AlainCorbin

LETERRITOIREDUVIDEL'Occidentetledésirdurivage

(1750-1840)

Flammarion

AlainCorbin

LeterritoireduvideL'Occidentetledésirdurivage

Flammarion

Collection:ChampshistoireMaisond’édition:Flammarion

©Aubier,Paris,1988/©EditionsFlammarion,Paris,1990Dépôtlégal:mars2010

ISBNnumérique:978-2-0812-6102-0N°d’éditionnumérique:N.01EHQN000236.N001ISBNduPDFweb:978-2-0812-6103-7N°d’éditionduPDFweb:N.01EHQN000237.N001

Lelivreaétéimprimésouslesréférences:ISBN:978-2-0812-3769-8N°d’édition:L.01EHQN000453.N001

LeformatePubaétépréparéparIsako(www.isako.com)

CasparDavidFriedrich,LesÂgesdelavie(détail),huilesurtoile,vers1834,MuseumderbildendenKünste,Leipzig.©BPK,Berlin,Dist.RMN/UrsulaGerstenberger.

Présentationdel’éditeur:

Àl’aubeduxviiiesiècle,lescolèresdel’océanaccentuentlarépulsioninspiréeparlesgrèvesdésertesetlugubres.Nullepart,exceptédansl’oeuvrederaresindividus,neseditl’admirationpourl’espaceinfinidesflots;nullepartnes’exprimeledésird’affronterlapuissancedesvagues,deressentirlafraîcheurdusable.

C’estentre1750et1840ques’éveillepuissedéploieledésircollectifdurivage.Laplagealorss’intègreàlarichefantasmagoriedeslisières;elles’opposeàlapathologieurbaine.Auborddelamer,mieuxqu’ailleurs,l’individuseconfronteauxéléments,jouitdelasublimitédupaysage.

Lelongdesgrèvesseptentrionales,l’alternancedufluxetdureflux,lespectacled’unpeuplede«petitspêcheurs»,simple,héroïqueetredoutable,conduisentl’erranceetlarêverie.Danslesaisissementdel’immersion,quimêleleplaisiretladouleurdelasuffocation,s’élaboreunefaçonneuved’appréhendersoncorps.

AlainCorbin,dontl’oeuvreesttraduiteenunequinzainedelangues,estprofesseurémériteàl’universitéParisIPanthéon-Sorbonne.Spécialistedel’histoiredessens,ilestnotammentl’auteurdesFillesdenoce,duMonderetrouvédeLouis-FrançoisPinagotetduMiasmeetlaJonquille,tousdisponiblesdanslacollectionChamps.

Tabledesmatières

Couverture

Titre

Copyright

Tabledesmatières

DUMÊMEAUTEURDANSLAMÊMECOLLECTION

AVANT-PROPOS

L'IGNORANCEETLESBALBUTIEMENTSDUDÉSIR

CHAPITREI-LESRACINESDELAPEURETDELARÉPULSION

A–Lerécipientabyssaldesdébrisdudéluge.

B–L'antiquecodificationdescolèresdelamer.

CHAPITREII-LESFIGURESINITIALESDEL'ADMIRATION

A–Féeriedumiroiraquatiqueetlieudesgrandescertitudes.

B–Leréceptacledesdivinesmerveilles.

C–L'admirablechemindeScheveningen.

D–LePlaisirdel'interprétation:lepèlerinageaurivagedelaCampanie.

LEDESSIND'UNPLAISIRNOUVEAU

CHAPITREI-LANOUVELLEHARMONIEDUCORPSETDELAMER

A–Lerelaisdesanxiétésetdesdésirs.

B–Lebain,laplageetlespratiquesdesoiouleplaisirambigudelasuffocation.

C–Pratiquesdesoietvillégiaturemaritimeouunartdevivrefertileenjoiesobscures.

CHAPITREII-LALECTUREDESÉNIGMESDUMONDE

A–Lesarchivesdelaterre.

B–Lelieudel'assèchement.

C–Lesprouessesdusavant.

CHAPITREIII-LAFRAÎCHEURDEL'ÉMERVEILLEMENT

A–Lesfalaisessublimesdunoirgothiquedelamer.

B–Latardiveconsciencedupittoresquemarin.

C–Larépulsionpourlesablechaudetl'émotionnouvelledelatransparence.

CHAPITREIV-LEPARCOURSÉPHÉMÈRE

A–Larichessenouvelledesémotions.

B–Lessensuellespratiquesdelaplage.

C–Lesparadisintimesdurivage.

LACOMPLICATIONDUSPECTACLESOCIAL

CHAPITREI-LAVISITEDUPORT

A–Lamultiplicitédesregards.

B–Lescheminsdeladélectation.

CHAPITREII-L'ENCYCLOPÉDIEDESGRÈVES

A–Laconstitutiondutableau.

B–L'extensionduprojetanthropologique.

CHAPITREIII-TRANSPARENCEDESPERSONNAGES

A–Lesmodalitésdelaquêtedusens.

B–Lesavatarsdupseudanthrope.

C–L'âged'ordesgrèves.

CHAPITREIV-LEPATHÉTIQUEDESRIVAGESETSESMÉTAMORPHOSES

A–Ladramaturgiedessentiments.

B–Lesangdelamer.

C–Lenaufragedessables.

CHAPITREV-L'INVENTIONDELAPLAGE

A–Lagénéalogiedespratiques.

B–Lamiseenaccorddel'espaceetdudésir.

C–Leprimatinitialdel'aristocratie.

CONCLUSION

CONSIDÉRATIONSDEMÉTHODE

REMERCIEMENTS

GLOSSAIRE

LETERRITOIREDUVIDE

DUMÊMEAUTEURDANSLAMÊMECOLLECTION

L'Avènementdesloisirs,1850-1960.LesClochesdelaterre.PaysagesonoreetculturesensibledanslescampagnesauXIXesiècle.LesFillesdenoce.MisèresexuelleetprostitutionauXIXesiècle.L'Harmoniedesplaisirs.LesmanièresdejouirdusiècledesLumièresàl'avènementdelasexologie.LeMiasmeetlaJonquille.L'odoratetl'imaginairesocial,XVIIIe-XIXesiècles.LeMonderetrouvédeLouis-FrançoisPinagot.LeTemps,ledésiretl'horreur.EssaissurleXIXesiècle.LeVillagedescannibales.

AVANT-PROPOS

Lesspécialistesd'histoireculturellesaventaujourd'huiétudierlesinstitutions,lesobjets,lespratiquesmaisilsn'osentaborderlesdispositifsaffectifsdontseulelaconnaissanceconféreraitunsensàleurspatientesetfructueusesrecherches.C'estqu'encedomaine,lestatutdudocumentetlavaliditédelapreuveposent

des problèmes d'une particulière acuité. Procéder à des études de cas, c'estrisquer la non-représentativité, l'induction hâtive, la dérisoire constitution d'unflorilège insignifiant ; secantonnerauseind'uneélite inventive,mêmepourquiveilleànepasnégligerlesempruntsetlacirculationsocialedesémotions,c'estréduire à l'excès le territoire de l'historien ; effectuer une lecture naïve, laissermonterlesensdesdocumentslesplusminuscules,sedégagerdel'apriori,refuserd'adopter la position du démiurge, c'est dériver loin des grandes analyses ducoursdel'histoire,s'écarterdel'herméneutique,d'autantplusimpérativequ'onlachaussedegrossabots.Tout compte fait, le plus grave à mes yeux n'en demeure pas moins

l'anachronisme psychologique. Le pire, c'est la tranquille, abusive et aveuglecertitude de la compréhension du passé. Délimiter les contours du pensable,repérer lesmécanismesde l'émotionnouvelle, la génèse des désirs, lamanièredont, en un temps donné, s'éprouvent les souffrances et les plaisirs, décrirel'habitus,retrouverlacohérencedessystèmesdereprésentationsetd'appréciationconstitue l'indispensable. Iln'estpasd'autremoyendeconnaître leshommes dupasséquedetenterd'emprunterleursregards,devivreleursémotions;seuleunetelle soumission permet ainsi de recréer le désir du rivage, qui monte et sepropageentre1750et1840.

L'IGNORANCEETLESBALBUTIEMENTS

DUDÉSIR

CHAPITREI

LESRACINESDELAPEURETDELARÉPULSION

L'époqueclassique,àderaresexceptionsprès2,ignorelecharmedesplagesdelamer,l'émotiondubaigneurquiaffrontelesvagues,lesplaisirsdelavillégiaturemaritime.Unechaped'imagesrépulsivesgênel'émergencedudésirdurivage.Lacécité comme l'horreur s'intègrent à un système global d'appréciation despaysages naturels, des phénomènes météorologiques et des impressionscénesthésiquesdontlaconfigurationsedessinepeuàpeudepuislaRenaissance3.Bien comprendre la genèse des lectures et des pratiques nouvelles du paysagelittoral qui s'opère vers 1750 implique de saisir au préalable la cohérence dufaisceaudereprésentationsquifondelarépulsion1.

A–Lerécipientabyssaldesdébrisdudéluge.L'interprétationdelaBible,notammentcelledelaGenèse,desPsaumesetdu

LivredeJob,marqueprofondémentlesreprésentationsdelamer4.LerécitdelaCréation et celui du déluge colorent chacun de traits spécifiques l'imaginairecollectif. LaGenèse impose la vision du « Grand Abyme », lieu de mystèresinsondables5;masseliquidesansrepères,imagedel'infini,del'insaisissablesurlaquelle, à l'aube de la Création, flottait l'esprit de Dieu6. Cette étenduepalpitante,quisymbolise,mieux,quiconstituel'inconnaissableestensoiterrible.Iln'y apasdemerdans le jardind'Éden.L'horizon liquideà la surfaceduquell'œil seperdnepeut s'intégreraupaysageclosduparadis.Vouloirpénétrer lesmystèresdel'océan,c'estfrôler lesacrilège,commevouloirpercer l'insondablenature divine ; saint Augustin, saint Ambroise et saint Basile se sont plu à lerépéter7.Cet élément indomptable manifeste l'inachèvement de la Création. L'océan

constituelareliquedecettesubstanceprimordialeindifférenciéequiavaitbesoin,pourdevenirnaturecréée,desevoirimposeruneforme.Cerègnedel'inachevé,

vibrant et vague prolongement du chaos, symbolise le désordre antérieur à lacivilisation.Laconvictionaffleurequedanslestempsprédiluviensdéjà,l'océanrageurn'étaitquedifficilementcontenudanssesbornes8.Ilinspiredumêmecoupuneprofonderépulsion,carl'âgeclassiqueparaîtignorerlatentationduretourauventrecréateur,ledésirdel'engloutissementquitenailleralesromantiques.PuisquelaCréations'estopéréeenfonctiondel'hommequienconstitue,toutà

la fois, lebutet lecentre9,cevestigeprivédeforme luidemeureétranger.Unecréature façonnée à l'image deDieu ne saurait établir son séjour en dehors dujardinoudelacité10.Letextemosaïquenementionned'ailleursquelescréaturesdesairsetdeschamps;lesespècesmarines,engloutiesdansl'ombremystérieusede l'abîme, ne peuvent être désignées par l'homme et, par conséquent, elleséchappentàsadomination.Plus prégnant encore, le récit du déluge. L'océan apparaît alors, selon les

auteurs, comme l'instrument de la punition et, dans sa configuration actuelle,comme la relique de la catastrophe. Selon la cosmologiemosaïque en effet, ilexistedeuxgrandesétenduesd'eau,cellequioccupelebassindesmersetcellequisetientdanslavoûteduciel.Lecréateurenlesséparantadessinéunedoublelignedepartage:lelittoral,quidéfinitlesdomainesrespectifsdelameretdelaterre;lalignedesnuages,mouvantlimesétablientrel'eauducieletl'atmosphèrequel'hommerespire;or,lesavissepartagentlorsqu'ils'agitdedéterminerlequeldecesdeuxabîmesasubmergélaterreantédiluvienne11.De toute manière, l'océan parle aux âmes pieuses. Ses grondements, ses

mugissements,sescolèresabruptespeuventêtreperçuscommeautantderappelsde la faute des premiers hommes, voués à l'engloutissement ; son seul bruit,comme une invitation permanente au repentir, une incitation à suivre la voiedroite.Ledélugefigureunretourtemporaireauchaos;cetterestaurationdesflotssans

rivageshantelesespritscultivésdelaRenaissance.L'invasiondeseauxconstitueunthèmepicturalmajeurdontonpeutsuivrel'évolutionduplafonddelaSixtineàl'évocationdel'océanhivernalparNicolasPoussin12.Lespoètesfrançaisdelafindu XVIe siècle, notamment du Bartas dans sa Sepmaine, s'attardent aveccomplaisancesurlerécitdelacatastrophe13.Centansplustard,celle-cisetientaucœurdudébatsuscitépar lesgrandes théoriesde la terre.C'estque,sans ledéluge, l'histoire du globe, son modelé apparaîtraient alors totalementincompréhensibles.Ilconvientdes'attarderquelquepeusurcescosmogonies14,analysées,leplus

souvent,danslastricteperspectived'unehistoiredessciences;ellespermettentde saisir sur le vif le lien qui se noue entre l'évocation savante de la grandecatastrophe passée et l'appréciation du paysage. La Théorie de la Terre de

ThomasBurnetrevêt,àcepropos,uneimportanceparticulière.Celivre,auquelonnemanquerapasdeseréférertoutaulongduXVIIIesiècle,serévèleàlafoispasséisteetprémonitoire.Ilestcontemporaindel'essordelathéologienaturellequi, bientôt, va modifier les images de la mer et de ses rivages ; en outre, ilannoncelamutationdansl'ordredel'esthétiquequiconduiraàgoûterleshorriblesbeautés.Selonlethéoricienbritannique,leParadis,puislaterreantédiluviennehabitée

parAdamettoussesdescendantsaulendemaindelaFaute,necomportaitpasdemer ; les hommes vivaient tous sur unmême continent. La surface de ce globeprimitif évoquait la douceur d'une plage. «La face de laTerre avant le délugeétait douce, régulière et uniforme, sans montagnes et sans mer... elle avait labeautédelaJeunesseetdelaNatureenfleurs,fraîcheetféconde,etpasuneride,cicatrice ou cassure sur tout le corps ; pas de rochers ni demontagnes, pas detrouscaverneux,pasd'entaillesbéantes...L'airétaitcalmeetserein»15 ; laterreantédiluvienneignoraitl'ouragan.Unéternelprintempsyrégnaitcommeautempsdel'âged'orévoquéparVirgile.Lors du déluge, Dieu ouvrit le grand abîme des eaux ; un second chaos

universel s'étendit sur les ténèbres et les brouillards de la terre. La mer entempête, elle-même, ne saurait fournir une suffisante image de ce tumultecosmique, le retrait des eaux, ordonné par Dieu, se prolongea longtemps ;longtemps l'océan diluvien continua de s'engouffrer dans les cavernessouterraines. Lamer actuelle n'est que ce grand abîme à nouveau enchaîné parDieu;sonbassin,seslittoraux,lesmontagnesquiledélimitentdatentdudéluge;ilsconstituent«lepluseffroyablespectacleoffertparlaNature»16.Decefait,selontouteprobabilité,lefonddelamerrevêtunaspectchaotique,

commelelaissed'ailleurspressentirlalocalisationanarchiquedesîles.Sicesolhorrible etmonstrueuxvenait à se découvrir, les hommesverraient se déployersous leurs yeux la cavité la plus difforme de la terre. « Si profonde, creuse,énorme;sifracturée,sidésordonnée,sidéforméeetmonstrueuseentout.Dequoistimulernotreimagination.Dequoinousdemander,avecétonnement,commenttelphénomèneadvintdanslaNature[...]»17.Lalignedesrivagesn'estenfaitqu'uneruine;cequiexpliquesonirrégularité

etladispositionincompréhensibledesrécifsquilabordent;inutiled'ychercherunequelconqueordonnance.Radicalement inesthétiques, lamer et ses bordsnepeuvent, en bonne théologie, dater de la Création ; ils ne sauraient résulter dutravailorigineldelaNature.L'océann'estqu'unrécipientabyssaldedétritus;toutaupluspeut-onadmettrequ'ildessine lemoins laiddespaysagesquipouvaientrésulterduretourtemporaireduchaos18.LaNouvellethéoriedelaTerredeWilliamWhiston,quieutelleaussiungrand

retentissement, se réfère à un système d'appréciation assez proche de celui deBurnet,bienquel'interprétationdudéroulementdel'histoireduglobeapparaissefort différente dans l'un et l'autre livre. Selon Whiston, la terre primitiveressemblaitbeaucoupàlaterreactuelle;ellecomportaitunocéan,saléluiaussi,et agité de faibles marées ; mais cet océan ne séparait pas les hommes, alorsréunis sur un unique continent ; sa configuration était différente et son ampleurmoindrequecelledesmersactuelles;enoutre,ilneconnaissaitpaslatempête.AuXVIe ou au XVIIe siècle de la Création, les fontaines du ciel s'ouvrirent,

provoquant un déluge universel qui bouleversa la structure du globe. WhistonproposetoutefoisdelacatastropheuneimageplusapaiséequenelefaitBurnet.Durantlesquarantejours,leseauxquisubmergeaientlesterresdemeurèrentassezcalmes,afind'éviterlenaufragedel'arche.Lorsduretraitdel'océandiluvien,lescôtes des continents, désormais séparés, se dessinèrent dans leur complexedécoupe.Leseaux,plusprofondesenleurcentrequ'autrefois,restèrentagitéesdeterribles tempêtes.PourWhistoncommepourBurnet, lesocéanssontdoncbiendesvestigesdiluviens;maislacatastrophen'afait,selonlepremier,quemodifierl'assiette,laphysionomieetlelittoraldel'océanprimitif19.Jusquevers1840,lescatastrophesmarinesdemeurerontaucentredel'histoire

naturelle de la terre, puis de la géologie ; il nous faudra y revenir. Certainssavants assureront très tardivement la défense du récit de laGenèse ; en 1768encore,AlexanderCattcottdanssonTraitésurleDéluge,commentepasàpaslaversion mosaïque qu'il juge pleinement satisfaisante20. Comme la plupart desdéfenseurs du texte biblique qui écrivent au XVIIIe siècle, il appuie sonargumentation sur les nouveaux récits diluviens recueillis chez les peuples del'Antiquité,assyrien,perse,babylonien,égyptien,grecetlatin.Ilseréfèremêmeaux traditions de l'Inde et de la Chine. A son avis, les sables des rivages, lesblocserratiquesquel'ontrouvesurcertainesplagesainsiquelesgouffresnaturelsnepourraients'expliquersansréférenceaudéluge.Au lendemain de la Révolution française, quand les théories de Burnet, de

Woodward et de Whiston, jugées passéistes, auront été abandonnées, il setrouvera une nouvelle génération de savants « catastrophistes » pour soutenir,avecd'autresargumentsetdansuncontextescientifiquedifférent, l'exactitudedutexte sacré21. Ainsi, selon Richard Kirwan22, le caractère abrupt des côtes del'Irlande,del'Écosseetdesîlesqui lesfrangentrésulteduchocdugrandocéanaustral, dont l'incursion causa la catastrophe. A en croire cet auteur, l'air quiinfectelaterrerésulte,luiaussi,dudéluge;ilconstituelemalodorantvestigeduméphitismequirégnalorsduretraitdeseaux,tantquelasurfacedelaterrerestacouvertede lachairmorteetputréfiéedesanimauxnoyés.Pouréchapperàces

émanations, assure Kirwan, les hommes continuèrent longtemps d'habiter lesmontagnes. Cette intéressante conviction, suscitée par la hantise de l'infectioninscrite dans la tradition néo-hippocratique, conforte l'image répulsive durivage23.Pour notre propos, il convient donc de saisir toute l'importance accordée au

déluge par les savants qui écrivent durant les années charnières duXVIIe et duXVIIIe siècle. Tous situent la catastrophe au cœur de leur cosmogonie, tousraisonnent dans le cadre d'une temporalité restreinte et confondent, en desépisodessimultanés,l'histoiredel'hommeetcelledelaterre.Oncomprendquel'océan,reliquemenaçantedudéluge,aitpu inspirerde l'horreur, toutcommelamontagne24, autre tracechaotiquede lacatastrophe,«pudendade laNature»25,déplaisante et agressive verrue poussée à la surface des nouveaux continents.Cettelecturerépulsives'accordeàlacertituded'unmondeendéclin.Quellequesoit leur ardeur au travail, jamais les hommes ne sauront recréer cette terreantédiluvienne, à la surface de laquelle restaient inscrites les traces lisibles duparadisterrestre.L'agitation permanente des eaux de lamer suggère l'éventualité d'un nouveau

déluge26;elleparticipedecettemenacevaguequipèsesurlesasilesdubonheur.Certes, à cepropos s'impose la prudence.La lecturede l'Apocalypse ancre lacertitudequela«conflagration»finaleneviendrapasdel'eau,vestigedupasséchaotique et diluvial, mais du feu envoyé par Dieu. L'embrasement universelassurera la victoire de l'élément purificateur27.A l'avènement duChrist, lamerauradisparu.Cependant,lacolèredel'océanpourratrouversonrôleaudébutdelasériedes

cataclysmes. Parmi les quinze signes annonciateurs de l'« advent de NotreSeigneur », les artes moriendi, largement diffusés à partir du XVe siècle,accordaientàl'eauunrôledévastateur28.Lamersubmergeralesmontagnes,avantde s'engouffrer dans les abîmes de la terre ; les poissons et les monstres del'océanapparaîtrontàlasurfaceenpoussantmoultcris;leseauxhurlerontaufeuvenantduciel.Cettecosmologiesacrée,évoquéeiciàtropgrandstraits,imposedelameret

des créatures qui l'habitent certains schèmes d'appréciation et leur confère uneprégnantevaleursymbolique.ParlafigureduLéviathan,«lemonstrequiestdanslamer »29, la Bible a consacré le caractère tératologique du poisson. Celui-cidécouled'ailleurslogiquementdurécitdelaCréation.C'estdelamerquesurgitledragonquevientpourfendrel'archangesaintMiche130.LespériplesdesmoinesirlandaisduMoyenAge,notammentceluidesaintBrandan31sontvenusconfortercetteinterprétation.SelonlerécitdeBenedeit,ilfalluttoutelasaintetéduhéros

pour apaiser les horribles bêtes montées des profondeurs de l'abîme. Beowulfdoitplongerdanslelochténébreuxpourtuerlafemelleinnoméequiaengendrélemonstre Grendel ; autre légende qui témoigne de la terreur inspirée par lescréaturesmarinesapparuessurlesbordsdel'océanseptentrional.AuXVIesiècle,l'évêquesuédoisOlausMagnusaccordeungrandcréditauxmonstresdelamer.En1751,àl'issued'uneenquêteminutieuseauprèsdesmarins,ErichPontoppidanconsacreencoreunlongchapitredesonHistoirenaturelledelaNorvège32àceserpentdemerquelespêcheursappellentleKraken.L'horreur du contact visqueux de ces créatures de cauchemar nées de l'eau

noire33 et montées du monde chaotique des cavernes ténébreuses sollicite lespoètes duXVIIe siècle. Spenser, établi en Irlande, dit comment le saint pèlerin,compagnondeSirGuyonenrouteversl'IledesDélices,asu,entouchantlesflotsde son bâton, calmer et obliger les bêtesmenaçantes à s'en retourner dans lesprofondeurs de l'océan34. Milton, en une saisissante image, fait camper ets'accoupler les monstres marins dans les palais submergés par les eaux dudéluge35.L'océan, liquide repère des monstres, est un monde damné dans l'obscurité

duquel s'entre-dévorent les créatures maudites. Gaston Bachelard et GilbertDurandontsouligné lafascinationéprouvéepar l'enfantquiassiste, lapremièrefois,àl'avalementdupetitpoissonparlegros36.Cemondecrueldel'absorptionenchaîne,de l'avalement emboîté figure ledomainedeSatanetdespuissancesinfernales.Ainsi,latempêtenesauraitêtrefortuite;lenavigateuryvoitlamainduDiable,àmoinsqu'ilnecroiel'agitationprovoquéeparlesâmesdesdamnésquihantentlazoneintermédiairedel'atmosphère37.Onretrouvecetteimagedansla culture savante : la description du premier cercle de l'Enfer de la DivineComédiecombineleschèmeantiquedelarépulsionàl'égarddeseauxnoiresdesfleuves infernaux au déchaînement de la tempête démoniaque. Selon FrançoiseJoukovsky38,l'imagedelamersataniquesefaitplusprégnanteenFranceàlafinduXVIeetaudébutduXVIIesiècle.Elles'estomperaparlasuite,avantdedevenirsimple procédé destiné à renouveler les stéréotypes usés de la tempêtevirgilienne39.Lecaractèredémoniaquedelamerencolèrejustifiel'exorcisme40.Lesmarins

portugais et espagnols du XVIe siècle plongent parfois des reliques dans lesvagues.Cesnavigateursont laconvictionque la tempêtenes'apaisepasd'elle-même,qu'ilyfautl'interventiondelaViergeoudesaintNicolas.TrèsprégnanteàceproposlafigureduChristapaisantlesvaguesdulacdeTibériadeetreprochantàsesapôtreseffrayéslafragilitédeleurfo141.

L'océanchaotique,enversdésordonnédumonde,séjourdesmonstres,agitédespuissances démoniaques, se dessine comme l'une des figures insistantes de ladéraison;laviolenceimprévisibledesestempêteshivernalesattestesadémence.JeanDelumeausoulignecombienestfréquentel'associationétablieentrelameretlafolie;ilévoqueàceproposl'imagedeTristanrejetéparlesmarinierssurlescôtesdeCornouaille,etlanef,instrumentflottantdel'exclusiondesfous,confiésàl'élémentquis'accordeàleurfantasquecomportement42.L'immensitémouvantede lamerporteenelle lemalheur.Dans lespiècesdu

Shakespeare de la jeunesse et de la maturité, tempête, bêtes féroces, comète,maladies,vicestissentunréseaud'associations,évocateurd'unmondeenconflit,dominé par le désordre. L'océan hivernal gris, lugubre et froid synthétise lesformes de la peur ; il entretient la hantise de se voir surpris par la mortimprévisible dépourvudes derniers sacrements, loindu cercle familier ; d'être,corps et âme, livré sans sépulture à ces flots infinis qui ne connaissent aucunrepos43.Ledésirdeconjurer l'irruptionbrutaledu trépasentretient, ici et là, lapratiquederitespropitiatoires.Lalittératurepieusefaisaitdepuislongtempsunegrandeplaceàlasymbolique

de lamer et de ses rivages ; un sermon du pseudo-Ambroise et, plus sûrementencore,un longpassageduDeBeatavita de saintAugustinpourraient ici fairefigurede textes fondateurs.AuxyeuxdesPèresde l'Eglise, l'immensitéde l'eaufiguretoutàlafoislegermedelavieetlemiroirdelamort44;laMéditerranée,angélique et diabolique, théologique autant que géographique, a, malgré laviolence de ses tempêtes, permis les voyagesmissionnaires dePaul, facilité ladiffusiondelaParoledivineetl'établissementdeladiasporachrétienne.Lavie,perçuecommeunetraversée,unitinéraireparseméd'écueils,sedérouleaumilieud'unmonde instable comme lamer,domainede lavanité etde l'impalpable, auseinduquellesêtreschersetleschosessontroulésdansunespacemouvantsans« enveloppe pétrifiée »45. L'évocation de cette « mer très amère »46 se faitstéréotype dans la poésie française durant les trente dernières années du XVIesiècle. C'est par ce biais que les poètes, souvent des huguenots, friandsd'hyperbolesetd'imagesviolentes,découvrentl'océan,presquetotalementabsentdes paysages riants de la Renaissance. Le sieur de Valagre perçoit le mondecommeunédificeconstruit«surlesflotsdelamer»etquis'yabîme,commeun«océand'envies,d'appétits,dejalousies,dedesseinsetdeprojets».SiméondelaRoqueyvoitune«Merbouillanteetprofonde/Quin'anirivenirepos».Lemonde se modèle aussi sur l'image du maelström, du gouffre en spirale, quifascinait naguère Léonard47, et dans les profondeurs duquel l'âme risque d'êtreaspirée.La peinture de marine flamande puis hollandaise se construit sur cette

symbolique48 ; les vagues y figurent la fragilité de la vie et la précariré desinstitutions humaines, elles attestent la nécessité de la foi enDieu. La peintureromaine du XVIIe siècle, notamment celle du Lorrain, s'ouvrira elle aussilargementàlasymboliquereligieusedelamer49.L'Église revêt la figure du bateau, le Saint-Esprit celle du gouvernail qui

conduit au havre éternel, objet du désir du chrétien ; alors que le péché faitdériver,loindelaroutedusalut50.Ilarriveaussiquelamersoitinterprétéecommeunsymboledupurgatoire51,à

l'image de la traversée qui peut être, pour le pécheur assailli par la tempêtepunitive, l'occasionde la repentance et du retour dans le droit chemin.Onvoitpoindreicilafiguredelamerrédemptrice,génératricedelapiétédumarin.Pourl'auteur vieillissant dePériclès, duConte d'hiver et de La Tempête, les êtrespassionnés,jusqu'alorslivrésauxdésordresdumonde,viventaucoursduvoyageen mer et du naufrage une véritable crise morale. C'est au travers de lacatastropheoudelaperteapparenteetdelaséparationqueleshérosretrouventleurssensetqueredevientpossiblelemondefaitdemusiqueetd'harmonieentreles êtres52 ; mais cela nous fait dériver loin des images négatives, nous yreviendrons.Lesrivagesde lameret lespopulationsqui leshabitentparticipentde toutes

lesimagesrépulsivesprécédemmentévoquées.Laligneducontactdesélémentsconstitutifsdumondeestaussicelledeleuraffrontementetdeleurfolie;c'estlàqueleprécaireéquilibrequis'établitentreeuxrisquedesedéfaire;c'estd'abordsur ce limes que s'accomplira la submersion, que débutera la chaîne descataclysmes. C'est sur ce bordmieux qu'en tout autre lieu que le chrétien peutvenircontemplerlestracesdudéluge,méditersurl'antiquepunition,éprouverlessignesdelacolèredivine.Seulleport,théâtredudésir,delanostalgieetdelaliessecollective,échappeàceschèmerépulsif.Les sables brûlants du désert et de la plage dessinent, avec le marais et la

montagneacérée,l'unedesfiguresdelagéhenne;ilstapissentletroisièmecercledel'EnferdeDante;etilconviendraitderéfléchiràcequepouvaitsuggérerauxhommesdecetempslespectacledel'estran,l'«horrible»désolationdufonddelamermisànuparlereflux.

B–L'antiquecodificationdescolèresdelamer.La lecture des textes anciens, réinterprétés par les humanistes, la quête et la

contemplation de l'art antique imposent d'autres images de la mer et de ses

rivages, qui viennent se combiner à celles qui dérivent de la tradition judéo-chrétienne53.LesauteursduXVIeetduXVIIesiècledontlesouvragesconstituentnossources

n'empruntentquetrèsrarementauxAnciensladescriptionduspectacledesflotsetde la plage54 ; ils paraissent insensibles à l'émotion qui transparaît dans lesmarines des Géorgiques comme aux raffinements des Alexandrins. Ainsi, lespoètesfrançaisdelaRenaissanceignorentpresquelecalmedelamerquifaitàpeine,chezeux, l'objetdequelquesnotations ; les raresmarinesqu'onpeut liredans leurs œuvres ne sont que cortèges de divinités mythologiques, le plussouventinspirésdeceuxquicélèbrentVénusouNeptuneaulivreVdel'Énéide.En revanche, la vivacité de leurs réactions affectives, naguère soulignée parLucienFebvreetRobertMandrou, rendcespoètessensiblesà toutcequi,danslestextesanciens,évoquelafrayeuretl'horreur.AuXVIesiècle, lescolèresdelamerdel'Énéidesedessinentdéjàcommeun

poncif venu renouveler la description des tempêtes qui scandaient les récitsmédiévauxdenavigationverslaTerreSainte,hantésparlapeurdugouffreetlaproximité supposée du monstre55. Les stéréotypes virgiliens, empruntéspartiellementàHomère,adaptésparEnniusetPacuviusetquelquepeuenrichisparOvide,SénèquepuisLucain56,euxaussitrèslus,inspirentleroman,l'épopée,la poésie lyrique aussi bien que le récit de voyage. Ce modèle ordonnel'évocation de la tempête dans leQuart Livre des aventures de Pantagruel deRabelaiscommedanslesLusiades;ils'imposeencoreauxauteurstragiquestoutau long du XVIIIe siècle57 ; il marque de son empreinte la tempêtethomsonienne58etMoniqueBrossemontredequelpoidsilpèserasurlalittératuremaritimedel'Occidentromantique59.Latempêteantique,codifiéeetenseignéeparlesrhéteursduIIesiècle,inspirés

parlesrécitsdel'Énéideetlescinqdescriptionsd'Ovide,secomposed'unesériedestéréotypesprécisqui luiconfèrent l'apparence, inexacte,d'uncyclone.Dansunpremiertemps,lesventsaccourentdesquatrepointsdel'horizonetselivrentunebruyanteguerre ; lescrisdesmatelots, lesifflementdescordages, le fracasdeslames,letonnerrecomposentledécorauditifdelascène.Leseauxchargéesdesable,delimonetd'écumesesoulèventcommedesmontagnes,découvrentlaterre,aufonddugouffre.Lechocdesvaguesdisloquelesbordages;aucœurdesténèbreszébrésd'éclairs,lespluiesaveuglantesmimentl'écroulementduciel.Ala dixième lame, la plus terrible de toutes, le trépas est inéluctable, à moinsqu'uneinterventiondivineneviennesauverlemarinenprière.La réitérationde cemodèle, connude tous, ancre l'imagede lamer terrible,

cheminsanschemin,surlaquellel'hommevogueentrelesmainsdesdieux,sousla

menacepermanentedel'horriblecolèred'uneeauhostile,symboledelahaine,quiétouffelapassiondel'amourcommeellelefaitdufeu.Horace, ainsi que Tibulle, Properce, Ovide et plus tard Sénèque60, déteste

l'océan dissociabilis qui sépare les hommes. Il condamne la navigation danslaquelleilvoitundéfiàladivinité.L'Adriatiqueleterrorise; lamerd'Horace,tempétueuse,avidedenaufrages,théâtredesanglantscombatsfoisonnedebêtesetd'embûches. En cela le poète n'est pas représentatif de l'ensemble de sescontemporains ;peunous importe ici ; l'essentielestbienqu'il resta très lu tantquedural'emprisedelacultureclassique61.Lalittératureantiqueprésentelamer–puisl'océanatlantique–commeunlieu

énigmatique par excellence ; elle en fait le théâtre privilégié de la douleur dusavant ;onrépèteauXVIIe siècle,sans tropycroire ilestvrai,qu'Aristotes'estsuicidé pour n'avoir pas su élucider la complexité des courants de l'Euripe62.Évidemment, la scienceocéanographique s'est trouvéeprofondément renouveléedepuisl'Antiquité;troisproblèmesmajeurs,déjàposésparlesGrecs,continuenttoutefoisdetourmenter.Lepremierconcernelarépartitionetlaconfigurationdesterresetdesmers;leurdistributionapparaîtanarchique,contraireàladispositionnaturelle des éléments, selon la physique d'Aristote63. L'eau devrait en effetrecouvrirtoutelaterre64.La circulation de l'eau sur le globe demeure elle aussi une partielle énigme.

Certes,onconnaîtfortbien,avantmêmequeHalleyn'endémontrel'exactitude,lathéorie du cycle de l'évaporation et des précipitations que l'on pense daterd'Aristote65 ;mais cet échange d'eau entre lamer, l'atmosphère et la terre resteconsidérécommeinsuffisant.Lemodèleplatonicienquiimpliqueunecirculationdel'eauaucentreduglobecontinued'êtrelargementaccepté.Cettecroyanceenlaconnexionsouterrainedelaterreetdel'océanaccréditel'existencedeshorriblescavernes du fond des mers66. Le mouvement des eaux en profondeur hantel'imaginaire,inspireleMundussubterraneusdupèreKircher,justifiel'attraitduVoyagesous-marin67,conforte les théoriesdela terreéchafaudéesparBurnetetWoodward.Lacertitudequ'ilexistesouslasurfacedusolunvasteréservoirqui,paruncomplexeréseaudecanaux,gonflelesmarées,distribuel'eaudesrivièresetde lamer, rendmoinssignifiante la lignedes rivagesetstimule laquêted'unautrevoyage,enépaisseurcelui-là.Cette fascinante connexion souterraine est souvent évoquée quand il s'agit

d'expliquer les courants et lesmarées.Aproposde ces dernières, demultiplesthéories s'affrontent.Ona,certes,depuisPythéas,détecté le rôlede la lune ;etNewtonsaura,en1687,apporteruneexplicationdécisiveduphénomène.Avantlui,GaliléeetDescartes,lepremierenattribuantunrôlemajeuraumouvementderotationduglobe,lesecondàlapressionexercéeparlalunesurl'atmosphère,ont

eux aussi proposé de prestigieuses explications. Cependant, d'autres thèsescontinuentd'êtreaccréditées,quirelèventdel'astrologieoudelavisionanimalede la mer. Il importe d'en tenir compte si l'on veut reconstituer, dans toute sacomplexité,l'universmentaldescontemporainsdeDescartes.La culture antique, attentive aux figures de la limite68, ordonne davantage le

moded'appréciationdesrivagesqueceluidelamer.Cequin'étonnerapas.PaulPedech montre aussi comment, chez les Grecs, l'expérience de la navigationconstituecommeprimordialledessindescôtesdanslaconsciencegéographique.«C'estprincipalement lamer,écritStrabon,quidessine la terreet luidonnesaforme, façonnant des golfes, la haute mer, des détroits, et pareillement desisthmes, des péninsules et des caps »69. Les voyageurs grecs décrivent despériples,desitinérairescôtiers70.Lapremièreambitiondelagéographiepoétiqued'Aviénus dans ses Ora maritima, était d'offrir une description continue dulittoral,detracerunjalonnementdeplagessablonneusesetstériles,d'étangs,decordons littoraux et de promontoires rocheux71. Nulle part Homère ne nous ditqu'Ulysseaimevéritablementlamer;c'est,symboliquement,ledésirdesrivagesd'Ithaque qui le pousse à s'embarquer. C'est ce même sentiment qui, dans leTélémaque de Fénelon, incite le héros à gravir la falaise pour y contempler lespectacle de la mer72. Dans l'épopée antique, un rivage entretient le rêve del'établissementprescritparlesdieuxoufocalisel'espoirduretour.Maislesépisodesnemanquentpasdanslamythologieetlalittératureclassique

quiconfortent lavisionnégativedu littoral.Le lieude l'espoiretde la réussitepeutsemuerenunefroideterred'exil,enunséjourdemalheur.SurlaplagedeNaxos,à lapoursuitedeThésée,Arianeentredans lameretmêleses larmesàl'eau bouillonnante des vagues ; la Phèdre de Racine, ignorant Dionysos,interroge : « ...De quel amour blessée vousmourûtes aux bords où vous fûteslaissée ? »73. C'est la mort dans l'âme qu'Ovide solitaire arpente tristement lesombrerivagedeTomes.DansleTélémaque,quin'estquesuccessiondescènesde rivages, laplage, lieu de la fuite, des naufrages, des pleurs nostalgiques estaussilethéâtreprivilégiédesadieuxetdesplaintesdéchirantes74.Surlelittoralsonttapislesmonstres,Scyllaentouréedeseschiensaboyants,et

la sournoiseCharybdequi engloutit etvomit sesvictimes.Poséidon leGrecouNethuns l'Étrusque,puissanceschtoniennesà l'origine,dieuxdes séismesetdesraz demarée, ont hérité, en devenant divinités de lamer, desmonstres dont lemondeégéenavaitpeupléleseaux.LesfilsdePoséidonsont,pourlaplupart,desgéantsmalfaisants, telPolyphèmeleCyclopeoulebrigandSciron75. Iln'estpasdetouristequi,àlafinduXVIIIesiècle,nerêvedevisiterlesdétroitsdelaSicileet d'y affronter les terrifiantes créatures homériques. Pour le voyageur néo-classique,l'approchedesgouffresconstitueraviteuneétapeimpérativeduvoyage

vécu comme un parcours initiatique. Arrivé sur les lieux, on se gausse de lamodicitédudangertoutensedélectantdelafrayeurducollégiend'autrefois.Lerivageantiqueestaussileréceptacledesexcrémentsdelamer;c'estlelong

de la plage que celle-ci se purge et qu'elle vomit ses monstres. Sénèque lerappelle : « Il est dans la nature de la mer de rejeter sur ses rivages toutesécrétion et toute impureté... et ces purgations se font non seulement quand latempêteremuelesflots,maisquandrègnelecalmeleplusprofond»76.Strabonluiaussi évoque le « mouvement expulsif » ou « purgatif de la mer »77. Les IlesFortunées,situéesaulargedel'Afrique,«sont,assurePlinel'Ancien78, infectéespar la putréfaction des animaux que la mer rejette continuellement sur leurscôtes».AuXVIIesiècle,l'ambreesttoujoursperçucommeleplusricheetleplusspectaculairerésultatdecetteexcrétionmarine.SelonlepèreFournieretselonlepère Bouhours, les populations du littoral considèrent encore comme desexcrémentsdelamerlesmatièrespuantesrejetéessurlesrivagesdeVeniseetdeMessine79 ; elles interprètent l'écume salée comme une sueur marine. LesVénitiensappellent lemomentdelamarée,«ilvivadell'aqua».Danslamêmeoptique, les marées ont pu être perçues comme autant de fièvres de la mer.En 1712, le poète anglais Diaper décrit en termes identiques la pollution desrivages nauséabonds où les dauphins choisissent de venir mourir pour ne pascontaminerlapuretédel'airdelahautemeretlalimpiditédeseseaux80.Dans la littérature grecque, toute zone de confins évoque le danger de

l'interférence du divin, de l'humain et de l'animal, installés dans une confuse etdangereuseproximité81. Le rivage antique, tel qu'on se le représente à l'époqueclassique, demeure hanté par l'irruption possible du monstre, par l'incursionbrutale de l'étranger, son équivalent ; lieu naturel de la violence inattendue, ilconstituelethéâtreprivilégiédurapt.Ilseraittroplongdecitertouslesépisodesressassésparlapeintureetlalittérature,quis'inscriventdanscetteperspectiveetquiresserrentlelienétabliparlesécrivainsdel'Antiquitéentrelespaysagesetledéroulement de la guerre82. L'enlèvement d'Europe, l'installation du camp desDanéenssur lesbordsduTibreet leurdébarquement, lesarmesà lamain, faceauxcompagnonsdeTulmusensontlesplusévidentsexemples.Lemonstresurgidelamers'apprêtantàdévorersaproiedansl'AndromèdedeCorneille83,lerécitdeThéramène,quiretracelemalheureuxdestind'Hippolyte,s'inscriventeuxaussidansunelonguechaînedeponcifs.Limesindécisparoùrisquedesetrouerlafragilebarrièrequigarantitlapaix

harmonieuseduséjourlaborieuxetfécond,telsedessinebiensouventlerivageantique lorsqu'il est évoqué à l'époque moderne. Cette image se trouve alorsconfortée par le souvenir des nombreux fléaux venus de lamer depuis le hautMoyen Age84. Les traces des invasions normandes et sarrasines, l'itinéraire

maritime de la peste noire, puis lesméfaits des pirates, sans oublier ceux desnaufrageurs, des contrebandiers et des bandits des grèvesmarquent alors d'uneempreinte néfaste l'image du littoral ; en attendant que les grandes guerresmaritimesdelafinduXVIIeetduXVIIIesièclenefassentsehérisserlescôtesdelaManche d'une double ceinture de pierre. Pour le voyageur du XVIIIe siècle,l'appréciationd'unrivage,d'uneradeoud'unportpasserad'abordparlamesuredeleursdéfenses.Auxyeuxdel'étranger,lerivageestaussilelieudeladécouverteanxieusede

lasurprenanteréalitédesêtresquilepeuplent;lethéâtredangereuxsurlequelvase résoudre l'hésitation entre les plaisirs de l'hospitalité et la bestialité desmonstres;entrel'apparitiondeNausicaaetl'irruptionduPolyphème.A l'aube duXVIIIe siècle, Daniel de Foe synthétise et réaménage ces images

néfastesdurivage.L'îledeRobinsonprésentetouslescaractèresdel'Edenaprèslafaute:lebonheursereins'ydessineàconditionquel'hommeneménagepassasueur, qu'il organise le temps, qu'il gèreminutieusement son labeur. Au fil despages, le roman, on le sait, dans une perspective prométhéenne, récapitulesymboliquement les étapes de la civilisation : la cueillette et la pêche,l'agriculture, l'élevage.MaiscetÉdensesitueà l'intérieurdes terres,aumilieudesprairiesetdesbosquets.L'individusolitaireydisposed'unesériederefugesemboîtés qui débouchent sur le souterrain, ultime sauvegarde de l'intimitémenacée.Laplagen'esticiquelethéâtredescatastrophesdontelleconservelatrace:le

navireestvenus'éventrersurlesrécifscôtiers;c'estsurlagrèvequesesdébris–utiles–ontétérejetés.Surtout,lesableportel'empreintedesforcessauvagesetmenaçantes,symbolesdudésir.C'estlàquelesanthropophagesselivrentàleursorgiessousl'œilfascinédeRobinson,voyeurmenacéparl'animalitédelaliessecollective.C'estdurivagequesourdlamenacecontrelerefugematricielquelehéros s'est amoureusement construit ; c'est par la mer que les bandits mutinésferontirruption,euxaussi.Surlesablequiportelatracedecesincursionsetsurlequelilaobservélessauvagesenleurnudité,Robinsonnes'attardepas; ilnejoue pas ; il ne se baigne pas ; sa seule intervention téméraire sera de séparerVendredidugroupedessauvages,deluiconférerainsiuneidentitépourenfaireuncompagnonetinaugurerunerelationquifleurel'homosexualité85.Dans ce roman fondateur de toutes les robinsonnades, sur lesquelles

continueront longtemps de peser l'appréciation négative du rivage, on entendl'écho des récits des navigateurs qui, depuis la fin du XVe siècle, dilatent laconnaissancedelaplanète.L'imagedusauvagevientallongerl'antiquecataloguedesmenacesdelameretdesesrivages.

Lesreprésentationsdel'océanetdesescôtessubissentàl'évidencel'influencedes pratiques de la navigationmoderne ; mais il convient, à ce propos, de segarderdel'exagération.Jusquevers1770toutaumoins,lessouvenirspuisésdansla littérature antique et dans la lecture de la Bible pèsent plus lourd surl'imaginaire que les récits de voyages exotiques. Il suffit d'ailleurs, pour lecomprendre, de songer au nombre d'heures vouées par un individu cultivé auxlectures édifiantes et aux ouvrages grecs et surtout latins ; elles l'emportent debeaucoup en nombre sur celles qu'il lui est alors possible de consacrer à deslivresdevoyagedont l'apport se trouveparailleurs intégréàdesschèmesplusanciens, puissamment enracinés. Paradoxalement, l'histoire des gens de mer etcelle de la navigation, aussi prestigieuses soient-elles, ne constituent pas lameilleurevoied'accèsàlacompréhensionetàl'analysedesimagesdelameretdesesrivages;restequ'ellesdemeurentindispensables.L'effroyabledestindesnavigateursdestempsmodernessusciteuneabondante

littératurescientifique,médicale,quiconfortelesimagesnégativesdel'océan.J'ailonguementdécritailleurs86lafaçondontlebateausedessinealorscommelelieumaléfique par excellence. Entre ses flancs de bois humide s'additionnent lessourcesdelafermentationetdelaputréfaction;aufonddugouffrenoiretpuantdelacale,lasentineconcentretouslesmiasmes.Desnavires,pense-t-on,sourdtrès souvent l'infection, monte l'épidémie. Le vaisseau dans le port menace lasantédelaville.Surmer,ilpourritlesmatelots.Latraverséeimposelescorbut,maladie à portée symbolique qui fait se dissoudre la chair de ses victimes. Lacorruption des aliments embarqués, la découverte des maladies exotiquesachèventd'assimilerlenavireaupourrissoir.Lamerelle-mêmeputréfie.Lecaractèremalsaindesesexhalaisons constitue

l'unedesconvictions lesmieuxenracinéesde lamédecinenéo-hippocratiqueduXVIIeetduXVIIIe siècle.Leselqui, engrandequantité, endigue lacorruption, àpetitedose, l'accélère.Lesvapeursméphitiquesqui s'élèventde lamer rendentlescôtespuantes.Cetteodeurdesrivages,composéed'émanationsquelachimieduXVIIIesiècles'efforcerad'analyser,résultedupourrissementdesdépôtsmarins.Les varechs, les excréments, les débris organiques rejetés sur les plagescontribuent, pense-t-on, à engendrer le mauvais air qui, souvent, règne sur leslittoraux. Paradoxalement nous le verrons, ce dégoût de la plage malsaine etsurchaufféegranditalorsmêmequel'oncommencedemagnifierlasalubritédesgrèvesouvertesetventéesduseptentrion.Ajoutons que, bien avant le célèbre texte de Coleridge87, le fantasme, déjà

présent chezPythéas,de l'océancoagulé,de lamerépaisse, sinonpourrissante,

grouillantedecréaturesnéesde la corruption,qui entrave lamarchedubateau,trouveàsenourrirdanslesdescriptionsdelamerdesSargasses.Comment s'étonner dès lors de l'acuité du mal de mer ? Fléau qui semble

frapper tous ceux qui décident de voyager, à l'exception du capitaine et desmatelots.Onnesauraitanalyserlesimagesdelameretdesesrivagessanstenircompte de l'horreur de cemal.Les vertiges et l'odeur du vomissement ajoutentchezletouristesensibleaudégoûtinspiréparlemilieuphysiqueetlevoisinagedel'équipage.Lesystèmed'appréciationnedérivepasqueduregardetdubagageculturel ; il découle d'abord des expériences cénesthésiques, surtout lorsquecelles-ci s'imposent avec autant de force que les nausées provoquées par letangageetleroulis.Disons dès à présent, pour ne plus y revenir, que l'horreur du mal de mer,

soulignée dès le Moyen Age par les pèlerins en route pour la Terre Sainte88,sembles'êtreaccrueauXVIIIesiècle,notammentchezlesfemmes;cequiposeleproblèmede l'historicitédesexpériencescénesthésiques.Les« touristes»89 quiconfient leurs souvenirs de voyage ne jouissent sans doute plus de la force derésistancequiétait l'apanagedes infatigablesnavigateursdupassé.Lamodedel'âme sensible, le discours savant sur le rôle du diaphragme, l'ascension desvapeurs et des troubles psychologiques de la femme, décrits à plaisir par lesmédecins,l'accentuationdelacraintesuscitéeparlesexhalaisonsmiasmatiques,laconscienceaccruedesrisquessanitairesdelaproximitéputride,quiavive lasensibilitéauxodeurs,etsansdouteaussi lerégimepeu judicieuxconseilléauxvictimes,contribuentàexpliquerl'anxiétégrandissanteàl'idéedeprendrelamerainsiqueledégoûtcroissantprovoquéparlespectacledevomissementsrépétés.Montesquieuseplaintdu«maldemerépouvantable»qu'iléprouvaen1726,

entreGênesetPorto-Venere90.En1739,leprésidentdeBrossesquitteAntibes.Ils'embarquesurunefelouqueàdestinationdeGênes.«C'estàmongré,écrira-t-il,lamoindrepeinede lamerque levomissement ;cequ'ilyadeplusdifficileàsupporterestl'abattementdel'esprit,telquel'onnedaigneraitpastournerlatêtepoursauversavie,etl'odeuraffreusequelamervousporteaunez»91.Débarquédans le petit trou de Speretti, il fuit le rivage : « j'avais conçu une si grandehorreurde lamerque jenepouvaismêmel'envisager».Cequine l'empêcherapasdelaconsidéreravecplaisirquelquesjoursplustard,partempscalme,avantdelatraiterànouveau«d'impertinente»etde«malignebête»92.Lesvoyageursdudébutdusièclesuivantseplaisent,euxaussi,àévoquerune

torturequi revêtunevaleur initiatique.AdolpheBlanqui s'étonneque lemaldemer n'ait pas été inscrit par les Anciens sur le catalogue des souffranceshumaines;cequisuggère,selonlui,unemutationdelasensibilité:«C'enestun(mal)sérieuxpournous,quinesommespasaussisimplesquenospères,etilfaut

lecompterpourbeaucoupdansl'histoiredestribulationsduvoyageur.Eneffet,àpeinelaterreéchappeauxregards,quelajoieetlemouvementdisparaissentsurlepaquebot;touteslesconversationssontbrusquementinterrompues;lesfiguresles plus fraîches se décolorent tout à coup, et prennent une teinte verdâtre etlivide. On voit souvent les femmes étendues sur le pont dans un état completd'accablement, insensibles à tout ce qui se passe autour d'elles [...] Chacunsemble se renfermer en soi-même93 » ; il faut dire qu'à cette époque de lanaissancedelanavigationàvapeur(1824),lafuméeducharbonajouteencoreàl'incommodité.Chezleromantiquesensible, l'expériencepeut tourneraudrame;ballottépar

lesvaguestempétueusesquibattentlesrivagesdel'Écosse,lemarquisdeCustinecroit sa dernière heure arrivée ; malgré son immense désir de visiter lesHébrides,illuifaudrarenonceretrevenirparunerouteterrestre94.Arrêtonslàcetroprapidecataloguedesimagesrépulsivesdelameretdeses

côtes;elless'enracinentdansunsystèmedereprésentationsantérieuràlamontéedudésirdesrivages.DèsleXVIIesiècletoutefoislerenversements'inaugurequiallait autoriser le nouveau regard. Entre 1660 et 1675, lesmystères de l'océans'estompent grâce aux progrès réalisés, en Angleterre, par l'océanographie95.Durant le même temps, s'opère le retrait de Satan de l'histoire mentale del'Occident96. Surtout, après l'éphémère attention portée par un groupe de poètesbaroquesàlaféeriemarine,troisphénomènespréparent,dèslors,lamutationdusystème d'appréciation : les chants idylliques des prophètes de la théologienaturelle, l'exaltation des rivages féconds de la Hollande, bénie de Dieu et lamodeduvoyageclassiquesurlesbordslumineuxdelabaiedeNaples.

1Pourplusdeprécision,voirles«considérationsdeméthode»,infra,pp.321-322.2Cf.infra,lesdéveloppementsconsacrésauxpoètesbaroques,àMoisantdeBrieux,àHenrideCampion

et,encequiconcernelebain,auxpratiquesméditerranéennes.3Concernantl'analogieetlessympathiessupposéesentrelemicrocosmeetlemacrocosmeduXVeauXVIIe

siècle, la bibliographie, depuis les travaux pionniers d'E. Cassirer, est abondante ; on se contentera de citerMichelFoucault,LesMotsetleschoses,Paris,Gallimard,1966,pp.32-57.4 Il s'agit ici, on l'aura compris, non de la vision de la mer chez les Hébreux mais de l'interprétation

dominanteàl'époqueclassique.PourleshommesdelaBible,eneffet, lemothébreuyâmdésignait toutà lafois ce que nous appelons mer (étendue d'eau salée) et les grandes étendues d'eau douce (lac, fleuvesimmenses) ; cf. Jean-Paul Dufour, « Étude lexicographique des paysages bibliques » in Lire le paysage,Pressesdel'universitédeSaint-Etienne,1984,pp.71sq.5Cf.lecommentairedeSébastienMunster,Cosmographiauniversalis,Bâle,1544,citéparPierredeLatil

etJeanRivoire,Alarecherchedumondemarin,Paris,Plon,1954,p.50.6Genèse,chap.I,verset2;Exode,chap.XX,11.7LescontemporainsseréfèrentfréquemmentàcetteinjonctiondesPèresdel'Église;notammentlepère

DominiqueBouhours,Lesentretiensd'Aristeetd'Eugène,Amsterdam,1671,p.24;lepèrejésuiteGeorgesFournier,Hydrographiecontenant la théorieet lapratiquede toutes lespartiesde lanavigation, Jean

Dupuis, Paris, 2e édition, 1667 (reprint, Grenoble, 1973, avec des commentaires de Jean Boudriot, René-CharlesDuvaletautres.Lapremièreéditiondatede1643),p.339.Asonavis,lesphénomènesde lamaréeresterontàjamaismystérieux«jusqu'àcequenousayons lebonheurd'êtreauciel».JeanAlbertFabricius,Théologie de l'eau ou essai sur la bonté, la sagesse et la puissance de Dieu manifestées dans lacréationdel'eau,traduitdel'allemand,LaHaye,1741,seréfèreàceproposaupsaumeXXXVI-v7:«Tesjugementssontungrandabyme»etrappellequeDieudemandeàJob(LivredeJob,chap.XXXVIII,v.16):«Es-tuvenujusqu'auxgouffresdelamer,ett'es-tupromenédanslefonddesabîmes?»8DansleparadisdeMilton,l'océanrongesonfrein.9 A ce propos, l'ouvrage de Keith Thomas,Man and the Natural World. A History of the Modern

Sensibility.NewYork,PantheonBooks,1983,constitueuneexcellentemiseaupoint.10 Ce qui conduit à évoquer dès à présent la distinction opérée par les Grecs entre les paysages de

l'Œkoumène et les paysages de l'absolu. Alors que l'image du jardin s'organise selon la triade de Dumézil(ordredivin:paradis,pouvoirsouverain:jardinprincier,masselaborieuse:jardinproductif),ledésert,lahautemontagneinaccessible,et,dansunemoindremesure,laforêt,lemaraisetlelacneconstituentpasdesséjourspourl'homme;ilenestdemêmedelamerd'où,certes,lavieestsortiemaisqui,parsescolères,sesdéluges,estpermanentemenaced'engloutissement.Cf.JacquesBethemont,«Élémentpourundialogue:géographieetanalysedupaysage»,inLirelePaysage,Colloquecité,pp.102sq.11Ainsi,ThomasBurnet(TheTheoryoftheEarth,London,1684)etWilliamWhiston(ANewTheoryof

theEarth,London,1708),penchentpourlesfontainesduciel.12Sansoublierl'évocationd'AntoineCarrache.13A ce propos, Françoise Joukovsky,Paysages de laRenaissance, Paris, P.U.F., 1974, pp. 106-108 et

YvonneBellenger,«LespaysagesdelaCréationdanslaSepmainededuBartas»,inPaysagesbaroquesetpaysages romantiques,Cahiers de l'association internationale des études françaises, n° 29,mai 1977,p.16.14 Dont Roy Porter (The Making of Geology. Earth Science in Britain, 1660-1815. Cambridge

UniversityPress,1977,pp.83sq.),avecraison,soulignel'importanceetlesdébatsqu'ellesontsuscités.Pourbien estimer leur importance, il suffit de considérer le soin avec lequel Buffon s'emploiera à réfuter cesthéories.RoyPorterdécritenoutrefortbienlesimplicationsreligieuses,morales,esthétiquesdesdébatsinduitspar le déluge. Nous renvoyons à ce livre et aux ouvrages qui traitent spécialement de ce sujet le lecteurdésireuxdeconnaître les causesde la catastropheavancéespar chacundeces savants,qui interprètentLaGenèse à leur manière. Ajoutons pour en terminer que la notion de déluge, laïcisée sous le terme de«révolutionduglobe»,suggéréeparLeibnizen1683danssaProtogea,s'imposeracommeundesconceptsmajeursdel'histoiredelagéologie.(Acepropos,JeanEhrard,L'idéedeNatureenFrancedanslapremièremoitiéduXVIIIesiècle,Paris,ÉcolePratiquedesHautesEtudes,1963,t.I,p.202.)15L'ouvrageestparuenlatinen1681,nouscitonsicil'éditionanglaisede1684,chap.V,pp.51et67.16Ibid.,p.128.17 Ibid., p. 132. En France, le poète Louis Racine (LaReligion, Paris, J.B. Coignard, 1742, chant III,

p.136),évoqueralacatastrophedanslamêmeperspective:

«LeCieldéfigural'objetdenotreamour.Laterreparcecoupjusqu'aucentreébranlée,Hideusequelquefois,ettoujoursdésolée,Vitsursonseinflétrilescaverness'ouvrir,Desmontagnesdesableencentlieuxlacouvrirent...»

18Lathéorieéchafaudéeen1695parWoodwardmarquelagenèsedeladoctrineneptunienne;elleexerçaune énorme influence sur la pensée géologique, mais l'auteur présente de la mer une vision qui portel'empreintedelathéologienaturelle;ilconviendrad'yrevenir.19L'Arche,instrumentetsymboledusalut,imageprimordialedelanavigation,constitueunsujetsérieuxde

réflexion. En 1643, le père jésuite Fournier lui consacre deux chapitres de son Hydrographie ; le pèreAthanase Kircher écrit dans sa vieillesse (1675) une fascinante somme au sein de laquelle la biologie etl'architecturesemêlentàlasciencedel'aménagementsanitairedulogementetàl'artdelagestiondomestique.Il retrace les cent années de labeur exigées par la préparation de l'ouvrage, décrit le choix des bois et des

bitumes, l'installation des forges et des chantiers, l'observation préalable des mœurs des animaux ; puis ilprésente l'architecture,chargéedesymboles,d'unbâtimentà troisétages ; ilexposel'aménagement intérieurimposé par la promiscuité ; il justifie la survie des passagers par l'installation d'un système sanitaire deventilation. Le livre qui reflète toutes les anxiétés qui sous-tendent l'urbanisme de ce temps propose uneréponse à nombre de problèmes suscités par la lecture du texte mosaïque. Le père Kircher énumère lesanimaux retenus par Noé ; ce qui impose d'opérer un savant partage entre les espèces primitives et lesespèces issues de la fermentation et de la corruption qu'il n'était point nécessaire d'abriter ; ce qui supposeaussidebiendistinguer lesespèces réellesdesespèces fabuleuses.L'auteurexpose lamanièredontontétérassemblées les réserves de viande et de fromage, les barriques d'eau douce et le biscuit imposés par unenavigation de quarante jours. Il décrit les abreuvoirs et les bassins des amphibies ainsi que les appareils,crèches,cagesdiversesdestinésàassurer lacoexistencepacifiquedespassagers ;sansoublier lesréservesde semences et de plantes, les outils et les vêtements nécessaires à la reconstitution de l'agriculture, aulendemaindel'assèchement.Nous avons peine à croire que des problèmes aussi ténus que l'origine du rameau d'olivier et que

l'emplacementdelaseulefenêtredel'archespécifiéeparletextesacréaientpunourrirlapolémique,aumêmetitreque l'extensionde la catastropheouque ledevenir des eaux aumomentdu reflux. Il en fut cependantainsi.La réflexion théoriquedébouchamêmesur la tentationde l'expérimentation : audébutduXVIIe siècle,assureAlexanderCattcott(ATreatiseontheDeluge,rééd.London,1768,p.39),PeterJansen,unmarchandallemandménoniste, voulut se faire construireunnavirede centvingtpiedsde long,devingtde large etdedouzedeprofondeurselonlemodèledel'archedeNoé.20Op.cit.,p.33.Ilselivre,luiaussi,àuncalculdesprovisionsnécessairesàchaqueespèceanimale.21Acepropos,RoyPorter,op.cit.,notamment,pp.164-165et197-198.22GeologicalEssays,London,1799,pp.54-87.23Leshistoriensdelagéologie,attentifsauxconséquencesattribuéesaudélugesur lastructureduglobe,

négligenttropsouventlesconséquencespersistantesquiluisontalorsattribuéessurlacompositiondel'air.24 A propos de la montagne, on se reportera au livre classique deMarjorie Hope Nicolson,Mountain

Gloom and Mountain Glory : The Development of the Aesthetics of the Infinite. Ithaca, New York,CornellUniversityPress,1959,ainsiqu'aulivrerécentdePhilippeJoutard,L'InventionduMont-Blanc,Paris,Gallimard,1986.25Cf.KeithThomas,op.cit.,p.259.26Conviction exprimée par le poète Jean-AntoineRoucher qui joua un grand rôle dans l'ascension de la

poésiedescriptiveenFranceetquiconsidère la tempêteelle-mêmecommeunvestigedudéluge(LesMois,Paris,1779,t.I,p.88et,encequiconcernelamagnifiquedescriptiondudéluge,t.II,pp.209-210).L'auteurqui assure n'avoir jamais vu lamer autrement que dans les livres, s'inspire d'ouvrages scientifiques.Notonsqu'à sonpropos,EdouardGuitton (interventionauColloquedeBrest,Lamerau siècledesEncyclopédies,Brest,17-20sept.1984),s'interrogesurlasignificationprécisedel'expression«voirlamer»auXVIIIesiècleetsedemandesiellenedésignepasprécisémentlamerentempête.27Cf.lespagesdeWilliamWhiston(op.cit.,pp.368sq.)oulesconvictionsdeLouisBourguet,analysées

parJeanEhrard,op.cit.,t.I,p.201.28 Cf. Jean Delumeau, La Peur en Occident, XIVe-XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1978, p. 37 et Alain

Cabantous, « Espace maritime et mentalités religieuses en France aux XVIIe et XVIIIe siècles »,Mentalities/'Mentalités,Hamilton,vol.1,n°1,1982,p.6.29Isaïe,XXVII,I.30C'est ce qui explique la localisation du pèlerinage duMont, appelé à un fastueux et symbolique destin

danslaFrancedeCharlesVII.Cf.ColetteBeaune.«LessanctuairesroyauxdeSaint-DenisàSaint-MicheletSaint-Léonard»inLesLieuxdeMémoire(DirectionPierreNora)Paris,Gallimard,1986,t.II,«Lanation»,vol.1,pp.75-80.31Cf. le textedeBenedeit, objet d'unepublication récente :Levoyagede saintBrandan, Paris, 10/18,

1984,texteétabliettraduitparIanShort,annotéparBrianMerrilees.32 Erich Pontoppidan, The Natural History of Norway, traduit du danois, London, 1755, chap. VIII,

concernant certains monstres marins, pp. 183 sq. Force est toutefois de reconnaître que l'ouvrage estfortementimprégnédesconvictionsquifondentlathéologienaturelle(cf.infra,pp.35sq.).

33Surcepoint,maisdansuneautreperspective,cf.GilbertDurand,Lesstructuresanthropologiquesdel'imaginaire,Paris,Bordas,1969,pp.103sq.34Acepropos,cf.JulesDouady,LaMeretlespoètesanglais,Paris,Hachette,1912,pp.73-74.35Ontrouvedanslemondearabe,notammentchezlepoèteMas'udi,desimagessymétriques;maisils'agit

d'untoutautreuniversmental.36GilbertDurand,op.cit.,p.243.37 A ce propos, Numa Broc, La géographie de la Renaissance (1420-1620), comité des travaux

historiquesetscientifiques,Paris,BibliothèqueNationale,1980.38Op.cit.,p.114.39En1756,MadameduBocageattribueauDémonledéchaînementdelatempêtedesaColombiade.40JeanDelumeau,op.cit.,p.40.41Encedomainetoutefoiss'imposelaprudence.Laprojectiondanslepassédelégendesrecueilliesparles

folkloristesduXIXe siècleauprèsdes populations littorales nécessite beaucoupde précaution. Il est en effetpérilleux de transposer à l'époque classique ces histoires de bateaux fantômes, d'enfer des marins, dechevaliers noirs et de lutins des grèves, visiblement tributaires d'une littérature populiste inspirée par leromantisme de la mer. Les ouvrages de Paul Sébillot mériteraient ainsi une analyse textuelle qui prennequelquepeusesdistancesàl'égarddel'anthropologie,quitiennecomptedel'histoirelittéraireetcessedenierimplicitementlacirculationsocialedesobjetsculturels.42Op.cit.,pp.37-38.43AlainCabantous,art.cité,p.9.44 Cf. A. Mandouze, « Présence de la mer et ambivalence de la Méditerranée dans la conscience

chrétienneetlesrelationsecclésialesàl'époquepatristique»,inL'Hommeméditerranéenetlamer.ActesduTroisièmeCongrèsinternationald'étudesdesculturesdelaMéditerranéeoccidentale.Jerba,avril1981.Tunis,éditionsSalammbô,1985,pp.509-511.45FrançoiseJoukovsky,op.cit.,p.114.46JacquesdeBilly,citéparFrançoiseJoukovsky,op.cit.,p.115,ainsiquelescitationsquisuiventpp.113-

114.47E.Gombrich,«Lesformesenmouvementdel'eauetdel'airdanslescarnetsdeLéonarddeVinci»,in

L'Écologiedesimages,Paris,Flammarion,1983,pp.177sq.48 Cf. George Shepard Keyes, Cornelis Vroom, Marine and Landscape Artist. Utrecht, 1975, t. I,

pp. 26 sq. à propos des marines de Breughel. Sur ce sujet, voir notamment J. Richard Judson, « MarineSymbolsofSalvationinthe16thCentury»,inEssaysinMemoryofKarlLehmann,1964,pp.136sq.49Cf.infra,pp.214-215.50Chezlescatholiquesdugrandsiècle,ladiffusiondestechniquesdelaméditationignatiennequimisesur

le travail quotidien et la discipline de l'imagination banalise la « composition de lieu ».Cet exercice spirituelconsisteàfairel'effortdesereprésenterconcrètement,àpartirdel'expériencesensorielle,lespaysagesetlesscènessurlesquelss'appuielaméditation.Ilvadesoiquel'imagedesrivagespouvaitàl'occasionentrerdansces compositions mentales dont le but était de spiritualiser les sens. A ce propos, Alain Guillermou, SaintIgnacedeLoyolaetlaCompagniedeJésus,Paris,LeSeuil,1960,notamment,pp.84-85.51C'estlecasdansl'ouvragecitédupèreFournier,p.676.Enrevanche,lamern'estpasproposéecomme

lieuduPurgatoire.L'infernalisationdecetespaceafflictif,quel'onsituedanslesprofondeurs,imposel'imagedu feu ou, lorsqu'il s'agit d'un fleuve, celle d'une eau bouillante. Cf. Jacques Le Goff, La Naissance duPurgatoire,Paris,Gallimard,1981.52AlanAnsen,TheEnchafedFlood,or theRomantic Iconographyof theSea,UniversityofVirginia,

1950,p.12.53KeithThomas (op.cit., pp. 264-265) souligne avec raison combien la sensibilité était alors hautement

littéraire, il considère, à titre d'exemple, que sans se référer à Horace et à Virgile, il est impossible decomprendrelejardinanglais.54Françoise Joukovsky,op.cit., p. 27.L'auteur cite quelques heureuses exceptions tirées de l'œuvre de

RémiBelleauetdupremierlivredelaFranciadedePierredeRonsard.Notonsquecesécrivainsévoquentmoinssouventencore l'OcéandesGrecs,sansorigineetsansfin, fleuvecirculaireentourant ledisqueàpeuprèsplatdelaterre.(Surcettefigure,cf.Jean-PierreVernant,MytheetpenséechezlesGrecs.Étudesde

psychologiehistorique.Paris,Maspero,1971, t. I,pp.192sq.)OkeanospourHomèreestoriginede toutechose;ilenveloppel'universdontilconstitueleslimitessansêtrelimitéouenveloppéparrien.55 A ce propos, sur la cohérence du système d'appréciation de la nature par les pèlerins et sur leur

détestationduspectacledelameragitée,ChristianeDeluz,«Sentimentde lanaturedansquelquesrécitsdepèlerinage du XIVe siècle », Actes du 102e Congrès des sociétés savantes, Limoges 1977, section dephilologie et d'histoire, t. III, notamment p. 75 et surtout, « Pèlerins et voyageurs face à la mer.XIIe-XVIe

siècles»,inHenriDuboisetautres,HorizonsmarinsetitinérairesspirituelsVe-XVIIIesiècles.Paris,Publ.delaSorbonne,1987,t.II,pp.277-288.56Surcepoint,cf.l'ouvrageancienmaistrèsdocumentéd'EugènedeSaint-Denis,LeRôledelamerdans

lapoésielatine,Lyon,Bosc,1935.57Atitred'exemplesd'auteurs inspiréspar lemodèlede la tempêtevirgilienne :Dulard,Lagrandeurde

Dieudanslesmerveillesdelanature,Paris,1749,chantII,pp.35-36.Fénelon,lesaventuresdeTélémaque,Paris,Garnier,1968,p.127.Crébillon,Électre,acte2,scène1(récitdeTydée),Paris,Ribou,1709,p.18.Delagrange,Alceste,acte2,scène1(récitd'Hercale),Paris,Ribou,1704,pp.16-17.Voltaire,LaHenriade,chantI.58AproposdelatempêtechezThomsonetdel'influenceduPsalmisteetdecelledeVirgilecombinées,cf.

Maurice Pla, Les Saisons de James Thomson (1700-1748). Étude générique de la Géorgique. ThèseuniversitédeToulouseII,1978,passim,notamment,pp.478sq.59MoniqueBrosse,LalittératuredelamerenFrance,enGrande-BretagneetauxÉtats-Unis(1829-

1870). Thèse, Paris, 1978 etUniversité de Lille III, 1983, t. I, pp. 294-295 ; concernant le protocole de latempête.60Longsdéveloppements surce sujetdans l'ouvragecitédeE.deSaint-Denis,pp.285sq.Cetouvrage,

richederéférences,estmalheureusementgâtéparl'anachronismepsychologiquedanslequelsombrel'auteur.61 Resterait à mesurer l'influence exercée par Lucrèce sur les représentations de la mer à l'époque

classique.Cette tâchedéborde, pour l'heure, notrepropos.Lepeintre de l'immensitémouvantedes eauxnepouvaittrouverunéchoaussiconsidérablequ'Horace,contempteurdelamonotoniedelamer,enuntempsoùle codeesthétiquedominantpoussait à refuserd'apprécier levaste, l'illimité, la surface infinie sur laquelle leregardseperd.Delamêmefaçon,lalittérature,descriptivecettefoisplutôtquesymbolique,consacréeàpartirdelafinduIersiècleaprèsJésus-Christ,àl'océandémesuré(cf.AgnèsPaulian,«Paysagesocéaniquesdansla littérature latine »,Caesarodunum, n° 13, 1978, Actes du colloque « Archéologie du paysage », Paris,E.N.S., mai 1977 pp. 23 sq.) ne semble guère avoir inspiré les auteurs des Temps Modernes. Nousretrouveronsl'influencedeLucrèceetcelledeLucainquandseseraimposéelavisionsublimepuisromantiquedelamer.62Ainsi,lepèreBouhoursl'affirmed'unefaçonpéremptoire,op.cit.,p.11.63Acepropos,sereporteràl'ouvragefondamentaldeMargaretDeacon,ScientistsandtheSea.1650-

1900.AStudyofMarineScience.AcademicPress,London,NewYork,1971,p.31.64 Problème qu'Albert le Grand avait résolu par le recours à une hypothèse providentialiste : Dieu a

miraculeusementdécouvertunepartiedesterrespouryinstallerl'hommeetlesanimaux,cf.NumaBroc,op.cit.,p.68.65Développementsdansl'ouvragecitédeMargaretDeacon,pp.5sq.66 Nombre de gravures du XVIe siècle représentent ces lieux horribles. Le père Foumier les évoque

longuementdanssonHydrographie,op.cit.,pp.341sq.67Atitred'exemple,aSubmarineVoyagedeThomasHeyrick,1691.68Surl'assignationdeslieux,leslimitesquiséparentlecosmosduchaos, lesacrédel'impur, lecivilisédu

sauvage dans la culture antique et sur la laïcisation, la neutralisation, l'indifférence nouvelles des lieux àl'époquemoderne,voirlesréflexionsdeFrançoisePaul-LévyetMarionSégaudinAnthropologiedel'espace,Paris, centrePompidou, 1983, pp. 9 sq.Notonsque lamer, enparticulier pour les peuples des archipels, neconstituepastoujoursunelimite.69Strabon,II,5,17citéparPaulPedech,«lepaysagemarindanslagéographiegrecque».Caesarodunum,

n°13,1978,actesducolloquecitéArchéologiedupaysage,pp.30-40.

70Cf.O.A.W.Dilke,«Graeco-romanPerceptionoftheMediterranean»,inL'Hommeméditerranéenetlamer,colloquecité,p.54.71PaulPédech,art.cité. Sur la naturepoétiquede cetteœuvre, voirPaulSchmitt «Avienus et le golfe

Tartessien »,Caesarodunum, colloque cité, pp. 217 sq. Il convient toutefois de se garder d'oublier que lagéographie antique relève, pour une large part, de la fiction et de l'imagination et que l'emblématique pèselourdementsurladescriprion,alorsmêmeques'accomplitl'inscriptiondesmythesdansl'espace;cedontleshumanistesdesTempsmodernesétaientconscients(surcetaspect,cf.ChristianJacobetFranckLestringant,Artsetlégendesd'espaces,Pressesdel'E.N.S.,Paris,1981).Ilconvientenoutredetenircompteàproposdudiscoursconcernantlelittoraldanslagéographieantique:1)delaperpétuationdesstéréotypesdescriptifs,2)del'éparpillementdelaperceptiondel'environnementspatialquicaractériselesdescriptionsdepaysage,pourautantquecettenotionaitalorsunsens,3)descontraintesdelatraductiondelaperceptionendiscours,4)del'effet recherché sur le public et de l'équilibre qui s'instaure entre lamimesis et laphantasia (cf. ChristianJacob,«Logiquesdupaysagedanslestextesgéographiquesgrecs.Quelquespropositionsméthodologiques»,inLirelePaysage,colloquecité,pp.159sq.).72Op.cit.,p.493.L'effortdegravirlesrochersafind'adopteruneattitudespectatorialeintroduiticiàun

autresystèmed'appréciation.73Phèdre,I,3.74Fénelon,op.cit., cf. naufrage deTélémaque (p. 66), adieux deTélémaque à Tyr (p. 118), adieux de

Philoctète aux rivages de son île déserte (p. 341) ; plaintes de Calypso sur le rivage (p. 65), plaintes dePhiloctètesurlerivage(p.332);audépartdePhiloclès,Protésilasseroulesurlesabledelaplage(p.317).75Cf.RaymondBloch,«Lesdieuxdelamerdansl'Antiquitéclassique»,inL'Hommeméditerranéenetla

mer,colloquecité,pp.439-440.76TraduitparPierredeLatiletJeanRivoire,op.cit.,p.16.77LepèreFournierlerappelledanssonHydrographie,op.cit.,p.348.78CitéparAgnèsPaulian,art.cité,p.28.79PèreBouhours,op.cit.,pp.16sq.PèreFournier,op.cit.,p.341.80SurlesNéréidesdeDiaper,MichèleS.Plaisant,Lasensibilitédanslapoésieanglaiseaudébutdu

XVIIIesiècle.Évolutionet transformation, thèse, Paris IV, 1974,Lille III, 1974, t. II, p. 519.C'est ici qu'ilconvient d'évoquer la vision animale du globe issue des Pythagoriciens, relayée par les Platoniciens et lesStoïciens.Démocrite,poursapart,voyaitdanslatempêtelerésultatd'unefièvredel'animalterrestre.«Danslesprofondeursdelamersontenquelquesortelesnarinesdumonde,écritauIIIesièclelegéographeSolin;par leur respiration, elles enflent tantôt lesmers et tantôt les abaissent. » Cité par Pierre de Latil et JeanRivoire, op. cit., p. 27. Auparavant, PomponiusMela, géographe de l'époque claudienne, ne savait s'il fautattribuer lesmarées à l'influence de la lune, à cette respiration animale ou bien encore à la circulation quis'opèreautraversdescavernescreuséessouslaprofondeurdesflots.CesthéoriessontbienconnuesduXVIIesiècle (cf. Roy Porter, op. cit., pp. 70-71) ; associées aux idées de Paracelse, présentes dans l'œuvre deKircher, elles se rattachent aux courants alchimistes, hermétiques etmystiques ; elles se révèlent alors trèsprégnantes avant d'être battues en brèche à la fin du siècle. En France, le père Fournier les évoquelonguement,ainsiquelepèreBouhours;lepèreBrancastiendraencoreàlesexposerdanssonExplication...81Cf.ChristianJacob,art.cité,p.165.82Surlanatureentantqu'élémentstratégique,supportducombat,surlepaysage-proiedanslecadred'une

guerreconçueparlesAncienscommeuneprédation,voirClairePréaux,SimonByl,GeorgesNachtergael,LePaysagegrec,Bruxelles,1979,pp.16-17.83 Thème banal de la poésie du début duXVIIe siècle français ; de LaMort d'Hippolyte de Tristan à

l'Andromède de Saint-Amant, cf. Jean-Pierre Chauveau, « La Mer et l'imagination des poètes au XVIIe

siècle»;XVIIesiècle,1970,n°86-87,pp.107-134.84JeanDelumeau,op.cit.,p.31.85Cependant, il a fallu que le héros effectue parmer le tour de son île afin de prendre symboliquement

possession de son territoire. A ce propos, Abraham Moles, Elisabeth Rohmer, Labyrinthes du vécu.L'espace :matière d'actions. Paris. Librairie desMéridiens, 1982, chap. 3. «Nissonologie ou science desîles»,pp.55-57(surlamaîtriseducontour).

86AlainCorbin,LeMiasmeetlaJonquille,Paris,Aubier,1982,pp.56-57.87TheRimeoftheAncientMariner.88Cf.C.Deluz,art.cité,«Pèlerinsetvoyageurs...»89Nous entendons par là les voyageurs qui parcourent l'Europe selon lemodèle du «GrandTour » des

Anglo-Saxons.90Œuvrescomplètes,Paris,Nagel,1950,t.II,p.1061.91PrésidentdeBrosses,Journalduvoyageen Italie.Lettres familières,Grenoble,Roissard,1972, t. I,

p.41,ainsiquelacitationsuivante.92 Ibid., p. 255. Trente-neuf ans plus tard (1778), Brissot qui s'embarque à Boulogne pour l'Angleterre

déploresonincapacitéàrésisteraufléau.«Jemedéfendisdumaldemer,écrit-il,lepluslongtempsqu'ilmefutpossible,enrespirantdessels,nemangeantpoint,metenanttoujourssurlepont»:MémoiresdeBrissot...publiésparsonfils.Paris,Ladvocat,1830,t.I,p.297.En 1789, la traversée accomplie parMeister revêt l'apparence d'une véritable agonie qui durera près de

douzeheures:JakobMeister,SouvenirsdemesvoyagesenAngleterre.Zurich,1775,p.2.93 Adolphe Blanqui,Voyage d'un jeune Français en Angleterre et en Ecosse. Paris, Dondey-Dupré,

1824,pp.2-3.94AstolphedeCustine,MémoiresetvoyagesouLettresécritesàdiversesépoques. Paris,A.Vezard,

1830.Récitconcernantle28août1822,t.II,pp.297sq.95 Margaret Deacon (op. cit., pp. 74-172) souligne avec vigueur l'importance de cette période durant

laquellel'océanographieaccomplitunremarquableprogrès,grâcenotammentàl'impulsiondonnéeparlaRoyalSocietydurant lesannées1661et1662.Ce«pic»desannées1660-1675estsuivid'undéclin (1675-1700),lequelserainterrompuparleréveildelascienceocéanographiqueauXVIIIesiècle.96Immensesujet,fortbienétudiéparRobertMandrouetRobertMuchembled.

CHAPITREII

LESFIGURESINITIALESDEL'ADMIRATION

A–Féeriedumiroiraquatiqueetlieudesgrandescertitudes.Ilseraiterronédepenserqu'unetotalecécité,qu'uneinsensibilitégénéraleàla

natureontprécédélagenèseducomplexesystèmed'appréciationquis'élaboreausiècledesLumières.Maislesmodalitésdelalecturedupaysage,lesformesdudésiretduplaisirquecelui-cisusciteavant1720seplientàunerhétorique,àuneconfigurationdessentimentsenaccordavecl'épistémèclassique.A l'aube du XVIIe siècle, un groupe de poètes français, souvent qualifiés de

baroques,disentlajoiequeprocurelaprésencesurlerivage.Théophile,TristanetsurtoutSaint-Amant1,habituédèsl'enfanceauparcoursdulittoralcauchois,ontcélébréleplaisirdesepostersurlafalaise,d'arpenterlesgrèves,decontemplerlesvariationsdelamer.Celle-cinefournitpasseulementàcespoètesl'occasiond'évoquerparmétaphoresledestindel'hommeconfrontéauxforcesobscuresquiledéfient2oulesépreuvesinitiatiquesquedoiventtraverserlesamants3.Danslemaillagedesantiquesponcifsquiordonnentl'évocationdelatempêtevirgilienne,du cortège des divinités ou des ébats des Tritons, se dessinent des modalitésspécifiquesdejouissancedulieu.

«NulplaisirnemepeuttoucherForsceluydem'allercoucherSurlegazond'unefalaise,OùmondeuilselaissantcharmerMelaisserêveràmonaiseSurlamajestédelamer[...]»4.

Ainsis'exprimeTristan,habituédesplagesprochesdeLaRochelle.

