de plus noble la science
plus certaine et plus claire. Cf. De l’âme, I, 1,
402a1.
60 Cf. 111d-112a.
18
philosophique antérieure et les opinions communes ? Même après
avoir trouvé la solution
du problème qui l’occupait, il a le souci d’harmoniser celle-ci
avec les opinions courantes.
Pourquoi ce zèle ? Dans l’Éthique à Nicomaque, il justifie ainsi
cette pratique :
L’examen du bonheur ne doit pas consister seulement à offrir la
conclusion et les prémisses
que réclame le raisonnement. Au contraire, il doit encore
considérer les propos que l’on tient à
son sujet. Avec la vérité, en effet, toutes les données sont en
accord, tandis qu’avec l’illusion, on
constate vite leur désaccord62.
Cette remarque témoigne de l’importance qu’accorde Aristote à toute
pensée. D’après
lui, les opinions s’harmonisent toujours avec la vérité ! Thomas
d’Aquin dans son
commentaire ira jusqu’à ajouter : même celles qui sont fausses ! «
Omnia falsa concordant
vero, inquantum aliquid retinent de similitudine veritatis. Non
enim est possibile, quod
intellectus opinantis aliquod falsum totaliter privetur cognitione
veritatis. »63 C’est en
raison de cette similitude avec la vérité que l’endoxe, même faux,
comporte autorité,
légitimité. Comprendre d’abord la force de ce rapport entre le vrai
et l’endoxe et ensuite
son origine naturelle permet ainsi de résoudre les difficultés
soulevées plus haut, comme
on le verra à l’instant.
3.1 Son rapport avec le vrai
Aristote reconnaît à l’endoxe un étroit rapport avec le vrai, comme
il le souligne, en
termes qui l’ont fait soupçonner de relativisme :
γρ πσι δοκε, ταυτ' ενα φαμεν. — Ce qui semble à tous, nous
concédons que c’est ainsi64.
Ce passage choque par sa ressemblance avec la thèse célèbre de
Protagoras : « l’homme
est la mesure de toutes choses, de celles qui sont, au sens où
elles sont, de celles qui ne sont
pas, au sens où elles ne sont pas. »65 Le vent est froid pour celui
qui frissonne, mais ne l’est
pas pour celui qui ne frissonne pas66. Aucune impression ne serait
plus vraie qu’une autre.
Ce principe s’étendrait à tout sujet. Par exemple, si le bonheur me
paraît résider dans les
62 Éthique à Nicomaque, I, 8, 1098b10-12, trad. R. Bodéüs. Je
souligne. La traduction De Bodéüs, ici, me
paraît plus juste que celle de Tricot.
63 Thomas d’Aquin, In libros ethicorum, I, 12, #140. Je
souligne.
64 Éthique à Nicomaque, X, 2, 1173a1, ma traduction.
65 Platon, Théétète, 152a, trad. M. Narcy.
66 Cf. Ibid., 152c.
19
richesses, tel il serait pour moi, et s’il te semble plutôt se
trouver dans les honneurs, tel il
serait pour toi. Ce qui semble à tous, c’est ainsi, affirme au fond
Protagoras. Aristote et le
sophiste paraissent tout à fait s’accorder.
En réalité, toutefois, Aristote ne pèche là par aucun relativisme.
« Tous », chez le
philosophe, ne doit pas s’entendre au sens de « chacun », comme
dans la thèse de
Protagoras. Plutôt, le terme renvoie à la totalité des hommes, au
groupe des hommes. Ce
qui semble à tous ne s’identifie pas à ce que pensent Marie, Paul
et Jacques
individuellement. Il s’agit plutôt de ce sur quoi tout le monde
s’accorde : « le bonheur est
le but de la vie »67 ; « le mouvement nécessite deux contraires »68
; etc. Aristote et
Protagoras se distinguent donc foncièrement. Alors que le
Stagirite, recommande, comme
Héraclite, de suivre ce qui est commun69, Protagoras isole chaque
homme dans son monde
particulier, comme l’endormi se trouve enfermé dans son propre
rêve. « Pour les éveillés
il y a un monde un et commun, mais parmi ceux qui dorment, chacun
s’en détourne vers le
sien propre. » 70 Ceux qui ne discutent pas, ne confrontent pas
leur pensée avec d’autres,
dorment d’une certaine manière : ils sont en quelque sorte pris à
l’intérieur d’eux-mêmes.