Ceplaisirdurivages'accordeaugoûtdespoètesbaroquespourlemouvement;ilestentretenupar leurdésirde lasurprise.L'agitationperpétuelledeseaux, lemiroitementde la lumièresolairecomposentà leursyeuxunmilieuféerique,un« foyer perpétuel de créations imaginaires »5. L'incessante métamorphose, lamagie des reflets, la réfraction du milieu aérien par le miroir aquatique, quisuggèrelaréversibilitédel'univers6,comblentl'attented'individusaptesàsaisirdanslespectacledelanaturecequiposelemondecommeunjeud'illusions.En1628,Saint-Amantgoûtelescharmesdelaretraite.Délaissantlacampagne

rianteetlaprofondeurdesbois,ilélitpour«désert»lacôtesauvagedeBelle-Ile.Lespratiquesqu'ilévoquedansLeContemplateurentrentdansleritueldelaméditation ; la connaissance des Écritures ordonne ses émotions7. Saint-Amantdescend sur la plage contempler les étonnantes bornes entre lesquelles Dieu adécidéd'emprisonnerl'abîme.Ilvientlà,rêveraux«tristeseffetsdudéluge»etimagineavecterreurlamerdel'Apocalypsequi«bruslecommeeaudevie»8.Lagrandescèneduleverdesoleilsurlamer,qu'ilguettedebonmatin,rappellelaRésurrection,annonceleJugementetl'ÉlévationduJuste.Laréminiscenceantiquesecombineauximagesbibliques;àluiaussis'impose

lavisionvirgiliennedela«plaineliquide»;lesTritonss'ébattentsurleseindeThétis. Aux yeux de Saint-Amant, l'alternance du flux et du reflux symbolisel'inconnaissablequiapousséAristoteausuicideetpermisauxPèresdel'Églised'illustrer le mystère de la Création. La tempête qu'il perçoit du rivage doitbeaucoupàLucrèce.CommelesAnglaisadeptesdesruralsports*,Saint-Amantditaimerpêcherenbarqueetchasserlelapinsurlerivage.Ilavoueresterassisdes heures entières au sommet de la falaise, à contempler l'horizon marin, àécouter les goélands narguer le vide de leur étrange cri. Puis il descend sur lagrèvequ'ilarpente longuement ; lapromenadesertde tremplinàsaméditation;elleautoriselacollectedecoquillages.Lemiroirdeseauxcalmesetlesillusionsqu'ilprocure,laversatilitédel'océanlefascinent.Chez lui, pas de traces de l'horreur du spectacle de l'infini. A l'évidence, il

supportedecontemplerl'étendueillimitéedeseauxqui,leplussouvent,offusquele regard de ses contemporains. Déjà, il subit l'attrait des ruines féodales quibordent le rivage ; sa mélancolie se complaît à l'évocation des squelettes quihantent les souterrains. On comprend mieux dès lors que, traduit en anglaisen1716,sonœuvreaitpucontribueroutre-Manche,àl'émergencedel'esthétiquedusublime.Mais il s'agit là d'émotions rarements proclamées. Comme tout paysage

sensibleauXVIIesiècle,lamercontempléedurivage,noteJacquesThuillier,«nese traduitdans la littératurequepardebrefsmorceaux; il fautcouperet tailler

pour citer, et l'on revient nécessairement aux mêmes auteurs, aux mêmesstrophes»9.Ilest,durantlesecondtiersdusiècle,destémoignageséparsquidessinentun

systèmed'appréciationquelquepeudifférent.Leparcoursdesrivagesdelamers'intègre à un ensemble de pratiques de la nature qui répondent au plan de vied'une élite éprise de ressourcement. Pour des individus d'une grande exigencemorale, laretraiten'estpasdémissionmais, toutaucontraire,«mélancoliqueetlucide décision de l'âme de ne plus prétendre à imposer d'ordre sinon à elle-même, à l'écart d'un monde où elle a reconnu par expérience la présenceinvincible du mal »10 ; elle se situe au point d'articulation d'une conceptionstoïcienne de la vie morale et de la visée chrétienne qui incite à faire de laméditationsolitairelafigureterrestredelabéatitudecéleste.La retraiteque s'impose,dans l'îlede Jersey, lenormandHenrideCampion,

poursuivi en 1644 par les sbires deMazarin, répond à cemodèle. Il évoqueraen1654,danssesMémoires,lesgrandescertitudesalorsconquisessurlesbordsde lamer.Accueilli fortcivilementpar legouverneurCarteretetparsafemme,Campionconsacreuntiersdesontempsàlalecture,unautreàlaviesocialeetledernier, écrit-il, « à la promenade le long de la grève, ou dans les rocherssolitairesquienvironnaientmademeure,laquelletournéeverslamer,medonnaitlavuesurcevasteetchangeantélément.Jevoyais en repos la tempête comme labonace. Je trouvais en ce lieubelle

matière de penser à la fragilité des choses humaines, dont j'apprenais toujoursquelques effets ». « Je me fortifiai si bien dans ce sentiment (celui de laresponsabilité de son propre bonheur), que je passai sept mois dans ce lieusauvage,sansnulleinquiétudeniimpatienced'ensortir»11.Ilnes'agitpaslàd'uneméditationstrictementérémitique.Lagrèves'offreaussi

auplaisirdelaconversation;subtiléquilibreentrelaretraitesolitaireetlafouletumultueuse, celle-ci implique le choix de « quelques personnes particulières àqui l'onsecommuniquepouréviter l'ennuide la solitudeet l'accablementde lamultitude »12. Moisant de Brieux réussit ce même composé de méditation etd'amicalité choisie. L'homme de lettres caennais, habitué des salons précieux,aimeaussivivredanssademeuredeBernières13.Celle-cidonnedirectementsurlamer;sesamiss'enétonnentquiauraientmieuxcomprisdescroiséesouvertessurlesfraisbocages.MaisBrieuxasoinqu'aucunbosquetneleprivedelavuedu large. Comme Campion, il aime à songer « devant le vaste et changeantélément»,àsepromenerlonguementsurlaplage.Cetteexpériencedémontre,elleaussi,quel'émerveillementfaceauxrichesses

delamerdonttémoignerontàlafindusièclelesadeptesdelathéologienaturelle,a été précédé d'un autre système d'appréciation, lui-même distinct d'unmodèle

antérieurfondésurlesliensdelameretdurêve.L'attraitdureposqueprocurelaretraite,lapratiquedelaméditationetdelaconversation,larêveriefavoriséeparl'environnement14,certainesformesd'engagementducorps,lafascinationexercéepar les vibrations lumineuses du miroir aquatique composent une gamme dejouissances du lieu, sans que pour autant les témoins visent à dépeindre lespectacle de la nature comme sauront le faire, au début du siècle suivant, lesauteursdepoèmesloco-descriptifs.

B–Leréceptacledesdivinesmerveilles.Ici s'imposeun rapidedétour.Entre1690et1730,sedéploieenOccidentce

que, depuis le XVIIe siècle, on appelle en France la théologie naturelle et, enAngleterre,laphysico-théologie.Alorssedessineunefractureimprévueentrelessystèmes populaires d'appréciation de la nature et les conceptions de pieuxsavantsquiportentsurlemondeextérieurunregardnouveau.Lathéologienaturelle15assureeneffetune transition.Elleatteste l'effacement

de la vision d'un monde vivant et harmonieux, dessinée dans le Timée,systématiséeparAristoteet lesAlexandrins,exposéeà la finduXVe siècle parRaymonddeSebonde,vulgariséeparlesnéo-platoniciensdelaRenaissance.Cesystème impliquait la croyance en de mystérieuses correspondances entre lemondephysiqueetlemondespirituel,entrel'humainetledivin,entrel'homme–lemicrocosme–etl'univers,lemacrocosme.Constituéd'unréseaud'analogies,le monde extérieur n'apparaissait pas encore, avant tout, comme une énigme àrésoudre par l'observation ni comme un faisceau de forces à maîtriser par lesavoirscientifique.Ensamodernité,lathéologienaturellecessed'analyserl'hommeetl'universen

termes d'analogies ; elle constitue le monde extérieur en spectacle. Mais lesphysico-théologiens,malgrélescoupsportésàcetteconceptionparlesprogrèsdel'astronomieetl'hypothèsedelapluralitédesmondeshabités,parlarévélationdel'infinimentpetitetparladécouvertededésertsimmenses,demeurentfidèlesàlaconceptionanthropocentriquedel'univers.Cespieuxsavantsproposentunsensauspectacledelanatureetinterdisentdu

mêmecoupl'indifférenceàsonégard;ilsperçoiventlemondeextérieurcommeunereprésentationdonnéeparDieuàsacréaturelaplusparfaite;cequiexpliquel'importancealorsaccordéeau thèmeduparadisperdu,fascinantescène initialesurlaquelleleprojetdivinpouvaitsedéployerdanstoutesaperfection.La beauté de la nature atteste la puissance et la bonté du Créateur. Celui-ci

ordonne le spectacle, tout à la fois, par des lois qu'il a fixées dans son infinie

sagesseetpardesinterventionsimmédiatesdesaProvidence.LeDieu-horlogerdeDescartes,créateurdelaNaturepassivedeNewton,intervientdirectementparlemiraclequandillejugebon16.Depuis le déluge, la terre jouit d'une grande stabilité17.Sur le globe, chaque

créature répond au dessein de Dieu et chaque objet a sa fonction. Au dire deGuillaumeDerham, la terre actuelle est bien la plus belle, la plus agréable, laplus salutaire qui se puisse concevoir18. Le déluge, loin de n'avoir laissé qu'unchaotique amas de ruines, comme le pense Burnet, semble à Woodward unecatastrophe nécessaire à notre bonheur.Après dissolution de la terre primitive,sous les flots de l'océan diluvien,Dieu a refaçonné la terre et l'a adaptée à lanouvellefragilitéhumaine19.Les physico-théologiens repoussent l'idée d'un globe en déclin, dont le

délabrementprogressif révélerait lacorruptioninduitepar lafautedespremiershommes. « La terre, la mer et toute la nature, écrit pour sa part Woodward,resteront toujours dans l'état où elles sont à présent, sans vieillir ou tomber endécadence, sans se déranger, sans aucun désordre, sans que l'un empiète surl'autre,sansquelesrévolutionsetlessuccessionsdeschosessoientrenverséesouchangées »20. Seule la conflagration finale, longuement évoquée parWhiston21,viendradéfigurerlegloberedessinépourNoé.La terre actuelle se présente donc comme un livre rédigé par le Créateur à

l'intentiondel'homme.Dieuapourdessein,affirmeDerham,defaireadmirersesœuvres « par les Créatures raisonnables »22. « La Providence a rendu l'airinvisible,assurepoursapartl'abbéPluche,pournouspermettrelespectacledelanature»23.La théologie naturelle mise sur l'édification. L'homme doit se faire le pieux

lecteurdulivredeDieu.C'estpourqu'ilmagnifielapuissanceetlabontédivinesque le Créateur lui a conféré cinq sens. Les physico-théologiens prônentl'observationempirique;l'existencemêmedeDieugarantiteneffetl'intelligibilitéde son œuvre. Le Créateur apprécie le savant qui s'emploie à discerner lasignificationreligieusedel'économiedelanature.Une telle vision du monde suscite une démarche scientifique qui vise à

l'inventaire de la Création ; elle stimule cette entreprise de classification queLinné portera à son apogée. La systématique en effet révèle le plan de laCréation24, Un lien étroit s'instaure ainsi entre la patience du collectionneur, lacuriositédusavantetlapiétéduchrétien.Cette brève évocation permet de saisir l'une des motivations profondes du

voyage touristique : les élites sociales y cherchent désormais l'occasiond'éprouvercerapportnouveauàlanature;ellesytrouventleplaisirjusqu'alorsinconnudejouird'unenvironnementdevenuspectacle.Lathéologienaturelle,en

effet, implique une éducation de l'œi125. Elle impose aussi de faire del'observationdumondenaturel unhymne à la grandeur et à la bonté divines. Iln'estaucunedescréaturesdeDieuqui,àsamanière,nepubliesagloire;l'hommesedoitderecueillircefaisceaudelouangesetdeleporterauxpiedsduCréateur.Outre-Manche, la physico-théologie s'accorde au rituel de l'église anglicane

qu'ellevientpuissamment conforter26. L'office dumatin comprend un psaume etdes hymnes à la louange de Dieu. Les sanctuaires retentissent du Te DeumlaudamusetduBenediciteomniaoperaDominiqui louelesoleilet la lune, lamontagneetlescollines,laroséeetlegivre,magnifielabeautédesmersetdesfleuvesetmêmecelledesmonstresmarins.Lapoésiereligieuses'ouvrelargementauthèmedelaCréation27;lelyrismedestextessacrésquichantentlesmerveillesde la nature inspire la poésie profane. Une renaissance de l'hymne s'opère enprofondeurtandisquesedéploielaphysico-théologie.Cemodedesensibilitéconcernel'Occidenttoutentier.EnAngleterre,ilaété

préparé, entre 1640 et 1660, par la vogue aristocratique de la retraite à lacampagne,mythecompensateurpourdespropriétairesterriensqui,menacésdansleurpouvoir,semettentenquêtedesimagesduparadisavantlachuteoudel'âged'orévoquéparVirgile28.La religieuse sensibilitéau spectaclede lanaturen'estpasmoinsgrandeaux

Provinces-Unies qu'en Angleterre. En 1715, Nieuwentijdt rédige uneimpressionnantesommedethéologienaturelle.IlaentreprisderéfuterSpinozaetde«prouver ladivinitéde l'Écriture saintepar lesobjetsde laNature»29. Ceprojets'accordeaussiàlasensibilitédesmilieuxluthériensd'AllemagneduNord.Entre1715et1720,BrockesconçoitsonPlaisirterrestreenDieu;cethymneauCréateur,dontlepremiervolumeparaîten1721,necompterapasmoinsdecentmille vers. L'auteur y chante les plantes, les oiseaux, le ciel et les eaux desenvironsdeHambourg;ilcherchepartoutdanslaNaturelespreuvesdelabontédelaProvidence30.Lelivreconnaîtdansl'immédiatunsuccèsconsidérable,toutcommelatrèssavanteThéologiedel'eau,ouEssaisurlabonté,lasagesseetlapuissancedeDieumanifestéesparlacréationdel'eau,publiéen1734parJean-AlbertFabricius,professeurdeHambourg.EnFrance,lasensibiliténouvelles'enracinedanslespratiquesdel'humanisme

dévot31.Durantlesannées1650,lacontemplation,répétons-le,estàlamode;aulendemaindestroublesdelaFronde,montelegoûtdelasolitudedanslanature,etcequ'HenriBrémondqualifiede«sanctificationdupaysage»32;onattendquela beauté de l'environnement dispose les cœurs aux larmes, au repentir et à laconversion.AlirelepèreBouhoursoubienFénelon,ondiscernetrenteansplustardnombrede traitsqui traduisentcette religieusesensibilité.Celle-ciculminedansleSpectacledelaNaturepublié,de1732à1750,parlebonabbéPluche.

L'ouvrage, un des plus lus du XVIIIe siècle, constitue, comme celui deNieuwentijdt, une habile vulgarisation des plus récentes théories scientifiques,couléesdanslemouledelathéologienaturelle.Pourl'auteur, ilnes'agitpasdeprouverl'existenceduCréateur,leprojetseraitsuperflu;maisdejustifiertouslesattributs que la théologie lui prête. L'ouvrage aura une longue descendance ;en1749,Paul-AlexandreDulardpublieLaGrandeurdeDieudanslesmerveillesde la Nature. Ici comme en Angleterre, les poètes emboîtent le pas auxthéologiens;cependantquelecardinaldePolignacméditeplusdetrenteanssonAnti-Lucretius.La prise en compte de cette pieuse lecture du spectacle de la nature et de

l'harmonieusefiguredelaterrepostdiluviennes'imposeàquiveutbiensaisirlanouvellefaçond'apprécierlameretsesrivages,tellequ'ellesedessineàl'aubedu XVIIIe siècle. La théologie naturelle œuvre avec succès à l'effacement desimagesrépulsivesévoquéesd'entréedejeu.« Le Seigneur est admirable dans les eaux », proclame le psaume LII.A ce

propos toutefois, la beauté du spectacle le cède chez les physico-théologiens àl'admiration de la souveraine puissance du Créateur. Un glissement s'opère del'imageduDieuterrible,libérateurdescataractesduciel,aurassurantSouverainquiasuenchaînerl'océanetluiassignerdesbornes.Pasunauteurnenégligedeciter au moins un fragment des textes sacrés qui se réfèrent à cette évidentemanifestation du pouvoir divin. « Tu avais couvert la Terre de l'abîme commed'unvêtement,chantelePsalmiste33,etleseauxsetenaientsurlamontagne.Elless'enfuirentà tamenace[...].Tuleurasmisuneborne,ellesneretournerontpluscouvrir la terre » ; ou bien encore : « Dieu met les abîmes comme dans descelliers. » Le prophète Jérémie34 fait dire au Créateur, exaltant son pouvoir :«Moiquiaimislesablepourlabornedelamer,paruneordonnanceperpétuelle,etqu'ellenepasserapoint : sesvagues s'émeuventmais ellesne serontpas lesplus fortes [...]. » Encore plus souvent cité, le livre de Job : « Vous viendrezjusqu'ici,ordonneauxvaguesleCréateur,vousn'irezpasplusavant.»SaintBasile, comme saintGrégoire deNysse35, saintAmbroise deMilan ou

saintAugustin, contemplant laMéditerranéedepuis le rivaged'Ostie, évoque lamagnificence de lamer ; il ajoute dans son commentaire une frappante image :«Quellequefurieusequesoit lamer»,assurelePèredel'Église,ellesebrise«àungraindesable»surlequelellevoitinscritl'ordredeDieuet«seretireparrespectencourbantses flots,commepouradorer leSeigneur,qui luiamarquédesbornes»36.Chez les poètes français du XVIIIe siècle, tels Louis Racine, Le Franc de

Pompignan ou le cardinal de Bernis37, le thème autorise l'emphase.

Caractéristiques lesversdeDulard,évocateursde lameren tempête :va-t-elle«franchirlerivage?»

«Non,nelecraignonspoint.UnfreinimpérieuxEnchaîne,ôfièremer,tesflotsséditieux.LedoigtduTout-PuissantatracésurlesableUnordreredouté,barrièreimpénétrable.Tonondeaudacieuse,àcetaugusteaspect,Tombe,etpleined'effroi,reculeavecrespect»38.

EnAngleterre,RichardBlackmoredéveloppelonguementlemêmethèmedanssaCréation,poèmephilosophiquequidémontre l'existenceet laProvidenced'unDieu39.Il convient de prendre très au sérieux cette apaisante vision du littoral qui

rassure l'homme contre l'éventualité d'une nouvelle submersion. Le texte sacrémagnifielaparadoxaleforcedusable.Ilfocalisel'attentionsurlalignedurivageetlachargedesens.EnnulautrelieulapuissanceetlabontéduCréateurnesemanifestentdesilisiblefaçonquesurlaplagequiportetoujoursl'empreintedeson doigt. Le plus étonnant des miracles s'accomplit à tout instant. Pour lechrétien,lavaguemenaçantenefaitquerappelerlafauteetlemalheur;laligneoù elle vient se briser suscite l'étonnement, incite à l'admiration et à lareconnaissance. Devant la Toute-Puissance divine, la cambrure du flot quis'apaiseetreflueproposeauchrétienlegestedurespect.Dieu,dansson infiniebonté,adisposé l'océanet les rivagesenvuedubien-

êtredel'homme.Lacompositiondel'eaudemerrépondauxvuesduCréateur:lesel l'empêche de se corrompre ; il assure ainsi la survie des poissons et lasalubritédesrivages.Ilpourvoitenoutreàlaconservationdesmets.Ilempêchele gel qui gênerait tout à la fois la pêche et l'épanouissement des créaturesmarines40. Mieux, en créant la mer salée, assure l'abbé Pluche, Dieu a vouluqu'ellecharrietout«autourdeleurshabitations»cettesubstancedontleshommesont tant besoin41. Le sel enfin appesantit l'onde, « ilmodère l'évaporation » etréguleainsi lacirculationde l'eaudans l'atmosphère.Quantaubitume, il formeunegluquiempêchelamerderongerlesterresquitapissentlefonddesonlit42.Grâce à ces deux substances, le rivage apparaîtra comme le lieu salubre parexcellence,àconditiond'êtresoumisàl'actionéquilibréedesventsetd'échapperainsiàlastagnation.

LereliefcôtierluiaussirépondauxvuesduCréateur.C'estDieuquiadisposélesablesurlesrivagesafinqu'ilformeunebarrière43.Lesplagesetlesdunesneparaissentpasicilesrésultatsdel'érosion,maislesélémentsd'unearchitecture,édifiée au lendemain du déluge. Le dessin des golfes et des baies44, répond auprojet divin ; il a pour but de fournir un abri aux navires et de permettre letransportdesdenréesàl'intérieurmêmedescontinents.Lesrochersetlesécueils,assureFabricius45,sontlàpourassurerladéfensedesplacesmaritimes.Lesîles,écrit Pontoppidan, pourvoient, en avant du rivage, à la sécurité des côtesnorvégiennes46.LepèreBouhoursprétendpoursapartquelaProvidenceacréélesîlespourla«commoditéduvoyageur»47,etThomsoncélébreral'océan,divinrempartdisposéparDieuenvuedeprotégerlaGrande-Bretagnedesrisquesdel'invasion48.«Lesgolphesetlesbayes,assuredesoncôtéNieuwentijdt,serventàrecevoir les rivières», àempêcherainsi l'inondationdes terreset à faciliter lemélangedel'eaudouceetdel'eausalée.Dieuavouluquelescôtesfussentbassesafindenepasopposerd'obstacleaudégorgementdesrivières;Nieuwentijdtleurattribuelafonctiond'égout49.Lefantasmenéo-hippocratiquedudrainageordonneicilareprésentationdelamorphologiedeslittoraux.Dans la même perspective, les marées ont pour but de balayer les grèves,

d'empêcher, par lemouvement qu'elles occasionnent, les eaux de se corromprejusquedanslesprofondeurs.Enoutre,lefluxrepoussel'eaudesfleuves,portelesnaviresjusqu'auport;enbref,lesmaréesfacilitentlanavigation50.LesventsdemerontétécréésparDieuenvued'assurerladépurationdeseaux,

de propulser les bateaux et de rafraîchir les terres surchauffées par le soleil.Quantaux tempêtes, ellesont, ellesaussi, leurutilité, comme lesvolcanset lestremblementsdeterre51.Cetteagitationquipourraitsemblervaineapourbutdecorrigerl'airoudelepurifierenlerenouvelant.Cetinépuisablediscoursdébouchesurunhymneàlanavigationquirapproche

les hommes, qui permet au marin d'admirer la terre entière, qui encourage lecommerce et, surtout, qui autorise le déploiement de l'effort missionnaire52.L'étendue déconcertante de l'océan, assure Fénelon, a été voulue par laProvidence pour faciliter les voyages et les rendre plus rapides53. La marine,clame le père Fournier après JeanChrysostome, contribue à la gloire deDieu.L'abbé Pluche, pour sa part, critique âprement chez Horace la conception del'océandissociabilis54.LaféconditédelamerestinfiniecommelapuissanceduCréateur.

«Immensecommelui,toujourspleineetfécondeElledonnetoujourssansjamaiss'épuiser;

EtsansjamaissediviserEllerépandpartoutlestrésorsdesononde»55.

Depuis qu'au sixième jour de la Création, Dieu a ordonné à l'homme ladominationdespoissonsdelamer,celle-cipourvoitàl'alimentationdespauvrespopulations côtières56. La main de Dieu, souligne Nieuwentijdt, se manifesteégalement dans les profondeurs et à la surface ; le mouvement des marées,assurent Pluche et Dulard, participe de ce grand dessein : l'eau se retireobligeammentetinvitel'hommeàcueillirlescréaturesquelamerluiabandonnesurlerivage.Le spectacle de la mer ne suscite pas, dans les ouvrages inspirés par la

théologie naturelle, le même élan que celui des riches moissons et des riantsvallons. Le code d'appréciation édeno-arcadien demeure très prégnant et,répétons-le,ilestdifficileàunhommedecetempsd'éprouveretdemanifesterdel'admirationpourlespectacledel'infinideseaux.Encoreunefois,ilnefaudraitpasenconclurepourautantàunetotalecécité.Quelquesvoixfontentendreçàetlàdesfragmentsdeces thèmesquisedéploierontà lafindusiècle,quandseravenule tempsdel'esthétiquedusublime.La littérature inspiréepar la théologienaturelle tendàdébarrasser la rhétoriquede lamerdesnymphes,des tritons etdes cortèges divins. Elle vulgarise des images bibliques57 qui, dans la poésiedescriptiveduXVIIIe siècle,viennent secombineraux stéréotypesde la tempêtevirgilienne. Surtout, discrète sur la beauté du spectacle marin, elle traduitl'émerveillement faceauxrichessesde lamer.L'hymne qu'elle entonne célèbredavantagelaprofusiondestrésorspressentisparl'imaginationquelechatoiementdelasurfacedeseaux.Lavariétédescréaturesdelamerestinfinie,clameJohnRay58.Ilnes'agitpas

demonstres,maisd'êtrescréésparDieulecinquièmejourdelaGenèse.L'éclatdes coquillages, la couleur du corail et, plus encore, la pureté de la perlesymbolisentlamagnificencedelaCréation.Dieuadéposécestrésorspourparerlesrivages;eneuxlanature«s'égayeetsejoue».Cebordsurlequellamervientprésenterquelques-unesdesesrichessesdonne

àimaginerlaprofusiondesabîmes.Là,assureFabricius,sont,commesurlaterre,desmontagnes et des vallées, des collines, des campagnes et des plaines59. Làviventdesanimauxquiconstituent la répliquedeceuxqueDieuaplacéssur laterre,ainsiquebiend'autresespècesquineviventquedansleseauxsalées;maistouscesêtres,répétons-le,sontplusparfaitsqueceuxquinousentourent60.«Lesbestes,qui sontaffreuseset cruelles sur la terre, enseignait, rappelle-t-on, saintAmbroise, sont belles et douces dans la mer61. » On trouve des jardins, des

vergers,desforêts,desprairiessousleseaux.L'autoritédesPèresdel'Egliseetlerécitdesnavigateursviennentconforterlacroyanceenunenaturesous-marinepleinedemagnificence,émouvantereliqueduparadisterrestre.Loindeconstituerl'obscuret impitoyable séjourdemonstrescruels, le fondde l'océan sedessinecommel'invisibleréceptacledelaperfectiondumondecréé,leconservatoiredel'innocence. Envers de la terre émergée,mais paradoxalement plus lumineux etplus coloré. Robert Boyle ne vient-il pas de découvrir que les plus terriblestempêteselles-mêmesneparviennentpasàdéranger lasérénitédumondesous-marin?Les pieux savants et les poètes trouvent à résoudre, sur ce théâtre aussi, le

problème du mal. Certes, reconnaîtra Dulard, les créatures de la mer s'entre-dévorent,maisc'estpourfairerespecterunéquilibrebiologiquevouluparDieu.«Cescombatséternelsqu'ilsselivrententreeux,/Sontunphysiquebien,réglépartaSagesse»62.EnAngleterre,Woodward,quiconfèreàl'eaudugrandabîmesituéaucentreduglobeun rôledécisifdans sa théoriede la terre, estime,à ladifférence de Burnet, que les mers et les océans actuels ressemblent par leurformeet leurétendueàceuxquiexistaientavant l'irruptiondeseauxdudéluge.Sensible notamment à la variété du spectacle marin, il croit, pour sa part, àl'existencedecesmersparadisiaquessanslesquelleslemondeeutété,selonlui,«fortdésert»63.L'admirationpourlabeautédelamerapparaît,eneffet,sporadiquementdans

cettelittérature.LetexteleplussignificatifàcetégardestdûaupèreBouhours.AristeetEugène,lespersonnagesqu'ilmetenscène,serévèlentsensiblestoutàla fois à lavariétédu spectacle, à labeautédunavire sur les eauxet, déjà, aucaractèresublimedel'abîme,saisissanteimagedesénigmesdelaProvidence.LepèreFournier,àlamêmeépoque,vantelescouleursdel'océanhivernal.Audébutdusièclesuivant,BrockesévoquelabeautédesrivagesdelamerduNord;maisilnes'agitdanssonœuvrequed'unthèmemineur.Quantàl'admirationquel'abbéPluche porte à lamer, elle passe par lamédiation de la peinture ; il faudra yrevenir.Le père Bouhours, qui écrit en 1671, n'ignore pas que sur les plages des

Flandresonvientsepromenerpourleplaisirdelaconversationetquel'onrisquemêmed'yrencontrerdesfâcheux.Sespersonnagesarpententlagrève,lieudeleurméditation ; ils s'abandonnent à la rêverie, installés sur les rochers : « AlorsEugène et Ariste s'étant assis auprès des dunes pour considérer la mer qui seretiraitdoucement,etquilaissaitsurlesableenseretirantlatraceetlafiguredesesondes,avecdel'écume,dugravier,etdescoquilles;ilsfurentquelquetempsàrêverl'unetl'autre,sanssedirepresquerien64.»ApartirdumilieuduXVIIIesiècle, lesystèmedereprésentations induitpar la

théologie commence de s'effacer ; le monde savant se tourne peu à peu versd'autresmodes d'appréciation de la nature ; il dérive loin du providentialisme.Maisladoucevisiond'uneterreordonnéeparDieudanssesmoindresdétailsaété ressassée par les prédicateurs et les auteurs d'ouvrages édifiants ; elle apénétré en profondeur dans les consciences populaires ; elle s'accorderalongtempsaufinalismespontanédesespritssimplesetordonneraleregardportésurl'environnement65.LaconceptionfixistequiattribueauCréateurlamiseenscèneduspectaclede

la nature ne cessera pas son cheminement souterrain ; elle ressurgirapériodiquement, adaptée aux temps nouveaux. Longtemps elle imprégnera lalittérature de piété et la poésie religieuse ; longtemps elle pèsera sur la visionpoétiquedumonde.L'exempleleplusévidentdecetterésurgence,onletrouve,àl'aubeduXIXesiècle,danslesÉtudesdelaNatureetdanslesHarmoniesde laNature de Bernardin de Saint-Pierre. Certes, on discerne dans les dernièresœuvres de l'auteur de Paul et Virginie bien autre chose qu'un naïfprovidentialisme, héritier de la théologie naturelle. En exaltant l'harmonie quis'établitentrel'hommeetlesobjetsdelanature,Bernardineffectueunretourversd'antiques conceptions pythagoriciennes et néo-platoniciennes. Il prescrit àl'hommede saisir et de restaurer cet accord, de restituer aux choses leur placeoriginelleet,surtout,derespecterlesharmoniesmoralesinscritesdanslelivredela nature. Il dessine ce faisant une éthique néo-classique ignorée des physico-théologiens de la fin duXVIIe siècle.Mais la lecture théologique dumonde quiforme l'assise de l'œuvre se révèle fort proche de l'abbé Pluche et de sonfinalismequalifiédenaïf66.«Quandlanatureavouludemêmecreuserdesbassinsauxmers,ellen'enani

arrondi,nialignélesbords;maiselleyaménagédesbaiesprofondesetabritéesdescourantsgénérauxdel'océan,afinque,danslestempêtes,lesfleuvespussents'ydégorgerensûreté ;que les légionsdepoissonsvinssents'y réfugieren touttemps,ylécherlesalluvionsdesterresquis'ydéchargentavecleseauxdouces;qu'ilsy frayassent,pour laplupart,enremontant jusquedans les rivières,où ilsviennentchercherdesabrisetdespâturespourleurspetits.C'estpourlemaintiende ces convenances, que la nature a fortifié tous les rivages de longs bancs desables,derécifs,d'énormesrochersetd'îles,quiensontplacésàdesdistancesconvenablespourlesprotégercontrelesfureursdel'océan67.»Sur labornedivinedurivage, lapentedes«excavationsdesbassins»de la

meraétéréglée«pardesloisinfinimentsages».Lesfalaisesdulittoralsemblentà Bernardin des architectures solides ; les récifs, des fortifications et non desruines.Lesvolcansserventdepharesauxmatelots.LaNatureentretientetrépare

lesîlesqu'elleadessinéesdepuisl'origineduglobe.Celles-cinerésultentdoncpasde ladestructiondescontinents.Chacuned'elles«asafortification,quiestproportionnée,sij'osedire,audangeroùelleestexposéedelapartdesflotsdel'océan68».Ilneseraitpaspertinentdes'attarderainsisurl'œuvredeBernardindeSaint-

Pierre s'il ne s'agissait de l'écrivain qui, sans doute, a le plus œuvré pourl'appréciationesthétiqueetmoraledes rivages. Ila théorisé lasupérioritéde laplage sur la montagne. Il fut le premier des auteurs français à exaltersystématiquement les « harmonies inexprimables que laNature a répandues surlesrivagesdelamer69».

C–L'admirablechemindeScheveningen.LevoyagedeHollandeapréparéenOccidentlamontéedel'admirationpourle

spectacledel'océanetledésirdelapromenadesursesrivages.Pouruntouristedel'époqueclassique,lepayss'identifieàlamer70.Deuximagesclésordonnentcette identité nationale : leHollandais a dompté la fureur des océans ; il a suasservirleurpuissanceàsesprojetsmercantiles,quesymboliseledessinventrudesesnavires.Amsterdamsurtout,maisaussiRotterdametlesautresgrandsportsconstituentdésormaisautantdemicrocosmesoùviennentconfluerlesproduitsdelaplanète.C'estDieuquiapermislamaîtrisedesflotsetl'affluxdesrichesses.La miraculeuse profusion du littoral conforte l'image d'une Hollande bénie duCréateur. La fécondité du hareng récompense le labeur du pauvre peuple desrivages comme la prospérité de la flotte, l'audace des riches armateurs. Cettedoublelecturedel'activitééconomiqueconfèreunevaleurreligieuseaulienquiunitleHollandaisàl'immensitédelamer71.Deux images systématiquement exaltées dans une visée politique par une

oligarchiesoucieusedes'émanciperdel'artbourguignonetd'élaboreruneculturenationale.La«marine»hollandaise,entantquegenrepictural,résulteduprojetdecélébrerl'énergied'uneclassesociale.Parleurscommandes,l'Étatprovincialoulescompagniesentendentexalterleurflottecommelespouvoirsmunicipauxlaprospéritédecesvillesqui,vuesdularge,semblentsortirdelamer.DepuislemilieuduXVIIesiècle,nombred'AnglaisquiaccomplissentleGrand

Tour et de Français qui visitent les pays septentrionaux s'arrêtent enHollande.L'itinéraire, les étapes, l'esthétique impérative de cette séquence du voyageclassiqueontétéfixésdèsleXVIIesiècle.«LaHollandeestunemerveille»,écritleducdeRohanenévoquantsonvoyagede1600,uneterredeprodigedeparsatopographiemême.LeHollandaiseneffetaosémettredesbornesàlamer;iln'a

pasdérangémais,avecsabénédiction,ilasuacheverl'œuvreduCréateur72.Pourbien mesurer l'admiration que suscite chez le voyageur ce bord artificiel, cemiracledeseauxsoutenues,ilfauttenircomptedusaisissementqueprocurealorsl'incommensurablepuissancedesflots.Cetteaudacedel'hommequientendparfaireledessindulittoraltracéparune

maindivineenvientàinquiéterletouriste.Lesentimentdel'accordquis'esticiétablientrel'hommeetDieunesuffitpasàannihilerdansl'espritduvoyageurlapermanente menace de l'eau. Les Français notamment, qui apprécient mal lesprocédéstechniquesmisenœuvreparlesHollandaisetlesrisquesencourus,sedisent souvent terrorisés à l'idée de séjourner sur cette « terre des déluges ».«Cependantl'ondortdanscepays»,s'étonneraDiderot.Lespectacledel'océanàfleurdeterre«vousferarêveretfrémir»,écrit-ilen177373,sousl'emprisedel'esthétiquedusublime.La tête pleine d'épisodes guerriers et d'images de la peinture de marine, le

voyageurvientaussienHollandejouirduspectacled'unpeupleenlutteaveclamer74. Il analyse le paysage lui-même comme le résultat d'un combat75. Lasensibilité au caractère agonistiquedu spectacle se révèle ici primordiale.Ellediffèreradicalementdel'impressionproduiteparVenise,rivaled'Amsterdam.LafiguredelavilledesaintMarcapparaîtplusapaisée.NaturellementabritéeparuncordonlittoraletunelagunedecequeMissonappelle«lavraieetanciennemer »76, Venise, comme le symbolise le fastueux mariage du doge et del'Adriatique,nenourritpaslemêmerapportconflictuelavecl'eau.LeVénitienn'apasvéritablementmodifiéniachevéledessindesbornesétabliesparDieu;ilatoutauplusvaguementcontribuéàlacréationd'unemerfallacieuse.LapeinturehollandaisedemarinesdesacréationàlafinduXVIesièclejusque

vers1635,puisaprès1665asystématiquementdramatisélerapportdel'hommeetdelamer.Cetartestlefaitdetechnicienshabituésauspectacledelacruautédesocéans.Lespeintresdemarineaccompagnentlesflottesdeguerredansleursexpéditions, dessinent les batailles sur le vif, connaissent bien les vents et lamanœuvre du bateau. Initiateurs du pathétique de la mer, ils célèbrent descombats, rapportent des événements qui font plus de place au guerrier qu'àl'élémentliquide.Leurstableauxmagnifientlepéril;qu'ils'agissedelatempêteoudelabataillenavale,ilssuggèrentenpermanenceauspectateurl'alternativedelasurvieoudeladestruction77.Cettepeinture,néedelapuissancedesProvinces-Unies,liéeàunimpératifhistorique,entendsymboliserlesmenacesquipèsentsurla jeune république. La portée emblématique des marines flamandes de laRenaissance, évocatrices de l'instabilité du monde, le cède à la représentationsymboliquedesterriblesetincessantspérilsquesedoitdetraversercettenationbéniedeDieu.

Ici,bienentendu,pasdepeinturedemersansvaisseauméticuleusementdessinéet sans que l'homme ne se trouve étroitement impliqué dans le spectacle.Qu'ils'agisse pour lui de gouverner le navire dans la tempête, de le manœuvrer àl'entrée du port, de le garder à flot ou d'y accomplir quelque cérémonie, il estinstallé, souvent implicitement, au centre du tableau78 ; et jamais il n'abdiquedevant l'élément.Cettepeinturedemarinequimisesur laviolencede l'émotionchoisitcommescènelamerincommensurable;exceptédurantunbrefâged'orsurlequel il nous faudra revenir et qui sedéroulede1635 à1665, les peintres demarineexcluentlalignedecôteet,àplusforteraison,toutereprésentationdelaterre;ilsaccentuentlavaleurdramatiqueducombatdel'hommeetdesélémentsparl'instabilitéévidenteduthéâtredelalutte.Paradoxalement, la peinture hollandaise et la pratique du voyage aux

Provinces-Unies ont toutefois servi à l'apprentissage du regard porté sur lesrivages de la mer79. En Hollande, le touriste découvre un paysage riant quis'accorde au code de l'esthétique classique. En 1636 déjà, Ogier compare laHollande aux Champs Elysées ; en 1722, le spectacle qui se déroule entre LaHaye et Amsterdam semble à Voltaire évocateur du paradis terrestre80. Nel'oublions pas : les paysagistes hollandais ont d'abord célébré la beauté de lacampagne,desbois,desrivièresetdescanauxavantdesetournerverscelledulittoralmaritime.Cependant,paruncomplexedétour,lapratiqueduvoyagedeHollandeajoué

unrôlepropédeutiquedansl'appréciationcollectiveduspectacledelamer.Tous les voyageurs soulignent l'infinie platitude du paysage hollandais ;

certainsseplaignentdesamonotonie81.En1688,Missonditlafatiguequirésultepoursonœilduspectacledecetteprairiequinefinit jamais.Pilati luiaussiselasse de l'uniformité82. L'impression de monotonie se trouve accentuée par leparcoursrégulierducoched'eauetparlalenteglisseduregardqu'ilinduit.Ainsi,Madame du Bocage juge le cheminement beaucoup trop monotone83. LadominationqueleHollandaisasuexercersurlanaturesetraduiteneffetparunréseau de transport et par un confort très supérieurs à ce que le voyageur peutalors connaître dans les autres Etats. Filant régulièrement sur les fleuves, lesrivières ou les canaux, le coche d'eau constitue un agréable observatoire ; levoyageur, dont la contemplation n'est pas interrompue par ces incidents deparcoursquiscandent levoyageenvoiture,prend le tempsdeposersonregardsurlespectaclequidéfilelentement.Laplatitudedupaysageestquelquepeucorrigéeparlelacisdescanaux,parle

tracédesdiguesquistrientlasurfacedesprairies.Laverticalitédesclochers,quiassument dans la peinture de paysage le rôle qui sera dévolu auxmâts dans lascènederivage,l'horizontalitédescitésquisedéploientàl'horizon,lamultitude

desembarcationsquiviennentanimerlascène84aidentàsupporter lamonotoniedu relief. La Hollande vue des digues, mer de prairies ou miroir de glace85,apprendlespectacleduciel;pourpeuqueletouristeseretourne,elleprépareàl'admirationdelasurfacedelamer.Enréussissantlemiracled'êtretoutàlafoisriante et infinie, la Hollande propose une transition entre le modèle classiqued'appréciationdupaysageetlegoûtdel'immensité.Le spectacle de la campagne et la peinture de paysage qu'il a

suscitée86 conduisent insensiblement à l'admiration de la mer. Celle-ci en effetentresouventencompositiondanscestableauxriantsquelevoyageurclassiqueal'habituded'apprécier, tant est permanente l'imbrication des éléments.De toutesles impressions produites par ce pays, c'est bien ce qui frappe le plus lesvoyageurs.Leregardposésurlemicrocosmehollandaisautoriseunepermanenterécapitulationdesélémentsconstitutifsdumonde.Jean-NicolasdeParivalcroitvoir sortir de la mer maisons et clochers87. « On est étonné dès le port, écritMissonàproposdeRotterdam,devoiruneaussi rareconfusion,que l'estcelledesfaîtesdesmaisons,dubranchagedesarbres,etdesflammesdesmâts.Onnesaitsic'estuneflotte,unevilleouuneforêt;ouplutôtonvoitcequiétaitinouï,l'assemblage de ces trois choses, la mer, la ville, et la campagne »88. Mêmeimpressionen1748chezDavidHumequiécrit,aprèsavoirvisitéceport:«lemélangedesmaisons,desarbresetdesnaviresproduitunheureuxeffetetréunitlaville,lacampagneetlamerenunseultableau»89.Certains observatoires privilégiés, devenus étapes obligatoires du voyage de

Hollande, seprêtentparticulièrementàcetteémouvante reconstitutiondumondeen abrégé : le Pont-Neuf d'Amsterdam, ou bien l'embouchure de la Meuse àRotterdam.OnnesauraitcomprendrelamodedurivagequisediffuseàlafinduXVIIIe siècle sans tenir compte du désir de se tenir au point de contact deséléments.EnHollande,l'interpénétrationdeseaux,delaterreetducielajouteàl'enivrementqueprocurelespectacledesconfins.Parmi les stations imposées aux touristespar les auteursde récits devoyage

figure l'étape de La Haye, « le plus beau village de l'Europe », selon l'abbéCoyer90.Delà,l'étrangers'enva«voirlamer»,surtouts'ils'agitd'unFrançais,peuhabituéauspectacledulargeetfriandd'accomplir, icicommeàDieppe,cequi,danssonpays,estdevenu,pourtoutepersonnedequalité,unriteinitiatique.A La Haye, l'hospitalité implique d'ailleurs que l'on emmène son hôte àScheveningen91, afinde luipermettredecontemplernonpascette fois l'élémentdomestiquéparl'homme,leseauxconfonduesauxprairiesetauxhabitations,maislesvaguesquiseperdentàl'horizondelamerduNord.La promenade présente d'autant plus d'attraits pour le touriste que celui-ci,

surtout durant l'automne, craint les vapeurs et lesmiasmes qui s'exhalent de la

puanteur des canaux ; autre stéréotype, négatif celui-là, du récit de voyage enHollande92.En revanche, lesvisiteurs,àde raresexceptionsprès,apprécient lasalubritédulittoraldelamerduNord93.DeLaHaye,onserendàScheveningenpar laplusagréablepromenadequ'il

soitaumonde.Celle-ci,longued'environunedemi-lieue,«coupéeentraversdesdunes»94,secomposed'unealléepour lesvoituresetdedeuxcheminspour lespiétons;elleestbordée«d'arbresdesplustouffus,desmieuxentretenus»95.Desbancs sont disposés à distance régulière. Selon le témoignage tardif de SamuelIreland (1789), « l'allée cavalière est ravissante », la promenade pour piétonsombragéeetspacieuse.Surtout,«lamerquisurprendleregard,justeàl'extrémitéde cette avenue de terrain plat constitue un objet noble et pittoresque »96 ; car,commelenotepoursapartL'Honoréen1779,«rienn'estaussiagréablequ'unebelle avenue terminée par lamer »97. Diderot avouera avoir effectué plusieursfois la promenade de Scheveningen. En 1794, Ann Radcliffe manifestera elleaussisonadmiration98.Labeauté de la promenade conduit les visiteurs à goûter celle du rivage.Le

chemindeScheveningendébouchesurlevillagedepêcheursquidominelaplage.A cet endroit, l'œil, une fois encore, peut se livrer à une récapitulation deséléments : il découvre, s'émerveille Misson dès 1688, des bois au nord, desprairiesaumidi,deslaboursaulevantetlameraucouchant99.Les habitants deLaHaye viennent à Scheveningen, en famille ou en groupe,

manger du poisson frais100. Durant la belle saison, les femmes et les filles dupeupleaccomplissentletrajetparbandes,afindeboiredumauvaisthédansl'undecescabaretsdepêcheursdontl'odeurrépugneauxtouristes.«Aleurretourenvilleellesnefontquechanteretbrocarderlespassants»101.JosephMarshallnotedès1768qu'onsebaigne,ici,danslamer102.LetouristeduXVIIIesiècleenrevanche,vientavanttoutseplongerdansunede

ces « scènes de plage » dont la visite des musées et la gravure ont imprimél'imagedanssonesprit103.Lespeintreset lesgraveursflamands,puishollandaislui proposent unmodèle d'appréciation des dunes, du sable, de la plage et desperspectivescôtières. Icis'imposeunerapidedigression.Depuis1602et, selonWolfgangStechow, jusqu'à la findes années1620,unévénement exceptionnel :embarquementd'unprince,retourd'unedélégation,échouaged'uncétacé,sertdeprétexteàlapeinturedesrivagessablonneux,bordésdedunes.L'occasionjustifielaconfusionsocialequirègneauseindelamultitudedesbadauds.UnegravuredelaplagedeScheveningendueàGoltziusconstitueunexempleprécocedecetartcommémoratif104. On peut y lire le dépeçage et l'exploitation du cadavre de labaleineéchouéesurlesable;lescavalierscirculententrelestentes,lesvoituresetleschariotsdisséminéssurlaplage.

Dès1623,dansl'œuvredeJanVanGoyen,lareprésentationdurivagesemueenunescènedegenreauxstéréotypesvitedéfinis.Cettepeinture,quiprivilégielaplage de sable et l'estran, se veut désormais réaliste célébration du labeur destravailleursdesgrèves.Leborddemergrouilledepêcheurs,demarchandsetdetransporteurs.Laportéereligieusedecetarts'impose:lerivagedeTibériadesedessineenfiligranedanscespeinturesdelaplagedeScheveningenoud'Egmont-am-Zee. L'artiste dessine un hymne à la fécondité de la mer et au miraclequotidiendelamultiplicationdesharengs.Pas question pour ces peintres de thèmemythologique ni d'érotisme du bain.

Lesartistessontdesfamiliersdestravailleursdelamerdontilsconnaissentbienle langage et la gestuelle et dont ils apprécient la proximité. Jan Van Goyenmultiplie les excursions côtières en leur compagnie. Il a frété un bateauspécialement dans ce but et remplit nombre de carnets au cours de cesrandonnées.Ici,lespêcheursn'ontpaspoursimplerôled'animerletableau.Le théâtre de cette scène de genre n'est pas la mer, mais bien la plage et

l'estran. Ce qui implique pour l'artiste d'abandonner la vue d'oiseau, chère àPieterBrueghel, et d'inviter le spectateur à descendre avec lui sur le sable, auniveau de l'activité laborieuse. Très suggestif à cet égard la Plage deScheveningenpeinteparJanVanGoyenen1632.Deuxansplustard,l'artistesereprésente installésur lesable ; ilmanifesteainsi lavolontéd'exalter lavaleurpicturaledelaplage.JanVanGoyenetSalomonvanRuysdael,quiseconsacreluiaussiàcesscènesdegenre,inspirentnombred'imitateursquinecessentdèslorsdereprésenterlerivagedeScheveningen105.Vers le milieu du XVIIe siècle, le sens et la portée de la scène de plage se

modifient.SimondeVlieger, JacobvanRuysdaël et,quelquesannéesplus tard,AdriaenvandeVelde106, toutencherchantàtraduireavecplusderaffinementlabrisedélicateetl'humiditédiaphanedesrivages,adoptentunautrepointdevue,prennentdel'altitude.Lascènedegenresemueenpaysagelittoralquiautoriselasaisiedel'arcdurivage,celledutrajetdelapromenade,danstoutesonampleur.Danslemêmetemps,eneffet,changelasignificationsocialedutableau.Laplagedemeurecertesl'airedelabeurdespêcheurs,leprolongementdel'espacepublicdu village, mais elle figure aussi l'aboutissement du rituel de la promenadeurbaine.D'élégantspromeneursbourgeois,enconversationgalanteoudefringantscavalierssedisséminentsurlerivage;certainsviennentycontemplerlelarge107.Entre1635et1665,lamarinehollandaiseconnaîtsonâged'or.Lavolontéde

dramatiserlecombatdel'hommeetdesélémentslecède,pourquelquesannées,àl'évocationducalmedesrivages.Lasereineet lumineusepeinturedesbordsdemerparCuypetJanVandeCapelleexalte,elleaussi,lelabeurdumarinier;elle

concourtàmagnifierlabeautédecesrivagesdontd'autrespeintres108s'appliquentàrecréerl'ambianceanimée.AlafinduXVIIeettoutaulongduXVIIIesiècle,tandisquelestouristesaffluent

à Scheveningen, les peintres de plage retournent à l'anecdote ; à nouveau ilsévoquent lamultitudeconfuse. Ilsmêlent les scènes familièreset l'évocationdel'activitécommerciale109.Cependant, enAngleterre, les artistes, sous l'influencedes Van de Velde installés outre-Manche depuis 1670, appliquent aux rivagesbritanniqueslesstéréotypesdelapeinturehollandaise110.OncomprendmieuxdèslorsquelesvoyageursseprécipitentàScheveningen

contempler la scène de plage et se mêler aux pêcheurs tant de fois célébrés.Descendus sur le sable, tel Samuel Ireland, ils se promènent comme despersonnagesdeSimondeVlieger,dessinenteux-mêmesaubesoin111, demandentauxmarinsdelesemmenerfaireunepartiedepêchesurlescôtes112.Diderotmêledans son admiration la beauté du rivage de Scheveningen et la simplicité despêcheurs113.AlafinduXVIIIesiècle,levillageseseraéquipépourmieuxprofiterdecetaffluxbénéfique:quatreoucinqmarchands,noteAndréThouinen1795,«étalentau-devantdeleursboutiquesdescoquilles,despoissonsempaillés,desplantes marines, des fleurs artificielles, mais surtout de petits modèles devaisseaux,deschaloupesetautresobjetsayanttraitàlamarine»114.Cette brève évocation est bien loin d'épuiser la richesse du voyage de

Hollande.LaRépubliquedesProvinces-Unies,nel'oublionspas,constitueaussiunemerveillepolitique.Cetteterredetoléranceetdelibertéestperçueausiècledes Lumières comme un modèle de bon gouvernement. Diderot la considèrecommelehautlieudu«voyagephilosophique»;maislàn'estpasnotrepropos.A l'occasion de la visite de la Hollande s'est élaboré un schème classiqued'appréciation de la plage et de l'estran, indécise, éphémère et lumineusefrontière.L'hommeetsonactivitécontinuentd'yfocaliserl'attention;toutefois,enplaçant le spectateur au rasde l'eau,presqueà l'endroit où lesvaguesviennentmourir, le peintre hollandais des rivages invite à la saisie visuelle de l'espacehorizontaletinfini.Lascènedeplageadiffuséunmodèlesociald'utilisationdesrivages;ellea

contribuéàpopulariserunritueldontnousauronsàreparlerquandseravenuletemps de la villégiature maritime. A l'extrémité du « sublime chemin deScheveningen » comme le long de la marina napolitaine (Chiaia), se sontinaugurées des pratiques qui, subrepticement, présagent la montée d'un désircollectif.

D–LePlaisirdel'interprétation:lepèlerinageau

rivagedelaCampanie.«Césarfoulaitcemêmesable»(Bérenger).

AuxyeuxdesRomains,lesrivagesdelaCampaniesymbolisentlabeauté115.LaplaineetlescollinesdeterrevolcaniqueadosséesauVésuvedessinentàl'estunpaysageclosquiréjouitl'œil.Ladouceurduclimats'accordeàlasplendeurdesmoissonsetaucharmedesvignes.LesRomainsaimentsuivreduregardledessindu rivage qui a donné son nom à la région. Tibère, dans sa retraite de Capri,« contemplait le beau dessin incurvé du littoral »116. Au cœur de la baieagréablementdessinée, les flotsparesseuxabandonnent leur fureur117.Cettemerpacifique se fait l'écho de la nature campanienne apprivoisée, maîtrisée parl'homme. L'aménagement du rivage, la présence de villas confirmentl'asservissement des flots. Le dessin de la côte, le spectacle marin s'intègrentaisémentautableaudel'âged'orsuggéréparl'abondancedesmoissonsetparlaprospéritédestroupeaux.C'estlà,dit-on,queVirgile,sensibleàladouceurdelamerTyrrhénienne, a composé lesmarines qui s'inscrivent en regard des scèneschampêtresdesGéorgiques118.Malgré la ruinedesmonumentset lesbouleversementsquiontaffecté lesite,

lesvoyageursquiséjournentàNaplesentre1690et1760vibrentàl'unissondesécrivainslatins.LavisitedelaCampanie,étapeduGrandTourdesAnglaisetduvoyage d'Italie des continentaux, fournit l'une des rares occasions qui soientdonnéesd'apprécier les rivages tyrrhéniens.Lescôtes italiennes répugnent119 eneffet et l'itinéraire emprunté par les touristes conduit ceux-ci, tout au plus, àséjourner à Gênes, dont ils admirent la situation, et à traverser rapidementLivourne120. Or, la baie de Naples l'emporte en splendeur sur les rares étapeslittorales ; en outre, elle se situe au point ultime du voyage.Avant la dernièredécennie duXVIIIe siècle, il n'est pas dans l'usage de dépasser laCampanie oùsembleseterminerl'Europe.LesPouilles,laCalabre,laSicilesontalorsperçuescommedesterresafricaines,torrides121.C'estdoncaucœurduplusbeaupaysagedumondeque seboucle levoyage

d'Italie. « Les diverses vues qu'on découvre de cette hauteur, s'écrie Misson(1688)depuislaChartreuseSaintMartin,suspendentl'espritenadmiration.»Al'œil s'offre la synthèse de tous les ordres de beauté. « On peut considérerdistinctement lagrandeuret leplandeNaples,avecseschâteaux, sonport, sonMôleetsonFanal.Onseplaîtàregarderlesjardinagesquil'environnent[...].Sil'onjettelesyeuxd'unautrecôté,ensuivantlerivage,lessinuositésquisemêlent

réciproquement avec les petits caps que cette paisible mer arrose, et les jolisvillagesdont cette côte est parsemée, sont unobjet tout à fait agréable.Unpeuplusloin,l'airs'épaissitdeshorriblesfuméesduVésuve,etl'onvoittoutàpleincetteaffreusemontagne»122.RichardLassel(1670)décrète«qu'ils'agitduplusbeau prospect* d'Europe, celui de Greenwich mis à part »123. Le président deBrosses (1739) se sent « ravi d'étonnement » par le « coup d'œilmerveilleux»124 qu'il découvredu sommetduVésuve ; à coup sûr leplusbeauspectacle dont il soit possible de jouir en Europe. Il apprécie notamment lesmaisons de campagne qui bordent le littoral. Ailleurs, il note qu'à Naples la«baieestsibienramasséequ'onenvoittoutletourd'uncoupd'œil».Enfermerlamerdansletableau,abolirainsisonimmensitémonotoneautorisealorsdeluireconnaître une certaine beauté. En 1755, l'abbé Barthélemy installé sur laterrassequidomine le casinod'unami, avouen'avoir« jamaisvuunplusbeauspectacle »125 Vingt ans plus tard, l'abbé Coyer se dit émerveillé par lesperspectives qu'il découvre de Capri et par « tout le circuit de la Baye deNaples»126.Lamédiocritédestechniquesdenavigationfaitquelesvoyageursquiarrivent

parmer ont tout le temps de contempler la baie ; ceux qui viennent de Rome,après avoir traversé Gaète et Cumes, débouchent directement au cœur dupanorama.Maispourcestouristes,lerivagedeNaplesoffrebiend'autresattraitsqueceuxd'unevued'oiseaucélébréeparPieterBruegheldès1556.La lecture des auteurs anciens constitue en Angleterre l'assise du système

éducatif.L'imitationdesGrecsetplusencoredesLatinsinspireleprogrammedesenseignements127.Laconnaissancedeslanguesanciennesparaîtindispensableàlaformationdugoût ;elleseuleautorisedesemêlerauxquerellesesthétiquesquiordonnent lacritique littérairedu temps.La lectured'HoraceetdeVirgileentredanslagammedesplaisirsdel'adulte;lesAncienssetrouventmêlésàlaviedesclassesdominantes;ilsproposentdesmodèlesdeconduite;aubesoin,ilsaidentàréussirunebellemort128.Et quedire de l'emprise de l'Antiquité sur la culture française !Unepléiade

d'historiens, à la suite deDanielMornet129, ont étudié le temps où lesAnciensrégnaientseulssurlesécoleseuropéennes;ilsontanalysélaRatiostudiorumdescollèges de Jésuites, la lente pénétration du français aux dépens du latin dansl'enseignemententre1720et1770,l'intensitédesdébatssuscitésauXVIIIe sièclepar la question pédagogique qui impose le « plan d'études » comme genrelittéraire ainsi que l'émergence puis la tardive réalisation de l'idée d'éducationnationale. Récemment, Daniel Milo s'est livré à une enquête extrêmementrigoureuse sur la constitution du répertoire d'auteurs, de modèles d'écriture et

d'éloquence qui dessinent le canon « classique », dont l'emprise débordelargementleseulchampscolaire.Tous lesspécialistes,notammentJeandeViguerie,analystede l'enseignement

humaniste,montrentcommentlesmembresdel'élitecultivéeontlesyeuxrivéssurles dernières années de la République et sur la période augustéenne. Lesclassiques veulent ignorer la richesse de l'évolution de la civilisation antique.C'est en fonction de cette réduction, de cette simplification que se structure lagammedesemprunts.Encela,leshommesdecetempsprolongentd'unecertainemanièreuneattitudedéjàsolidementancréedansuneantiquitétardive,soumiseàununiverscultureldominéparVirgileetCicéron130.A cela s'ajoute, en toute logique, la passiondes antiquités.Celle-ci s'impose

bien avant les grandes fouilles d'Herculanum entreprises en 1737. Jusqu'à cettedate,commeentémoignentenFrancelesouvragesdeMontfauconetdeCaylus,leprojet de ceux que l'on appelle les « Antiquaires » demeure essentiellementénumératif et descriptif131. Il s'accorde à un voyage d'Italie qui vise à lacompilation des souvenirs visuels, à la collection des images monumentales.En1699,Addisonconsidèredéjàlalistedesantiquitésqueletouristesedoitdevoiràcepointéculéequ'ils'interditdelaprésenterunenouvellefois132.Durantlaseconde moitié du XVIIIe siècle, la diffusion d'une esthétique néo-classique,élaboréesous l'influencedeWinckelmann,modifie lescheminsde l'émotion.Leplaisir des amateurs se fonde dès lors sur une compréhension nouvelle de l'artantique133. Enrichi par la visite d'Herculanum, puis de Pompéi et dumusée dePortici, le voyage de Naples acquiert une portée nouvelle ; révélatrice de cetournantladescriptionémerveilléedesnouvellesdécouvertesàlaquelleselivrel'abbéBarthélemyen1755.Cecourantintellectuel,quiconstitueundesaspectsdel'Aufklarung,concerne

uneéliteeuropéennedont lesgentlemenvoyageursgroupésdepuis1733auseinde la société des dilettanti constituent le noyau134. Appuyés par une pléiaded'ambassadeurs-mécènes,organisateurs toutà lafoisde l'inventionetdupillagedestrésorsantiques,lesamateursdel'époquenéo-classiqueélargissentlechampgéographiqueetl'horizonépistémologiquedel'investigation.Parallèlement se développe, dès la fin du XVIIe siècle, au sein de la haute

noblesseetdelagentry*anglaises,unpeuplustardenFrancedanslemilieudesAcadémies135, un public de connaisseurs de la peinture de paysage. Uneconnivencenouvelles'instaureentreceslecteurséclairésetlesauteursdeguidesou de récits de voyage qui accordent au spectacle de la nature une placegrandissante136.L'étudedespeintresde l'ItalieauXVIIe siècle, celledeSalvatorRosa,duLorrainetdePoussinnotamment,façonnelegoûtdecepublicsanscesse

élargi.Leurculture littéraireautorise lesconnaisseursàdébattredu rapportquis'établit entre les arts et à se mêler à la querelle née du commentaire de l'utpicturapoesisd'Horace.Vers1740,laconnaissancedelapeintureconstitueuneexigence pour tout Anglais à la mode. Les plaisirs nés de l'interprétation desœuvresdéfinissentl'hommedegoût.Ledésirdelacollection,laproliférationdescopies, lavulgarisationdes techniquespicturalesgonflent lamodenouvellequiinstitue le Grand Tour en complément indispensable de l'éducation du jeunegentleman.C'est au lendemain du traité deRyswick137 que se développe l'habitude pour

celui-cidevisiter,souventencompagnied'ungouverneur,lespaysducontinentetnotamment les trésors de la Péninsule. Entre 1698 et 1740, les effectifs destouristesbritanniquesbondissenttandisquegonfleenFrancelamodeduvoyaged'Italie138.Lavisitede laPéninsulepermetd'associer le souvenir littéraire à lacontemplation des œuvres et de rendre familiers à l'œil ces paysages qui ontinspirélesécrivainsantiquesetlesartistesduXVIIesiècle139.Ainsiserenouvelle,unepremièrefois, lamodedéjà trèsancienneduvoyage

d'Italie, que ne cesse d'enrichir la sédimentation des attraits. Le prestige duthermalisme140, le pèlerinage religieux aux sources de la chrétienté, le séjouruniversitaire,lavisitedesmusées,lebesoinanglaisdelarécréationsetrouventpeu à peu confortés ou relayés par un vague désir de jouir du spectacle de lanaturequitourneraàladélectationquandseravenuletempsdel'esthétiquenéo-classiqueetduvoyagepittoresque141.Affinement suprême de la culture, le voyage d'Italie se prépare. Avant de

prendrelamer,Addisonrelitlesbonsauteurs.«J'enaifaitlerecueil,confie-t-il,dont j'ai cru que je pourrais avoir besoin » ; un demi-siècle plus tard (1763),Gibbonpréfère ingurgiter lesdeuxvolumesde l'ItaliaAntiqua deCluvier et leTraitésurl'ancienneRomedeNardini.«Unlittérateur,écrit-il,aimeàconnaîtrejusqu'aux plus petits recoins de ces pays célèbres, où le moindre village estfameuxdans l'histoireoudans lapoésie.C'estpourmepréparer toutà lafoisàmonvoyagede l'Italie,etàmesétudes futures,que je faiscette lecture»142. Lacollection de peintures et de gravures, les conversations académiques oudilettantesaident lecandidatauvoyageàdéfinir lesobjetsdesacontemplationfuture,àdessinerlagammedesplaisirsattendus.Levoyaged'Italiepossèdesastratégie,détailléeaufild'uneprolixelittérature

normative143.Larencontresocialeyjoueunrôleprimordial;àchacunedesétapescitadines le voyageur se doit de s'introduire dans ces « assemblées » ou ces« conversations » qui, par chance, sont largement ouvertes à l'étranger144. Sipossible,ilseferaprésenteràlacourdesprinces.Detoutemanière,iliravisiterlescélébrités.Cequiimpliquedesemunirdelettresderecommandation.Goûter

les vestiges du passé implique aussi, surtout lors de la visite de Rome, des'entourerdesservicesd'unbonantiquaireet,plusencore,des'équiper.Dèslafindu XVIIe siècle, montre, boussole, astrolabe et surtout lunettes d'approche fontpartie du nécessaire du touriste consciencieux. L'idéal demeure de se faireaccompagner d'un bon dessinateur145, quand bien même l'on serait soi-mêmeartiste;sinon,ilconvientdeconstituerlacollectiondegravuresquientretiendralapermanencedusouvenir.L'itinéraire, lui aussi, est strictement codifié. Au retour, la similarité du

parcoursautoriseralaconnivencedestouristeset laconfrontationdesémotions.Lesvilles,lavuequ'ellesoffrent,lesinstitutionsquilesrégissent,lesmonumentsqu'elles renferment, focalisent l'attention du voyageur ; primat particulièrementévident lorsqu'il s'agit de Rome, dont Michel Butor souligne à juste titre« l'absolutisme sémantique »146. Cette concentration de l'attention se trouveconfortée par la vogue immense des vedute147. Entre les séjours citadins,l'attention se relâche ; le touriste fait le plus souvent preuve de cécité quand iltraverselescampagnes.Danslavoiture,ilrelitlesauteurs,afindemieuxgoûterlesrichessesdeJ'étapesuivante;sinon,ilselivreauxplaisirsdelaconversation.Toutefois,ilarrivequelacécités'interrompe.Levoyageurobserveparfoisla

nature mais selon un code élaboré qui dessine notamment le modèle classiqued'appréciation d'un rivage. Le regard semet au service du texte antique inscritdans la mémoire et dont le touriste se délecte depuis l'adolescence. Cettemédiation fonde le groupe des amateurs, autorise la reconnaissance sociale,participedudesseindedistanciationquecelle-cirévèle.David Hume, qui débouche dans la plaine lombarde en 1748, s'émeut à la

penséequeVirgilea foulécette terre ;àMantoue, ilbaise lesolquiaporté lepoète148. A l'aller, Addison effectue le voyage de Campanie en compagnied'Horace.«Leplusgrandplaisirquej'eusenallantdeRomeàNaples,écrit-il,cefut de voir tant de champs, de villes et de rivières qui ont été décrits par tantd'auteursclassiques,etquiontétélesscènesdetantdegrandesactions,cartoutcecheminestextrêmementstérileencuriosités.Ilvautlapeinedejeterl'œilsurlevoyaged'HoraceàBrundisiquandonpasseparici»149.Auretour,ildécidedesuivre le trajet d'Enée car, à son avis, la description de Virgile se révèle trèsprécise. EnCampanie, le président deBrosses se rend, lui aussi, « par tout lesixièmelivredel'Énéide»150,texteàcepointconnuqu'iln'oseleciter.«J'avaismonVirgileàlamain,écritpoursapartl'abbéCoyer,etjesuivaisÉnéedanssonabord en Italie »151. A la fin du siècle, alors que triomphe la sensibilité néo-classique, le président Dupaty demeure fidèle à cette manière de voyager ; envisiteautombeaudeVirgile,écrit-il,«j'airécitél'égloguedeGallus; j'ai lulecommencementduquatrièmelivredel'Énéide,j'aiprononcélesnomsdeDidonet

deLycoris;j'aicoupéunebranchedelaurier[...]152».Ilévoquel'infidèleCynthiaqui fit pleurer Properce et l'ire de Sénèque contre les débauches de Baies.ParcourantlesDeux-Sicilesàpeuprèsàlamêmeépoque,Swinburneobservelesusagesdespopulationsdesrivagesdel'Italieméridionaleàlalumièredesauteursanciens153.L'esthétique classique ordonne du même coup le tri des itinéraires et le

catalogue des objets admirables154. Le voyageur retiendra ce qui parle deshommes.Parmilespaysages,sonœils'arrêtesurlessitesriants,fertiles,surlescollines,surlesbosquetsd'orangersetlesguirlandesdevignes;detelslieuxeneffets'accordentàl'harmoniequidéfinitlabeautéclassiquedelanature;surtout,ils autorisent la citation. Dans les écrits des voyageurs, les riches plaines del'Italie du Nord, les bords du Clitumne, la Campanie antique concentrent lalouange. Addison chante la douceur de Caprée, mais les rochers de Sorrentel'inquiètent; iln'estpasencoredans l'habituded'yaller,écrit l'abbéRicharden1766. Le touriste porte aussi son regard sur les lieux qui ont été les théâtresd'événements historiques : le passage du Rubicon, les bords du lac Trasimènel'arrêtent.D'unefaçongénérale, l'admirationdupaysage implique l'évocationdel'homme155.Plusfascinantencorelelieuoùséjournaunécrivainlatin,surtouts'ils'agitde

Virgile, d'Horace, deCicéron, deSénèque ou de Pline, auteurs le plus souventcitésdanscettelittératuredevoyage.RolanddelaPlatières'obligeàcalquersavisitedesrivagesdeSyracusesurlevoyageeffectuéparCicéron;dumêmecoupilsecondamneàprivilégierladescriptiontopographiqueetmonumentale156.Un lieu banal, fut-il minuscule, retient l'attention, pour peu qu'il se trouve

ennobli par le regard d'un Ancien ; d'où l'intense charge sémantique du rivagecampanien. Addison s'arrête devant trois rochers pointus proches d'une desgrottesdeCapri parcequ'il s'agit, pense-t-il, desSirenumScopuli évoqués parVirgile157.La cécité en revanche se révèle totale à l'égard des sites ignorés des textes

prestigieux. Avant 1750, l'œil des touristes n'est pas encore exercé à l'analyseautonomedescouleursetdesautresqualitésdelasubstance.ANaples, s'imposeauvoyageur la figuredeVirgile composant l'Énéide ; le

premier et le sixième livre du poème commandent l'itinéraire et le moded'appréciationdupaysage.L'imageduporttyrien,dontonditqu'ilfutinspiréparPouzzoles, la grotte de la Sibylle et les Champs Elysées visités par le hérostroyen, le cap Misène ennobli par la mort du pilote Palinure, le trajet côtierd'EnéeenrouteversleLatiumhantentlevoyageurquinemanquepasdeserendreenpèlerinagesurletombeaudupoèteauxabordsduPausilippe158.LasplendeurantiquedeBaiesqueMissonqualifiede«plusmagnifiqueendroitdumonde»159,

fascine elle aussi, bien qu'on en comprenne mal les ressorts. A propos de lavillégiature,quatreimagesordonnentleregard:l'activitédurivagedePouzzolesetsadéchéanceprésente,leséjourscandaleuxdeTibèreàCapri,quiautoriseledéploiement de fantasmes érotiques160, la délicieuse maison de Pollius Felix,l'ami de Stace et le tunnel édifié parDomitien et dénoncé par Sénèque.On sesouvientparfoisqu'auXVIe siècleSanazzaro résida sur la côteduPausilippe161.L'agrément de la promenade de laChiaia et, plus tardivement, la science desvolcansmiseà lamodeparHamiltoncontribuent,euxaussi, àdéfinir le réseaudesintérêtsalorsportésauspectacledelanaturecampanienne.Lasubordinationdu regardau texte latincontribueàexpliquer l'absenced'un

authentiquestyledescriptif162.Pourquois'essayeràpeindrecequilefutsibien?AddisonledemandequisedélestesurHorace,Virgile,StaceetLucaindusoindedire le paysage. C'est ici la mise en ordre de la collection des emprunts,l'évocationdes souvenirs et des émotionsnésde la lecturedu texte antiquequiconstituent l'écriture. C'est le filtrage opéré dans l'ample corpus des citationspossibles, le mode de réappropriation sélective qui définissent la sensibilitéspécifique de l'auteur.L'emprunt descriptif en effet se soumet à des procéduresoriginalesdetriquiconcernenttoutàlafoislestextesretenus,lesobjetsadmirésetlesressortsdel'admiration.Considéronsl'exempledelaCampanie.DeVirgile,les récits de voyage retiennent avant tout les tempêtes, les incidents du voyagecôtier et l'impressionnant parcours qui, pour le héros de l'Énéide, débute àl'intérieurdelagrottedelaSibylle.Enrevanche,cesmêmesauteursfontpreuvedecécitéàl'égarddesmarinesdesGéorgiques163,alorsqu'onsaitdequelpoidsle thèmedel'harmonieprécairepèserasur la littératureeuropéenneaprès1750,notammentenAngleterre,autraversdufiltredeThomson164.ChezCicéron,lesauteursdelalittératuredevoyagenégligentlacontemplation

de la nature et la consolation que celle-ci apporte au citoyen fatigué de lapolitique. Surtout, Lucrèce est presque absent du corpus. En bref, le littoral nefigure pas ici le séjour de prédilection des énigmes ; la plage n'apparaît pascomme l'un des lieux privilégiés de la retraite philosophique. Avant 1750, oncomprendmal165lesplaisirsdelavillégiatureantiquemoinssouventexaltésqueblâmés, au travers des écrits de Properce et de Sénèque. Addison s'égaretotalement lorsqu'il avoue son incompréhensiondu rythme saisonnier de l'otiumantique166.Au total, se révèlent frappantes tout à la fois l'étroitesse du réseau de

références et la modicité de la gamme des emprunts. Un petit nombre destéréotypes,fortréduitsil'onsongeàlarichessedelalittératureantique,tisseundiscours monotone, conduit une stratégie émotionnelle assez fruste167. Cetteparcimonie a sa fonction. Elle facilite pour l'heure la connivence et la

reconnaissancesociale;elleréduitlerisqued'incompréhension.Laréférenceautexte connu de tous, qui bloque l'émergence d'un style descriptif, autorise leraccourcidel'écriture.Le processus de distinction sociale induit par le voyage classique va par la

suiteensecompliquant.Lesconnaissancesphilologiquesexigéesdel'amateurdela fin du siècle, la sensibilité esthétique dont il se doit de faire preuve à uneépoqueoùlecodepittoresqueaffinelacapacitévisuelledel'analyse,dessinentunhorizoncultureld'unetoutautreampleur.C'estdumêmecouplacompositiondupublicproduitparlalittératuredevoyagequisetrouvemodifiée.Frappanteaussi l'absencedecritiqueexercéesurleregarddesAnciens.D'où

l'intérêt,pournotrepropos,d'untexteexceptionneldeMoisantdeBrieux,quidatede1668.L'ermitedeBernières,habituéauspectacledelaMancheetquiignorelaMéditerranées'avouedéroutéparl'undesversduquatrièmeLivredel'Énéide:« Les mers farouches avaient trouvé leur repos. » Il reproche à Virgile uneobservation inexacte : « Cette peinture de la nuit est belle, reconnaîtMoisant,toutelaNaturesemblesommeiller...iln'yaquelamer,oùjenepuiscomprendrecerepos,puisquelanuit,aussibienquelejour,elleestlethéâtredel'agitation,demêmequedel'inconstance:elleasonfluxetsonreflux[...].»168.Les tactiques émotionnelles et les plaisirs induits par le mode classique de

lecture des paysages dessinent un système cohérent qu'il nous est difficile depénétrer.Leplaisirrésultetoutd'aborddel'identificationdeslieux; làsenichel'émotiondeladécouverteindividuelle.Onjoueàfairejaillirleshypothèseslesplusinattendues,afindeseprocurerlajouissancedel'interprétationdutexteparlespectacledelanature169.A défaut de l'émotion née de l'invention d'une correspondance inattendue,

s'offre la satisfaction de vérifier la concordance avérée. Le plaisir naît alorssimplement de l'accord qui s'instaure entre l'émotion du voyageur et celle del'écrivainantiquefaceàunpaysagedistinguédepuistantdesiècles;sanscompterques'insinueparfoisl'espoird'ydécouvrirautrechosequiajouteraitàlabeautédu lieu si souvent célébré. Addison se délecte de cette harmonie qui, dansl'ignorance de l'écoulement du temps, s'établit entre le voyageur et le géniedisparu.«Ilfautquej'avoue,écrit-il,quecen'apasétélemoindredesentretienset des plaisirs que j'ai eus dans mon voyage, que d'examiner ces différentesdescriptions,surleslieuxmêmes,etdeconfronterlespaysetleursituation,aveclesdescriptionsquelespoètesnousenontdonnées»170.L'adultejouitaussiduplaisirdevoirs'incarnerlesimagesquis'étaientformées

dansl'espritdel'adolescent.Levoyaged'Italieautoriselasaisiedel'unitédumoienmêmetempsqu'ilrévèlel'harmoniequi,autraversdessiècles,s'instaureentrelesspectateurs.

Lesvoyageurssaventque lepaysagede laCampaniequ'ilsontsous lesyeuxn'estpasceluiquis'offraitauregarddeVirgile.Le tremblementde terrede62,l'éruptionduVésuvede79l'ontprofondémentremodelé;ilssaventque,depuislamort du poète, des sources sulfureuses ont jailli, que les travaux réalisés parAgrippaetDomitienontbouleversé,euxaussi, leprofilet le tracédes rivages.Dumêmecoup,certainss'essaientàimaginerlespectacledisparu171;àleuresprits'impose lanotionde ruinedupaysage, sansquemontepourautant lanostalgiequi taraudera le voyageur romantique. C'est sans s'apitoyer qu'en 1739 leprésidentdeBrossesrêveaux«gondolesdorées»,àlamer«couvertederoses»et sillonnéedebarques«pleinesde jolies femmes endéshabillé galant » ainsiqu'auxconcertssurl'eaudel'antiqueBaies.Cefaisant, ildessineparavanceuntableaudepurstylenéo-classique.Enrevanche,àlafindusiècle,Swinburnesesentaccabléparlecontrastequ'ilperçoitentreladésolationactuelledeTarenteoudeSybarisetlecharmepassédesséjoursenchanteursévoquésparHorace172.Durant ledernier tiersdusiècle,sous l'influencedeWinckelmann,onaffirme

que le voyage n'a plus seulement pour but l'évocation, la confrontation,l'interprétationmais que, grâce à unemeilleure compréhension des Anciens, ilautorise la réanimation du texte. Notion qui nous est familière mais qui, mesemble-t-il, ne s'impose qu'assez tardivement. Sans doute parce que le désirnouveauimpliquait l'affinementdelacommunionesthétiqueentre levoyageuretlesartistesdel'Antiquité.Le17mai1787,GoetheécritàHerderqu'illuiafalluattendredeconnaîtrelaMéditerranéeetsesrivagespourquel'Odysséedevienne,dans son esprit, « une expression vivante »173. Plus subtile, la stratégie deSwinburne qui, par un jeu complexe de va-et-vient, attend de son voyage larévélation du texte ancien et de celui-ci la compréhension du spectacle qui sedéroulesoussesyeux.Le voyage d'Italie rassasie l'intelligence ; il foisonne d'émotions d'ordre

esthétique;misàpartlesdéveloppementsconsacrésàlagalanterie,iln'estguèrequestion du corps ou des impressions de la cénesthésie. Affleure seulement leplaisir d'arpenter le rivagemémorable, de gravir les pentes du Vésuve pour ycontemplerl'horriblecratèredanslequelPlinel'Anciens'estjeté,des'engouffrerdanslesgrottesrenduescélèbresparlesgestesdelaSibylleoulesdébauchesdeTibère. Le rivage campanien, orifice des enfers, invite en effet à un voyage enépaisseurque laproximitéduvolcan rendplus fascinantencore.Restequ'ici leplus grand des plaisirs est bien de calquer son voyage sur celui d'Enée ;d'éprouverlespérils,d'affronterlatempêtequ'illuifallutvaincre.ChezAddison,l'horreur de la côte qui sépare Rome du cap Misène révèle la tentation dusublime.L'itinéraired'Enéesefaitpourluijalonnementd'émotions;levoyageur

jouit d'entendre – ou d'évoquer ? – le hurlement des loups, le rugissement deslionsnésdesbruitsnocturnesdelamersurlesrochersdurivageescarpé174.Parfois,mais cela transparaîtplus rarementdans le textemêmedes récitsde

voyagequedansl'abondantelittératurealimentéeparlesquerellesesthétiques,levoyageur se livre à une démultiplication des plaisirs de l'interprétation ; ilcommente le paysage non plus à la seule lumière du texte antique, mais en seréférant à des œuvres modernes que celui-ci a suggérées. En attendant Lesvoyages du jeune Anacharsis de l'abbé Barthélemy, le Télémaque de Féneloninspire les Français, moins souvent il est vrai que le poème de Virgile. Laconfusion des références justifie ainsi la tactique de Jean Houel qui, près deMalte,auxabordsdecequ'onditêtre lagrottedeCalypso,guette, le livreà lamain, non plus la topographie homérique mais celle du Télémaque175. Cettemédiationenabîmesejustifie,enl'occurrence,parlalumineusepeinturedesmersantiquesproposéedansl'ouvrage.LagrottedeCalypso,quidonnesurlerivage,combine l'harmonie d'un tableau arcadien au charme d'une marine antique.L'évocation des flots qui se déchaînent au pied de la tour égyptienne oùTélémaque est retenu prisonnier, mieux que la froide copie des tempêtesvirgiliennes, augure de l'appréciation sublime de la violence de lamer176. Dès1699,Fénelon, réinterprétant lesAnciens,compose lespremièresmarinesde lalittérature française. Ainsi, au départ d'Alexandrie, l'impression cinétique queconfèreletrajetdunavire:«Lesrivagesd'Egyptes'enfuyaientloindenous;lescollinesetlesmontagness'aplanissaientpeuàpeu.Nouscommencionsànevoirplusquelecieletl'eau,pendantquelesoleil,quiselevait,semblaitfairesortirdelamersesfeuxétincelants:sesrayonsdoraientlesommetdesmontagnesquenousdécouvrionsencoreunpeusurl'horizon177.»Laconnaissancedel'artitalienduXVIIesiècle,notammentcelledelapeinture

duLorrain,contribueàstructurerleregardduvoyageurlorsquecelui-ciseportesur les rivages de lamer178. Claude a su interpréter la tradition classique à lalumièredelareligionchrétienne.IlemprunteàVirgile,etplusencoreàOvide,unmonde d'harmonie dont la beauté et le mystère, malgré le piège obscur qu'ilsrecèlent,renvoientàlasourcedivinequiordonnel'univers.Mais,danslemêmetemps,sapeintureintègrel'hymnedesPèresdel'Egliseàlabeautédumondeetpropose la réduction en symboles chrétiens des éléments du spectacle de lanature.Les scènes côtières du Lorrain, élaborées sous l'influence de Paul Bril et

d'AgostinoTassi, ont contribué à le rendre célèbre ; à partir de la fin duXVIIesiècle,ellessontmassivementexportéesenAngleterre.Claudelesconçoitcommelespendantsdespaysagesdel'intérieuret,parlecouplage,viseàrecréerl'unité

duspectacledumonde.L'artisteintègrel'horizonmarin,salumière,lesrayonsdusoleilsurlesflotsàlaterred'ordreetd'harmoniequedessinesapeinture;maisles scènes côtières déclinent aussi sous les yeux du spectateur les symboleschrétiensdel'embarquement,despérilsdularge,de l'entréedanslehavreetdetouslesépisodesquiscandentladestinéehumaine.Levoyageur-amateurdudébutdu XVIIIe siècle aime se livrer à ces jeux de miroirs de l'herméneutique. LamédiationdelapeintureduLorrainautoriseleredoublementdesonplaisir.Cette lecture à multiples facettes entre dans la complexité des tactiques qui

assurent la richesse de l'interprétation classique du paysagemalgré la pauvretéévidente du style descriptif. Le touriste qui, au point ultime de son voyage,contemplelebeaurivagecampanienaccomplitunpèlerinageenmêmetempsqu'ilcélèbreunculte179.Ilmisesurlesplaisirsdel'évocationetdel'interprétation.Ladélectation du texte s'augmente à la confrontation, celle-ci contribue àl'approfondissementdelaculturequiautoriselaconnivencesocialeinauguréeparla similitudedes itinéraires,desmanièresdevoyageretpar lacodificationdesémotions du parcours. En même temps que la beauté des chefs-d'œuvre del'Antiquité et que la pérennité de l'homme, le voyageur qui contemple la baiecélèbre implicitement cette cohésion socioculturelle des élites, que l'esthétiquenéo-classiquevavenirencorecimenter,malgré l'utilisationquienserafaiteparlesrévolutionnairesfrançais.

LeregardportésurlesrivagesdelamerdelafinduXVIIesiècleaumilieuduXVIIIe siècle s'inscrit dans le cadre d'une épistémè classique quimêle, souventconfusément quoique dans un ordre apparent, la tradition judéo-chrétienne, laphilosophiehellénistiqueetlalittératurelatine.Globalement,dominentlacraintede lamer et la répugnance pour le séjour de ses rivages. La figure de l'océanterrible, tracechaotiquedescatastrophesenfouiesdanslepassédeshommes,lacolèreimprévisibledesonimmensitémouvanteetlugubres'accordentauxpérilset à la pestilence de la plage énigmatique, ligne indécise, soumise à toutes lesincursions,oùviennentsedéposerlesexcrémentsdel'abîme.Certes,onrêveparfoissurlesableencontemplantlessignesmanifestesdela

puissanceduCréateuroudelabeautédesonœuvre.OnserendàScheveningenadmirer le labeur du pêcheur qui jouit de la miraculeuse fécondité des mersseptentrionales ; on vient goûter, sur les canaux d'Amsterdam, l'harmonie quis'instaure entre les éléments au cœur de cemicrocosmebéni par leDieu de laBible.Certes,onaccomplitlevoyagedeNaplespourleplaisird'arpenterleplusbeau des rivages classiques le long duquel éclatent l'harmonie du monde etl'accord des générations. Mais l'homme demeure au centre de ces scènes derivagepétriesdesymboles,auxsignesenchevêtrésquiattendent l'interprétation.

Larécapitulationdesélémentsconstitutifsde l'univers, l'évocationdesépisodesdeladestinéehumainehantentlesreprésentationsdel'eauetdusable.Nullepart,excepté chez de rares individus à la sensibilité prémonitoire, ne s'exprimel'admirationpourl'espaceinfinidesflots,ladélectationnéedel'analysevisuellede la substance ; nulle part ne s'exprime le désir d'affronter de son corps lapuissance des vagues, d'éprouver l'émouvante fraîcheur du sable. L'impressioncénesthésiqueestabsenteduchampdespratiquesetdesdiscours.C'est la période qui constitue l'objet de ce livre, celle qui s'étend

de1750à1840,quiconnaîtra l'irrésistibleéveildudésir collectifdes rivages.C'est alors que les côtes de l'océan apparaîtront comme le recours opposé auxméfaitsde lacivilisation,commedes lieuxoù l'onpeut lire leplusaisément lanouvelle temporalité proposée par les savants, éprouver la dissociation del'histoiredel'hommedecelledelaterre.Làsedéploientlessublimesbeautésdel'océan septentrional et le pathétique de ses tempêtes. Là, mieux qu'ailleurs,l'individu trouve désormais à se confronter aux éléments, à jouir de l'éclat del'eau,oudesatransparence.

1Voiràleurpropos,AntoineAdam,HistoiredelalittératurefrançaiseauXVIIesiècle,Paris.1962,t.1,pp.79-89(ThéophiledeViau),pp.92-98et375-380(Saint-Amant),pp.369-375(Tristanl'Hermite).Plusprécisément,sur l'attraitqu'ilséprouventpour leséjourdes rivagesde lamer,Jean-PierreChauveau,

art. cité, pp. 107-134. Jacques Bailbé, « Les paysages chez Saint-Amant », inCahiers de l'Associationinternationale des études françaises, n° 29, mai 1977, « Paysages baroques et paysages romantiques »,pp.25-44.Notonsquecespoètesonttoussubil'influencedel'ItalienMarino.2NombredepoètesduXVIIe siècles'inscriventàceproposdans la lignedesauteursdusiècleprécédent

quenousavonscités,parexemple,Sponde(Poésies,Genève,1949,p.244),Gombauld(Sonnets chrestiens,XXIII,p.291),AndréMagedeFiefmelin,quivécutàOléron(Œuvres,1601),LaurentDrelincourt (Sonnetschrétiens,1677,II,5).(CitésparJean-PierreChauveau,art.cité,pp.113-115.)3Lesdangersde lamer amoureuse, enaccordavec la traditionpétrarquiste sont évoquésparMalherbe,

Corneille,Marbœuf(Jean-PierreChauveau,art.cité,pp.115-117).4Tristanl'Hermite,Mer.5Jean-PierreChauveau,art.cité,p.125,àproposdeladescriptiondelameràlaquelleselivreLeMoyne

inPeinturesmorales,1643,t.II,p.121.6 Aspect essentiel dans ce système d'appréciation ; sur la réfraction des mondes aériens par le miroir

aquatiquedans lapoésiedeSaint-Amant,sur la réversibilitéde l'universetde l'existence,suggéréeparcelledesmetaphoresdel'oiseauetdupoisson,voirGérardGenette,«L'Universréversible»inFigures,Paris,LeSeuil,1966,pp.9-20etpp.29-36;etYvonneBellenger,art.cité,p.21.7NotonstoutefoisqueSaint-Amant,protestantconverti,quin'étaitpaslui-mêmeunespritpieux,étaitobligé

des'attirerlesbonnesgrâcesdupartidévot.8Les citations sont tirées du poème «LeContemplateur » (Œuvres,Paris, Didier, 1971, t. I, pp. 49-69.

CetteéditioncritiqueestétablieparJacquesBailbé.)9JacquesThuillier,«LepaysagedanslapeinturefrançaiseduXVIIesiècle:del'imitationdelanatureàla

rhétorique des Belles Idées »,Cahiers de l'association internationale des Études françaises, mai 1977,p.55.Notonsenoutrequecepetitgroupedepoètesétaitétroitementliéaumilieudespeintres.

10Marc Fumaroli, présentation desMémoires deHenri deCampion, Paris, Mercure de France, 1967,p.18.11HenrideCampion,Mémoires...,op.cit.,pp.172-173.12FortindelaHoguette,Testament,2epartie,chap.XXXII.«DelaConversation»,p.182.CitéparMarc

Fumaroli,op.cit.,p.317.13NoémiHepp,«MoisantdeBrieuxdevantl'antiquitéclassique»,LaBasse-Normandieetsespoètesà

l'époqueclassique,Caen,1977,notamment,pp.218-219.14«L'onrêvebiendoucementlorsqu'onsepromèneauborddelamer»,confielaGrandeMademoiselleà

MadamedeMotteville,le14mai1660.(J.Rousset,Lalittératuredel'âgebaroqueenFrance,Paris,JoséCorti,1954,p.279,note14.)15Surce sujet, encequiconcerne l'Angleterre,nous sommes très redevableàMichèlePlaisant. (Thèse

citée,notammentt.I,pp.5-11ett.II,972sq.).16AinsiJohnRay,notamment,réintroduiten1691lerôledelaProvidenceettranche,àsamanière,ledébat

crucialsurlemoded'actiondeDieu.(L'existenceetlasagessedeDieumanifestéesdanslesœuvresdelaCréation,Utrecht,1714.)L'auteurs'emploie,dèsl'introduction,àréfuterl'imagecartésienneduDieuhorloger.17Conviction exprimée notamment par JohnWoodward (Géographie physique ou essay sur l'histoire

naturelledelaterre.Paris,1735,p.27)etparWhiston(op.cit.,p.271).18GuillaumeDerham,Théologie physique ou démonstration de l'existence et des attributs de Dieu

tiréedesœuvresde laCréation.Rotterdam, 1726, passim.Cette série de qualificatifs est expriméedès lapage2.L'auteurestrecteurd'Upminsterdanslecomtéd'Essex.19Woodward,op.cit.,pp.53-54.Aprèsledéluge,Dieumitainsil'hommeen«étatd'êtreheureux»parde

«grandesoccupations»(pp.56-57);l'auteurrésouddecettefaçonleproblèmedumal:lesmaladies,lamort,laduretédulabeursontautantdemoyensutilisésparleCréateurpourarrêterleshommesantédiluviens«dansla carrière de leur folie » (p. 5.3). GuillaumeDerham, lui aussi, conçoit la terre actuelle comme une ruineréorganiséeparunenouvellecréation.20 Op. cit., p. 35. Traditionnellement et jusqu'à cette date, les formes du paysage étaient, en effet,

communément interprétées comme les vestiges d'une terre parfaite, sculptée à la Créationmais qui n'avaitcessédesedélabrer.Lathéologienaturellecontreditcettevisiond'unedoublemanière:ellesuggèrel'idéed'unrefaçonnageaulendemaindudélugeetrefusel'idéed'undéclincontinu.Acepropos,cf.lespageslumineusesdeRoyPorter,op.cit.,notamment,pp.43-46.21Op.cit., pp. 368 sq. « La conflagration » rendra le globe propre à recevoir les Saints et lesMartyrs

durant le millénium jusqu'au Jugement Dernier et jusqu'à la consommation finale de toutes choses. Ce quiconduitWhiston à distinguer quatre visages successifs dans l'histoire de la terre : paradisiaque, antédiluvien,primitif,etceluiquiseralesiendurantlemillénium;celui-cisecaractériseranotammentparl'absencedemeretdetoutréceptaclepourlesmassesd'eau.22Op.cit.,p.602.23 Abbé Antoine Pluche.Le spectacle de la nature ou entretiens sur les particularités de l'histoire

naturelle(...),Paris,1732-1750.Lesréférencessonttiréesdela7eédition(1739),t.III,289.24JeanEhrard,op.cit.,t.I,pp.186sq.25RoyPorter,op.cit.,p.102.26MichellePlaisant,thèsecitée,t.II,pp.592et990.27Dontl'attraitcroissants'accorde,bienentendu,àl'ascensiondel'esthétiquedusublime.28Après laRévolutionde1688, leswhigs s'inspirentde laphilosophiedeLocke,or celle-ci s'accorde au

sentimentd'ordreetd'harmoniequirègnedansl'universnewtonien.Cf.M.Plaisant,thèsecitée,t.I,pp.24-25.29Nieuwentijdt,L'existence de Dieu démontrée par les merveilles de la nature. La première édition

anglaisedatede1717-1719,lapremièreéditionenfrançais,de1725.Lesréférencessontextraitesdel'éditiond'Amsterdamde1760.Lacitationesttiréedel'introduction.30D'intéressants développements lui sont consacrés par PaulVanTieghem,Le Sentiment de la Nature

danslepréromantismeeuropéen,Paris,Nizet,1960,pp.14-16.En1755,àFrancfort,J.G.SulzerpubliesonTableaudesbeautésdelaNature;àsontour,ilparaphraselePsaumeVIIIetchantelesrichessescachéesparleSeigneurdansleseauxdelamer(introduction).L'auteurconstitueunexempletardifdecesvoyageurspoussésparledésird'admirerlesbeautésdelanaturevouluesparleCréateur.

31De1633à1636,lepèreYvesdeParispublieLaThéologienaturelle.Ilaimeàsepromenerenpleinairpourjouirduspectaclecontinueldesmerveillesdelanature.Douéd'uneextrêmeacuitéperceptive,ilmagnifieles vapeurs quimontent à l'horizon, le lever et le coucher de soleil.Chacunde ses pas lui propose une joienouvelle ; l'abeille, le limaçon, la fourmi le ravissent. Le moindre brin d'herbe est pour lui incitation à lacontemplationquiconduit à l'extase.HenriBrémond,Histoire littérairedu sentiment religieuxenFrance,depuis la fin des guerres de religion jusqu'à nos jours. Paris,ArmandColin, 1964, t. I, « L'humanismedévot»,notammentpp.431-443.32Ibid.,p.336.33PsaumeCIV,versets6&7etPsaumeXXXIII,verset7.34V,v.22.35 Ensemble de textes et notamment l'Hexameron de saint Basile, analysés dans cette perspective,

dès1860,parÉmileGebhartdanssonHistoiredusentimentpoétiquedelanaturedansl'antiquitégrecqueetromaine(Paris,Durand,1860,pp.199sq.)36CitéparlepèreBouhours,op.cit.,p.27.37Ainsi,LouisRacine,LaReligion,op.cit.,chantI,p.4.

«Ettoidontlecourrouxveutengloutirlaterre,Merterrible,entonlitquellemainteresserre?Pourforcertaprisontufaisdevainsefforts;Laragedetesflotsexpiresurtesbords.»

oulecardinaldeBernis,LaReligionvengée, poèmeendixchants,Paris,Kœnig,1796 (mais le texteenétaitconnubienavant).ChantIII(p.51),évoquantlaragedelatempête.

«Cependantl'ondeapprocheetmenacesesbords:Maisunbrasinvisibleensoutientlesefforts;Lamer,àsonaspectsoumiseetconsternée,Abaissedevantluisonondemutinée.»

38 0p. cit., p. 35. Ce doigt impératif du Dieu Tout-Puissant s'accorde à la sensibilité de la Réformecatholique.395eéd.,Dublin,1727,BookI,pp.20-21,«theSea».40 Idées exprimées notamment parNieuwentijdt,op.cit., p. 273, par JohnRay, op. cit., pp. 82 sq., par

Fabricius,op.cit.,p.147,parl'abbéPluche,op.cit.,t.III,p.195etparDulard,op.cit.,p.38.41Op.cit.,t.III,p.197.42AbbéPluche,op.cit.,t.III,p.194.43Nieuwentijdt,op.cit.,p.282.44Cf.Nieuwentijdt,op.cit.,pp.274-275;G.Derham,op.cit.,p.66etFabricius,op.cit.,p.146.45Op.cit.,p.339.46Op.cit.,pp.66sq.47Op.cit.,p.41.48Thomson,LesSaisons,traductionfrançaise,anIII.49Surtouscespoints,op.cit.,pp.274sq.50IdéeexpriméeparNieuwentijdt,op.cit.,p.284,parBlackmore,op.cit., p.21,par l'abbéPluche,op.

cit.,t.III,p.190etDulard,op.cit.,p.38.51Développénotammentparl'abbéPluche,op.cit.,t.III,pp.274-275.52Cf.Dulard,op.cit.,p.65.53Démonstrationdel'existencedeDieu,1repartie,chap.VIII,citéparJeanEhrard,op.cit.,t.II,p.622.

Fénelondétruitainsiunvieilargumentenfaveurdel'incohérencedelastructureduglobeetdel'absurditédelarépartitiondesterresetdesmers.54Op.cit.,t.III,p.211.55PèreBouhours,op.cit.,p.25.56Cf.Nieuwentijdt,op.cit.,p.278.

57NotammentcellesdudélugeetcelledesbornesimposéesparDieu.58Op.cit.,p.82.59Fabricius,op.cit.,p.125.Cefaisant,lethéologienseréfère,quelquepeuabusivement,aupèreKircher,

àBoyle,àMarsiglietaujésuiteLouisFeuillée.60Placépar lepèreBouhoursdans labouched'Eugène,op.cit.,p.31.Même idéeconcernant la réplique

souslamerdesespècesquiviventsurlaterrechezErichPontoppidan,op.cit.,p.149.61PèreBouhours,op.cit.,p.31.62Op.cit.,p.44.63Op.cit.,p.149.64Op.cit.,pp.10-11.65 Il importemêmedenepas sous-estimer le poids des conceptions finalistes chez les savants duXVIIIe

siècle,voiredudébutduXIXesiècle.RoyPorter(op.cit.,pp.192-196)faitremarquerqueJamesHuttonlui-mêmeenportel'empreinte.66Cf.DanielMornet,LeSentimentdelaNatureenFrancedeJean-JacquesRousseauàBernardinde

Saint-Pierre.Paris,Hachette,1907.L'auteurconsacre,pp.287-291,d'intéressantesnotationsauthèmedelamerdanslalittérature.67Jacques-HenriBernardindeSaint-Pierre,ÉtudesdelaNatureinŒuvresComplètes.Paris,Méquignon-

Marvis,1818,t.3,pp.150-151.68Ibid.,pp.154et213.69ŒuvresPosthumesdeJ.H.BernardindeSaint-Pierre,«Harmoniesde laNature»,Paris,Lefèvre,

1833,t.II,p.183.70IlenestainsipourMisson(Nouveauvoyaged'Italiefaitenl'année1688.Paris,1691,t.I.pp.2sq.

L'auteurvisiteaussilaHollande)etpourDideroten1773-1774(VoyageenHollandeetdanslesPays-Basautrichiens,inŒuvresComplètes,Paris,LeClubfrançaisduLivre,1971,t.XI,p.365).71Lienenglobédansl'allianceplusvasteentrelareligionetl'essoréconomiqueétablieparMaxWeber.72Surcepoint,voirRoelofMurris,LaHollandeetlesHollandaisauXVIIeetXVIIIe sièclesvuspar les

Français.Paris,Champion1925,notammentpp.30-31.L'auteurciteàceproposlesappréciationsdeFrançoisJaniçon (État présent de la République des Provinces-Unies, La Haye, 1729-1730), admirateur desHollandais«quimettentdesbornesàl'onde»,ainsiquecellesdeDaignanen1777(Murris,op.cit.,p.37).73Op.cit.,p.337.74Ainsi,l'abbéCoyeren1769(Voyaged'ItalieetdeHollande,Paris,Duchesne,1775,t.IIp.220).75CequefaitaussiCarloPilatidiTassulole20juin1778(VoyagedelaHollandeouLettressurcepays,

Haarlem,2eéd.1790,t.I,pp.74sq.).76Op.cit.,t.I,p.142.77NousempruntonsiciàWolfgangStechow,DutchLandscapePaintingofthe17thCentury.London,

Phaidon,2e éd. 1968, notammentpp. 110-123 ; àF.C.Willis,Die niederländischeMarinemalerei, Leipzig,1911;àLionelPreston,SeaandRiverPaintersoftheNetherlandsintheSeventeenthCentury,1937etàLaurens J. Bol, Die Holländische Marinemalerei des 17. Jarhunderts, Braunschweig, 1973, enfin àl'ouvragecitédeGeorgeShepardKeyes,notammentpp.17sq.78WolfgangStechow,op.cit.,p.110-114.79 C'est d'ailleurs lorsque le voyage de Hollande devient une mode chez les Français, vers 1745 selon

Murris,ques'accomplitl'émergencedelanouvellesensibilitéquej'aientreprisd'étudier.80Murris,op.cit.,p.25.81Ibid.,p.23.82Misson,op.cit.,t.I,p.11.CarloPilati,op.cit.,t.I,passim.83RecueildesœuvresdeMadameduBocage, t. III,«Lettressur l'Angleterre, laHollandeet l'Italie»,

Lyon,1764,p.101(lettreàsasœur,LaHaye,20juin1750).84Et queCharlesOgier, à titre d'exemple, apprécie tant dès 1636 (cf.Murris,op.cit., p. 24). En 1719,

l'abbéPierreSartrequivisitelaHollandes'extasiesurl'effetproduitparcetteanimation.(CitéparMurris,op.cit.,p.21.)85Cf.leguidedeBoussingault(vers1660)etLombarddeLangres(en1799)(Murris,op.cit.,p.26.)

86Cen'estqu'aumilieuduXVIe siècle–notammentdans l'EuropeduNord–que lapeinturedepaysagedevientungenre,mineur,etquedesspécialistescommencentdeproduirepourunmarchéassezlarge;maisc'estunsiècleauparavantque l'ondétecte lespremiers tableauxdepaysagesansautresujetassignable (cf.E.H.Gombrich,«TheRenaissanceTheoryofArtandtheRiseofLandscape»,inNormandForm,London,1966,pp.107-121etSvetlanaAlpers,TheArtofDescribing:DutchArt in theXVIIthCentury, Chicago,1983. L'auteur (cf. p. 128) souligne le rôle de la peinture topographique des ports dans la naissance de lamarine enEuropeduNord.Lespeintres septentrionauxqui, auXVIe siècle, accomplissent le voyaged'Italiesont, à son avis, plus attirés par le spectacle du monde qu'ils ne sont tenaillés du désir de contempler lesvestigesdel'artantique.87CitéparMurris(op.cit.,p.26).88Op.cit.,t.I,p.6.89DavidHume,journaldevoyage,citéparO.Brunet,PhilosophieetesthétiquechezDavidHume,Paris,

Nizet,1965,p.41.D'autresvoyageursanalysent cette impression,notammentMadameduBocage (op.cit., t. III, p. 82, La

Haye,20juin1750),l'abbéCoyer(op.cit.,VoyagedeHollandeen1769, t.II,p.238)et,plustard,JosephMarshall(Voyagesdans lapartie septentrionalede l'Europe,pendant lesannées1768.1769et 1770.Paris,Dorez,1776,pp.11-12)etSamuelIreland(APicturesqueTourthroughHolland,BrabantandPartofFranceMadeintheAutumnof1789,Londres,Egerton,1789,t.I,p.23);plustardencore,AndréThouinditavoiréprouvélemêmesentimentàBuysklootaucoursd'unséjoureffectuéenfévrier1795(VoyagedanslaBelgique,laHollandeetl'Italie.Paris,40,rueLaffitte,1841,t.I,p.309).900p.cit.,t.II,p.259.91AndréThouinl'indique,op.cit.,t.I,p.172.92Diderotdéclarequ'Amsterdam,pourcetteraison,estunevilleinfecte(op.cit.,p.429);JosephMarshall

(op.cit.,p.88),ledocteurEdwardRigby(Voyaged'unAnglaisenFranceen1789,Paris,NouvelleLibrairienationale,1910,p.234)etAndréThouin (op.cit., t. I,p.282)considèrentcetteodeurcomme insupportablepourlesétrangers.93Misson(op.cit., t. I,p.11)etAubrydeLaMotraye(citéparMurris,op.cit.,p.33)considèrentainsi

queceluidelarégiondeLaHayeestlemeilleurdupays.94Misson,op.cit.,t.I,p.11,Pilati,op.cit.,t.I,p.47(1778).95Pilati,op.cit.,ibid.96SamuelIreland,op.cit.,t.I,pp.72-73.97 Samuel-François l'Honoré, La Hollande au XVIIIe siècle ou Nouvelles lettres contenant des

remarques....LaHaye,1779,p.67.L'auteuraeffectuélevoyageen1776.98Diderot,op.cit.,pp.425sq.Notonstoutefoisqu'ilconvientdenepasselaisserillusionnerparlacouleur

localeduVoyageenHollande ;Diderot apuisé abondammentdansdesouvragesantérieurs, telsqueceluipubliéen1750parA.delaChesnayeduBois;àcepropos,G.Charlier,«DiderotetlaHollande»,Revuedelittératurecomparée,t.LXXXII,1947,pp.190-229.Ann Radcliffe,Voyage en Hollande et sur les frontières occidentales de l'Allemagne fait en 1794.

Paris,Buisson,anV,t.I,pp.67-69.990p.cit.,t.I,p.11.100Pratiquedécriteparl'abbéCoyer(op.cit., t.II,p.266),parCarloPilati(op.cit., t. II,p.174),parJ.

Marshall(op.cit.,p.32).101CarloPilati,op.cit.,t.II,p.176.102JosephMarshall,op.cit.,p.32.103 J. de Luc visite la Hollande en passant mentalement en revue les œuvres des paysagistes. Samuel

Ireland(op.cit.,t.I,p.74)écriten1789,àproposdesonvoyageàScheveningen:«Ilmesemblequ'ils'estproduitpeudechangementdepuisletempsdeVanGoyen,deSimondeVligeretd'autrespeintreséminentsquiontpenséqu'ils'agissaitlàd'unobjetdigneducrayon.»104Compte tenu de la perte d'uneœuvre deDürer datée de 1598. Cf.W. Stechow,op. cit., p. 101 et

Panofvsky,AlbertDurer,1943,p.10.105NotammentAertVanderNeer.106TémoinsonScheveningenquidatede1658.

107Cf.S.deVlieger,1643.108Etparfoislesmêmes.109W.Stechow,op.cit.,p.109.110 A ce propos, David Cordingly, Marine Painting in England, 1700-1900. Studio Vista, 1974,

notammentpp.15-16.111C'estlecasdeSamuelIreland.112CommelefaitJosephMarshall.1130p.cit.,p.426.1140p.cit.,t.I,p.227.115LesécrivainslatinssontnombreuxàvanteravecTacitelemagnifiquerivagedeCampanie,Tacite,Hist.

III,60.A ce propos, cf. D. Goguey « La Campanie dans la littérature latine : réalités géographiques ».

Caesarodunum,op.cit.,notammentpp.18-19etR.F.Paget,«FromBaiae toMisenum»,Vergilius, XVII,1971,pp.22-38.116Tacite,Hist.I,2.117Anne-MarieTaisne(«PeinturesdesvillaschezStace».Caesarodunum,op.cit.,pp.40sq.)souligne

combienlecalmedel'élémentliquide,malgrélelointaingrondementdelamer,entredansl'agrémentéprouvéàl'intérieurdelavilladePolliusFelixàSorrente.118Cf.E.deSaint-Denis,op.cit., pp.159-176.D'une façonplusgénérale,voir aussi le classiqueHenry

RushtonFairclough,LoveofNatureamongtheGreeksandRomans,NewYork,reprint,1963.119Cf.infra,pp.171sq.120Sansoublier,bienentendu,lavisitedeVeniseetlecheminementlelongdesrivesdel'Adriatique,parfois

considérécommeunitinéraireplusaisé.121Cf. ElisabethChevallier, « La découverte des paysages de l'Italie du sud dans la secondemoitié du

XVIIIesiècle:levoyagepittoresquedel'abbédeSaint-Non»,Caesarodunum,op.cit.,pp.89-108.Cequiconduitàsouligner,àcepropos,l'importancedupériplecôtiereffectuéen1778-1779parl'équipede

VivantDenon.122Misson,op.cit.,t.I,p.273.123CitéparElizabethWheelerManwaring,ltalianLandscapein18thCenturyEngland.AStudychiefly

oftheInfluenceofClaudeLorrainandSalvatorRosaonEnglishTaste.1700-1800,reprint,New-York,Russell,1965,p.9.1240p.cit.,Journal...,t.I,p.242etp.227.125VoyageenItaliedeMonsieurl'abbéBarthélemy,Paris,Buisson,1801,p.55.126AbbéCoyer,op.cit.,t.I,p.239.127MichellePlaisant, thèsecitée, t. I, p. 73, qui consacre d'intéressants développements à ce sujet, cite

l'exemple deLordChesterfield qui inscrit son fils à l'école deWestminster pour qu'il y acquiert le « savoirclassique,qui,danscepays,estnécessaireàun jeunehommedequalité» (cf.S.W.Brewer,Design foraGentleman,London,ChapmanandHall,1963,p.64).Lesécrivainslespluscélèbres,telsAddison,GrayouledocteurJohnsonrédigentunepartiedeleurœuvre

enlatin.128Unaristocrateanglaisexigedesefaireenterreraveclesœuvresd'Horace;en1745,condamnéàêtre

décapité,lordLovatciteHoracesurl'échafaud.ExemplescitésparMichellePlaisant,thèsecitée,t.I,p.74.129 Cf. Georges Snyders, La Pédagogie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1965 ; Roger

Chartier,Marie-MadeleineCompère,DominiqueJulia,L'éducationenFranceduXVIeauXVIIIesiècle.Paris,S.E.D.E.S., 1976, et JeandeViguerie,L'Institutiondes enfants.L'éducationenFranceXVIe-XVIIIe siècle.Paris, Calmann-Lévy, 1978, Chapitre VI, « Les humanités », pp. 159-194. L'article de Daniel Milo, « Lesclassiquesscolaires»estparudansLesLieuxdeMémoire(sousladirectiondePierreNora),Paris,Gallimard,t.II,«LaNation»,vol.3,pp.517-562.130Cf.P.A.Février,«Lamaisonetlamer,réalitéetimaginaire»,inL'Hommeméditerranéenetlamer,

Colloquecité,p.342.

131 Cf. Alain Schnapp, « Archéologie et tradition académique en Europe aux XVIIIe et XIXe siècles ».Annales,Économies,Sociétés,Civilisations,vol.37,nos5-6,sept-déc.1982,pp.760-777.VoiraussiFrancisHaskell etNicholasPenny,Tasteand theAntique,TheLure ofClassical Sculpture.

1500-1900. Yale Univ. Press, 1981 ; Kenneth Hudson, A Social History of Archeology : the BritishExperience,London,MacMillan,1981,etGlynDaniel,HistoryofArcheology,London,ThamesandHudson,1981.132Remarquessurdiversendroitsd'ItalieparM.AddisonpourservirauvoyagedeM.Misson,t.IV,

Paris,Pissot,éd.de1722.133 L'archéologie classique ne cessera de jouer, jusqu'au cœur duXIXe siècle, un rôle déterminant dans

l'histoiresocioculturelledel'Occident,cf.AlainSchnapp,art.cité.134 Sur le rôle desDilettanti dans la redécouverte de laGrèce et sur l'intérêt porté à laGrèce par les

collectionneurs, les « Antiquaires » et les architectes néo-classiques, voir Fani-Maria Tsigakou, La Grèceretrouvée.Paris,Seghers,1984,pp.18sq.135 Sur celui-ci, cf. Daniel Roche, Le Siècle des Lumières en province. Académies et académiciens

provinciaux.1680-1789.Paris,LaHaye,Mouton,1978.En ce qui concerne la Grande-Bretagne, l'ouvrage cité d'Elizabeth Wheeler Manwaring décrit fort bien

l'ascensiondecemilieud'amateurs.136Révélateur,àcepropos,E.Veryard,AnAccountofDiversChoiceRemarks...Taken inaJourney

throughtheLow-Countries,France,Italy,andPartofSpainwiththeIslesofSicilyandMalta.Londres,SmithandWalford,1701.Levoyageurqui,lefaitestalorsassezrare,visiteaussilaSicile,notelaconsistanceet la température du sable deBaies (p. 220), décrit les grottes et les curiosités naturelles. Il n'en reste pasmoinsqueleregardestordonnéparlesAnciensetqueVeryards'intéressesurtoutauxvilles,auxAntiquitésetauxmœursdupeuple.137SurleGrandTour,voirnotamment:GeoffreyTrease,TheGrandTour,Londres,Heinemann,1967,et

ChristopherHibbert,TheGrandTour,Londres,WeidenfeldetNicolson,1969.138Surl'âged'oretlacodificationduvoyagedeRomeauXVIIIesiècle,ainsiquesurlegenreparalittéraire

qu'ilasuscité,voirJeanRousset,«SepromenerdansRomeauXVIIIesiècle»inThèmesetfiguresdusiècledesLumières.MélangesoffertsàRolandMortier,Genève,Droz,1980,pp.239-250.139InstalléàNaplesàlafindesavie,lordShaftesbury,lointaininitiateurdelamodedel'âmesensible(cf.

Georges Gusdorf,Naissance de la conscience romantique au siècle des Lumières, Paris, Payot, 1976,pp.219-244), contribue,par sonexemple, àdessiner ce systèmed'appréciationqui rend incompréhensible lenéo-classicismeanglaisàquinégligedeprendreencompteleGrandTour.140Etl'onsongeiciàMontaigne.141Addison,àl'extrêmefinduXVIIesiècle,s'amuseàétablirlecataloguedetouteslesrichessesdel'Italie,

laboratoire des types de gouvernement, « grande école de la musique », terre des collections et desbibliothèques fameuses, des cabinets de curiosités, demédailles et d'«Antiquités » ; « on y trouve, écrit-il,quelquechosedeplusparticuliersurlafacedelaterreetquelquechosedeplusétonnantdanslesouvragesdelanature,qu'enaucunautreendroitdumonde».(op.cit.,Préface,ainsiquelacitationquisuit).142Mémoires de Gibbon, Paris, La Décade philosophique, an V, t. II, « Extraits raisonnés de mes

lectures»,13oct.1763,p.83.143Acepropos,ilconvientdesoulignerl'influencedesinjonctionsdeMisson,notammentdecellesquisont

détailléesop.cit.,t.II,pp.290sq,etregroupéessousletitre:«Mémoirepourlesvoyageurs»;texteessentielpourleshistoriensdesmanièresdevoyager.144Atitred'exemples,lesrécitscitésduPrésidentdeBrossesetdel'abbéCoyer.145CeseralecasdeGoetheen1786.146MichelButor,«Levoyageetl'écriture»,Romantisme,1972,n°4,p.14.147Unebibliographieconsidérableestconsacréeàl'histoireduvedutisme,cf.ElisabethChevallier,art.cité.

p.106.148O.Brunet,op.cit.,p.41.149Addison,op.cit.,pp.130-131.150PrésidentdeBrosses,op.cit.,t.I,p.225.

151AbbéCoyer,op.cit.,t.I,p.223.152Jean-BaptisteMercierDupaty,Lettressurl'Italieen1785,Rome,1788,t.II,p.176.153 Voyages dans les Deux Siciles de M. Henri Swinburne, dans les années 1777, 1718,

1779et1780,Paris,Barrois,1785,passim,notamment,enavril1777,lorsduvoyagedeNaplesàTarente(cf.p.81).154Processusaiséàdécrypter,comptetenudelaprolixitédelalittératurenormative,dontlesouvragesde

GuyotdeMerville,del'abbéJ.Richardet,plusencore,deJérômeJ.deLalandeconstituentlesbest sellers,auxcôtésdesprincipauxrécitsdevoyagesévoquésici.155LejeuneBérenger,sensibleàlabeautédescôtesdesaProvencenatale,erre,vers1770,surlaplage

marseillaise;ilvientyrelireavecvoluptéThéogèneouDaphnis,GessnerouFénelon.

«Là,disais-je,àtraversleseaux,desGrecs,pourfondermapatrie,vinrent,dufonddel'Ionie,fixerl'ancredeleursvaisseaux.Ici,cepeupleredoutable,cesfiersRomainsontrespiré;IciMilonasoupiré;Césarfoulaitcemêmesable.»

LesSoiréesprovençalesouLettresdeM.L.P.Bérengerécritesàsesamispendantsesvoyagesdanssapatrie.Paris,Nyon,1786(écritsen1783),t.I,p.99.Depuis 1978, une E.R.A. du C.N.R.S. se consacre à l'analyse systématique des modalités de la

«découverte»delaProvenceauXVIIesiècle.Lesconclusionsprovisoiressoulignentuntriplesentimentchezlevoyageur : legoûtdesantiquités (ilperçoit laCrauau traversdes textesantiques), l'attraitexercépar lesimages du christianisme primitif (ici, la vie de laMadeleine) et la curiosiré pour le commerce urbain ou lafertilitédesjardins.Toutcelaengendreunelittératuredepanégyriqueetdecataloguequis'accordeàlafiguredu voyage classique, cf. Louis Godard de Donville, « Présentation de l'E.R.A. sur la découverte de laProvenceauXVIIesiècle»,inLaDécouvertedelaFranceauXVIIesiècle.Paris,éditionsduC.N.R.S.,1980,pp.551-562.156 Jean-Marie Roland de la Platière, Lettres écrites de Suisse, d'Italie, de Sicile et de Malte,

Amsterdam1780,t.III,pp.118-119.157Addison,op.cit.,p.186.158Ainsiprocède,nousl'avonsvu,MercierDupatyen1785,op.cit.,t.II,p.176.159Misson,op.cit.,t.I,p.316.160Que suggère le texte de Suétone, cf.Addison,op.cit., p. 185, à propos des « plaisirs brutaux » de

l'empereur;lelieuestaussiévoquéparl'abbéCoyer,op.cit.,t.I,p.239.161Ainsi,Misson,op.cit.,t.I,p.317.162ParadoxalechezAddison,cf.AlainBony,JosephAddisonetlacréationlittéraire.Essaipériodique

etmodernité,thèse,ParisIII,1979,pp.395ou566sq.163Al'exceptiondeJ.B.MercierDupatyqui,en1785,s'emploietardivementàenbrosserune,d'inspiration

néo-classiqueetquirévèleunesensibilitéaiguisée(op.cit.,t.II,p.309):«Mespenséess'amollissentsurtoutà ce silence qui se répand, demoment enmoment, sur ces rivages, et du sein duquel s'élève par degrés letouchant concert du soir, composé du bruit mélancolique des rames qui sillonnent les flots éloignés, desbêlementsdestroupeauxrépandusdanslesmontagnes,desondesquiexpirentenmurmurantsurlesrochers,du frémissement des feuilles des arbres, où les zéphyrs ne se reposent jamais, enfin, de tous ces sonsinsensibles,éparsauloindanslescieux,surlesflots,surlaterre,quiformentencemoment,commeunevoixincertaine,commeunerespirationmélodieusedelanatureendormie!»164Surl'influencedupoètelatinsurThomson,cf.lathèsecitéedeMauricePla,passim.165Al'exceptionduPrésidentdeBrosses,fascinéparlesplaisirsdelaBaiesantique.166Sonincompréhension,àcepropos,estfortrévélatrice:AddisonnepeutimaginerquelesRomainsaient

pusedélecter,l'été,delavillégiaturemaritimelelongdesrivagesdelabaiedeNaples(op.cit.,p.162);ilsedéclarepersuadéqu'ilsyvenaientl'hiver.

167Laquelle,toutefois,iraens'élargissantdurantlasecondemoitiédusiècle,commeentémoigneletextedeMercierDupatycitéci-dessus.168MoisantdeBrieux,Œuvreschoisies.Caen,LeBlanc-Hardel,1875,p.211.169Amaconnaissance,ilfautattendrelapublicationduCosmosdeHumboldtpourques'imposel'idéequ'il

estvaindechercherdansl'Enéideladescriptiontopographiqued'unitinéraire.170Addison,op.cit.,préface.171TelsAddison,op.cit.,p.183,àproposdelabaievuedeCaprioulePrésidentdeBrosses(op.cit.,t.I,

p.252)quis'efforcedereconstituerenimaginationlabeautédurivageantique.172Swinburne,op.cit.,pp.196sq.173JohannWolfgangvonGoethe,VoyageenItalie,trad.MauriceMutterer,Paris,Champion,1931,p.325.

A propos de ce voyage et de l'aptitude de l'auteur à lire le temps dans l'espace, voir Mikhaïl Bakhtine,Esthétiquedelacréationverbale,Paris,Gallimard,1979,«Leromand'apprentissage»,III,«L'espaceetletemps », pp. 232-257. D'une façon plus générale : Humphry Trevelyan, Goethe and the Greeks, réed.Cambridge,1981.174Addison,op.cit.,pp.192sq.175 JeanHouel,Voyage pittoresque des isles de Sicile, deMalte et de Lipari (...), Paris, 1782, t. IV,

p.115.176Fénelon,Télémaque,op.cit.,pp.67et95.177Ibid.,p.102.Onretrouvera,en1755,lamêmeimpressioncinétiquechezFielding,cf.infra,p.161.178Ainsi,àproposdel'influencedupeintresurShaftesbury,cf.ElizabethManwaring,op.cit.,p.17.179Attitudeévidente,parexemple,chezVivantDenon.

LEDESSIND'UNPLAISIRNOUVEAU

CHAPITREI

LANOUVELLEHARMONIEDUCORPSETDELAMER

A–Lerelaisdesanxiétésetdesdésirs.Laruéedescuristesverslesrivagesdelamer,quis'amorcevers1750,viseà

desserreruneangoisseancienne ;elleentredans les tactiquesde luttecontre lamélancolieetlespleen;maisellerépondaussiaudésirdecalmerlesnouvellesanxiétés qui, tout au long du XVIIIe siècle, gonflent et se relaient au sein desclasses dominantes. C'est bien ce qui fait la richesse du discours médicalconsacréauxvertusdel'eaufroidedelameret,plusencore,auxindicationsdubainàlalameetdelavillégiaturecôtière.Médecinsethygiénistesdisentl'alarmeetledésirenmêmetempsquelaconnaissancescientifique;leurdiscoursproduit,assumeoucodifiedespratiquesqui,plustard,réussirontàleuréchapper.Lagénéalogiedescomportements impose iciunbref rappeldes figuresde la

mélancolie, chapitre sans doute le plus achevé de l'histoire des mentalités àl'époque moderne1. L'acedia médiévale, diabolique pourriture de l'âme quipoussaitàdésespérerdusalut,avaitlongtempsalimentéladiatribedesautoritésecclésiastiquesavantquelesmédecins,renouantavecl'antiquethéoriehumorale,n'enviennentàconforterlediscoursdesthéologiens2.AuXVIeetàl'aubeduXVIIesiècle,lamélancolieestàlamode.Parlasuite,cettemorbidedélectationdéclinedanslaFrancedeLouisXIV.Ladouceurdelaspiritualitésalésienne,lavigueurducombatmenéparlesJésuitescontrel'acedia,lafascinationexercéeparl'artdevivre cicéronien, la « sociabilité thérapeutique » qui se déploie à la courdessinentunefficacedispositifdeluttecontreladysharmoniedel'âmeetducorpsqui définit l'insidieuse maladie. Le classicisme français dévalorise letempérament mélancolique et les spectateurs de Molière s'amusent dumisanthrope.Outre-Mancheenrevanche,lesclassesdominantesdemeurentsousl'empirede

ce que l'Europe entière désignera bientôt sous le terme de spleen. En 1621,Robert Burton publie son Histoire de la mélancolie3, appelée à exercer uneénorme influence sur le comportement des aristocrates britanniques. Contre la

maladie, l'auteur déploie une ample et complexe stratégie quimêle le souci del'environnement, les préceptes hygiéniques, les soins du corps à une subtilethérapeutique de l'âme, ou plutôt de l'esprit. Burton invite tout d'abord lemélancolique à choisir judicieusement le lieu de son séjour. Il se réjouit deconstateràceproposquelesmembresdelagentrysepréoccupentbeaucoupdelaqualitédel'environnementdanslequelilsdécidentdevivre4.Enaccordaveclatradition hippocratique, le mélancolique saura que « tel est l'air, tels sont leshabitants »5. Il préférera un sol sec, une région « accidentée et parsemée decollines»6,dépourvuedesourcesdeputréfaction.Ilchoisirades'installersurune«éminencedominantunhorizonétendu»6.Burton évoque à l'appuide sa thèsel'excellentesantéetl'étonnantelongévitédeshabitantsdesOrcades,«duesàl'airvif et purificateur qui souffle de la mer »7. Cela dit, l'auteur, lui-même detempéramentmélancolique,neconseillepasauxAnglaisd'imiterlesNapolitainsetdeconstruireleurdemeuresurleborddeleurshumidesrivages;ilseraitdoncexcessifdeleconsidérercomme«l'inventeurdelamer».Tout comme Celse jadis, Burton insiste sur les bienfaits de la diversité ; il

conseille levoyage, les séjours alternés à laville et à la campagne, l'équilibredesexercicesducorpsetde l'esprit. «Unbonpointdevueà lui seul, écrit-il,calmeralamélancolie»8.Lavariétédupaysageentredoncdanslathérapeutiquequ'ilpropose.Ainsi,leshabitantsdeGênes,deNaplesoudeBarcelone,commeautrefois ceux d'Egine et de Salamine, ont sous les yeux un « prospect » quiréjouit leurs âmes ; la Méditerranée en effet introduit de la variété dans lepaysage. Sur les flancs des amphithéâtres qui dominent une baie sont installéesdesdemeuresd'oùl'onjouitd'«unebellevuesurlamer».Lespectacledesîles,lemouvementdesbateauxajoutenticiauplaisird'apercevoirl'animationdelarueoulareposanteverduredesjardins.LelivredeBurton,immensecataloguedetopoi,ressassenombredepréceptes

antiques.Comme tous les objets de l'univers, l'homme a besoin demouvement.L'exerciceluiestdoncbénéfique.L'auteurprêcheenfaveurdesruralsports; ilconseillel'équitation,lapêche,lanatation,le«football»,le«bowling»etunegammed'autresjeuxquientrentdanslesrécréationsdupeuple.Emprunteràcelui-ci sagaieté, savigueurparticiped'une thérapeutiquequimisesur lacirculationsocialedespratiques.Ilfautdire,pourcequinousconcerne,quelebaindemerou de rivière était jusqu'alors considéré comme une distraction immorale,abandonnéeaupeuplesansmanières;autempsdeBurton,ildevientunepratiqueautorisée.En1622,HenriPeachamconsidèremêmequelevraigentlemansedoitde savoir nager. L'Histoire de la mélancolie, bourrée de références authermalismeantique,aainsifavorisél'ascensiondelamodedubainthérapeutiqueetlaprospéritédesspas*quisemultiplientàl'intérieurdupays.

Quandbienmêmelechasseurnetueraitaucungibieretlepêcheurn'attraperaitaucunpoisson, lesdeuxn'en jouirontpasmoinsdubonair,dudouxparfumdesfleursetduchantdesoiseauxquiguérissent lemélancolique.Eneffet, renouantavec la tactique jadis élaborée par saint Bernard, Burton prône l'excursion, lapromenade entre bois et rivière dans les « lieux agréables ». L'énumération àlaquelleilselivredes«pleasantplaces»obéitaucodeclassiqued'appréciationdupaysageetl'onsaitquelejardinanglaisentreradanslaluttecontrelespleen.Burtonprivilégielecadrechampêtreetoubliedeciterlerivage.Ilreconnaîtdoncqueleborddelamerprocureunairsalutaire,unréjouissantpointdevue;maisilnesongepasencoreàenfaireunlieudepromenadeoudevillégiature9.Aulendemaindelapublicationdulivre,denouvellesinquiétudesstimulentle

désir de recours. Entre 1645 et 1660, répétons-le, l'aristocratie anglaise,radicalement menacée dans son pouvoir politique et social, se rue vers lacampagneafind'ygoûter les joies compensatricesde la retraite.Dans lemêmetempsgonfle lavieillediatribecontre lavillequi,naguère,avaitdéjàassuré lesuccès duParfait pêcheur d'I. Walton10. Depuis le XIIIe siècle en effet, on seplaignaitdumauvaisairdeLondres.En1578,lareineElisabethavait,dit-on,étéamenée,pourcetteseuleraison,àquitterlacapitaledevenueinsalubre.AuXVIIesiècle, les plaintes collectives contre les fumées sulfureuses de charbon semultiplient, à Sheffield, à Newcastle comme sur les bords de la Tamise. JohnEvelynmènelaguerrecontrelefléauauseindel'opinion.Enbref,outre-Manche,lethèmedelapathologieurbaineaprécédédebeaucoupceluiquisedéploieraenFranceàlafindel'AncienRégime11.Significativeàcetégardl'œuvredeRichardSmollett12,contemporainedelafabricationdelamodedubaindemer.L'auteurdeRoderickRandom regroupe en faisceau les éléments de la diatribe. Il crie sonindignationcontrelapollutiondel'airdelacapitaleetdel'eaudelaTamiseparlapoussière,lesfumées,lesimmondices.L'entassementdelafouleputridedansles salles de bal ou dans les établissements balnéaires de Bath le révulse. Lethèmeexcrémentiel,omniprésentdanssonœuvre,conforte ladénonciationde lacorruptiondesgoûtscitadins.Unclassiqueglissements'opèredanssondiscoursde l'hygiénique au moral. A la ville, se produit une inversion des critèresd'appréciation,triomphelaperversiondesnourrituresvisqueusesoufrelatées,sedéploientdespuanteursdélibérées,tropbientolérées.Lamobilitésociale,leluxeostentatoireconstituentautantdesignesdusuicidecollectifquiravagelacité.Le Docteur Smollett est fasciné par la pureté de l'eau ; c'est un apôtre

inlassable de l'hydrothérapie à laquelle il a, dès 1742, consacré son premierouvrage13;adeptedubainfroid,ilseplongedanslamer,séjournelonguementsur

lescôtesfrançaisesetitaliennes.Bref,ilattesteparsaconduitelelienquisenoueentreledégoûtdelaville,devenuegluante,etledésirdurivage.Reste que l'émergencede cette diatribe, comme le goût de la retraite puis le

désir de la détente et du délassement, ont précédé de beaucoup la vogue deBrighton. Il convient de s'interroger sur les raisons du décalage. L'attrait quesuscite la nature reste longtemps purement littéraire ; la campagne, le jardin,«synthèsedudomestiqueetdusauvage»,focalisentalorsledésir14.Enrevanche,onnepeuthumilierl'océan,rétifàtoutedomestication;l'hommen'ypeuttrouverun authentique abri, s'y construire une seconde demeure. L'élément liquide,irrémédiablementsauvage,figurel'étatprimitifdumonde.Leborddelamerlui-même échappe à l'action de l'homme ; il se prête mal à l'apparent désordreconstruit qui plaît tant dans le jardin anglais. Surtout, le site auquel on ne peutfaire violence ne garde pas la trace de l'histoire humaine ; le sable et l'eaueffacent le signe comme ils échappent au plan.Mis à part le port et la digue,souventprécaires,etlespectaclemobiledesvoiles,leborddemernepeutoffrirau regard de preuves d'une nature maîtrisée. Pour que le rivage entre dans lechampdesattraits,ilfaudraquemonteledésirduspectaclesublimeetsurtoutques'imposel'impératifthérapeutique.Au XVIIIe siècle en effet, en France comme en Angleterre, se dessinent de

nouvelles figures de l'inquiétude. Celles-ci s'accordent à l'ascension de l'âmesensible.Lesmédecins,contrairementàlatraditionhippocratique,tendentàfairedu diaphragme le régulateur de la sensibilité, le « centre du tumulteintérieur »15 qui exerce avec le cerveau une instable dyarchie. Siège del'inquiétude,déclencheurduspasme,cetorganetraduit«l'altérationessentielledel'équilibre vital »16 ; ainsi s'explique l'importance qu'on lui accorde tandis quegrandit l'attentionportéeauxnerfs et à tous lesdérèglementsde l'âme,quivontpeu à peu s'incarner dans une gamme de figures inquiétantes. Les vapeurs,l'hystérie, la nymphomanie, la crise périodique alimentent une proliférantelittératurequisoulignetoutàlafoislaspécificitédelanatureféminineetcelledustatut social de la femme17. Lesmédecins s'attardent avec complaisance sur lesdangers de la puberté, de la maternité et de la ménopause ; ils accentuent ladécoupedesâgesde laviequis'opèredans tout lechampsocial.Cetteprolixelittérature renseigne secrètement sur les troubles du psychisme de l'homme ;spectateur fasciné des désordres provoqués par les mystérieuses forcestelluriquesqui submergent lanymphomane18, celui-ci apparaîtradeplus enplusmenacéparl'hypocondrie,moderneprolongementdelaclassiquemélancolie.Lespleeninciteauvoyage;ilentretientlamobilitédesindividus,qui,auXVIIIe

siècle,accompagnelacirculationcroissantedesproduits.L'inquiétudestimulela

curiositéetl'espritd'aventure;elletenaillelesvoyageursduGrandTourcommeces jeunes nobles bretons impatients d'exploits, dont Jean Meyer souligne lagrandemobilité19.Enaccordavec la théoriedes climats, lesnouvelles anxiétésexercentdavantageleuractionauseptentrion;or,c'estaunordquesedessineunnouveaurecours,quegonflelatentationduretouràl'authentiquenature.La délicatesse excessive, la pâleur sèment en effet la peur. Les classes

dominantes, qui ne bénéficient pas, pensent-elles, de la vigueur que le travailprocure aux classes laborieuses, se sentent minées de l'intérieur. L'élite de lasociétécraintsesdésirsartificiels, ses langueurs, sesnévroses.Les fièvres, lespassions qui lui sont propres la menacent de mort sociale, faute de savoirparticiperauxrythmesdelanature20.C'estdanscetteperspectiveques'inscritlamontéedudésir des rivages de lamer à partir dumilieu duXVIIIe siècle. Plusencore que la campagne, répétons-le, l'océan figure la nature irréfutable, quiéchappeaudécoretsurlaquellelemensongerestesansprise.Ainsisedessineleparadoxe sur lequel se fonde lamodede la plage : lamer se fait recours, ellenourritl'espoirparcequ'ellefaitpeur.Enjouir,éprouverlaterreurqu'elleinspiretoutendésarmantsespérils:telleseralastratégiedelavillégiaturemaritime.Onattenddésormaisdelamerqu'ellecalmelesanxiétésdel'élite,qu'ellerétablissel'harmonieducorpsetdel'âme,qu'elleenrayelapertedel'énergievitaled'uneclasse socialequi se sent particulièrementmenacée dans ses enfants, ses filles,ses femmes, ses penseurs21, On attend d'elle qu'elle remédie aux méfaits de lacivilisation urbaine, qu'elle corrige les mauvais effets du confort, tout enrespectantlesimpératifsdelaprivacy*.Lesmédecinsdésormaisprivilégientlaprescriptionroborative;ilss'emploient

à redonner de l'énergie, du tonus aux fibres ; ils adoptent massivement lavigoureuse thérapeutiqueprônée par Sydenham à la fin du siècle précédent. Lamer indomptable, infiniment féconde, surtoutdansses réservoirsdu septentrion,peut soutenir l'énergie vitale à condition que l'homme sache jouer de la terreurqu'elle inspire. Sur ses rivages, il trouvera l'appétit, le sommeil, l'oubli de sespensées. Le froid, le sel, le choc provoqué sur le diaphragme par l'immersionbrutale,lespectacled'unpeuplesain,vigoureux,fertileencentenaires,lavariétédu paysage sauront guérir le malade chronique. Le curiste aura en outre lapossibilitédesedistraireauseinde labrillantesociétéquifréquenteravite lesstationsàlamode.En1804,àl'issued'unepratiquededix-septannées,ledocteurBuchan,dansunlivreenformedebilan22,théoriseralelienquisenoueainsientrel'horreur de la ville et les joies de la villégiature maritime. La presqu'île deThanet dont il chante les louanges guérit la langueur due à l'excessive« délicatesse originelle de la fibre primitive », elle assure à la jeune fille unesereine puberté, endigue les passions du sexe et prévient l'efféminisation des

hommespeuvirils;elleguéritdutropgrandexercicedelapensée;ellepermetd'échapper aux rayons solaires dont l'action, à la ville, « est considérablementaugmentéepar laréflexiondesmursetdespavésbrûlants»23.Laplageaguerritlesindividusesclavesduconfort,quinesaventmarcherquesurdestapis.Surtout,dans le livre de Buchan, la taxinomie des vertus de la villégiature maritimes'inscrit en regard de l'hymne à la longévité du pêcheur laborieux24, dumatelotfécondetduprimitifdugrandNord.C'estparcequ'ilparticipeencorevaguementde l'instinct du Groenlandais que l'Anglais aime se baigner dans lebouillonnementdeslames.Pour un savant de ce temps, lecteur duDe liquidorum usu de la collection

hippocratique,lebainnepeutêtreconsidérécommeunepratiqueanodine.AinsiqueMaretl'expliqueavecclartéen1751dansl'Encyclopédie,lemédecinattendbeaucoupde l'immersiondansune eau froide, fraîcheou chaude ; le liquide eneffetexerceuneactionmécaniquesurlestissus;ilresserreourelâchelesfibresselon sa température ; il modifie la consistance des humeurs, le rythme de lacirculationsanguine;ilinfluesurlefonctionnementdesnerfs.Or, cet élément de l'arsenal thérapeutique se trouve réorienté auXVIIIe siècle

parl'ascensiondelapratiquedubainfroid.Acepropos,lavoguedelamerneconstituequ'unaboutissement;lebaindansuneeausaléeà12ou14°apparaîtrasouvent comme une forme atténuée du recours au froid, réservée auxpusillanimes25, aux enfants, aux femmes et aux vieillards. Certes, la modenouvelleplongeses racinesdansde lointainesconvictions :«Lebainducorpsdansl'eaufroidefavoriselalongévité26»,assuraitFrancisBaconen1638;tandisqueHermondVanderHeyden,sommitémédicaledeGand,publiaitsurlesujetunouvrage apprécié. C'est toutefois l'Histoire du bain froid de Floyer27, écrit en1701et1702,quiallaitinstallerlamodenouvelle.Avantcettedateeneffet, lesAnglais n'appréciaient guère les eaux froides. L'auteur, qui s'est constitué uneimpressionnante panoplie de références antiques, rappelle qu'Antoine Musaenjoignitlebainfroidàl'empereurAuguste;quePlineetSénèqueontattesté ladiffusion de cet usage vivement recommandé par Hippocrate, Celse, CoeliusAurelianusetGalien,pourneciterquelesplusgrands.Les bienfaits de la médication retrouvée s'ancrent dans une Contraria

Medicina. « La chaleur succède au froid et le froid à la chaleur de façonnaturelle»,assureFloyer28.L'eaufroidefermelespores,rafraîchit,compresseetcondense l'air contenu dans les humeurs. Ainsi resserré, celui-ci augmente enquantité, tandisquecroît sonélasticité ; cequi créeune impressionde chaleur,voire de brûlure. Le bain froid entre en outre dans la technologie desendurcissements propres aux peuples du nord, dont elle assure l'exceptionnellelongévité.«Unrégimefroidconvientauxpaysfroids»29:l'hommedoitseforger

uncorpsquifonctionneenharmonieavecl'airambiant.L'injonctionthérapeutiquedébouche sur un projet moralisateur : le bain froid, assure Floyer, corrige lesmanièresvicieusesdevivre, ilatténuelavéhémencedespassions ; ildoitdoncentrer dans l'éducation des jeunes personnes. Surtout, le médecin britanniquecomptesurlaterreuretsurlechocproduitsparlasubiteimmersiondansuneeaufroidepourguérirlesdérèglementsdel'âme;etc'estd'untonquasireligieuxqu'ilentonneunhymneauxvertusdecettesubstance :«Lesbainsglacésprovoquentunesensationdefroidetceci,nonmoinsque la terreuret la surprise, contracteconsidérablementlamembraneetlescanauxdesnerfsdanslesquelsrésidentleshumeurs subtiles et celles-ci, ainsi maintenues en état de tension et decompression, communiquent d'autant plus facilement les expressions externes àl'âmesensible.Nonseulementlessensexternessontplusaiguiséspartempsfroid,maislesfacultésanimalesquinousaidentàagiretàraisonnerontalorsplusdevigueuràcausedelapressionexternedel'airfroid[...]30.»En purifiant les esprits animaux et en compressant leurs mouvements trop

irréguliers, le baptême par immersion préparait naguère l'âme à recevoirl'empreinte divine. Floyer déplore que les Églises aient abandonné cettebienfaisante pratique longtemps conservée, il est vrai, par les peuplesseptentrionaux, notamment par les Pictes, les Écossais et les Gallois. Le livredébouche sur un concert de louanges adressées à l'énergie et à lamoralité despopulationsnordiques.Floyer,aprèsBurton,contribueà installer lemythedelalongévité des habitants des Orcades. Endurci au froid, entouré d'une mer à laféconditéinépuisabled'oùsortentparfoisceshommessauvagesquel'ondeglacéeenfante31,leprimitifduseptentrionrésistemieuxàlamortquelecitadindébilitéparleconfort.AussilesAnglaisdoivent-ilssegarderdutabac,ducafé,duthé,duvin, des épices et de toutes ces inventions méridionales qui ne peuvent quemenacerleuradaptationauclimatdanslequelilssontappelésàvivre.Floyer énonce dès lors une série de précautions et dresse un catalogue

d'indications qui dessinent, dès 1702, les linéaments du futur discoursmédicalconsacréaubaindemer.Ainsi,ilconseilled'associeràlaplongéedansuneeauàmoins de 10°, l'exercice dans un air froid ; il prône la marche et l'équitation.Soucieuxd'expérimenter lui-même lesvertusdechaquemoded'immersiondansl'eaufroide,ilessaielebaindemeretlerecommandeauxparalytiques.Cen'estdoncpassansquelqueexagérationqueMicheletferadudocteurRichardRussell,«l'inventeurdelamer»32.Lebainàlalames'inscritdansl'évolutionlogiquedespratiques. La mode du bain froid se déploie en effet après 173233. Sur lecontinent,Maretexpliquevingtansplustardlamanièredontcetusageaugmentelachaleuranimale;en1763,ledocteurPommeattenddubainfroidqu'ilcalmeles vapeurs, atténue l'irritation nerveuse. L'usage se développe alors en France

aussidesebaignerdansl'eaufroidedesfleuvesetdesrivières.Maislaissonslàdespratiquesquin'entrentpasdirectementdansnotrepropos.Acettedate,eneffet,onadécouvertlesvertusthérapeutiquesdel'eaudemer,

dontlesmédecinsrappellentqu'elleétaitdéjàrecommandéeparOribasedanslecas de scrofule. Un aphorisme du docteur John Speed explique clairement ladémarchedespraticiens:«Lebaindemern'estpasseulementunbainfroid,c'estun bain froid médicinal »34. L'usage thérapeutique de la mer a lui aussi sapréhistoire.Danslalogiqued'unemédecinedescontraires,ilétaitdetraditiondeplonger brutalement dans les flots les victimes d'hydrophobie ; et les rivagesretentissaientsporadiquementducridesenragéssoutenusparlesbrasvigoureuxdebaigneursbénévoles35.En1667,ledocteurRobertWittierecommandaitaussiaux goutteux de se baigner à Scarborough36. Cette station a permis que s'opèregraduellement la transition entre le thermalisme traditionnel et le recours auxvertusdelamer.Surleflancd'unefalaisedominantlaplage,sourdeneffetunesource minérale qui attire les curistes au moins depuis 1627. Du fait del'infiltrationdeseauxdelamer,lasourcedecettesparevêtunesaveursalée.Onluireconnaîtunevertupurgative,soulignéeparCeliaFiennesen169737.Acettedatedéjà,lescuristesdeScarboroughassocientl'absorptiondecetteeausaléeàdespromenadessurlaplageetsurl'estrandécouvertparlamarée;ilsdessinentainsil'unedespratiquesmajeuresdelafuturevillégiaturemaritime.En1748,plusdequaranteansaprès l'expérience isoléedeFloyer, ledocteur

Richard Frewin envoie l'un de ses jeunes clients boire l'eau de la mer et sebaigner à Southampton. A partir du 17 novembre, le malade se plongequotidiennement dans les vagues. Dès le quatrième jour, son état s'améliore,le30novembre,l'appétitrevient;le12décembre,lepatientaretrouvésavigueuret sa vivacité. Il continue néanmoins de se baigner chaque jour jusqu'au11 janvier, date à laquelle sa santé est totalement rétablie ; il espace alors lesbains, puis rentre chez lui le 8 février. Cette première relation de curemarine38revêtlaformed'unrécitdemiracle;cequideviendraviteusueldanscetypedelittérature.L'expériencesesitueàlafindel'automneetenpleincœurdel'hiver ; elle s'inscrit donc dans la logique de la mode du bain froid. Lathérapeutiqueassociel'absorptiond'eaudemeretl'immersion.FrewinconforteledocteurRichardRusselldanssesconvictions.Celui-ciavait

eneffetremarquéquelespêcheursdulittoralutilisentcommunémentl'eaudemercomme remède et que les matelots s'en servent pour se purger gratuitement.Restaitàthéorisercesvertus.En1750,Russelllivrelerésultatdesesréflexionsetd'expériencesmenéesdepuisprèsdevingtansdansun livreen latinquiseratraduitàOxfordtroisansplustard39.L'auteurestunélèvedeBoerhaaveetc'estdansl'enseignementetplusencoredansdelibresconversationsaveclemaîtrede

Leyde qu'il a puisé plusieurs de ses convictions.Russell, visiblement influencépar la physico-théologie, se réclame d'unemédecine naturelle qu'il convient dedéfinir. En un temps où commencent de se multiplier les recherches surl'antiseptique,cecontemporaindePringle,deLindetdeMacBridepensequeleCréateur a prévu des moyens naturels de défense contre la corruption et laputréfaction.Lamer,notamment, accomplitdediverses façonscegranddesseinde la Providence. En premier lieu, elle contient le sel qui l'empêche de seputréfier40 et qui permet d'enrayer la corruption des corps. D'autre part, leCréateuraconféréà l'eaude lamer lepouvoirdedissiper leshumeursviciéesdesglandes.Russellsefondeàcepropossurlathèsede«l'alliancemutuelle»dessécrétions :«Car l'Auteurde laNaturehumaine,ayantprévuquecertainesd'entreellesseraiententravéespardiversaccidentsetmoinsadaptéesauxloisdela circulation, il a formé le corps avec quantité de sécrétions pour qu'elles seprêtentmutuelleassistance;pourque,lorsquel'uned'entreellesestempêchée,lecorpspuisseêtresoulagégrâceauxautres.EtenvéritélaNatureguéritbeaucoupdemaladies de cettemanière par son pouvoir propre et c'est pour cette raisonqu'onl'appelleàbondroitMédecindetouslesmaux41,»Ainsi,enassurantunerégulationspontanée,lanaturesefaitthérapeute;ilsuffit

doncaumédecind'imiterlesmoyensqu'illuivoitutiliserquandelleestréduiteàson propre pouvoir42. Russell, dont la démarche s'accorde à l'intérêt porté auxsécrétions des glandes par nombre de médecins du XVIIIe siècle43, pense que,simultanément ou non, l'eau demer peut enrayer unemarche trop rapide de laputréfactionàl'intérieurducorps,dissoudreles«tumeursindurées»et«nettoyeretdéfendrelesystèmeglandulairetoutentierdesimpuresviscosités44»;enbref,elle permet au médecin de gouverner les sécrétions. L'eau de mer possède enoutrelesvertusquisontcellesdel'eaufroide;elle«tonifietouteslespartiesetconfèredelaforceetdelavigueuraucorpstoutentier»45.La stratégie thérapeutique découle en toute logique de ces convictions. Le

patientdoitsebaignerunefoischaquejour,absorberunedemi-pinted'eaudemerlematinetunverreàlasortiedubain;aubesoin,ilseferafrictionneravecdesalgues nouvellement cueillies sur les rochers et doucher (fomentation) avec del'eaudemerfroidepréalablementchauffée.La série des indications se déduit du catalogue des vertus ; « lamer lave et

nettoietoutesouillurehumaine»46;cesquelquesmotsdel'IphigénieenTaurided'Euripide résument les certitudes de Russell ; ils figurent en exergue de sonlivre;illesferagraversursatombe.Lesbonnesgencivesdespêcheursprouventles qualités antiseptiques de l'eau salée de lamer qui constitue lemeilleur desdentifrices.Ilconvientdelaprescriredanstouslescasquirelèventdesantiques« fièvresputrides».Elle s'imposeaussi dans toutes lesmaladiesdesglandes ;

elle se révèle enfin bénéfique aux asthéniques qui savent choisir une plageadaptéeàleurtempéramentetrespecterunesévèrehygiènedevie.LemessagedeRussellrépondàunedemandecollective.Enquelquesannées,

l'élèvedeBoerhaaveseconstitueune immenseclientèle.Brighton,où iloccupeunesomptueusedemeure,devientviteunestationà lamode.Cinquanteansplustard, certaines familles de la haute noblesse exécuteront toujours fidèlement lesprescriptions initiales du prophète de la mer. Certes, son livre suscite uninépuisable débat ; mais, pour ses critiques, il s'agit plus d'appeler à laprécaution,demodulerlesprescriptionsdeleurconfrère,dediscutercertainesdeses indications que de le contredire radicalement. Ses adversaires s'efforcentd'affinerundiscoursnormatifetnondenierlesvertusdelamer47.En1766,l'AcadémiedeBordeauxmetlesujetauconcours.LedocteurMaret

remporte lepremierprixgrâceàsonMémoiresur lamanièred'agirdesbainsd'eaudouceetd'eaudemeretsur leurusage48.Selon l'auteur, lebaindemerpossèdetouteslesvertusdubainfroid(12à14°).Enatténuantlamassehumorale,ilaugmentelessécrétionsdéjàstimuléesparlesel.Maretattribueainsiàl'eaudemer une grande vertu diurétique. Elle désobstrue efficacement selon lui lesglandeset lesviscères ;mais lamerad'autrespouvoirs.Maret soulignemieuxqueRussell leseffetsbénéfiquesdel'ébranlementdusystèmenerveuxcauséparl'immersion.Ilempruntepourcefairedesaccentsquis'accordentàl'ascensiondel'esthétiquedusublime.«Laprofondeurdelamerneseprésenteàl'imaginationqu'accompagnéede l'horreurqu'inspire lacrainted'yêtreenglouti.Lavuede lamer affecte cependant faiblement les hommes, quand ils ne croyent pas avoir àcraindred'yêtrejetés;maissionlesyprécipite,sansqu'ilsaientpuprévoirniempêcher leur immersion, il se fait dans tout le corps un bouleversementprodigieux ; l'âme surprise par un événement aussi inattendu, effrayée par lacraintedeladésunionquiluiparaîtprochaine,laissepourainsidireéchapperlesrênesdugouvernementducorpsauquelellepréside:de là,des irradiationsirrégulières du fluide nerveux, et une modification nouvelle des organes de lapensée et de tout le genre nerveux ; désordre d'autant plus grand, modificationd'autant plus variée, que l'homme qui aura été plongé dans la mer sera pluspusillanimeoupluspersuadéqu'onenveutàsavie»49.On comprend dès lors que Maret recommande le bain de mer aux malades

atteintsde«phrénésie»,denymphomanieetd'hypocondrie.Ilaffined'autrepartlesinjonctionsdeRusselletdessinelemodèledubaindemerthérapeutique,telqu'ilserapratiquéjusqu'aucœurduXIXesiècle.Lepatientdoitsereposeravantd'affronter les vagues. Il choisira de se baigner un peu avant le coucher dusoleil50,sipossibledansunendroitombragé.Ilsejetteraàlameravecvivacité.Il lui faudrasortirde l'eaudès l'apparitiondudeuxièmefrisson,c'est-à-dire,au

maximum,auboutd'unedemi-heure.Lebaigneur auraprévu«desgensprêts àrendrelesservicesdontonpeutavoirbesoin»51àlasortiedel'eau;onluiaurapréparé un bon lit qui lui permettra de se reposer de ses fatigues. Fidèle à devieillesinjonctionshippocratiquesetgaléniques,Maretinterditdesebaignerensueuroul'estomacplein;lesfemmeséviterontdeseplongerdanslamerpendantleursrègles;Maretdéconseillelamerenpérioded'épidémie.Ilprévoitpourlesmalades une série de trente à quarante bains. L'automne lui paraît lameilleuresaisonpourserendreàlaplage.Un an après le concours de Bordeaux, le docteur Awsiter52 appelle à la

prudenceetsoulignevivementlesdangersdelapleinemer.Lemédecinanglais,concurrentdeRussell,plaidepourl'installationdebainschaudsdanslesstationsmaritimes ; cela permettrait aux curistes fragiles de se soigner toute l'année. Ilserait en outre fort dommage, pense Awsiter, de se priver de tous les effetsbénéfiquesdubainchaud.Celui-ciprovoquel'ouverturedesporesetpermetainsiuneactivedépurationdel'organisme.Cettethèseannonceledéclindelamodedufroid,quicommencedes'opérerà la finduXVIIIe siècle.En revanche,Awsiter,après Montesquieu53, exalte l'étonnant pouvoir fécondant de la mer. Le corpsantique de Vénus, née de l'écume spermatique des flots, hante désormais lediscours thalassothérapique.Lastérilitéentredans lagammedes indicationsdubaindemer;bientôtlesmédecinsinciterontlesimpuissantsàseplongerdanslesvagues et à consommer régulièrement de ce poisson frais qui rend lesmatelots«essentiellementprocréateurs»54.Ainsi, peuaprès lemilieuduXVIIIe siècle, lamodedubaindemernaît d'un

projet thérapeutique ; les médecins prescrivent une véritable cure inspirée dumodèleproposéparlesstationsthermales,alorstrèsenvogue.D'embléelebaindemerseprésentecommeunepratiqueétroitementcodifiée;danschaquestation,unétablissementmunicipalautoriseravitedemoduler la températurede l'eauetde s'entourer de tous les services nécessaires à l'exécution des prescriptionsmédicales55.LesmédecinsdupremierXIXesièclenemodifierontpasradicalementlemodèle

du bain de mer thérapeutique. L'attention portée aux maladies du tempéramentlymphatique et au dérèglement du système neuro-végétatif, l'importance alorsaccordée à la diathèse scrofuleuse qui tend à envahir la pathologie, la craintequelque peu fantasmatique de l'engorgement du système glandulaire justifient lanouvellemédication;lesplagessecouvrentdescrofuleux56.Làoùilexercesonemprise, le courant vitaliste conforte le recours aux facultés revigorantes de lamer, tandis que progresse la croyance en sa puissance pharmaco-dynamique57.Cependant gonfle le discours sur les risques de l'étiolement. L'urbanisation

croissante, l'importance qu'attachent les classes dominantes à leur capitalgénétiqueaccentuentd'anciennesanxiétés.Oncompteplusencorequenaguèresurla mer pour redresser et revigorer les enfants rachitiques, pour redonner descouleursauxfilleschlorotiques,pourrendrede l'espoirauxfemmesstériles.Lebainàlalame,quiguéritles«fleursblanches»,régularise,pense-t-on,lecyclemenstruel.Surtout,ilapparaîtcommel'unedesseulesmédicationsefficacesdanslecasdenévroses.Laconnaissancedesmécanismesdelachaleuranimaleprogresse.En1797,le

docteur JamesCurrie se livre àdes expériencesd'une étonnanteprécision58 ; ilplongehommesetfemmesdanslamer;ilmesurelaréactionetconclutqu'aprèsune période de baisse de sa température, l'organisme se réchauffe avant de serefroidirànouveau.Lesmédecinsavaientdoncbienraisondelimiterladuréedubain. Les qualités pharmacologiques de l'eau de mer se trouvent, elles aussi,bientôtconfirméesparlesanalysesdudocteurBalard;celui-cidétectedanscettesubstancelaprésencedel'iodeetdubrome.Trèsvite,l'inventiondelaplageaccompagneladécouvertedesvertusdel'eau

demer.Laclimatologienéo-hippocratiqueinspirelesmédecinsaumêmetitrequel'antique balnéothérapie. La figure de la plage salubre constitue désormais unvolumineux chapitre de la topographie médicale qui se constitue en Occident.Russelllui-mêmeenfixelestraitsinitiaux.DansunelettreadresséeàsonamiledocteurFrewin59,ildessinelemodèledelastationlittorale.Illaveuttoutd'abord«propreetnette».Elledoitenoutreêtredistantedetouteembouchureafinquedemeurent assurées l'ampleurdesvagues et la salinitéde l'eau.Labonneplagesera«sablonneuseetplate»,demanièreàfaciliterletrajetdelavoituredebain.Les falaises et les dunes qui bordent le rivage autoriseront la marche etl'équitation.RussellassocieétroitementàlacuremarinelapratiquedesexercicesprônésnaguèreparSydenhametjadisparlesmédecinsdel'antiquité;toutefois,curieusement,ilnégligelanatation.Ses confrères ne cesseront plus d'affiner le dessin de la plage salubre ; ils

souligneront,mieuxqueRussell,lesnécessairesqualitésdusoletsurtoutdel'air.Significatif à ce propos le livre que le docteur Anthony Relhan60 consacredès1761auxavantagesdeBrighthelmstone.Grâce àun sol calcaire, ainsi qu'àl'absencedemarécagesetdeforêts,lesexhalaisonssonticiréduitesauminimum.Les falaises abritent la station des vents du nord et assurent le monopole desbénéfiques brises marines qui chassent les brumes et les brouillards. Ladémographieconfirme lasalubritédu lieu ;elleatteste,selon ledocteurRelhanqui s'est personnellement livré au calcul des taux de natalité et de mortalité,l'exceptionnellelongévitédespopulationsquiviventdanslavapeurdelamerouqui barbotent continuellement au bord de l'eau. Les topographies médicales

consacrées aux régions littorales se multiplient. Une inépuisable littératurecomparelesméritesdechaquefragmentderivage;elleproposeuneanalysedesmicroclimats qui se prétend d'une totale rigueur. L'ouvrage médical apparaîtindispensableà lacréationouà ladéfensede toutestation installée le longdescôtesbritanniques.AudébutduXIXesiècle,cetteprocéduresuscitera l'ironiedeJaneAustenaussibienquelesricanementsdel'AméricainWilburFisk61.L'extrême précision du vocabulaire des médecins mériterait une analyse

spécifique : elle traduit une écoute cénesthésique aiguë qui correspond à laprécisioncroissantedudiscourscliniqueconsacréàlaréactiondubaigneur.Aufil des ans, s'opèrent de prétentieuses découpes. Les côtes méridionales del'Angleterre, notamment celles duSussex, imposent peu à peu leur supériorité ;abritées des vents du nord, exposées aux brises demer, plus lumineuses, ellesjouissent d'un bon ensoleillement qui autorise la rapide dissipation des brumesmatinales. L'eudiomètre ordonne la taxinomie62. Certaines stations, tellesBrighton,Eastbourne,Newquay,Scarborough,Yarmouthjouissent,dit-on,d'unairparticulièrementvivifiant.Lamétéorologiey favorise l'exercice.Cesplagesontla faveur de la majorité des baigneurs ; d'autres stations jouissent d'un airlénifiant ; elles incitent au repos ; l'on recommandera Bournemouth, Falmouth,Torquayauxconvalescentset,d'unemanièregénérale,àtouslesindividusatteintsdesstigmatesdeladébilité.Au sein de lamême station, les savants exercent avec délices leur art de la

répartition. Une savoureuse littérature compare ainsi les vertus des différentesportionsdu territoiredeBrighton.Desdébatsdumême type,peut-êtreplusvifsencore, s'instaurent en Allemagne, après 1793, quand il s'agit de fonder lespremièresstations,depeserlesméritesdelaBaltiqueetdelamerduNord,deDoberan ou de Norderney63. Vingt ans plus tard, dans la France de laRestauration, les médecins partisans de Dieppe s'opposeront encore, plusmollementilestvrai,auxsectateursdeBoulogne64,Au fil des années, grandit l'attention portée aux qualités de l'air, tandis que

déclinel'appréciationdesméritesdel'eau.Letriomphedesthéorieslavoisiennesincite, après 1783, à privilégier l'oxygène ; l'anxiété suscitée par la phtisiepulmonairegrandit.L'essentieldésormaisestdebienrespirer.Toutcelajoueenfaveur de la plage. Les savantes mesures d'Ingenhousz, bien avant celles deDumasetdeBoussingault,onteneffetmontréquel'airdelamerétaitlepluspuret leplusoxygénéde tous ;désormais lesmédecinsprônentd'uneseulevoix lapromenade en barque et le séjour dans les îles. L'exaltation des vertusthérapeutiques de l'îleité s'accorde à l'un des plus pressants désirs de lagénérationromantique.Elleéclateavecévidencedansl'ouvrageimportantqueledocteur Buchan consacre en 1804 à la presqu'île de Thanet. Le curiste vient

d'abordpourjouirdubien-êtrequeprocureunebonnerespiration.Encepointdecontactdeséléments,ilattendlesalutdesqualitésdel'airet,secondairement,dela mer. Le soleil, quant à lui, a pour seul rôle de purifier l'atmosphère,d'évaporer ; passé dix heures le matin, on craint la congestion et l'on fuit sesrayons. L'ombrage entre dans le catalogue desmérites d'une station65. La terre,elle, ne recèle que des menaces ; aucune de ses exhalaisons ne saurait êtresalutaire.Silacraieapparaîtlaplussalubredesrochesmères,c'estprécisémentparcequenes'endégagentquetrèspeud'émanations.Peuàpeu,leportraitdelaplageidéalesepréciseetsecoloredifféremment.

L'ascension du pittoresque pousse les médecins à chanter les vertus des«magnifiques paysages marins ». La sensibilité à l'esthétiquemarine grandit ;significatives, à ce propos, les visées des fondateurs de la station deBournemouth.Quand,dix-huitansplustard,JamesAthertonlanceNew-Brighton,ilprendbiensoindeconstruiredesdemeuresquiontvuesurlamer66.Cependantsefaitplusprégnanteaussil'intentionmoralisatrice.Lecuristequi,

loindesmiasmesdelaville,respirelepluspurdesairs,jouitquotidiennementduspectacledel'immensitémarine,subitlechocdesimmersionsrépétées,selivreàde tonifiants exercices, délaisse aisément les plaisirs illicites, abandonne sansregrets sa vie irrégulière. La plage, notera le docteur Le Cœur, est le lieu du«retouràdespenchantsinnocents»67.Degrandesdamesetmêmedesmessieurssérieux ne craignent pas de ramasser de petits cailloux, des brins d'herbesmarines, des varechs. Au bord de la mer se réveille la conscience, s'opère ladébâcle du scepticisme.Sur le sable sec ou humide viennent alors confluer lesnaïfs émerveillements des théologiens et le désir de régression détecté parFerenczi.Quand, au début des années 1840, dans l'Europe entière, le chemin de fer

commence d'atteindre le littoral et qu'un nouveau dispositif de profit vientbouleverser la physionomie des stations, Brighton est devenu le premiersanitariumdumonde68.Acettedate,lafiguredelaplagesebrouille,lesmythess'entrecroisent, les stéréotypes s'accumulent dans une confuse concurrence. Lesqualitésrespectivesdeséléments,lescaractèresdelatopographie,l'efficacitédel'équipementhospitalier,l'ampleurduréseaudesociabilité,larichessedelavieculturelleengendrentunemouvantedistributiondesméritesrespectifs.Pouraiderle candidat au séjour maritime, le docteur James Currie a publié en 1829 unrépertoire, qui est aussi un guide, de tous les rivages d'Occident et des diversclimatstropicaux69.Ilnousestdifficiledebiencomprendrecetteabondanteetconfuse littérature.

Depuislors,lesmodesd'appréciationdelamer,delaterre,del'airetdusoleil

ontchangé;commelesseuilsdufroidetduchaudoulaperceptiondubien-être.Surtout,lesmodalitésdel'écoutedelacénesthésieontétérévolutionnées.

B–Lebain,laplageetlespratiquesdesoiouleplaisirambigudelasuffocation.Le baigneur et lesmédecins s'accordent pour exiger de lamer trois qualités

majeures : la froideur ou dumoins la fraîcheur, la salinité et la turbulence. Leplaisir naît de l'eau qui flagelle70. Le baigneur se délecte lorsqu'il éprouve lapeséedesforcesimmensesdel'océan.Lebainàlalameparticipedel'esthétiquedusublime:ilimpliqued'affronterl'eauviolente,maissansrisque;dejouirdusimulacre de l'engloutissement ; de recevoir la vague de plein fouet,mais sansperdre pied. D'où le souci de la sauvegarde. La précision de la prescriptionmédicale, lesservicesdu«baigneur»juré, lacompagnie71,unsoldesabledurdont lapenteaétésoigneusementreconnuedésamorcent lepérilpourne laissersubsisterquel'émoi.Encontrepartie,lecuristedisposedepeudeliberté:lemédecinaprescritla

saison,l'heure,ladurée,lelieudesesexercices;ilafixélenombredebainsdesasaison.Celadit,deuxmodèless'opposentquiconfortentladichotomiesexuellequele

discoursmédicals'efforcealorsd'approfondir.Pourlesfemmes,lesjeunesfilles,les enfants, les malades chroniques, les convalescents ou les individuspusillanimes, l'émotion du bain de mer naît de la brutale immersion que l'onrépètejusqu'àl'apparitiondudeuxièmefrisson.Le«baigneur»plongesaclienteaumomentprécisoùsebriselavague;ilprendsoindelatenirlatêteenbasafind'augmenter la suffocation. Cette pratique, qui suscite l'ire de plusieurspraticiens72. règne à Dieppe, à Doberan, comme sur les plages anglaises. Les«guidesbaigneurs»ytiennentbeaucoupcarellejustifiel'utilitédeleurfonction.Ilssontlàeneffetpourexécuteruneordonnancequi,parfois,préciselenombred'immersionsqu'ilconvientdefairesubirauclient.Avecletemps,laprescriptionmédicale s'affine et, dumême coup, la tâche du professionnel se complique.ABoulogne, le docteur Bertrand indique la manière dont il convient de « fairerecevoir la lame » sur telle ou telle partie du corps. Au fil des 870 pages dumanuel que le docteur Le Cœur publie en 1846, le lecteur s'initie à tous lesraffinementsdelathérapeutiquemarine.Acettedate,ilestvrai,biendescuristessesontémancipésdel'autoritémédicale;lespratiquessesontéparpilléestandisqueseprécisaitlacodificationdubain.