En outre, Aristote n'affirme pas que quoi que ce soit se trouve
vrai parce que tous le
pensent, mais plutôt l’inverse : le fait que ce soit vrai impose
normalement à tous de le
penser. La réalité demeure la mesure et elle s’impose à
l’intelligence humaine la majorité
du temps.
Ces distinctions permettent de résoudre une des difficultés
soulevées plus haut : Aristote
et Socrate, en accusant la foule, récusent les opinions
individuelles, non l’opinion
commune. Beaucoup d’individus parlent au hasard, mais pas l’espèce.
Le hasard, en effet,
s’oppose à la constance. Or l’opinion commune est constante,
fréquente. Ces remarques
valent aussi pour déterminer adéquatement la réputation d’un savant
: en dialectique, est
sage qui est reconnu tel par tous, non par chacun, pris
individuellement. Les sophistes,
67 Cf. Éthique à Nicomaque, I, 6, 1097b20.
68 Cf. Physiques, I, 7.
69 « Aussi il faut ce qui est commun. » (Héraclite, DK22 B2, trad.
J.-P. Dumont).
70 Héraclite, DK22 B89, trad. J.-P. Dumont.
20
certes, convainquent de nombreuses personnes, mais rarement, voire
jamais, la totalité des
hommes.
La menace relativiste écartée, un problème demeure : beaucoup
d’opinions communes
se sont révélées fausses par la suite : à une certaine époque, tous
les hommes admettaient
que la terre était plate, que l’air, l’eau, le feu et la terre
constituaient les éléments ultimes
de la matière, que les astres étaient éternels, etc. Toutes des
opinions aujourd’hui reconnues
comme fausses !
Répondre à cette difficulté commande d’abord de préciser encore
davantage le sens du
mot « tous » dans la définition aristotélicienne de l’endoxe. «
Tous », au sens fort, désigne
tous les êtres humains de toutes les époques et de toutes les
régions. Il ne s’agit pas
premièrement de la foule71 opposée aux sages, ou de tous les
habitants d’un même pays
sans considérer les autres, ou de toutes les personnes d’une même
époque en opposition à
leurs ancêtres, etc. L’opinion qui intéresse d’abord le Stagirite
est celle à laquelle adhèrent
tous les hommes universellement. À ce stade d’universalité, on ne
peut même pas concevoir
que l’endoxe soit faux. Personne ne peut penser autrement : comment
proposer une
meilleure opinion ? « Ce qui semble à tous, nous concédons qu’il en
aille ainsi : et celui
qui s’attaque à cette conviction trouvera lui-même difficilement
des vérités plus
croyables. »72 Tricot fait d’ailleurs une remarque intéressante en
commentant ce passage
de l’Éthique à Nicomaque, sur la recherche universelle du
plaisir.
Dira-t-on que, chez les λογα […], la recherche spontanée du plaisir
par chacun des individus
se traduit en manifestations désordonnées et anarchiques,
exclusives de toute idée du bien ? Ce
serait méconnaître le « génie de l’espèce », facteur naturel et bon
[…], qualifié ailleurs de τι
θεîον (VII, 12, 1153b32, et note), qui veille en chacun des
représentants de l’espèce, et qui les
pousse à leur insu à réaliser le bien spécifique, c’est-à-dire le
bien tout court73.
71 En grec, « ο πολλο » est équivoque. Parfois, le terme désigne
tous les hommes, d’autres fois, il désigne
la masse, le vulgaire, en opposition aux sages et aux savants. «
Tous » en français comporte une équivocité
semblable. Cette ambiguïté, si elle n’est pas remarquée, conduit
beaucoup d’interprètes à mépriser la
dialectique : le philosophe ne s’en servirait que pour vulgariser
ses thèses, lors de ses rencontres
quotidiennes avec l’homme de la rue. Brunschwig, par exemple, écrit
dans son introduction aux
Topiques : « La dialectique est un moyen pour le philosophe de
rencontrer le non-philosophe, de retrouver
avec lui un langage commun, et d’agir éventuellement sur lui en
épousant ses propres présupposés. »
(Brunschwig, op. cit., p. xii.) Tricot et bien d’autres
commentateurs vont dans le même sens.
72 Éthique à Nicomaque, X, 2, 1173a1, trad. J. Tricot, légèrement
modifiée. Je souligne.
73 Tricot, dans Éthique à Nicomaque, note 3, p. 516. Je
souligne.
21
Comme je le montrerai, la force de l’endoxe tient effectivement
davantage au génie de
l’espèce qu’aux talents individuels.
Cette situation d’admissibilité universelle de l’endoxe peut se
comparer à l’induction :
si une multitude de cas ont été énumérés et qu’on se trouve même
incapable d’imaginer un
contre-exemple, alors on se rend ridicule en refusant la conclusion
universelle74.
Semblablement, si personne ne pense autrement et si aucune autre
manière de penser n’est
même envisageable, alors on doit accorder l’opinion en question,
sous peine de se faire
accuser de mauvaise foi.
L’opinion universelle, en somme, ne trompe pas. L’erreur, en ce
domaine, survient
plutôt lorsqu’on prend pour unanime le dogme propre seulement à la
communauté dans
laquelle on évolue. C’est le problème du chauvin : comme il n’a pas
voyagé, pas lu, pas
varié son cercle d’amis, il se retrouve enfermé dans son petit
monde. N’ayant jamais vu de
différences, il prend le particulier pour le commun, l’opinion pour
la vérité certaine75.
Par ailleurs, même lorsque l’endoxe n’atteint pas ce haut degré
d’universalité, il ne cesse
pas de contenir une part de vrai, de ressembler au vrai. Il est
remarquable que les énoncés
faux anciennement endoxaux, comme « la terre est plate » ou « les
astres sont éternels »
comportent un aspect de vérité. La terre, de fait, tient beaucoup
du disque plat, assez pour
renvoyer une image plate à quiconque la regarde. Sa grosseur est
vraiment telle que sa
rondeur n’apparaisse pas à l’œil nu. Voilà l’aspect de vérité
sous-jacent à l’ancien endoxe
« la terre est plate ». De même, les astres tiennent beaucoup de
l’éternel : leur existence
dure du moins assez pour laisser faire figure d’éternité en
comparaison de la vie humaine
et leur laisser imaginer une substance spéciale, quasi « divine ».
C’est ainsi qu’Aristote, en
appui à ses propos sur les astres, fait spontanément appel aux
témoignages :
74 Cf. Topiques, VIII, 2, 157a35.
75 Hérodote donne un bon exemple de cela quand il rapporte
l’étonnement des Grecs devant les pratiques
mortuaires des Indiens, et vice versa. Voici : « Darius, du temps
qu’il régnait, appela les Grecs qui étaient
près de lui et leur demanda à quel prix ils consentiraient à manger
leurs pères morts. Tous répondirent
qu’ils ne le feraient jamais, quelque argent qu’on pût leur donner.
Il fit venir ensuite les Calaties, peuples
des Indes, qui mangent leurs pères ; en présence des Grecs qui, par
le canal d’un interprète, comprenaient
ce qui se disait, il leur demanda à quel prix ils accepteraient de
brûler leurs pères décédés. Les Indiens, se
récriant à cette question, le prièrent de ne pas tenir un langage
si odieux. » (Hérodote, Histoires, III, 39,
trad. J. Romilly, légèrement modifiée). N’ayant jamais vu d’autres
pratiques mortuaires, les deux peuples
se scandalisent devant les différences.
22
Cela suit aussi suffisamment de l’observation sensible, dans la
mesure, certes, où l’on peut se
fier aux témoignages humains ; en effet, dans toute l’étendue du
temps écoulé, selon la tradition
que les hommes se sont transmise les uns aux autres, aucun
changement n’a été constaté ni dans
la totalité la plus extérieure du ciel, ni dans aucune des parties
qui lui sont propres76.
Dans la même ligne, des Présocratiques constituent l’âme de feu,
d’autres de particules
sphériques, d’autres encore d’air, certains même d’eau, mais
personne ne la fait de terre.
Aristote dénonce toutes ces opinions comme fausses, puisque l’âme
n’est pas matérielle.
Mais, remarque-t-il, en un certain sens elles reflètent justement
ce fait vrai qui s’impose à
tous confusément : l’âme n’est pas matérielle. Tous, en effet,
s’efforcent de ne mettre en
l’âme que les éléments les plus ténus qu’ils puissent imaginer, et
personne ne choisit la
terre, l’élément le plus consistant, le plus manifestement
matériel77. C’est pourquoi Aristote
est allé jusqu’à dire : « tous définissent […] l’âme par
l’incorporéité »78.