L'immersion brutale, la tête la première, dans une eau à 12 ou 14°s'accompagne d'un intense saisissement. Celui-ci entre, répétons-le, dans latechnologiedesendurcissements,naguèrerepéréeparMichelFoucault;ilévoquela trempe de l'acier ; il exerce une action sur la diaphragme, centre de lasensibilité.Larespirationcoupée, laclientesuffoque tandisque le«baigneur»s'efforcedeluirendrelesoufflepardevigoureusesfrictions,enattendantquelaréactionfassedisparaîtrelasensationdefroid.Alamêmeviséerépondl'affusiond'eau froide sur la tête de celui qui se prépare à entrer dans la mer. Sesdomestiques ou le « baigneur » juré s'en vont puiser une dizaine de seaux etprocèdent à l'affusion sur l'estran73. Lorsque le guide sent que sa cliente estaguerrie,illalaissesauter,s'agiter,sefrictionnerdanslesflots.Un tel exercice dure généralement de cinq à quinze minutes, rarement vingt

minutes,jamaisplusd'unedemi-heure.Lebainfournit l'occasiond'éprouverdes« sensationsmultipliées »74. La description du spectacle des femmes et mieuxencoredesjeunesfillesaubainsemuesubrepticementenpeinturedescènesdevolupté. Ces baigneuses installées entre les bras d'un homme vigoureux, quiattendent la pénétration brutale dans l'élément liquide, la suffocation, les petitscrisqui l'accompagnentsuggèrent lecoïtavec tantd'évidenceque ledocteurLeCœur s'inquiète, pour cette similitude, de l'indécence du bain à la lame75. Dumoins est-ce là une façon d'aguerrir les jeunes filles menacées par les pâlescouleurs, de les habituer aux intempéries, de les préparer aux émois et auxdouleursdelapubertécommeauxaffresdelamaternité.ADieppe,sousl'Empire,avantmêmelaconstructiondel'établissementmunicipal,plusieursdamesontprisl'habitudede«conduireleursdemoisellesaubaindemer»76.Certainsmédecinsespèrent d'autre part que la régularité de la marée restaurera celle du fluxmenstruel. Bien avant Michelet, le docteur Viel compte ainsi sur le balancierpériodiquedeseaux77.Chez les enfants comme chez les jeunes femmes, l'idée d'être brutalement

plongé«souslavoûtedelavague»engendrel'anxiété,parfoismêmelaterreur.Lepremierbainrevêtunevaleurinitiatique.Ilarrivequelemédecininterdiselamer aux enfants pusillanimes, de peur des convulsions78. Sinon, il peut user defeintes.LedocteurBertrandeut ainsi à soigner àBoulogne, en1826,une jeunefillequelaseuleidéedesvaguesfaisaitfrissonner;«nouslaconduisîmessurlarivière,c'étaitleport;nousl'amenâmesinsensiblementàlavuedelamer»79.Lalittérature de fiction conforte le catalogue des casmédicaux : l'une des jeuneshéroïnesdeSanditondeJaneAustenestaffoléeàlapenséededevoirprendreunbainàlalame;elleréclameàgrandscrisl'assistancemoraledesonentourage.Léopoldine Hugo a, pour sa part, minutieusement raconté, dans sacorrespondance, l'intensité du saisissement éprouvé par sa jeune sœur qui se

baigneavecelle,pourlapremièrefois,auHavreenseptembre1839,«Dédéétaitviolemmentémue,ellepleurait,criait,tremblait,égratignait,demandaitàrevenirsibienqu'onlareportâtdesuitedanslacabineoùelleserhabillât(sic)»80.Unelettre de Pierre Foucher nous apprend que l'enfant réussira enfin, en 1843, àvaincrecequesononcleconsidèrealorscommedelapusillanimité.Ilfautdirequecettetrempedesjeunesfillesserévèleefficace.Frances–dite

Fanny–Burney,en1782,nefaitpasques'immergerdanslabrillantesociétédeBrighton;debonmatin,elleserendàlamerencompagniedeseshôtes.Ainsi,lemercredi20novembre:«MrsThrale,lestroisdemoisellesThraleetmoi-mêmenous levâmes tousàsixheuresdumatinet,“à la lueurpapillotantede la lune”,nousallâmesjusqu'aurivageoùnousavionsdemandéauxbaigneusesdesetenirprêtesànousaccueillir,etnousplongeâmesdansl'Océan.L'eauétaitfroidemaisagréable.Jemesuisbaignéesisouventquej'aiperdutouteffroiàl'idéed'avoiràlefaireetcelanemedonnedésormaisquevigueuretentrain81.»Les hommes aguerris n'en ont pas moins une autre pratique du bain. S'ils

recourent,euxaussi,auxservicesd'unbaigneurjuré,c'estparsimpleprécaution,poursacrifierausnobisme82.De toutemanière, la relationquis'établitentre lesdeuxhommes restedistante ; le client se comported'unemanière autonome ; le« guide » a surtout pour fonction de dispenser des conseils et d'assurer lasauvegarde.Aubesoin,ilsauraexercersamissionavecautorité.Le«baigneur»du prince de Galles, dans la crainte d'éventuels reproches du roi George III,décida de ramener par les oreilles le futur régent dont il jugeait la nage troptéméraire83. Le client en effet demeure libre de se mesurer aux lames, deconfronter sonénergieàcellede l'océan.Leplaisirde se faire fouetterpar lesrouleaux84, de plonger sous la vague en mimant l'anéantissement transforme lebain en simulacre de noyade, en victoire sur les éléments. Certains jeunesromantiques aimeront se confronter ainsi à la mer dans une totale solitude :Friedrich von Stolberg dans son île danoise,Byron sur les rivages d'Aberdeenapprécientcettejoutequilaisselebaigneurépuisésurlerivage.Cemodedeplaisirs'accordeàl'artdelanatation.Eneffet,pourlesthéoriciens

dutemps,celui-cineconsistepasàsavoirseprélasser,s'ébattre,filerentredeuxeaux;àsesentirencommuniondynamiqueavecl'élémentliquide.Lanatationestalors tout effort, combat contre l'engloutissement, déploiement d'énergie. Laconviction qu'il faut avant tout surnager justifie cette « pratique violente etactive »85 que Gaston Bachelard perçoit comme un défi cosmique à l'élémentliquide ; elle répond à l'état demobilité générale que lesmédecins apprécientchez le baigneur.La crainte permanente de la noyade, avivée par la convictionquel'hommenepeutniflotterninagernaturellement,ordonnel'artdelanatation.Lesthéoricienssonthantésparledésird'éviteravanttoutl'immersiondesvoies

respiratoiresetdemaintenir lerythmeordinairedespoumons.Lenageur,à leursens, ne peut résister au poids de sa tête que grâce à des actions violentes etacquises, conçues sur lemodèle des sauts répétés de la grenouille. La natationqu'ilsprônentréclamedubaigneurqu'ilbandesonénergie;elledessinel'imageviriled'uncoïtaquatiquequirépondauxémoisfémininsdel'immersionbrutale.Ce modèle masculin du bain de mer dit « de natation » s'harmonise à la

gymnastiquenaissantedontlebutestdedynamiseretquiconçoitlecorpscommeunréseaudeforces86 ; il traduitaussi l'empriseque lachimiepneumatiqueet laphysiologie de la respiration exercent alors sur l'esprit des savants. Il procurecette volupté particulière que Bachelard appelle la « joie cénesthésique de laviolence»87.Encettepréhistoiredubaindemer,deuxrôlesdistinctssontainsijouéssurla

scène du rivage et s'offrent au spectateur armé de sa lorgnette. La femme,frileusement cantonnéedansune eaupeuprofonde, prête à la retraite comme siellecraignaitl'agression,lecoupdelavaguedéferlantequ'ellen'affrontequeparsimulacre, se tient près de sa voiture, parfois sous le coutil de sa tente encompagniede son«baigneur».Resteque les tentures, parfois le palanquin, lerisque de l'effraction oculaire, la peur des lorgnettes indiscrètes contribuent àdramatiser le jeu. Le code strict de la pudeur qui commence alors de régner88,laisse pressentir l'intensité de la sensation, pénible ou enivrante. Il y a quelquechosed'invraisemblablepourunefemmedelabourgeoisieàquitterlelieudelaprivacy, fût-ceunevoiture debain, pour se retrouver, dans l'espacepublic, lescheveuxdénoués,lepiednu,leshanchesrévélées;c'est-à-diredanslatenuequel'on réserve à celui dont on a choisi de partager l'intimité. Il faut pour le biencomprendre songer à l'intense charge érotiquede la cheville et de la chevelureféminines. A lui seul le contact du pied nu sur le sable était déjà sollicitationsensuelle, substitut à peine conscient de la masturbation. Aux bourgeoisesassignéesaufoyer,plusencorequ'auxaristocrateshabituéesàlaviemondaine,laprescriptionmédicaleautoriseunelibertéinattendue,réserved'insolitesplaisirs.L'homme,toutaucontraire,joueunescènedecourage;ilespèresortirhéroïsé

d'avoiraffrontélescoupsdeboutoirdelamer,d'avoirsenticontresesmembreslaflagellationdel'eausalée,etd'enêtresortivainqueur.L'exaltationvirilequ'iléprouveavantdesejeteràl'eautientdel'érection;ellesetrouveavivéeparlaproximité des femmes, éventuelles spectatrices de l'assaut, exceptionnellementoffertesauregarddansunesemi-nudité.Qu'ellessoientregroupéesetcantonnéesdansunsecteurde laplagesur laquelle l'interdictionde lamixitéreconstitue lascèneduharemn'ychangerien;aucontraire:laprofusiondesjeunesfemmesaubains'ytrouveencorepimentéeparcelledesviergesenémoi.Toutcelajustifielejeudelalorgnettedontlestémoinss'accordentàdirequ'ilconstituesurlesplages

decette époqueunpasse-temps favori deshommes.ABrighton, selonunguidede 1796, les indiscrets ne cessent de guetter les baigneuses, « non seulementquand elles remontent en désordre de la mer, mais quand elles gigotent, sevautrentetbarbotentsursesbordsfangeux,tellesautantdeNaïadesencostumesdeflanelle»89.Que certains baigneurs virils s'émancipent ainsi, partiellement, du code

thérapeutique conduit à s'interroger : une pratique autonome du bain à la lame,suscitée par la quête du plaisir, n'a-t-elle pas précédé, au sein des classesdominantes, la mode née de la prescription médicale ? L'historien n'est-il pasvictimedesessourcesquandildécrète,àlasuitedeMichelet,quelanaissancedelamerdatede1750?Certainstémoignagesledonnentàpenserqui,enmêmetemps,fixentleslimitesdesconduitesprémonitoires.EnAngleterre,lanatationenrivière,quientredanslagammedesruralsports

de lagentry duXVIIe siècle, s'accompagne vite d'une pratique similaire sur lesrivages de la mer. On se baigne déjà dans des voitures sur la plage deScarboroughen1735.L'annéesuivante,lerévérendWilliamClarkeévoque,enuntexte fondateur, les plaisirs de son été à Brighton : « En ce moment, écrit-ille 22 juillet à l'un de ses correspondants, nous nous exposons au soleil sur laplagedeBrighthelmstone[...]Mesoccupationsdelamatinée,c'estdemebaigner,puisd'acheterdupoisson;lesoirc'estdesortiràcheval,devisiterlesvestigesdesvieuxcampssaxons,decompterlesnaviresenradeetlesbateauxquipêchentauchalut90.»Leclergyman,pionniersolitaire,quel'onpeutsupposeradeptedesphysico-théologiens,installelesruralsportssurlesabledelaplage;cefaisant,ilinventelavillégiaturemaritime.En1795,Cambry,àl'issuedesonvoyagedansle Finistère, prend, en compagnie de ses hôtes, des « bains délicieux » sur lesable doré91. Mais, à l'évidence, ces conduites spontanées et sporadiques vontvite se trouver englobées, et du même coup codifiées ; la mode du bainthérapeutiquequiviseàdétruirelaconfusiondessexesetdesstatutssociauxferacéder l'anarchie des comportements ; abandonnant au menu peuple des usagesdésormaisstrictementcantonnés92,Leprimatdubainthérapeutiqueinduitlagammedesusagesdelaplage.Onne

vientpas ici s'exposerauxrayonsdusoleilquicongestionne,dessèche la fibre,colorelapeaud'unhâlelaborieuxetqui,detoutemanière,susciteledéplaisir.Onnes'allongeguèresurlesable;onleparcourt;ons'yassied.Laplageestunlieude déambulation, de conversation ; elle prolonge le circuit de la promenadeinauguréesur lesdunesou le longdusentierde la falaise.Sur lesable,peutsereconstituer le cercle primordial. A l'amateur d'équitation, l'estran offre unesurface plane qui lui permet de libérer samonture. Les plages à lamode sont

sillonnées de cavaliers au galop. La chevauchée quotidienne constitue, pourbeaucoup,leplusgrandattraitduséjour93.Ainsis'expliquelagrandeattentionportéeàlaqualitédusablequelecuriste

peutéprouverdesonpiednulorsqu'ilserendaubain,àconditiondenepass'yfaireconduireenvoiture94,Ladescriptiond'uneplageimpliquel'appréciationdelaconsistancedu sable.Celui-cidoit être ferme,autoriserunechevauchée sanspérilsetproduireuneimpressiondesécuritéaubaigneurquiseprépareàsauterla vague. L'idéal est bien le « beau sable dur » évoqué par Thomas Pennant àpropos de Scarborough95. Il doit être confortable, c'est-à-dire dépourvu de« principe vaseux », de ce désagréable limon sur lequel le pied dérape et sesalit96.Onaccorde,àcepropos,plusd'importanceàlanaturedel'estranetàlarégularitédesapentequ'àlaqualitédelaplageelle-même.Cela dit, le touriste n'aime guère le sable tropmeuble ; Ireland déteste pour

cetteraisonceluideScheveningenquifatiguelepromeneur.Aceniveau,legaletne gêne pas le baigneur ; parfois celui-ci semble même apprécier les petitsgraviersmêlésdecoquillagesquiassurentlaprogression.L'idéalrestetoutefoisla juste consistance d'une plage unie dont le sable tamisé ne dissimule aucunepierrecoupante.Silebaigneursetrouveloind'unedecesplagesdontleterritoireaétédélimité

parlesautoritésetsurlaquellelesusagessontcodifiés,ilrecherchesonlieudebaignade personnel, c'est-à-dire celui qui semblera le mieux convenir à sontempérament.LecomportementdeSmollett,venusesoigneren1763surlescôtesduBoulonnais, illustrebien l'importanceque lesBritanniques accordent ainsi àl'élection d'un lieu individuel97. Les médecins, hantés par la notiond'idiosyncrasie,encouragentlaquêtedecetteaffinité.Ainsi,LeCœurconseilleaubaigneurdevisiteràmaréebasselesecteuroùilachoisideseplongeràl'heuredelapleinemer98.Surlaplage,lesoucid'affronterlalamepolariselecomportementdeceluiqui

a décidéde se baigner.Ladécoupe est nette entre le promeneur et le baigneur.Lorsqu'à l'heure dite, il a revêtu sa tenue, celui-ci ne s'attarde pas. Il se dirigerésolumentverslamer.Acetinstant,ilseconcentre,s'entouredeprécautions;ilcraintlefroidoulesrayonssolaires;ilrechercheleconfort.Lemodèledubainthérapeutiques'adresseàdesmembresdelaclassedeloisirhabituésauxservicesd'une domesticité. Ces individus, souvent fragiles, viennent dans la naturerechercher la vigueur,mais leur désir du contact avec lamer doit s'accorder àl'habitudeduluxe.Unesériedepratiquesontétécodifiéesàleurintentionpardesmédecinsquitiennentsoigneusementcomptedelasociologiedessensibilités.Lessavants ont alors la conviction que le statut social, comme le sexe, l'âge et le

tempérament,déterminelaréactiondel'individuplongédansl'eau;ilss'efforcentdemodulerleursprescriptionsenconséquence99.Lerespectdelaprivacyetl'impératifdeladistancesocialesubsistentaubord

de l'eau,commeen témoignent la tenuevestimentaireet l'usagede lavoituredebain.Celle-ciapparaîtdès1735surunegravuredelaplagedeScarborough100 ;ensuite triompheenAngleterre lemodèleélaborépar lequakerBenjaminBealesurlaplagedeMargate.La«bathingmachine»sediffusevite;en1768,elleestintroduiteàLowestoft.AWeymouth,àMargate,àScarborough,commeplustardàOstende,lesvoituressontcouvertesafindepréserverl'intimitédelabaigneuse;il n'en est pas de même à Brighton où, nous l'avons vu, on joue beaucoup dutélescope.Sur les plages très fréquentées, le baigneur doit attendre sa voiture dans une

inconfortablebaraque101;cequiavivel'anxiétédestimidesquicraignentde«semettre dans lamer ». Le confort des voitures de bain varie selon lesmodèles.Toutescomportentunebanquette,souventrecouvertedevelours.Al'intérieur, lebaigneurquis'esthisséparunepetiteéchelleaccrochéeà l'arrièreduvéhicule,trouvedes serviettes, un costumedebain sec, parfois unmanteauouunburnouqu'ilenfileraà lasortie ;unebrossepour les frictions,un tire-bottes,unmiroircomplètentl'équipement102.Lavoitures'avancedansl'eaujusqu'àuneprofondeurd'unevingtainedecentimètres.Les«baigneurs»déploientparfoisune tentedecoutil afin d'abriter leur cliente du soleil trop ardent et des indiscrèteslorgnettes103 ; ils l'aidentensuiteàdescendre lesquelquesmarchesde l'échelle,avantdel'empoigner.Auretour,ons'affairedanslavoiturecahotante,ons'essuie,onsefrictionne,onprocèdeàunerapidetoilette.La pudeur et la peur du viol oculaire ordonnent la tenue de bain104. Les

premièresfemmesàseplongerdanslamerenfilaientunedecesépaissesrobesdelainequigardentlachaleur.EnFrance,souslaRestauration,c'estainsivêtuesque les dames se baignent. A Royan105 au début des années 1820, hommes etfemmes portent une longue tenue de bure brune par-dessus un large pantalon.Longtempsprolifèrentlesaccoutrementsindividuels;puislevêtementdebainsenormalise, s'uniformise en fonction de trois impératifs :moral, thérapeutique etgymnique. L'histoire du costume de bain suit l'accentuation des normes de lapudeurqui,selonNorbertElias,accompagneleprocèsdecivilisation.Al'aubedesannées1840, lepantalons'imposeauxbaigneuses ; lavaguequi

soulèverenddésormaislarobeindécente.Lecostumedebainleplusrépandusecomposealorsd'unechemiseetd'unpantalonréunisàlatailleetmontéssurunemêmeceinture,defaçonàformeruntoutcontinuquis'ouvresurledevantparunesérie de boutons.Lesmanches, assez courtes, s'arrêtent généralement au coude.Afindefavoriserlesmouvementsdesnageurs,onpratiqueparfoisuneouverture

sousl'aisselle.Lesjeunesfillesajoutentàcetensembleunpetitjuponquis'ajusteàlaceintureetquiapourbutdedissimulerl'ampleurdelahanche.Ilconvientdenepassouligneravectropd'évidencecetélémentprometteurdeladotesthétique.Ledessinde la courbure fémininedoit attendred'avoirperdude son indécencedanslecorpsépanouiparlamaternité.Ilexistepourlesfemmesuneautreformuleassez répandue : la baigneuse revêt un pantalon autonome et, au lieu d'unechemise, enfile une petite blouse ou une tunique qui gonfle sur la poitrine. Audébutdesannées1840106,apparaîtle«giletcaleçondebain»entricotdelaine,généralementdecouleurmarron,car l'ontientàéviter la transparencedublanc.« Ce sont, note Le Cœur en 1846, de véritables maillots ou justaucorps d'uneseule pièce. Ils sont très légers, commodes pour les nageurs [...]. »Malheureusement, ilsaccentuent trop lesformeset lebondocteurdoutepoursapart « qu'ils puissent jamais être adoptés, comme vêtement de bain, pour lesfemmes».Beaucoup d'Anglaises se baignent tête nue ; elles tressent leurs cheveux, les

enroulentautourde la tête,oulescontiennentparunfoulard,despeignesetdesépingles.Au sortir du bain, la femme, dans un geste de grande liberté, dénoueparfois sa chevelure et laisse ses ondulations sécher aux rayons du soleil. Lesbaigneusesplusbégueulesouquicraignentdavantagelerayonnementseprotègentd'un bonnet ou d'une calotte de toile cirée imperméable, toujours de couleurblanche. Sur le continent, cette pratique tend assez vite à se généraliser. Lesfemmes qui redoutent particulièrement le soleil se munissent d'un chapeau depaille grossière à larges bords, inspiré de ces « cottage hats » ou « cottagebonnets » qui se diffusent en France sous laMonarchie de Juillet. Le Cœur aremarquéunebaigneusequientraitdansl'eaulevisageabritéparunmasquedesoie107.Laprudenceimposedeplacerunmorceaudecotondanschaqueoreilleetde

prévoirunepelisseafindesegarantir,àlasortiedubain,del'airtroppiquantoudu soleil trop radieux. Éventuellement, le baigneur utilise des sabots ou desbrodequins,surtouts'illuifautfranchiràpiedunemincefrangedegraviersetdecoquillagesouuneglissantelignedevarechs.Biendesfemmesdupeuplen'ontquefaired'uneaussiinsistantepudeur;etla

prolixelittératureconsacréeau«bainàlalame»risquedecacherdesconduitesvulgaires,bienenracinées.LelongdescôtesdelaBaltique,delamerduNord,delaMancheetdel'Atlantiqueondétecteeneffetlessignesd'unbainpopulaire,parfois confronté à la rigoureuse thérapeutique qui suscite l'émoi des classesdominantes. On perçoit vite aussi qu'entre les deux systèmes s'opère uneinsidieuse circulation des pratiques. Ce modèle de bain populaire, que jequalifierai de septentrional, répond à de tout autres visées que le « bain à la

lame », strictement codifié. Il prolonge les libres ébats de l'enfance et del'adolescence ; il entre parfois dans la gammedes exercices ou des joutes qui,naguère,ontservidemodèleauxruralsportsdelagentry.Ilsedéploiedanslecadre d'activités collectives, festives ou ludiques, toujours bruyantes, dont sontfriandslespeuplesdesrivages108.Moinsattentifàlapeurduvioloculaire,moinspénétré du sentiment de la privacy, le bain populaire autorise le mélange dessexes.Malheureusement,ilapparaîtdifficiledesuivrelatraced'unepratiquevitecontaminée par le modèle dominant, quand elle n'est pas interdite par desautoritéshostilesàtoutcequipourraitgênerledéploiementdesmodesimposéespar la classede loisir.Par bonheur, il arriveque celle-ci cautionnedesusagescollectifsquinouspermettentdemieuxcomprendrelasensibilitépopulaire.Leshabitantsdesrivagesanglaissebaignaient,dit-on,bienavant1750,àDeal,

à Eastbourne, à Portsmouth, à Exmouth, à Brighton109. Le docteur Le Françoisaffirmequ'en1812lesenfantsdupeupledu littoralprennent l'habitudedenagerdans les ports de laManche dès l'âge de six ou sept ans110. Chaque année, ledernier dimanche de septembre, les Basques des montagnes descendent, parvillagesentiers,s'ébattredanslameràBiarritz111.Depuislongtemps,onsebaignecourammentsurcettecôte.PierredeLancre,présidentduParlementdeBordeaux,décrit,audébutduXVIIesiècle,lasurpriseéprouvéeparlevoyageuràlavuede«grandesfillesetdejeunespescheurs»quise«meslentdanslesondes»puisvont«sesécherdanslaChambred'AmourqueVénusamiselàtoutexprès,surlesbordsdelamer»112.Ici,lesusagesdelaplagenedoiventdoncrienaumodèlebritannique. Les témoins présentent l'image d'un bain hédonique, ludique, auxdécoupesmoinsprécises.Dansl'anarchiedumélangedessexes,ons'abandonneplusvolontiers«auballottementdesondes».Lesvoyageursavouentquelapartiese colored'un érotisme latent ; les« cacolettes»quiont amené lebaigneurdeBayonne autorisent bien des privautés. La légende des amants tragiquementengloutis dans la « chambre d'amour » entretient l'ambiance érotique. Pour leshabitants de la ville, le bain collectif n'est que l'heureux aboutissement d'unepartiedecampagne.Parfoissejuxtaposentlesmodèles:surlesrivagesduBoulonnais,àlafindu

XVIIIesiècle,leshabitantssebaignaientl'étépourserafraîchir;quelquesAnglais,habituésàrecevoirleslames,sejoignaientàeux.LedocteurBertrand,quirelatele fait113. discerne bien la dissemblance des comportements. La pratiqueoccasionnelle, née d'une occurrence météorologique et suscitée par un désirspontané,setrouveicifortuitementunieàlaprescriptionstrictementcodifiéeducuristehabituéàseplongerdanslamerpartouslestemps.Delamêmemanière,àl'aube de la Restauration, les plaisirs du bain que les Havrais goûtent dans la

confusiondes sexesetdes statuts sur lesplagesde la région114, s'opposent à lapratiqueplusritualiséequis'esquisseàDieppe.MédecinsetchirurgiensduSud-Ouest, habitués à recommander Barèges et Cauterets, commencent très tôt deprescrire les bains de mer à Biarritz. En août 1765, le subdélégué invite lesautoritésdelavilleàfaciliterl'accèsdelastationauxcuristesétrangers115.Lajuxtapositionsocialedesusagesimposeparfoisl'interventiondesautorités.

Ainsi, la nudité masculine pose un problème. Au XVIIIe siècle, elle continuelongtempsd'êtreadmise,avantdesetrouverpeuàpeurefouléeparlesmodalitésdubainthérapeutique.En1778encore,lestouristesvenusdeLaHayesebaignentnusàScheveningen116,tandisquelesjeunesfillesducrugardentleursvêtements,lesfrictionnentàlasortiedel'eauetlesaidentàserhabiller.SelonPilati,l'odeurnauséabonde de cette jeunesse fait si vivement ressentir la distance socialequ'aucun baigneur ne tente de séduire ces filles de pêcheurs. Une pratiqueanaloguesuscitelescritiquesdesvisiteursdeBiarritzetl'inquiétudedesautoritéslocales, soucieuses de morale 116bis. En France, on aboutit, à la fin de laMonarchiedeJuillet,àunestrictepartition:lanuditémasculineestinterditesurles plages fréquentées par les baigneurs ; elle est permise ailleurs, dans leslimites assignées par l'autorité municipale117. Il en sera de même à Ostendeen1859118.Ilarriveque,sansallerjusqu'àlapermissiondelanudité,lemélangedessexes

soit autorisé à l'intérieur ou au-delà de la zone officielle de bain. En 1811,Paquet-Syphorien,peuhabituéàunetelleliberté,seprécipitesansattendredansles flots afin d'engager au plus vite conversation avec les demoisellesd'Ostende119.SurlesrivagessouventrépulsifsdelaMéditerranée,lepeuplesebaigneaussi;

maisils'agitd'untoutautreexercicequi,pourl'heure,trouvepeud'adeptesparmiles membres des classes dominantes. Les baigneurs méditerranéens, qui sontsouventenmêmetempsdesplongeurs,nerecherchentpasl'énergie;ilsnesongentniàprovoquerniàcombattrelamer;ilss'ébattentdanslatransparencedeseauxrafraîchissantes. Cette pratique, rarement solitaire, revêt toujours un aspectludique ; les troupesdebaigneurs restentde longsmomentsà s'ébrouerdans lamer,commeunebandededauphins.JosephHagerdécritainsilesheuresestivalesconsacrées par les Palermitains à mille jeux aquatiques120. En 1783, Bérengerpeintàsoncorrespondantlesbaignadesjuvénilesdelaplagemarseillaise:«desgroupesd'enfantsnusplongentdanslamer,nagentsurledos,ous'occupentsurlesrochesàdétacherdescoquillages.Lesgroupessemultiplient, lesanfractuositésdecesbalmesserventd'asileàdesbandes joyeusesqui,àmoitiédans l'eau,selivrentàmille folâtres jeux121 ».Ces exercices s'intègrentparfois à la fête.Les

Marseillais,lesjoursdeliesse,noteen1764l'abbéCoyer,sedispersent;lesuns«vontchercherenpleinemerunairpluspur,etdesamusementsplusvifs122» ;d'autressebaignentpendantquel'onfestoiesurlerivage.Engénéral,lebainméditerranéenestexclusivementmasculin.ASaint-Tropez,

seulslespetitsgarçonss'ébattentdanslamer123.Lestémoinsneparlentpasdecessensuelles troupes de baigneuses nues auxquellesVernet consacre alors tant detableauxàsuccès.Lestéréotypepicturalnesemblepasicis'appuyersurlaréalitédespratiques.Lapudeurgêneledéploiementdelascèneantiqueoupittoresque.BernardindeSaint-Pierre lesaitbien.C'estpourque lanuditéde la jeune fillesoit désormais préservée de ses regards que Paul creuse le trou dans lequelVirginiepubèreviendraseuleseplonger; ilmetainsifinàlafraternitédubainqui avait réjoui leur enfance inoubliable et prélude, sans trop le savoir, à laséparationinéluctable.DurantlederniertiersduXVIIIesiècle,levoyageurvenudunorddécouvreavec

émerveillement ce modèle de bain qui s'accorde si bien à l'esthétique néo-classique. Les touristes artialisent le comportement de ces baigneurs/plongeurs.Ilsexaltentlessplendeursdelanuditéd'éphèbesqu'ilsperçoiventcommeautantdetritonsoudedauphinsdesmarinesantiques.LesouvenirdeTibère,l'exaltationesthétique qui se teinte d'une homosexualité latente incitentmême à en faire decomplaisantsmercenairesdontlavueréjouissantes'accordeaupaysagevirgilien.En juillet 1787,Goethe séjourne auPausilippedans lamaisonde campagnedusavant chevalier Hamilton. « Après le dîner, écrit-il, une douzaine de jeunesgarçonsontnagédanslamer,etc'étaitbeauàvoir.Lesnombreuxgroupesqu'ilsformaientettouteslesattitudesqu'ilsprenaientdansleursjeux!Il(Hamilton)lespayepourcelaafind'avoirceplaisirchaqueaprès-midi124.»Certains touristes, adeptes du bain à la lame, éprouvent la tentation de les

imiter. Jean Houel, fasciné par la transparence de la mer Tyrrhénienne, aimedormirsurlerivagesicilien,foulerlesalguesetlesableéclatant;ilponctuedebains solitaires son voyage dans la substance méditerranéenne. D'autres sebaignent au large, de leur bateau, et se mêlent aux ébats des nouveaux tritons.« Nous éprouvons tous les jours, écrit en mai 1770 Brydone qui séjourne àNaples,quelebainprisdanslamer,est lemeilleurremèdecontreleseffetsdusiroc,etnousjouissonsdecetavantageavectoutl'agrémentqu'ilestpossiblededésirer.Le lordFortroses'estprocurépourcelaungrandbateau trèscommode.Nousnousrassemblonstouslesmatinsàhuitheures,etaprèsavoirfaitenvironundemi-milleenmer,nousnousdéshabillonsafindenousbaigner[...]Milordalouédix matelots qui sont réellement des espèces d'animaux amphibies, puisqu'ilsvivent la moitié de l'été dans la mer [...]125 » ; ils veillent sur les baigneurs,plongentàquaranteoucinquantepiedspourramasserdescoquillages.«Afinde

nous accoutumer à nager dans toutes les occasions, ajoute Brydone, Milord aachetéunvêtementquenousportonschacunànotre tour[...]Nousavonsapprisaussi ànousdéshabillerdans l'eau», cequipourrait se révélerutile encasdenaufrage.Arrivédans la régiondeSyracuse, levoyageurconfie :«nousavonsdécouvertunlieutrèscommodepoursebaigner;c'esttoujoursunedespremièreschosesquenouscherchonsparcequecetexercicefaitundesprincipauxplaisirsdenotreexpédition126». Ilestvraique l'alibi thérapeutiquen'estpas totalementabsent, puisque l'auteur remarque : sans le bain, « nous serions tous en aussimauvaisétatquelemarquisfrançais».Reste qu'il est difficile de mesurer l'extension de pratiques qui, chez ces

voyageurs d'élite, relèvent tout à la fois du désir de communier avec latransparencedel'eau,dereconstituerlascèneantiqueetd'imiteruncomportementpopulaire.Ledangerde l'incursiondespiratesetdesbandits, l'accablementquirègnesurlesrivagesméditerranéens,leurinsalubritélimitentdetoutemanièreladiffusiondetellesconduites;alorsquelesrivagesduseptentriongrouillentdéjàd'énergiques baigneurs, les plages méditerranéennes ignorent encore la visitemassive des curistes. En France, le rivage de Sète a joué à ce propos un rôleprécurseur.LesmédecinsvitalistesdeMontpellierfurent,répétons-le,avecceuxde Bayonne, les premiers de ce pays à reconnaître des vertus à la mer. Sousl'Empire déjà, le professeur Delpech compte sur elle pour guérir la phtisie. Ilenvoie, non sans quelque déception, ses patients se baigner dans les vagues127.Malgrél'aménagementlongtempsrudimentairedelaplage,lesscrofuleuxaffluentmassivementàSètedurant lesdécenniessuivantes.C'estalors128 que ledocteurVielcommenced'entonnerunhymneauxeffetsbénéfiquesdurayonnementsolairequi fortifie les organes, vivifie le corps tout entier. La vogue naissante de lapremière grande station balnéaire de laMéditerranée française accompagne lamode ascendante des bains tièdes et des bains chauds au sein de la littératuremédicale;danslemêmetemps,lelongdesplagesduseptentrion,lesqualitésdel'airtendentàrelayer,dansl'espritdesthéoriciens,lesméritesdel'eaufroide.

C–Pratiquesdesoietvillégiaturemaritimeouunartdevivrefertileenjoiesobscures.Unartdevivresefaçonnesurlesrivagesdelamerdontnousétudieronsplus

loin ce qui ressortit à la sociabilité. La codification d'usages collectifs, ledéploiement de stratégies de distanciation et de distinction qui ordonnent lespectacle social se doublent en profondeur de l'élaboration de pratiques

individuellesdesoiquirévèlentdenouveauxschèmesd'appréciation,engendrentdesmodèlesinéditsdecomportement.L'ascensiondupersonnagedel'invalid*quiestouquisecroitatteintd'unmal

chronique, s'inscrit dans le processus de spécification des âges de la vie quis'opèredepuis lemilieuduXVIIIe siècle ; elle attestemodestement l'emprisedunarcissismedontj'ai,ailleurs,tentéderepérerlesdiversesmanifestationsauseindu corps social. Elle accompagne la croissance des prétentions médicales.L'approfondissementdel'observationclinique,l'essordel'hygiénismeetlaviséenormative qu'il implique, concourent à modeler l'existence de l'invalid, toutcomme celle de l'enfant, de la jeune fille ou de la femme.Médecins, poètes etphilosophesinvitentalorstousensembleàunnouveausouci,àuneécouteaffinéede soi. Née de cette convergence, la figure de l'invalid révèle l'intensité despréoccupationscénesthésiquesquihanterontlaclassedeloisirauXIXe siècle.Al'occasion de la villégiature maritime, plus encore que dans la moiteur desstationsthermales,secodifientdeminutieusesconduitesquientrentdanslaquêtedubien-être.L'invalidapprendàsavourerlesagréablessensationsqueprocurentlebon fonctionnementdesoncorps,unecirculation fluide,unsommeil régulier,l'appétitretrouvé.L'écoutecénesthésiquestimuleuneécrituredesoiquiprendlerelaisde l'examendeconscienceoudu journalspirituel.L'histoiredesdiaristesdemeure incompréhensible sans référence à ces innombrables récits de séjoursthérapeutiques129,devoyagesentrepriscontrelespleen,etsanslapriseencomptede la prolixe littérature de cas médicaux qui leur fait écho. Double série quis'accorde, toutà la fois, à la topographiemédicale,alorsparadoxalementà sonapogée,etàlaproliférationdesgrosmanuelsd'hygiènehantésparlesoucidelanorme.Acepointdevue,lasagaproustienneferafigured'aboutissement.Unpetitnombredeconvictionsmajeuresdéterminentcemodedeconstruction–

oudedestruction–desoi.EnaccordaveclapenséedesIdéologues,notammentde Cabanis130, le baigneur déjà invalid ou guidé par le souci de ne point ledevenir,s'efforcedetenircomptedes«sympathiesorganiques»;ilseconsacreàl'écoutedumoindresignedesesorganes.L'importanceaccordéeparlesmédecinsdu temps à l'idiosyncrasie et à « l'irritabilité »131 propre à chaque individu,engendre, au sein des classes dominantes, une évidente hyperesthésie.Celle-ci,notamment chez la femme, se trouve encouragéepar despraticiensqui, souventdésarmésdansleurthérapeutique,s'emploientàbricolerunepatientemédecinedel'âme. D'où l'importance du personnage de la jeune fille, présenté commel'archétypedel'individusensibleetfragile.Dumême coup, l'écoute de soi, l'élaboration de rituels individuels, toujours

quelque peu névrotiques, se trouvent hissées au rang d'injonctions médicales.

Chaquepersonne,assureledocteurViel,etcen'estlàqu'unexemple,asamanièrederépondre,dufaitdesonidiosyncrasie,aux«sollicitations»dubaindemeretàlarespirationdel'atmosphèremaritime132.Chacun,enjointledocteurLeCœur,doitdécouvrirsamanièredeprendrelesbains133.Chacundoitélaborersontypeetsonréseaudepromenades.En fonction de cette attentive et permanente écoute, qui répond à l'acuité du

regard du clinicien, une collaboration s'instaure entre l'invalid et le praticien.L'interrogatoire,fréquent,constitueletempsfortdecetteindispensablealliance;deluidécoulerontlespremièresprescriptions;ellesentamentlepermanentva-et-vient entre l'aveu, le récit et l'affinement progressif de la thérapeutique. LaprécisiondespromenadesprescritesparledocteurBertrand134,l'inventionparledocteur Le Cœur des « bains fractionnés »135, aux scansions rigoureusementminutées, constituent d'éclatants exemples de la complication des usagesindividuels.La stratégie débouche sur une obsessionnelle arithmétique de soi, en accord

aveccellequesuscitel'écoutedelavolupté.Toutcommed'autresleursorgasmes,l'invalid compte ses bains, voire ses immersions successives, afin de vérifierqu'il exécute bien la prescription. Les baigneuses rivalisent entre elles etcomparent leursscores,commeFlaubert136 et sesamis leursexploitsdebordel.Lavillégiaturetourneàlajoute,nousdirionsàlacompétition.Le séjour des rivages de lamer a secrété une inépuisable littérature de cas

médicaux,inauguréeparFrewinetRussell,relayéeenAllemagneparl'infatigableVogel.DanslaFrancecatholique,legenresecalquesurlarelationdumiracle;ici, la précision numérique des bains s'accorde à celle des rosaires ou desneuvaines.LedocteurBertrandnoteainsi,en juillet1826,qu'un jeuneenfantdetreizeansvits'améliorersa«mésentérite»chroniqueauquarante-huitièmebainàla lame ; revenu l'année suivante, il est guéri à l'issue du cent huitièmebain137.«Engénéral,écritledocteurViel,lesbaigneurssontfiersetheureuxdecompterungrandnombredebains;depouvoirdire:masaisonaétédetrente,quarantebains.»«Oubliantlesdifférencesdetempéramentsetdeconditionssanitaires,onn'estoccupéqued'unbut,celuid'arriverlepremieràtelchiffredebains»;cequipeut se révéler dangereux, surtout s'il s'agit de jeunes filles qu'il convient de«tonifier»,enévitantdeles«irriter»138.Ilseraittroplongdesuivredansleurcurelaséried'invalidsquenouspropose

lalittérature,tantilssontnombreux.Durantdix-septans,ledocteurBuchanmêle,à Margate, l'écoute de ses viscères et l'observation clinique de ses clients.RichardSmollett,médecinluiaussi,consacresonlivredevoyages139aurécitdesvicissitudes de son organisme et aux minutieuses tactiques qu'il utilise pourrestaurersespoumonsmalades.DeBoulogne,oùilsebaignedéjàtouslesjours

en1763,ildécritseslieuxdebaignadeprivilégiés.InstalléàNice,ildresseunetablemétéorologiquedulieuetanalyselesvariationsconcomitantesdesonétat.Al'issue du séjour, il dresse un consciencieux bilan ; il tente de mesurerl'améliorationdesasanté,commenaguèrel'auteurdujournalspirituel,lesprogrèsdesonâme.Lerécitdeséjoursanitairepèseletemps,accompagnelesaléasdel'espoir.Ildessineparavanceladémarche,plusample,quiseracelled'Amieletdes grands diaristes du siècle suivant, obsédés du souci de tenir un comptenumérique de leur dépérissement par le moyen d'une anxieuse écoutecénesthésique. Ce type d'ouvrage semble avoir trouvé d'avides lecteurs. Ainsi,Smollett contribua largement à lancer dans son pays lamode de la villégiatureniçoise.Cousinduvoyageur tenaillé par le spleen, l'invalid anglais a entreprisune quête, infatigable et quelque peu désabusée, du séjour miraculeusementsalutaire. Avant d'expérimenter lui-même les climats, il écoute les avissentencieux de ses amis ; il interroge anxieusement les voyageurs, ressasse lestopographies médicales. Il sait qu'il lui faudra s'analyser sans cesse s'il veutforgersaguérison.L'artdevivreprécautionneuxdufragileinvalidcontreditlaprodigalitédevie

dugentlemanchasseur,passionnéd'équitationetderuralsports,dontleplaisirleplus vif est de se plonger, sans s'épargner, dans la sociabilité virile, volontiersbrutaleetbuveusedel'aristocratieanglaisedecetemps.Entrelesdeuxmodèless'instaureparfoisune tension.Révélateuràcepropos lemal-êtredeJohnByng,comtedeTorrington,installéenaoût1782,avecsafamille,danslaroyalestationdeWeymouth.Lebrillantbaronnet s'essaiebienau rythmedevieducuriste ; ilréussitquelquesjoursàseconstruireunhorairestable,qu'ilexposed'elliptiquemanière:«Maviecommenceàs'organisermaintenantdefaçonrégulière:jemelève à six heures, j'achète du poisson, je lis les journaux, me promène sur laplage, vais voir mon cheval ; à neuf heures, je reviens prendre mon petitdéjeuner;jevaisfaireunepromenadeàchevalàdixheures;jedéjeuneàquatre;j'arpentelaplageànouveaujusqu'àl'ouverturedessalles,joueauxcartesjusqu'àdixheures;souperfrugal,lit140.»Maisl'essentieldemeurepourluil'engagementdu corps. Il aime et le dit, non pas le soleil sur le sable,mais l'air marin quicreusel'appétit,lecontactsalédelabrisedemersursapeau,lafatigueaupetitmatin,avantlebreakfast,lesrudeschevauchéessurl'estran,lepoissonfraisqu'ilachèteauxpêcheurssur laplageaprèsenavoirpalpé la visqueuse consistance.Torrington,quidétestelaviesocialedelastation,dévoreavecaviditétoutescessensations.Parunecomplexestratégieémotionnelle,iltented'adapteràlaplagela joie de vivre de l'aristocrate terrien, les plaisirs de l'antiquaire et ceux del'esthète. Il apprécie l'excursion solitaire, la chevauchéevers lesmonuments enruine, la contemplation des paysages marins ; il goûte les eaux thermales et

compareleursaveur.Auboutdequelquesjours,hérisséparlesnobismepeuvirildelastation,ilquittesafamillepourélargirlerayondeseschevauchéesdanslacampagne.Lemodèle de comportement qu'il incarne en 1782 diffère tout aussibienduvoyageclassiquequeduvoyagephilosophique;ilsediffuseralorsquelaguerreavec laFranceaura,denouveau, interrompu leGrandTouretobligé lescandidats au voyage à découvrir minutieusement les sauvages beautés de leursîles.Letexteleplusfascinantqu'ilm'aitétédonnédelireaucoursdemonenquête

restetoutefois,leJournaltenudansl'îledeManrelatantletemps,lesventsetlesévénementsquotidienssurplusdeonzemois141, récitduséjoureffectuéparRichard Townley, esquire, l'année où débuta la Révolution française. L'auteur,invalid qui appartient à la classe de loisir, souffre de la poitrine ; une touxspasmodique gâche sa vie. Par bonheur, une longue cure àBoulogne a presquerétabli sa santé lorsqu'il s'installeàDouglas,dans l'îledeMan, le9mai1789.Les années précédentes,mû par le désir d'améliorer son état, il a séjourné auxPays-Bas,enFlandrefrançaiseetenPicardie.ABoulogne,ilarédigéunjournalqu'ilpeutconfronteràceluiqu'ilaentreprisdeteniràDouglas.Ilséjourneavecsa«bonneépouse»,maissonemploidutemps,qu'ilastrictementétabli,l'amèneà se comporter en solitaire. Townley est un esprit religieux ; il fréquenterégulièrementl'égliseanglicanedontilapprécieleconfortetlesfidèles.Chaquesemaine,ils'ymêleà«desgenstrèscommeilfaut,élégants,bienhabillés»142,regrettantseulementlemanqued'airfraisdurantlesoffices.Dans l'esprit de la physico-théologie, Townley se réfère au Psalmiste pour

chanter,autraversduspectacledelanature,leslouangesduCréateur.Ilconnaîtbienlespoètesanglaisdudébutdusiècle:Pope,Gray,Thomsonsurtout.L'œuvrede Virgile, qu'il adore, hante son esprit. Ces auteurs, ainsi que bien entenduShakespeare et Milton, dessinent le réseau de ses références et ordonnent leregardqu'il porte sur la naturede l'île deMan, dont les sublimesbeautés et lecharmeriantletouchenttouràtour.Songenredevieestceluid'unhommequisedéfinit lui-mêmecomme«amateurd'exercicesetderuralsports».Son journalenregistre conjointement les aléas de lamétéorologie et les vicissitudes de sonétat.Townleyrelateminutieusementlesexercicesquidécoulentdeladoublesériedesobservations.Letempsqu'ilfaitconstitueleprincipalpersonnagedulivre,celuiquidécide

desévénements.L'auteurprêteavanttoutattentionàlaqualitédel'airetàcelleduvent.Ils'efforcechaquejourdelesdéfinir,aveclaplusgrandeprécision,parleseffetsqu'ilsproduisent sur les senset sur l'âme.Townley,pourqui leventpeutêtre ainsi « agréable », « doux », « embaumé », mais aussi « âpre »,«déplaisant», recherche labrise rafraîchissante. Il affectionneplusque tout la

délicate brisemarine de lamaréemontante. La nébulosité est décrite dans unemêmeperspectivepsychologique.Enrevanche,l'auteurnes'étendpassurlerécitet la qualité des précipitations ; il indique seulement s'il pleut ou non.L'« affreuse » tempête, qu'il artialise sous l'influence de Thomson, réussittoutefoisàluiarracherquelqueslignes.Townleyn'aimepaslachaleur;ilcraintleviféclatdusoleilestivalsurlesable,maisilaurapeuàensouffriraucoursdes onzemois de son séjour. En revanche, il chante la « chaleur vivifiante etrevigorante»dusoleilhivernaletprintanier,«fontainedebeauté».Townleynoteaussil'étatdelamer,dontilgoûteavanttoutlecalme.Lamontée

duflux«audouxmurmure»,souventaccompagnéed'unefraîchebrisedu largeconstituepourluilemomentleplusdélicieuxdelajournée.Ilaimeaussilamerquisecouvredebateaux,cequiseproduitauretourdesflottillesharengères.Dela tempête, il développe surtout le pathétique, l'imminence des naufrages quiassombrissentalorssesnuitssanssommeil.L'invalidneracontepaségalementlesdifférentespartiesdujour.Misàpartun

hymne, unique, à la sérénité du soir, il ne nous parle guère que dumatin.C'estalorsquel'observationmétéorologiquel'amèneàdéfinir le tempsdela journée.Quelques notations éparses sur les bruits qui peuplent ses nuits d'insomniaqueinaugurent parfois le tableau quotidien. Il est alors particulièrement sensible aulointainéchodelameretaumartèlementdelapluiesurletoit.Townley s'est construit un an de vivre strictement codifié. Jamais il ne se

baigne,mais il est heureux de noter lamode balnéaire qui gonfle dans l'île deMan,cetteannée-là.Enrevanche,iljoueamoureusementd'unegammeétenduedepromenadesqu'ildistingueavecsoin.Sespromenadesàpieddurentenvirondeuxheures.«J'aiprisunbold'airmatinal»,«j'aifaitunepromenadematinale»,telssont les mots qui ouvrent souvent le récit de sa journée. Son but est alors de«trouver lafraîcheurde labrisematinalequelamaréemontanteapportesur laplage143».Unepromenaderéussieestpourluiunefêtedessens.Ainsi,aumatindu 4 août 1789,monté sur une colline, « J'ai beaucoup aimé la fraîcheur de labrisedumatinetlabrillanteétendued'unemerpaisible.Changédedécorensuiteenfaisantuntourdedeuxoutroismillesdansl'intérieurdesterres».Telest leprototypedeson«exercicedumatin144».Parfois, il se contente d'une petite promenade145 sur la plage de graviers,

rarementdans les ruesdeDouglas,souventà l'extrémitéde la jetéed'où ilpeutcontempler la mer. Il arrive que, bien en jambes, il effectue une grimpette aumilieudes rochers.Par beau temps, il entreprendunede ces randonnéesqui lecomblent.Troisfoisdurantl'année,ilorganiseunepartyavecdesamis,maiscelanesemblepasl'enchanterautant.

La personnalité de l'invalid se définit par le réseau de ses promenadesfavorites,qu'ilprendsoind'indiquerdequelquesmots.Leursbutssont toutefoisdivers; iciprimeeneffet l'impératifdelavariété.Leplussouvent,Townleyserendsurl'unedesplagesdontildécritl'aspect;ilprécises'ils'agitd'uneplagedesableoudegraviers,d'unlittoralrocheuxouescarpé.Ilfaitalternerlestypesderivage,mais semble apprécier particulièrement les promenades « à travers lessables » ou les « tours charmants sur la plage ». Il note un jour que certainesgrottesdurivageoffrentdeconfortablesretraitesauxamoureuxdel'île;laseulenoted'érotismeluiestsuggéréeparlesfiguresdeDidonetd'Énée.Danssontexte,l'imagevirgiliennedelagrottesedessinecommel'archétypedelaprivacyetdelaretraite146.Townleyaimeaussisepromenersur leportetsur lemarchéauxpoissons. Il

regarde avec plaisir lemail boat, le packet boat * de Liverpool, les navirescharbonniersetlesquelquessloopsquiappartiennentàdesgentlemen.Alasaisondu hareng, il s'émerveille du retour des flottes de pêcheurs, malgré lesdésagrémentsolfactifsqueluicauseleséchagedesfilets.Quandilgrimpesurlescollines,Townleyadmirelepaysagemarinetsurtoutl'amplepanoramadelabaiede Douglas. L'espace infini des flots semble encore lui répugner. Il aimecependantcontempler les«horribles»ou«romantiquesrochers»et reflèteencelal'emprisecontemporaineducodepittoresque.Restequ'autantqu'illepeut,ilrevientchezluiparlepaysagearcadiend'uneriantevalléeintérieure.Lesruines« druidiques » et danoises l'attirent, comme tout bon antiquaire en 1789.Le11juin,ilaccomplitundoublepériple,parterreetparmer,del'unedespetitesîlesquibordent le littoraldeMan. Il refused'autrepartdequitter lagrande îleavant d'en avoir fait le tour. En bref, on retrouve dans son comportement leschémaclassiquedelarobinsonnade, ledésirde lamaîtriseduterritoirepar laméticuleusesaisiedelatotalitéducontour.Restel'analysedesmodalitésd'appréciationdesespromenadesdanslanature.

Enaccordaveclaphilosophiesensualiste,ilrechercheavanttout,écrit-il,cequiest«trèsagréableà(ses)sens»etcequipourrastimulersonappétit.Danscetteperspective, il concentre son attention sur « l'impression que confèrel'atmosphère»etsurleseffetsduventsursarespiration.Tôtlematin,ilapourhabituded'ouvrirsesfenêtres;ilhumeleparfumdesfleursquiattestentpourluiles qualités de l'air. Nous l'avons vu, en toutes choses il goûte avant tout lafraîcheurainsiquelessensationsquilasuggèrent.Ilaimeentendrelemurmuredela marée montante. L'hiver, il écoute de son lit « la marée descendante quis'éloignedesrudesgaletsdurivage,prèsdel'extrémitédelajetée»147,ilévoque«lesdouxmurmuresquis'enallaientenmourantpeuàpeujusqu'aumomentoùleschocs devenaient si faibles et si mous qu'on distinguait à peine le bruit du

silence.»Iléprouvealorsdelanostalgiepourlesplaisantessensationsqui,l'étépassé,accompagnaientcedouxmurmure.Commelaplupartdestouristescultivés148,Townleyporteungrandintérêtaux

plantesmarinesetauxoiseauxdemer.Auseuildel'hiver,ilselèvedebonmatinpour se rendre à l'extrémité de la jetée écouter l'oiseau « favori » dont il adistinguélechant.Illuiarrivemêmed'observerlesinsectesetlesreptiles.SeullecormoranluirépugnequelquepeucarMiltonenafaitunvolatiledel'enfer.Lelivreseclôt,unefoisbouclélecycledessaisons,surl'appréciationglobale

delasalubritédel'île.Uneétudedémographiqueétayecechapitre,indispensableà ce genre d'ouvrage. Là comme à Boulogne, Townley a tenu à enquêter auxarchivesetdanslespetitscimetièresromantiquesdontiladéchiffrélesépitaphes.Le voyageur conclut d'usuelle manière : « Aucun lieu n'offre de meilleurescommoditésnaturellesquecette îlepour lesbainsdemer ; elle a tantdebaiescharmantes, où l'eau est si pure, si limpide, si dépourvue de toute espèce desouillureetdesrivagessisûrs,sitranquilles,siexemptsdebarrières;elleoffreaussi beaucoup de petites criques et recoins tranquilles pour faire trempette oùl'eaudemeureenétatdequiétude,mêmequandunebriseassezfortesetrouveàsoufflerenmer149.»Prétendreque«lamer»,àladifférencedelamontagne,n'étaitpasappréciée

en Occident durant les années 1780 relèverait de l'absurdité, si l'on ne savaitqu'une telleaffirmationémanaitnaguèredespécialistesobnubilésparuncertaingenredetextesetparleprimatduvisuel.Enréalité,uneprolixelittératuredecasmédicaux, de récits de voyage ou de séjours thérapeutiques, une abondantecorrespondance,un incessantboucheàoreille attestent alors l'intensitédudésirdurivage.Aufildetelsrécits,seconstruitunestratégieémotionnelle,serévèleetse diffuse unemanière inédite de jouir de lamer et de ses plages. Cet intérêtnouveau se diffuse déjà, timidement, par Boulogne, Ostende, Scheveningen,DoberansurlelittoralduContinent.Ce mode d'appréciation des rivages de la mer, qui doit certes beaucoup à

Thomson, à la relecture de Virgile que ses œuvres induisent ainsi qu'àMacpherson, supposeun engagement sensuel de tout l'être, attentif aux effluves,auximperceptiblesmurmures,aumoindresouffledebrise.C'estbienautrechoseque le simple désir de « voir la mer » qui émoustille l'aristocratie française,spectatriceassiduedesmarinesduSalon.Soixante-dix ans avant le séjour de Michelet à Saint-Georges-de-Didonne,

Townleyguettedesaretraite,aurasde l'eau, ledouxmurmureoulefracasdesvaguesnocturnes;ilobserveluiaussi,attentivement,aucoursdesesincessantespromenadessurlesable, lacouleurdesalgues,lechantdesoiseauxdemer, lespoissons.CommeplustardMichelet,ilsouffreàlapenséedesdangersdelamer;

ils'apitoiesurlesnaufrages.Iln'appréciepaspourautantlaplageenromantique.Il reste fidèle au providentialisme et chante les louanges duCréateur ; il lit lanature avec les yeux d'un poète classique ; son récit reste presque totalementdépourvu de ces considérations scientifiques qui ponctuent les grandes œuvresmaritimes de Michelet et de Hugo. Surtout, son texte se soumet à lacorrespondancenéo-hippocratiquequis'instaureentrelamétéorologieetlasanté.Lavéritable réussitedeTownleyconsiste,àcepropos,à transmuer l'injonctionmédicaleenunartdevivre,fertileenjoiesobscures.Surlerivagedelamers'élaboreunmodèledepratiquedesoiquisuccèdeou

se juxtapose à celui de la retraite rustique. L'invalid, auquel pourrait êtreconfrontélerandonneurgermaniqueoulevoyageurtenailléparlespleen,jouitdecetartdevivre.Laruéeverslesrivages,célébréeparCowper150,nes'expliquepasseulementparlafascinationdesbrillantsplaisirsdeBrighton.Surlesbordsdelamer, lesujetmodernevientsedécouvrir, faire l'expériencedeses limites,face à la vacuité de l'océan, à la disponibilité des grèves. Dans cet endroitsublime, lemoivibreà seconfronter à lavagueet au souffle saléde lamer, àcontempler lespectaclesolitairede la tempête. Ici l'adultequiaimechevauchersurl'estranpeutaussijouirdelarégression; ilseprendàfouillerlesableàlarecherchedescoquillages,àsenicherdanslesgrottes,àsuivrelecontourdesonterritoireinsulaire.Au bord de lamer, à l'abri de l'alibi thérapeutique, dans le saisissement de

l'immersion quimêle le plaisir et la douleur de la suffocation, se construit unenouvelle économie des sensations. Ici s'élabore, à destination des classes deloisir,unefaçonneuved'éprouversoncorpsententantd'enextirperlesdésirsquileperturbent.Surlesbordsdel'océan,ontentedecalmerdesanxiétésnéesdelaperte de la vigueur, de l'étiolement, de la pollution, de l'immoralité citadines ;mais cette quête tâtonnante de l'harmonie du corps et de la nature exclutparadoxalementl'hédonisme.Lamerautorisedemieuxsupporterlerenoncementauxvoluptés;l'artdevivrequis'élaboresursesrivagesentre,luiaussi,dansleprocèsdecontentionquiaccompagnel'affinementdel'écoutedesoi.

1VoirnotammentRaymondKlibansky,ErwinPanofsky,FritzSaxl,Saturneet lamélancolie,NewYork,basic books, 1964 (présentation de Krysztof Pomian. Traduction de Saturn and Melancholy) et surtout,comptetenudenotrepropos,JeanStarobinski,Histoiredutraitementdelamélancoliedesoriginesà1900,ActaPsychosomatica,3,Bâle,Geigy,1960.Récemment,larevueLeDébat(n°29,mars1984,pp.44sq)aconsacréunintéressantdossierausujet.2Cf.JeanStarobinski,op.cit.,pp.38sq.3 Sur l'auteur et son œuvre, Jean-Robert Simon, Robert Burton (1517-1640) et l'anatomie de la

mélancolie,Paris,Didier,1964,notammentpp.278sq.(«L'air»et«l'hygiènedelamotricité»).

4Ce qui donne à penser que les historiens de la littérature descriptive ne prennent pas suffisamment encomptel'influencedel'injonctionmédicalesurlesmodesd'appréciationdupaysage.5RobertBurton,TheAnatomyofMelancholy,London,GeorgeBell and sons, 1893 (lapremière édition

datede1621),t.II,p.70.6Ibid.,t.II,pp.73et74.7Ibid.,t.II,p.70.Burtonseréfèreàceproposàl'autoritédeCardan.8Ibid.,t.II,p.78ainsiquepourledéveloppementquisuit.9Unecontradictionapparentes'imposeàlalecturedulivredeBurton:l'applicationdesprincipesexposés

parl'auteurauraitdû,entoutelogique,l'ameneràconseillerlavillégiaturemaritimemais,étantdonnéqu'ilnes'agitpasd'unepratiqueusuelle,iln'ysongepas.10Cf.KeithThomas,op.cit.,pp.252-253,ainsique,pourledéveloppementquisuit,lechapitreVI:«The

humandilemma»,«townorcountry»,pp.243sq.11Cf.AlainCorbin,LeMiasmeetlaJonquille,op.cit.,1reet2eparties.12Cf.àcepropos,Paul-GabrielBoucé,LesRomansdeSmollett,Étudecritique,Paris,Publicationsdela

Sorbonne,1971,pp.257sq.13AnEssayoftheExternatUseofWater.14JeanDeprun,LaPhilosophiedel'inquiétudeenFranceauXVIIIesiècle,Paris,Vrin,1979,p.58.15J.Deprun,op.cit.,p.90.Surcesujet,voiraussiGeorgesGusdorf,op.cit.,notammentpp.137-145.16J.Deprun,op.cit.,p.88.17Ontrouveradansl'ouvragecitédeJ.Starobinskiunebibliographietrèspréciseconcernantlesouvrages

alorsconsacrésàcesujet,enFranceetenAngleterre,etdontleTraitédesaffectionsvaporeusesdesdeuxsexespubliéen1763parledocteurPommeconstitueunbonexemple.Plusrécemment,Jean-PierrePeter(«Entrefemmesetmédecins.Violenceetsingularitésdanslediscours

du corps et sur le corps... »,Éthnologie française, 1976), Catherine Fouquet et Yvonne Kniebielher (LaFemme et les médecins, Paris, Hachette, 1982) et Jean-Marie Goulemot (présentation de Bienville,De lanymphomanie...Paris,LeSycomore,1980.)ontconsacrédes travauxàcettepassionnanteétude,ainsiqueThomas Laqueur dont l'ouvrage à paraître fait le point sur la recherche anglo-saxonne. Sans oublier, bienentendu, le livre fondamental de PaulHoffmann,La Femme dans la pensée des Lumières, Paris, Ophrys,1977.18Cf.art.citédeJean-PierrePeteretl'éditiondulivrecitédeBienville.19JeanMeyer,LaNoblessebretonneauXVIIIesiècle,Paris,S.E.V.P.E.N.,1966,t.II,pp.1220-1224.20 Intéressantes réflexions à ce sujet dans l'ouvrage cité de Jean Starobinski, p. 30. L'auteur analyse le

dégoûtdelavie,telquel'éprouveWerthercommeun«défautdeparticipationauxrythmesdelanature»etcite Goethe qui écrit : « Tout l'agrément de la vie est fondé sur le retour régulier des objets extérieurs.L'alternance du jour et de la nuit, des saisons, des fleurs et des fruits (...) voilà les vrais ressorts de la vieterrestre.»21Cf. l'ouvrageàsuccèsdudocteurSamuelTissot,Delasantédesgensdelettres,Lausanne,Grasset,

Paris,Didot,1768(lapremièreédition,enlatin,datede1767).22 A.P. Buchan,Practical Observations Concerning Sea-bathing with Remarks on the Use of the

Warm-bath, London, 1804. Les citations sont tirées de la traduction française de Rouxel, Observationspratiquessurlesbainsd'eaudemeretsurlesbainschauds,Paris,Gabon,1812.23Buchan,op.cit.,pp.97et14.24Cf.op.cit.,p.118.25Telest l'avisdudocteurRobertWhite,exprimédansTheUseandAbuseofSea-Water (...), London,

Flexney,1775,p.5.Lechocdubaindanslessourcesfroidesesteneffetbeaucoupplusrude.26CitéparA.P.Buchan,op.cit.,p.118.27 John Floyer, ψυχρουσία or the History of Cold-bathing both Ancient andModern. Nous utilisons

l'éditionde1732(S.SmithandWalford)augmentéed'unappendicedudocteurEdwardBaynard.28Floyer,op.cit.,p.31.29Ibid.,p.30.30Ibid.,p.69.31Cf.infra,p.129.

32JulesMichelet,LaMer,Paris,Gallimard,1983,préfacedeJeanBorie,LivreIV,chap.I,p.279.33GeorgesVigarello(LePropreetlesale,Paris,LeSeuil,1985)asoulignél'importancedecettemodequ'il

attribueunpeuviteàl'espritbourgeois.Ilconvientdebienendiscernerl'ancragedansl'histoiredessciencesetl'évolutiondelasensibilité.34DocteurSpeed,ACommentaryonSea-Water,p.154.Appendice,traduitdulatin,àl'ouvragedudocteur

RichardRussell,citéinfra.35OnraconteainsiqueLouisXIVavaitdemandédeconduireàlamerunejeunefemmedelacouratteinte

d'hydrophobie. Cette méthode était recommandée par Van Helmont en liaison avec sa théorie de l'idéemorbifique : l'idée du danger suggéré par l'immersion brutale efface l'idée hydrophobique antérieure.Boërhaaveconsacrelaméthodedanssesaphorismes(cf.JosephMonoyer,Essaisurl'emploithérapeutiquedel'eaudemer,ThèseMontpellier,1818,p.14).36Cf.EdmundW.Gilbert,Brighton,OldOcean'sBauble,London,Methuen,1954,p.12.37Ibid.,p.11,s'inspiredeC.Morris,TheJourneysofCeliaFiennes,1947.38 Lettre du docteur Richard Frewin au docteur Richard Russell, publiée pp. 110-111 dans l'ouvrage de

celui-ci,citéinfra.39NousutilisonsRichardRussell,ADissertationontheUseofSeawaterintheDiseasesoftheGlands,

particularlytheScurvy,Jaundice,King'sEvil,LeprosyandtheGlandularConsumption,London,1769.40Cf.supra,p.40.41Russell,op.cit.,p.32.42«Unmédecin,parconséquent,doittoujoursavoirl'œilfixésurelle(LaNature)commeleplussûrdes

guides,etmettresespasdanslessiens».AphorismedeRichardRussell,op.cit.,p.90.43Notamment,enFrance,parThéophiledeBordeu.44RichardRussell,op.cit.,p.126.45Ibid.,p.128.46 « θάλασσακλὐζει p ??ta τάνθρώπωνκακά », traduction deH.Gregoire,Euripide, Paris, LesBelles

Lettres,t.IV,1948,p.159,vers1193.47 C'est le cas du docteur Speed dont le texte figure à la suite de l'ouvrage de Russell dans l'édition

de1769quenousutilisons.48Lemémoiredatede1767;ilaétépubliéàBordeauxen1769.49Maret,op.cit.,p.94.Lespassagessoulignésl'ontétéparnous.50Amoinsqu'ilnesebaignelematin.51Maret,op.cit.,p.111.52 Sur le docteur John Awsiter et ses Thoughts on Brighthelmstone, Concerning Sea-bathing and

Drinking Sea-water with someDirections of theirUse, London, 1768, voir EdmundW.Gilbert,op. cit.,pp.66-67.53Montesquieu,L'EspritdesLois,«DesPortsdemer.»54 Comme l'écrira notamment le docteur Pierre, J.B. Bertrand,Précis de l'histoire physique, civile et

politiquedelavilledeBoulogne-sur-MeretdesesenvironsdepuislesMorinsjusqu'en1814,Boulogne,1828,t.II,p.405.55Lapremièrepierredel'établissementdebainsdeBrightonestposéeen1769.56Cf.laplagedeCettedécriteen1847parledocteurJeanViel,BainsdemeràCette,deleurpuissance

hygiéniqueet thérapeutique, suivide quelques observations cliniques par le docteurViel,Montpellier,Martel,1847,p.21.57Cequiexpliquequ'enFrance,lavaleurthérapeutiquedelameraviteétéreconnuepardesmédecinsde

Montpellier,notamment,parleprofesseurDelpech.EnAllemagne,ChristophWilhelmHufelandconsidèrequeles bienfaits du bain de mer résultent de la salinité, de la percussion des vagues mais aussi de courantsélectriquesetmagnétiquesquistimulentlavitalité.58Docteur JamesCurrie,MedicalReports, on theEffectsofWaterColdandWarmas aRemedy in

Fever and Others Diseases, whether Applied to the Surface of the Body, or Used internally, 3e éd.,London,1805,2volumes.59CitéeparEdmundW.Gilbert,op.cit.,pp.13-14.

60 Etudié par Edmund W. Gilbert, op. cit., p. 63. Relhan a publié en 1761 une Short History ofBrighthelmstone,withRemarks on ilsAir and onAnalysis of itsWaters qui constitue en fait le premierguidedelastation.61 Jane Austen, Sanditon, passim. Wilbur Fisk, Travels in Europe (...), New York, Harper, 1838. Il

s'étonnedel'ampleurquelavillégiaturemaritimeaprisenAngleterrealorsquelepaysesttotalementbaignéd'airmarin(p.557) ; ilnoteque lamodedesdifférentes stations se révèle souventéphémère ; surtout, il segaussedes savantes découpesopérées par lesAnglais qui détectent des différences de qualités climatiquesentredeslieuxtrèsrapprochés;cequenesauraitfaireunAméricain.62Cf.EdmundW.Gilbert,op.cit.,p.43.63 Cf. dès 1793, les débats inaugurés par le docteur Woltmann, les docteurs Georg C. Lichtenberg,

HufelandetVogel,cf.infra,p.292.64AinsiLouis-AiméLeFrançois(Coupd'œilmédicalsur l'emploiexterneet internede l'eaudemer,

thèse,Paris,26déc.1812)vante(p.29)l'équipementdeDieppe;lesoucidepropagandeestencoreplusnetchezCharles-LouisMourgué,JournaldesbainsdemerdeDieppe,Paris,Seignot,1823(cf.pp.11-12);seull'établissementdecettestationmériteselonluiunrôlenational,appeléàdevenirunmodèle,quelsquesoientlesmérites de Cette et de Marseille. Même avis de la part du docteur Gaudet, Notice médicale surl'établissementdesbainsdemerdeDieppe,Paris,1837.EnrevancheledocteurPierreJ.B.BertrandvantelesavantagesdesplagesduBoulonnais(op.cit.,t.II,pp.531sq.).65Signalonstoutefoisl'opinion,prémonitoire,dudocteurJohnCoakleyLettsom,inspirateurdu«RoyalSea-

bathingInfirmary»deMargate.L'établissementcomportaitunsolarium.SelonEdmundW.Gilbert (op. cit.,p.18),cemédecinsembleavoirétélepremieràvanterlerôledel'airetdelalumièredansletraitementdelaphtisie.66EdmundW.Gilbert,op.cit.,pp.21et27.67DocteurJ.LeCœur,Desbainsdemer,Guidemédicalethygiéniquedubaigneur,Paris,Labé,1846,

t.I,p.31.L'ouvragequinecomptepasmoinsde870pagesconstitueunesommedontl'ampleurmanifestequeletempsdelagenèsedelavillégiaturemaritimeestpassé.68EdmundW.Gilbert,op.cit.,pp.79-80,d'aprèslelivredudocteurA.L.Wigan,Brightonand ils three

Climates(...),1834,2eédition,1845.69DocteurJamesCurrie,op.cit.,tomeII.70GastonBachelard consacre des pages passionnantes au plaisir d'affronter l'eau violente (L'eau et les

rêves,Paris,JoséCorti,1942,chap.VIII,«L'eauviolente»,pp.214sq).71LedocteurLeCœur (op.cit., t. I, pp. 387-388) souligne l'importancede cette « assistancemorale »,

pourlespersonnes«naturellementcraintives».72 Notamment celle de Buchan et du docteurMourgué (op. cit., p. 72 et p. 118), le second note qu'à

Dieppe,lesmaladesonthorreurdecettepratiqueimposéeparlesguidesbaigneurs.73 Le docteur Louis-Aimé Le François (op. cit., p. 20) note qu'en 1812 ces affusions, très usitées en

Angleterre,lesontpeudanslerestedel'Europe.74DocteurBertrand,op.cit.,t.II,p.558.75Op.cit.,t.I,p.339:Aprèsavoircritiquéce«stupideusage»,ilécrit:«Pourbeaucoupdebaigneuses

surtout, il y a quelque chosed'original, debizarre à se laisser ainsi enleverdu sol par desbrasvigoureux, àresterpendantquelquessecondesdansl'attented'unesensationinsolite,nepassavoirl'instantprécisoùl'onvalaressentir,ànel'éprouverenquelquesortequ'àsoncorpsdéfendant,à...Quesais-je?»76Op.cit.,p.17.77«Jemesersavantageusementdecesbains,soitpourhâter,soitpourralentir lafonctionpériodique,en

modifiantladuréedel'immersion,enréglantl'impressiondel'eau,etc.»,docteurViel,op.cit.,p.87.78 Ainsi, plus tardivement, le docteur G. Hartwig (Guide médical et topographique du baigneur à

Ostende(...),Bruxelles,1854,p.98).79DocteurBertrand,op.cil.,t.II,p.576.80 Léopoldine Hugo, Correspondance, édition critique par Pierre Georgel, Paris, Klincksieck, 1976,

pp.218et220.81DiaryandLettersofMrsd'Arblay(FannyBurney),London,Macmillan,1904,t.II,p.128.

82 En juillet 1828, les meilleurs « baigneurs » de Dieppe sont très sollicités. Cf. Journal du comteRodolpheApponyi,Paris,Plon,1913,t.I,p.125.«CeluideladuchessedeBerry,quis'appelleCosvreau,estlebaigneuràlamode,onseledispute;pourleshommes,c'estFonvite,monbaigneur(...).»83AnthonyDale,TheHistoryandArchitectureofBrighton,Brighton,BredonHeginbothom,1950,p.22.84OutrecelledeGastonBachelard,voirl'interprétationdelanagedeMaupassantparElisabethRoudinesco

etsondéveloppementsurl'homologieentrel'eausaléeetlesexeféminin(LabatailledeCentans,HistoiredelapsychanalyseenFrance,Paris,Ramsay,1982,pp.79-80).85 Gilbert Andrieu, « De l'art de surnager au XIXe siècle dans la Seine », Revue des Sciences et

Techniquesdesactivitésphysiquesetsportives,vol.5,n°10,déc.1984,pp.64-74.86Acepropos,GeorgesVigarello,Lecorpsredressé,Paris,Delarge,1978,passim.87GastonBachelard,op.cit.,p.224.Notonstoutefoisquelephilosophechoisitdesexemplesforttardifset

qu'ilconnaîtmall'histoiredesimpressionssomatiques.88Ce n'est pas le lieu de débattre de ce problème qui oppose les disciples deNorbert Elias à ceux qui

pensentquelaconfigurationdecesentimentsemodifieaveclesépoquessansvarierd'intensitéouqu'ils'agitd'une subtile stratégie de la sensualité, comme l'indiquent Michel Foucault (La volonté de savoir, Paris,Gallimard, 1976) et, dans une tout autre perspective. Peter Gay, The Bourgeois Experience, Victoria toFreud,t.II,«TheTenderPassion»,OxfordUniversityPress,1986.89AnthonyPasquin (JohnWilliams),TheNewBrightonGuide,1796,p. 6.CitéparEdmundW.Gilbert,

op.cit.,p.15.90C.Wright,TheBrightonAmbulator,1818,citéparE.W.Gilbert,op.cit.,p.55.91Cambry,VoyagedansleFinistère,éd.de1835,p.205.92Cf.infra,p.315.93Révélateur,àcepropos,lerécitdeTorrington,citéinfra,p.107.94Etdenégligerl'usagedecesbrodequinsenlisièrededrapetsemelledebuffledontsemunissentcertains

individuschatouilleux.Cf.docteurLeCœur,op.cit.,t.I,p.323.95ThomasPennant,ATourinScotland,1769,3eéd.,Warrington,1774,p.19.96ABoulogne,tientàsoulignerledocteurBertrand,«lepiedseposepartoutavecassurance»(op.cit., t.

II,p.535).97Etd'unemanièreplusgénérale,leursensintensedel'endroitpropice.98DocteurLeCœur,op.cit.,t.I,p.390.99DocteurCharlesLonde,Nouveauxélémentsd'hygiène,Paris,1838,t.II,p.296.100SelonE.W.Gilbert,op.cit.,p.14.101Buchan,op.cit.,p.71,àproposdesplagesdelapresqu'îledeThanet.102Leconfortrespectifdesvoituresdebainentredansl'appréciationdesstations.Unvoyageurallemand

noteainsien1822,qu'àPutbus,contrairementàDoberan,lebaigneurdisposed'unepairedepantoufles.Reiseeines Gesunden in die Seebäder Swinemünde, Putbus und Doberan, Berlin, 1823 (récit de voyageseffectuésen1822).103Ainsi ces tentes sont enusage àBoulognedurant les années1820 (docteurBertrand,op.cit., t. II,

p.552);leurprésenceestaussiattestée,plustard,surlaplaged'Ostende.104Cesujetquiressortitàl'histoireducostume,n'estpasdansnotrepropos;nousnouscontenteronsdonc

dequelquesindicationssurlagenèsedespratiques.105LouisGarneray,VuesdescôtesdeFrancedansl'océanetdanslaMéditerranée(textedeE.Jouy),

Paris,Panckoucke,1823,p.16.106C'estalorsqu'àCaen,oncommenced'enfabriquer.Cf.,ainsiquelescitationsquisuivent,docteurLe

Cœur,op.cit.,t.I,p.307.1070p.cit.,t.I,p.317.108Notonsquebiensouventelles sedéploient sur laplagesanss'accompagnerd'unbain ; c'est lecasà

Scheveningen(cf.supra,p.51)oubienencorelelongdescôtesallemandes,cf.àproposdeDoberan,ReiseeinesGesunden,op.cit.109E.W.Gilbert,op.cit.,p.12.1100p.cit.,p.26.

111AugusteBouet,«LesBainsdeBiarritz»,LaFranceMaritime, t. III, 1837,pp. 318-319.« Ici pointd'étiquetteetdevêtementsincommodes;lesfemmessecouvrentàpeined'unelégèrerobedecotonrayé,etquantauxhommes,lanatureseuleafaitlesfraisdeleurtoilette.Cesontdescris,deschants,duplaisirsansgêneetsansfrein.»Surcettestation,voirPierreLaborde,Biarritz,Huitsièclesd'histoire,200ansdeviebalnéaire,Biarritz,

Ferrus,1984,«LesbainsdeBiarritz,1814-1854»,pp.27sq.et,dansuneplusampleperspective,lathèsedel'auteur,Paysbasquesetpays landaisde l'extrêmeSud-Ouestde laFrance,Étuded'organisationd'unespacegéographique,Bordeaux,1979-112CitéparJ.Laborde,«BiarritzdesesoriginesàlafinduSecondEmpire»,BulletindelaSociétédes

Sciences,LettresetArtsdeBayonne,oct.1965-janv.1966.SurlesbainsdeBiarritzen1818,cf.LouisGarneray,Voyagepittoresqueetmaritimesurlescôtesdela

France,dansl'océanetdanslaMéditerranée,Paris,1823,Commentairedela«VuedeBiarritz».1130p.cit.,i.II,p.531.114E.Jouy,dansl'ouvragecitédeLouisGarneray,Vuesdescôtes...,p.28.«LesbainsdemersontencoreauHavreunautredivertissementpourtouteslesclassesdelasociété(...)

aucun établissement d'une grande importance n'offre là, comme à Dieppe, un point central de réunion auxbaigneurs ; de pauvres cabanes ou des guérites recouvertes en toile, servent de loges pour les soins de latoilette,uniformeàpeuprèscheztousceuxquiprennentleplaisirdubain.»115LettredusubdéléguéMoracinreproduitedansl'articlecitédeJ.Laborde.116CarloPilati,op.cit., t. II, p. 176. 116bis.Le docteurThoré (Promenade sur les côtes du golfe de

Gascogne,Bordeaux,Brossier, 1810, p. 297) critique la nudité qui se déploie librement sur la plage ; vieuxdébatdans larégionquel'indécencedubain ;cf. lebelarticledeJosettePontet,«MoraleetordrepublicàBayonne au XVIIIe siècle », Bulletin de la Société des Sciences, Lettres et Arts de Bayonne, 1974,pp.127sq.117Cf.docteurLeCœur,op.cit.,t.I,p.299.Voiràtitred'exemple,lerèglementparlemaireF.Valléede

la nudité sur la plage deGranville, le1er juillet 1837. Trois secteurs sont déterminés : le bain des dames, le«baindeshommeshabillés»,«lebaindeshommesnonhabillés».Cataloguedel'expositionLaViebalnéaireetlesbainsdemeràGranville,1840-1940.MuséeduVieuxGranville,5juil.-5oct.1987,p.9.118Ch.G.Hartwig,op.cit.,p.18.119Paquet-Syphorien,Voyagehistoriqueetpittoresque(...),Paris,Didot,1831,t.II,p.136.120Cf.HélèneTuzet,LaSicileauXVIIIesièclevueparlesvoyageursétrangers,Strasbourg,Heitz,1955,

p.447;JosephHagerapubliésonrécitàVienneen1795,ilfuttraduitenanglaisdès1800.121L.P.Berenger,op.cit.,t.II,p.131.122AbbéCoyer,op.cit.,t.II,p.126.123DocteurJosephMonoyer,op.cit.,p.16.L'auteurestoriginairedeSaint-Tropez.124J.W.vonGoethe,op.cit.,p.359.125PatrickBrydone,VoyageenSicileetàMalte,traduction,Paris,1775,t.I,pp.12-13etp.14(citation

suivante).126Brydone,op.cit.,t.I,pp.352et13.127 Docteur Joseph Monoyer, thèse citée, en grande partie consacrée aux expériences du professeur

Delpech.128Et donc après le docteur Lettsom,mais bien avant l'école lyonnaise.Viel, dans une optique vitaliste,

recommande aussi les bains de sable brûlant ; « cette chaleur du sable nous vient en aide pour rappeler lachaleurvitale».DocteurViel,op.cit.,p.94et, encequiconcerne l'hymne aux effets bénéfiquesdu soleil,p.37.Signalonsqu'enAllemagne,JohannGeorgKrünitzvantaitlesbienfaitsdel'expositionausoleildès1801.129 Les pages du journal de Maine de Biran écrites en 1816 dans les Pyrénées, lors de son séjour à

Barèges,manifestentclairementcerapport.130Cf.Pierre-JeanGeorgesCabanis,Rapportsduphysiqueetdumoraldel'homme,Paris,1802.131Sousl'influencenotammentdubaronvonHaller.132DocteurViel,op.cit.,p.42.Dece fait, la thérapeutique«consisteà épier les réponsesde lanature

individuelledechaquemalade»àcessollicitations.133DocteurLeCœur,op.cit.,t.I,p.214.

134DocteurBertrand,op.cit., t. II,pp.579-583.Enmai1827, àunpatientdecinquante-cinqansatteintd'asthéniemusculaire-chorée imminente–«nous lui prescrivions les affusionsde la vague aumilieu de sesbrisants».Enjuillet1827,àunjeunehommedevingt-huitans,atteintd'une«névrosede lacirculation»quioccasionnedes«sensationsbizarres»,ledocteurBertrandprescritseptouhuitimmersionsdetrentesecondes«etentrechaqueunefrictionavecdelaflanelle».Lemaladecontinueradeprendredesbainsjusqu'aumilieudumois d'octobre,mais ils n'étaient plus pour lui « qu'un objet d'agrément » ; révélateur basculement de laviséethérapeutiqueàlaviséehédonique.135DocteurLeCœur,op.cit.,t.I,p.411.Lepraticiendonne,àcepropos,lesconseilssuivants:choisirun

tempschaud,sansvent,lemidi,quand lesoleilbrille ;marchersur laplage,s'asseoir,seroulerdans lesableéchauffé,seplongerdansl'eauetrééditerquatreàcinqfoisl'ensembledecesopérations.«Jerecommandeauxbaigneursceprocédé,ajoutel'auteur;jel'aisouventfaitmettreenusage.»136Cf.lacorrespondancedujeuneFlaubert,passim.137DocteurBertrand,op.cit.,t.II,pp.578-579.138DocteurViel,op.cit.,pp.69,90et92.139TravelsthroughFranceandItaly,London,1766.140The Torrington Diaries, Containing the Tours through England and Wales of the bar... John

Byng,betweentheYears1781and1794,London,EyreandSpottiswoode,1934,t.I,p.90.141Whitehaven,1791,2vol.Lejournalconcernelapériodequis'étendd'avril1789aumoisd'avril1790.142Op.cit.,t.I,p.30.143Op.cit.,19juillet1789,t.I,p.116.144Op.cit.,4août1789,t.I,p.138.145Op.cit.,12décembre1789,t.I,p.293.146 « On ne peut souhaiter d'endroits plus tentants pour la retraite et la privacy. » Op. cit.,

11décembre1789,t.I,p.293.147Op.cit.,27novembre1789,t.I,p.277.148Acepropos,KeithThomas,op.cit.,pp.281sq.149Op.cit.,15août1789,t.I,p.152.150Cowper,«Retirement»(1782).

CHAPITREII

LALECTUREDESÉNIGMESDUMONDE

Vers lemilieu duXVIIIe siècle, le rivage n'apparaît pas seulement comme unrecours,commeunremèdedontonespèrel'apaisementdel'inquiétude.Renouantavec une antique fonction, il se fait à nouveau lieu privilégié des énigmes dumonde.Onvientl'interrogersurlepassédelaterreetsurlesoriginesdelavie.Là mieux qu'ailleurs peut en effet s'effectuer la lecture de la multiplicité desrythmes temporels, s'éprouver l'allongement de la durée géologique, s'observerl'indécisiondes frontièresbiologiques, l'incertitudedes règneset les étonnantestransitionsquilesnouent.Laproximitédufossilemultimillénaireetduzoophytemanifestel'intensitédusensquiémaned'unlieulongtempsdélaissé.La libidosciendi suscite alorsune sériedequêtesambulatoiresquidisent, à

leur manière, l'ascension du désir du rivage. Pratiques qui, généralement,répondent à de multiples visées, mêlant la jouissance esthétique, le plaisir del'observationscientifiqueetlasatisfactionqueprocurel'engagementducorps.Lelong des plages de l'Europe occidentale ont ainsi germé des schèmesd'appréciation,desmodesdecontemplation,desusagesqui formentunsystème.Lerivagesedessinecommele laboratoired'unfaisceaudepratiquesdontona,depuis,oubliélacohérence.

A–Lesarchivesdelaterre.Lelongdescôtes,plusencorequ'ausommetdesmontagnesouqu'auflancdes

collines,onvientlirelesarchivesdumonde.Plusieursfacteursposentlalignedecontact des éléments comme l'axe de cette quête. Et tout d'abord le rôleconsidérablealorsattribuéàlamerdanslefaçonnageduglobe.Pourlamajoritédeshommesdecetemps,lesformesdureliefrésultentdudélugemosaïque.Nousl'avonsvu,c'est l'imageducataclysmevouluparDieuquiordonnait,à l'époqueclassique, la représentation des rivages ; et bien des savants du XVIIIe siècle,

répétons-le, se contentent, eux aussi, de l'explication simple que la Genèseproposedelamorphologie1.Cettelecturedupaysagelittoralvatoutefoissedéliteraucoursdusiècle.Peuà

peu,s'approfondit,icicommeenbiend'autresdomaines,lacoupureentrescienceet religion. Hostiles aux cosmologies que l'intervention divine rendincompréhensibles à l'homme, nombre de savants des Lumières, convaincus del'ordre intelligible du monde, se détachent du récit de la Genèse2. Certainscherchentdans lepaysage lesmanifestationsd'unenatureaux immenses facultéscréatrices,toujoursàl'œuvre.A propos du déluge toutefois, s'impose la prudence. Certes, les critiques

fourmillentalorsàl'encontredel'interprétationlittéraledutextedelaBible.Tropd'invraisemblancesdisqualifientlerécitpourquiasoifd'explicationscientifique.On sedemande s'il estpossiblequ'unequantitéd'eau suffisantepour submergerles terres habitées se soit répandue en quelques jours et,mieux encore, se soitretiréebrusquement.Ondébatde l'universalitéde la catastrophe, et l'onne saittrops'ilfautcroirequelesAméricainssesonttrouvés,euxaussi,concernés.Lecataclysme est-il resté confiné aux régions habitées par l'homme ? Commentexpliquer dans ce cas la morphologie du reste de la planète ? On discute del'intensitédel'actiongéologiquedudéluge;doit-onluiattribuerlesfracturesdela croûte, ou bien doit-on supposer que celle-ci s'est dissoute sous l'actionchimique des eaux ? La terre a-t-elle connu, ou non, une longue histoireantédiluvienne ? Les poissons ont-ils pu survivre au cataclysme ou bien a-t-ilfallu les héberger à l'intérieur de l'arche ?La taille du vaisseau permettait-elled'abriter tous les réfugiéspotentiels?D'oùprovenait le rameaud'olivierque lacolombetenaitdanssonbecauquarantièmejour?3Autantdequestionsqui fontl'objetd'interminablesdébats,notammentdurantlapremièremoitiédusiècle.Surtouscespoints,eneffet,lespositionsdivergent.Endehorsmêmedeceux

quis'entiennentfidèlementaurécitdelaGenèse,lamajoritédesespritséclairésde ce temps admettent l'historicité du déluge4, quitte à nier, dans le détail, lavéracité des événements relatés par Moïse, ou à minimiser l'ampleur de lacatastropheet,dumêmecoup,celledesesconséquencesgéologiques.Ledélugeeneffetsesitueàlaconfluencedestraditionsoralesdetouslespeuplesantiques;mieux,ilconstituel'exemplemajeurd'unetelleconvergence.NicolasBoulanger,enquêtedes«malheursdelaterre»5.interrogelesdifférentesculturesetréussitàdresser un long catalogue desmonuments de la catastrophe. Les savants de cesiècle aiment à confronter les textes antiques auxvestiges archéologiques ; toutnaturellement,ilsadoptentcettedémarchequandilleurfauttenterdelierlalettredesÉcrituresauxtracesinscritesdanslamémoiredusol6.

Pourcertainssavantstoutefois,maisilssontminoritaires,ledélugen'estqu'unefable. Benoît de Maillet, dans son Telliamed, prétend en démontrerl'invraisemblance7.Unepluiedequarantejoursapparaîtinsignifiantecomptetenuduvolumed'eaunécessaireàlasubmersiondesmontagnes.Uncataclysmeaussilimité dans le temps n'aurait pu imprégner de coquilles d'épaisses couches deterrains. Tout au plus peut-on supposer une inondation étroitement localisée.Voltairepardeux foisdans sonDictionnairephilosophique8 voile à peine sonscepticismeet ironise sur leplusgranddesmiracles.D'Holbach répèteque lesformes du relief ne sauraient s'expliquer par la catastrophe décrite dans laGenèse.D'autres encore, conscients tout à la fois des difficultés que présente

l'interprétationdutextemosaïqueetdesrisquesquecomporteraitunecritiquetropnette, choisissent le respect muet. « Les miracles doivent nous tenir dans lesaisissement et dans le silence», enjoint à ce proposBuffon en1749dans sonHistoireetThéoriedelaTerre9.Auxyeuxdessavantsconvaincusdel'actionininterrompuedescausesactuelles

depuislanaissanceduglobe,lerecoursàlacatastropheserévèleinutile.Letextede la Genèse se trouve alors totalement disqualifié. Cette théorie, clairementexposée par Hutton et plus radicalement encore par G.H. Toulmin10, trouvenombred'adeptesàlafindusiècle,avantquelaRévolutionfrançaisen'aitatteintsonakmé.Hutton,renouantencelaaveclaphysico-théologie,considèrequeDieuacrééunsystèmequisesuffitàlui-mêmeetquifonctionnerégulièrementparlejeu des lois naturelles. Le globe est le théâtre de processus qui agissent encontinuité11. A l'image d'un amas de ruines, Hutton substitue celle d'une terreactive, capabledeproduire incessammentdenouvelles formesetde réparer enpermanence ses propres pertes. Dans cette perspective dynamique, le délugeapparaîtimpossible,àmoinsdesupposerundéfautàl'intérieurmêmedel'ordreinstituéparladivinité.Le gonflement de la critique, la difficulté d'accorder l'observation des

phénomènes au texte mosaïque suggèrent le recours à d'autres explications,engendrent de nouvelles théories de la terre. Celles-ci, tout en s'écartant dudiluvialismetraditionnel,n'enaccordentpasmoinsungrandrôleàlamer,àsescourants, à sesmarées, auxoscillationsde sonniveau.L'imaginairebiblique seperpétue dans la figure de l'océan primordial ou « primitif »12 qui hante lagéologie naissante.A la suite deBenoît deMaillet, les savants « neptuniens »demeurent persuadés que la mer « est entièrement responsable de tous lescaractèresphysiographiques, lithologiques,structurauxde lacroûte terrestre»13.Ainsi, Buffon, dans sonHistoire et Théorie de la Terre, emprunte largement àBenoît de Maillet ; il vulgarise l'actualisme et magnifie l'action des courants

marins14.L'océan,àsesyeux,expliqueetreprésentelepassédelaterre;Buffonopère à ce propos un choix préalable à l'observation scientifique15. Lesmontagnes, selon lui, résultent du travail accompli dans les profondeurs del'abîme.Après1770, les«neptuniens»posentcommeessentielle l'étudedesfossiles,

puiscelledelasuccessiondesstrates16.L'attentionquenombredesavantsportentdésormaisàlasédimentationtraduitledésirdetemporaliserl'ordredelanature.Ilséchafaudentdanscebutl'hypothèsed'unlongséjourdesterresémergéesdansles profondeurs de la mer. L'immense popularité de l'Allemand Werner et lesuccès de son océan primordial, gigantesque, doté de puissantes propriétéschimiques,contribuentàancrersolidement la théorieneptuniennedans l'opinionsavante.L'océanfiguredès lors la forceprimitive, responsabledes formesd'unreliefperçunonpluscommelerésultatd'unedestructionbrutale,maiscommeleproduitd'unelentesculpturesous-marine.LesuccèsdeWernerexpliquelaforcederésistancedecequ'onappellealors

le « catastrophisme », par opposition à « l'actualisme ». Mais, comparée audiluvialisme initial, la théorie a changé de nature. La distinction s'imposedésormaisentredélugegéologiqueetdélugemosaïque17.L'observationimposeeneffetlerecoursàdescataclysmesmultiples;cequidevraitpermettre,pense-t-on,de concilier la science et les Écritures. Il suffit de supposer l'existence d'unelongue période de sédimentation sous-marine entre laCréation et le déluge ou,mieux, d'imaginer que l'homme a été créé à la veille du dernier grandbouleversementpourconféreraudiluvialismeuncaractèrescientifique.C'est ce à quoi s'emploient bien des savants après 1800. Actualistes et

catastrophistesselivrentalorsunevéritableguerre18.Unesériedefacteursjouenten faveur des seconds. En Angleterre, la menace française avive l'hostilité aurationalismedesLumières19.Dessavantsenrenom,telsRichardKirwanouJ.A.deLuc, s'efforcentde traduiresous formescientifique leprovidentialismede laGenèse. Un groupe de géologues cléricaux tentent de restaurer la croyance, untemps affaiblie, en l'alliance de la divinité et de la géologie20. Le pasteurBuckland propose de distinguer soigneusement le « diluvium », vestige de lacatastrophe mosaïque, et l'« alluvium », résultat de processus géologiquespostérieurs21. Le modelé que l'on analysera par la suite comme le produit del'érosionglaciaireconfortealors lecatastrophisme.Commenteneffetexpliquer,avant la publication des travaux d'Agassiz, l'existence de blocs erratiques, ladisproportionévidenteentre la tailledesvalléesglaciairesetcelledesrivièresqui les sillonnentoubienencore les terrassesquibordent les coursd'eau, sansfaireappelàquelquecatastrophe?C'estbiencequeprétendmontrerBuckland,àl'aided'observationseffectuéeslelongdescôtesduDevonetduDorset.

EnFrance,l'empriseduconceptdeRévolution,laconvictionquelaterre,elleaussi, a subi de terribles convulsions, jouent contre l'actualisme. Durant laRestauration, les succès de la paléontologie, notamment les découvertes deCuvier,apportentunrenfortdécisifaucatastrophisme.Ladisparitionbrutaledesespèces, que révèle la paléontologie, souligne, pense-t-on, la fragilité del'actualisme.Cuvier22s'inscritdanslatraditiondeceuxquiaccordentbeaucoupàl'océanetproposesaproprethéoriediluviennequiparaîtpouvoirseconcilierautextemosaïque23.Cetterapideévocationdesaléasdelapenséescientifique,quiontprécédéla

victoire de l'actualisme de Lyell et l'émergence de la théorie de la glaciation,permettra demieux comprendre les regards alors portés sur le spectacle de lanature littorale.Tandisquegrandit« lacroyanceen l'efficacitédesexplicationssur la nature des choses ou des phénomènes par lemoyen de leur histoire »24,germeunenouvelle conceptiondu temps.Forceest, peuàpeu,d'abandonner lachronologie courte, naguère admise lorsque l'histoire de la terre se confondaitaveccelledel'homme.LecalculdeBossuet,pourlequelsixmilleansseseraientécoulésdepuis laCréation,oubienencore l'affirmationde l'archevêqueanglaisUsher (en 1650) selon laquelle le monde a été créé à neuf heures, le matindu23octobredel'an4004avantJésus-Christ,enviennentàperdretoutcréditauxyeux des philosophes.Au temps court, que rythme l'alternance des jours et dessaisons,autempshistorique,scandéparlasuccessiondessiècles,vients'ajouterl'immensitédutempsgéologique,tardifcorrélatdelareconnaissancedel'infinitédel'espaceparlessavantsduXVIIesiècle.Alors s'opèrent de tâtonnantes découpes qui instituent des époques, des

périodes ou des phases et qui témoignent toutes de la volonté de traduire laprofondeurdeladurée.En1779,Buffondatede75000ans,etnonplusde6000,les origines de la terre25. A la fin du siècle, avec Giraud-Soulavie, le milliond'annéesdevientl'unitédetempsdelagéologie26.Huttonproposequantà luisavisioncycliquedesphénomèneset suggère ainsi l'infinitédupasséde laTerre.Lescyclesgéologiquesformentunesériedontilseraitvaindetenterdepercevoirlecommencement;ilsont,dansleursuccession,effacésurleglobelestracesdel'actecréateur.Du même coup, se délient l'histoire de l'homme et celle de la planète. La

sciencesuggèredésormaisuneséried'imagesdescontinentsetdel'océan,avantl'apparitiondelaracehumaine.Laterretrèsancienne,indifférenteauxêtresquil'habitent,revêtunesublimiténouvelle;lebruitblanc,ininterrompudesvagues,sanscessereproduites,pourradiredésormaisl'éternitédumonde.Aux yeux des savants actualistes, le présent a cessé de figurer le but de

l'évolutionduglobe.Al'imagedurouleauquisebrisesurlerivage,iln'estplus

qu'un moment au sein d'une série continue de changements. Notre monde s'estsculpté dans les débris d'un autre monde qui l'a précédé ; et, sur ses ruines,s'édifierauneterrenouvelle.Lagéologie,commelachimielavoisienne,elleaussien voie de constitution, propose à l'imagination le renouvellement infini de sescombinaisons.A l'évidence, un aussi profondbouleversementdu systèmede représentations

nepouvaits'effectuerd'unefaçonlinéaire;etl'oncomprendquedepieuxsavantssesoientefforcés,àpartirdesannées1790,derestaurerunechronologiemoinsvertigineuse27.Danslecadredecetterévolutiondesimagesdeladurée,etcomptetenudurôle

déterminantattribuéàl'eaudel'océandansl'histoiredelaterre,lelittoraldevientle lieu et l'objet d'études très attentives28. La découverte puis la mesure desoscillationsdelalignedesrivagestransformelaplage,naguèreimmuableglacis,en un espace résiduel, incertain, sur lequel se déroule la lutte indécise deséléments.C'estencelieuqueva,parcebiais,s'imposerlanotiondetectoniquevivante.LamobilitédelalignedesrivagesétaitbienconnuedesAnciens.Lessavants

duXVIIIe siècle aiment, à ce propos, citer Aristote et Ovide ; or, l'observationcontemporaineimposeassezvitelacertituded'unassèchementprogressif.Ainsise précise l'un des fantasmes qui ordonnent l'imaginaire de la mer. Le retraitconfortelacroyanceencedésastreuxaffaissementdelaféconditédesocéansdontseplaignentalorslespêcheursd'Occident.Deux séries d'observations, auNord et auMidi, ancrent cette conviction.La

premièreétudescientifiqueduphénomènes'effectuesurlesbordsdelaBaltique.En 1694, le Suédois Urban Hiärne souligne que les pêcheurs Scandinaves ontdepuis longtempsremarquélereculde lameretque,déjà, leDroitdesVikingstenaitcomptedeceretrait.Désireuxdepréciserlephénomène,ildécidedoncdediffuserunabondantquestionnairedontilpublielesréponsesentre1702et1706.Apartirde1724,Celsius29,évacuanttouteidéededéluge,selivreàuneenquêteméthodique.Durantdouzeans,illongelesrivagesdelaBaltique.Ilinterrogelesvieux pêcheurs, analyse la toponymie ; il enquête sur l'émergence de certainsrécifs,surl'abandondechenauxquiontcesséd'êtrenavigables.Ilenregistrelesrochers sur lesquels les phoques ont successivement séjourné. A partirde1731enfin,Celsiusdécidedetracerdeslignestémoinssurlesrochersàfleurd'eau,afindepouvoirultérieurementestimerl'ampleurduretrait.En1743,ilselivre à la première mesure scientifique du phénomène, avant de publier, avecLinné,unouvragedanslequelildéfendl'hypothèsedeladiminutiondesocéans.De l'observationdes rivages,Celsius retire, tout à la fois, le sentimentde la

continuité des opérations telluriques et la conviction qu'il est possible d'en

mesurerl'ampleur.Lerapportétablientreladuréeetl'amplitudedesmouvementsdelamerintroduitunnouveaumodedecalculdesétapesquirythmentl'histoiredelaterre.LaméthodenedoitrienauxÉcritures;elles'écartedesbrillantesmaishypothétiquescosmologiesenvogueàlacharnièredesdeuxsiècles.Lestravauxdu savant Scandinave confortent en outre l'idée de la jeunesse des peuplesseptentrionaux.La«valeurdeCelsius»conduiteneffetàpenserquelaSuèden'aémergéqu'à unedate récente30 ; ce qui suscite l'indignation des nationalistes etalimentedevivespolémiques.Peu de temps après31, E.O. Runeberg32 s'emploie, lui aussi, à bousculer les

perspectives.A l'en croire, ce n'est pas l'élément liquide, apparemment le plusmobile, qui est responsable des oscillations de la ligne du rivage. Une forcesouterrainesoulèvelentementlesoclerocheux.Lanotiondesurrectiontelluriquesuscite le débat, avant que Léopold Von Buch ne vienne, entre 1806 et 1808,apporterunappuidécisifàlathèsenouvelle.En1834,àl'issuedesonvoyageenSuède, Charles Lyell admettra à son tour l'hypothèse du soulèvement graduel ;notionquelesspécialistesnorvégienss'emploierontparlasuiteàpréciser.Cependant,ungroupedesavantsméridionaux,frappésdel'évidentreculdela

mer le long des littoraux méditerranéens, commencent de se livrer à desobservations concordantes33. Après Jean Astruc, Benoît de Maillet fait de ladiminutiondesmersl'axedesathéoriedelaterre.L'aïeuldunarrateur,lehérosduTelliamed,arpentelesrivagessurplusdedeuxcentslieuesafind'yobserverletravaildelamer.Convaincudel'originemarinedesformesdureliefetdubien-fondédelathéoriedescausesactuelles,ilespèredéduiredesesobservationslesmécanismesquiontconduit l'histoirede la terre.«Danscettevue ilparcouraitlentement les bords de la mer, tantôt à pied, tantôt sur un bâtiment léger aveclequel il les côtoyait, souvent de fort près [...]. Il s'arrêtait pendant des heuresentièressurunrivage,etobservaitsuruneplageletravaildesvaguesquivenaientmourir à ses pieds, les sables, les cailloux que les flots y amenaient, selon letempsde leur calmeoude leur agitation.Tantôt il s'asseyait sur le sommetdesrochersescarpés,quelamerbaignaitdeseseaux;etdelà,autantquelesfondspouvaient le lui permettre, il considérait ce qui s'y passait de remarquable[...]»34.Maisd'autresobservationsbouleversentalors la figuredesbornesde lamer.

Lepèredel'océanographiemoderne,lecomteMarsigli,insèrelalignedurivagedans une saisie globale du relief terrestre et subaquatique. A l'en croire, unesymétrie ordonne la répartition desmontagnes et des grands fonds. En outre, ilconstatequ'enavantdesplages,s'étendunplateaucontinental.Dèslors,lerivagesedessinenonpluscommeunelignemaiscommeunezone35;celle-cienglobela

plage et la plate-forme continentale ; elle se déploie entre lesmontagnes et lesabîmes;elleconstituel'axedelasymétriesupposée.Cinquanteansplustard,legéographefrançaisPhilippeBuache36expose,avec

unimmensesuccès,sathéoriedesbassins,terrestresetsous-marins.Selonlui,lessystèmesmontagneuxserpententsouslameraussibienquesurlaterre;danslesdeuxmilieux,ilsdessinentdesbassins.Buacheproposedefigurerlesdeuxtypesde relief par un même mode de représentation orographique. Par le moyend'isobathes et d'isohypses, il tente de faire percevoir d'un seul regard latopographie des terres immergées et celle des terres émergées. Il faut biencomprendre, à ce propos, que, stimulée par les besoins de la navigation, lamesuredesprofondeursaprécédécelledeshauteurs.Commelavérité,etcommeVénus,lecalculdesaltitudesestsortidesprofondeursaquatiques37.Tout ce labeur scientifique conduit, et c'est làmon propos, à une perception

nouvelle des formes littorales. Le regard posé sur une côte sablonneuse ourocheuse et la lecture qu'il effectue de ce paysage varient en effet selon lesconvictionsou,plussimplement,selonlaculturescientifiqueduspectateur.Dansla perspective de la théologie naturelle, Ariste et Eugène, l'on s'en souvient,admiraientsurlerivagetoutàlafoislestracesd'événementsmiraculeuxetl'ordreordinaire du monde, plus merveilleux encore. Leurs yeux contemplaient avecravissement ces rochers immuables, remparts indestructibles établis par Dieupourprotégerlaterredel'océangrondant,respectueuxdufreinquiluiinterditdese déverser en un nouveau déluge. Vision fixiste d'observateurs aveugles auxmodifications incessantes de formes dans lesquelles ils ne perçoivent que lerésultat de la volonté divine, telle qu'elle s'était exprimée au lendemain de lacatastrophe. Faisceau de croyances qui engendre la cécité à l'égard de ce qui,pournous,constituel'érosion,l'accumulationoularégularisation.Al'aubeduXIXesiècle,alorsquel'œiléprouvedeplusenplusdedifficultéà

opérerunetellelecturedupaysagecôtier,lepieuxsavantJ.A.deLucproposeunevariante de cette saisie de la morphologie littorale38. A ses yeux, la ligne durivageparsescaps,sespromontoiresrocheux,exposeàl'évidencelestracesdudéluge39. Toutes les vagues déferlantes de la mer ne sauraient user le rocher.Toutefois,conscientdutravailderégularisationquis'opèrelelongdeslittoraux,de Luc reconnaît que les « atterrissements » qu'il étudie sont postérieurs aucataclysme.Maisilnevoitlàquedelégèresretouches«alluviales».Lamera,tout au plus, le pouvoir d'arrondir ses bords, de régulariser la pente de sesrivages,decomblerlessinuositésdesescontours;ensuite,illuifautarrêtersontravail. Vision intermédiaire donc, qui s'écarte quelque peu, tout en lui restantglobalementfidèle,delalecturefixistedurivagediluvien.Larévolutionduregards'opèrequandcelui-cicommencedepercevoirlacôte,

ses récifs, les rochers, les falaises qui la bordent comme autant de ruinestelluriques ; non plus chaotiques vestiges d'un cataclysme, mais produits d'uneusure immémoriale40. Le dessin du paysage observé de la côte témoigne del'immensitédestemps; ilpermetdumêmecoupdeprésagerlestransformationsfutures.Cesont, toutà la fois, les figuresdupassé,duprésentetde l'avenirdupaysagelittoralquiontchangé.Or, les trois lectures que je viens d'évoquer à grands traits sont opérées

simultanément par des hommes d'une même époque, sans qu'on puisse étudierd'unemanièrequantitativeladistributiondesregards.Enoutre, leglissementdelavisionfixistedupaysageàlapriseencomptedesmodificationsincessantesnes'estpaseffectuéd'unemanièrelinéaire.Leretourducatastrophisme,àl'aubeduXIXe siècle, entraîne un retrait temporaire de la perception des usuresimmémoriales au profit de celle des traces chaotiques laissées par descataclysmessuccessifs.Enfonctiondeceslecturesordonnéesparlesdiversesfaçonsdeconcevoirles

rythmes temporelset lesprocessusgéologiques, leregardportésur les littorauxvarie dans ses mécanismes et dans ses procédures. D'une manière généraletoutefois, la perception des volumes progresse, la lecture tridimensionnelle sebanalise,effectuéeparunregardquisaitmieuxprendreencomptelesépaisseurset qui tente de les ordonner afin d'y lire plus aisément les rythmes de latemporalité nouvelle. Deux théâtres privilégiés ont facilité cette saisie desvolumes, révélateurs des distances temporelles. En premier lieu, la profondeurdes mines qui autorise la lecture immédiate de la stratification. On ne sauraitexagérerl'importancedurôledel'étudeetdelareprésentationdescouchesdanscette éducation du regard qui vise à la perception des épaisseurs ordonnées.L'essor spectaculaire de la minéralogie allemande, dont, encore une fois,témoigne la popularité européenne de Werner, la mode qui pousse alors levoyageur à s'engouffrer dans la profondeur des puits sont contemporains del'affinementdel'échellestratigraphiqueauseindulangagevisueldelagéologie41.Lafascinationexercéeparlesépaisseursrocheuses,ledésird'explorerlesminesconcurrencentalorsavecsuccèslalecturedescaractèresexternesetprésentsdespaysages proposée par le code pittoresque.Au cœur de lamine, archive de laterre42, les couches et leur succession fonctionnent comme autant de textes quiproposentauvoyageur,enquêtedesublime,l'obscureautobiographiedelacroûteterrestre43.L'histoire naturelle, abandonnant lemonopole de la visée taxinomique, cesse

alorsd'êtresimpleinventaire.Dansledomainedelagéologie,celasetraduitparla recherche d'un langage visuel capable de dire les profondeurs44. La cartegéologique, l'échelle stratigraphique, les coupes qu'elles autorisent économisent

la descriptionverbale.Surtout, elles proposent une interprétationde la surface.Combinée à une pratique du terrain, elles permettent au géologue de visualiserl'arrangementdescouches;ellesinduisentunapprentissageduregard.Décisifdanslapropagationdecemodedevision,lerôledesvuesdefalaises

qui se multiplient en Grande-Bretagne après 1814. Celles-ci, qui empruntentlargement aux vues pour la navigation côtière réalisées du large, se présententcommeautantdecoupesgéologiquesàcielouvert45,Lafalaisemetànu,révèle,expose la stratigraphie ; elle dispense d'une plongée dans les entrailles de laterre ; elle facilite la saisie visuelle des épaisseurs ; elle autorise aisément lalecture, par induction, de l'arrangement du sous-sol. En bref, elle propose unspectacleàtroisdimensions.Les dessinateurs topographes, qui se plient très vite aux impératifs de la

nouvellegéologie,ontexercéunrôledéterminantdanscettepédagogieduregard.Il conviendrait d'analyser dans cette perspective l'ensemble de l'œuvre deWilliamDaniellet,àtitred'exempleparticulièrementrévélateur,lesplanchesqueThomasWebsteraréaliséesdans l'îledeWighten1815,afind'illustrer le textepittoresqued'HenryEnglefield46. Ici, la théorie scientifique subvertit et ordonnetoutàlafoislareprésentationtopographique;ellesurmontelaconfusioninitialeduspectaclenaturelparl'impositiond'unordrequimèneàlacompréhensiondelastructure. Webster apprend au lecteur à scier les couches du regard, à lire latopographiecommeilleferaitd'unecoupestratigraphique,àressasserl'ordredessédimentsquiestd'abordceluidessuccessionstemporelles.Parlasuite,cemodèlesediffuselargement;l'irruptiondutempsgéologiquese

traduit vite dans l'art du dessin documentaire destiné à illustrer les récits devoyage47. A l'issue d'un travail de formalisation, les représentations de côtesprennentpeuàpeul'alluredecoupesgéologiques,auxcouleursconventionnelles.L'œil et le trait de l'artiste simplifient, ordonnent, accomplissent un implicitetravailscientifiquequipermetdedonneràlirelarégularitédescouches.Souvent,noteMartin J.S. Rudwick48, le bloc rocheux stratifié semble n'être là que pournous parler des profondeurs du sous-sol, plus impressionnantes que les abruptsparlesquelslescouchesseterminent.Lareprésentationdel'individu,oucelledel'oiseau,setrouventasserviesauprojetscientifique,commeellesleseraientsuruneplanchearchéologique.Lastaturedel'hommefournitl'échelledelafalaise;l'oiseaupermetdemieuxéprouverlaprofondeuretlabéanceduprécipice.Cettepédagogiedelavision,quimisesurlalecturedescôtes,confortel'hymne

àlafalaisecrayeuseentonnédès1774parWilliamGilpinlorsdesonvoyagesurles côtes de laManche. La même démarche conduit aussi à l'accentuation desprincipaux traits de la structure, à l'exagération de la pente et de la verticalité,génératrices d'un vertige qui s'accorde alors au sens du sublime comme aux

ressorts du roman noir49. Tandis que les paysages côtiers se font plusexplicitementgéologiques,s'opèrelemariageduprojetpédagogiqueetdescodesesthétiquesdominants.L'évolutiondelapenséescientifiquemodifieenfinleregardportésurlaplage

elle-même.L'œilinterprèted'unemanièrenouvellecettelignequ'ilsaitdésormaisprovisoire et cette surface que certains analysent comme l'aboutissement d'uncycled'érosion.Lelongdescôtesduseptentrion,l'incertitudeneuvedudessindurivages'accordedèslorsaucaractèreéphémèreduterritoireque,touteslesdouzeheures,libèrelereflux.Entrelaplageetl'estran,s'estompelafrontière.

B–Lelieudel'assèchement.La libidosciendi pousse, dans lemême temps, à d'autres lectures du rivage.

Cettelignedecontactdesterresémergéesetdelaféconditédelamerfigure,pourbeaucoup, le lieu d'irruption de la vie. A l'indécision du tracé de l'estran auxcontoursmouvantsrépondl'ambiguïtédesrègnes.Là,mieuxqu'ailleurs,viennentsenouerlesmaillonsdelachaînedesêtres,puissedéployerlesefflorescencesbiologiques du transformisme. Ainsi se trouvent stimulées d'autres quêtesambulatoires.Denombreuses théoriesposent lamercomme lieud'originede lavie50. Pour

Thalès, Anaximène, Anaxagore, pour Homère aussi, rappelle non sans erreurBenoîtdeMaillet,l'eaufiguraitleprincipedetouteschoses.Del'avisdeLeibniz,lavies'estd'aborddéveloppéedans lamer ; lesanimaux terrestresnesontquedescendance des espèces aquatiques. Au début du XVIIIe siècle, tandis queMarsiglifondelabiologiemarine51,leTelliamedfaitdelamer,animéeparDieude l'esprit vital du globe, la source de toute vie. PourBenoît deMaillet, pourl'évêque Pontoppidan et pour bien d'autres savants, répétons-le, les abîmesabritentdesespècesanimalesquicorrespondentauxespècesterrestres.Entrelesdeux milieux, la transition peut s'opérer. Ainsi, selon le Telliamed, la« terrestrialisation »52 des animaux marins s'effectue là où l'air et l'eau secombinentdans laconfusion.Leproblèmemajeurquiseposeencetteoccasionest en effet celui de l'« acclimatation », de l'adaptation à l'assèchement. A cepropos,BenoîtdeMaillet retournecommeungant les images traditionnellesdel'horreurdudéluge ; il suggère l'inversiondes catastrophes.Ledramene surgitplus de l'inondation, mais de l'assèchement, répétition du traumatisme de lanaissance. Deux siècles avant Ferenczi, pour lequel l'angoisse suscitée par ledélugeprovientavanttoutdel'horreurduretraitdeseaux53,l'auteurdeTelliamedrelie explicitement le passé sous-marin des espèces animales à la vie intra-

utérine, plongée dans le liquide amniotique.Dans cette perspective, l'hypothèsede la « terrestrialisation » d'hommes marins perd son invraisemblance, étantdonné l'analogiequi s'instaureentreceprocessuset l'assèchementquidéfinit etprovoquelanaissance54.L'eau,decefait,estnaturelleàl'homme;cequifonde,auxyeuxdeBenoîtde

Maillet, labienfaisancedesbains55.Ceux-ci revêtent tout à la foisune fonctionhédonique et une valeur thérapeutique. La fille et la femmemarines56 un tempsrecueilliesparleroiduPortugalaimaientàseplongerdanslesvagues,souslesregards ébahis de la cour. Puisque la mer constitue la matrice originelle,puisqu'elleopèreuntravailsurlessemences,ellepossèdelepouvoirderestaurerla fécondité.Etc'esten toute logiqueque lesphilosophesproclament lesvertusgénératricesdeseauxdel'océan57.SelonBenoîtdeMaillet,la«terrestrialisation»nepeutguères'effectuerquele

long des côtes septentrionales, au fond des cavernes marines, au cœur desbrouillards épais, dans les profondeurs des forêts dont l'air humide facilite latransition.Sur les littorauxduGroenland,duSpitzbergoude labaied'Hudson,deshommesmarinss'adaptentàlarespirationdel'air,commelefontlesespècesamphibies qui hantent, par troupeaux, ces rivages indécis58. Par la suite, cesbarbaresvigoureuxdescendentverslesud,aurythmedeleuradaptation.Buffon, une fois de plus, emprunte tardivement à Benoît deMaillet lorsqu'il

écrit lesÉpoques de la Nature. Lui aussi considère la mer comme la granderéserve de la force primitive de la nature, particulièrement puissante dans lesrégionspolairesdel'hémisphèreNord59.C'estlàquesontapparues,selonlui,lesespècesorganisées.Nonseulementlesterresseptentrionalesontétélespremièresfécondes,«maisc'estencoredanscesmêmesrégionsquelaNaturevivantes'estélevée à ses plus grandes dimensions ». Ce qui éclaire la prégnance, dans lalittératuredecetemps,desfiguresduharengetdelabaleine,lesdeuxsymbolesmajeurs de la fécondité et de la puissance. Aux yeux de Buffon toutefois, lasupérioritédunordn'estqu'originelle.Aucoursdeleurdescenteverslesrégionsméridionalesoùs'épuisentlesforcesdelanature,lesbarbaressecivilisent.Detellesthéories,alorslargementadmises,ontplusieursimplications.Acourt

terme, le Telliamed chante les bienfaits de la diminution des mers. Celle-cistimulel'enrichissementdel'agriculturecôtière;iciseprofileànouveaul'imagedelaHollandebéniedeDieuetsortieduseindesflots.Puisquelamerestaussilamatricedesplantes,BenoîtdeMailletnourritl'espoirquelaculturedesalguesapportera un remède à la disette. Mais, à plus long terme, le fantasme dudépérissement de la mer, de l'affaissement de la fécondité des eaux et del'assèchement inéluctablenourritunecollectiveangoisse.L'abondante littératureconsacréeàlacrisedelapêcheentémoigneclairement60.

L'imagedel'océan,matriceprimordiale,s'accordeàcequenousavonsditdurivage,perçucommerecourscontrel'affaissementdelavitalitéetdelaféconditéducorps.Elleconfortelegrouillementsupposédelaviesous-marine.Elleposele septentrion, le froid humide, le brouillard comme autant de catalyseurs quifavorisentl'adaptationdesforcesdelavie;elles'accordeencelaàlavoguedubain à la lame, à la mode de l'ossianisme et du voyage calédonien. Dans lalittérature consacrée aux sciences de la vie, le solaire, le brûlant, le sec setrouvent associés àunediminution, audéclindes forcesvitales enmême tempsqu'au raffinement. Assèchement, amoindrissement de la vigueur, stérilité,civilisationdessinentunechaîned'imagesquicontribueàexpliquer,toutàlafois,la répulsion suscitée par les rivagesméridionaux et la fascination exercée parleurs prestigieux vestiges, qui aide à comprendre le déchirement d'une sociétépartagéeentreledésirduseptentrion,restaurateurdelavigueuretceluiduMidiméditerranéen,théâtredel'épanouissementdesculturesantiques.

C–Lesprouessesdusavant.En fonction de ces schèmesmultiples, contradictoires en apparencemais qui

tous traduisentunmêmebasculementdu regardvers laprofondeurdu temps, sepropagentdemultiplesquêtesqui traduisentetavivent toutà la fois ledésirdurivage.Les historiens savent aujourd'hui dans quelsmilieux ont germé ces pratiques

nouvelles.EnGrande-Bretagne,quandcommenceleXVIIIe siècle, l'ascensiondela figuredusavantgentlemanvoyageur61 accompagne l'émergencede« l'hommedegoût».Friandd'enquêtesurle terrain,hantépar la taxinomieetdépourvuderéelprogrammederecherche,lepremierviseàl'inventaire,sinonàlacollection.Entre 1700 et 1710, ce passe-temps concerne essentiellement l'aristocratiecultivée, richedu loisir queprocure l'économiedomaniale.Dans cemilieu, lesfemmesaussisepassionnentpourlacollectedesobjetsdelanature.Alafindusiècle,leroiGeorgeIIIlui-mêmeillustreracemodèleélitistedusavant.Aufildesdécennies62 toutefois,leclergéetlamiddleclassse laissentgagner

par la passion scientifique. Timidement se dessine une culture bourgeoise,provinciale,ordonnéeparlaviséeutilitaire.L'émergenceduloisirencesmilieuxet l'essor de sa commercialisation, la diffusion du savoir, la proliférationd'ouvrages de vulgarisation en langue vernaculaire, illustrés par des artistesspécialisés, l'épanouissement de multiples formes de sociabilité culturelleautorisentl'extensiondelacuriosité.Entre1775et1800,lesclassesmoyennesseconsacrent,plusrésolumentencorequeparlepassé,àcefaisceaudequêtesque

legoûtde lanaturechampêtre, l'ascensiond'un sentimentde fiertépour lepetit«pays»viennentencorestimuler.Lelabeurdecessavantsamateursengendrelaprolifération des procédures d'enregistrement.Alors semultiplient les journauxde voyage, prospèrent la littérature topographique et le croquis de paysage.Cependant, une réelle problématique scientifique se substitue peu à peu à lasimple collecte. Révélateur à ce propos le destin de la géologie qui, dans lapratique, émerge en tant que discipline autonome, avant même que les savantsspécialistesneconstituentunecommunautéorganisée.DanielRocheadécrit avecprécision l'histoire socialedescuriositésdans la

France du XVIIIe siècle. Il souligne lui aussi la multiplication des cabinets dephysique,d'histoirenaturelleetdechimie,notammentdanslesuddupays63.Essorstimuléparl'entreprisepédagogiquelancéeaprès1750parlesplusnotablesdessociétéssavantes.Peuàpeusediffuselafiguredel'«hommeacadémique».Onretrouve sur le continent l'importance du rôle d'une aristocratie provincialeinactive, qui opère alors une conversion culturelle, l'étude devenant conditionnécessairede l'étatnobiliaire.Cequinesaurait toutefoisocculter lacroissancedeseffectifsbourgeoisconcernésparlanouvellepratiquesociale,académique.Encesmilieux,lasoifdesavoir,combinéeàlaviséetaxinomique,stimuleles

quêtes ambulatoires. On croit d'instinct, note Daniel Roche après GastonBachelard,qu'uncabinetd'histoirenaturellesemontecommeunebibliothèque,augrédesoccasions64.Toutdéplacement,levoyageleplusminime,versl'endroitenapparence le plus anodin, autorise l'espoir de la découverte scientifique ouesthétique;letoutestaffairederegardetdecuriosité.Lapromenadesurlerivagepeut se révéler fertile en perceptions dont on se délecte, en découvertesinattendues de fossiles, d'algues ou de coquillages, en observations curieuses,bientôtenrêveries.Untelparcoursestencoredépourvudebanalité.Prémonitoire,encequiconcernenotresujet,larecherchedeCelsiusoucelle,

prétendument imaginaire, de l'ancêtre du narrateur de Telliamed. Le seconddessine lemodèledecequesera,par lasuite, leparcoursvivantet joyeuxdessiteslittoraux65;ilinaugurelesinterrogationsposéesàlarocheetausabledansl'espoir d'entendre le message oublié des temps originels. Démarche qui sediffuseaucoursdelasecondemoitiédusiècle,lorsquelesgéologuessefontplusrésolumentencorehommesdeterrain66.Révélatricesàceproposlesexpéditionsalors suscitées par la querelle sur la nature du basalte. Celle-ci se déploieentre1790et1810,avantquenes'opèrelepartagedeschampsdelaminéralogieetdelagéologie.Pour nombre de voyageurs, savants amateurs, la promenade sur le rivage se

laisse guider par le désir du parcours vertical. L'apprenti géologue entendéprouverdesoncorps,enmêmetempsqueduregard,l'épaisseurdesstrates.On

levoitalternativementgrimper,progresserauflancdelafalaise,suivrelalignedu sommet, arpenter le rivage sous la paroi rocheuse, s'engouffrer dans lesgrottes.On le saitdésireuxde lire l'ordredesélémentsconstitutifsdecequi, àpremièrevue,apparaîtchaotique,d'accéderàdes lieuxquiparlentencoredelaterre originelle ; on le sent fasciné notamment par les souterrains à l'intérieurdesquelss'opèreenprofondeurlemariagedeséléments67.Lacuriositégranditàl'égard d'un sous-sol qui n'est plus seulementmatrice imaginaire et tombeau del'homme mais possible révélation des secrets d'une terre indifférente. La soifd'éprouver cette distance nouvelle dans le contact même des épaisseurstelluriques disqualifie partiellement la plage, simple texte de surface, moinssignifiant.RichardPocockeàlaChausséedesgéants,Dolomieuàl'îled'Elbe,Fabricius

sur les rivages de Norvège, Pictet le long des côtes de la Grande-Bretagneillustrentcettequêtenouvelle.Deuxautresexemples,plustardifs,permettrontdemieuxsaisirleplaisirnédeceparcoursdesépaisseurslittorales.QuandFaujasde Saint-Fond entreprend d'effectuer des recherches géologiques en Écosse, levoyagecalédonienestàlamodeetnotresavantaluledocteurJohnson,PennantetKnox.TouscesrécitsfontlapartbelleauxHighlands;aucundecesauteursn'aentreprisl'explorationdesrivagescalédoniensdontrêveFaujas.Écoutonscelui-cirelatersespromenadesgéologiqueslelongdesplagesd'Oban:«Jepartaisdèslapointedujour,unhavresacsurledos,accompagnéd'undomestique,monfidèlecompagnon, qui portait de son côté une bouteille de vin et quelques viandesfroides,auxquellesnousnedevionstoucherqu'aprèsplusieursheuresdetravail.C'étaitalorsquenousprenionsnotrerepasfrugal,maisexcellent;tantôtsurle

sommetd'unerocheescarpée,tantôtdansquelquecaverneabritée,auborddelamer,dontlesflots,sebrisantànospieds,nousdonnaientlespectacled'unemerencourroux,surlaquellenousnousapplaudissionsdenepasnoustrouver.Lesoir,chargédepierresetdenotesinstructives,jerentraisdansmapaisible

habitation:j'étalaissurunetabletoutesmesrichesses;jelesmettaisenordre,jelesadmiraismême[...],j'enfaisaisd'avanceladistributionàmescorrespondantsetàmesamis,etj'étaisheureux»68.Ce bonheur implique de complexes tactiques de mémorisation et

d'enregistrement.Faujasenprésentelebilanàl'occasiondesavisitedel'îledeStaffa : «Après avoir écrit tous les détails relatifs à la grotte deFingal, aprèsavoir dessiné les objets qui nous intéressaient le plus, après avoir pris lesmesuresque j'étaisbienaised'avoir, jepassai à l'examendesautrespartiesdel'île, et je formai une collectiondediverses laves, de zéolites et autres pierres[...]»69.Deretour,ajoute-t-il,« jem'occupai,pendantplusieurs jours,à rédigermesobservationssurl'îledeStaffa».

Faujasesttenailléparledésird'atteindrelepointultime;plusaudacieuxquelesautres touristes, ilavoulupénétrer jusqu'aufonddelagrottedeFingal ; lespiedsnussurlerocherhumide,ilaréussi,«nonsanspeinenisansdanger»,àseglisserdanslespluslointainesanfractuosités,constammenthantépar«l'idéeduretour»70.En1806,1807et1808,legéologuegenevoisL.A.NeckerdeSaussure,guidé

parlemodèledesonaïeul,accomplitàsontourlevoyaged'Écosse.Acettedate,le projet est devenubanal, et le savant croise en cheminnombred'amateurs deminéralogie. Saussure a décidé de privilégier les rivages. Son livre relate unitinéraire,minutieusementaccompli,lelongdetouteslescôtescalédoniennes;ildessine l'archétype de ce voyage en épaisseur que je viens d'évoquer. Notonstoutefois que Saussure, comme la plupart des touristes du temps, nourrit biend'autres visées ; il s'efforce d'apprendre les dialectes en usage dans la région,d'étudier les mœurs et, bien entendu, d'observer la flore et la faune en mêmetempsquelamorphologie littorale.Leplus intéressant,ànosyeux,restequedeminusculesparcoursparaissentméritersuccessivementl'enregistrement,lerécitetsapublication.CommeTownleylamonotoniedesjoursàl'îledeMan,NeckerdeSaussureéprouveduplaisiràdiredesévénementsqui,sous la IIIe République,n'auraient pas retenu l'attention d'un élève du certificat d'études en mal derédaction.Al'évidence,toutcommepoursapartPictet,levoyageuréprouvedelajoieàparcourir lesmoindres sinuositésdu littoral, ànoter à chaud ladiversitédes impressions et à esquisser, sur le terrain, ce qui fait la « curiosité » desspectacles.Lesoirvenu,cesmatériauxtrouvent leurutilitédanslarédactiondujournaldevoyage.Desmoisdurant,Saussureavance,méticuleusement,deplageenplage. Il suit le chevelu des sentiers, gravit les rochers noirs, les dunes, lesfalaises ; ils'abritede lapluiesouslesencorbellements ; ilvisite lesmoindresgrottes.Ilaccomplitunparcoursexhaustif.Letextedeplusdequinzecentspagesserréesrépondaudésird'héroïsationde

l'auteur.Le savant, qui risque sa vie pour l'avancement de la science, constituel'objet de l'écriture ; ce qui nous vaut le récit de prouesses dérisoires, quis'accordent toutefoisà lastratégieémotionnelledusublime.Auxenvironsd'Ely,après avoir parcouru de longues plages monotones et avoir escaladé avec songuide une « colline de sable », Saussure ne peut résister au désir de s'en allercueillirdesfragmentsdecolonnesbasaltiquesaupieddel'escarpement ;«sanssongeraudanger,écrit-il, jemeglissailemieuxquejepusenm'accrochantauxtouffes d'herbe sèche, qui croissaient là en abondance, et me servant en guised'escaliers,destêtesdecolonnesquisortaientdeterre[...]»71.Il réussitainsiàatteindresonbut.Levoyageurévoquealorsleretour:«avecbeaucoupdepeine

j'atteignislesommetoùjeretrouvaimonguide,quiparuttoutétonnédemevoirderetoursainetsauf».Dans l'îledeRum, ledésirdepréleverdeséchantillons susciteunenouvelle

foislaprouesse,voirel'héroïsme.Saussureescaladele«talusrapidequiséparele rocde lamer», risquant à tout instantde recevoir l'unedespierresquedesmoutons indifférents détachent du sommet. Au retour, écrit-il, « je redescendischargédesprécieusesdépouillesquejevenaisderecueillir [...]. Je fussouventobligédem'asseoirsurlegazonetdemelaisserglisserainsiavecunetrèsgrandevitesse»72.Dansl'îledeSky,illuifautaffronterunplusgravepéril;lehérosensort d'autant grandi. Une chèvremaladroite glisse et tombe raidemorte « à laplace même où, une seconde auparavant, j'étais occupé à détacher deséchantillonsdezéolites;(elle)m'eûtinfailliblementfaitpartagerlemêmesortsil'undemescompagnonsnem'eûtavertiàproposdudangerquejecourrais;etjen'eusqueletempsdeleverlatête,etdemejetermachinalementsousl'abrid'ungros bloc d'où je vis tomber à mes côtés cette chèvre expirante, et les deuxquartiers de rocher qui la suivaient »73. Le caractère cinétique du récit fait iciéprouveraulecteurl'épaisseurdurelief.Comparé au comportement de l'invalid le long des plages, l'engagement

physique suscité par la libido sciendi s'impose comme le trait le pluscaractéristiquedecetteépopéedusavantlelongdesrivagescalédoniens.Ilvadesoique ladiffusionde tels journauxdevoyagecontribueàpropagerunmodèleconquérantdeconduites.La fascinationque cesvoyageurs éprouvent– et disent–pour l'oiseaumarin

accompagnenaturellementcetteprisedemesuresdesépaisseurslittorales.L'aileduvolatilerévèle,souligneetnarguetoutàlafoislavacuité,tandisquesoncri,répercuté par la falaise, accentue le vertige. Chez Thomas Pennant, la quêteornithologique se superpose à l'observation géologique ; cette alliance ordonnel'écoutedugoéland,quiprovoqueàlarêverie.«Jemesuissouventreposé,écrit-il,sousdesemblablesrochers,attentifàtouslessonsvariésquisemêlaientau-dessusdematête;etcetamasdesonsconfondus,qu'accompagnaitleprofondetsourd mugissement des flots lentement gonflés et sortant des vastes cavernesinférieures,produisaitàmonoreilleuneffetsurprenant,etquiavaitsabeauté.Lavoixperçantedesgoélands,lecribabillarddesguillemots,lesnotessonoresdespingouins,lescrisaigusdeshérons,aveclesourdetpériodiquecroassementdescormoransquifaisaientcommelabassedureste,m'ontsouventforméunconcertd'ungenreinouï[...]»74.Il s'agit là d'une sensibilité vite devenue banale en Angleterre. A la fin du

siècle, lesguetteursd'oiseaux, armésde leurs instrumentsd'optique, sont légiondans l'île de Wight75. Ce goût, associé à celui de l'évocation des parois

vertigineuses, transparaîtaussidans lacomplaisanceavec laquelle les récitsdevoyage s'attardent sur lesprouessesdesdénicheurs, accrochéspardes filins auflancdesfalaisesverticales.Dans le même temps, les savants voyageurs commencent de parcourir les

étenduesdesabledécouvertesparlereflux.Ceterritoireduvideet,jusqu'alors,dunon-dit,vadésormaisexercerunefascinationcroissanteetdevenir,àsontour,le théâtre de quêtes ambulatoires construites sur le modèle proposé par lespêcheursàpied.Certes,ilyabeautempsquederaresocéanographesyvenaientétudierlesmarées76.mais,àmaconnaissance,aucunesourcejusqu'alorsnenousavaitparlédeparcourssuscitésparlesseulsmiragesdel'estran.Surcettesurfaceindécise, cependant, l'individu éprouve fortement l'emboîtement des rythmessolaireetlunaire.L'alternancedesjoursetdesnuitss'ydoubleets'ycompliquedecelledufluxetdureflux.L'estraninviteàéprouveralternativementlamontéeetleretraitdeseaux;cette

étendue disponible suscite le rêve binaire de l'engloutissement et del'assèchement. La mer est alors essentiellement perçue comme un miroir à lasurfaceduquelpeutselirelemariagedel'eauetdel'air.N'étaientquelquesraresrécitsdeplongeurs,onneconnaîtraitquelapeaudel'hydre77.Seulel'imaginationautorise les artistes à décrire les profondeurs de l'abîme. Cette cécité valorisel'estran, lisière par laquelle se révèle l'hypothétique fécondité sous-marine,théâtre de grouillements rendus plus fascinants par tous ceux que suggèrel'imaginairedel'insondable.Lefond,obscène,delamer,miraculeusementmisànu, temporairement offert à l'observation du savant et au regard de l'artiste, n'aque tardivement retenu l'attention simultanée de ces deux personnages. Celle-cigrandit enmême tempsque la voguedu romantisme ; la diffusion sociale de lacontemplation,de la représentationetde la fouillede l'estranconstitue l'undesphénomènesmajeursdecelivre.Al'occasiondecettemultiplecueilletted'algues,decoquillesoudezoophytes,s'opèreunerencontresociale;lesélites,avidesdecettevacuité,s'enviennentsurlesabledurciàlarencontredespêcheursétonnés.Une expériencedeGoethe àVenise, le 9 octobre1786, traduit la fascination

nouvelle.Laveille, l'auteurdeFausts'est efforcé, nous dit-il, de combiner lesdeuximagesdelalagune,touràtourmajestueuseethumble,selonlerythmedelamarée.Ilajoute,«J'enreviensencoreunefoisàlameravecmarelation.J'yaiobservéaujourd'huilesmœursdescoquillages,despatelles,descrabes,etj'yaiprisunvraiplaisir[...].Audébutlafoulegrouillantenesaitpasoùelleenest,etelleespèretoujoursqueleflotsaléreviendra;maisilresteabsent,lesoleilbrûleetdessècherapidement,etalorscommencelaretraite.Acetteoccasionlescrabescherchentleurproie[...]jen'aipasvuqu'uncrabequelconqueaitatteintsonbut,bien que j'aie observé pendant des heures la retraite de cette foule grouillante

[...]»78.Icilacuriosité,l'émerveillementmême,neviennentpasduspectacledelameroudesonimmensité,maisdelalignedecontactquirévèlelegrouillementd'unautremondeanimé79.Une telle conduite, à vrai dire, est, à cette date déjà, elle aussi devenue fort

banaleenAngleterre.Dèslesannées1760,lamultitudevientcueilliràMargatealgues et crustacés80. Lamode de la collection de coquilles a déjà effectué sadescente sociale.Mais il faudra attendre longtemps, et plus précisément 1815,avant que des savants s'établissent sur l'estran afin d'y observer, vivantes, lesespècesquilepeuplent;retardétonnant,vivementsoulignéen1832parAudouinetparMilne-Edwards,pionniersdecettequête.C'estàeuxquel'ondoit,sur lecontinent,lemodèledel'expéditionscientifiquequiviseàl'étudesystématiquedela flore et de la faune découvertes àmarée basse.Milne-Edwards nous dit unplaisir nouveau qui ne doit guère à celui du savant géologue81. Avec raison, ilsouligne lesprodigieuxmystèresde la faunedesgrèves.«Ondirait,écrirasondiscipleArmanddeQuatrefages deBréau en1844, que la nature se pose ici àelle-même les problèmes les plus insolubles en apparence, pour se donner leplaisir de jouer avec les difficultés, tantôt les surmontant de front, tantôt leséludant par les détours les plus inattendus, par les combinaisons les plusmerveilleuses»82.Là où s'affrontent le rocher et la vague, prolifèrent les zoophytes, les

amphibies. Sur la surface sablonneuse, l'indécisiondes règnes fait écho à celledes éléments. Tandis que les peintres découvrent la confusion lumineuse desplages,laRevuedesDeuxMondes s'ouvre largementà lasciencedes littoraux.L'attrait nouveau pour les choses de lamer se double d'une curiosité neuve dupublicpourleshôtesduterritoiredénudéparlereflux.Les savants qui, désormais, ne visent plus au catalogue délaissent ici l'étude

des poissons pour celle des mollusques, des annélides, des crustacés et deszoophytes. Il s'agit pour eux de « se transporter sur les lieux que ces espèceshabitent, et de les observer à l'état de vie83 » afin de se livrer à un examenapprofondi de leur structure, à l'étude de leurs fonctions, à l'observation desparticularités de leurs mœurs. Cela implique de pouvoir multiplier lesexpériences, de disséquer les animaux vivants. Installés chez des pêcheurs duvoisinage, Audouin etMilne-Edwards explorent de longues semaines la mêmegrève,ponctuanttoutefoisleurséjourd'excursions.Bienentendu,lescôtesaffectéesdesplushautesmarées,notammentcellesde

labaieduMont-Saint-Michel,tendentàfocalisercelabeurscientifique84.LesîlesChausey,oùlesdeuxsavantss'établissentenjuillet1828,paraissentleparadisduzoologiste curieuxde fouiller le sable et lavasede l'estran.AudouinetMilne-Edwards installent des viviers et de grandes cuves sur la plage. Au cours de

petites excursions dans l'archipel, ils recueillent plus de cinq cents espècesdifférentes. Ils retournent lesgrossespierres,creusent lesable,pêchentavecdepetits filets traînants, traversentàmaréebasse«desgrèves immenses»afindegrossirleurcollecte,d'écueilenécueil.Ilsouvrentsurlaplagemêmelacarapacede nombreux homards. Parfois, ils s'embarquent et draguent « pendant desjournéesentières,surdesfondsqu'onn'avaitsansdoutejamaisexplorés»85;leurplus grand plaisir demeure toutefois la visite des anfractuosités rocheuses à larecherchedesascidies,car«c'esteneuxquesemblecommencer lemouvementdelavie».Quelquesannéesplustard,l'étudedugrouillementdesformesprimordialesou

dégradées qui peuplent les plages sablonneuses de Bréhat se combine, chezArmand de Quatrefages, à l'enquête ethnologique. « Dès le lendemain de monarrivée,écrit-il, j'arpentais lerivagelaisséàsecparlamarée,maboîtedefer-blancenbandoulière,mespochesgarniesdetubesetdeflacons,malargespatuledeferàlamain[...]Jedécouvrisquelquespointsoùlesableetlavase,mélangésdansde justesproportions,mepromettaientd'amples récoltes [...].Certes,pourles(mollusques)poursuivredansleursretraites,ilfallaitfaireunvraimétierdecarrier. Jeprévoyaisde rudes fatigues,mais jecomptaissur la récompense : lapeinenem'effrayaitpas»86.Ladoublequêtescientifiquequ'enregistrentcahiers,notes,dessins,croquisde

toutesformes,provoquelaméditationromantiqueetluisertdetremplin;elleenapprofonditlarésonance.QuatorzeansavantMicheletretiréàSaint-Georges-de-Didonne,ArmanddeQuatrefagesjouittoutàlafoisdesaquêtejoyeuseetdelanostalgiequeprovoqueenluilespectacleetlamusiquedurivagesolitaire.Au cours des années 1830, tandis que grandit l'intérêt que les peintres, les

écrivains et lepublicportent aux rivages, le fondateurde lagéologiemoderne,CharlesLyell,deplusenplusfrappédupouvoirérosifdelamer,envientàluiattribuerl'essentieldudessindesvallées87.C'estlacontemplationdelapuissancedesvaguesquileconduitàsurestimerainsilerôledel'interventionmarine.Lyellvoitenlamerlesymboledel'actioncontinue,l'infatigablepreuvedelavéracitédel'actualisme,cettefoisdéfinitivementtriomphant.Celaconduitàsoulignercombienilestartificield'exclurelaquêtescientifique

duchampde l'esthétique. Ilyabeau temps,parexemple,que leshistoriensontdétecté le caractère romantique de l'émergence de la géologie. Tel Lyell assisprèsde lamer, lesavant, faceauxvagues,contemple la répétitiondumême,duprimitif,del'éternel;encelieudecontactoùl'océanréintègreletempshumain,le géologue visualise désormaismieux qu'ailleurs l'aspect transitoire du relief,dont la précarité éprouvée se trouve ici confortée par le regard porté sur lasurface éphémère de l'estran. Sinon, moins informé, le géologue scrute, en

antiquairedumonde, les tracesdesévénementssublimes,déluges, tremblementsde terre, éboulements qui ont bouleversé une terre désormais indifférente àl'histoirehumaine.Nonobstant la multiplicité des théories, la géologie fournit un stock de

concepts, d'images, d'affects qui renouvellent la lecture de l'histoire humaine,danslamesuremêmeoùelleladissociedecelledelaterre.Entrelapolitiqueetlasciences'opèrentainsidesubtileséchanges.LaRévolutionfrançaisearelancéle catastrophisme, qui donnait à penser en épisodes dramatiques le cours del'histoire du globe. Inversement, la géologie moderne a ancré le sentiment del'éphémère,laconsciencedelaprécaritédeschoses.Pourlesélitesfrançaisesdela monarchie censitaire, tenaillées du désir de revenir en deçà du cataclysme,l'observation géologique se mue aisément en méditation nostalgique. La ruinetelluriquesuggèrecelledel'ordresocial,ébranlé,sapéinéluctablement,souslesassautsdutemps.ArmanddeQuatrefagesaimecontempler,dansl'îledeBréhat,lescoupsdeboutoirdel'océandontlesvagues,touràtour,soulèventetlaissentlourdementretombersursesinébranlablesculéeslepuissantrocher,«lePaon».Pour le savant qui éprouve la lente usure du mobile récif et qui prévoit sonlointainécroulement,lafindesordresanciensestinscritesurlaplage88.

1Acepropos,RoyPorter,op.cit.,pp.116-118.2IntéressantsdéveloppementssurcessujetsparRoyPorter,op.cit.,pp.104sq.etpp.197sq.3Cf.supra,p.325.4Cf.RhodaRappaport,«Geologyandorthodoxy:thecaseofNoah'sfloodin18thcenturythought».The

BritishJournalfortheHistoryofScience,vol.XI,1978,pp.1-18,notammentpp.14-15.5 Feu Nicolas Boulanger, l'Antiquité dévoilée par ses usages, ou Examen critique des principales

opinions, cérémonies et institutions religieuses et politiques des différents peuples de la terre. 1766,Amsterdam,Rey,p.382.6Cf.RhodaRappaport,art.cité,p.15.7 Benoît deMaillet,Telliamed ou entretiens d'un philosophe indien avec un missionnaire français.

Amsterdam,1748,t.I,pp.110-128.La littératuresurcetouvrageestabondante ;cf.AlbertV.Carozzi :«deMaillet'sTelliamed (1748) : an

Ultra-NeptunianTheoryof theEarth», inCecil J.Schneer,TowardaHistoryofGeologyProceedingsofthe New-Hampshire Inter-Disciplinary Conference on the History of Geology, sept. 7-12, 1967. TheM.I.T.Press,Cambridge,Massachusetts,1969,pp.80-100.Et,plusrécemment,MiguelBenitez,«BenoîtdeMaillet et l'origine de la vie dans la mer : conjecture amusante ou hypothèse scientifique ? », Revue deSynthèse, IIIe série. Nos 113-114, janv.-juin 1984, pp. 37-54 ; du même auteur, « Benoît de Maillet et lalittératureclandestine:étudedesacorrespondanceavecl'abbéLeMascrier»,StudiesonVoltaireand theEighteenthCentury, vol. 183, 1980, pp. 133-159. Enfin, Jacques Roger, Les Sciences de la vie dans lapenséefrançaiseduXVIIIesiècle,Paris,ArmandColin,1963,pp.520sq.8Articles«Délugeuniversel»et«inondation».9HistoireetThéoriedelaTerre,discoursprononcéàMontbardle3octobre1744,Georges-LouisLeclerc,

comtedeBuffon,Œuvrescomplètes,Paris,Levasseur,1884,p.94.

10Cf.ReijerHooykaas,Continuitéetdiscontinuitéengéologieetbiologie.Paris,LeSeuil,1970(Ireéd.anglaise,1959),notamment«Lesuniformitariens»,pp.44sq.11VoiraussiRoyPorter,op.cit.,pp.192-196et109.12Surcetocéanprimitif,pointdedépartdelathéorie«neptunienne»,cf.MartinGuntau,«TheEmergence

ofGeologyasaScientificDiscipline»,HistoryofScience,vol.16,1978,p.285.13AlbertV.Carozzi,art.cité.,p.81.14 Sur cet aspect de la pensée de Buffon : Les Époques de la Nature, Paris, éd. du Muséum, 1962,

introductionde JacquesRoger, notammentpp.XVII sq.Voir aussi JeanEhrard,op. cit., t. I, pp. 208 sq. etNumaBroc,LaGéographiedesphilosophes,UniversitédeLilleIII,1972,pp.269sq.15«Ilparaîtquenotreterreaétéunfonddemer»,poseBuffon,etilendéduit:«pourtrouverdonccequi

s'est passé autrefois sur cette terre, voyons ce qui se passe aujourd'hui sur le fond de lamer ». (op. cit.,Histoire et Théorie de la Terre, p. 43). Façon de voir qui est éloignée de celle exprimée par le BuffonplutoniendesÉpoquesdelaNature.16RhodaRappaport,art.cité,passim.17Surcettedistinction,AlexanderM.Ospovat,«ReflectionsonA.G.Werner'sKurzeKlassifikation»,in

CecilJ.Schneer,op.cit.,pp.242sq.,etarticledeLeroyE.Pagecitéinfra.18Surceconflit,RoyPorter,op.cit.,pp.196sq.NotonstoutefoisqueLeroyE.Page(«Diluvialismandits

CriticsinGreatBritainintheEarlyNineteenthCentury»,inCecilJ.Schneer,op.cit.,pp.257sq.)estimequel'onaexagérélepoidsdesidéesreligieusessurlesgéologuesdudébutduXIXesiècle.19Cf.RichardJ.Chorley,AntonyJ.Dunn,RobertP.Beckinsale,TheHistoryoftheStudyofLandforms

on theDevelopment ofGeomorphology,London,Methuen, 1964, t. I, pp. 54-56.Cet ouvrage contient enoutredespagesimportantessurWerneretleneptunisme.20RoyPorter,op.cit.,pp.201-202.21Voiraussi,àcepropos,R.Hooykaas,op.cit.,p.59.22Cf.àproposde la théoriediluviennedeCuvier,LeroyE.Page,art.cité, pp. 261-262.Notonsque les

connaissancessurcesavantviennentd'êtreconsidérablementaccruesparlelivrerécentdeDorindaOutram:GeorgesCuvier.Vocation,ScienceandAuthority inPost-RevolutionaryFrance,ManchesterUniversityPress,1984.23SelonCuvier,lamera,dansunpremiertemps,désertésonlitpouroccuperlescontinents.Lefondainsi

abandonnéestdevenulaterreactuelle.Enoutre,unsemblabletransferts'étaitdéjàopéréavantlaCréationdel'homme.Ainsi,l'effetdudélugeaétédefaireretournerlamerdanslelitqu'elleavaitquittéunepremièrefois.Ensembled'hypothèsesqu'ilestpossibledeconcilieravecletextedesÉcritures.24D.R.Oldroyd, «Historicism and theRise ofHistoricalGeology »,History of Science, vol. 17, 1979,

p.192.25Cf.NumaBroc,Lagéographiedesphilosophes,op.cit.,p.603.Notonsquel'abbéLeMascrieravait

obscurémentsoutenuqueleglobepouvaitêtrevieuxdeplusieursmillionsd'années(cf.RhodaRappaport,art.cité,p.4,quicitede l'abbé, l'«Essai sur lachronologie», inLemonde, sonorigineet sonantiquité, J.B.Mirabaud,1778).26NumaBroc,Lagéographieop.cit.,p.620.27 Cf. le très intéressant article de François Ellenberger : « De l'influence de l'environnement sur les

concepts:l'exempledesthéoriesgéodynamiquesauXVIIIesiècleenFrance»,Revued'HistoiredesSciences,t. XXXIII, 1. 1980, notamment pp. 66 sq. sur la « revanche néo-catastrophiste », la fin de l'adhésion aux«causeslentes»etl'isolementdeGiraud-Soulavie.AudébutduXIXesiècle,l'adhésionàlachronologielonguedu globe était encore « teintée de subversion libertine ». Cette contre-offensive s'épuise durant ladécennie1830-1840aveclaprisedeconscienceduphénomènepaléoglaciaire.28 Je dirai peu de ces coquilles considérées très tôt comme les médailles de l'histoire du globe qui

passionnaientdéjàtouslessavantsduXVIIesiècle(cf.JacquesRoger,éd.citéedesÉpoquesdelaNaturedeBuffon,p.XVI)etquicontinuèrentdefasciner tantqueseposa laproblématiquediluviennedansses formesclassiques.C'esteneffetsurtoutlaprésencedecescoquillessurlesmontagnesetàl'intérieurdescontinentsquiétonne ;elleconforte le textemosaïque,avantde ledisqualifier (cf. les travaux réalisésenTouraineparRéaumur).Cela dit, les falaises littorales demeurent l'un des lieux où il est possible de se constituer le plus

aisémentunecollectiondecescoquilles«diluviennes».Plusimportantespournotrepropos, lesobservationsquitendentàfairedesrivagesunefrontièremobile.29Surcetépisode,voirEugèneWegmann,«AndréCelsii:remarquessurladiminutiondel'eau,aussibien

danslaBaltiquequedansl'Atlantique»,SciencesdelaTerre,tomeXXI,1977,pp.39-52.30 Plus précisément au début d'une période qui correspond au tiers du temps écoulé depuis la Création.

(EugèneWegmann,art.cité,p.136.)31Plusprécisément,entre1765et1769.32 Cf. Eugène Wegmann, « Évolution des idées sur le déplacement des lignes de rivage, origines en

Fennoscandie»,Mémoires de la Société vaudoise des Sciences naturelles, vol. 14, fasc. 4, 1967, n° 88,pp.129-190,notammentpp.137sq.33 Cf. François Ellenberger, art. cité., « De l'influence... », pp. 50 sq. L'auteur souligne le rôle de

l'environnementdanslagenèsedelathéoriescientifique.34BenoîtdeMaillet,Telliamed,op.cit.,t.I,pp.8et9.35Cf.MargaretDeacon,op.cit.,pp.176-180.36Aproposde cet aspect de l'œuvredePhilippeBuache, voir J.Thoulet, «L'étudede lamer auXVIIIe

siècle.DeMaillet,BuacheetBuffon»,Mémoiresdel'AcadémiedeStanislas,1908-1909,pp.214-256.37R.P.deDainville,«Delaprofondeuràl'altitude.Desoriginesmarinesdel'expressioncartographiquedu

reliefterrestreparcotesetcourbesdeniveau»inLeNavireetl'économiemaritimeduMoyenAgeauXVIIIesiècle,principalementenMéditerranée,dirigéparMichelMollatduJourdin,Paris,SEVPEN,1958.38Etcen'estlàqu'unexempledestinéàfairepercevoirlamultiplicitédeslecturespossibles.39Jean-AndrédeLuc,Lettressurl'histoirephysiquedelaterre[...],renfermantdenouvellespreuves

géologiques et historiques de la mission divine deMoyse. Paris, 1798. Lettres V, « naissance de noscontinents»,1erjuillet1792,pp.223sq.Péremptoire,deLucaffirmequ'àl'évidence,lamern'a«aucuneffetsensible » sur les durs rochers du littoral, soumis aux vagues (p. 259). L'érosion se limite donc aux plages.Commenombredesavantsdesontemps,ildistinguealluvionset«diluvium».40La falaise, notentFrançoisDagognet,FrançoisGuéry etOdileMarcel (Colloque :Mort du Paysage,

Philosophieetesthétiquedupaysage,Paris,Champvallon,1982,préfacep.27)nedésignepasunechosemais«uneaccumulationde tragédies».«Lepaysage incorpore lesdramesdont ildérive... il (est) fonctionsacréed'unemémoire tellurique inconsciente, il contient et conserve les forces qui s'apaisent en lui. »C'estprécisémentl'historicitédecettelecturequenousvoulonsicimontrer.Ilvadesoiquecelas'accordeàlaremiseenquestiondel'immobilelégitimitédelamonarchiededroitdivin

dansledomainepolitique;cequicontribueàaiguiserlespassionsquerévèlentlesvifsdébatsdelagéologie.41Surceprocessus,voirAlexanderM.Ospovat,art.cité,etRichardJ.Chorley,AntonyJ.Dunn,RobertP.

Beckinsale,op.cit.,pp.85-86.42Que l'on songeà la fascinationexercéepar lesprofondeursdu sol sur les romantiquesallemands,que

révèle notamment l'Heinrich von Ofterdingen de Novalis, lui-même ingénieur des mines et disciple deWerner.43RoyPorter,op.cit.,p.142.44Ibid.,pp.180-181.45 A propos de la coupe géologique, Martin J.S. Rudwick parle d'« artificial cliff : (cf. Martin J.S.

Rudwick,«TheEmergenceofaVisualLanguageforGeologicalScience.1760-1840»:HistoryofScience,vol.14,1976,pp.149-195).46 Henry C. Englefield, A Description of the Principal Picturesque Beauties, Antiquites, and

GeologicalPhenomenaoftheIsleofWight,London,1816.47Tandisquegranditlanotiondepaysagedocumentaire.48Art.cité.,p.176.49Surcesressorts,cf.MauriceLévy,LeRomangothiqueanglais,1764-1824.Toulouse,publicationsde

laFacultédesLettres,1968.50Cf.ManuelBenitez,art.cité,«BenoîtdeMailletetl'origine...»,pp.44et48.51NumaBroc,Lagéographie(...),op.cit.,pp.292-298.52 Il convient toutefois de ne pas confondre, comme on l'a fait trop souvent, la « terrestrialisation » des

espècesmarines telleque la conçoitBenoîtdeMaillet et lesprocéduresde l'évolutionnismedont l'auteurde

Telliamednepeutêtreconsidérécommeunprécurseur(cf.MiguelBenitez,art.cité.,p.42).53SandorFerenczi,Thalassa,Psychanalysedesoriginesdelaviesexuelle,Paris,Payot,1977,passim.54BienexpliquéparMiguelBenitez,art.cité,«BenoîtdeMailletetl'origine...»,p.42.55SoulignéparJacquesRoger,Lessciencesdelavie(...),op.cit.,p.524.56AnecdoterapportéedansleTelliamed,t.II,pp.160-161.57Cf.letextedeMontesquieu,évoquésupra,p.84.58BenoîtdeMaillet,op.cit.,t.II,pp.197sq.et215.59Editioncitée,introductiondeJacquesRoger,pp.LXX-LXXI,ettextededeBuffon,p.155.60Cf.infra,pp.226sq.61Acepropos,RoyPorter,op.cit.,pp.90sq.62Plus précisément, à partir de 1730-1735 ; (ibid., pp. 93 sq.)RoyPorter remet en question l'idée d'un

déclinde l'investigationdans l'Angleterredecetteépoque.Sur touscespoints,voiraussiKeithThomas,op.cit.,passim,notamment,àproposdelabotanique,pp.281sq.etl'ouvragedésormaisclassiquedeJohnHaroldPlumb,GeorgianDelights,Boston,1980;sansoublierl'agréablesynthèsedeRoyPorter,EnglishSocietyintheEighteenthCentury,Penguinbooks,1982.63DanielRoche,op.cit.,t.I,pp.125-126et155-176.64Ibid.,p.125.65FrançoisEllenberger,«Auxsourcesdelagéologiefrançaise.Guidedevoyageàl'usagedel'historiendes

sciencesdelaterresurl'itinéraireParis-Auvergne-Marseille».HistoireetNature.Cahiersdel'Associationpourl'histoiredesSciencesdetaNature,n°15,1979,pp.3-29,ici,p.28.66Surcetteévolution,RoyPorter,op.cit.,TheMaking...,p.173.67Cf.lafascinationexercéeenFranceparl'EnferdePlogoffetenEcosseparleChaudrondeBuchan

(LeBuller).68BarthélemyFaujasdeSaint-Fond,VoyageenAngleterre,enÉcosseetauxîlesHébridesayantpour

objetlessciences,lesarts,l'histoirenaturelleetlesmœurs,Paris,1797,t.I,p.370.69Ibid.,t.II,pp.42et44.70B.FaujasdeSaint-Fond,Descriptiondel'îledeStaffa,l'unedesHébridesetdelagrottedeFingal,

Paris,anXIII,p.13.71L.A.NeckerdeSaussure,VoyageenÉcosseetauxîlesHébrides.Genève,Paris,1821,t.I,pp.137-

138.72Ibid.,t.II,pp.492et498.73Ibid.,t.III,p.39.74ThomasPennant,LeNordduglobeoutableaudelanaturedanslescontréesseptentrionales(...),

Paris,Barrois,1789, t. I,p.34.Cesavant jouaungrandrôledans l'histoirede lasensibilitéduvoyageurauximpressionsdelanaturesauvage.75 Cf. Keith Thomas, op. cit., p. 283. Cet ouvrage expose bien les liens qui se nouent alors entre la

botanique,lazoologieetlesmodalitésd'appréciationdelanature.76Cf.lesexemplesexposésdansl'ouvragecitédeMargaretDeacon,pp.251sq.77Cf.FrançoisCarré,LesOcéans,Paris,P.U.F.,1983.78Goethe,op.cit.,pp.91-92.79Aumêmesentimentressortitl'attraitalorstrèspuissantexercéparlemarchéauxpoissons.80KeithThomas,op.cit.,p.283.Acepropos,cf.PeterS.Dance,ShellCollecting,aHistory,Berkeley,

UniversityofCaliforniaPress,1966.Dèsladécennie1730-1740eneffet,lesladies,laduchessedeBeaufort,laduchessedePortlandparexemple,s'yconsacraientavecpassion.En1784,TheUniversal Conchologistproposeàseslecteurslalistedesprincipauxcollectionneursalorsmêmeque,surleContinent,lessavantssepassionnentpourlecorail,leszoophytesetleslithophytes(cf.JeanEhrard,thèsecitée,t.I,pp.192sq.).81Cf. Jean-VictorAudouin etHenriMilne-Edwards,Recherches pour servir à l'histoire naturelle du

littoraldelaFrance.VoyageàGranville,auxîlesChauseyetàSaint-Malo,Paris,Crochard,1832.La date de 1815 est indiquée par Milne-Edwards, in Observations sur les ascidies des côtes de la

Manche,AcadémiedesSciences,11novembre1839.82ArmanddeQuatrefagesdeBréau,«Souvenirsd'unnaturaliste,L'IledeBréhat,LePharedesHéhaux»,

RevuedesDeuxMondes,15février1844,p.619.

83AudouinetMilne-Edwards,op.cit.,p.II.84C'estentreGranvilleetl'îledeBréhatqueséjournentlesdeuxsavants,puisArmanddeQuatrefages.Les

premiersonttoutefoiscaresséuntempsl'irréalisableprojet«deparcourirsuccessivementtoutesnoscôtes»afind'yprocéderàuneétudesystématiquedesespècesanimales(AudouinetMilne-Edwards,op.cit.,p.III).85AudouinetMilne-Edwards,op.cit.,pp.86et89.86A.deQuatrefages,art.cité,p.613.87Cf.RichardJ.Chorley,AntonyDunn,RobertP.Beckinsale,op.cit.,p.183.88A.deQuatrefages,art.cité,p.607.

CHAPITREIII

LAFRAÎCHEURDEL'ÉMERVEILLEMENT

A–Lesfalaisessublimesdunoirgothiquedelamer.

Tout objet vaste, écrit Saint-Évremond en 1685, est incompatible avec labeauté,caril inspiredel'horreur.Lescampagnesétendues, lesimmensesforêts,lesplainestroplarges,lesjardinsillimitéssontaffreux;encespéniblesséjours,« la vue se dissipe et se perd »1. La quête de la beauté impose d'endiguer ladémesure;l'artistedoitéviterquel'espritnes'égare;illuifaut,commeDieuasucontenir l'abîme,assignerdesbornesà lavue2.Oncomprendmieuxdès lors lafonction de cette image biblique qui autorise le spectateur à contempler lapuissancedel'océan,pourn'enfinalementretenirquelaservitude.EnFrance,lacritiquedelavastitass'intègreàlaquerelledesAnciensetdes

Modernes.Cesderniersnotammentrépugnentàl'évocationdesforcesdelanatureprimitive;ilsnientlesbeautésdudésert,delaforêt,delamer.EnAngleterre,àl'occasiondesdébatsque suscitent alors lesnotionsdebeau et de sublime3, semanifestelamêmerépugnance.En1713,ThomasTickellcritiqueainsil'évocationdupaysagemarindans lapastorale. Il déploreque, depuisSannazaro4, certainspoètesaientpupréférer«lesplagesaridesetl'océaninfini»5auxvertesprairiesdes vallons ombreux. La répulsion pour le sable vient ici doubler celle quel'amateur debeauté éprouvepour lamonotonie des vagues.Aubordde l'océanillimité, laplage jaune,aride,écraséedesoleil,balayéepar levent,sedessinecommel'antithèsedu lovelygreen,propiceà laquiétudedu refuge.La linéaritédesvastesgrèvescontreditl'imageducercle,duschèmeconcentrique,évocateurduberceau6.Lesablenepeut féconderdemoissons, il s'opposeaudéploiementdu cours de la rivière riante. Le long du rivage désolé, le chant agréable desoiseauxlaisseplaceaucri rauquedugoéland,effroide l'âmesensible.Absentede l'Édencommedesévocationsde l'âged'or, laplage, répétons-le, s'opposeàl'harmonie. Hérissée parfois de récifs et de rochers irréguliers, elle témoigne,

commel'horriblemontagne,del'invasionduchaosdiluvien.Elleestbéancefaceauretouréventueldelacolèredivine.Lamajoritédespoètesdédaignentlameretsesrivages.

«Lamusealongtempsrecherchélesbois,lesgrottesmoussues,méprisélesmersetredoutélegrondementdesvagues»,

noteWilliamDiaperen17127.Acettedate, lesystèmeclassiqued'appréciationcommence toutefois de basculer. En témoigne le récit des émotions vécues parGilbert Burnet et John Dennis, lors de leur traversée des Alpes, le premieren1685,leseconden1688.Lesdeuxhommes,inspirésparlaphysico-théologie,répugnentclairementauxscèneshorriblesetchaotiquesdespudendadelaterre.Ilsrefusentcesfaillesdelanaturequelapoésieaprécisémentpourmissiondecombler8. Mais, à leur corps défendant, ils se révèlent déjà sensibles àl'esthétique du sublime. Ils goûtent la stupeur, « l'horreur exquise », la « joieterrible».«Alorsmêmequej'éprouvaisuninfiniplaisir,jetremblais»9,confesseJohnDennis. Les voyageurs découvrent,malgré eux, le pouvoir de l'immensité.Leur émotion s'accorde à celle des auteurs de voyages cosmiques, alors à lamode,quisedélectent,àleurmanière,delasplendeurdesespacesinfinis.Maisquel'onnes'y trompepas,dansl'espritdeBurnetcommedansceluideDennis,les « insolites transports », mélange de stupeur, d'horreur, de joie et de désir,doiventconcouriràl'exaltationdelagrandeurdivine10.L'émotion procurée par le spectacle de la mer, évoquée dans le Traité du

sublime du pseudo-Longin, traduit par Boileau en, 1674, ne s'émancipera quelentement des schèmes imposés par la théologie naturelle. Arrêtons-nous, à cepropos,suruntextefondateur,rédigéparAddisonen1712dansTheSpectator11.Lepériodiquetirealorsàtroisouquatremilleexemplaires.Sonpublic,auseinduquelleswhigsl'emportentsurlestoriesetlesLondonienssurlesprovinciaux,serévèlecomposite.TheSpectatorjouelerôled'unificateurculturel;«mondainsetcommerçants,mondedeWestminsteretdelaCity,habituésdessalonscommeceuxdescafés12»,sansoublierungrandnombredefemmes,communientdanslalecturedupériodique.LesinterlocuteursduSpectatorn'enconstituentpasmoinsun public limité par les exigences culturelles qu'impose la compréhension d'untexteconsacréàla«valorisationdel'imaged'unecivilisationduloisircultivé».« [...] de tous les objets que j'ai pu voir, il n'en est aucun qui touche mon

imaginationautantquelameroul'océan.Jenepuisvoirsesouleverceprodigieuxamoncellementdeseaux,mêmepartempscalme,sansêtreagréablementsurpris;maisquandils'exalteentempête,tantetsibienquel'horizondetouscôtésn'est

plus que lames écumantes et montagnes flottantes, il est impossible de décrirel'exquisehorreurquisedégaged'untelspectacle.Unocéanagité,pourunhommequifaitvoileàsasurface,constitue,selonmoi,leplusénormeobjetqu'ilpuissevoir en mouvement, et donne par conséquent à son imagination l'une des plushautesespècesdeplaisirquipuissenaîtredelagrandeur.Jedoisl'avouer,ilm'estimpossibledecontemplercetuniversdematièrefluidesanspenseràlaMainqui,lapremière,l'adéverséetquiaconçuunabîmepropreàlerecevoir.Untelobjetfait toutnaturellementmonterdansmespensées l'idéed'unÊtreTout-Puissantetme convainc de son existence autant qu'une démonstration métaphysique.L'imaginationstimulel'intellectet,parlagrandeurdel'objetperceptible,produitenluil'idéed'unEtrequenepeuventcirconscrireniletempsnil'espace.Ayantfaitplusieursvoyagesenmer,j'aisouventétéballottéparlatempêteet,

encetteoccasion, j'ai fréquemment réfléchiauxdescriptionsqu'enont faites lespoètes anciens. Ilme souvient queLonginus en recommande une très vivementchezHomère,parcequelepoètenes'estpasamuséencetteoccasionàdepetitesfantaisies,familièresauxauteursd'ungénieinférieurqu'ilmentionne,maisparcequ'il a rassemblé tous les détails les plus propres à remplir l'imagination deterreuretquiseproduisentpourdevraiquandlatempêtefaitrage.C'estpourlamêmeraisonquejepréfèreàtoutautrejamaisrencontréecettedescriptionparlePsalmisted'unnaviredanslatempête[...]»Comme Shaftesbury et comme John Dennis, Addison discerne d'abord dans

l'immensitélestracesdeladivinité.L'océanimposeladémonstrationsensibledel'existenceetdelaToute-PuissanceduDieuunique;d'oùledédainimplicite13del'auteur pour la vision virgilienne de lamer et son admiration pour le texte duPsalmiste. Le sentiment du sublime résulte ici de l'expérience vécue ; c'estl'«agréablestupeur»quesuscitelecalmedeseaux,l'«horreurexquise»delatempête éprouvées lors de longues traversées, et non la beauté d'une œuvrelittéraire,qui justifient l'hymneà l'océan.L'admirationnaîtde l'interprétationdel'objet ; la sensation, les opérations de l'esprit sont devenues l'essentiel. Ondiscerne ici « l'effet-affect du sublime », « la stupéfaction par sidération »,l'égarementqueproduitlemonstre,laMéduseousonéquivalent,latempête,dontl'irruption, le fracas soudain engendrent la recherche inquiète de sa cause.Émotion indescriptible si l'on veut bien poser le sublime comme«l'irreprésentabledelareprésentation»14.Le texte sous-entend le primat de la vue, pose comme décisive l'attitude

spectatoriale15.ContrairementàJohnDennis,chezlequell'enthousiasmedérivedelaméditation,Addisonprivilégieles«plaisirsprimaires»,quiintroduisentceuxde l'imagination. Ilaccorde laprioritéà lacontemplationde l'objetprésent ;cerenversementdelahiérarchiedestactiquesetdesémotionsleconduitàvanterle

labeurdespeintresdemarineetàsouhaiterl'émergenced'unepoésiedescriptivequisoitaussiunhymneausublimespectacledel'océan.En 172616, le public cultivé découvre les trois tempêtes de L'Hiver de

Thomson. L'auteur est un Écossais qui dit s'être, durant sa jeunesse, souventpromené le long des rivages calédoniens. Ainsi s'explique la physionomieseptentrionaledupoème, importantepournotrepropos. Il convient certesdenepassurestimerlaportéedecetteparution.Entre1712et1726,nousleverrons,ladélectationdesrivagess'estlentementinsinuéedanslalittératureanglaise17.C'esttoutefoisThomsonqui a su, lepremier, faire évoluer lemodèleartistiquede latempête.Sonréciteneffets'écarteducodevirgilien.L'auteurdesSaisons,dontl'influence s'exercera durant près d'un siècle sur l'Europe entière, a su en outrerévéleràseslecteursl'étonnantpaysagedelanaturelittorale.Icis'imposeunedigression.Dansl'Angleterredela«GlorieuseRévolution»

de1688,laconquêtedesocéanspasseaupremierplan.Lepeudesensibilitéauspectacledelamersembledonccontredireleprestigeascendantdelanavigation.L'éthiquewhigimposel'imaged'unenatureàconquérir;l'hommedoit,detoutesaforce, la contraindre à livrer ses richesses. Cet engagement de l'être conduit àexalter le spectacle du port, l'activité qui règne sur le vaisseau, la victoire dunavigateur ; il peut suggérer le rêve d'un âge d'or étendu à l'univers entier ; ilinviteàcélébrer l'océanqui relie lescontinentset leshommesqui leshabitent.Après 1720 surtout, se déploie, dans cette perspective, la mode des récits devoyageslointains.Or,«toutcequi,dansunpaysage,nousinviteàlaconquête,àl'acquisition,àl'appropriation,àlaprédation,àl'exploitation,nousdétournedelepercevoiresthétiquement»18.RobinsonCrusoén'admirepaslessplendeursdesonîle ; il demeure insensible à la beauté de ses rivages.Pour survivre, il lui fautentrerdansletableau;l'urgencedel'interventionpratiqueluiinterditladistancenécessairepourquiviseàgoûterlespectacledelanature.LestempêtesnesontpourRobinsonquesuccessiond'incidentspérilleux,quinesauraientlaisserplaceàlajouissanceesthétique.Maiscettebatailleprométhéennesusciteuneautre respiration.Elle renvoieà

destempsderetraiteetd'isolement;elleimposedesintersticesderepos,vouésàlacontemplationdesforcesprimitivesdelanature.Elleinviteparadoxalementàse délecter de tout spectacle qui révèle que celle-ci dispose d'une puissancesuffisantepourrésisteràlapousséedecivilisation.C'estdecedésird'untempocompensateur que naît le sublime marin. Répétons-le, l'océan ne garde pas latracedel'interventionhumaine.Paysagestérile,quel'hommenesauraitaménager,nimoraliser,l'immensitéliquideseposecommel'antithèsedujardin19.C'estdanscetteperspectivequ'ilconvientdelireletextedeThomson.