En somme, l’endoxe est, pour Aristote, la majorité du temps vrai
et, lorsqu’il est faux,
ne l’est pas complètement. Ce dernier point a été illustré par
l’exemple de la terre, des
astres et de l'incorporéité de l’âme. Mais, plus profondément,
qu’est-ce qui assure cette
fidélité générale de l’endoxe à la réalité ? Qu’est-ce qui garantit
à l’homme de former le
plus souvent des jugements vrais ? À quoi tiendrait pareil
phénomène ? Et pourquoi cette
insistance sur la nature humaine dans son universalité ?
3.2 Jugement de la raison en tant que nature
De quelle autorité Aristote fait-il dépendre cette force de
l’endoxe ? Pour le déterminer,
retournons à la conception qu’il se fait de la nature. La nature,
d’après lui, est
ordonnée : « selon nous, il n’y a rien de désordonné dans les
choses qui sont par nature et
conformes à la nature ; car la nature est, en toutes, cause d’ordre
»79. Ainsi, elle atteint,
écrit-il dans la Physique, toujours ou presque toujours sa fin80.
Or la nature de l’homme
consiste essentiellement dans sa raison, et la fin de la raison
humaine, c’est la vérité. Dès
76 Du ciel, I, 3, 270b11-16, trad. C. Dalimier et P.
Pellegrin.
77 Cf. De l’âme, I, 2, 405b8. Quant à l’eau, le second élément le
plus matériel, seul Hippon en fait le
constituant de l’âme. Toutefois, Aristote qualifie de superficielle
la pensée du philosophe.
78 Ibid., 405b10, ma traduction.
79 Physique, VIII, 1, 252a11-12, trad. H. Carteron
80 Cf. Ibid., II, 8, 198b34-ss.
23
lors, la raison humaine devrait toujours ou presque toujours
atteindre la vérité81. C’est le
sens des propos d’Aristote dans la Rhétorique : « les hommes sont
assez bien doués par
nature (πεφυκασιν) pour le vrai et ils atteignent le plus souvent
(τ πλεω) la vérité. »82
Y a-t-il là naïveté ? Optimisme exagéré ? Notre expérience
voudra-t-elle le confirmer ?
Notre impression ne rejoint-elle pas plutôt celle du Socrate de
l’Apologie : la sagesse
humaine est bien peu de chose ? Comment expliquer les incessants
désaccords entre les
hommes s’ils atteignent tous le plus souvent la vérité ? Pourquoi
mettre tant d’effort à
l’enseignement de la science et de la philosophie si tous
parviennent déjà par nature à la
vérité ?
Aristote ne repousse pas ces objections. Il les replace à leur
échelle : « [les
Présocratiques] auraient dû cependant traiter en même temps de
l’erreur, car celle-ci est
plus familière aux animaux et l’âme y demeure plus de temps ».83
Comment Aristote
réconcilie-t-il cette affirmation pessimiste du traité De l’âme
avec celle si optimiste de la
Rhétorique citée plus haut ? N’y a-t-il pas contradiction flagrante
? La solution tient dans
la distinction entre l’expérience commune et l’expérience
particulière.
La raison humaine est indéterminée au départ, elle est une tabula
rasa, affirme le
Aristote dans le traité De l’âme84. Toute sa connaissance provient
de l’expérience85, et ses
premiers jugements s’appuient sur des observations communes,
accessible à tous. De là
deux effets marquants : tous forment les mêmes premiers jugements
et la nature garantit à
la raison de ne se pas se tromper. Ainsi, tous reconnaissent que «
le tout est plus grand que
la partie », que « le bonheur est le but de la vie », que « le
plaisir est un bien », qu’« il est
impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en
même temps au même
sujet et sous le même rapport », etc. Tous ces jugements
s’enracinent dans l’expérience
commune et se trouvent assurés par la nature de la raison.
81 « La raison et l’intellect sont la fin de notre nature. »
(Politiques, VII, 15, 1334b15, trad. P. Pellegrin).
82 Rhétorique, I, 1, 1355a15-16, ma traduction.
83 De l’âme, III, 3, 427b1-2, ma traduction.
84 Cf. Ibid., 4, 429b31-430a2.
85 Cf. Seconds analytiques, II, 19.
24
Cependant, à mesure qu’on s’éloigne de l’expérience commune, on
perd en certitude.