Certes, celui-ci porte encore l'empreinte virgilienne ; il subit l'image dudéluge ; il révèle l'influenceduPsalmisteetcelledeMilton.Maisc'estbien levertige de l'illimité qui anime le poème. Thomson a du goût pour les fleuvesénormes, les luxuriances de la végétation tropicale. De terrifiants météoresbalaientlepaysagedeL'Hiver.Ledéchaînementdeforcesélémentairesfocalisel'attentiondu lecteur,qui se sentconfrontéàunpaysagedynamisé,dépourvudetouteprésencehumaine.Lesvents,leséclairs,lesvaguessecoalisent.L'irruptiondecesforceshostiles,dontl'hommesesentmenacé,faitoublierleCréateur.Duspectacledelanatureirréfrénéenaîtladélectation:«Horreursaccordéesànoscœurs,salut!»Vertigineuxbasculement.La tempêteneparaîtplusmanifestationde lacolère

deDieu, elle se faitmouvement impénétrable de l'inconnu.L'indifférence de lanatureculminedansl'évocationdupaysagearctique.Lapeinturedesmersprisespar lesglaces,retentissantesdesinistrescraquements,celledesrivagesdésolésdugrandNordvontbientôts'accorderàlamodegrandissantedesrécitsdevoyageenLaponie.Elle conforte l'imaged'unenature impitoyable.Ledéchaînementdel'océanmet fin à la complicité de l'homme et d'une terre ordonnée par le doigtdivin. La position du spectateur s'en trouve bouleversée. Jusqu'alors, le pieuxobservateur des rivages avait l'œil fixé sur la limite, sur la rassurante bornedivine.Désormais son regard va se porter sur l'horizon et tenter de prendre lamesurede l'incommensurable.Unmodèled'appréciations'inaugurequiconstitueunfaithistorique.L'évolutionestentaméequiconduiraaumodèleromantiquedecontemplation.Déjàun lien intimesenoueentre l'étatde l'âmeet lepaysage ;uneharmonie

nouvelles'établitentrelescataclysmesdeL'Hiveretlamélancoliedupoète.Faceà l'immensité d'unocéandont l'homme se sent impuissant à saisir les limites, àconcevoir l'ampleur, le spectateur subit l'émotion que procure le sublimespectacledelanature.Désormais, s'effectuent la diffusion et, vite, la banalisationde l'esthétiquede

l'infini.DavidMalletcélèbre,en1731,les«solitudesterriblesdesrivages»20 ;en1726déjà, lepromeneurmisenscèneparAaronHilldansTheHappyMan,déclarait préférer aux perspectives rustiques les horizons illimités aperçus duborddelamer21.Cependant,chezlesvoyageursduGrandTourcroît leprestigede Salvator Rosa. L'œuvre de l'artiste napolitain est réinterprété dans laperspective du sublime.Après 1762, l'ossianisme viendra encore renforcer sonaura. On fait, non sans exagération22, de ce peintre des rivages un ami desbrigands, voire un bandit lui-même, épris de liberté.La vogue de ses tableaux,l'échomoralqu'onydiscerne,contribuentàrépandrelegoûtdesrivagesrocheuxbaignés de clair-obscur, bordés de montagnes orageuses et de précipices

sauvages.Lessouterrainscreusésdansleflancdesfalaises,lacruautésupposéedes bandits attroupés sur ces plages désertes accroissent chez le spectateur lasensation de terreur. Les môles allongés, les phares qui parlent de naufrages,s'accordentàcepathétiquedesrivages23.Restait à codifier une stratégie émotionnelle lentement élaborée depuis le

voyage de Burnet. Edmund Burke s'y emploie en 1757, tandis que les foulescommencentdese rueràBrightonpouryaffronter laviolencedes lames.Cetteannée-là, il met en évidence les ressorts du sublime. Il consacre la valeuresthétique de l'émotion née de la contemplation de l'infinité marine. Burkeretourne comme un gant les axiomes de Saint-Évremond : « La grandeur de ladimensionestunepuissantecausedesublime»24,Lavuede l'incommensurablefaitéprouveràl'hommesafinitude;ellesuscitedanssonâmelespassionsdanslesquelless'enracinel'esthétiquedusublime.«Une plaine très unie et d'une vaste étendue n'est pas assurément une petite

idée;laperspectivedecetteplainepeuts'étendreaussiloinquelaperspectivedel'océan:maisremplira-t-elle jamais l'espritdequelquechosed'aussigrandquel'océanmême?»25.VerslafinduXVIIIesiècle,autempsdesvoyagesdeCooketdeBougainville,

l'océanévoqueral'imaged'une«immenseétendue»indifférenteautempshumain,commeledésert;lieudesublimevacuité26,dontlaprofondeurimaginéeemprunteàlaperpendicularitédesflancsdelamontagne,quibiensouventleborde.Mais ce ne sont pas seulement l'immensité, la négativité de l'océan, ce que

Burkeappellela«privation»27,quilerendentsublime,maisaussisapuissance,sonénergie28.Simplespectaclepourl'observateurdurivage,latempêteinspirelaterreur, surtout lorsqu'elle se déploie dans l'obscurité de la nuit.Burke détailleméticuleusement les passions provoquées par la vue de l'objet immense,effroyable,obscur.C'esttoutd'abordl'étonnement,lapaniquedel'entendement,lastupeurmomentanéedel'âmeàcepointrempliedel'objetterriblequis'imposeàellequ'elleserévèleincapablederaisonnement29;toutàlafoisforceirrésistiblequi suspend lesmouvements et surgissement qui comble, chez le spectateur, ledésirdevivreauprésent.Lasoudainetéromptlachaînemonotonedel'habituel,créelabrisuretemporellequiabolitl'ennuivisuel,l'unedescraintesmajeuresdece temps. Jusque dans le corps de l'observateur, l'émotion née du spectaclesublime fait coïncider l'expérience du continuumdes phénomènes naturels et lerythme vital. Elle est comme une incursion d'une matière active dans lepsychisme,quivaàl'encontredelarêverie30.L'émotionnécessaire à la jouissancedu spectacle sublimeexclut le repos, et

d'abord celui du regard. L'espace infini de la mer fatigue la vision. Pourcontemplerunobjetimmense,«l'œildoitparcourirlavasteétenduedecescorps

avec une rapidité extrême ; les nerfs et les muscles délicats destinés aumouvementdecettepartiedoiventsetendreavecforce,etleurgrandesensibilitédoitbeaucoupsouffrirdecette tension»31.L'œilquicontempleunobjetétendu,uniforme«n'enatteintpaslesbornestoutd'uncoup;iln'apointderepostandisqu'il lecontemple»32.Or,celabeuravaleurthérapeutique.Ceuxquemenacelamélancolie se doivent de recourir tout à la fois au bon air, à l'exercice et auxémotions que procure le spectacle sublime. Il leur faut entraîner « les partiesmusculairesducorpslesplusgrossières»33,maisaussi«ébranler»,«exercer»les parties les plus délicates. Esthétique, morale, thérapeutique, iciartificiellement distinguées, forment une chaîne cohérente. « Voyage »,«exercice»,«ravissement»nédelaperceptiondel'objetsublime,constituentautantdetactiquesd'unemêmestratégie.Et c'est bien cette cohérence qui explique l'ascension du désir du rivage.Ce

dernier procure aisément la « tranquillité mêlée de terreur »34 qui définitl'esthétiquedusublime.Circulerauborddugouffresurlerocsolidedelafalaise,y affronter, sans réel danger, la poussée du vent et le vertige, s'engager dansd'obscures grottes marines sous la conduite d'un cicérone, grimper, dévaler lapentedestalus,subirlechocdeslamessurunedouceetrégulièreplagedesable,risquer, en imagination, l'irruption de brigands ou de pirates autorisent lespassionsdel'âmegénératricesdusublime.Contrairementaufraisvallon,naguèreévocateur de l'âge d'or, le rivage de la mer permet de cumuler les émois.L'infinitude de la vision, la vacuité de l'horizon et la proximité du gouffreaccentuent l'horreur de l'abîme, préparent le rêve d'engloutissement. Lacontemplation des traces des cataclysmes, l'ancrage dans la mémoire d'unimaginaire pictural, hanté par le pathétique de lamer, viennent encore aiguiserl'émotion. Ainsi s'impose peu à peu le goût des vastes grèves, des plagesrectilignesd'oùleregardpeuts'élancerverslessolitudesmarines,sansêtregênéparlacourburedurivage.Depuislongtemps,lapeinturedemarineressassaitlethèmedelatempête.Les

calmesrivagesduLorrainconstituent,sommetoute,uneexception.ARome,sonmaîtreAgostinoTassioubienencoreleGénoisBorzoneseplaisaient,dèsl'aubeduXVIIe siècle, à peindre les fureurs de lamer. Pour satisfaire au goût de leurclientèle,unesériedepeintresnéerlandaisitalianisants,telsBonaventureetJeanPeters,et,mieuxencore,PieterMulierditLaTempesta,multipliaientlestableauxd'orages, de bourrasques et de naufrages, tant appréciés des amateurs de laPéninsule. La mode s'en était vite répandue en Provence et dans la vallée duRhône. A samort, en 1670, Anthime-Denis Cohon, évêque de Nîmes, possèdeplusieursscènesdetempêtedanssacollection35.C'estsurdetelstableauxquele

jeuneJosephVernetdécouvrelesfureursdelamer.ARome,AdrienManglardluiapprendralatechniquedecetteorageusepeinturedéjàstéréotypée36.LesvoyageursduGrandTourdécouvrentavecplaisirlepathétiquedelamer;

plustard,FrançaisetAnglaiscommanderontàVernetdesscènesdetempête.Enbref,bienquelesaccessoiresquiornentcestableauxsoientempruntésàlacôtetyrrhénienne et qu'on y présente rarement la pleine mer à la manière desHollandais,maisunport,unestuaire,ungolfetoutauplus,ledésirduspectacledelatempêtepeinteindiqueetstimuletoutàlafoisl'évolutiondelasensibilité.Lapeinturedemarinerévèleàbeaucoupd'amateurs,enFrancenotamment,les

scènes sublimes de la mer. Dans ce milieu, les images du littoral demeurentlargement indépendantes de la contemplation de la nature. Lectures,conversations, récits de voyage, collections particulières procurent uneconnaissancepréalable, laquelle, pour beaucoup, restera l'unique expériencedurivage. A partir des années 1740, on vient au Salon frémir à contempler lestableaux de Vernet, puis ceux de Loutherbourg. Ainsi se construit un moded'appréciation de la mer détaché de l'expérience de la nature. Sinon, dans latraditionde l'esthétiqueclassique, lespectacledescôtesn'autoriseguèreque lavérificationd'uneconcordance.Diderotnedécouvriralamerqu'en1773,lorsdeson voyage en Hollande, bien après l'avoir commentée au Salon. Marmontel,sensibleauxbeautésdelapeinturedemarine,avoue,en1760,sadéceptionàlavuedelascènenaturelle37.A l'aube des années 1760, l'irruption de la littérature ossianique amplifie la

fascination exercéepar le septentrion.Déjà, l'Histoire desCeltes de Pelloutier(1741)et,plusencore,lesprestigesdel'Edda révélésparMalleten1755-1756danssesAntiquitésscandinaves38 avaientpopularisé lamythologiedespeuplesduNord.LetextedeMacphersonetl'abondantelittératurepolémiquequ'ilsusciteimposent à l'Occidentunnouveau systèmed'appréciationdupaysage.Le rivagecalédoniens'opposeradicalementàlascènearcadienne.EnOccidents'opèreunrenouvellementcompletdesimagesdelamer.Cette révolution de l'imaginaire, qui s'accomplit en Grande-Bretagne au

moment même où les foules de baigneurs se précipitent vers les rivages duSussex, nemanifeste pleinement ses effets sur le continent qu'au début du XIXesiècle, avant de décliner, tardivement, durant la dernière décennie de lamonarchiecensitaire.Ilimportedetenircomptedecedécalagechronologiquequicaractériseaussiladiffusiondespratiquesdelavillégiaturemaritime.L'ossianisme a puissamment contribué à lamontéedudésir du rivage, et son

influence a joué en faveur des plages du septentrion39. Au cœur de la naturehyperboréenne,grandioseet triste, laperspectiveaérienne,génératriced'unsensaffectif de l'espace, se révèle particulièrement saisissante. L'abondance des

brouillardset laproximitéd'unechapedenuagesgris incitentà la rêverie40. Lelong des grèves, à la lisière de la lande infinie et solitaire, que hante l'oiseaumarin au cri de désolation, les éléments semêlent en une confusion primitive.L'humeurdelamerobsèdelepaysagecélébréparlesbardesduNord.Latempêteossianique, qui renouvelle radicalement la palette classique, se contemple durivage.Elleestspectacledelaconfrontationdeséléments.Lesflotssombresouverts, frangés d'écume, se lancent à l'assaut des noirs rochers deMorven.Bienquefragmentéesdansleurélanparunchapeletd'îlesetdebrisants,lesvaguesduseptentrion inspirent une terreur d'une particulière intensité ; près des pôles, lanatureagardésaforceprimitive.Lesflotsagitésviennentbattreunrivagefrangéde récifs résonnants et de grottes de basalte dans lesquelles s'engouffrent lesrafales. Dans le dédale des îles de la Tempête, la musique de l'ouragan, lesifflement des vents entre les arcades moussues des ruines qui dominent lespromontoiresdurivages'accordentauxaccentsdelaharpedubarde.Cette nature aux eaux froides et fécondes propose la scène grandiose sur

laquelles'accomplitl'évocationdeshéros,sedéploieunthéâtredenostalgieetdelarmes.Ce littoralmagiqueparcequeparadoxalementvierge, fécondet désolé,autoriseunenouvellemanièred'éprouverl'articulationentrelepasséetleprésent.Ici,ladélectationdestempsévanouisnepeutêtrequ'évocation,résurrection41.AladifférencedulittoralantiqueencoreinscritsurlescôtesdelaMéditerranée,lepaysageossianiquene favorisepas lepèlerinage.Onn'ypeut facilement suivrel'itinéraire que jalonnent les traces d'une culture ; on n'y peut aisémentmesurerl'écartentreunprésentréeletunpasséévanoui.Lelittoralcalédonien,malgrésesquelquessitesobligés,résisteauprojetarchéologique;ilenappelledavantageàlamagiedesélémentsconstitutifsdumonde.En1768,cinqansaprèslapublicationdupoèmedeMacpherson,LeMénestrel

de Beattie, dont Chateaubriand traduira le premier chant, propose un nouveaumodèledepromenadesolitairelelongdegrèvesbalayéesparlesvents.SouslesyeuxdujeuneEdwinsesuccèdent,enunescansionprimitive,ledéchaînementdelatempêteetl'apaisementdeseauxcalmesdemidi.«Larêverieleconduisait[ensuite]verslesrivessonoresoùl'accompagnaitun

enthousiasme solitaire.Attentif auprofondmugissement des flots qui roulent auloin,laterreuretlabeautéduspectacleseconfondaientdanssonâme.»«Amantinfatigable de l'harmonie »42, Edwin écoute les vents, contemple avidement cequ'ilyadebeau,de«neuf»,de«sublime,d'affreuxsurlaterre,danslameroudansleciel»43.Lesnouveauxmodèlesd'appréciationdupaysagelittoralordonnentlapratique

duvoyagecalédoniendontlavoguecorrespondauxlimiteschronologiquesdecelivre.TandisquelesclassesdeloisirglissentdeBathversleslumineusesplages

duSussex, les rivagessolitairesde l'Écosseetdeses îles,notammentceuxdesHébrides, attirent des regardsmigrateurs obsédésparOssian et par le désir duseptentrion. La défaite américaine amplifie une mode lancée par le docteurJohnson,parBoswellet,plusencore,parThomasPennant44.LaguerreasoulignélanécessitédeporterattentionauxrégionsseptentrionalesdesîlesBritanniques;précieusevoiedepassagepourlesnaviresdésireuxd'échapperàl'ennemi,fécondréservoir de marins45, elles paraissent désormais riches de virtualitéséconomiquesetdepoésie.PrèsdequaranteansaprèsCulloden(1746),letempsest venu de mettre en valeur, d'équiper des rivages dont le rôle se révèlegrandissant. Entre 1792 et 1815, le repli obligé des voyageurs du Grand Tourprofiteàcettemodenouvellequiparticipedèslorsdeladécouverteduterritoirenational46.Lesémigréspropagent tardivementdans laFrancede laRestauration ledésir

duvoyaged'Écosse.Descohortesdecontinentaux,pétrisd'Ossian, fascinésparWalterScott,circulentalorsaucœurd'unerégionàlamodedontilsdécouvrentavecsurpriselamodernité47.Ilconvientdelesouligner:levoyageseptentrional,qu'il soit accompli enScandinavie, auDanemarkoudans les îlesBritanniques,devientviteparcoursdecontréesbiengouvernées,àlaprospéritécroissante;ence domaine aussi, il se dessine comme l'antithèse du voyage de Rome. Lespériples de la Tocnaye en Norvège et en Écosse, puis la visite des fjordseffectuéeparLéopoldvonBuchentre1806et1808,révèlent,commeplustardletour accompli par le jeune Adolphe Blanqui, la complexité d'une même quêteémotivequimêleparadoxalementlanostalgiedesmythologiesseptentrionalesetlafascinationdelamodernité.Levoyagecalédonienasonrituel.Larandonnéeenbarquedansle labyrinthe

desnoirsrochersdeMorven,d'IonaoudeStaffafaitfigured'épreuveinitiatique.Levoyageur sedoitd'yaffronter la tempêtequivient interrompre lechantet lagaieté desmariniers.Les excès de la nature aquatique ne l'en feront quemieuxvibrerauxbeautésdel'admirablegothiquedelamer.Surcettescènelittoraleeneffet,dominelaquêtedescuriositésminérales,répertoriéesdès1716parMartinMartin48.Lacouleuretlaformedesrochers,lesblocsnoirs,lescolonnades,lesarchesvusdelamerretiennentleregardduvoyageur,avantquecelui-cin'affrontelespérilsdelavisite.Danslerécits'imposeladescriptiondupromontoirerocheux,scènefuturedela

confrontation romantique. La falaise autorise la jouissance que procure lesimulacrede lachute.«Si lepiedvenaitàglisser», imagine lesévèredocteurJohnson49.Levoyageur,surtouts'ils'agitd'untory,nemanquepasalorsd'évoquerla vertigineuse falaise de Douvres du haut de laquelle le roi Lear tente sanssuccèsdesejeter.Enquittantlerivagedel'Angleterre,Nodiernoteracebalisage

minéral des émotions : « Je perds de vue cette terre aux deux extrémités delaquellelegénieaimprimédeuxsceauxégalementimposants:l'admirablepoésied'OssiansurlesnoirsrochersdeMorven,l'admirablepoésiedeShakespearesurlesblanchesfalaisesdeDover»50.L'undesfondateursdelasensibiliténouvelle,ThomasPennant,décritdansle

livrequ'ilconsacreaunordduglobe,legrandpromontoiredeFlamborough,l'undes prestigieux monuments naturels de l'architecture des rivages. A l'apprentivoyageur,ilsuggèreunepaletteémotionnellequimisesurlasériedessensationsdétaillées par Burke et qui s'accorde à la fascination du roman noir pour lelabyrinthe souterrain. Pennant évoque le voyageur qui emprunte l'« auguste etvasteentréesouslesplushautesarcades,pourpénétrerdanslecorpsmêmedelamontagne;ledéclingraduédelalumière,leprofondsilencedulieu[...],lechocdes vagues brisées contre les flancs de la caverne, le violent bruissement desailesdespigeonseffrayésetchassésdeleursnidsverslehautdesesvoûtes;toutvous frappe d'un sentiment nouveau, tout vous imprime des sensationsparticulières à la structure et aux accidents de ces formations étranges. Unevariétémerveilleuselesdiversifie:icilescavernessecreusentauloinetvontseperdredansdesténèbresquevousn'osezsonder;dansd'autrespercéesàjour,lalumière vous invite, et, surpris, vous retrouvez un romantique passage par uneouvertureopposéeégalementmagnifique»51.La grotte de Fingal, à Staffa, n'en reste pas moins le chef-d'œuvre de ce

gothiquedelamer.Ellefaitécho,danslesprofondeurs,àl'ordinaireindécisiondurocheretduchâteau;elleajoutel'émerveillementàlacrainteinspiréeparlacaverneducontrebandierouparlatourmystérieusedontlaférocitésupposéedesombresquilahantentrépondàlacruautédelamer.Lechâteaududucd'Argyll,qui se dresse à Inverary depuis 1740, et la visite obligée des ruines d'Ionaconfortent,lelongdesrivagesseptentrionaux,lagestionduregardparlegothicrevival.Longtemps, les voyageurs de Staffa prétendront à la découverte ;

successivementJosephBanks,l'évêqueScandinaveUnoTroil52,ThomasPennant,puisJohnsonetBoswelljouentlespionniers,sansoublierFaujasdeSaint-Fond,trenteansplustard.AudébutduXIXesiècleenrevanche,l'itinéraireémotifdelacathédraledelamerestdéfinitivementcodifié53.Ladifficultédesaccèsemboîtésdel'îleetdelagrotte,pénétrableseulementpardepetitesouvertures,inviteàlarêveriematricielle.Portépar lahoule à l'intérieurde la caverne sansqu'il soitpossible de maîtriser le mouvement de l'embarcation, le voyageur se plaît àévoquerlesrisquesdel'engouffrement.Al'intérieurl'attendunecascaded'émotions.L'ampleurdelagrotte,lahauteur

delavoûte,toutjustepressentie,accablentletouriste.L'obscurité,accentuéepar

lacouleurdelaroche,obligetoutd'abordàprivilégierlasensationauditive.Lahoule, le « bélier hydraulique », produit, au fond de la caverne, les sonsharmonieux des orgues basaltiques54. Quand l'œil commence de discernerl'environnement, il glisse, admiratif, le long des colonnes qui rythmentl'architecture, avant de se poser sur l'océan horizontal qui se découpe dans laclartédel'arcgothique.Auplaisirdel'étonnement,semêlel'émotionreligieuse.Revenus de leur « stupeur », certains touristes s'efforcent d'atteindre le pointlimite55 ; ils s'engagent au fond de cette grotte obscure, creusée dans l'île quisouventconstituel'étapeextrêmedeleurvoyage.D'autressatisfontàl'obsessiondelamesure.Les Hébrides se prêtent merveilleusement à la stratégie émotionnelle du

sublime.Lanature,terrifianteetgrandiose,s'yornedevestigesdestempscruels.Les îles sontpeupléesd'hommesauprimeabord inquiétants.Mais, trèsvite, levoyageursaitquecenesontquesimulacres.Alasaisondesvoyages,lechapeletdesrécifsbrisel'énergiedelatempête,leshabitantshospitaliersont,àl'évidence,abandonnéleursauvagerie;lessanglantesluttesdeclansontcessé,lescavernes,depuislongtempsexploréesontperduleurmystèreinitial.Dès les années 1820, le temps est clos des parcours solitaires, aventureux,

comme de ceux effectués en petite compagnie. En Écosse, s'achève déjà ladétériorationd'unepratique,«lafalsificationd'unartdupériple»56.Levoyageurs'efface,quidécouvre,invente,inaugure,quidansunmêmemouvementd'écrituretraceetracontesoncheminement.Letouristedelapremièregénérationprolifère,qui « dégrade par la répétition – c'est-à-dire la convention – l'aventure enexcursion, l'archétype en stéréotype, le modèle en série, la production enconsommation et le récit fondateur en anecdotes infinies ». Apparence devoyageur,àl'abridel'inattendu,ilpréludeàlamassificationdespratiques,termeduprocessus57.Cette touristification précoce du voyage calédonien, dont l'esthétique

impérative sedessineclairementdès1804dans leguidedeCruttwel158,méritequel'ons'yarrête.EdouarddeMontulé,AdolpheBlanqui59, lesecondhantéparl'imagedesviergesdeGirodet, accomplissent en caravanes le rituel voyagedeStaffa. Ducos met en évidence les mécanismes de cette banalisation despratiques60.En1826,l'excursionestorganiséeàdaterégulière.LarandonnéetientdéjàduvoyagedeMonsieurPerrichon.AprèslarituelleévocationdesmânesdeFingaletd'Ossian,c'estledépartetl'attentedelatroupe.«StaffaetIona,cequ'onen sait et ce qu'on en attend, occupent tous les esprits, absorbent toutes lesfacultés,animenttouslesentretiens;etl'imaginationprêteàcevoyagetouteslesillusions de ses enchantements »61. La silhouette de « l'île mélodieuse » estaccueillie par des cris de joie. Alors commence l'épopée : trois chaloupes

déposent les passagers sur le rivage, parmi les tronçons basaltiques ; « chacuns'élanceàsasurface,desaillieensaillie».Puislacaravanes'arrêtepouradmirer« lemagnifique tableau».Bienvite, l'exploration reprend :« l'escarpement estdevenu rapide, difficile. Les plus hardis vont, viennent, montent, descendent,isolés enmanière d'éclaireurs. Plusieurs s'aident réciproquement et se groupentpar intervalles.En voici dont les regards, les gestes, les exclamations peignentl'étonnement causé par un spectacle si nouveau et si étrange.D'autres arrachentdans les anfractuosités qu'ils rencontrent, les plantes marines qui y végètent,ramassentdescoquillages,descailloux,desfragmentsdivers.Moncompagnondevoyageaôtésesbottesdontlasemelleépaissel'empêchaitd'assurersespas.Uncri d'effroi vient de se faire entendre : quelquemaladroit allait tomber ; on l'aretenu ; et des éclats de rire succèdent à cette courte alarme. Que de scènesanimées,pittoresques»62.La caravane est elle-même devenue élément du sublime spectacle ; avant

qu'elle ne sombre dans « le recueillement » à l'approche du « sanctuaire », du«templedelanature»63.Lafraîcheurdel'émerveillement,l'engagementducorps,l'exaltationcaractérisentcetteaubedu tourismedegroupe le longdu littoraldel'océan.Sur le Continent, la mode, longtemps balbutiante, du voyage de

Bretagne64 ajoute bien peu à ce modèle calédonien. Intéressants toutefois lesvoyages du comte deGuibert et surtout deCambry. Le premier, inspecteur desétablissementsdestinésauxinvalides,arriveàBresten1778;Chateaubriandn'aencorequeneufans.A l'approchede laville,note-t-il,«mesyeuxcherchaient,dévoraient le pays, pour découvrir la rade. La vue de lamer agit toujours surmoi :elleagranditmapensée,elle l'attriste,enfinelle laremplit ;maiscen'estjamais d'un sentiment doux : son résultat est toujours de tomber dans le vague,dans le sombre, dans l'infini ; c'est comme la vue du ciel et la pensée del'éternité»65.Cette gamme prémonitoire66 de sentiments le cède en intérêt au balisage

émotionnel des rivages auquel se livre, en 1794 et en 1795, Jacques Cambry,chargé par le Directoire d'établir le répertoire des monuments échappés auvandalisme.Sonvolumineux rapport se fait invitationà l'errance sur lesgrèvesarmoricaines,dont ilsouligne levide littéraire :«HabitantsdeParis,vousquej'ai rencontrés cherchant sur l'Apennin et sur lesAlpes, de grands aspects, desjouissances ; fuyez ces pays fréquentés ; venez errer sur nos rivages qu'aucunmoderne n'a décrits, qu'aucun poète n'a chantés. Je vous promets de grandstableauxetdessensationsnouvelles»67.Plusd'un tiersde siècleavant le jeuneMichelet,Cambry,dansl'îledeBatz,s'exaltefaceàl'infinideseaux.

« Quel spectacle immense [...] Ces flots qui se déploient en écume sur cesbrisantsprolongésdanslamer[...]cescaps,cespromontoires;lebruitsourdetmajestueux des vagues ; l'air traversé par le vol des goélands, le tonnerre quiretentitdanslaprofondegrotteduserpent;lesilencedelanaturedansl'intervalledu flux et du reflux ; l'étrange cri de tant d'oiseaux de mer ; je ne sais quelsentiment, quelle exaltation dépendante de la majesté de ce spectacle, dessouvenirsqu'ilafaitnaître,del'étenduesansbornesqu'ilprésente.»68.Aupieddel'abbayedelapointeSaint-Mathieu,ilrêveàlafaçondesdisciples

d'Ossianetcèdeà l'exhortation.«Là, surce rochersauvage,quand lesoleil seplongeàl'occident,lorsquelamers'élève,gronde,annonceunetempête:espritssublimes,philosophesprofonds,âmesfortes,mélancoliques,poètesexaltés,venezméditer en silence.69 »Au fil du voyage, il affine les tactiques émotionnelles :«J'avaisattendulemomentd'unetempêtepourmerendreàPenmarch[...]»;cequinousvautunmorceau sublime,quivientmourir sur l'évocation laïciséedesbornesimposéesàlamer:«Cesrochersnoirsetséparésseprolongentjusqu'auxbornesdel'horizon;d'épaisnuagesdevapeurroulententourbillon,lecieletlamer se confondent.Vous n'apercevez dans un sombre brouillard, que d'énormesglobesd'écume ; ils s'élèvent, sebrisent,bondissentdans lesairsavecunbruitépouvantable ; on croit sentir la terre trembler. Vous fuyezmachinalement ; unétourdissement,unefrayeur,unsaisissementinexplicables'emparentdetoutesvosfacultés;lesflotsamoncelésmenacentdetoutengloutir;vousn'êtesrassuréqu'enlesvoyantglissersurlerivageetmouriràvospieds,soumisauxloisdelanatureetdel'invinciblenécessité»70.Etlepériplesecontinueparl'hymnegrandiloquentauxbeautésdelapointeduRaz,sublimeaucoucherdusoleil,lorsqueOuessant,la baie d'Audierne, la pointe de Penmarch et « lamer immense, agitée par lesvents du soir, forment un spectacle sans bornes qui ne se lie qu'avec le ciel,l'universetl'éternité»71.Aucoursdesonvoyage,Cambry,commenaguèrePennantenÉcosseouMallet

en Scandinavie, a dessiné d'une manière quasi définitive l'itinéraire des sitessublimesdulittoralarmoricain;lesguidesquis'efforcerontparlasuitedefonderl'esthétique impérative de ces beautés naturelles n'auront guère qu'à lecommenter72.

B–Latardiveconsciencedupittoresquemarin.DurantlepremierquartduXVIIIesiècle,avantmêmequeThomsonnepublieles

Saisons, lève en Angleterre une poésie loco-descriptive, destinée à un publicfamilier,toutàlafois,deVirgile,delaBibleetduPrayerBook73.Guidésparune

visée didactique, inspirés par le modèle desGéorgiques, les poètes dont lesœuvres témoignentdecetteémergencesubissentaussi l'influencede laphysico-théologie.Adirevrai,cen'estpas lacontemplationauseinde lanaturequiestnouvelle, mais les modalités de la lecture du paysage. L'émergence du poèmetopographique s'accorde à la théorie sensualiste de l'imagination. L'attentionportéeauspectacledelanaturevientrenouvelerlataxinomiedesémotionsdelaretraite champêtre, dont s'élargit la diffusion sociale. Alors se multiplient les« estate poems », les « journey poems » et surtout les « hill poems » quicélèbrent tout à la fois les nouveaux mécanismes du plaisir de la vue et unepratiqueducorpsissuedesruralsports.La colline, souvent baptisée montagne, devient le théâtre privilégié de la

contemplation ; elle se substitue peu à peu au frais vallon de la pastoraleclassique;ellefaitoublierlamélancoliquesolitudedesbois.Lacélébrationdulieu engendre un nouveau plaisir d'écriture. Le poète dit gravir la colline pouraccéderaupanoramaquipolarisesapromenade,stimulesoneffortetautorisesonrepos. Le désir croît de jouir de la vue d'un panorama et d'enfermer dans untableaulepaysageainsidécouvert.Ondiscuteralongtempsdessourcesdecefabuleuxélargissementdelavision.

Au XIVe siècle déjà74, Pétrarque aimait gravir les pentes du Ventoux afin decontemplerlepanoramaquisedéployaitàsespieds;l'ÉgliseetlesPuissantsdela Renaissance appréciaient les vues dominatrices qui constituaient autant derassemblements, symboles de leur emprise sur lemonde ; les vedute italiennesavaient appris la vision synthétique des villes et il y a beau temps que lestouristestenaientàdécouvrirlabaiedeNaplesdepuislesterrassesquidominentlacité;leSatandeMilton,àl'approchedelaterre,planedanslecosmosdontildécouvrelavuepanoramique.Quellesqu'ensoientlesracines,lajouissancedelaprospectview,associéeàlapromenade,àlajournéeidéale,génèreunenouvellemécanique du regard. Embrasser le panorama d'un mouvement circulaire, enmesurerlavariété,reconnaîtrelamaindeDieudansladiversitéspatiale,laisserl'œilglisserdel'horizonlointainverslepremierplan,parunesortedetravelling,s'exercer à faire croître la profondeur du champ de sa vision constituent alors,pourlesamateurs,autantdejoiesnouvelles.Cetattraitcollectifpourlepointdevueenserrédansleslimitesd'untableau,

cette«révolutionpittoresque»s'estaccomplieaucœurdelacampagnedusudetducentredel'Angleterre;elles'appliqueinitialementàdesprospectslimités,misen perspective ; la sensibilité nouvelle pousse à célébrer les grands domaines,leurs prairies, leurs forêts ; elle nourrit la rêverie végétale qui suscitera lamagnificencedujardinanglais.Elleignorel'océanetsesrivages.L'immensiténepeut s'inscrire dans un tableau. La monotonie de la mer répugne à la poésie

descriptive.En1785,JacquesDelille,friandcependantderandonnéeslelongdesrivagesde laManche, subira encore cette lassitude, voire ce dégoût que, selonlui,procureaupassagerlacontemplationdel'immensitémarine75.Gaston Bachelard discerne d'autres ressorts à cette répugnance76. A la

différence de l'eau quotidienne, coulée du ciel, qui chante à la source ou à lafontaine, qui rafraîchit par le seul bruit de la cascade, l'eau demer inhumaine,inesthétique,imprégnéed'unselquientravelarêverie,nesaitpasétancherlasoif.Lerestede lanaturenepeutsemirerdans leseauxde l'océancommeilsait lefairedanscellesdulacoudufleuve.Il convient toutefois de ne pas exagérer cette cécité mêlée de répugnance.

Entre 1700 et 1726, nous l'avons dit, la description du rivage s'insinue.Tandisque les touristes s'en vont en Italie admirer les scènes du Lorrain, le littoral,évocateur des vestiges dudéluge, banni de la descriptionde l'Eden, commenced'entrerdanslepanorama.Quelques signes de ce balbutiement : en 1715, le poème d'Alexandre

PennecuickleJeune,PromenadematinaleàArthur'sseat,annonce lavoguedupanoramad'Edimbourg,nouveauNaplesappeléàdevenirenOccidentlehautlieudelaquêtecollectivedesbeautésdelanature.Auloin,

«LevisageunidelamerAladouceurdel'enfantauberceauQuis'endortauxchansonslugubresdesnourrices.SurlebienheureuxgirondelaLeithLesnaviresdéploientleursvoiles;Enfastueuxatours,ilsontjouédanslesvents.Etlesmarinsdeboutdèslamaréedel'aubeOntatteint,enramantpéniblement,lacôteméridionale»77.

A l'autre extrémité de la Grande-Bretagne, quatre ans auparavant, HenryNeedlerenvoyaitàl'undesesamisunepoésiemarinecomposéeàPortsmouth;tableauinitialducalmepittoresquedespaysagesdelaManche.

«Uneplaineunieetsansrideabordel'œil:Elleal'aird'épouserlacourbureduciel;Undécoruniforme,invariableettoutplatÉtenddetouscôtéssonaquatiquevert,Champimmensequilaisseàlavuepar-derrièreUnpanoramaplusrestreintparlaNature78.»

Cette généalogie de la délectation du pittoresque littoral impose encored'évoquerlespromenadesdeJohnGaylelongdesgrèvesécossaises;en1730,ildécrit avec une précision visuelle toute nouvelle et, cette fois, sans viséesymbolique,lecoucherdesoleilsurlamer,puislesrefletsétincelantsdelaluneetdesétoilessurlesflotsenmouvement79.Il est une autre écriture de lamer, toute d'imagination celle-là, qui n'est plus

célébration du pittoresque des grèves80, mais transfert du code arcadien dedélectationverslemondeimaginairedesprofondeurssous-marines.Telleestbienl'entrepriseàlaquelleselivreWilliamDiaperdanslesNéréides81.L'auteur,quirêved'unâged'orenglouti,déploiedevantlelecteurlespanoramasd'uneArcadiesubaquatique,espacedelenteuréclairéparlalumièretamiséequifiltredeseauxvertes. Mirage de plaines et de végétations marines, parsemé de bosquets decoraux, dont les tempêtes ne viennent troubler ni la sérénité ni la cristallinelimpidité;refugeglauqued'uneinnocenceoriginelle.En 1754, à l'aube de la révolution culturelle qui s'opère en Occident82,

Fielding, très gravementmalade, ne peut contenir l'émotionqueproduit sur sonâmelabeautédespaysageslittorauxaperçusd'unrivageescarpéoudupontd'unbateauenmouvement.Letableaucinétiquequ'ilendonneinaugureunesensibilitéaupittoresquede lamerque lamodeduyatching, lamultiplicationdes régatescontribuerontàdiffuser.Fieldingespèrelavenued'unnouveauPope,capabledecélébrer les beautés du prospect marin de Ryde, mais s'avoue plus sensibleencoreàlabeautéduspectacledularge:«J'avouepourmapartuntelfaiblepourlespaysagesmarinsqueriensurterre,àmonavis,nepeutleségaler83.»Cette même année, et plus tard en 1764, Thomas Gray effectue, le long des

côtes du Spithead et de la baie de Southampton, plusieurs randonnées quiillustrent, avant l'heure, la pratique du voyage pittoresque. Cet amoureux de lamontagne qui, avant Gilpin, célèbre le charme de la rivière Wye, initie seslecteurs au pittoresque des rivages ; il en apprécie la découpe ; il note lesmultiples contrastes de couleurs, le chatoiement des voiles, la majesté desfalaisesdeDouvres.«Grayaimelepaysagemarindanslamesureoùcelui-ciluioffre le tableauattendu»84.C'est l'interpénétrationde la campagneetde lamerqui crée la variété du tableau et qui assure le plaisir de l'œil ; Gray demeureinsensibleàlacontemplationdel'immensiténue,auvertigedelafalaise85.Cesévocationssporadiquesnedoiventpastoutefoisocculterlarépugnancede

la littérature descriptive, longtemps réticente au spectacle des rivages86. Il n'enseraplusdemêmeàlafindusiècle,quandseravenuel'heuredel'esthétiquedupittoresque, codifiée parWilliam Gilpin. Dès son enfance, le futur pasteur deBoldreaeul'occasiondejouirduspectacledescôtesduSussex.Sonpère, lui-

même artiste topographe, influencé par Alexander Cozens et probablement parPaul Sandby87, subissait la fascination exercée par ces paysages de falaises.En1767,Gilpins'envavisiterl'îledeWight,appeléeàdevenirlethéâtreleplusaccomplidesémotionsqueprocurelepittoresquedesrivages.Icis'imposeunbrefrappeldescaractèresessentielsduvoyagepittoresquedont

Gilpinasuaffinerlemodèle88.Lepasteurn'estpasunhommeduGrandTour;aufil des ans, il expérimente une pratique qui s'adaptera au repli sur le territoirenational,imposéparlaguerre.Levoyagepittoresquetelquel'entendGilpindureauplusquatresemaines;depréférence,ilsedéroulel'été.Ilrépondàunedoublevisée,esthétiqueetmorale.Comme l'excursion,depluscourtedurée, levoyageimplique une ascèse. Hanté par la crainte de pervertir l'innocence, fut-ellefarouche,etparlesentimentdelafutilitédelacivilisationurbaine,letouristesedoit de mener une vie toute de simplicité. Il évitera cette dissipation quicaractérise le « beaumonde » ; il fatiguera son corps et se contentera demetsfrugaux. Il apprendra que les vrais besoins de la nature sont bornés, qu'unvoyageurdésinvolterisquedeperturberlesmœursqu'ilobserveetderendre,dumême coup,moins pittoresque le paysage qu'il admire89. Le touriste doit aussienregistrer ses émotions sur de petits carnets de notes ; cettemise enmémoireautorisera l'édition du voyage pittoresque, aboutissement de l'entreprise. Laréussite de l'ouvrage implique l'accord du texte et de l'image. Seule cetteharmoniepourrasusciterchezlelecteurledésirdemettresespasdansceuxduvoyageur.Cette pratique qui débouche sur l'invitation au voyage prend aussi la forme

d'uneprière;dansledroitfildelathéologienaturelle,lapromenadesemuechezGilpin en exercice spirituel. Le pasteur utilise à des fins d'édification unarpentagesentimentalà lamodedepuis l'aubedusiècle90.Laglorificationde laToute-Puissancedivinenegênepastoutefoisledéploiementd'unesolidecultureclassique. Les nombreuses références aux œuvres d'Ovide et de Virgile, maisaussideMilton,deClaudeetdeSalvatorRosa secombinent,une foisdeplus,auxréminiscencesbibliques.Levoyagepittoresqueestunequête;etcelle-cisupposeunegestionraffinéede

lachaînedesémotions.Ellesedoitdeconcilierl'extasequeprocurel'impressiongénéraleauplaisirdel'analyseméticuleusedudétail.Cettesavanteéconomiedudésir et de la délectation possède son code. Elle implique en premier lieu uneconstanteattentionauxrythmes temporels :alternancedesquatresaisons,normedesquatrepartiesdujour,successiondesquatreâgesdelavie.Sériesemboîtées,sans cesse récapitulées, qui enserrent tout le genre pittoresque. Mais plusprégnantes encore la quête de l'instant propice, la valorisation de l'expériencefugitivede la simultanéitédumondeetde soique le récitdevoyageaurapour

fonction de faire renaître91. « Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, écritEdouardGuitton,toutportelapoésieàphotographierl'instantanéparconformitéobligéeaurythmevital»92.Levoyagepittoresqueimposeaussiunmodèled'appréciationdulieu93.Ildicte

le choix du point de vue qui, mieux que tout autre, permettra d'inscrire lespectacle dans un tableau.A vaste échelle, la nature reste incompréhensible autouriste;celui-cisedoitd'opéreruntri,deprocéderàunedécoupeauseind'unenvironnement perçu comme un spectacle d'optique. Le pittoresque ressortit augoût de la limite ; il hérite du désir dumicrocosme. Il traduit, répétons-le, unesensibiliténéedanslacampagneanglaise,quitrouveraàs'épanouiraucœurdesprairiesdel'AllemagnemoyenneoudelaNormandie.La culture du touriste ordonne le tri. Le voyage pittoresque entretient en

permanencelaprojectiondesouvenirsartistiquesdanslespectacledelanature.En cette seconde moitié du siècle, ce n'est plus seulement dans le jardin quel'homme cultivé vient chasser le tableau. Le long de la rivière Wye, sur lesfalaisesdel'îledeWight,s'opèrelaconfusiondel'artisteetduspectateur.Ilvadesoiquecettepratiqueentredansunestratégiededistinction,qu'elleimpliqueunvocabulaire d'exclusion, qu'elle impose une culture sans laquelle, affirmerabientôtRichardPayneKnight,ilestimpossibledegoûterréellementunpaysage.Ladécoupedupittoresqueàl'intérieurduspectaclenaturelreposesurlesnotionsde composition et d'effet ; elle impose une mécanique du regard à laquelle levoyageurs'estdepuislongtempsexercéàl'intérieurdujardin;elleexigeparfoisl'utilisationd'instruments,tellemiroirdeClaudequipermetdemieuxjugerdelaqualité du tableau. La sensibilité au pittoresque, comme naguère l'appréciationclassiquedesbeautésnapolitaines,reposesuruneconnivence;letexteproduitunpublic,pourl'heuresocialementcantonné,auquelsaculturepermettraaubesoinleraccourcistylistique,l'économiedeladescriptionparlaréférence.Dumême coup, cemodèle d'appréciation et de délectation prescrit stations,

postures,attitudes, toutes inspiréesdecellesquisontprônéesdans la littératurenormative destinée aux artistes encore en apprentissage.Ainsi, JosephVernet apris soin d'indiquer le moyen d'acquérir le sens du moment privilégié ; ilenseignaitlafaçondeseposteràl'affûtd'untableauetlamanièredesedéplacer.Aprèslui,Valenciennesapprendàgoûterunpanorama:«LaNature»doit«êtreenvisagéed'unseulcoupd'œil ; la tête immobile [...]Si l'on tournait la tête, lepointdevuechangeraitdeplace[...]»94.Détailler le code élaboré par Gilpin n'entre pas dans notre propos95 ; une

rapide énumération des prescriptions majeures s'impose toutefois. Il convientainsi de souligner l'attention portée à la composition, à la disposition, à lasuccessiondesplans,àlarépartitiondel'ombreetdelalumière.Gilpinexclutdu

tableaupittoresquetoutmouvementdiscontinuaccompliàproximitéduspectateur.L'impératif de la variété, ainsi que la volonté d'animer le paysage, guide ladécoupe opérée par le regard. L'homme a pour seule fonction d'introduire cesdeuxqualités;d'oùl'intérêtportéparlevoyageuraubouvier,aumoissonneur,aumarinier qui évoluent dans le lointain et, bientôt, aux costumes chatoyants, aupittoresquefestifdescollectivitésurbaines.LasensibilitédeGilpinlepousseàpréférer la rugosité (roughness) à la douceur de l'objet poli, l'écorce du chêneanglais à la brillance dumarbre. Il importe toutefois de ne pas cloisonner tropstrictement les systèmes d'appréciation ; fasciné par Shakespeare, Milton,ThomsonetSalvatorRosa,Gilpinsacrifielargementausensdusublimeetsubit,luiaussi,l'emprisedugothicrevival.L'essentiel n'en reste pas moins le désir, la quête sans cesse renouvelée de

l'observatoire privilégié et la chasse à l'instantané. Le voyage pittoresque estincessantepoursuiteduspectacleetdelasurprisequ'ilprocure96.Levoyageurvit« dans l'espérance de voir continuellement de nouveaux sites s'élever à sesyeux»97.C'estcettequêteperpétuelledelanouveautéqui«tientl'âmedansuneattentecontinuelleetagréable».Làsansdoutesesitue,enprofondeur,larupturequidéliecemodèledusystèmeclassiqued'appréciationdupaysage98.Dès lors, l'Europe occidentale libère sa passion pour les points de vue. Un

réseau se tisse, accroché à quelques pôles, à quelques sanctuaires naturels,stations obligées pour le voyageur qui doit se soumettre à une esthétiqueimpérative,viteélaborée99.Lanouveautéprovientaussidufaitqu'ilnes'agitpluscette fois des collines de Gênes, du sommet du Vésuve ou de La Vistamarseillaise100, mais de stations septentrionales :Calton Hill et Arthur's seatavant tout101, le rocher de Shakespeare à Douvres102, puis le mont Sainte-Catherine, près de Rouen103, le spectacle du Sund104 contemplé d'Elseneur ;beaucoup plus tardivement, le Mont-Saint-Michel des grèves. Des régionsentières se dessinent comme les terrains de chasse privilégiés de l'amateur depittoresque : lepaysdeGalles, l'ensembledesblanches falaisesde laManche,lessitesdel'îledeWight,lelittoralquis'étendduHavreauTréport.Lasensibilitéaupittoresquedébordevitelecercledelahautenoblesseetdela

gentryanglaises,dontlesfillesnotamments'appliquaientàcroquerlespointsdevue et à recopier les tableaux de scènesméditerranéennes rapportés du GrandTourparlesjeunesgensdeleurfamille.Lapratiquedéjàancienneàlaquelleselivraientdesaristocratesoudespasteursavidesdecontemplation,quiconsisteàgravir la colline pour dominer le spectacle de la Nature, s'est trouvéeréinterprétéealorsmêmequ'elle sediffusait.Laviséeutilitaire, enaccordavecl'espritbourgeoisetceluidelaGlorieuseRévolutionde1688,estvenuconforterun plaisir élitiste. C'est bientôt le tout-venant qui se presse sur les flancs de

CaltonHilloudumontSainte-Catherine.La«vuepittoresque»devientdèslorslecentred'uncomplexeréseaudesensations,desouvenirs,deconnaissances.Lescuriositésviennentyconfluer.Lafonctiondidactiquedupointdevues'ajouteetsesubstitue peu à peu à la contemplation qui réclame la solitude. Sur cespittoresquessommets,lieuxdetemporalitésmultiples,leprésentn'estpasexpulsépar l'évocationdupassé.Sous lesyeuxdu touristecoexistentsouvent les ruinestelluriques, les vestiges des temps anciens et de bourdonnantes activitésindustrielles et commerciales105. La totale jouissance du point de vue impliquedésormaislamultiplicitédesconnaissancesetdescuriosités.Toutesensemble,lagéologie, la géographie, la botanique, l'histoire, l'économie, l'esthétique etl'ethnologie sontmises à contribution.Cettepratique s'accorde auxmanièresdevoyager édictées dans des guides dont l'étonnante boulimie intrigue le touristecontemporain106.Unefoisatteintlepointdevue,levoyageurcomblépeutygoûterlesémotions

delasurpriseetdel'émerveillement,sinondeladécouverte,ysatisfairesondésird'accumuler,dethésauriserlesconnaissances,yjouirduplaisirqueprocurentladénomination,l'énumérationdeslieuxetdeschoseset,bienentendu,yéprouverlasatisfaction de communier dans la célébration d'un tableau dont la découpeindiscutable a été opérée par nombre d'artistes prestigieux.Dès la fin duXVIIIesiècleenAngleterre,dèsledébutdelaRestaurationdanslaFrancedesBourbons,levoyageurpittoresquealaissélaplaceàl'«amateurdebeauxsites»auquel,adéfaut de guide illustré, un cocher complaisant a fourni la liste des « coupsd'œil»ànepasmanquer107.Lerivagedelamersetrouveprisdanscettepittoresquetoile.Deplusenplus

souvent, ilconstituel'undesélémentsqui introduisent l'indispensablevariété.AEdimbourgàDouvres,àRouen,àCopenhague,ledessindelabaie,lacourbureoulesindentationsdurivageautorisentd'inscriredansletableaudesfragmentsdel'immensitémarine.Al'évidence,lecodepittoresqueprivilégielacôtedécoupéequimultiplie lesplans analysablesdu regard, et qui, dans l'interpénétrationdeséléments qu'elle introduit,maintient la variété jusque dans les lointains. «Rienn'estassurémentplussublimequel'océan,maisilseraitpeupittoresques'iln'étaitaccompagnéderien»108, noteGilpinqui sedélecteenoutredumouvementdesvoiliers qui animent le paysage. En diversifiant la palette émotionnelle, lamultiplicité des codes peut, au besoin, ajouter au plaisir. Les baigneurs deBrightonoudeWeymouthapprécientleslonguesplagesrectilignes,sablonneusesqui autorisent la plénitude des émois aquatiques, mais la proximité des côtesdécoupées, comme le sont celles de Wight, permet de jouir de l'excursionpittoresque,unefoisgoûtéleplaisirdeslames109.Les voyages de Gilpin, notamment le Southern Tour de 1774110, sont ainsi

ponctuésdetableauxdanslesquelsunpromontoire,uneportiondebaieentrentencomposition.Toutefois, force est de reconnaître que chez le pasteur deBoldre,l'appréciationdurivagedelamersesoumetgénéralementauprimatesthétiquedela berge du lac111. Sensible au spectacle de la tempête et au pathétique desrivages,Gilpin n'en reconnaît pasmoins que le plus beau tableau est celui quicombinelesublimeetlepittoresque,àlamanièred'unemarinedeVandeVeldeleJeune ; le spectacle du segment d'une baie agitée par les flots houleux de latempête«l'emportesurcequelascènedeslacspeutavoirdeplusbeau»112.EncettefinduXVIIIesiècle,levoyagedelacôtedesDownsconstitue,avecle

péripledelaGrandeGrècenouvellementdécouverteparlesartistes,l'expérienceprivilégiéedupittoresquedes rivages.Cemodededélectation entre désormaiscommedécisivecomposantedanslesplaisirsdelavillégiature.Lavuesurlamerconstitue un argument majeur pour qui entreprend de vanter les mérites d'unestationbalnéaire, d'unevilla, d'undomaine.Le rôledes artistes topographesnesaurait,ici,êtresurestimé.Sensibleàcetypedepaysagedès1745,PaulSandbyet,parlasuiteAlexanderCozenspuisWilliamDaniell,infatigablevoyageurdesrivages, ont largement contribué à préparer le regard à l'appréciation de cesblancs paysages côtiers. La traversée de Douvres à Calais, passage presqueobligé pour les amateurs de Grand Tour comme pour les visiteurs venus duContinent, a préparé, elle aussi, l'essor de la mode nouvelle. Le prestige desblanchesfalaisess'accordeenfinà lavoguecroissantede lavillégiaturesur lesplagesdel'Angleterreméridionale.L'île deWight,microcosme découpé dans la blancheur épaisse de ces côtes

lumineuses, propose au voyageur la gamme des beautés pittoresques qui s'yconstruisent en abîme. Le Voyage à l'île de Wight publié en 1790 par JohnHassell113 va nous permettre d'analyser les ressorts de ce nouveau plaisir devisiter.Voiciunvoyageouvertementordonnépar ledésirde labeauté littorale.Cette nouvelle visée suscite un cabotage, un périple par mer, seul capable deprocurer,offshore,latotalitédesvuespossiblessurlerivage.Hassellignorelestactiques émotionnelles du parcours initiatique accompli dans l'insulairelabyrinthe des Hébrides ; il ne partage pas la sensibilité cénesthésique deTownley réfugié à l'île deMan ; son séjour ne s'inscrit pas dans la série desrobinsonnades.Lepériple effectuépar le voyageur et par ses compagnonsn'estqu'unechasseincessante,uneattentedelasurpriseesthétique,dontonespèrelarépétitionàl'infini.Laquêtegénèreuneméticuleuseéconomiedesémotions.Lesyeux exercés à la perspective aérienne, Hassell et ses amis guettent leschangementsdel'atmosphère,attendentavecunedélicieuseimpatienceleseffetsdel'orage.Ils jugentdudegrédepittoresquedechaquespectacle,parréférenceauLorrain,àVernet,àThomson.Aubesoin,ilssoulignentlesdéfautsdupaysage,

commeilsleferaientd'untableau,soucieuxqu'ilssontdesplans,descontrastes,deseffets,delavariété.Les voyageurs s'engagent physiquement dans cette chasse au coup d'œil ;

perpétuellementàlarecherched'unbonpointdevue,ilsmettentlavoile,jettentl'ancrequandillefaut,grimpentsurlesdunes,aubesoinsurlesfalaises.Moinspassionnés par les grottes et les anfractuosités que les adeptes du voyagecalédonien,ilsréitèrentsanslassitudeladescriptiondesbeautésdesportionsdemer qui entrent dans le tableau.Cette stratégie situe le voyage pittoresque bienloin de la rêverie du promeneur des grèves, qui suppose le vide de l'âme parl'abandoncomplaisantauseulbruitblancdesvagues.Hasselletsescompagnonsignorentlesrisquesdelamer;ilsréduisentl'orage

etlatempêteausimplestatutd'élémentdutableau.Ilsparcourentlabaiecommeils le feraient d'un lac. Hassell écrit comme dessine l'artiste topographe qui,négligentàl'égarddupathétiquedelatempête,ordonnedesoncrayonleschaoslittoraux,apprivoiseladécoupedelacôte,lesfaitentrerdanslecadredutableau.Bref,ainsistructurée,l'appréciationpittoresquedurivages'opposeradicalementàlaquêtedusublimelittoral.SirHenryC. Englefield a séjourné dans l'île deWight durant les étés 1799,

1800,1801,«visitantàmaintesreprisestoutcequipouvaitêtredigned'attention,prenant de nombreuses notes, faisant maints croquis sur les lieux, et mesurantmaintes altitudes »114. Le touriste est un savant qui a entrepris un parcoursexhaustif. Dans son livre, confluent, en une démarche ambiguë, l'appréciationesthétique et la recherche scientifique. Les nombreuses illustrations de ThomasWebsterfontalternerleschaosrocheux,lescriquessolitairesetlesvertigineusesfalaiseséclatantesdeblancheur,à laperpendicularitévolontairementaccentuée.Ici,pasdepêcheàpied,pasdebarqueéchouée,pasdetempête.Uneimpressiondesolitude;enl'absencedel'homme,lafalaise,leblocrocheuxécrouléoccupentleregardduspectateur.Letextes'accordeàl'image;ilseveutcataloguesystématiquedepointsdevue,

jalonnement rigoureux, taxinomie de ces paysages littoraux de l'île que levisiteur/lecteursedevraderetrouver,souslemêmeangle.L'extrêmeprécisiondurécit,l'accumulationdesprospectsdansunespaceréduitaccroissentlecharmedela quête insulaire. Englefield indique les minuscules sentiers qu'il convientd'emprunter;ildésignelesdemeuresd'oùilestindispensabledeporterleregardsur le panorama ; il énumère les points de vue auxquels le touriste se doitimpérativement d'accéder. Un exemple : « Mais pour savourer dans toute sasplendeurlespectacledel'étendueensonentier,aprèstouslesdétailscharmantsqu'elle a présentés en ordre dispersé, il faut absolument escalader la crêtecalcairequipartdirectementdesboisdeNunwell[...]115.»

Englefield dresse le palmarès des paysages, indique les plus beaux chaosrocheux, souvent inconnus des touristes ; il précise le moment de « hauteperfection ». Son livre débouche sur un hymne à la craie. De tels « Voyagespittoresques»proposentunemanièredeparlerdupaysage;ilsempruntentcettefonction à la littérature critique qui, à l'aube du XVIIIe siècle, avait appris àl'hommedegoûtlafaçondediscourirdestableauxduLorrain.Danslelivred'Englefield,lacollectedespaysagesparticipeenoutredumême

désird'accumulationquelacueillettedeséchantillonsderoches,decoquillagesetdeplantes.Lesdiversesquêtess'épaulentl'unel'autre;lasaisiedespaysagescomplète,explique,favoriseparfoislescollectesd'unautretype.Cet art nouveau du voyage poétique se diffuse dans l'Europe entière. Avant

même la Révolution, certains touristes français découvrent avec surprise lasavantemanièred'apprécier lespaysagespittoresquesde lacôtecrayeuse116.Laprésencedesémigréscontribue,par la suite, à lapropagationdecettenouvellepratiquede lanature.Le succèsdes romansd'AnnRadcliffe,quidécrit avec lamême complaisance les grèves désolées de la côte adriatique et les sauvagessplendeurs de l'Apennin, accentue le prestigede cequi est presquedevenuunemodepopulaire.En1795déjà,tandisqueCambrypublielerécitdesonvoyagedansleFinistère,NoëldelaMorinièrebaliselepittoresqueparcoursdesfalaisesquiséparentLeHavred'Etretat. Il rédigeunguideméticuleuxdesgrèvesetdespointsdevue,ponctuédeméditationsqui révèlent, enFrance,unedisponibiliténouvelleauxémoisprocurésparlespectacledesrivages117.Dèslors,lecodepittoresquesebanalise,sedégrade,engendrelepsittacisme.

Desbancssontinstallésafindefavoriserlacontemplationadmirative,lespointsdevues'équipentdebelvédères,detablesd'orientation;lavisiteduphareentredansleritueldelapromenadetandisque,danslesvilles,lesspectaclesd'optiqueetbientôtles«panoramas»répondentàlacuriositéd'unpublicsanscesseélargi.Lafouledestouristesestviteasservieàunemécaniquenévrotiqueduregard.Levoyageurouplutôtletouristes'obligeàdisséquersesimpressionsafindestimuleroudemieuxmaîtrisersonémotion118.Lepittoresquedescôtesanglaisesatteinten1817unteldegrédebanalitéque

JaneAusten,incapableparailleursderésisteràlamodenouvelle119,s'emploieàle tourner en dérision. Tandis que les caravanes de Staffa goûtent des émoisstéréotypés,lesdérisoirespersonnagesdeSanditon,laplagegrotesqueimaginéeparlaromancière,meublentleursconversationsdesclichésdupittoresquemarin,quelebeau*,séducteurridicule,utilisecommeunearmeémoussée.

C–Larépulsionpourlesablechaudetl'émotion

nouvelledelatransparence.Durant les deux dernières décennies du XVIIIe siècle, les artistes et les

«antiquaires»découvrentlelittoralméridionalduroyaumedeNaples.Letempsestenfinvenudel'explorationesthétiquedelaGrandeGrècenaguèrerévéléeparWinckelmann.Unhymneaupittoresquedesrivagessiciliensvientainsicontredirela répugnance inspirée depuis longtemps par les plages italiennes. Ce dégoûtimpose que l'on s'y arrête, tant son approfondissement s'inscrit négativement enregarddelamodequifaitseruerlesAnglaisverslescôtesduSussex.Tandis que les savants commencent d'exalter les vertus sanitaires du juste

équilibre qui s'établit entre les éléments le long des grèves du septentrion,balayées par les vents, lavées par les marées, la médecine, en fonction deconvictions scientifiques déjà anciennes, affine et rend plus cohérente sadépréciation des plages méditerranéennes. Prenant appui sur le caractèremortifère des côtes italiennes, infestées par la malaria, un véhément discourss'emploieàdisqualifierlaplageausablebrûlant,baignéeparunemertiède.Cediscours savant assume et conforte tout à la fois le système d'appréciationdominant. Il importe d'analyser avec soin les justifications théoriques de larépulsionsuscitéeparlaplagechaudeetensoleillée;enserappelantqu'aumêmemomentse fait jour ledésird'exposersoncorpsaux lames tonifiantesdesmersseptentrionales.ScarboroughetBrightons'imposentcommedesrecoursinattenduscontre les méfaits de la civilisation ; les rivages trop anciens de la merTyrrhénienneontvu,aucoursdessiècles,s'userleursforcesvivifiantesaupointde se dessiner désormais comme des images de l'enfer ; séjours malsains del'immoralitéetdeladégénération,ilssymbolisentlemal-êtreduvoyageur.C'estquesurcesbords,encepointnodaloùs'affrontent lesquatreéléments,

l'équilibre se révèle impossible ; depuisLancisi120, les savants se sont efforcésd'analyser cette dysharmonie, afin de pénétrer les secrets de la genèse du« mauvais air ». Projet que vient couronner, entre 1787 et 1797, l'ambitieuseentreprise de Thouvenel qui vise à « l'analyse exacte de l'atmosphère desplages»italiennes121.L'intuition fondamentale de cette climatologie qui fonde la constitution

médicale des régions littorales relève du néo-hippocratisme ; aux yeux dessavants,lesprincipauxcaractèresduclimatd'unlieusedéduisentdesmodalitésdu conflit perpétuel auquel se livrent les éléments122. Or, la plage constitueprécisément le théâtre privilégié du déploiement de cette lutte ; elle est, parexcellence,lelieuagonistiquedesconstituantsdelanature.C'estbiensouventsurce limes quegerment les troubles atmosphériquesqui intéressent les continents.

Laclimatologienéo-hippocratiqueseconstruitenabîmeetlerivagesemblel'utilelaboratoire qui permet l'observation, en réduction, des grands phénomènesmétéorologiques ; d'où l'importance accordée à ces humbles espaces, qu'ils'agissedelagrèvesalubreoudelaplagemortifère.Cette climatologie, dans son affinement nouveau, refuse les explications

univoques,auprofitd'unecomplexeanalysequifaitappel,toutàlafois,àcequi,pournous,relèvedelachimie,delaphysique,delabiologieetdelagéologie.Ainsi,lescausesnaguèreévoquéesparLancisi,tellesquelamauvaiseodeurdesrivagesetlesexhalaisonsméphitiquesdelamer,sontcertesprisesencompte;etThouvenel,appliquantlesméthodesd'analysedelachimiemoderne,dissèquelesémanations salines, ammoniacales, muriatiques, bitumineuses, composées quirégnent sur ces plages. On ne considère cependant pas qu'il s'agit là d'unesuffisante explication de l'insalubrité. De lamême façon, la présence des eauxstagnantes du marais littoral, au sein desquelles débris végétaux, plantesvénéneusesetcadavresd'animauxmêlentleurterriblecorruptionstimuléeparlesouffledesventsbrûlants,nesauraitàelleseuleassurerlagenèsedumauvaisair.Pour démêler la complexité du méphitisme des plages qui bordent la

Méditerranée,ilconvientdeconsidérerchacundeséléments,etpasseulementlanature des eaux. La sécheresse estivale empêche la juste dépuration del'atmosphèredeceslieuxtropexposésàl'ardeurdusoleil.Lesbrisesoulesventsdeterre,quiselèventlanuit,accumulentlelongdurivagedesbrouillardsbasetblanchâtres,dontl'airépais,humide,miasmatiqueconstitue,àluiseul,unterribledanger.Les soufflesbrûlantsvenusde lamer, le soleil quimonte à l'horizonetdont la chaleur est réverbérée par le sable et par l'eau, rendent l'air de midisuffocant123 ; le pire n'est pas que le fluide soit alors d'une température élevéemais qu'il s'alourdisse et se fasse ainsimoins élastique et plus fermentescible.Souvent, l'action malsaine de cet air suffocant se trouve répercutée par lesenceintescirculairesousemi-elliptiquesdesAlpesoudel'Apennin.La«surabondancedufeu»124dansl'atmosphèreromptl'équilibresouhaitable;

dans l'ardeur dumidi, des brumes littorales, non encore dissipées, se trouvent« sublimées par l'action du soleil » ; elles exhalent alors une « mofètepourrissante»,génératricepotentielledefièvresputrides;àmoinsqu'unevapeurvolcanique ne vienne corriger ce mauvais air. Il importe en effet de le biencomprendre : le spectacle le plus effrayant sur ces côtes, ce n'est pas celui duvolcan;c'estceluidumarécageencaissé,exposéauxrayonsdusoleil.Les plages tyrrhéniennes sont en outre largement ouvertes aux deux vents

surchauffés,néssurlescôtesafricaines:LeScirocetLeLibec;ellessontdecefaitsoumisesàl'«abordfréquentdemiasmesetdesventsétrangers»125

Au total, l'atmosphère de ces bords de mer subit de « fortes et fréquentesvicissitudes » : « tempêtes, pluies impétueuses », « brouillards fétides »,«vapeurssèches».Lasuccessionrapidedecesmétéoresconstituecesrivagesenthéâtredel'inconstance126.Laterreaussiexercesonactionsurl'atmosphèredecesplagesinsalubres;àla

«mofètepourrissante»s'ajoutebiensouventuneautre«mofètesuffocante»,néedelaprésencede«fossilessouterrainssusceptiblesdefermentation»127.Rolandde la Platière, longeant ces rivages maudits, souligne l'intensité de la vapeurminérale qui s'y dégage128. Entre les deux méphitismes, « pourrissant » et«suffocant»,desmélangess'élaborentquiaccroissentledanger.La nature de la roche mère, loin de corriger le mauvais air, ne fait parfois

qu'aggraver son insalubrité, Thouvenel considère ainsi que les argiles et lesmarnessuscitentlaformationdesolsgrasethumides,propresàengendrerou,dumoins,àféconderdesmiasmesméphitiques.La morphologie, elle aussi, joue son rôle dans le déploiement de cette

fascinante phénoménologie. Le sable des plages et des dunes, les dépôtsfluviatilesetlamerelle-mêmeconstituentautantd'obstaclesaudégorgementdesrivières ; ils entraînent la formation de flaques, de marais, voire d'étangsmortifères.Les«enceintesmontueuses»qui« renferment»129 l'atmosphèredesrivagesitalienscontiennentl'électricitéproduitedansleszonesbassesethumides.C'est làquesefomentent,selonThouvenel,ces terriblesbrouillards«vaporeuxélectriques»,telceluiquiinfectal'Europeen1783.L'hommeparticipeàl'élaborationdumauvaisair.L'inculturedesterresfacilite

l'expansion de ces broussailles enchevêtrées où grouillent les animaux,pourrissent leurs cadavres et fermentent leurs déchets. Ces bords délaissés,répugnants lambeaux de sable surchauffé, figurent l'antithèse de ces riants etsalubres bocages qui rassurent et attestent que l'homme a bien la faculté dedominer les forces du chaos. Dans la mesure même où ces lieux enchanteursréjouissent l'âmeduvoyageur, lesplages tyrrhéniennes l'assombrissent.Là,noteRoland,lemauvaisairexfolielesarbres,dessècheleurécorce,corrodelesmursdesmaisons,minelasantédeshabitants.Certes, le degré d'insalubrité varie selon les lieux ; ce qui implique de

procéder à des précises mesures et d'affiner la géographie du mauvais air,Thouveneldéfinit toutd'abordun«degrépestilentiel»quifaitquepersonnenepeut résister à la maladie et que la simple traversée du pays expose au plusterrible des dangers : « tous les lieux véritablement marécageux etmaritimes »130 entrent, selon lui, dans cette catégorie. Le long des plages biendrainées, enfants et adultes peuvent résister, mais ils sont réduits à l'état de

fantômesvivants;seuleslesmontagnesetlescollinessemblenthabitables,toutaumoinsparles«naturels»dupays.Lescôtesdel'Adriatiqueparaissentmoinsmalsainesquelesrivagesdelamer

Tyrrhénienne;lesoleillevant,leseulbénéfiqueselonlatraditionhippocratique,ydissipedebonneheure lesvapeursmalfaisantesde lanuit.Cesplages,moinsétroitement enserrées par les montagnes, sont plus facilement balayées par lesventsquiassurentladépurationdel'atmosphère.D'unemanièregénérale,lescapset les promontoires l'emportent en salubrité sur les golfes et sur les ansesmalventilés.Lapériodedemauvaisairs'étenddusolsticed'étéàl'équinoxed'automne;elle

correspond donc au début de la saison balnéaire qui fait la fortune des côtesseptentrionales. Le péril varie avec les parties du jour : il se révèleparticulièrement fort dans lesmoments qui précèdent le lever du soleil et dansceux qui suivent immédiatement son coucher ; dangereux aussi le milieu de lajournée,lorsquel'astres'approcheduzénith;nerestentdoncauvoyageurquelesheuresquibénéficientdusoleilmatinaletvespéral.Encetempsoùsavantsetvoyageurssesententinvestisd'unemissionédilitaire,

un programme de réformes assortit chaque description, chaque analyse dumauvais air des côtes italiennes. On conseille avant tout de dessécher ou decombler lesmarécages,dedéfricher lesbroussailles,deplanter lesdunesetdechanger l'exposition des habitations. Roland, le futur ministre de l'Intérieur,conseillel'édificationderempartsartificielsetsurtoutlaredistributiondesterresà de petits propriétaires ; ici, la visée sanitaire conduit le projet de réformesociale.Lemauvais air desplages italiennes exerce aussi de fâcheuses conséquences

sur lemoral de l'homme.A ce propos, il convient d'insister : l'appréciation dupaysagene relèvepas seulementde l'esthétique ; elle n'est pas lemonopoledel'artiste;elleconcernelamédecinedel'âme;unecohérences'instaureentrelesréactionsduvoyageuretlanatureduclimat.Celui-ci,dansl'acceptiondutemps,se définit comme un lieu qui, par l'intermédiaire de la morphologie, del'apparence, des perspectives qu'il offre, de l'activité qu'il autorise, agit sur lemoral du visiteur, voire du simple spectateur. Il est vain par conséquent dedissocier l'histoire des systèmes d'appréciation esthétique de cette géographietissée par les constitutions médicales. C'est à l'aide des impressionscénesthésiques, c'est avec son diaphragme, ses viscères que l'individu de cetempsapprécieleterritoirequ'iltraverse;toutpaysageexercesurluisonaction:ilpeutserévélernocifoubénéfique;commelaconstitutionmédicaledulieu,ilnesauraitêtreneutre.Certes,letouristeduXVIIIesiècleaperdulesentimentduliendirectquireliait

l'hommeaumacrocosme;etlanatureestpourluidevenuespectacle.Levoyageurn'en a pas totalement acquis pour autant ce détachement panoramique qu'on luiprêtetropsouvent;ilcroit,ilsentquelepaysqu'ilvisiteproposedesbienfaitsouprésentedesdangers,qu'ilpourraenguérirouenmourir.Dumêmecoup,danslesrécits de voyage, la description de la qualité esthétique du parcours estsubordonnéeà laprésentationdescaractèresmétéorologiqueset topographiquesdelarégionvisitée.On comprend mieux, dès lors, le soin avec lequel voyageurs, médecins et

administrateurs s'efforcent d'analyser et tiennent à évoquer leurs « affectionssensitives » face au « spectacle affligeant » qui se déploie le long des côtesitaliennes. A les suivre, assure Thouvenel, l'étranger risque tout d'abord«l'accablement»,c'est-à-direla«stupeurdel'âme»,toutlecontrairedel'effetvivifiant recherché sur les côtes de la Manche. Le séjour sur le littoralméditerranéen atténue l'énergie de l'être, enmême temps qu'ilmine les forcesphysiquesparla«courbature»et les«sueurscolliquatives»131,manifestationsdes fièvresendémiques.Lechoix judicieuxde l'heuredesonparcours, le soucid'éviterleschaleurscuisantesdusoleilpourront,certes,préserverlevoyageurdelamaladie. Celui-ci n'échappera pas pour autant aux répercussions que le lieuexerce sur son moral. Les médecins y paraissent très sensibles, qui manient àproposdecesplagestoutlevocabulairedelarépulsion.Aufild'undiscoursnoir,ils dessinent un cauchemar dont on saisitmieux la portée lorsqu'on le place enregard de la rhétorique laudative qui se déploie à propos du salubre rivage deBrighton.Ainsi,àlirelestroisvolumesdeThouvenel,laplagetyrrhénienne,àlasaisonestivale,évoquetoutàlafois:legras,l'épais,/l'humide,levaporeux,/lestagnant, le croupissant, le fétide, / le fermenté, le corrompu, le pourri, / lesuffocant,l'accablant,/labrûluredusoleil,/l'enfermementparlerelief,/l'accèsdesmiasmesétrangers.Bref, l'ouvragedérouleuncataloguedephantasmesqui,commejel'aiexposéailleurs,exercentalorsunedécisiveemprise.Iln'estpasbesoin,dèslors,deconsacrerdelongsdéveloppementsauconcert

de plaintes qui émanent des visiteurs de la campagne romaine, desMaremmestoscanes, voire des plages de la Riviera. Bien avant que Chateaubriand necélèbre, en 1804, la nostalgie que suscite en lui la désolation de ces lieux, ladoléance se révèle inépuisable. Juger de la qualité de la politique par la tracerécentequecelle-ciimprimedanslepaysagedevienthabituelchezdesvoyageursaptesdepuispeuàlirelesindicesdelamarchedutempsinscritsdansunespaceen formation132. Dès 1687, Gilbert Burnet décrit l'aspect accablant, les « eauxcroupies » et l'air « puant » de la campagne qui borde le chemin de Rome àCivitavecchia:ilincriminelemauvaisgouvernementdupape133.

En 1739, c'est au tour du Président de Brosses de s'affliger et de critiquerl'administrationpontificale,quifigurerabientôtl'enversdudespotismeéclairé134.Alafindusiècle,lemauvaisairdeslittorauxtyrrhéniensoppresseRolanddelaPlatière ; au cours de son voyage enGrèce,Choiseul-Gouffier s'offusque de lacorruption des plages de Milo135. Au siècle suivant, la diatribe ne perd pasd'intensité ; en1801,CreuzédeLesser, peuenclin il estvrai à l'admiration, envientmêmeàdénoncerl'insalubritédurivageprestigieuxdel'antiqueBaies:cen'est,àsesyeux,qu'«unecôtemarécageuse,déjààmoitiédévoréeparlamer,etdontleslivideshabitantséchappentavecpeinependantl'étéàlamort[...].Quandon sait que,depuis cepoint jusqu'auxMaremmesdeSienne, toute la côtede laMéditerranéeestpresquepartoutinhabitable,onadmirebeaucoupmoinslabelleItalie»136. S'endormir en traversant lesmarais Pontins, c'est risquer de ne plusjamaisse réveiller ;etquedirede l'airdétestabled'OstieetduLatiumdontunlong rapport de Charles-Victor de Bonstetten137 vient de tracer un effrayantportrait ? Cette « horrible campagne », cette côte « hideuse, pestilentielle »répugnentauplushautdegré138.DurantlasecondemoitiéduXVIIIesiècle,lesrivagesméditerranéensdansleur

ensemble,etnonseulementlesplageslittorales,engendrentlatristesse,voirelarépulsion. Les voyageurs venus du nord n'apprécient pas les roches stériles etdénudées, les ocres pentes rocailleuses écrasées de soleil ; les rivages de laProvence et de laRiviera ne suscitent l'admiration que lorsqu'ils sont couvertsd'orangers,decitronniers,oulorsqu'ilsprésententl'imagederiantescitésceintesdevertsjardins.En1754,Fieldingdécritsadéceptionfaceauxaridespaysagesde l'estuaire du Tage qui l'amènent à regretter les couleurs de la campagneanglaise139.Tourà tour,etcenesontquedesexemples,Sulzer,Guibert,Millin,Young,Rolanddétaillentleurdéception.Enoctobre1775,lepremier,sensibleau«coupd'œiladmirable»quelevoyageurdécouvreduCapd'Antibes,attentifauspectacledesvaguesquisebrisentsurlesrochersdeNiceetdontilperçoit lesretombées comme autant de cascades, préfère de beaucoup les riants paysagescultivés à « la côte inculte et hérissée de rochers » qui sépare Menton deMonaco140.ParcourantlesrivagescalcairesdelarégiondeToulon,Millinécrit:«Toutconcourtàaugmenterl'horreurdecelieu,qu'onpourraitprendrepourunedesentréesdel'enfer»;lesaccèsdelabelleetfertileplainequientourelegrandportluisemblentenrevanchefigurerlepassagede«l'Érèbe(à)l'Elysée»,etlavilled'Hyèresprendàsesyeuxlaformed'une«nouvelleHespéride»141.Parfois,cetypedediscourss'accompagned'unediatribecontrel'ardeurdusoleil,surtoutquandiln'estpasdegrotteoudefeuillagepours'enabriter;alorslevoyageurnemanquepasd'interrompresapromenade142.Ils'écoulerabiendesdécenniesavantqu'unautresystèmed'appréciationnese

substitueàceregardlassé.Ilfaudrapourcelaquechangelarelationausoleil,ausable chaud, au sol dénudé, au relief calcaire, à ce qui dessine pour nous lesimages de la plage et du club de vacances. L'anachronisme guette le lecteurinattentifquinégligedecomprendrequel'affluxdestouristessurlesbordsdelamer Méditerranée fut d'abord dicté par un faisceau d'attraits qui mêle, en unecombinaisonaujourd'huioubliée, lanostalgiedes tempsantiques, ledésirde ladécouvertearchéologique, laquêtedespaysagesdeRosaetduLorrain, l'espoirdelaguérison,lesdouceursdelavillégiaturesurleshauteurslittoralesetcellesdelapromenademarinelelongdespromontoiresrafraîchisparlabrisedularge.Danslechampdel'esthétique,onretrouvelesvaleursnégativessoulignéespar

le néo-hippocratisme.Selon le peintreValenciennes, des quatre parties du jour,seul lemidi pose de difficiles problèmes à l'artiste : « L'aspect fatigant de lalumière blafarde, le silence des oiseaux, le cri aigude la cigale, l'affaissementdes animaux de toute espèce, l'homme lui-même couvert de sueur[...]»143découragentl'amateurdebellenature.A en croire Valenciennes, le paysage écrasé de soleil n'a jamais suscité de

chef-d'œuvre.Lesilence,l'immobilitédesobjetsdelanature,l'immutabilitédesimpressions,lavacuitéémotionnellequienrésulteimposentàl'artistederecouriràl'artifice;illuifaudraintroduiredupathétique,mettreenscèneunincendie,unorage,s'ilveutréussiràcapterl'attentionduspectateurdesontableau.C'estuntoutautremodededélectationdelacôtequisedessinedanslerécit

des voyages effectués le long du littoral de laGrandeGrèce, au lendemain dupéripleréaliséparlebaronvonRiedeselen1767144.L'esthétiquenéo-classique,alorsdominante,trouveàs'épanouirsurcetteterregrecque,oùgermeunmodèleinédit d'appréciation de la substance ; une émotion neuve vient contredire larépulsion inspiréepar les côtesde l'Italie centrale et rompre lamonotone sériedesclichésproposésparlessuccesseursdeVernet.Enapparence,lapratiquequis'élaboreàlafindusiècleprolongeletourisme

classique.Lapassiondesantiquités,legoûtdudessinarchéologiqueinspirentlevoyagequi, souvent, prend la formed'une expédition scientifique, commanditéeparunmécène.Letexteantiquecontinuedehanterl'imaginaireduvoyageurquilitle paysage côtier,Homère ouFénelon à lamain. Sur les bords de laSicile, letouristeconsidèreaveclesyeuxd'UlysselerivageoùNausicaavints'ébattreavecsescompagnes.Ces artistes ou ces amateurs se plient plus ou moins consciemment aux

manièresdevoyagerqueleurprescritlecodeélaboréàleurintentionparlesbonsauteursdetraités.Ilssesoumettentàl'impératifdel'enregistrementquipréparelaremémoration.PlusencorequeGilpin,Valenciennes,peusoucieuxpoursapartdeglorifier leCréateur, imposedes«étudesde ressouvenir», finalitépremière,à

sesyeux,duvoyageentrepris.Lejeuneartiste,désireuxd'associerenpermanencelaquêtedupittoresqueetl'inscriptiondanslamémoire,sedoitdetoutenregistrer.«Tenezunpetitjournalabrégédevosvoyages[...],luienjointValenciennes,auboutdequelquesannées, [...] rapportezdansvosfoyersvosportefeuillesgarnisde dessins, de croquis et d'études, et vos tablettes pleines de notes etd'observations.Vousaurezalorsàmettreenœuvretouscesmatériauxépars»145.En voyage, la démarche initiale de l'esthète est donc bien une écriture, unreportage, un récit fragmenté, scandé par la découverte de l'événement naturel.Surlemotif,l'artisterisqueuneesquisse,sansmêmeregarderlemodèle,puisilconfronte son travail à la réalité, afin de détecter d'éventuels oublis. A lapremière halte, il s'impose de réaliser des croquis d'après l'« idée encorefraîche ». Il obtient ainsi une collection d'instantanés qui lui permettront, levoyageterminé,d'accomplirsonœuvrepicturalou,toutaumoins,desedélecterdesplaisirs«pursetinnocents»queprocurel'évocationde«cesmomentsvariésetréguliersquiformentlachaînedenotrevie».Car«c'estàleurcontemplationquel'âmes'épanouitetconnaîttoutleprixdesonexistence»146.Valenciennesentendquel'artisteprolongeplusieursannéesdurantsonvoyage

juvénile.Ilyvoitunparcoursinitiatiquequirefouledansl'âgemûrtoutàlafoislagrandeproduction,mûrementréfléchie,etladélectationdusouvenir.Mais, par-delà cette chaîne d'injonctions, les récits de voyage dans les

«paysagesneufs»147del'Italieméridionalerévèlentuneexpérienceinéditedelasubstance,desqualitésde l'eau, du sable, du rocher, de labrillancedes astres.L'Italie du Sud dilate la perception. Significatif à ce propos l'enrichissementprogressif des sentiments deGoethe qui découvre laMéditerranée, lors de sonvoyageen1786et1787.AVenisetoutd'abord,letouristeéprouve,àlafrançaiseenquelquesorte, l'émotiondu«voir lamer».AproximitédeGaète, iladmirel'unedecesmarinesquelespeintresontinscritesdanssamémoire.Lelongdesrivages de la baie de Naples, les plaisirs du rituel de sociabilité induisent unmodeinattendudedélectationdurivage;promenadeaurasdel'eau,spectacledubaindeséphèbes,«conversation»sur laplageousurune terrasseévoquent laBaies antique. Embarqué à destination de la Sicile, Goethe découvre du largel'infinitude de lamer.Mais c'est à Palerme que s'opère en lui la révélation dupittoresque indicible des rivages méridionaux, l'harmonie créée par l'effetmagique de l'air. « Aucune parole ne pourrait rendre la vaporeuse clarté quiflottaitautourdescôteslorsqueparlaplusbelleaprès-dînéenousavonsabordéàPalerme.Lapuretédescontours,lasuavitédel'ensemble,lescontrastesdestons,l'harmonie du ciel, de lamer et de la terre.Qui a vu cela en a pour toute sonexistence.MaintenantseulementjecomprendsClaudeLorrain,et j'ai l'espoirdepouvoiraussiplustarddansleNordtirerdemonâmedesimagesdecetheureux

séjour»148.Etlevoyageurconclut:«Icisetrouvelaclédetout.»L'émotionqueluiprocuresadécouverterenvoielepoèteautexte;elleautorisetoutàlafoislacompréhensiondel'OdysséeetcelledestableauxduLorrain.Encette find'unsiècle fascinépar leprisme, l'analyse littérairedescouleurs

aquatiquesatteintundegrédeprécisionjusqu'alorsinconnu.Forstersedélecteàguetterlesvariationsoptiquesdeseauxdel'océan149.Valenciennes,quiaeffectuéle voyage de Sicile et qui dresse le bilan du long travail d'observation despeintres demarine, détaille les couleurs et les tons que revêt laMéditerranée,danstoussesétats.«Danslatempête,lesvaguesdelamersontbrunes,verdâtreset écumeuses », quand la lune brille dans un ciel dégagé, « elles paraissentargentéesetsemblablesàdeslamesimmensesdecristal.Lapartiedesflotsquisetrouvedansl'obscuriténeprésentequ'untonnoir-verttrèsvigoureuxetdesrefletsbleuâtres [...]150 ». Lorsque règne la brume « l'eau de lamer est grise et de lacouleurdel'atmosphère,surtoutquandelleesttranquille;maissielleestagitée,elleprenddifférentstons:vert,noirâtre,bleuverdâtre,violetrembrunimêlédublanc écumeux de l'extrémité des vagues qui s'anéantissent en se roulant et sebrisantsurelles-mêmes.Lavaguequivientsurlesbordsetquitoucheunrivage,est écumeuse et blanchâtre ; tandis que dans les fonds elle se détache le plussouventcoloréesurlescôtéséclairésparlesoleil.Laréflexiondesmontagnesetcelle des nuages, quelquefois le mélange des corps étrangers, contribuent àcolorer les eaux de la mer. Celles de l'océan, sur les côtes de France, neressemblent pas du tout à celles deHollande. LaMéditerranée est encore d'unautreton»151.Cetextenormatif,d'uneextrêmeprécision,seveutpropédeutiqueduregard;il

incite à se faire attentif à la mutabilité de la substance aquatique, à guetter lacouleurfugitive,àsaisirlalimpiditédelamerquisort«rajeunie»delatempête.Fort de cet exercice de virtuosité, Valenciennes propose de dresser la cartechromatiquedelatotalitédesmersdelaplanète.La nouveauté de la délectation ne résulte pas seulement de l'analyse de la

couleur152.Lacomplexitévisuelledumilieumarinincite,toutàlafois,àlasaisiepanoramique,à laperceptioncinétiquedesobjetsetà lavisionperpendiculaireendirectiondesprofondeurslimpides.Seulel'expériencedel'aéronautepeut,àcepointdevue,êtrecomparéeàcelleduspectateurdesmassesaquatiques.Les rivages de laGrandeGrèce – et bientôt ceux de laGrèce – révèlent au

voyageur les émotions suscitées par cette émouvante transparence de l'eau quiimposelevertigedesprofondeurs.Lalisibilitédelamerautorisel'apprentissaged'unregardverticald'autantplusfascinéquelespectaclesubaquatiqueconserveintact sonmystère. Vivant Denon153 se déclare frappé par la limpidité de ceseaux.Valenciennes inviteà l'étudedesondescristallines,au fonddesquelleson

aperçoit les plus petits cailloux. Jean Houel, sensible mieux que tous aux«berceauxtransparentsdesvagues»,dérouledevantlelecteurlagammedesesémotions.Desanacelleaquatique,ilsubitl'«enchantement»deseauxlimpidesde lagrotte.Sonmodededélectation, la«défaillancedesessens» le tiennentéloignédesémoisdestouristesdeStaffa.«Commeelles (les grottes de la régiondePalerme) sont profondes, que les

rochers les abritent, l'eau y demeure dans un état de repos, qui la rendparfaitementpure.Elleyestsilimpide,qu'elledisparaîtenquelquesorteàl'œilqui l'observe ; on voit, on distingue parfaitement lesmoindres objets à plus devingtpiedsdeprofondeur[...]Cequiachèvederendrecettesituationadmirableetunique,c'est l'extrêmetransparencede l'eau;onne lavoitpoint ;onsecroitsuspenduparmagiedansunebarqueau-dessusdesobjetsqu'onobserve:onnepeutcroirequ'ilyaitunfluideinterposéentreeuxetsoi.Pourcombledesurprise,cette eau si pure n'offre presque aucune résistance à la barque ; de sorte qu'onchangedelieuparuneimpulsionsidouce,qu'onnelasentpas:c'estunvéritableenchantement»154.Au bord des rivages siciliens, Houel invente une nouvelle expérience du

gouffre;àlasurface,ouplutôtausommetdeseauxlimpides,ilaccomplit,lelongdes falaises qui côtoient les profondeurs de l'abîme, un parcours quasi aérien ;commelemodernevéliplanchiste,ilsubitlevertigedelatransparence.« Ces roches s'enfoncent en mer dans la même direction, à une profondeur

immense.Lablancheurdontellessont,lesfaitdiscernerfacilementdansl'eaudela mer, qui semble très noire parce qu'elle est profonde, et parce que étantexposéeaunord,elleestombragéeparlerocher:etcommeelleestabsolumenttransparente, elle offre sous la barque qui vous porte, près du roc, un vide, unabîme d'une profondeur horrible, aumilieu duquel la barque semble suspendueauprèsd'unmurlisseetverticalquineprésenteaucunssecours.Onsecroitdansunisolementparfait,etsoutenuenl'air,commeparenchantement:l'ons'imaginequesilabarquemanquait,onferaitunechuteépouvantable;l'idéed'êtrenoyéneseprésentepasd'abord, ellenevientquepar réflexion.Onn'apas cettemêmecrainte en pleine mer, parce que le défaut d'objets qui font apercevoir latransparence de l'eau, ne permet pas à l'imagination de s'égarer, comme en celieu,oùellechercheaufonddelamerlepieddesrochers,quiseconfondavecl'eaudanslefortdesonobscurité»155.L'effroi provoqué par la mer en fureur, l'agitation broyeuse des vagues, la

morsure des récifs acérés le cèdent ici aux images d'engloutissement dans latransparence;lefantasmedelanoyade,àceluidelachute.L'expériencedeHouelintroduit le contraste romantiquede la tempête et de l'absorptionaquatique,quirythmeraletragiquedestindeGilliattcommeceluidesmalheureuxpassagersde

l'Ourque deL'Homme qui rit. Le sentiment d'équivalence entre « les fluides »s'impose à l'artiste en voyage, alors que Lavoisier montre par l'analyse lasimilitude des corps qui les composent et commence de jouer des possiblestransmutations.Bienquecettemagiecaractériseexclusivement l'océan, ilconvientd'évoquer

ici l'intensité que revêt alors l'étonnante expérience de la phosphorescence deseaux;cephénomène,aujourd'huidisparu,incitaitàrêverdesprofondeurs156.En cette fin de siècle, il est une autre pratique désormais familière au

voyageur:cellequiconsisteàfairedupontdubateaul'observatoiredesastresetde leurs reflets sur la surface des eaux nocturnes. En 1790, c'est au large deDouvres que Georg Forster se livre à cette expérience esthétique157. LaMéditerranéeexaltecettegammedesensationscommeellelefaitdesfeuxdelanuit napolitaine. La douceur de la température, la pureté de l'atmosphèreengendrenticiuneémotionparticulière.RolandsetientainsidesheuresàguetterleleverdesoleilsurlamerTyrrhénienne158.AndréThouin,aulargedeLivourne,demeure sur le pont une partie de la seconde nuit de son voyage à contempler«lesétincelleslumineuses»quijaillissentdusillageduvaisseau;iladmire«lajolie couleur argentine»que la lune confère aux eauxde lamer159. JeanHouelattendlejour,assissurlemôledelaprincipaledesîlesLipari.«Lamer enbattait le pied ; la lunequi s'était levéedepuis quelques heures

couvraitlesflotsd'unelumièreargentéequiscintillaitvivement,etquidonnaitàmonrepasunairtoutàfaitpittoresque[...].Jepassailerestedelanuitcouchésurlerivage,enveloppédemonmanteau»160.L'aridité du climat, la multiplicité des archipels, l'archaïsme des structures

anthropologiques autorisent alors, le long des rivages de la Grande Grèce etbientôt de laGrèce elle-même, une forme de robinsonnade, plus sauvage, plusprimitiveetdoncplusauthentique,plusrévélatricedelasubstancequecellequese construit alors l'invalid dans l'île de Man. A preuve, l'expérience de JeanHouel à Volcanello, lors de son exploration systématique des volcans des îlesLipari.Aprèsavoirexaminélecratère,levoyageurrevientsurlaplageprendrelerepasqueluiontpréparésesmariniers:«Cevolcan,cesableblancetfinétendusur le rivage, ces flots qui le frappaient, quoique lamer fut parfaitement calmedans toute son étendue, la solitude du lieu, les grandes idées que procurenttoujourslesmontagnesvolcaniques,etlavasteétenduedesmers,luidonnaientjenesaisquelcharme,qu'ongoûteavecdélices.Après ledîner,selon l'usagedespayschauds, jeme livraiauxdouceursdusommeil ; j'avaispour lit le sable leplusdoux;pouroreillerdepetitsécueilsémaillésdesplusvivescouleursqueleslitophites et les mousses marines puissent produire. C'était une riche broderie

travaillée des mains de la nature. La voile de ma petite barqueme servait derideauxetmedéfendaitdesrayonsdusoleil»161.Jetéparlatempêtesurl'unedespetitesîlesquisetrouventaulargedeMalte,

Roland, vibrant à la menace réelle ou imaginaire des pirates, s'y livre avecdélectationàunerobinsonnadedetroisjoursetdequatrenuits.CommelehérosdeDanielDefoe, ilselance,dèsl'aubedupremierjour,àladécouvertedesonîle. Il gagne les hauteurs pour mieux dominer le contour, puis il accomplit unpériplelelongdurivage,avantderetrouverl'abridesabarque,auseindugroupedesesmariniers.Cejeudelarégression,méticuleusementaccompli,luiprocurelajouissanceinconnuequeprovoquel'abandontemporaireducodedecivilitéetd'hygièneassociéàladélectationducorpsfatiguéparl'aventure162.Peuàpeus'inventeledésird'untourismenouveau,éloignéduclassiquevoyage

deNaples.EncettefinduXVIIIesiècle,JeanHouelapprécielesrivagesdelamerdetouteslesmanièresalorspossibles163.Ilsedélectedesperspectivesmarines,ilcontempleavecplaisirleballetdesvoilierssurleseaux,ilattendlesscènesquirythment les quatre parties du jour, il vibre en artiste au spectacle des volcanscôtiers,ilselaissefascinerparlevertigeetparlaviedesprofondeurslimpides.Surtout,iljouitdupleinair,dortdanslesable,aumilieudesalgues,dînesurlerivage,sebaigne.Jamais,toutefois,iln'oubliequeledessind'antiquitésdemeurelebutdesonvoyage. Il seplaîtencompagniedesmariniers,observe lepeupledespêcheurs,sensiblequ'ilestauxscènesdeplage,aurepasfrugalpartagéavecdeshôtesprimitifsetbons,vestigesdestempshomériques.A ce voyage pittoresque, pleinement vécu sur les rivages de la Sicile,

répondent,à l'autreboutde l'Europe, les rêveriesdeBernardindeSaint-Pierre.Nuln'aplus intensémentque lui ressenti ledésirdurivage.Celui-ciconstitueàsesyeuxl'observatoiresuprêmedupittoresquedelanature.« Ce n'est point au sommet desmontagnes,mais au bord desmers, non aux

loges, mais au parterre qu'aboutissent les perspectives, les décorations, lesconcerts, les drames de l'architecte, du peintre, du musicien et du poète del'univers[...].C'estsurtoutsur lesbordsdel'Océan,aufonddecette immensevalléequi le

renferme, que se réunissent les harmonies de toutes les puissances de lanature»164.La prise de conscience de cette primauté suscite chezBernardin l'émouvante

évocationdubonheurde lapromenade infinie, sauvage et familiale le longdesrivagesinnocents,lieuxdel'incessantdévoilementdes«harmoniesaquatiques».Terminonscepéripleensacompagnie:«Silafortunemel'eûtpermis,j'auraisentreprisunvoyageautourdel'Europe,

etpeut-êtreautourdumonde,moinsfatigant,plusagréableetplusutilequecelui

quel'onfaittouslesjourspourallersepromenerdanslesmontagnesdelaSuisse.Je l'aurais faitparmer, le longdes terres, à lamanièredes sauvages.Uncanotléger avec une voile latine et quelques matelas m'eût servi de voiture. Deuxmatelots, avec leurs compagnes, auraient formé mon équipage. Je n'aurais pashésitéàm'yembarqueraveclamienneetmesenfants; toutfûtdevenupourmoiinstruction ou plaisir. Suis-je curieux de minéraux ; les falaises m'entrouvrentleurs flancs ; je trouveà leurpieddesgaletsmétalliquesque les fleuveset lescourantsyroulentàl'envi.Aimé-jelesplantes;j'encueillesurlesgrèves,quelesflots y entraînent des contrées les plus éloignées [...]Chaque coupde ramemelève un feuillet du livre de la nature etme découvre un nouveau paysage [...].Cependantleshommessedispersentpourlachasseoupourlapêche;lesfemmesallumentlefeuetpréparentàmanger[...]»165.

1VoiràceproposThéodoreA.Litman,LeSublimeenFrance.1660-1714.Paris,Nizet,1971,chap.VII,«Saint-Evremond:l'aspectnégatifdusublimeetduvaste»,quicitela«Dissertationsurlemotvaste»,1685,notammentp.153.2Lebesoind'unelimiteneconcernepasseulementlevisuel,ilmetenjeula«connivenceduregardetdu

corps tout entier avec le paysage ». L'horizon constitue une frontière en fonction de laquelle se construitl'ensemble desmodalités d'appréciation du paysage ; il définit celui-ci comme territoire du spectateur. « Leparcours du regard ne fait qu'anticiper sur les mouvements du corps » (Michel Collot, « L'horizon dupaysage»,inLirelepaysage,op.cit.,p.122).3Cf.MichèleS.Plaisant,thèsecitée,passim.4Alafindesavie,retiréaupiedduVésuve,SannazaroévoquedanssesEglogueslavieetlelabeurdes

pêcheurs.5CitéparMichèleS.Plaisant,thèsecitée,t.II,p.517.LacritiquedeTickellestparuedansLeGuardian,

n°28,13avril1713.6ExaltéparMiltondanslapeinturedeceluid'AdametEvedansParadiseLost.7NereidesorSeaEclogues,1712,citéparMichèleS.Plaisant,thèsecitée,t.II,p.473.8Cf.AlainBony.JosephAddisonetlacréationlittéraire.Essaipériodiqueetmodernité, thèse,Paris

III,1979,p.565.9CitéparMichèleS.Plaisant, thèsecitée, t. I,p.303.Notonsque,dès1671, lepèreBouhours(op. cit.,

p.5)faitdireàAriste,àproposdelatempête:«toutcelainspirejenesaisquellehorreuraccompagnéedeplaisir».10Évoquercommeellelemériteraitl'émergencedelanotiondesublimerhétorique,puisdesublimenaturel

dans le champ des débats esthétiques déborderait largement mon propos. Notons seulement que dans lagammedesobjets sublimesévoquéspar lepseudo-Longin traduit en1674parBoileau, lamerest évoquée :«Nousn'admironspasnaturellementdepetitsruisseaux...maisnoussommesvéritablementsurprisquandnousregardons le Danube, le Nil, le Rhin et l'Océan surtout. » Voir aussiDu Sublime, traduction quelque peudifférentedeH.Lebègue.Paris,1965,p.51.Boileau, lui,nesongequ'ausublimerhétorique ; reconnaissonstoutefoisqu'ils'agitlàd'unedistinctioncommune,maisassezpeupertinente.Sedélecterdel'Odysséeouvreàl'évidencelavoieàl'appréciationdelaMéditerranéeetdesesrivages.Dès1674,leLongindeBoileaupénètreenAngleterre;quelquesdécenniesauparavant,en1652,JohnHall

avait,desoncôté,traduitl'ouvragegrec.SonPeriHupsousconnaîtradenombreuseséditionsdurantledemi-siècle qui suivra. Cependant, outre-Manche, l'influence des platoniciens de Cambridge, notamment celled'HenryMore(cf.MichèleS.Plaisant,thèsecitée,t.I,pp.143et146)préparel'esthétiquenouvelledont«les

critèresessentielssontl'immensité,lagrandeuretlaterreur».HenryMoreidentifiel'idéedeDieuàl'Espace,Immense,Éternel,Incorruptible,Omniprésent.11TheSpectator,vol.VII,samedi20septembre1712,pp.58-59.12Cf.AlainBony,thèsecitée,pp.427-428ainsiquelacitationquisuit.13Quecontredit(cf.supra,p.60),notons-le,samanièred'apprécierlelittoraldelaCampanie.14Cf.LouisMarin,«Lesublimeclassique:lestempêtesdansquelquespaysagesdePoussin»,inLirele

paysage,op.cit.,p.201.Alafindusiècle,rappelons-le,Kant,danslaCritiqueduJugementferadusublimenonunequalitéinhérenteàl'objet,maisunmouvementdel'esprit.15Acepropos,AlainBony, thèsecitée, pp.566 sq.L'auteuranalyse lamanièredontAddisonexalte les

plaisirsprimaires.Celatraduit,dumêmecoup,leretraitdelacroyanceenunenaturechaotique.Eneffet,silavuenepouvaitseporterquesurunenaturedéchue,l'attitudespectatorialesetrouveraitdisqualifiée.16Oubienen1730,sil'onseréfèreàlapublicationdesSaisonsdansleurintégralité.17MichèleS.Plaisant,thèsecitée,t.II,pp.625sq.18NicolasGrimaldi,«L'esthétiquedelabellenature.Problèmesd'uneesthétiquedupaysage»inMortdu

paysage?Philosophieetesthétiquedupaysage,Colloquecité,p.120.19 Surtout si l'on veut bien concevoir le jardin anglais comme une mise en cage du désir par un

aménagement obsessionnel, à l'intérieur duquel « plus de surprises, plus de bon-heur ni de mal-heur, plusd'événement»et,parconséquent,commel'antithèsedel'erranceduGrandTour(cf.MichelCusin,«LejardinanglaisauXVIIIesiècle:aménagementimaginaireetdéménagementsignifiant»,inLire lePaysage,op.cit.pp.225-226).Surcesujet,voirJohnDixon-Hunt,PeterWillis,TheGeniusofPlace.TheEnglishLandscapeGarden.1620-1820,London,Elek,1975.20 D. Mallet, The Excursion, Londres, J. Walthoe 1731. On trouve dans le poème une description de

l'«horriblejour»delatempête,(pp.17-19),delamerpolaire(p.28)etdesesicebergs,uneévocationde

«LacruellecôteTartareBaignéeparlesconfinsdel'OcéanSurlavagueultimeduquelLecielbleupenchesapoitrineimmense.»

Ladescriptiondessolitudesterriblesdébouchesurl'évocationdugrandabîmecentral.21CitéparMichèleS.Plaisant,thèsecitée,t.II,p.742.22Cf.JohnSunderland,«TheLegendandInfluenceofSalvatorRosainEnglandinXVIIIthCentury»,The

BurlingtonMagazine,vol.CXV,n°849,décembre1973,pp.785-789,nuancelesthèsesd'ElizabethWheelerManwaring,op.cit.,pp.40sq.23Cf.infra,pp.265sq.24 Edmund Burke, Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau,

traductiondela7eédition,Paris,1803,reprintParis,Vrin,1973,avecuneintroductiondeBaldineSaint-Girons,quisoulignep.21,quelerôlemajeurdeBurkefutdelibérerlesublimedesonattacheoriginaireàlarhétoriqueetde s'attacherà en repérer les traitsdans lanatureelle-même.L'auteurmontreaussi le lienquiunit cettenotionaudéploiementdupathétiquedans la littérature romanesqueetpoétique,notammentdansPaméla deRichardsonetdanslesélégiesfunèbresdeGrayetdeYoung.Surce sujet,voir,bienentendu, le livreclassiquedeSamuelH.Monk,TheSublime, a StudyofCritical

Theories in XVIIIth century England, New York, 1935, et celui de Théodore E.B. Wood, The Word«Sublime»andilsContext.1650-1760,Paris,Mouton,1972.25EdmundBurke,op.cit.,p.103.26MotempruntéàRichardPayneKnight,AnAnalytical Inquiry into thePrinciplesofTaste. 1808,4e

édition,p.370.27Burke,op.cit.,p.127.28Burke,op.cit.,p.116.29Ce queHume appelle la passion de surprise. Sur les lignes qui suivent, voir le beau livre deBarbara

MariaStafford,Voyage into Substance, Art, Science, Nature and the lllustrated Travel Account. 1740-1840.M.I.T.,1984,notamment,pp.403-409.L'auteurnoteque l'esthétiqueduXVIIIesiècleesthantéepar lacurecontrel'ennuivisuel(p.414).

30Ibid.,p.421.31Burke,op.cit.,p.244.32Ibid.,p.247.33Ibid.,p.240.34Ibid.,p.241.35 Cf. Robert Sauzet,Contre-Réforme et Réforme catholique en Bas-Languedoc au XVIIe siècle. Le

diocèsedeNîmesde1598à1694,thèse,ParisIV,1976,t.I,p.302.36 Cf. OlivierMichel, « AdrienManglard, peintre et collectionneur. 1695-1760 »,Mélanges de l'École

françaisedeRome,93,1981,2.«MoyenAge,TempsModernes»,pp.823-926.Dès1726,AdrienManglard,arrivéàRomeen1715àl'âgedevingtans,s'étaitconstituéunebelleclientèle,

essentiellement composée d'aristocrates romains. Sur ce peintre, voir aussi André Rostand : « AdrienManglardetlapeinturedemarinesauXVIIIesiècle»,GazettedesBeaux-Arts,juill.-déc.1934,pp.263-272.37MémoiresdeMarmontel... publiés parMauriceTourneux, Paris, Librairie des bibliophiles, 1981, t. II,

p.179.AproposdeToulon:«Ici,cequisemblaitdevoirm'enimposerleplusfutcequim'étonnalemoins.L'unedemesenviesétaitde

voir lapleinemer.Je lavis,mais tranquille ;et les tableauxdeVernetmel'avaientsi fidèlementreprésentéequelaréaliténem'encausaaucuneémotion;mesyeuxs'yétaientaussiaccoutumésquesij'étaisnésursesbords.»38 Simon Pelloutier,Histoire des Celtes, Paris, Coustellier, 1741. Paul-Henri Mallet,Monuments de la

mythologieetdelapoésiedesancienspeuplesduNord,Copenhague,Philibert,1756.39PaulVanTieghem,ilyadéjàbienlongtemps,aminutieusementétablilachronologiedelapropagationde

l'ossianismedansl'Europeentière,dansl'AllemagnedeKlopstock,puisdeFriedrichvonStolbergtoutd'abord;plustardivementetbienaprèsquelamodedel'AngleterrequiavaitrégnéenFrancede1750à1770sesoitaffaissée,par-delàlenéo-classicismedesdernièresannéesduXVIIIesiècle,danslaFrancedel'Empirepuisdela Restauration, cf. P. van Tieghem,Ossian en France, Slatkine reprints, 1967, 2 volumes ; et, du même,Ossianetl'OssianismedanslalittératureduXVIIIesiècle,Groningen,1920.40Dans lamesure où celle-ci implique la perte de conscience du temps et de l'espace des phénomènes

extérieurs,cf.BarbaraMariaStafford,op.cit., p.400.D'unemanièregénérale, affirme l'auteur, l'insistancedeshommesduXVIIIesiècleàinvoquerleconceptderêveriemontreleursoucideladistinctionfondamentaleentretempsrectilinéaireettempsimmémorial.41Cf.PatrickRafroidi,L'IrlandeetleRomantisme,thèse,LilleIII,1973,passim.Cetouvragemontre(cf.

p. 300) que ce sont, en fait, des chants de l'Irlande que le faussaire Macpherson a révélés au continentromantique.42 JamesBeattie,LeMénestrel, traductionM. Louet, Paris, 1829 (l'ouvrage a été composé en 1768 et

publiéen1771),p.147.43Ibid.,p.151.44ThomasPennant,Tour inScotland,op.cit.DocteurSamuelJohnson,Voyagedans lesHébridesou

îles occidentales d'Écosse. Paris, an XII (traduction partielle). Le voyage a été accompli en 1773 encompagniedeBoswell.45JeanMeyer(«QuelquesdirectionsderecherchesurlesmarinesdeguerreduXVIIIesiècle»,Bulletinde

laSociétéd'HistoireModerne,1985,n°1,pp.6-19)amontréqu'àcetteépoquelaguerrenavaleétaitd'aborduneguerred'effectifs.46Uneimmenselittératureestconsacréeàcettedécouverteduterritoirebritannique,quenousnefaisons

qu'effleurer.Citons simplement l'ouvrage important d'EstherMoir,TheDiscovery of Britain ; the EnglishTourists,1540to1840,Londres,RoutledgeetK.Paul,1964.Acette époque,unTour écossais se structure, dont les caractéristiques sont, bien entendu,différentesde

cellesduGrandTour.47 Cf. Margaret Isabel Bain, Les voyageurs français en Écosse, 1770-1830, et leurs curiosités

intellectuelles,Paris,Champion,1931.48MartinMartin,ADescriptionoftheWesternIslandsofScotland,2eédition,London,1716.49Op.cit.,p.21.AproposdesavisiteduBuller(bouilloir)deBuchan.

50CharlesNodier,PromenadedeDieppeauxmontagnesd'Écosse,Paris,Barba,1821,p.327.51ThomasPennant,LeNordduglobe...,op.cit.,t.I,pp.32-3.3.52M.UnodeTroil, évêquedeLinkoeping,Lettres sur l'Islande (traduit de l'ouvrage en suédois, paru à

Upsalen1777),Paris,1781,pp.373sq.,comporteenannexe(pp.392sq.)une«descriptiondel'îledeStaffaparM.JosephBanks»quiaccompagnaitl'évêquedanssonvoyageaccomplien1772.53Révélateuràceproposl'ouvraged'EdouarddeMontulé,VoyageenAngleterreetenRussie,pendant

lesannées1821,1822et1823,Paris,1825.54Enlangueerse,dit-on,Staffasignifielagrottemélodieuse.55Cf.FaujasdeSaint-Fond,supra,p.133.56Cf., ainsi que pour la citation qui suit, Jean-DidierUrbain, « Sémiotiques comparées du touriste et du

voyageur»,Semiotica,58,3-4,1986,pp.269-270.57Celle-cisedéploieraquandseravenul'oublidumodèlehéroïqueinitialdelapartdutouristedelaseconde

génération– la nôtre –qui se contentede circuler le longdes sentiers battus et qui, renouant curieusementaveccertainstraitsdumodèleclassique,secontentedereconnaître.58Cruttwell,Descriptiongéographique,hydrographique,topographique,industrielleetcommerciale

del'Angleterre,del'Écosseetdel'Irlande,Paris,Langlois,1804,t.II,p.210.59AdolpheBlanqui,op.cit.60B.Ducos, Itinéraireet souvenirsd'Angleterreetd'Écosse,1814-1826.Paris,Dondey-Dupré,1834,

4volumes.61Ibid.,t.III,p.278.62Ibid.,t.III,pp.282-283.63Ibid.,t.III,p.285.Onnotera,àcepropos,commelesimagesetlessentimentss'accordentàcellesqui

dominentsouslaRestauration,notammentàl'occasiondesmissions.64DeniseDelouche,LespeintresdelaBretagneavantGauguin,thèse,UniversitédeRennesII,1978,t.

I,pp.2sq.65 Voyages de Guibert dans diverses parties de la France et en Suisse faits en 1775, 1778,

1784et1785.Paris,D'hautel,1806,pp.35-36.66Bienquelapublicationdutextenedatequede1806.67 Cambry, Voyage dans le Finistère, Brest, Corne et Benetbeau, 1835-1838, p. 34. Le vide littéraire

expliquelasolitudedesgrèves.68Ibid.,p.37.69Ibid.,p.111.70Ibid.,p.158.71Ibid.,p.167.72Surcepoint:FrançoisGuillet,Curiositéetcomportementstouristiquesdanslesrégionscôtièresde

l'Atlantique et de laManche sous lamonarchie censitaire d'après les guides de voyage.Mémoire deMaîtrise,Tours,1984.73Cf.lesétudesexhaustivesdeMichèleS.Plaisant(thèsecitée,notamment,t.I,pp.374sq.)surl'essordu

poème topographique, locodescriptif et sur (t. I, pp. 291 sq.) ce qu'il doit à la théorie sensualiste del'imagination, aux lois de l'association sensorielle et donc à l'influence d'Addison et de Shaftesbury. Sur ladiffusionsocialedugoûtdelaretraitechampêtreauseindelabourgeoisiewhig,voirt.I,pp.370sq.74Cf.NumaBroc,GéographiedelaRenaissance,op.cit.,pp.211-218.75ÉdouardGuitton,JacquesDelille(1738-1813)etlepoèmedelanatureenFrancede1750à1820.

L'auteur (p. 187) évoque la nécessité que ressent le poète de voyager, notamment de Honfleur au Havre,tantôtàcheval,tantôtenbateau.Enrevanche,lalassitudeàl'égarddelapleinemers'imposeàluilorsdesonvoyageenOrienten1784-1785(op.cit.,p.387).76L'eauetlesrêves,op.cit.,pp.206-211.77CitéparMichèleS.Plaisant,op.cit.,t.II,p.563.78TheWorksofHenryNeedler,p.15,citéparMichèleS.Plaisant,op.cit.,p.630.79JohnGay,RuralSports,aGeorgie,inPoemsonSeveralOccasions,Dublin,1730,p.4.80Bienaucontrairepuisque(cf.supra,p.25)lesgrèvessedessinentdanslepoèmedeDiapercommeun

espacerépulsifetnauséabond.

81 Poème qu'il convient d'associer à la traduction desHalieuticks d'Oppien et à celle des œuvres deSannazaro,lointainmodèleitaliendelapastoraledesrivages.Cf.MichèleS.Plaisant,thèsecitée,t.II,p.518.82NotionàlaquelleestattachéMichelVovelle,cf.IdéologiesetMentalités,Paris,Maspero,1982,chap.

V,notammentp.265.83HenryFielding,TheJournalofaVoyagetoLishon,London,1755,p.160.84Cf.RogerMartin,EssaisurThomasGray,Paris,P.U.F.1934,p.176.85«Leschênescroissentjusqu'auborddurivage.Lamerformedenombreusesbaies,petitesetgrandes,

qu'ondécouvre,étincelantes,aumilieudeleursépaisbosquets.Ajoutezàcela laflotte(...) lesvaisseauxquipassentsanscesse(...).DeFarehamàSouthamptononse trouveauniveaude lacôte,et l'on jouitdemillesemblablesaperçusetdélicieuseséchappées.Sil'onveutembrasserl'ensembled'uncoupd'œil,ilfautgravirlePortsdown.»TraductiondeRogerMartin,op.cit.,p.176.86Commeentémoigne,àtitred'exemple,lemutismedeThomson.87 Cf. Carl, Paul Barbier,William Gilpin, His Drawings, Teaching, and Theory of the Picturesque,

Oxford,ClarendonPress,1963,p.7.88Labibliographiesurlesujetestabondante,outrelesouvragescitésdeCarl,PaulBarbieretdeBarbara

MariaStafford,voirChristopherHussey,ThePicturesque.StudiesinaPointofView.London,FrankCass,1967(1reédition,1927),chapitreIV,«PicturesqueTravel»,pp.83-127.MichelConan,«LePittoresque:uneculturepoétique»postfaceinWilliamGilpin,Troisessaissurlebeaupittoresque,Paris,EditionsduMoniteur,1982.89 Cf. William Gilpin, Voyage en différentes parties de l'Angleterre et particulièrement dans les

montagnes et sur les lacs duCumberland et duWestmoreland, Paris,Maisonneuve, 1789, traduction dela3eéditionparGuédondeBerchère,cf.t.II,«Tableauduvoyageuridéal»,pp.89sq.90Cf.OdileMorel,«Lesaveuxd'unamateurdepaysage»inFrançoisDagognet,op.cit.,pp.197sq.ainsi

queCarl,PaulBarbier,op.cit.,p.104.91Cf.Barbara,MariaStafford,op.cit.,pp.403-404.92E.Guitton,op.cit.,p.573.93Surlapoésielocodescriptive,voirl'ouvragedevenuclassiquedeJohnBarrel,TheIdeasofLandscape

andtheSenseofPlace,1730-1840,anApproachtothePoetryofJohnClare,Cambridge,1977.94P.H.Valenciennes,Elémentsdeperspectivepratiqueàl'usagedesartistes,Paris,anVIII,p.340.95Voirnotammentl'ouvragecitédeCarl-PaulBarbier,pp.121-147.96Encela,ildiffèreradicalementduvoyageclassique.97WilliamGilpin,Troisessaissurlebeaupittoresque,éditéparMichelConan,op.cit.,p.45,ainsiquela

citationquisuit.98 Ainsi que dans la substitution des associations d'idées et des émotions à l'emblématique (cf. Marie-

Madeleine Martinet, Art et Nature en Grande-Bretagne au XVIIIe siècle, de l'harmonie classique aupittoresquedupremierromantisme.Paris,Aubier,1980,pp.6-7).99Cf.FrançoisGuillet,op.cit.,passim.100D'oùVernetaperçutpourlapremièrefoislameretdontBérengercélèbrelabeauté.101 Dans le corpus que nous nous sommes constitué, le site est célébré par Amédée Pichot, Voyage

historiqueetlittéraireenAngleterreetenÉcosse,Paris,Ladvocat,1825,t.III,p.174.AproposduTrôned'Arthur,ilécrit:ils'agit«dupanoramaleplusextraordinairequepuissefourniraucunevilled'Europe».L.A.NeckerdeSaussure,op.cit.,t.I,p.102.LaTocnaye,Promenaded'unFrançais dans laGrande-Bretagne,2e édition,1801, p. 126. La vue qui

s'offredeCaltonHilln'estsurpasséequeparcelledeConstantinople.LouisSimond,Voyaged'unFrançaisenAngleterrependant lesannées1810 et1811,Paris,Treuttel,

1816,t.I,p.371.Ducos(op.cit.,t.II,pp.352sq.)attestel'intensefréquentationdulieu.Marie-AugustePictet,VoyagedetroismoisenAngleterre,enÉcosseetenIrlandependantl'étédel'an

IX(1801),Genève,1802,p.63:DusommetdeCaltonHill,«Onjouitdel'unedesplusbellesvuesqu'ilsoitpossibled'imaginer.»Et l'auteur anonyme de laTournée faite, en 1788, dans la Grande-Bretagne, par un Français (...),

Paris,1790,B.N.8°N150,p.164:«Noussommesallésd'abordàlacollinedeCalton...»

PourlesBritanniques,gravirlacollineentredanslesinjonctionsduTourécossais.102Atitred'exemple,admiréparAnnRadcliffe,op.cit.,t.II,p.197.103Cf.Voyagebibliographique,archéologiqueetpittoresqueenFranceparlerév.ThomasFrognall

Dibdin,traduitparThéodoreLicquet,Paris,Crapelet,1825,t.I,p.149.En1818,ilagraviàpiedl'«admirablesommet»afindejouirdu«fameuxpanoramadeRouenetdesesenvirons»quenemanquentpasdevenircontemplerlestouristesanglaisquiempruntentl'itinérairedeDieppe.104Cf.LeopoldVonBuch,VoyageenNorvègeetenLaponiefaitdanslesannées1806,1807et1808,

Paris,Gide,1816,t.I,p.31,àproposducoupd'œild'Elseneur.«L'effetsurpassamonattente.Ilestimpossiblederienvoirdeplusbeauetdeplusimposant(...).Ilyadanscettescènesivariée,etsianimée,quelquechosequi tientduprestigede lamagie.»Oubien,M.P.H.Mallet,VoyageenNorvège, appendice auVoyage enPologne, Russie, Suède, Danemark, etc., par M. William Coxe, Genève, 1786, p. 309 ; il effectuele8juin1755unepromenadeàpiedlelongdesrivagesdumagnifiquedétroit.105Encetemps,nel'oublionspas,lestracesbourdonnantesdel'activitérestentbientoléréesdesamateurs

de solitude eux-mêmes ; le temps n'est pas encore venu de la nostalgie suscitée par la sensation de ladestructiondupaysage.106Cf.FrançoisGuillet,op.cit.,passim.107Cf.ArmandNarcisseMassondeSaint-Amand,Lettresd'unvoyageurà l'embouchurede laSeine,

Paris,Guibert, 1828, p. 133. «Monsieurm'a paru amateur de beaux sites,me ditmonpostillon, quim'avaitentendum'extasiertoutaulongdelaroute»;celui-ciprendlalibertédeconseilleruncoupd'œilauvoyageur.En janvier 1820, le duc de Kent, victime de son amour des points de vue,meurt au retour d'une fatiganteexcursionsurunecollinevoisinedeSidmouthdansleDevonshire,cf.EdmundW.Gilbert,op.cit.,p.16.108Gilpin,TroisEssais(...),op.cit.,p.42.109Cf.Torrington,lorsdesonséjouràWeymouth,supra,p.107.110WilliamGilpin,Observations on the Coasts of Hampshire, Sussex and Kent, Relative Chiefly to

PicturesqueBeauty,madein1774,London,1804.111Aussiimporte-t-ildes'arrêtersurl'analyseoculairedecettelisière,danslamesureoùGilpinlareconnaît

digned'uneattentionparticulière.«Lalignedelimitationesttrèsvariée.Tantôtelleestcoupéehardimentparunpromontoirequiavance,ou

enclavéedansunecriquedentelée : tantôtellevaserpentant le longd'un rivage irrégulier,et tantôt sororiantdansunebaiecontournée.Souschacunedecesfaces,cette ligneestsusceptibledebeauté,etcertainementtoujours digne d'attention.Car, comme c'est une ligne de séparation d'entre la terre et l'eau, c'est par cetteraisonunelimitesiremarquablequelamoindrerudesseyfrappelesyeux.J'aivuplusd'unbeaupaysagegâtéparunedeceslignesquioffraitunedirectiondésagréable.»WilliamGilpin,Voyageendifférentesparties(...),op.cit.,t.I,p.160.112Ibid.,t.I,p.207.113JohnHassell,TouroftheIsleofWight,London,1790.114SirHenryC.Englefield,op.cit.,préface.115Ibid.,p.66.116 Cf. A ce propos, lamanière de voyager des compagnons de l'auteur anonyme de laTournée faite

en1788(...),op.cit.,passim.117S.B.J.NoëldelaMorinière,PremieressaisurledépartementdelaSeine-Inférieure,Rouen,anIII

(1795),2vol.Dansl'invocationnéo-classiquequiterminel'essai,l'auteurs'adresseauxplagesetauxfalaisesdelarégion

deSaint-Valéry-en-Caux;celles-cientrentainsidanslalittératurelamêmeannéequelescôtesarmoricainesdécriresparCambry:«Pardon,lieuxsolitaires,j'aitroublélesilencedestombeauxetl'asilesacrédesmorts(allusionàdesjeunes

fillesécraséessouscesfalaises);tertresmousseux,couvertsd'alguemarine,falaisescrevasséesd'oùpendentlechardon inodoreet la ravenelle sauvage,habitationsde lacorneilleenrouée, silencieux reposde lanature,anciennetédesâgesquiontvus'élevercette lisièredemontagnesmarneusesquiforment lesbordsduvastebassinoù leseauxdesmerssebalancent,poissons ripuaires,moules,nérites,polypes,animaux-plantes,vousqui semblez confondre la série des anneaux de la nature, toujours la même, toujours variée dans sesproductions, je me rappellerai longtemps les sensations diverses que j'ai éprouvées sur les rivages de la

Manche, longtemps le souvenir des rochers d'Eletot viendra s'offrir àmes pensées, quand elles se livrerontd'elles-mêmesàlaméditationdupassé»(1eressai,p.244).118Révélatrice à ce propos, lamanière de voyager deLouis-AlbertNecker deSaussure qui s'astreint à

visiteruntrèsgrandnombredepointsdevue,afinderécapitulersesémotionsetdecultiverlepressentimentdesplaisirs.Ainsi,duhautdubelvédèreduBenLomond:«Jepassaiunegrandepartiede la journéesur lasommité ; je ne pouvaisme lasser de contempler cemagnifique point de vue ; jeme plaisais à portermesregardssurlessitesquejeconnaissaisdéjà;millesouvenirsintéressantsserattachaientàlavuedeslieuxquej'avaisparcourus; j'aimaisaussiàobserverceuxquej'allaisvisiter,et lavuedecesHébrides,oùjedirigeaismonvoyage,medonnaitunnouveauzèle,etmefaisaitpressentirunefouledenouvellesjouissances»(op.cit.,t.II,pp.215-216).119Cf.PierreGoubert,JaneAusten,Étudepsychologiquedelaromancière,Paris,P.U.F.,1975,pp.75-

82.LadescriptiondesenvironsdeLymedansPersuasionmontrelatardiveconversiondeJaneAusten.120AutraversdestravauxdeDari,Baglivi,Pascali.121DocteurPierreThouvenel,Traité sur le climat de l'Italie considéré sous ses rapports physiques,

météorologiquesetmédicaux,Vérone,1797.122Visionquisurvivraàl'émergencedelachimielavoisienne.123DocteurThouvenel,op.cit.,t.I,p.175.124Ibid.,t.I,p.177.125Ibid.,t.I,pp.175-176,ainsiquelescitationsquisuivent.126Cequ'ilnousestaujourd'huidifficiledecomprendredanslamesureoùnoussommessurtoutsensiblesà

lapermanentesécheressedelasaisonestivale.127Ibid.,t.I,pp.195et200.128RolanddelaPlatière,op.cit.,t.II,pp.159sq.129DocteurThouvenel,op.cit.,t.I,p.178,ainsiquelacitationquisuit.130Ibid.,t.I,p.207.131Ensembled'expressionsquifigurentdanslelivredeThouvenel,t.I,pp.178-179.132Cf.MikhaïlBakhtine,op.cit.,p.239.133G.Burnet,VoyagedeSuisse,d'Italieetdequelquesendroitsd'AllemagneetdeFrance,faitdans

lesannées1685et1686,Rotterdam,1687,livreII,pp.101-102.134PrésidentdeBrosses,op.cit.,t.I,p.215(2novembre1739).135Choiseul-Gouffier,VoyagepittoresquedelaGrèce,1782,t.I,commentairedu8ehors-texte.136Creuzé deLesser,membre du corps législatif,Voyage en Italie et en Sicile fait en 1801 et 1802,

Paris,Didot,1806,p.161.137 Charles-Victor de Bonstetten,Voyage sur la scène des six derniers livres de l'Énéide, suivi de

quelquesobservationssurleLatiummoderne,Genève,Paschoud,anXIII.138CreuzédeLesser,ibid.,pp.351et353.139HenryFielding,op.cit.,pp.235-236.140 JohanGeorg Sulzer, Journal d'un voyage fait en 1775 et 1776 dans les pays méridionaux de

l'Europe.LaHaye,Plaat,1781,pp.151,161et228.Ce système d'appréciation perdure au cœur duXIXe siècle.Honoré-ZénonGensollen (Essai historique,

topographiqueetmédicalsurlavilled'Hyères,Paris,1820,p.54)vantelespromenadesd'Hyères,notequelesvoyageursadmirent lesorangers,sedélectentdesparfumsnaturels,desriantsbosquetset jouissentde ladouceur du climat ;mais il ne dit rien des éventuelles beautés du rivage ; il ne faitmême pas allusion auxpaysagesmaritimes.141Aubin-LouisMillin,VoyagedanslesdépartementsduMididelaFrance,Paris,Imprimerieimpériale,

1807,t.II,pp.384et435.142 A titre d'exemple, Lettres du docteur Rigby, Voyage d'un Anglais en France en 1789, Paris,

NouvelleLibrairieNationale,1910,p.161.AproposdeNice,«nousnousdirigeâmescematinversleborddelamer,maislachaleurdevintbientôttropfortepournouspermettredecontinuernotrepromenade».143P.H.Valenciennes,op.cit.,p.435.144Acepropos, voirHélèneTuzet,LaSicileauXVIIIe siècle vue par les voyageurs étrangers, thèse

citée,1955.

145P.H.Valenciennes,op.cit.,pp.417et629-630.146Ibid.,pp.417-418et427.Levoyagedutouristephotographeobéitaujourd'huiànombred'injonctionsde

Valenciennes.147P.H.Valenciennes,ibid.,p.494.148J.W.vonGoethe,op.cit.,p.233.149Cf.Barbara,MariaStafford,op.cit.,p.406.150P.H.Valenciennes,op.cit.,pp.272et273.151Ibid.,p.493.152Cf.Barbara,MariaStafford,op.cit.,pp.331,356et405-406.153Asonpropos,voirElisabethChevallier,art.cité,pp.89-91.154 JeanHouel,Voyage pittoresque des isles de Sicile, deMalte et de Lipari (...), op. cit., 1782 (le

voyageaétéentreprisle16mars1776),t.I,p.54.155Ibid.,t.IV,pp.87-88.156 JacquesMilbert rapportequ'il est devenuunehabitudepour lesnaturalistes et les artistesde se tenir

chaquesoirauhublotdelacabineprincipale«àregarder,durantdesheures,lamassedoréeetargentéequisemeut dans toutes les directions au fond des vagues et qui se révèle particulièrement vive quand la nuit estspécialement noire et les eaux agitées ».Grâce à la phosphorescence, on peut alors observer des animaux,notammentdesespadons.JacquesMilbert,Voyageàl'îledeFrance,I,pp.111-112,citéparBarbara,MariaStafford,op.cit.,p.332.G.Hartwig,op.cit., pp.31 sq.,qui inspiraMichelet,dit l'attraitque lephénomèneexercesurlestouristesdelarégiond'Ostende.157 Georg Forster,Voyage (...), op. cit., p. 170. Sur le personnage, voir Marita Gilli,Georg Forster :

L'œuvred'unpenseurallemandréalisteetrévolutionnaire,1754-1794,LilleIII,Paris,Champion,1975.158RolanddelaPlatière,op.cit.,t.II,pp.310sq.159AndréThouin,op.cit.,t.II,pp.463-464.160JeanHouel,op.cit.,t.I,p.109.161Ibid.,t.I,pp.118-119.162RolanddelaPlatière,op.cit.,t.III,pp.7-10.163LucienFebvreasoulignélanécessitéde l'étudedes limitesdupensable ; ilenestdemêmedecelles

desaffects.164BernardindeSaint-Pierre,HarmoniesdelaNature,op.cit.,p.194.165Ibid.

CHAPITREIV

LEPARCOURSÉPHÉMÈRE

Lesromantiquesn'ontpasdécouvertlamer.BienavantlafinduXVIIIe siècle,les rivages de l'océan étaient devenus des lieux de contemplation et dedélectation.Gravir laduneenquêted'unpointdevue,arpenter lesommetdelafalaise, s'enivrer du sublime spectacle de la tempête, guetter la découpe d'une« marine » dans le panorama constituent des conduites banales quand paraîtChildeHarold(1818).Dèslafindesannées1750,lesfoulesviennentàBrightonjouir des plaisirs du bain ; en 1776, Jean Houel goûte la fraîcheur et latransparencedeseauxméditerranéennesdanslesquellesilseprélasseaucôtédesjeunes Siciliens. Perçue comme un recours contre la mélancolie et contre lesnuisancesdelavillemalade,lamersevoitreconnaîtreparlessavantsneptuniensunrôledécisifdansl'histoiredelaplanète;etlegéologueamateurvientpréleverdeséchantillons le longdesesrivagesarpentésdepuisplusieurssièclespar lescollectionneursdecoquillages.Les romantiques eux-mêmes empruntent auxmodèles antérieurs. Héritiers de

l'ossianismepour laplupart, il leurarrivede lire lepittoresquedu tableauà lamanière banale des touristes. En 1828, Dorothy Wordsworth visitescrupuleusementl'îledeManetseplie,pointpatpoint,auritueldepuislongtempscodifiédelavillégiaturemaritime1.Cependant,lescréateursromantiques,lespremiersàtenirundiscourscohérent

sur la mer2, ont puissamment enrichi les modes de délectation de la plage etaccentué le désir inspiré par cette indécise frontière. Ils ont renouvelé le sens,élargilaportéedepratiquesdéjàsolidementancrées.Ilsontfournidesmodèlesde contemplation ou plutôt de confrontation qui ont peu à peu disqualifié lesfigures antérieures de la jouissance du vent, du sable et de la mer. Lesromantiquesontrénovélesmanièresdechevaucheroudesepromener,d'errersurlagrève,desecampersurlepromontoire.Avecunefacondenouvelle,ilsontsudécrirelesémoisdubainetlesdélicatesimpressionsdeplage.

Aussis'impose-t-ildedessineràgrandstraits3unsystèmedereprésentations,une stratégie émotionnelle et un réseau de pratiques élaborés et proposés parFriedrich von Stolberg4, Byron, Shelley ou Chateaubriand, au moment où JaneAustentournaitendérisionlabanalitédudiscoursadmiratifsurlepittoresquedesrivages. Il importe d'analyser la façon dont ces modèles renouvelés invitent àd'inédites procédures de la contemplation, ouvrent de nouveaux itinéraires à larêverielittorale.Lesromantiquesfontdurivageunlieuprivilégiédeladécouvertedesoi.Dans

laperspectivedel'esthétiquedusublime,récemmentproposéeparKant,lastationsur la plage autorise une vibration particulière du moi, née de la perceptionexaltante de sa confrontation aux éléments. Le rivage propose une scène surlaquelle,mieuxqu'ailleurs,peut,du faitmêmeduspectaclede l'affrontementdel'air, de l'eau et de la terre, se dérouler la rêverie de fusion avec les forcesélémentaires,lefantasmed'engloutissementetsedéployerlesmiragesdecequeRuskin appellera la pathetic fallacy*. La vacuité de l'océan, devenu le lieumétaphoriquedudestinde lapersonne,constitue laplageenune lisièredont leparcours,obsédéparlesrythmesaquatiquesassociésaucyclelunaire,inviteàdepériodiquesbilansdevie.Dans toutes les occurrences, c'est le spectateur qui, désormais, constitue la

mesure des rivages. L'individu n'y vient plus admirer les bornes imposées parDieuàlapuissancedel'océan;enquêtedelui-même,ilespères'ydécouvrirou,mieuxsansdoute,s'yretrouver.Ainsisecomprendl'enrichissementconsidérabledel'expériencedesgrèves.Lesimpressionsquecelles-ciproposentsontdèslorsguettéesparchacundescinqsens;enoutre,s'opèreunélargissementdesmodesd'appréciationcénesthésiquequiconstitueunévénementmajeurdansl'histoiredela sensibilité. Les façons inédites de se poster, de stationner sur la plage, des'asseoir,des'étendresurlesableenregistrentcetapprofondissementdelaquête.

A–Larichessenouvelledesémotions.Lespeintresetlesécrivainsromantiquesfontdelaplageunescènesurlaquelle

sedéploielespectacledelaconfusiondeséléments5.Pourplusd'undemi-siècle,ils ancrent de nouveaux clichés : lamer escalade le ciel comme une immensetrombe,ledessindesastressedéformeetsejouedansleclapotisdeseaux,lesembruns, lavapeurbrouillent l'atmosphère, lesablemouillésembleavoirperdusa consistance tellurique. Réinterprétant une ancienne pratique des artisteshollandais, les peintres romantiques s'attardent au spectacle de la grève6. Ilsportentuneattentionparticulièreàl'estran,suprêmeterritoiredel'éphémèreetde

l'indistinctiondeséléments,quifavoriselarêveriepanthéiste.LaplagedeCalaisàmaréebasse7,peinteparTurneren1803,faitéprouvercetteconfusionduciel,delameretdusable.DanslasérieréaliséeàWeymouthparConstabletreizeansplustard,laligned'horizoncessedeséparer,«commedanslepaysageclassique,deuxunivers visuels hétérogènes, aux couleurs et auxvaleurs codifiées »8 ; leseaux, la terre, leciel sontmisen résonance.Cesont lesdécoupesmêmesde lascèneclassiquequisetrouventabolies9.Lesécrivains romantiquesont ressassé le thèmede l'océansans rivage10 ; ils

éprouventintensémentl'imagemosaïquequifaitdelamerlasubstanceantérieureà toute création et à toute forme11. Les peintres, eux aussi, imposent cettesensation, qui placent le spectateur au ras de l'eau, tout en rabaissant la ligned'horizon. Ainsi sur plusieurs tableaux de Bonington, l'illusion de l'infinitudemarines'accordeàl'impressiond'immensitédurivageetduciel.AlasuiteduByrondeChildeHarold,lesromantiquestriturentaussilethème

de l'éternelle intégrité de l'océan, indifférent au changement historique. Sapuissance, son énergie fascinent d'autant plus qu'elles apparaissent n'avoir subiaucunedéperditiondepuis l'originedumonde.L'émotion redoubleà contemplerl'associationdecetteforceintacteetdelavacuité,àressentirpartouslessenslevideimmenseetpalpable,sanscesseanimédumouvementdelavie.Turner,parlaperspectivedynamique,imposeauspectateurlesentimentdelapuissancedesvacuités dont le bateau-prétexte a pour mission de mieux faire éprouver laperpétuelleagitation12.Levoilierenpérilrévèlel'ampleurdusoulèvementdelavague,permetderessentirlaforceduvent,d'analyserlamécaniquedescourants.L'attentionnouvellequelesromantiquesportentàl'air,aumomentmêmeoùse

déploielachimielavoisienne,renouvellelesmodalitésdelacontemplation13.Ce« néant actif chargé d'éveiller l'être »14, quematérialisent le nuage et l'oiseau,associe, plus paradoxalement encore que l'océan, l'énergie, la virilité et lavacuité. La force insistante de son appel, son imprévisibilité engendrent latentation de la fuite rapide vers le suprême refuge15. Tout à la fois bouche etoreilledelanature,ce«riendynamisé»16necessedeparleràl'âmeromantique,dontilsolliciteledialogue.La terre intéresse ici dans ses jointures17, lignes de péril pour le navigateur

mais surface rassurante sur laquelle le nageur vient prendre pied. Peu aprèsTurner, et quelque temps avant Bonington et Eugène Isabey, Constable, enpaysagiste et non en peintre de marines, se plaît au dessin de ce contact.Dès1816,danssapeinturedeséléments,ilaccordelaprioritéausablehumide18.Les pieds dans l'eau gris-vert, à proximité des dernières vaguelettes de laManche, le spectateur du tableau éprouve l'incertaine présence de la terremouillée19.

Comme naguère l'amateur des tempêtes de Vernet, l'artiste romantique subitintensément la théâtralité de la lutte que se livrent les éléments en proie auxpassions.L'essentieln'endemeurepasmoinspourluilaconfrontationdel'hommeet de cette énergie des vacuités dynamisées. Une tradition de la marinehollandaisesetrouveainsiréinterprétéeàlalumièredel'esthétiquedusublime20.Inséparabledelajouissancedelaconfrontation,lapratiquedudialogueavec

les éléments, littéraire celle-là. Childe Harold converse avec la mer dont ilinterprète les gémissements. Le long de la rive à l'écho sonore, le poète vient,dans l'œuvredeShelley,combler levidedesonâmepar l'écoutede l'incessantdiscoursdeséléments21.L'océan,ici,respire;aveclacaverne,aveclafalaise,ilpoursuitundialogueininterrompuquepeutsaisirl'attentifpromeneurdesrivagessolitaires.Chactas,aubagne,écouteavecémotionlavoixdesflotsquiluiparlentdesonAmériqueetleurracontesonmalheur22.Aboutissementdelareprésentationromantiquedesrivages,l'œuvredeCaspar

DavidFriedrichmériterait un long développement23,Hanté par la nostalgie desorigines, qui le pousse à un incessant parcours des longues plages de sable deGreifswald,Friedrichinstituelerivageenscènedel'angoissemétaphysique24.Lepeintre place le spectateur au bord du gouffre que chacun porte en so125. Encompagniedel'hommequ'ilaperçoit,dedos,figésurlerivage,àlalimitedelaterreetde l'eau infinie,celuiquicontemple le tableausubit lechocsoudaindel'angoisse26.Sansrecoursaucunàlathéâtralitédesélémentsassemblés,Friedrichimpose la plus pathétique des lectures du rivage. L'objet peint de cet artintensémentsilencieuxappartientàl'espaceintérieur.L'expansiondurivagefavoriseledésirdefusionpanthéiste,de«cosmisation»

qui taraude les romantiques. En ce lieu où la respiration s'accorde à celle del'univers,sedéploientlibrementlesfantasmes.Lespectacledelavacuitédelamersansrivageprocurelasensationsansobjet

quifavoriselaplongéeimaginaire.Lamonotoniemarineinviteausommeil,sefaittentation de l'engloutissement. Ce rêve, alors très prégnant, a été préparé parl'irréalitédupaysageossianique,parl'indécisiondu«crépusculeceltique»27.Lelong des plages sablonneuses, il est peu de symboles ascensionnels ; reste laprésencedeceuxquiinduisentàlachute,ouplusprécisémentàlaplongée.L'eaunoire,fatalemerdesténèbres,donts'imposel'homologieaveclesang,appelleàlamort28.Dansl'âmeimpatienteduromantique,ellestimulelanostalgiedumondeorigine129. La puissance de cette invitation au voyage sans retour contribue àexpliquerl'emprisedurivagesurl'imaginairecollectifdecetemps.Lamer/tombenourritlerêvederégression.Sonassociationàlamèreconstitue,

on le sait, une constante de la psychanalyse jungienne30. Le fantasme del'engloutissementparl'abîmeaquatiqueoudeladigestionparlessablesrévèlele

désirdeceretourcénesthésiqueenmêmetempsqu'iltraduitle«consentementàlaconditiontemporelle»31.Publiéen181932,AVisionoftheSeadeShelleymetentextecerêved'involutiondanslecorpsdelamer;danscepoèmedenaufrage,les ventres dévorateurs s'emboîtent, jusqu'à l'ultime absorption par la mer33,«primordialeetsuprêmeavaleuse[...],archétypedeladescenteetduretourauxsourcesoriginellesdubonheur»34.Ce faisceau de fantasmes ordonne les modalités du bain romantique. Aux

mêmesschèmesdoitêtreassociéelafortuneduthèmedelatrombequicombinel'aspirationetl'engloutissement,et,plusencore,celuidutourbillon,dumaelströmquivient renouveler lepathétiquede lamer35.Plusévidentesencore,danscetteperspective,lafascinationalorséprouvéepourlamaréemontante,latentationdel'engloutissementdanslapassivitédontnousparle,bienavantlelenteffacementdumalheureuxGilliatt,l'AntiquairedeWalterScott.Ici seglisse l'horreurde lavisqueuse immobilitéde lamer.L'imagede l'eau

devenue lourde, fétide, excrémentielle, grouillante de monstres s'accorde àl'emprise du marécage sur l'imaginaire collectif et à celle de la théorieinfectionniste sur la pensée médicale. Le rêveur s'horrifie à l'idée d'affronterl'indicible. Sur l'estran monotone, l'eau qui monte insensiblement impose«l'insinuanteprogressiondelaviscosité»36;elleinduitlethèmenouveaudelaséduction dumonstre. Près de la côte, à proximité des boues et des vases, lescauchemars prennent corps, triturés par Crabbe. Peter Grimes en mourra, àcontemplerlesvaseuxliquidesdelacôtedésoléeetlesmonstresenfouisdanssonâmesolitaire.Ainsi s'approfondit peu à peu la fascination des bords, des jointures quim'a

donné l'idée de ce livre. Par les interstices, par la béance née du contact deséléments,s'insinuentlessoufflesmaléfiques,pestilentiels.Parlàseglissenttouteslesintrusions,lesmenacesquisollicitentl'imaginaire,sedéversentlesdéjections,lesécoulements;s'autorisentlespénétrationsquiassurentl'intensesexualisationdel'estran.Laplages'intègreàlarichefantasmatiquedeslisières,parlesquellessurgissentlespérilsetlesenchantements.Alors émerge la certitude avouéeque lamer, surtout dans la clarté nocturne,

symbolise les ressources obscures d'un inconscient dont les impressionscénesthésiquesattestentlaprésencepermanente37.L'analysedel'œuvredeShelleyrévèlechezlepoètelenet«sentimentd'unecorrespondanceentrelesprofondeursmarines et les profondeurs psychologiques »38. Jean Bousquet a longuementmontré la prégnance symbolique du rêve de liquidité à l'époque romantique39.DepuislessongesdeJean-Paul,l'activitédel'âmedudormeurestsouventperçuecomme un irrésistible courant40. La folie elle-même sera vite ordonnée selonl'imagedelaplongée.

« J'aime lamer commemon âme.Souvent ilme paraîtmêmeque lamer estvéritablement mon âme. En effet, ainsi que dans la mer il y a des plantesaquatiques cachées, qui ne se montrent à sa surface qu'au moment où elless'épanouissent, et qui s'y enfoncent de nouveau lorsqu'elles se fanent : ainsisurgissentparfoisdesprofondeursdemonâmedemerveilleusesimagesdefleurs,defleursauxyeuxbleusetauxlèvresvermeilles,lisdepudeuretrosesdebeauté,quirépandentleursparfumsetdisparaissentdenouveau–Évelina!»«Quandjemepromènelanuitauborddelamer,etquej'écoutelechantdes

vaguesquiéveilleenmoi toutessortesdesouvenirsetdepressentiments, ilmesemblequej'aiétéautrefoisplacésurunehauteurcélesteoùmonâmeembrassaitla connaissance entière du passé,mais que, saisi de vertige et d'effroi, je suistombésur la terre»41.Ainsi s'exprimeHeineen1826.Lamerabritedesvillesenglouties dont les mariniers de Norderney disent entendre le dimanche lesclochescarillonner;unmondesubmergégîtaufonddel'âmedupoètequineserévèlequedanslemiroirdesrêves.Surlerivage,lerêveur,soumisauxrythmesaquatiques,peut,mieuxqu'ailleurs,

veniréprouverl'écoulementdutempsindividuel.Lacorrespondanceperçueentrelecycledesmaréesetlecyclemenstruel,entre

l'alternance du flux et du reflux et le rythme nycthéméral, entre la scansion desvaguesetlesbattementsducœurinciteàl'écoutecénesthésique,somatiselaquêtedesoi.En1777,FriedrichvonStolbergexprimecetaccordde lasensibilitéducorpsetdurythmedelamer42.NovalisfaitdireaujeunehommedesDisciplesàSaislacorrespondancequis'instaureentrel'alternancedufluxetdurefluxetcelledelaveilleetdusommei143.«Leflotperpétuelqueperçoitl'êtredanslesilence,c'est le ressac de la mer », écrit Jean Perrin, subtil analyste de l'œuvre deShelley44.Ce n'est donc pas tant la surface de l'océan qui, dans cette perspective, se

révèlefascinantequelelieuoùs'imposelamusiquedesmarées.L'endroitleplusfavorable à la perception des rythmes n'est pas la hautemer,mais la plage oùviennentbruyammentsebriserlesrégulièresondulationsdel'eau.Le voyageur romantique effectue sut le rivage de périodiques séjours.

Confronté à lamer immuable, il peut aisément éprouver l'écoulement du tempsindividuel ; insensible au changement historique, l'océan impose son éternelleréférence.Acepropostoutefoiss'imposentlanuanceetlaptécision.Nombredesavantsontalorslaconvictionquelameravu,depuislaCréation,s'affaissersavitalité, sa fécondité ; rares sont ceux qui éprouvent le sentiment d'une puretémenacée;personneneressentdelanostalgiefaceàunélémentquiseraitenpéril.Si lapuissancecréatricede lamersembleàcertainscompromise,c'estplusdufaitdel'éloignementd'unétatoriginel,quesousl'effetd'unemodernepollution.

Adatepériodique,dansunlieuvide,disponible,quisembleautoriserlatotalesolitudeindividuelle,lepromeneurpeutdoncseretrouverconfrontéàl'inchangé,àl'infinitéspatialeettemporelle.Acepropos,lecasdeChateaubriandapparaîtexemplaire. Sur le rivagedeSaint-Malo sont plantées les bornes de sa vie.Lemotif maritime fait « comme en sourdine » « vibrer tout le volume spatio-temporel»desonexistence45,Danslatramedecelle-ci,commedanslesépisodesdel'épopéeimaginairedeChildeHarold,lerivagefixelesouvenirdesdéparts.Custinequicirculeentrelesdeuxpôlesduvoyageromantique,laGrandeGrèce

(laCalabre)etlaCalédonie,rêvesurlerivaged'Inverness,l'undesdeuxpointsultimesdesonparcours;levoyageurcompareles«rivagesnébuleux»decette«terreglacée»auxmagnifiquescôtesdelaCalabre.«Cesouvenir,écrit-il,m'aconduit à repasser toute l'histoiredemavie [...] J'aimesuréd'uncoupd'œil letravaildu temps surmonêtre [...]Ces réflexionsm'ont fait sentirdistinctement,pour la première fois qu'il y aurait désormais dansmavie, plus de regrets qued'espérances»46.Le spectacle de la haute mer complète l'impression du rivage ; il aide à la

découverte du moi profond. Ce qu'il y a dans l'existence « d'instinctivementoriginaire-désir, errance, verticalité, indifférence – ne peut s'identifier qu'à cetintervallecardinal,qu'àcettevertigineuseetcreusepalpitationliquide47».Pourlehérosromantique,lavraievie,c'estlamer,espaceintactdelibertéquiisoledelatrivialitéduséjourterrestre.En invitant à la rêverie du nevermore, en provoquant au rebroussement, le

rivage se marque de l'empreinte de thèmes dérivés. Stolberg, Byron,Chateaubriandou bien encore, dans l'ordre de la fiction, une série d'auteurs deCrabbe(PeterGrimes)àPhilarèteChaslesimposentlanostalgiedel'enfancedesrivages. Ceux qui ne peuvent l'éprouver la transfèrent par anticipation ous'émeuventdelaconfrontationdeleurdescendanceàl'infinitudemarine.MicheletquivisiteLeHavrele7août1831confie:«Jesuistoutémud'avoirvumonpetitenfantpensifenfacedelamer,frêleenfant,surlequelj'aiplacémavie,etquejene pourrai protéger [...]48. » Nodier, Hugo, désireux d'assister à une telleconfrontation,déplorent l'absencede leur fillequand,pour lapremière fois, ilsdécouvrentlaplage49.Cetteémotions'accordeàlathéoriemédicalequialorss'infléchitetvanteles

effetsbénéfiquesdelamersurlasantédesjeunesenfants.Tandisque,stimuléparlediscourssurlanatureféminine,sedéploiel'hymneàl'instinctmaterneletquecroît l'attention portée à l'enfance bourgeoise, la plage se dessine avec nettetécommelelieudelamaternitéprolongée;exaltésparlaproximitédelamer/mère,trouventàs'ydéployerdesinstinctsfémininsquisefont,chezl'épouse,gardiensd'unevertumenacéeparlatroplongueabsencedumari.Lafigureascendantede

l'enfant sur le rivage s'accorde enfin au renouvellement des pratiques de larobinsonnade ; celle-ci traduit alors avec plus d'évidence que naguère larégression,l'involution,laquêteincessantedelamère.Laconsciencedelafuitedutemps,activéeparlespectacledurivage,s'associe

àl'intensechatgesexuelledel'endroit;lefrémissementdupiednuaucontactdusable, l'insistante caresse du vent, la flagellation par l'eau violente,l'engloutissement rêvé comme une lente pénétration, le parcours des cavitésemboîtées de la caverne posent implicitement la plage commeun lieu érotique,empreint des images de la féminité tout à la fois menaçante et salvatrice50. Ilconvienttoutefoisdesegardericidel'anachronisme.Lerivagenesedessinepasencore comme un théâtre du libre déploiement de la volupté. Il faut, pour lecomprendre,songeràl'empriseducodedelapudeuretauxtabousquis'exercentcontrelanudité51,Seulelamédiationdurécitlégendaireautoriselesécrivainsàévoquer les ébats, leplus souvent tragiques, d'amantsun temps réunisdansdes«chambresd'amour»oudansdes«bainsd'amour»,avantd'êtreengloutisparlamontéeduflot52.En revanche, les romantiquesont su fairedu rivageun lieu symboliquede la

fidélité. Là viennent paradoxalement se jouer, souvent en des procéduresdramatiques, les péripéties d'amours insensibles à l'écoulement du temps et quisavent, au besoin, résister à la mort. La figure pathétique de la fiancée desrivages53, héritière de la vierge ossianique condamnée au trépas dans son îlesolitaire, remplit d'émoi les voyageurs romantiques ; il n'en est guère qui neprétendentl'avoirrencontrée.Cettetouchantefiguredelajeunefilleconfrontéeàla mort de l'amant se substitue à celle de la pudique fiancée, aux formesvoluptueuses,engloutieparlescolèresdelamernéo-classique54.

B–Lessensuellespratiquesdelaplage.Nettement postérieur à la vogue de la villégiature maritime, le prodigieux

enrichissementdesémotionsprocuréesparlesrivagesdelameratransformélesmodalitésdudésir.Unefamiliariténouvelles'estnouéeentrelepromeneuretleséléments.Pourlui,l'océann'estplusseulementsublimespectaclecontemplédelafalaise ou tableau pittoresque découpé du haut du point de vue, en une visiondistanciée, dominatrice. Le dialogue avec la vague, avec la caverne, suggèred'abandonner la position spectatoriale qui était encore celle du Ménestrel deBeattie;ilinduitledésirducontactrapproché,préludeàlafusionimaginaire.Lepromeneur romantiquegoûteavecavidité la sensualitéde laplage ; lebaigneur

détailledessensationsjusqu'alorscantonnéesdansledomainedunon-dit.Cesonttouteslesmodalitésd'usagedelagrèvequis'entrouventmodifiées.Alorssedéveloppechezlespeintreslapratiqueduvoyagecôtierinauguréepar

lesartisteshollandaisduXVIIesiècle,relayéeparlesamateursdepittoresque.Lebateaupermetd'apprécierdulargelespectacledurivagequidéfile.Cettemodecorrespond à la banalisation d'un procédé littéraire. En 1754 déjà, Fieldingclamaitincidemmentleplaisirdeceparcoursglisséduregardimmobile.Celui-ciordonne les descriptions de Childe Harold ; l'océan de Byron est un océancôtier ; le texte propose au lecteur, en une vision cinétique ponctuée detravellings,ledéfilédelacôte-spectacle55.Cemodeascendantdedélectationsetrouveconfortéparl'essorduyachting.Le

RoyalYachtClubestfondéen1812;dansl'îledeWight,lespremièrescoursesdeCowessedéroulenten1826;dèsl'annéesuivante,ellesinspirentTurner.EnFrancecommeenAngleterre, lespeintrespaysagistesmultiplient sciemment lesreprésentations de scènes côtières afin d'élargir le cercle des amateurs de«marines»56.Commebiensouventcesartistesn'ontguère lepiedmarin, ilssecontententdelongerlesrivages57.La banalisation de l'excursion en mer, liée à l'essor du séjour balnéaire,

prélude à ce voyage côtier. Entre l'histoire des arts et celle de la villégiature,s'instaureun jeud'interactionsquisusciteunengouementmultiformepour lavielittorale.Lerecentrementdelapeinturedemarinessurlesrivagesseptentrionauxaccompagneleglissementdelapeinturedepaysagesverslesscènescôtières.Lesdeux phénomènes incitent les artistes à longer les littoraux de laManche et del'Océanafind'enregistrersurleurscarnetsd'esquisseslesspectaclesdistinguésaucoursdecettenavigationrapprochée58.Enrichie par la tradition des peintres topographes et pat lamode du voyage

pittoresquemenéàlamanièredeHassell,lanavigationlelongdescôtesponctuedésormais la carrière des plus grands peintres des rivages, Constable, Turner,Corman notamment. Cette expérience culmine en de vastes explorationssystématiques. A partir de 1813, William Daniell entreprend un arpentageexhaustifdescôtesbritanniques,partiellementaccomplioffshore.Longparcoursquiautorisera lapublicationdeshuitvolumesduVoyageautourde laGrande-Bretagneetdes308aquarellesquil'illustrent.Endouzeansd'excursions,Daniellavisitélesportsetpresquetouteslesplagesbritanniques;ilaparcouruleslochs,lesestuaires,contemplélamerdetouteslesfalaisescôtières,effectuéletourd'ungrandnombred'îles.Engendrépar lebesoindecirconscrire le territoireetd'enrendreperceptible lecontourauxyeuxdupublic, ce longcheminementétend larobinsonnadeauniveauduterritoirebritanniquetoutentier;ilrevêtlaformed'unhymne à l'insularité d'une nation qui vient de triompher des plus terribles

épreuves.Plusencorequelesrécitsdevoyages,l'immenselabeurréaliséparlesartisteslelongdescôtes,entre1800et1840,témoignedel'ascensionduprestigedesrivagesetdelacuriositégrandissanteàl'égarddetouteslesformesdelavielittorale59.Depuislongtemps,ilétaithabitueldechevauchersurlesgrèvesdelaGrande-

Bretagne,delaFlandreetdesProvinces-Unies.Cettepratique,parfoisassociéeàlachasse,entraitdanslagammedesruralsportscommedanscelledesplaisirsdelavillégiature60;elleconstituaitaussiunfacilemoyendesedéplacerlorsqueroutes et chemins étaient en tropmauvais état. L'enrichissement des images ducheval par les artistes romantiques61, l'exaltation de la chevauchée aquatique etnocturnecontribuentàrenouvelerleplaisirqueprocurecetexercice.Lesjoiesdelachevauchéedesgrèvescommencentalorsdesedire.Aentendrelerythmedugalop s'inscrire en contrepoint de celui des vagues qui se brisent, une émotionnouvelleenvahitlecavalierquierresurl'estranvide,àlamouvantefrontièredeséléments.Byron,quiaimaitchevauchersurlesplages62,imposedansTheGiaourcettenouvellepaletteémotionnelle.Leplusprolixedesesadmirateurs,leprincePückler-Muskau détaille avec complaisance les plaisirs qu'il éprouve à fairegalopersonchevalsurlesabledurciparleretraitdeseaux:«Jedescendispourlors(auleverdelalune)descollinesversleborddela

mer,etjeparcouruslescinqàsixmillesquimeséparaientencoredeBrighton,enlongeant la grève sablonneuse, et en trempant presque les pieds demon chevaldans les flots.Lamaréemontait, etmon cheval faisait souvent un saut de côté,quandunevaguecouronnéed'uneécumeblanchevenait roulersoussespiedsetreculerensuiterapidementcommepour joueravecnous. Iln'yarienque j'aimecommeunepromenadeàchevalauclairdelalune,surlevasteetsolitairerivagedelamer,dontlesflotsmugissentàcôtédemoi.Cen'estqu'avecpeinequ'onpeuttenirl'animalprèsdumystérieuxabîme[...]»63.Lapromenadepédestre sur laplage,pratique thérapeutiquedepuis longtemps

intégréeauritueldela«conversation»,puisàceluidelavillégiature,semue,avec les romantiques, héritiers du modèle ossianique, en errance le long desgrèves.Leparcourseffectuéàlalisièredel'eau,surlaterreaquatiquedel'estran,avivel'émotion.Ainsis'expliquent l'appréciationet lacélébrationnouvellesdescôtesplatesàlasurfacedesquellessedéploielargementlamarée64.Tandisqu'ausiècle précédent le sauvage impliquait l'horreur des gouffres ou, tout aumoins,l'aspect grandiose des rochers, il inclut désormais une nature ordinaire maisrétiveàl'inscriptionduchangementsocial,celledesbosquetsd'arbustesmaigres,celledelaronceetdel'épine,celledesvastesetplatesétenduesdesables65.Chateaubriand,habituédèsl'enfanceàsepromenersurlesgrèvesdelabaiedu

Mont-Saint-Michel, discerne ses racines dans le souvenir de ce sol incertain.

« Entre la mer et la terre s'étendent des campagnes pélagiennes, frontièresindécisesdesdeuxéléments:l'alouettedechampyvoleavecl'alouettemarine;la charrue et la barque, à un jet de pierre l'une de l'autre, sillonnent la terre etl'eau.Lenavigateur et le berger s'empruntentmutuellement leur langue [...]Dessables de diverses couleurs, des bancs variés de coquillages, des varechs, desfrangesd'uneécumeargentée,dessinentlalisièreblondeouvertedesblés»66.Sur l'estran libre, le promeneur, ivre de fouler un rivage neuf, peut suivre la

lentemontée du flux, image du désir. Il lui est loisible de progresser contre levent, les pieds nus au bord de l'eau et d'éprouver ainsi la triple caresse deséléments.Entrel'erranced'ErwinetcelledeRené,«Ossianromantisé»67,enCalédonie

oubienlelongdesrivagesdelamerquibordelemonastèreoùsetrouveAmélie,àl'âme«orageusecommel'océan»,lafiliations'imposeavecévidence.Ailleurs,Chateaubriandimaginelebarbaredejadis:«errantsurdesgrèvessauvages,etprêtant l'oreille à cette voix qui sort de l'océan, il tombait peu à peu dans larêverie ; égaré de pensée en pensée, comme les flots demurmure enmurmure,danslevaguedesesdésirs,ilsemêlaitauxéléments»68.EnAllemagneaussis'exerceencedomainel'influenceossianique;médiatisée

parlemagistèredeKlopstocketassociéeàl'influencedemodèlesantiques,elles'exerce sur le jeuneFriedrich vonStolberg.Les premiers poèmesque celui-ciconsacre à célébrer les rivages de la Baltique et de la mer du Nord sontimprégnésdumodèlecalédonien.LepoèteévoqueFingal,lalyredeSelmaetleslarmesverséesparlesviergessurlatombedeshéros69.Larêveriechezluiinduitla pratique. En 1776, Stolberg dit70 chercher l'enthousiasme sur les bordsnocturnesdelamersonore;seul,àlalumièredelaluneetdesétoiles,sonhérosselaissebercerparlesbrisesetparlebruitrapprochédesvaguespourpres.Le promeneur aime à s'asseoir, à proximité de l'eau, à compenser ainsi

l'impossible nudité. Il prend plaisir à éprouver le déferlement de la vague71.Tandisquesonregardhorizontalélargitlechampducieletdel'océan,ilselaisseimprégnerparl'odeurduvarech,legoûtdesembruns,lebruitdesrouleaux.LeIVechantdeChildeHarold,publiéen1818,proposelemodèlelittérairede

cette conduite ; l'océan qu'évoque ici Byron est bien celui des plages et dubaigneur72. On lit dans le poème la sensibilité à l'alternance du silence et dudéferlementsonoredesrouleaux,l'écoutedelamusiquede«l'océanrugissant»73,oudubabildesvaguelettesde la frangeaquatique74.Ony litaussi leplaisirducontact du vent salé qui imprègne la peau, agite la chevelure. L'écoute del'harmonierespiratoirede l'océan,à laquelleShelleysemontre,poursapart,sisensible, s'accorde au discours médical, plus que jamais soucieux dufonctionnement des poumons dont les médecins attendent de la mer l'heureuse

régulation.Le regard plus aiguisé porté sur le brouillard qui recouvre les eauxcorrespondàcetteattentiongrandissantepourlesphénomènesdeplage.Reste à mieux illustrer la gamme des pratiques effectives déduites ou

initiatricesdecesmodèles littéraires.Enjuillet1800,AnnRadcliffeentreprendencompagniede sonmari, sur lacôteméridionalede l'Angleterre, l'unede sesexcursions annuelles. Le périple, soigneusement enregistré, est ponctué derandonnéessolitaireslelongdegrèveseffrayantesdesolitude.Lahardiessedelaromancièrelapousseàs'écarterdessentiersbattus,àprovoquerl'aventureetlepéril75.Custine,grandvoyageurdesplagesàlamanièreanglaise,auborddel'eaunoiredesrivagesd'Écosse,subit l'empriseducrépusculeceltique:«Quandlesténèbres du soir se répandent sur ces paysages désolés, le cœur de l'hommes'ouvre à la tristesse, et la poésie la plus mélancolique devient l'expressionnaturelledesessentimentsintimes»76.DeniseDelouche77montrecommentleRenédeChateaubriand,immédiatement

relayé, commenté, illustré par les peintres78, exerça une énorme influence ;l'errancelelongdesgrèves,déjàprônéeparCambryen1795,devientbienviteune conduite stéréotypée ; elle s'impose comme une ordinaire composante duvoyage de Bretagne. Au début des années 1830, la diffusion de cette pratiques'accélère brutalement. Balzac, Lamartine,Michelet puisVictorHugo ainsi queles membres de l'« école romantique bretonne » partagent sur ce point lasensibilitéd'Hippolytede laMorvonnais, l'auteurde laThébaïdedesgrèves. Ilfautattendre1848pourqueBrizeuxréussisseàremettreencausedansl'opinionce modèle d'appréciation de la nature armoricaine et à imposer l'image del'Arcadiebretonne79.Ducos, visitant l'Angleterre en1826, rêvedurant des heures sur la plage qui

bordelechâteaudeDunbar.Ilyrevientlanuit,avecsescompagnons80.Bien avant l'équipée de Flaubert et de Maxime du Camp, qui ne feront

qu'emprunter et infléchir une conduite devenue banale, l'errance le long desgrèves s'élargit en véritable randonnée pédestre. De jeunes artistes de laRestauration, lecteurs des Confessions, empruntant peut-être aux randonneursgermaniques,necraignentpasdeparcourir,àpied,desdizainesdekilomètres.Lanouveauté résidedans le faitquecettepratique sedéploieaubordde lamer81.Eugène Isabey,qui a commencéàpeindreÉtretatvers1820,vagabonde l'annéesuivantesurlesfalaisesetsutlesgrèves.CommesonamiLePoittevin,ilplantesonchevaletdanslesable82.PaulHuet,luiaussi,affectionneleslonguesmarchessur le rivage83.«LaDescriptionduCroisicetd'unepartiede lacôtevoisine»publiéeen1823parEdouardRicheretcellede«l'îledeNoirmoutier»nesontquelonguesinvitationsauparcoursdesgrèvesetdel'estran,notammentlorsque«lesrayonsdelalunefontressortirlefondhumideetvaseuxqu'onadevantsoi,

et lui donnent la couleur de l'eau et du sable mélangés », ou bien lorsque lepromeneurégarédanslesbrouillardsd'automneaumilieude«cesolnouveau»,parseméderocherscouvertsdefucusentendlescrabes«quiglissentrapidement[...]et leursmembresosseuxquirésonnentdanslescavitésdesrochers»84.LesrandonnéesaccompliesparVictorHugoàpartirde1834s'inscriventdoncdansune chaînedepratiques, déjàbien établie et qui fait écho auvoyage côtier desartistesbritanniques85.Le code romantique renouvelle aussi les procédures et les postures de la

confrontation. Moins friand des émois que procure le simulacre du danger, lepromeneur romantique aime à se tenir à l'extrémité du rocher, vissé, en uneattitudededéfi, faceauxélémentsqui assaillent lepromontoire.Héroïqueposequi, tout à la fois, incite à la méditation et semble inaugurer un projet dedomination86. Sur un piédestal de roche, qui empiète sur les flots et pénètre leciel,lepromeneursolitaire,inaccessible,pharepouruninstant,sesentenmesured'apostropherl'océanqu'ilcapteduregard.ChildeHarold,lepoètedelaRévoltede l'Islam, et, dans un autre registre, le Victor Hugo de l'« Extase » desOrientales, puis des Contemplations dessinent les modèles de cette héroïqueposture.LasilhouetteprométhéennedeNapoléon,prisonnierducercledeferdesrocherscôtiersdeSainte-Hélène,ajouteobscurémentàlafascinationexercéeparcetteprétentieusefigure.Ilimporteàceproposdedistinguersoigneusementlastratégieémotionnelledu

pointdevueetcelledupromontoireàlamassiveverticalité.Entreeuxs'établitladistance qui sépare, en Normandie, le mont Sainte-Catherine des falaises deSaint-Valéry-en-Caux87.Duhaut dupromontoireoudu sommetdupharedont lavisite s'impose comme unemode grandissante88, tandis que s'équipe le littoral,s'inverse lamécaniquedu regard.Revenonsau texteduprincePückler-Muskau.Ce n'est plus l'immensité nue qui fatigue son regard du haut des falaisesd'Angleseymais l'analysedu tableaupittoresquequi sedéploieà sespieds.Duspectacledel'infinioùseconfondentleséléments,ilattendledélassementdelarêverie.Lesystèmed'appréciationd'unSaint-Évremondesticiretournécommeungant.«Le besoin de repos fait enfin porter les yeux vers le nord [...]. Là rien ne

distraitplus.L'immenseocéans'yconfondavecleciel.Pendantquelquesinstantsencore on suit la côte d'Anglesey, où des noyers et des chênes baignent leursbranchesdanslamer,etquifuitensuite,pourlaisserl'œilseulavecleseauxetleciel,outoutauplusaveclaformeindistinctedequelquegrandvaisseauauborddel'horizon,ouaveclenuageàcontoursbizarresquitraverserapidementlesairsetdisparaît»89.