Tous savent de manière très certaine que le bonheur constitue le
but de la vie humaine,
mais peu arrivent à le définir exactement, sans le confondre avec
ses moyens et ses effets
obligés86. Tous savent avec certitude que le mouvement existe, peu
encore sont capables
de le définir adéquatement. Etc. C’est que des énoncés plus précis
dépendent d’une expé-
rience plus précise, pas nécessairement accessible à tous. La
vérité, en matière particulière,
se fait plus rare. Elle constitue un lot réservé à quelques sages.
C’est pour cette raison,
d’ailleurs, qu’en l’absence d’expérience suffisante, on se fie
spontanément à l’autorité des
spécialistes87. Le quidam préfère l’opinion du savant à la sienne
au sujet des atomes, car il
se sait insuffisamment expérimenté pour juger adéquatement de la
vérité en ce domaine.
Ainsi, l’endoxe, à son meilleur, correspond au jugement que forme
naturellement la
raison, en présence d’observations sensibles suffisantes. Son
autorité, ultimement,
s’enracine dans l’expérience – tellement que Le Blond ira jusqu’à
qualifier avec justesse
l’endoxe d’expérience indirecte88 – et dans une raison
naturellement faite pour connaître la
réalité. Sa garantie, son autorité lui vient de la nature même, qui
a bien fait la raison en vue
de la vérité : ce que l’on pense naturellement, dont on a le signe
dans la constance et
l’unanimité avec laquelle il est pensé, a toutes chances de se
trouver conforme à la réalité.
Un dernier soupçon peut demeurer encore : bien des opinions
paraissent naturelles à
certains, et pas à d’autres. Aristote souligne, par exemple, que
les démocrates adhèrent très
naturellement à l’opinion que le juste est l’égal, alors que les
oligarques pensent
spontanément que le juste consiste en l’inégal89. Les opinions
auxquelles adhèrent
86 « La nature du bien dans la vie échappe à l’attention des
hommes. » (Éthique à Eudème, I, 5, 1216a10,
trad. J. Tricto).
87 Ou, en tout cas, on devrait en ces cas-là se fier à leurs
opinions plutôt qu’aux siennes. Aristote, dans
l’Éthique à Nicomaque, renvoie aux paroles suivantes d’Hésiode : «
Celui-là est absolument parfait qui
de lui-même réfléchit sur toutes choses. Est sensé encore celui qui
se rend aux bons conseils qu’on lui
donne. Quant à celui qui ne sait ni réfléchir par lui-même, ni en
écoutant les leçons d’autrui, les accueillir
dans son cœur, celui-là en revanche est un homme bon à rien. »
(Éthique à Nicomaque, I, 2, 1095b10-15).
Le mieux, c’est d’avoir fait soi-même les observations suffisantes
pour porter un jugement. Si ce n’est
pas possible, on doit recevoir les conseils des sages.
88 Cf. Logique et méthode chez Aristote, chapitre 2, « L’expérience
indirecte ».
89 Cf. Politiques, III, chapitre 9.
25
naturellement les Pythagoriciens diffèrent sans doute de celles des
Héraclitéens90 ; celles
des Platoniciens, des Épicuriens ; etc. Comment la nature peut-elle
engendrer une telle
multiplicité ? En fait, on doit distinguer deux sens au mot «
nature » pour résoudre la
difficulté, comme le fait Berquist dans son article « Descartes and
Dialectics » :
Natural here can mean two things. If we are referring to the nature
of man which is common
to all men, then the same things are more known to all man […].
But, if we are referring to what
is sometimes called second nature – the habits, customs and
traditions a man acquires or is part
of – then, it is clear that the same things are not more known or
accepted by all men. All men
have not had the same teachers, or been in the same schools, or
heard the same opinions repeated
throughout their lives91.
Des habitudes intellectuelles et des mœurs morales différentes
engendrent des disposi-
tions diverses face à la connaissance. Car le discours habituel,
celui qui devient familier,
on le pense généralement vrai. Il convainc parfois même davantage
que la vérité. Aristote
donne l’exemple des lois : « l’accoutumance favorise la
connaissance. À quel point
l’habitude est forte, c’est ce que montrent les lois, où les fables
et les enfantillages ont plus
de puissance, par la vertu de l’habitude, que la connaissance de la
vérité au sujet de ces
lois. »92 La force d’une loi, en effet, tient davantage à sa
permanence qu’à sa justesse et à
sa vérité. De même, l’autorité de plusieurs opinions dépend surtout
de l’habitude et de la
répétition. Le citoyen démocrate entend partout et toujours parler
d’égalité, aussi conçoit-
t-il spontanément la justice com