Rompantavec lessèchesnotationsd'uneFannyBurney, lesromantiquesosentanalyser et dire les impressions du bain. On leur doit sans contestel'approfondissementdeladichotomiesexuelledesfiguresetdesattitudesdécritesprécédemment. Ils ont mis en texte deux gammes différentes d'émotions. Lapremière accompagne la chute voluptueuse. L'étreinte lénifiante de l'élémentévoque tout à la fois l'union sexuelle et lebercementmaternel.L'eaude lamersuggère l'image aquatique d'une féminité bienfaisante, que vient insidieusementaccentuerlaproximitéducoquillage90.LejeunehommemisenscèneparNovalisdanslesDisciplesàSaislibèreson«désirdelafluidité»;ilentonneunhymneàlavoluptéquiestliquéfaction; il inviteàrestaurer le lienquis'était jadisnouéentre la quête du bonheur et la proximité de la mer. La plongée autorise lajouissance de se sentir en affinité avec les forces élémentaires, d'éprouverl'accord cénesthésique qui s'établit entre lesmouvements de lamer et ceux del'eauoriginellequelecorpsporteenlui.La grotte au fond de laquelle le flot se mue en charmantes filles impose à

Heinrich vonOfterdingen l'irrépressible désir du bain91. Jean-Paul, pour lequell'eauévoquelabaigneuse,ChateaubriandquisuggèrelavoluptédubaindeMilaetd'Outougamiz92 attestent le renouvellementde la sollicitationsexuelle inscritedanslascèneclassiquedubaindesfemmes.L'importantn'estplusicilecoupdethéâtredelaséduction,l'effractionvisuellequiintroduitaucœurdelaprofusionféminine;cen'estpluscequiincitelesvoyeursdeBrightonàjouerdelalunette;mais la sexualisation intense du lieu et de la substance par la présence –symbolique–delabellejeunefemmequiconstitueensphèremagiquelaplagesurlaquelleellesetient,solitaireetruisselante93.En 1834,Balzac oppose l'épreuvemasculine de la nage du narrateur de son

romanUnDrameauborddelameraubainqueprendPauline«dansunecuvedegranitpleined'unsable fin» ; ilmetenvaleur l'érotismeambiantensoulignantl'émotionnéedu«crid'unefemmequisortdubain,ranimée, joyeuse»,etdontl'appeldominelemurmurealternédufluxetdureflux94.Grande est à ce propos l'importance des textes et des expériences du jeune

FriedrichvonStolbergdanscettegénéalogiedes imagesetdespratiques. Il ditaimersebaignerdansledétroit,quandsecouchelesoleiletselèvelalune.Danssespremierspoèmes(1776-1777),ilclameleplaisiretlajoiedeseplongerdanslamerlorsque,auseindesvaguesdebraise,sefondentl'eauetlefeu95.LebainchezStolbergrevêtlaformed'uneétreinte;ilsusciteledésird'engloutissement.«Prends-moi,toi,déesse,/Emmène-moientonseinpuissant!»96.Dès1776etdonc bien avant les aveux deLamartine, la quête de lamère est ici clairementdésignéecommeunecomposanteduplaisiraquatique.

Danslemêmetemps,lebainestperçucommeunaffrontement;ilemprunteàl'esthétique du sublime. Stolberg (1777) se rend sur la côte sauvage pour yaffronterl'eauviolenteaumilieudesrochers.Toutesaviedurant,Byronseclamegrandamateurdebaindemer.Alafindesonexistence, ilécritsarevanchedeboiteux:«J'aifaitàlanageplusdemillesquetouslesautrespoètesvivantsn'enont fait en bateau97. » Chantre de la Méditerranée aux eaux épanouissantes,sensibleaufantasmedelarégressionthalassale,ils'emploieaussiàthéâtraliserlebain. Il yvoit l'occasiond'undépassementhéroïque ; par saquêtevirile quiannonce celle du record et qui le pousse en 1810 à traverser les Dardanelles,Byron,initiateurdelagénérationde181598,dessinelemodèlepoétiquedubainmasculin,chevauchée des lames, combat contre l'engloutissement, qui s'accordeauxénergiquesprocéduresdelanatationdutemps.

C–Lesparadisintimesdurivage.Chezlesromantiques,larobinsonnade,dontlapratiques'étend,participeplus

ouvertementquenaguèrede« ladialectiquedu rebroussement99. »Elle s'avouedésormaisquêtedel'intimité.Ladélimitationd'unterritoire,laréintroductiondesbornes autorisent l'arpentage d'un espace bienheureux100, protégé par l'abîme.AutantdesentimentsdétaillésparEdouardRicherdès1823danssadescriptiondel'îledeNoirmoutier101:«Onaimeàsevoirmomentanémentrenfermédansunlieudontlanatureelle-mêmeaposéleslimites.Lescirconscriptionspolitiquesetmorales gênent la pensée : elles ont trop l'air d'un emprisonnement, celles del'océan au contraire portent avec elles des idées de repos, de sécurité, etl'élément,quivousentoure,sembleplacé làpourvousdéfendreautantquepourvousisolerdurestedumonde.»Qu'ilssoientdéfendusparuncercledefarouchesrécifsouqu'ilsapparaissent

baignésd'unemerparadisiaque,lesrivagesdel'îlesedessinentcommeautantderefuges sûrs, dont l'innocence enfantine vient abolir pour un temps le conflitinstauréentreledésirnatureletledevoirmoral.Laquêtedelaretraiteetcelledel'île fortunée semuent chez les romantiques en désir de blottissementmaternel.Dansl'île,«imagemythiquedelafemme,delavierge,delamère»102,peuventlibrementsedéployerlesscènesderégression.Auseindel'espaceinsulaire,lacriqueet,mieuxencote,lagrotteautorisentde

construireenabîmelaquêtedurefuge.Cesparadis intimes,substitutsduventrematernel,àl'intérieurdesquels,loindesoreilleshumaines,lapierreécoutel'eauetrépondàlamer,redoublentlesplaisirsdubain.

Ladiffusionduthèmedelarobinsonnade,delanostalgieinsulaire,s'accordeàlaquêtegrandissanted'intimitéauseinducorpssocial;elles'harmoniseaurepliqui s'opère chez les membres des classes dominantes en direction du foyerdomestique.Lafascinationexercéeparlacriqueetparlagrotterépondaudésirde la maison, de la chambre, du coin103, Les prestiges ascendants de larobinsonnaderépliquentaudurcissementdelamêléesociale,àl'indécisionetàlafragilitégrandissantedespositions104.Lesmodèles littérairesdu renouvellementdes conduites sont fort nombreux :

Byronsecomplaîtàlarobinsonnaderêvéeet,autraversdurécitdesamoursdeDon Juan et d'Haidée dans l'île des Cyclades, érotise le thème de l'innocenceparadisiaquedesamoursinsulaires105.L'œuvredeShelleyfait,elleaussi,lapartfort belle auvert oasisde l'île-refuge.Deuxartistes romantiquesontvécu avecune particulière délectation l'expérience de l'îléité : Caspar David Friedrich àl'îledeRügen,HenriHeine,en1826,àNorderney.En quête des « résonances spirituelles »106 que suggère la contemplation du

spectaclede lanature, lepremiereffectueàpartirde1798defréquentsséjoursdans cette île deRügen que son amiKosegarten perçoit commeun décor idéalpour lasagadupassénordique.TantôtencompagniedePhilippOttoRunge,deDahloudeCarus,tantôtseul,endelonguespromenadesmatinalesouvespérales,Friedrichparcourtleschaosrocheux,suitl'à-picdesverticalesfalaisesblanches,avant de retrouver samodeste auberge, sous l'œil étonné des travailleurs de lamer. Les jours de tempête, ne craignant ni la pluie ni les embruns, il courtcontempler en solitaire la fureur des vagues qui s'en prennent aux récifs. Partempscalme,ilcroquelesdunes, lavégétationdelaplage, lerocher; il litdespoèmesoudesromansdeJean-Paul.L'îledeRügenestpourluilerefugepréférédesoninquiétude.Lagammedesémotionsqu'elleprocureàsonâmenostalgiquediffère de la quête pittoresque d'Englefield dans l'île de Wight, de l'exercicethérapeutiquedeTownleyprèsdeDouglas,duparcoursdesgéologues taraudéspar la libido sciendi dans leur visite des îles volcaniques, comme del'appréciationnéo-classiquedesrivagesdelaSicileparJeanHouel.Ladiversitéde tant de désirs contemporains démontre la complexe richesse de larobinsonnade.Unevingtained'annéesplustard,HenriHeineeffectueunlongséjourdansl'île

de Norderney. Le récit qu'il en publie en marge desNord-See dresse le biland'attitudesséculaires.Heinerécapituledanssapratiquetouteslesformesrécentesde promenades, de rêverie et de contemplation. On retrouve dans son textel'influence d'Homère107, la trace des marines classiques, les procédures de larêverierousseauiste;l'auteurs'abîmedanslaméditationromantique;ilaimeàseconfronteraupeupledesrivages;ils'efforcedemeneruneenquêteethnologique;

ilécouteleslégendes,chasselelongdelacôte,sepromènesolitaire,lanuit,auborddelamer.Lebruitdesvaguesréveilleenluilepressentiment.«Commedufond des siècles, écrit-il, surgissent alors dans mon esprit toutes sortes depensées, des pensées de sagesse primitive et fatidique108. » En 1826, l'île estdevenue un haut lieu du tourisme balnéaire ; pour jouir totalement des plaisirsqu'ellepropose,ilfautsoigneusementéviterlasaisondesbains.Ainsis'amorceledépérissementdecerécentmodèledelarobinsonnade.La nouvelle stratégie émotionnelle qui ordonne le voyage romantique, les

procédures d'enregistrement que celui-ci induit, amènent aussi à modifier lesmodesdedélectationdurivage.Aladifférencedutouristeclassique,levoyageurromantiquen'entendpasseulementaccomplirunpèlerinageculturel109;ilnevientpasconfronterletexteetlepaysage,jouirduplaisirdelareconnaissanceet,aubesoin, mesurer une distance. Son périple a pour but d'accomplir le rêveindividuel inauguré par le pressentiment. Les incessants glissements du réel àl'imaginaire que suscite la confrontation du spectacle et du rêve occupent levoyage.Lorsqu'ils'agitdecesjeunesartistesfrançais,bourgeoisouaristocrates,l'esprit occupé des récits de l'émigration et tentés par la fuite hors du présentordinaire des lendemains de l'Empire, le départ constitue le temps fort duvoyage110. Il importe de préparer celui-ci, non par un laborieux procès dedocumentation,maisparuntravailpréalabledel'imagination.L'essentielrésidepeut-êtredanslalongueinterrogationsurledésir,leplaisir

et lesensduvoyage111.C'esteneffet la réponsequiconditionne lesprocéduresd'enregistrement. Le récit de voyage romantique ne vise pas au tableau112 ;l'essentieln'estplusladescriptiondelaréalitédel'objetmaiscelledes«effetssur l'âme »113. Le voyageur guette les premières impressions « libres etnaturelles », les sentiments, non lesmûres observations114; d'où l'importance del'être cher dont l'absence suscite la production, impose la correspondance etprovoquel'âmeàl'émotion.Enrevanche,levoyageurromantiques'insurgecontrela massification en cours des procédures touristiques. Il lui faut éviter lescaravanes,voirelesgroupesdontlebabilgênelamontéedesimpressions.«Unpays nouveau, une nature et desmœurs nouvelles, pour quatre hommes c'est unspectacle;pourunhomme,c'estuneconquête»115.Le récit de voyage romantique produit son lecteur. Custine veut le sien

«curieuxdereconnaîtrelecaractèred'unindividudanslestableauxqu'ilfaitdumonde»116.En findecompte, levoyageur romantique,parti à ladécouvertedeson être profond, ne parle que de lui à un lecteur curieux du rêve de cet autreindividuqu'une évidenteproximité culturelle apparente au sien.Lebasculementdesintentionsexpliquel'allongementdutexte,encombréousil'onpréfèreenrichidel'analysedesémois.Levoyageurs'attardeaurécitdestempsdecontemplation

etderêverie; ilaccentuel'importanceaccordéeauxfranges,auxfrontières,auxbords où s'inaugure le voyage, aux impressions suscitées par les points ultimesquienconstituentl'aboutissement.Lastationetlapromenadesurlagrèvevespéraleounocturneprocured'autant

plus d'émotion que, dans le cours du voyage romantique, le rivage se dessinecomme une frontière inaugurale, le long de laquelle vient se rêver le voyage àentreprendre. Par ce rite initial se rompt le quotidien. « J'étais bien triste enquittantParis,noteCustineenpartancepourl'Angleterre,maisquandjeregardelamer, jesens l'espritduvoyages'emparerdemoi117.»ADieppepourNodier,àBoulognepourCustine,lavuedelamerintroduitl'espérancedelamatérialisationdespromessesdurêve.C'estellequiemplitleseconddu«démonduvoyage»,qui inaugurecettemétamorphosede l'être indispensableà la réussitedupéripleromantique.C'est au cours de la promenade inaugurale le long de la grève ques'approfondit l'interrogation sur le sens du voyage, que sourd la destructricecertitudequetouslesplaisirsattendusneserontqu'illusions.L'influenceducoderomantiquenesetraduiraquetardivementsurl'esthétique

etsurlastratégieémotionnelleimposéesparlesguidestouristiques.JusqueverslemilieudeXIXesiècle,ceux-cipropagentsurtoutleprojetpittoresque,associéaucultedes«merveillesdelanature»;cequiexpliqueleurrelativedésinvoltureàl'égard des rivages118, à moins que ceux-ci ne soient parsemés de gouffres, decavernes,derochersdéchiquetésoudedunesdésolées.C'estdansd'autrestextesqu'ilconvientdechercherlecheminementsocialdela

sensibilité romantique, notamment dans ces livres qui se présentent à la foiscommedes récits de voyage et commedes ouvrages de propagande touristiquedontlebutestde«lancer»unerégionoud'eninfléchirl'image.Exemplairesàcepropos les récits d'Emile Souvestre119. L'auteur entend, cette fois, diffuser lesextases romantiques et en faire un atout touristique. A propos des rivagesarmoricains,l'emploidumodeimpératifconcerne,nonplusseulementlesgestesàaccomplir mais aussi les sentiments « romantiques » à ressentir. L'emploiincertain du « vous » et du « je » facilite l'identification et, partant, latransmissiondumessage.Lelecteurnesaitpastropparfoissil'auteursecontentede décrire ses propres émotions, s'il les lui enjoint ou, tout au moins, s'il luidésigne ce qu'il doit éprouver. Souvestre invite tantôt à la stupeur, tantôt à lacontemplation;ilbanaliselesattitudesromantiquesetdicteuncomportementtrèsproche de celui que Victor Hugo se construit alors le long des rivages de laManche.

1 Cf. Dorothy Wordsworth, Journal of a Tour in the Isle of Man, 1828, in Journals of DorothyWordsworth,Londres,Macmillan,1952,vol.II,pp.400-419.TextepassionnantquirépondàceluideTownleyanalysésupra.2MoniqueBrosse,thèsecitée,t.I,p.9.3 Ilvadesoique lasensibilitédes romantiques faceà lanatureconstitueun thème inépuisable,parmi les

synthèses les plus récentes, cf. GeorgesGusdorf, les sciences humaines et la pensée occidentale, t. XI,«L'Hommeromantique»,Paris,Payot,1984 ;ouMichelLeBris,JournalduRomantisme,Genève,Skira,1981;cesouvragescontiennentderichesbibliographies.Ilnes'agiticiqued'unbrefexposédestinéàmieuxfairecomprendrel'évolutiondespratiques.4Avanttoutconsidéré,ilestvrai,commeunsturmer.5 Immense bibliographie, à ce propos aussi, cf. les ouvrages cités infra de Pierre Miquel et de David

Cordingly.6CelaestvraideTurner,deBonington,deConstablecommed'EugèneIsabeyetdePaulHuet.7DavidCordingly,MarinePaintinginEngland,1700-1900.Op.cit.,pp.117-118,àproposdeTurner.8 Jacques Carré, « Couleur et paysage dans la peinture romantique anglaise » in l'Imaginaire du

romantismeanglais.Romantisme,vol.49,1985,p.103.9Cf.L'analysedelastructuredecettescène,inHubertDamisch,laThéoriedunuage,Paris,LeSeuil,

1972,pp.257sq.,«Lesmerveilleuxnuages».10La«mersansrivage»deByron.« Au loin, c'étaient l'estuaire, ses îles et ses voiles blanches, la côte estompée, des monts pareils à des

nuagesetl'océansansrivage.»Du même coup, aux yeux des romantiques, l'eau sans rivages de l'océan constitue un espace ouvert,

symboledeliberté.Acepropos,l'Atlantiquefiguredésormaisl'océanparexcellence,ainsiquelaManchequile prolonge, bien qu'elle se dessine comme un espace plus intime, d'autant plus fascinant qu'il est aisé d'enparcourirlesrivagesopposés,cf.MoniqueBrosse,thèsecitée,t.I,pp.174et177;voiraussiMoniqueBrosse,«Byronet lamer»,Romantisme,vol.7,1974,p.66.Aproposde laManche,Turnera,un temps,nourri leprojetd'uneétudeconjointedesdeuxrivagesopposés,projetd'EnglishChannelorManche;c'estdanscetteintention que, vers 1829-1832, il fit des études des côtes de Picardie et deNormandie. Cf. nos 195 sq., ducatalogue de l'exposition J.M.W. Turner, Galeries nationales du Grand Palais, 14oct. 1983-10 janv. 1984,éditiondesMuséesnationaux,1983.11Cf.àcepropos,pagesdeMirceaEliadeetdeGilbertDurand,op.cit.,p.261.12Entre1801et1805,l'artistemultipliedansseslivresd'esquisseslesétudesdevaguesquisebrisent,cf.

LukeHerrmann,«TurnerandtheSea»,TurnerStudies, I,1,1981,pp.6-9,etd'unemanièreplusgénérale,AndrewWilton,TunerandtheSublime,BritishMuseumPublications,1980,notamment,pp.37,39,46.Alan Ansen (op. cit., pp. 17-20) souligne l'importance que revêt chez les romantiques la perception de

l'absencedechangementhistoriquedanslameretdansledésert.13Ainsi,Turnerposecommeessentiellelafaçonderendrel'air, levent, lenuage,cf.AndrewWilton,op.

cit.,p.46etpp.78sq.,àproposdelaperspectivedynamique.14Jean-PierreRichard,PaysagedeChateaubriand,Paris,LeSeuil,1967,p.64.15Cf.JeanPerrin,Lesstructuresdel'imaginaireshelleyen,Grenoble,P.U.G.,1973,p.49.16Jean-PierreRichard,op.cit., p. 65. Shelley commeChateaubriand nemanquent jamais de préciser la

qualitéduvent.17Acepropos,l'œuvredeTurneranalyséeparAndrewWilton,op.cit.,passim.18 Sans doute entend-il ainsi signifier, comme d'autres peintres romantiques, la fragilité de la perception

visuelleetrompreavecl'optimismeinduitparl'optiquenewtonienne.19 Impression peut-être encore plus nette dans ses tableaux de Brighton réalisés en 1824, cf. David

Cordingly,op.cit.,p.123.20 Après 1796, note AndrewWilton (op. cit., p. 46), Turner « explore méthodiquement les possibilités

techniquesdereprésenterlameretlesinterrelationsentrelameretl'êtrehumain».21JeanPerrin,op.cit.,p.173.22Chateaubriand,LesNatchez,Paris,Ladvocat,1826,t.I,p.134.

23Piétiste,Friedrichasubi,parailleurs,l'influencedeKant,deSchiller,deBöhme.IlétaitunadmirateurdeTieck, de Novalis et des frères Schlegel, ainsi que de Herder et de Klopstock. En bref, il se situe à laconfluencedemultiplescourantsdelacultureallemandedesontemps.24 A la manière des sturmers des années 1770, il clame sa prédilection pour les heures nocturnes qui

favorisent le retour sur soi et qui imposent au promeneur des grèves la présence chtonienne de l'eau noire,associéeàlaféminitéfroidedelaclartélunaire.L'onsongeàceproposauxStancesàlalunecomposéesparWordsworthsurlescôtesduCumberland,cf.JulesDouady,Lameretlespoètesanglais,Paris,1912,p.218.25Cf.figure19.26 A ce propos, en langue française, Marcel Brion, « Caspar David Friedrich, inventeur du paysage

tragique»,inCasparDavidFriedrich,letracéetlatransparence,Paris,centreculturelduMarais,1983.27 Evident, à titre d'exemple, chez Lamartine, comme l'a bien montré Paul Van Tieghem, Ossian en

France,op.cit.,t.II,pp.313-328.Lepoètereconnaîtqu'ildoitàOssianlamélancoliedesespinceaux,quiestlatristessemêmedel'océan.28GilbertDurand,op.cit.,pp.103-122.29Cf.lethèmedescavernessous-marineschezShelleyanalyséparJeanPerrin,op.cit.,pp.111-112.30G.Jung,Métamorphosede l'âmeetsessymboles,Genève,Librairiede l'université,1967,notamment,

pp.352-356,364-366.31GilbertDurand,op.cit.,p.227.32Bienavant,parconséquent, l'associationmer/mèreet lafascinationdel'océan-hydrechezVictorHugo

analysées par Charles Baudouin,Psychanalyse de Victor Hugo, Paris, A. Colin, 1972 (1re édition, 1943),pp.180-181.33 Christian Lacassagnère, « Image picturale et image littéraire dans le nocturne romantique. Essai de

poétiqueinter-textuelle»,inl'Imaginaireduromantismeanglais,op.cit.,pp.57-59.34GilbertDurand,op.cit.,p.256.35Que l'on songe auxAventuresd'ArthurGordonPym dePoe ou à la tempête qui assaille l'ourque de

L'HommequiritdeVictorHugo.36Cf.MoniqueBrossequianalysel'enrichissementprogressifdelaproblématiquedel'abîme,thèsecitée, t.

I,p.286.37Cf.Jung,citésupra.38 JeanPerrin,op.cit., p. 205.HélèneLemaître, elle aussi, écrit que dans l'œuvre de Shelley lamer et

l'océan symbolisent tout à la fois la foule humaine et l'inconscient universel (Shelley, poète des éléments,Caen,Caron,1962,pp.65-80,«SeaetOcean»).39JeanBousquet,Les thèmesdu rêvedans la littérature romantique(France,Angleterre,Allemagne),

Paris,Didier,1964,notammentpp.95-96et148.40Quesouligneenanglaislaproximitéde«dream»etde«stream»,cf.JeanPerrin,op.cit.,p.116.41HenriHeine, «L'île deNorderney »,Reisebilder (Tableaux de voyage) inŒuvres complètes, Paris,

MichelLévy,1856,pp.113-114et117-118.Mêmetonalitédanslepoèmen°10du1ercycledesNordSee.AceproposetsurlapatheticfallacydanscestextesdeHeine,voirJeffreyL.Sammons,HeinrichHeine,aModernBiography.PrincetonUniversityPress,1979,p.117.42«Alamer.»43Novalis,DisciplesàSaïs,inRomantiquesAllemands,Paris,Gallimard,BibliothèquedelaPléiade,1963,

t.I,p.374.44JeanPerrin,op.cit.,p.30.45Jean-PierreRichard,op.cit.,pp.112-113.46Custine,op.cit.,pp.348-349.47Jean-PierreRichard,op.cit.,p.114.Lequelamontrél'importancedesnavigationschezChateaubriand.48JulesMichelet,Journal,Paris,Gallimard,1959,t.I,vendredi7août1831,p.83.49CharlesNodier,PromenadedeDieppe [...] op. cit., p. 18.VictorHugo,Lettre àAdèle, Saint-Malo,

25juin1836,inVictorHugo,Œuvrescomplètes,ClubfrançaisduLivre,1967,t.V,p.1093.50Cf.l'ambiguïtédelaféminitésurlaplagedansWestWinddeShelley.51 Soulignons à ce propos, l'hiatus qui sépare non seulement les œuvres libertines et galantes mais la

littérature romanesqueduXVIIIe siècle,quinecraintpasd'évoquer le coïtdans lanature (cf.Dolbreuse de

Loaisel de Tréogaste), et les textes des romanciers du premierXIXe siècle qui se refusent à dire une tellepratique.52Parexempledanslanouvelled'EmileSouvestre,«Letraîneurdegrèves»inScènesetmœursdesrives

etdescôtes,Bruxelles,Lebègue,1852, t. I,pp.5-81 ;voiraussi tous les textesqui récitent la légendede la«Chambred'Amour»deBiarritz.PrèsdePiriac,rapporteEdouardRicheren1823(Voyagepittoresquedansle département de la Loire-Inférieure, Nantes, 1823, Lettre 7, p. 23) sont des bassins naturels où lesbaigneusesquittentleursvêtements;leshabitantsdelarégiondonnentauplusfréquentélenomde«Troudumoinefou».53Cf.figure25,extraitede«LaNormandie»,t.I,desVoyagesPittoresquesduBaronTayloretCharles

Nodier.54Cf.lamortdeVirginieoucellede«LaJeuneTarentine»d'AndréChénier.55Cf.MoniqueBrosse,«Byronetlamer»,articlecité,p.62.56Cf.PierreMiquel,EugèneIsabey,1803-1886,lamarineauXIXesiècle,éd.delaMartinelle,Maurs-la-

Jolie,1980,t.II,pp.21-23.57C'estnotamment lecasdeTurner.Cettemodede lapeinturedesrivages se traduitpar laprolifération

desélèvesdanslesateliersdespeintresdemarine,GudinetGarneray),parlacroissancedecetypedesujetau Salon entre 1823 et 1836 ainsi que par le succès duNavalorama installé par Louis Gamain au Havre(1830)puisauxChamps-Elysées(1838),cf.PierreMiquel,op.cit.,t.II,p.30.EnFrance, cette ascensionde lapeinturedes littoraux répondà la structure d'unemarine pour un temps

déciméeparlesguerresdelaRévolutionetdel'Empireetdontnesubsistentguèrequedescaboteurs;elleest,durantlaRestauration,façond'exalterlafindel'AncienRégime,particulièrementheureuxsurmer.Enfin,ellecorrespondàunecertainevolontéd'idéaliserlamisèredubonpeuple;ilfaudrayrevenir.58 David Cordingly, op. cit., p. 96. La pratique n'est pas nouvelle en Angleterre, mais elle s'amplifie.

En 1732, Samuel Scott avait accompli une excursion (trip) autour de l'île de Sheppey. Durant cinq jours,WilliamHogarth,embarquéavecluicetteannée-làsurunpetitvoilier,avaitcroquélarégiondeGravesendetdeSheerness.CharlesBrookingavait luiaussieffectuéen1752uneminutieuserandonnéecôtièreautourdel'îledeSheppeyetlelongdelacôteduKent(cf.DavidCordingly,op.cit.,pp.76et81).En1803,ConstableeffectueunvoyagecôtierdeLondresàDeal.En1814,1816,1824,1825,ilfaitalterner

l'excursion côtière et la villégiature balnéaire imposée par la santé de son épouse. Dès l'âge de treize ans,Turnerétaitfamilierduspectacledelaplage,àMargate(cf.LukeHerrmann,«TurnerandtheSea»,op.cit.,p.5).Alafindesannées1780,ilétaitdéjàpourvud'unebonneconnaissancedesestuairesdusud-estetdusuddelaGrande-Bretagne.En1813,ileffectueunlongtrajetcôtier.D'autresparcoursinspirerontlesPicturesqueViewsoftheSouthernCoastofEnglandpuis,en1811,sesViewsofSussex,enattendantlevoyagecôtiereffectuéautourdelaBretagneen1826(cf.DeniseDelouche,LesPeintresdelaBretagneavantGauguin,thèsecitée, t.I,pp.93sq.).Apartirde1807-1808,JohnSellCotmannavigueenfamillelelongdescôtesetconciliesontravaild'artisteetsondésirduloisirmarin.(SurtouscespointsvoiraussiDavidCordingly,op.cit.,passim.SurlevoyagedeWilliamDaniellévoquéinfra,voirpp.115-117.)59 Ilconviendrait,àcepropos,de réfléchirà l'exaltationpar les romantiquesde la promenade enbarque,

déjàbienancréedansleritueldelavillégiature.«Promessed'épreuve»,chemindel'héroïsation(cf.MoniqueBrosse, thèse citée, t. I, p. 274 etGilbertDurand,op. cit., pp. 286-287), cette pratique constitue plutôt unthème de la poésie lacustre. La nacelle, substitut du berceau, refuge marriciel, île miniature, trouve pluslogiquementl'épanouissementdesplaisirsqu'elleprocuresurlasurfacedeflotscirconscrits.60Cf.supra,p.107,l'expériencedeTorrington.61 Sur l'homologie du cheval et du piano dans la musique romantique, voir les belles pages de Danièle

Pistone,LePianodanslalittératurefrançaisedesoriginesjusquevers1900.LilleIIIetParis,Champion,1975.62Acepropos,JulesDouady,op.cit.,p.221.63 Mémoires et voyages du prince Pückler-Muskau. Lettres posthumes sur l'Angleterre, l'Irlande, la

France,laHollandeetl'Allemagne(traduitesparJ.Cohen).Paris,Fournier,1832,t.I,p.325;extraitd'unelettredu10février1827.Ontrouvedansl'ouvraged'autresexemplesd'unetellechevauchée,notamment,t.II,p.187,22septembre1827.DanslarégiondeScarborough,l'estranestdoux«commeduvelours».(Voiraussi

t.III,pp.289-293)LePrinceneconstituequ'unexempleparmilacohortedesamateursdelachevauchéedesgrèves.64Lemeilleurexemple:HonorédeBalzac,Undrameaubordde lamer,1834, inspirépar levoyageà

Guérandede1830.65 Sur cette extension et cette banalisation qui inscrit la grève en même temps que la lande dans le

cataloguedessauvagesbeautés,voirYvesLuginbuhl,«Paysagesauvage,paysagecultivé.L'ordresocialdel'harmonie des paysages » in La Nature et le rural, colloque de l'Association des Ruralistes français,Strasbourg,op.cit.,nonpaginé.66 Mémoires d'Outre-Tombe. Paris, Flammarion, 1949, t. I, p. 61. A ce propos : Paul Viallaneix,

«Chateaubriandvoyageur»,inApprochesdesLumières,MélangesoffertsàJeanFabre,Paris,Klincksieck,1974,p.567.67PaulVanTieghem,OssianenFrance,op.cit.,t.II,p.194.68A.deChateaubriand,René,p.187etLeGénieduchristianisme,1rePartie,livre6,chap.VI,p.311de

l'éditionLadvocat,1826.69«Hellebek»,1776.70Soulignonsbienàceproposqu'ils'agitdepoèmesetnond'unjournalintime.71Impressionàcomparerauvideintérieuretàlarêveriepermisesparlasensationauditivedesclapotisdu

lacdeBiennechezRousseau.72Asonpropos,cf.JulesDouady,op.cit.,p.226etsurtoutMoniqueBrosse,thèsecitée,t.I,pp.35-46.73Réminiscencedelamerretentissanted'Homère.74Cf.ChildeHarold,LXVII,cf.MoniqueBrosse,art.cité,«Byronet lamer»,p.61,sur lafamiliarité

nouvelledupoèteetdelamer.75 Pierre Arnaud, Ann Radcliffe et le fantastique, Essai de psychobiographie, Paris, Aubier, 1976,

pp.268et311.Laromancièreetsonmari,le23juillet,sedirigentversEastbourne,enpassantparBeachyHead.Épuisée

parlachaleuretparlafatigue,Anns'assiedsurlaplage,tandisquesonmari,William,continuesamarche.Lajeunefemmesentalorsmonterenellel'inquiétude,puisl'effroi:«Lamaréeétaitbasse;iln'yavaitdevantmoique lamer ; les falaisesblanches sedressaient au-dessusdemoi [...] ; la grève tout autour (n'était qu') unchaos de rochers et d'éboulis de falaises, s'avançant loin dans les vagues ; les mouettes tournoyaient enpoussant des cris stridents. » Tout au long de cette excursion pédestre vers Bexhill, puis Hastings, Anns'efforce de s'écarter des sentiers battus. Elle adore la longue randonnée pédestre sur la grève. Enoctobre 1822, à Ramsgare, elle écrit : « J'ai fait cinq lieues aller et retour pour me rendre à Broadstairs,m'asseyantàpeine,maismesuissentiefatiguéeparmanquederepos.»Pierre Arnaud cite notamment Talfourd (Sir Thomas N.), « Memoir of the Life and Writings of Mrs

Radcliffe»inGastonBlondeville.4vol.,London,H.Colburn,1826,vol.I,pp.41-42.76A.deCustine,op.cit.,p.300.77DeniseDelouche,thèsecitée,t.I,pp.14-17.78Dès1806,lepeintreTurpinexposeausalonl'errancedeRenésurlagrèvenocturne.79 Notons qu'à ce propos Denise Delouche et Catherine Bertho (« L'Invention de la Bretagne. Genèse

socialed'unstéréotype»,ActesdelaRechercheenSciencessociales,novembre1980,n°35,L'Identité)nes'accordent pas sur la chronologie, puisque la seconde fait commencer dès 1830 l'émergence de l'image del'Arcadiebretonne.80Ducos,op.cit.,t.II,pp.327-328.Ilévoque«lebruitdesflotsqu'onprendraitpourlarumeurd'unpeuple

irrité»(10juillet1826);souslaRestauration,unefoisdeplus,laperceptiondelamerestsoumiseauximagesdelafoulerévolutionnaire.Surcettehomologie tardiveentre lafouleet lamerchezVictorHugo,cf.WalterBenjamin,CharlesBaudelaire.Unpoètelyriqueàl'apogéeducapitalisme,Paris,Payot,1982,pp.88sq.Thèmeressassédepuislapublicationdecelivreen1955partouslesspécialistesdeHugo.81SongeonseneffetauxinterminablesrandonnéesdujeuneGavarnidanslesPyrénées.82Cf.PierreMiquel,EugèneIsabey...,t.I,passim(notammentpp.33.34).En1831,EugèneLePoittevin

afaitbâtir,àEtretat,unateliersurlafalaiseafindepouvoircontemplerlameràtoutesheuresdujour(p.67).83PaulHuet (1803-1869)d'après sesnotes, sacorrespondance, ses contemporains, publié parRené-

Paul Huet, Paris, Laurens, 1911, passim. Le 10 août 1828, il écrit à sa sœur, (p. 105) « j'attends Jadin à

FécamppourreveniràParisàpiedaveclui[...]Mevoilàdonctrottant,uncarton,unechemisesouslebras,lespochesgarniesde crayons».Cespratiques sont ici le fait d'ungrouped'amisqu'unit la fraternitéqui sedéploieàlafermeSaint-Siméon.Cetteréuniondejeunesartistes,épaulésparleréseauconstituéautourdelareineHortense, deGérard, deGudin et deNodier, contribue à lancer la vogue des rivages dans lesmilieuxcultivés de la capitale. Ces peintres multiplient à ce point les scènes de plage que Thiers considèredès1824quecelles-cisontdevenuesunponciféculé(cf.PierreMiquel,op.cit.,t.I.84InVoyagepittoresquedansledépartementdelaLoire-inférieure,op.cit.,lettre7,pp.112-113.85Voicilesprincipales:le8août1834,àBrest,ilmouillesespiedsdansl'océan.Le6août1835,séjourau

Tréport,auborddelamer.Promenadesurlafalaise.PuisillongelesbordsdelamerduTréportauHavre;promenadedequatrelieuesàÉtretat,puisd'ÉtretatàMontivilliers,àmaréebasse,àtraverslesgoémons,lesflaques d'eau, les algues glissantes et les gros galets. Juin 1836, voyage en Normandie et en Bretagne encompagniede JulietteDrouet et deCélestinNanteuil. Il fait six lieues à pied entreDol et Saint-Malo. Il sebaigneetdécritlafaçondontils'estconfrontéauxvagues.«Commej'aifaitunedouzainedelieuesàpiedausoleil depuis quatre jours, bout par bout, j'ai le visage tout pelé, je suis rouge et horrible » (lettre à Adèle,25juin1836,op.cit.,p.1094).Le17juillet,àSaint-Valéry-en-Caux,ilditavoirpasséhuitheuresàregarderlamerencolère.Août-septembre1837:voyagedansleNordetlaBelgique.VictorHugosepromènedeuxbonnesheuresle

longdelameràOstende,«C'estensepromenantdanslesdunes,écrit-il,qu'onsentbienl'harmonieprofondequi lie jusque dans la forme la terre à l'océan » (p. 1292). (Cf. Claude Gély « Notice sur les voyagesde1834et1835»,op.cit.,t.V,pp.1048-1050.)86Cf.MoniqueBrosse,thèsecitée,t.I,pp.164-167.87Cf. les lignes consacrées à ce lieuparNodier dansLaNormandie,op. cit. Voir aussi l'excursion de

VictorHugo,évoquéesupra,17juillet1836.EnÉcosse,lesrochersdeDunbarautorisentcetteposturedominatrice.Simond(op.cit.,t.II,pp.66-68),en

février1811,consacreunejournéeàjouirdeshorreursdelamerdepuisles«magnifiquesruinesderochers».Il est vrai qu'il est attentif à la sublimité du spectacle plus qu'à la confrontation aux éléments. Notons qu'ilintitulecettesectiondechapitre«rochersetrivages».88Unexemplelittéraireplustardif:lavisitedupharedansleDominiquedeFromentin.89PrincePückler-Muskau,op.cit.,t.III,p.60(juillet1828).L'auteurestnourridel'œuvredeByron,qu'il

emmènedanssesvoyages.90Cf.GilbertDurand,op.cit.,pp.266et289.91AnalyséparGilbertDurand,ibid.,p.264.92Acepropos,Jean-PierreRichard,op.cit.,p.33.93Cf.Shelley,Révoltedel'Islam,1erChant,XX.94Honoré deBalzac,UnDrame..., op. cit., L'Œuvre deBalzac, Paris, leClub français duLivre, t. 5,

p. 686. Notons que la répulsion que suscite encore l'ardeur de la radiation solaire sépare radicalement cetérotismedesimpressionscénesthésiquesdominantesdenotreXXesiècle:cemidi,notePaulinemiseenscèneparBalzac,«jetteàcestroisexpressionsdel'infini(lejaunebrillantdessables,l'azurducieletlevertunidelamer)unecouleurdévorante[...]J'yconçoisledésespoir,répliquelenarrateur,[...]JeregardaiPaulineenluidemandantsiellesesentaitlecouraged'affronterlesardeursdusoleiletlaforcedemarcherdanslesable.–J'aidesbrodequins,allons-y,medit-elle»(op.cit.,pp.693et694).95«Pourallerverslajoiedetesvaguesetmeplongeentoietmerafraîchis,medélecte,merenforce.»

(«Alamer»,1777.)96«LesMers»,1777.97Cité par Robert Escarpit,Lord Byron, un tempérament littéraire, Paris, Cercle du Livre, 1955, t. I,

pp.154-155.98Cf.MoniqueBrosse,art. cité, « Byron et lamer », notamment pp. 60 et 62. En 1818, dansChilde

Harold,lepoèteunitenfaisceaulesdeuxmodèlesromantiquesdubain:«Dèsl'enfance/j'aifolâtréavectesbrisants;eux,pourmoi,/étaientundélice;etsilamerfraîchissante/leschangeaitenterreur,c'étaitunepeuragréable,/carj'étaiscommeundetesenfants,/etjemeconfiaisàteslames,entoutlieu,/etjeposaismamainsurtacrinière,commejelefaisici.»(ChildeHarold,op.cit.,p.329,chantIV,CLXXXIV.)99MoniqueBrosse,thèsecitée,t.I,pp.406sq.

100 A ce point de vue, l'appréciation des détroits chez Stolberg ou Byron participe de la fascination del'insularité.1010p.cit.,p.108.102Cf.JonescitéparGilbertDurand,op.cit.,p.274;voiraussiAbrahamMolesetElisabethRohmer,op.

cit.,pp.63-64.103Acepointdevue,leblottissementd'EugéniedeGuérindanssonpauvreCaylaparticipedavantagede

cesentimentquedudésirclassiquedelaretraite.104Durkheimabiensouligné lepoidsdecesphénomènessur le suicide«anomique», refuge,comme le

journalintimeoularobinsonnade,contrelesdonnéesnouvellesdelamêléesociale.105Quel'ontrouvedansleMakindeBaculardd'Arnaud(cf.infra,MoniqueBrosse,art.cité,«Byronet

lamer»,p.63).Dans lapratique, les romantiquesaccordentunsensnouveauauclassiquevoyageà l'îledeCapri.106Marcel Brion,op. cit., p. 110. Sur ces peintres demarines (Dahl, Carus, Runge), voirHans Jürgen

Hansen,DeutscheMarinemalerei,Oldenburg,Stalling,1977.107Cf.JeffreyL.Sammons,op.cit.,p.116.L'auteursoulignel'homologiequis'instaureentrelesverslibres

deNord-Seeet lespériodeshomériquesquienregistrent lesmajestueuxmouvementsdelamer.Ilconsidère,ce que l'on peut discuter, qu'il s'agit du premier ouvrage majeur de poésie qui soit, en langue allemande,consacréàlamer.Ilsefonde,àcepropos,surGerhardHoppe,DasMeerinderdeutschenDichtungvonFriedrichL.GrafzuStolbergbisHenrichHeine.(Diss.Marburg,1929).108HenriHeine,op.cit.,p.118.109Souvent,ils'agitenfaitd'unepratiquecomposite,commelemontrelepèlerinagelisztien.110«Levoyagen'est ordinairement qu'un commentaire de ce que j'ai éprouvé enpassant la frontière »,

confieCustine(op.cit.,p.84).Sentimentquiaboutiraàl'inutilitédelaréalisationduvoyage,cf.LevoyageenAngleterrededesEsseintes(Huysmans,Arebours),lequelserésumeàundépart.111Cf.CharlesNodier,PromenadedeDieppe...,op.cit.,p.329.112 Notons toutefois que dans la pratique, la plupart des récits de voyage se révèlent composites. Les

auteurschangentd'intention,desystèmesd'appréciationaufildespages.113D'où l'aveuglement deshistoriensqui utilisent les textesde ce temps comme s'il s'agissait d'ouvrages

destinésàlapeintureduréel.114CharlesNodier,PromenadedeDieppe...,op.cit.,préfaceetp.21.115Ibid.,p.149.116Custine,op.cit.,p.75.117Ibid.,p.80.118FrançoisGuillet,mémoirecité,passim.119Lequel,dès1833,publieun intéressantarticlesur laCornouailledans laRevuedesDeuxMondes et

en1836,LeFinistère;sansoubliersonœuvreromanesquequialaBretagnepourcadre.

LACOMPLICATIONDUSPECTACLESOCIAL

CHAPITREI

LAVISITEDUPORT

Lapromenadelelongdesquaisetdesjetéesdepierre,quiseperpétuerasousdesformesrenouvelées,traduitlafascinationexercéeparunescènesurlaquellesedéploient, avecuneparticulièreévidence, l'ardeur, l'activité, l'héroïsmeet lemalheur. Elle s'intègre logiquement au voyage classique. Ici, la nature a reculédevant le labeur de l'homme qui a façonné la pierre, redessiné les bornesassignées par Dieu à l'océan. Point d'articulation d'une mode diffusée par lapeinturedemarineetd'unfaisceaudecuriositésquiinciteàvenirobserversurlequai les planches d'une encyclopédie animée, ce lieu didactique se veut aussisymboledelagrandeurroyale; toutàlafois limesdont ilconvientd'assurer lasécurité, abri d'où partent les flottes majestueuses, théâtre du pathétique desnaufragesetdesdéfaites, réceptacledes richessesà l'intérieurduquelparade ladiversitéchatoyantedesethnies,ceterritoirepleincompenseetaccentuelevideenvironnantdesplagesetdescôtesrocheuses.

A–Lamultiplicitédesregards.Surceborddepierre, leregardse trouvegéré,pournepasdireasservi,par

une longue histoire des modes de délectation et des visées culturalistes.L'éducationclassiqueinduitl'émotionauspectacleetauparcoursduport.Depuisl'époquehellénistique,celui-ciimposelabeautémonumentale.Alexandrieajouéun rôle essentiel dans la création et la propagation des modèles antiques del'esthétique portuaire1. Les représentations ultérieures du bord de mer ontprofondémentsubi l'emprisedesmodèlesélaborésenAsiedans ladescendancedu peintre carien, Protogénès de Caunos. Le phare construit par Sostratos deCnide, la jetée-môle à passage ouvert, richement ornée, le vaisseau qui sedécoupesurunemeragitée,bordéed'unecôterocheuse,composentlefaisceaudestéréotypes qui s'est imposé aux architectes et aux esthètes romains.Le port de

Pouzzoles, le phare d'Ostie, ordonné par Claude, répondent délibérément à unmodèleque lapeinturedeDémétriosd'Alexandriea su imposer àRomedès letempsdesPtoléméesetque laprésencedenombreuxmarinségyptiensdans lesportsitaliensestvenueparlasuiteconforter.Au cours du IIe siècle, les ambitions maritimes des Antonins stimulent une

architecture portuaire hantée par le souci du symbolique et par la nécessaireconstruction des images politiques. Imiter lesAlexandrins, c'est, pour la Romeimpériale, s'emparer duprestigedu«Faros»de l'Egypte ptolémaïque.La touréclairanteparticipeenoutredel'imagetutélaireduport;ellesacrifieauxgéniesprotecteursdelanavigation.LesRomainséprouventintensémentlaportéedecelieuoùl'onnevientpasseulementchargerdescargaisons.Surlesdallesduquai,s'échangentaussilescultes,lesdoctrinessociales,lesthèmeslittéraires.LesimagesantiquesdemeurenttrèsprégnantesauXVIIIesiècle.Lechevalierde

Jaucourt,chargédesarticlesquitraitentdesportsdansl'Encyclopédie,consacrel'essentieldesesdéveloppementsàlaGrèceetàRome2.Avraidire,lemodèlea,dans l'intervalle, subi plusieurs médiations. L'œuvre du Lorrain, elle-mêmepartiellementhéritièred'unetraditionflamande,s'imposeàl'espritduvisiteurduport.AumomentprécisoùenHollandelapeinturedemarinesatteintsonapogée,Claude invente les ports de mer qu'il propose au spectateur. Il combine lesstéréotypesdel'architectureantiqueetlesdescriptionsdel'Iliadeoudel'EnéideàlamonumentalitédeportsdelaRenaissance,traitéscommeautantdedécorsdethéâtre.Guidéparlesoucid'ennoblirlascène,ils'attardedavantageàlamajestéarchitecturale qu'à la représentation de l'activité du port et du fouillis desmarchandisesquil'encombrent.LapeintureduLorrains'offreàl'interprétation;leports'ydessinecommeune

scène sur laquelle peuvent, mieux qu'ailleurs, se recréer l'harmonie du monde,l'unitédesélémentsquilecomposent;lesymbolismereligieuxtrouveenoutreàs'y déployer avec une particulière clarté. L'évocation du destin du chrétien,l'allusionàlapropagationdelaparoledivinesous-tendentlapeinturedesscènesd'embarquement et la représentation du navire ; elles accentuent l'attente duvoyage, insidieusement suggérée au spectateur.Le débarquement d'Énée se veutl'illustrationdu récit ancienmais il bénéficiede l'intensevaleur symboliquedurefuge,duhavrequiaccueillelepécheurrepentant.L'essentieln'enrestepasmoinspournouslalectureeffectuéeparlespectateur

desLumières.Celui-ci perçoitmoins aisément dans cette peinture le réseau desymboleschrétiensquel'évocationdesscènesportuairesluesdanslesromansdenavigationantique,quis'inscrivententreleTélémaquedeFénelonetleVoyagedujeuneAnacharsisdel'abbéBarthélemy.LesdescriptionsdeTyr,d'Alexandrie,de

Carthage,deSyracuseoudeSalentesontdanslamémoiredesvisiteurscultivés;etceux-cisaventbienquelePhareconstituaitl'unedesseptmerveillesdumonde.Leregardnes'ordonnepasuniquementenfonctiondecetteculturehumaniste,à

coup sûr très prégnante. La tradition classique se combine, notamment dansl'esprit des Britanniques, à la scène portuaire de la peinture flamande, puishollandaise ;cettedernièresurtout inspireprofondément la«marine»anglaise,dominéedepuis1670parlaprésenceàLondresdesdeuxVandeVelde3.NombredevaisseauxventrusdelarépubliquedesProvinces-Uniessontancréslelongdesquaisd'outre-Manche,etchacunapuvenirlescontempler.Leportd'Amsterdam,microcosmeau seinduquel la confluencedes richessesde laplanète4 atteste labénédictiondivineetl'héroïsmequiapermisàl'hommedetriompherdelacolèredes éléments, a très tôt proposé un modèle de délectation, qui se propage ausiècledesLumières.L'attraitqu'éprouventdepuislongtempslesHollandaispourlespectacledudépartetduretourdesflottesdesgrandescompagniesapréparéleplaisir que la « scène de port » procurera aux amateurs britanniques jusqu'auxlointainschefs-d'œuvredeTurner.Durant lasecondemoitiéduXVIIIe siècle, les injonctionsdu codepittoresque

viennentperturber lesmodèles antérieursd'appréciation.Lanovation s'enracinedanslesvedutedevillesportuairesitaliennes,notammentdanslesreprésentationsdeGênes. Cet art florissant dès la fin duXVe siècle a probablement inspiré leLorrain et la marine italienne. C'est néanmoins Joseph Vernet qui va, pourlongtemps, fixer l'ambiguïté de cette scène de port, qui ne permet pas d'opérerclairement le partage entre l'enregistrement des pratiques et la simplereproductiondestéréotypesimaginaires5.S'inspirant de la tradition des peintres topographes, Vernet constitue la vue

portuaireenpanoramaprivilégié.Leport,danssonœuvre,estd'aborduntableau,que les promeneurs des collines scrutent à la lorgnette6. Le site portuaire vadevenirl'archétypedupointdevue;etnousavonsvulavogueinouïedeceuxquis'inscrivententrelesrivagesdeNaplesetlescollinesd'Edimbourg7.MaisVernet,qui privilégie pour ce genre de tableau la scène vespérale, entend y ajouter lepittoresque des hommes.Dans la série des « Ports de France », la variété descostumes, l'allure que ceux-ci impriment au corps, la gestuelle des personnagesconcourent à l'animation du tableau8. En ce siècle des physiocrates et desmédecinshéritiersdeHalley, le spectacledumouvementdeshommes réjouit leregard,toutcommeceluidesmarchandises.Lecodedel'esthétiques'accordeàlathéorie économique et aux découvertes de la physiologie. Joseph de la Borde,banquier de la cour, entreprend de décorer son château de la Ferté-Vidame ; ilcommande à Vernet huit grands tableaux dont un soleil couchant sur un « port

opulent, encombréde tours,dephares,devaisseaux,oùune fouled'hommesdepeine débarque des ballots, des sacs, des futailles devant des Levantins quifumentàloisir»9.Pourlevoyageur,notammentpourletouristeanglaisquidébarqueàCalais,le

port constitue tout à la fois le texte qui impose, d'une manière abrupte, lepittoresque de l'autre et la scène sur laquelle se joue l'entrée dans le tableauétrange;d'oùleslonguespagesstéréotypées,consacréesàuneexpérience,sommetoutebanale,maisquirevêtlafonctiond'unriteinitiatique.Auxyeuxduspectateurdutableaucommeàceuxduvisiteur,lepittoresquedu

portsetrouveaccentuéparlamixitédespersonnagesetparlarécapitulationdesstatuts sociaux. Les quais entrent dans l'itinéraire des femmes du peuple ; lesenfantssemblents'ébattrelibrement–ainsiquelesanimauxdomestiques–sutcetespacequiprolongelaruepopulaire,dontilenrichitlesattraits.Lenégociantetson commis y viennent surveiller leurs affaires ; le port est leur domaine. Levisiteurdequalités'ylivreauplaisirdelaconversation;aubesoin,ilysacrifieàla galanterie. Le port appartient à l'espace public sur lequel se déploie lathéâtralité des positions. La hiérarchie des statuts se lit avec une particulièreclartésurlestoilesdeVernet,dansl'entassementmêmedesêtresetdeschoses;lepeintre a su proposer d'évidentes découpes enmême temps qu'il s'appliquait àdécouvrir la particularité du lieu10 et à en gommer la violence ainsi que latraditionnelleimpudicité11.EncettesecondemoitiéduXVIIIe siècle, lanovation laplusprofondedans la

manièred'apprécierlespectacleduportrésultenéanmoinsduprimatdelaviséedidactiquesurladélectationesthétique.Autempsdel'encyclopédisme,leportseprésented'abordcommeunlieuinstructifoùl'onpeutvenirobserverles«leçonsdechosesdelamer».C'estpourrépondreàlacuriositéduroi,delacouretdelaville que Monsieur de Marigny commande à Vernet la série des « Ports deFrance».Ils'agitenfait,par-delàcedésirdel'élite,desatisfairelacuriositédel'ensembledessujets.Le spectacle du débarquement, du chargement ou du transbordement des

marchandises, leportagedesfardeaux, leroulagedes tonneauxquientretiennentl'activité permanente des grands ports, l'exposition qui prélude aux répartitionsincitentlespectateuràlataxinomiedesrichessesduglobe.Danslemêmetemps,la bigarrure ethnique12, particulièrement accentuée à Amsterdam, à Londres, àMarseille,autoriselevoyageimmobile,procurel'exotismeàdomicile,désignelamission civilisatrice du port13, devenu implicite musée ethnologique. LetopographeJosephVernets'emploieàsoulignerlafonctiondidactiquedecelieuoù triomphe l'ingénieur. Il explique en images les techniques, l'architecture, ladisposition desmagasins et des fabriques. Le peintre illustre la spécificité des

gestes laborieux. Particulièrement révélateur à ce propos, sonPort de Toulon,grouillantdetravailleursetd'officiers,surlequellespectateurpeutlirelesgestesde l'abattage, lesmouvements du bétail, le transvasement du vin, l'arrangementdes légumes, de la farine, des fromages et du sucre prêts à l'embarquement.LePortdeRochefortexposelesprocéduresdelaconstructionnavale.Letableauduport de Dieppe, le dernier de la série, aurait trouvé sa place dans le TraitégénéraldespêchespubliéquelquesannéesplustardparDuhamelduMonceau.Lescritiquesetlesamateurssonttrèsconscientsdelaviséedidactiquedecette

peinturedemarine;certainsentendentapprendreausalon;d'autresdiscutentenrevanchede l'opportunitéde la leçon.En1755,unvisiteurprend ladéfensedeVernet : « Sur son port de Marseille et dans son arsenal de Toulon, [...] onapprendraitfacilementdeschosesquebiendespersonnesdevraientsavoiretdontellesauraientde lapeineà se faire instruire14 » ; cet amateur anonymeémet levœuque lespectateurpuisse liresur les tableaux« l'histoiredescoutumes,desarts,desnations;ilsseraienttoujoursintéressants,s'ilsétaientvrais,parcequ'ilsseraient utiles ». Vernet lui-même, au fil de son itinéraire, accentue l'intentiondidactique et la curiosité ethnologique. La manière dont, en accord avec lamunicipalité, il infléchit leprojetde tableauduportdeBayonnedémontrecetteintentionnelle dérive. Le peintre, au fil d'un complexe processus que la longuecorrespondanceentrelemaireetledéputédelavillepermetd'analyser,s'emploieàdécanterlaparticularité,contribueàlafabricationdel'imagepittoresquedulieuqu'onluiacommandédepeindre.Quelquetempsplustard,lafallacieusepeinturedesquaisdeLaRochelleencombrésdenaviresdefortstonnages,imposel'imageerronéed'unportàl'intenseactivité15.Les scènes portuaires de Vernet, amplement diffusées par la gravure, puis,

entre1781et181216,cellesdesonélèveJean-FrançoisHue,ontcontribué,autantet plus que les récits de voyage, à satisfaire la curiosité encyclopédique deslecteurs.Louis-PhilippeCrépin,PierreetNicolasOzanne,instructeurdesfilsdudauphin, ont participé à cette fabrication délibérée des images portuaires.L'œuvre immensedudernierdeces artistes17, chargé à son tout parLouisXVI,en1775,dedessinerlesvuesetdeleveraveclaplusscrupuleuseexactitudelesplans des ports du royaume, servira de modèle à la production française dupremier tiers du XIXe siècle. La série peinte par Garneray entre 1821 et 1832constitueunexempletardifdecetartdidactique.Lasaisieduspectacleportuaires'ordonneenfonctiond'uneultimevisée :on

vient, le long des quais, tout à la fois mesurer et contempler la grandeur duroyaume18.Acepropos,s'imposederechefunelectureclassique,quis'accordeàla culture politique héritée de Rome et à la tradition stoïcienne du paysage

héroïsé.Lesvoyageurs duXVIIIe siècle associent le port et la citadelle.Undespremierssoucisdutouriste,répétons-le,consisteàestimerlaqualitédesdéfensesde la rade et du goulet. L'itinéraire côtier, fréquemment emprunté, autorise dedresser le palmarès des réalisations. Le voyageur a fortement conscience dutragiquedu lieu ; il imagine l'irruptionde la flotteadverseou lebombardementpar les navires ennemis19. Jaucourt, dans l'article « Ports » de l'Encyclopédie,soulignedavantage la sécuritédesplacesque l'activitéou laprospéritéde leurnégoce. Le départ des escadres, le spectacle tragique du retour des naviresdémembrés, le bateau en péril aux approches de la passe constituent autant desujets appréciés des peintres de marines. Rappelons que dans la région deDunkerque, et ce n'est qu'un exemple, la majorité des naufrages ainsi que laplupartdesnoyades,sesontproduitsàl'intérieurduportoudelarade.Alorsqueleshiérarchiessont insidieusementpuisâprementcontestéesaucœurdelavillemalade,leportseprésentedonccommeunlieuambigu,inquiétantetréconfortant.Espaceouvertsurlesrichessesetlesmenacesdumonde,ilévoquetoutàlafoisl'abri, le refuge et la fragilité ; il combine les images de l'invasion à celles del'évasion20.

B–Lescheminsdeladélectation.Les multiples lectures du spectacle portuaire induisent le foisonnement des

pratiques. En cette seconde moitié du siècle des Lumières, le touriste a pourhabitudedegravirlescollinesquidominentleportafindejouirdupanorama.Surleshauteursquiencadrentlesite,undéjeunerchampêtreentreparentsetamis,telceluiqui figure sur lePortdeMarseille peint en1753par JosephVernet, peutcompléter la « partie de plaisir »21. La posture alanguie des corps indique icil'habitude du séjour rustique. C'est dans un port que les élites françaises s'enviennent alors « voir la mer » et manger du poisson ; tant il est vrai qu'enl'occurrence les plaisirs du goût s'associent étroitement à ceux de la vue. LajoyeuseéquipéeàDiepperelatéeen1754parleducdeCroÿ,alorsmêmequelesbaigneurs commencent d'affluer à Brighton est, à ce propos, riched'enseignements ; elle permet de mesurer la distance qui sépare l'aristocratieanglaise, déjà friande de villégiaturemaritime, de la noblesse française qui netrouveauspectacledelamerquedecourtsinstantsdedélectation,intégrésàlasériecodifiéedesdistractionsquiconstituentunejournéedeplaisir.Le23maieneffet, leducet le jeunecoupleformépar leprinceet laprincessedeCondé,encompagnieduquelilséjourneàChantilly,décident,parcapriceetpourquelques

heuresseulement,de«voirlamer»;ilsaccomplissentdansceseulbutplusieurscentainesdekilomètres22.Il serait difficile et fastidieux de dresser le catalogue des voyageurs qui, à

peine arrivés dans une ville, stimulés par le désir de satisfaire leursmultiplescuriosités, se précipitent vers le port.Montesquieu, qui visite l'Italie en 1726,constituelemeilleurexempledecesvoyageursdontleregardportésurlelittoralestà l'évidencegéréparlesoucid'enmesurer lacapacitédedéfense.Sonrécits'attarde à décrire la qualité technique des installations portuaires (profondeur,exposition,accès,protection)danslaperspectived'unconflit.SadescriptiondesportsdeGênes,deLaSpeziaetsurtoutdeLivournen'estquel'analysedusystèmede défense ; les quelques lignes consacrées à la mer s'inscrivent dans cettepréoccupation23. En 1739, le président de Brosses de passage à Marseille neconsacre à cette visite que quelques brèves notations24 ; en 1758 en revanche,Grosley dit s'intéresser vivement à l'activité du port d'Ancône, à ses richesmagasins, à ses ateliers, à la circulation des marchandises. A elle seule laprospérité du lieu chante la gloire du pape Clément XII. Deux ans plus tard,Marmontelassure:«cefurentpourmoideuxobjetsd'unintérêttrèsvifetd'uneattention très avide que ces deux ports célèbres, celui de Marseille pour lecommerce,celuideToulonpourlaguerre».Ilajouteàproposdupremier:«lepeudetempsquenousyfûmess'employatoutàvisiterleport,sesdéfenses,sesmagasins,et tous lesgrandsobjetsdececommerceque laguerrefaisait languir[...].AToulon,leportfutdemêmel'uniqueobjetdenospensées25».A la fin du siècle, les touristes aiment s'exercer à la taxinomie des

marchandises,àtenterdesdécoupesdanslespectacledelafoulequisepresselelongdesquais.Enoctobre1775,Jean-GeorgesSulzerséjourneàMarseille;«lequai, écrira-t-il,devient le rendez-vousdeséquipagesdequelquescentainesdevaisseaux,etontrouvedanscettemultitude,desgensdetoutessortesdenationseuropéennesetasiatiques» ; lesnégociantss'ypressent«carc'est le lieude laBourse, et la curiosité y attire encore les oisifs de la ville, tant ecclésiastiquesquelaïques.Malgrécetteaffluenceprodigieuse,toutsepassedansl'ordreetsansquerelle»26,En1785,Dupatysedéclareéblouiparlesmarchandisesdel'AsieetduNord réunies sur le port deGênes ; « c'est unmouvement, une activité, uneaffluence qu'on ne saurait imaginer »27. Comme à Toulon, il tient à visiter lesgalères.L'annéesuivante,BérengerseditémerveilléparlespectacleduportdeMarseille28.En1791,c'estautourdeGrimoddeLaReynièredes'extasierdevantses « superbes magasins »29. Les voyageurs qui parcourent les rivagesméridionauxde l'Angletetres'attardentautantetparfoisplussur lessystèmesdedéfensequesurlesfrivolitésdesstations;révélatriceàcetégardl'attentionqueporte Thomas Pennant aux fortifications de Portsmouth lors du voyage qu'il

accomplit en 1793 de Londres à l'île de Wight. Parmi les visites les plusméthodiques, s'inscrit la « traversée » effectuée parAndré Thouin en 1795, lelong des quais d'Amsterdam. Il y distingue soigneusement trois « classes » outrois « nations » d'hommes : le peuple des ouvriers, alors en chômage, lesmarchands,pluscivilisés,les«pêcheursetvendeursdepoissonfrais»,«moinssensibles, moins polis », mais dont les femmes n'en paraissent pas moinsindifférentesàlaséduction30.Aucœurdel'Empire,MillinvisiteàsontourleportdeMarseillequiluiparaît

encore « le rendez-vous de toutes les nations de l'Europe » ; il jouit de ladiversité : « la différence des langues, la variété des costumes, celle desphysionomies, rendent la promenade du port ravissante pour un homme curieuxd'observer»31;extasequin'a,ilestvrai,plusriendenotablesil'onsongequ'ilyaplusd'undemi-sièclequeVernetavaitplacécettefébrileactivitésouslesyeuxdesspectateursduSalon.Endehorsmêmedelapratiquetouristique, lavisitematinaleouvespéraledu

port,associéeàlaconversation,s'intègreàlavillégiatureclassique.Ellefournitl'occasiondequestionnermarchandsetouvriers,deseconfronteraupeuple.Lesprécepteursamènentleursélèvesétudierlascène32;lahautenoblesseenvoiesesenfantsdans lesportsafindecompléter leuréducation.Ainsiprocède-t-onchezlesLaRochefoucauldetmêmeauseindelafamilleroyale.Lesgrandsnégociantsplacentlesjeunesgensdeleurfamilleenstagechezdesconfrèresinstallésdansles ports. C'est là que ceux qui sont appelés à leur succéder effectuent leurapprentissage.La promenade en barque en direction des promontoires qui ferment la rade

prolonge la visite des quais. Dans les ports méditerranéens des embarcationsprotégées par des tentures sont réservées à cette distraction collective. Lelancementd'unnavire, lemouvementdes flottes réunissentsurcespromontoirestouteslesclassesdelasociété.Le18octobre1778,CarloPilatiserenddansl'îledeTexelet rejoint la foulequiespèrecontempler ledépartdesvaisseauxde lacompagniedesIndes,alorsenattented'unventfavorable33.On comprend combien ce faisceau de conduites s'oppose – avant de se

juxtaposer – aumodèle de délectation des grèves qui s'élabore timidement. Lavisiteduportautorisedejouirdel'uniondelavilleetdelamer,delapierredetailleetdelavague.Lesnocesdudogeetdel'Adriatique,tempsfortduvoyagevénitien, symbolisent bien cette intégration de la visite du port au code quiordonnelevoyageclassique.Durant lesguerresdelaRévolutionetde l'Empire, leblocusanglaisprive le

visiteur de sa leçon de choses et le port ne lui propose le plus souvent qu'unspectaclededésolation.SurleContinent,lemarasme,ladéfaite,ladétestationde

l'ennemiaccentuentlescaractèresrépulsifsdulieu.Barbault-Royer,danslerécitd'unvoyageeffectuéenl'anVIIetenl'anVIII,peintDunkerquesousdesinistrescouleurs : «Tout ne respire ici que l'odeur dugoudron, des vieux cordages, lavapeurnauséabondedelamer,lafuméedetabac[...].Leséjourd'unportdemerestpeuattrayant[...].ÉvitezderessemblerauxAnglais.»Etàproposd'Ostende:«lespectacled'unportmarchand,sanscommerceetsansactivité,estlachoselaplus pénible que l'on puisse s'imaginer. Des navires échoués, un amas decordages, des voiles jetés çà et là ; des mâts mutilés, des matelots oisifs etsilencieux...»34.Il importedetenircomptedecetraumatismesil'onveutsuivrel'évolutiondel'imageportuaire.ApartirdelaRestauration,larituellepromenadedesquaisseperpétuemaisse

transforme. Tout naturellement, les auteurs de guides touristiques l'intègrent àl'itinétairequ'ilsenjoignent;cetteétaperépondàlaboulimiedontfontpreuvelesvoyageursdecetempsàl'égarddesperformancestechniquesetdesréalisationsédilitaires. Le pittoresque du lieu, la monumentalité des défenses et desinstallationsportuairesintéressentplusquejamais;lacuriositésetrouvestimuléeenAngleterreparl'exaltationdesvictoiresrécenteset,enFrance,parlanostalgiedel'éphémèregrandeurmaritimedesdernièresannéesdel'AncienRégime.Peuàpeutoutefoiss'insinuelanovation.Entre1830et1840,leportcontinuedeséduireles peintres duSalon,mais il a cessé de concentrer l'attention des amateurs demarines.Alors s'opère ce queDeniseDelouche qualifie d'« approfondissementdesthèmesportuaires»35,c'est-à-direuneinsensibledérivedel'attentionverslesmonuments de la ville, les approches maritimes de la rade et l'évocationhistorique. Le code classique de la visite du port a cessé de conduire ladélectationdu touristeetcellede l'amateurd'art.Unemanièred'apprécieretdevisiter le rivage s'efface qui avait longtemps, en bien des manières, contreditl'ascension du désir des grèves naturelles. En 1836,VictorHugo proclame sonaversion :«Décidément, je faispeudecasdesgrandsportsdemer. Jedétestetoutescesmaçonneriesdontoncaparaçonnelamer.Danscelabyrinthedejetées,de môles, de digues, de musoirs, l'océan disparaît comme un cheval sous leharnais [...].Plus leportestpetit,plus lamerestgrande»36.Après cette brèvemais nécessaire incursion délaissons donc la ville portuaire et son foisonnantspectacle social pour revenir sur un territoire si longtemps délaissé, afin d'yretrouverlespopulationsquileparcourent.

1IlnesemblepasquelaGrèceclassiqueait,avantlerègned'Alexandre,poséleportcommel'undessujetsde lapeinturedepaysages ;etcelamalgré l'existence trèsancienned'unepeinturedemarines,parexemplechezlesMycéniens,cf.Ch.Picard,«Pouzzolesetlepaysageportuaire»,Latomus,1959,t.XVIII,pp.23-51.

Surcequisuit,voiraussiMichelReddé,Marenostrum.Lesinfrastructures,ledispositifetl'histoiredelamarinemilitairesousl'Empireromain,ÉcolefrançaisedeRome,1986,notammentladeuxièmepartie.2Encyclopédie,t.13,pp.129-131.3Cf.DavidCordingly,supra,p.53.4ConfluencedéjàvantéeparDescartesdansunelettreàGuezdeBalzac.(Jean-PierreChauveau,art.cité,

p.128)etparSaint-AmantquiqualifieAmsterdamde«miracledumonde»(JacquesBailbé,art.cité,p.33).5Restequ'àl'évidencelecomportementetlesposturesdespersonnagesdeVernetontpudevenirmodèles

depratiques.6Cf.Leport deMarseille duLouvre.A ce propos, LéonLagrange, Joseph Vernet et la Peinture au

XVIIIesiècle,Paris,Didier,1863-1864,pp.69sq.7NotammentlacélébritédesvuesdeRouen,dePlymouth,deDouvresetdesrivagesduSund.8ParticulièrementévidentdanslePortdelaRochelle.9LéonLagrange,op.cit.,pp.193-194.10A ce propos et concernant plus particulièrement les toiles consacrées au port deBayonne ; cf. notre

communicationauColloqueannueldelaFrenchHistoricalSociety,LosAngeles,mars1985.11Depuis leMoyenAge (cf.MichelMollatduJourdin,«Sentimentsetpratiques religieusesdesgensde

merenFrance,duXIIIeauXVIesiècle»,inRevued'Histoiredel'EglisedeFrance,juill.-déc.1984,p.306),lacorruption du lieu était dénoncée par les clercs. Sur la violence, voir Alain Cabantous, Les populationsmaritimes françaises de la mer du Nord et de laManche orientale (vers 1660-1794), thèse, Lille III,décembre 1987, p. 693. Nous n'avons malheureusement pas pu utiliser ce beau travail dont nous prenonsconnaissanceencorrigeantlesépreuves;maisilconfirmeglobalementnotrepropos.12 Alain Cabantous (La Mer et les hommes. Pêcheurs et matelots dunkerquois de Louis XV à la

Révolution. Dunkerque,Westhoek, 1980, p. 71) souligne le grand nombre d'étrangers dans les ports de laMancheetde lamerduNord,notamment l'importancedesmigrationsdemarinsendirectiondeLondres etdesportsdesProvinces-Unies.13 Que souligne, pour sa part, le vice-amiral Antoine Thévenard en l'an VIII. (Mémoires relatifs à la

marine,Paris,Laurens,t.II,p.58).14CitéparLéonLagrange,op.cit.,pp.76-77.15 Jean-MichelDeveau,«LeportdeLaRochelle auXVIIIe siècle »,Comité desTravauxHistoriques et

Scientifiques,111eCongrèsdesSociétéssavantes,Poitiers,1986.16 Jusqu'à cette date, noteDeniseDelouche, la peinture des ports perpétue les caractères essentiels de

l'œuvredeVernet.Acepropos,thèsecitée,t.I,pp.105-109.17Puisquelerecueilsecomposedesoixanteplanchessanscompterseizeautrespostérieuresà1786.18Déjà,lepharedeCordouan,bâtivers1600àl'embouchuredelaGironde,symbolisaitles«lumières»de

la royauté en lutte contre les tempêtes (cf. J. Guillaume, « Le phare de Cordouan, merveille dumonde etmonumentmonarchique»,Revuedel'Art,n°8,1970,pp.33-52);etletableauduportdeMisènequifigureàVersailles dans le salon d'Apollon a pour but d'exalter la construction du port de Rochefort. (Cf. EdouardPommier,«Versailles,l'imagedusouverain»,inLesLieuxdeMémoire,op.cit.,«LaNation»,vol.2,p.197.)19Acepropos, lebombardementdeCopenhagueopéréparuneescadreanglaiseen1807eutunénorme

retentissement.20AmbiguïtéparticulièrementnettesouslaRévolution.21 Cf. Florence Ingersoll-Smouse, Joseph Vernet, Peintre de Marine. Étude critique et catalogue

raisonné...,Paris,EtienneBignou,1926,t.I,p.22.22Mémoires du duc deCroÿ sur les cours de Louis XV et Louis XVI (1727-17.84), Extraits de la

Nouvellerevuerétrospective,1895-1896.p.146.23Montesquieu,ŒuvresComplètes,Paris,Nagel,t.II,1950,pp.1059,1062et1073-1075.24PrésidentdeBrosses,op.cit.,t.I,p.32.«Lequaiduport,quiestparquetédebriquessurchamp,d'une

manière commode à marcher, est continuellement couvert de toutes sortes de figures, de toutes sortes denationsetdetoutessortesdesexes...»Grosley,Nouveauxmémoires ou observations sur l'Italie et sur les Italiens par deux gentilshommes

suédois,Londres,1764,t.II,p.158etMarmontel,op.cit.,p.179.25Marmontel,Mémoires...,op.cit.,t.II,p.179.

26Johan-GeorgSulzer,op.cit.,p.111.27J.B.MercierDupaty,op.cit.,t.I,p.38.28Bérenger,op.cit.,t.I,p.92.29AlexandreGrimoddelaReynière,Lettred'unvoyageuràsonamiouréflexionsphilosophiquessur

lavilledeMarseille,2eédition,Genève,1792,p.10.ThomasPennant,AJourneyfromLondontotheIsleofWight, EdwardHarding, 1801 ; cité longuement parMargaret J.Hoad inPortsmouth. asOthersHaveSeenit,part.II,1790-1900,Portsmouth,ArthurCoomer,1973,pp.4-5.30AndréThouin,op.cit.,t.I,pp.328-329.31Aubin-LouisMillin,VoyagedanslesdépartementsduMididelaFrance,1808,t.III,pp.249-250.32Cf.J.Gury,«Imagesduport»inLaMerausiècledesEncyclopédies,op.cit.,p.56.33CarloPilati,op.cit.,t.I,pp.213sq.34CitoyenBarbault-Royer,VoyagedanslesdépartementsduNord,delaLys,del'Escaut,etc.,pendant

lesannéesVIIetVIII,Paris,Lepetit,anVIII,pp.158,187et189.La désolation des ports anglais, si l'on en croit François Crouzet, était alors beaucoupmoins évidente. Il

conviendrait,notamment,seloncethistorien,decorrigercequerépètentcourammentlescontemporainssurleseffets désastreux du blocus continental. Cf. François Crouzet, L'Économie britannique et le blocuscontinental(1806-1813),Paris,P.U.F.,1958,t.II,pp.764-766.Lachutedel'activitélorsdelacrisede1811futicisurtoutlefaitdesnaviresétrangersersiLiverpooletHullontétéassezdurementtouchés,iln'enfutpasdemêmedesautresgrandsports.35D.Delouche,thèsecitée,t.I,p.52.36VictorHugo,Œuvrescomplètescitées,t.V,p.1108.

CHAPITREII

L'ENCYCLOPÉDIEDESGRÈVES

Lesavant,l'«âmesensible»,l'invalidviennentlelongdesgrèves,loindelacivilisation et de la société urbaine, chercher le contact des éléments, se livrerauxmultiplesquêtesemboîtéesquirévèlentlacomplexitédeleurdésir.Maissurceterritoireincertain,ilsdécouvrentunpeuplequiproposeunétrangespectacle.Un jeu complexe de lectures et d'attitudes s'élabore qui va aller en secompliquant.Initialement,levoyageurposeunregardverticalsurcestravailleursdel'estran,perçusautraversd'anxiétésquigénèrentuncodeaisémentrepérable.Lerécitdevoyage,l'enquêteimbuedelaprétentionàl'objectivitéconfèrentuneexistence textuelle à des populations et à des gestes jusqu'alors ignorés. Letableaudesgrèvessedessineenfonctiondudésird'enparticulariserl'image;saconfiguration,sesaccentuations traduisentceque l'observateurattenddece lieuinsolite. Au fil des décennies, la saisie bascule ; la prétention à l'objectivités'estompeenmêmetempsquelaverticalitéduregard;uneautreconsciencedelaprofondeur temporelleguide la lecturedu spectacle ; la figurede l'habitant desgrèves perd de sa solidité ; elle se mue en transparent au travers duquels'aperçoivent d'anciennes silhouettes ressuscitées par le rêve d'histoire.Cependant, la domestication imposée par la villégiature maritime amenuise etmanifestetoutàlafoisladistancequisépareletouristedestravailleursdusableetduvarech.Bientôtlesclassesdominantesviendrontdélibérémentsedonnerenspectacleàcepeupledesrivages,obligédecéderlaplageàunnouveauthéâtresocial1.Maistoutaulongdecettepériodequiséparelespeinturesinitialesdelamiseenscèneostentatoiredesélites,leregardserefusegénéralementàdistinguerdesindividusauseindecescommunautésinstalléesàlalisièredelaterreetdel'eau,associéesplusétroitementqued'autresauplandelanature2.

A–Laconstitutiondutableau.

AuXVIIesiècledéjà,pourobéiràLouisXIVdésireuxdeconnaîtrelavéritablefigure de son royaume, le tracé des limites maritimes avait retenu l'attention.L'observation systématique, fondée sur de scientifiquesmesures instrumentales,visait alors essentiellement à établir une cartographie. Œuvre d'astronomesentourés d'hydrographes et d'arpenteurs, cette exploration des régions littorales,alorspleinesdevitalité,avaitstimulélesprogrèsdel'océanographie3.Parlasuite,lavivacitédesalarmeshâte,surceterritoireaussi,laconstruction

du tableau. La crise des effectifs qui hante les responsables de la marine4,l'anxiétésuscitéeparl'affaissementsupposédelaféconditédelamer,lamenaceque font peser sur la santé les effluves infects émanés des rivages imposent laprécisionetl'approfondissementdel'enquête.DepuisleXVesiècleeneffet,s'étaitpeuàpeuinstallée,lelongdesrivagesdu

continent, lacertitudedudépeuplementdeseauxde l'océan.Le«vieillissementde lamer » suggère le dépérissement prochainde sa vitalité. «Ondirait, écriten1760ledocteurTiphaignedeLaRoche,quelesmersépuiséesnefournissentde poisson, que ce qu'il en faut pour faire regretter leur ancienne fécondité5. »L'alarmeestalorsavivéepar l'aggravationduconstat.Lastatistiquedespêchescomme le témoignage des marins attestent la rapidité nouvelle du déclin.Entre1716et1720,àtitred'exemple,onlesouligneàBrest,àOléron,lelongdescôtesduPoitououbienencoreàRoyan6.Outre-Manche, à proximité desmers fécondes du septentrion, l'inquiétude se

révèlemoinsvive ; à la findu siècle, l'enquête approfondie à laquelle se livreJohnKnox le longdes rivagesde l'Écosse l'amènera toutefoisàdénonceràsontourladiminutiondelavitalitédelamer7.Jean-ChrétienFabriciusnotelemêmesentimentchezlespêcheursnorvégiens8.Lefléaususcitel'enquête,guidelaplumedesspécialistes,provoqueuneabondantemassedocumentaire.GenevièveDelbostente même de montrer que ce fameux dépeuplement des eaux relève plus del'histoiredesdiscoursqued'unconstatréel.Ellediscerneenoutreunecorrélationentre la densité des conflits qui sedéploient sur ce« territoire en suspens» etl'ampleur de la « rhétorique du dépeuplement »9. Quoi qu'il en soit, les étudesentreprisesenFranceentre1717et1720etleméticuleuxparcoursdeLeMassonduParcaboutissent,àpartirde1769,àlapublicationdumonumentalouvragedeDuhamel du Monceau. En 1760, l'inquiétude conduit le docteur Tiphaigne àévoquerlanécessaireconservationdesespècesetàdénoncerl'accoutumanceàladisette:«Onestvenu,note-t-il,jusqu'àperdrelesouvenirdel'ancienneféconditédenosmers»10.Neufansplus tard, lepèreMencenquête le longdescôtesdeProvence et tonne contre la négligence des pêcheurs11. A la veille de laRévolution,entre1787et1789,NoëldelaMorinièremultiplielesobservations;

il a entrepris en effet un traité de la pêche enEurope, lequel, hélas ! ne verrajamaislejour12.L'analysedesresponsabilitéssusciteledébat;unglissements'opèrepeuàpeu,

conduit par les économistes moraux, de l'explication cosmologique vers ladénonciationde la responsabilité deshommes. Initialement, l'affaissementde laféconditésembleconforterl'ancienneconceptiond'unmondeendéclinou,toutaumoins, la certitude du dépérissement des forces créatrices à mesure ques'éloignent les temps originels. LaNature « s'épuise » ou « dégénère », disentencorecertains13.D'autresseréfèrentaucaractèrecycliquedelaféconditédelamer.Auxyeuxdequelquespêcheurs,celle-cin'a rienperdudesavitalité,maisellerefusedésormaisd'exposersesrichessessursesbornes;cettethéoriedela« stérilité spontanée » tend à concentrer, une nouvelle fois, l'attention sur lecaractère divin de la lisière des eaux. Le long des rivages de Norvège, lespopulationsperçoiventdans ladiminutiondespêches le signede lacolèred'unDieuoutragéparl'inoculationimpiequidérangelesplansdesaProvidence14.Laplupartattribuenttoutefoislachutedelaféconditéauxaléasdelamétéorologie15;ils incriminent lepetitnombredebeaux jourset la longueurdeshiversdont ilsperçoiventbienlarigueurnouvelle16.«Onneconnaîtpresqueplusdeprintemps,déclarentcertainspêcheurs,lesétésn'ontquedeschaleursdecourtedurée,etlesautomnesnesontquedeshiverssupportables»17.Aufildesannéesmonteladiatribecontrelesméfaitsdel'exploitationabusive.

Laconsciencegranditducaractèreartificieldestechniquesdepêche:l'hommeetla civilisation viennent jusque sur le rivage menacer l'ordre de la nature ; lanostalgiegonflequi conduit à exalter un tempsd'abondanceque l'on rejette deplusenplusloindanslepassé.«L'aveuglelicencedespêcheurs»18,notepoursapart lepèreMenc,estseuleàincriminer.Ledérèglementnédelasoifduprofitmetenpérill'harmonieusedistributiondesdonsdelaProvidence;elle«offenselaNatureendérangeantsonéconomie,etenépuisantsalibéralité».L'usagedeladreige, la multiplication des parcs et des pêcheries, interdits en Angleterre,suffisentàcauserlastérilitédescôtesfrançaises,sansqu'ilsoitbesoind'imaginerunquelconqueaffaissementdelavitalitédeseaux.Ladiatribesoulignel'urgenced'unepolitiquedeconservationdesespèces; il importedeprotégernonpaslesmonstresmarinsdontlareproductionnepréoccupeguère,maislesbancsdepetitspoissonsquicontinuentheureusementd'attesterl'antiqueprofusion.Le fléau atteint aussi bien les riches19, privés du plaisir que leur procure la

«marée»,quelespauvresmenacésdansleurexistencemêmeparlararéfactiondessalaisons.Lesremèdessedéduisentavecévidence.Ilfaut,demandelepèreMenc,pêcher«sansoutragerlaProvidence»20.Lepouvoirroyal,danslapieuseperspective d'une économie morale, se doit d'assurer la juste régulation des

activités.Il luifautsurtoutveillerattentivementà l'applicationdetextesanciensquisesontrévélésjusqu'alorsinsuffisantsàendiguerlapêchenocturneet,d'unemanière générale, le braconnage des mers. Une longue série d'ordonnances,d'édits etdedéclarationsavaienteneffet, entre1584et1744, réglementé, avecunecroissanteprécision,laformeetlanaturedesfilets,interdisantnotammentlesengins«attrape-tout»21.On comprendraitmal tant de sollicitude de la part de l'administration si l'on

oubliaitquelelittoral,commelalandeetlaforêt,constitueunnœuddetensionspotentielles.L'indéterminationdecesespaces,lamultiplicitédesdroitsd'usageetnotamment de « vain poissonnage » qui s'y sont imposés, celle des privilègesoctroyés, les insidieuses tentatives d'accaparement les constituent en lieuxhautement conflictuels. L'entrelacs des dérogations, des révisions et desinterprétationsfaitdetout«petitpêcheur»unbraconnierenpuissance22.La secondedes alarmesqui imposent l'enquête révèle l'acuité nouvelle de la

sensibilité;elletraduitl'anxiétésuscitéeparl'infectiondel'eau,del'airetdelaterre chez les médecins inspirés par le néo-hippocratisme. La crainte del'infection des rivages s'accorde à celle que suscitent alors les abattoirs, lestanneriesoulescimetières,capablesdesaccagerlasantédelaville.Deuxagentsd'infection sont accusés de menacer la salubrité du littoral. Les débats qu'ilsengendrentpermettentdesuivrelacirculationd'anxiétéspolymorphesauseinducorpssocial.La décharge des ordures dans la mer constituait jusqu'alors une pratique

traditionnelle, assezbien tolérée.Orvoicique l'essorde l'industrieaccentue lanocivité du déchet, dont elle accroît la masse. On fait dès lors remarquer quecelle-ci risque d'entraîner la « dénaturation des eaux ». Le docteur Tiphaigneappelle,asseznégligemmentilestvrai,ànepassalirlapuretédelamer.LelongdescôtesdeProvence,notelepèreMenc,«iln'estpointd'habitantdelaville,nide riverainde lamer,qui,parcette situation favorableà l'économie,nese soitdonnédetouslestempsledroitdefairejetersurlesplagesvoisineslesmatièresimmondesetinutiles,dontletransportàtoutautreendroitseraitetmoinsfacileetplus coûteux.De là, une partie de la côte qui borneMarseille et son territoiredepuis l'Estaque jusqu'àMoredon, a été peu à peu, et plus oumoins selon leslieux,couvertedanssesfonds,soitparlesimmondicesdesfabriques,soitparlesdécombres des maisons, et infectée dans ses eaux par le mélange de matièresétrangères à cet élément »23,Dans la rade deMarseille, les eaux et le sel sontdésormais dénaturés ; le long des côtes, le poisson empoisonné acquiert unmauvais goût. Les thons ont déserté la région, les coquillages ont disparu.L'article33deladéclarationdu13avril1726quiviseàéviterl'empoisonnementdes côtes, comme la déclaration du 18 décembre 1718 qui interdit

l'encombrement des plages afin de protéger la pêche aux moules sont icidemeuréslettremorte.Lespêcheurseux-mêmes,déplorepoursapart ledocteurTiphaigne,ontpourhabitudede rejeterdéchetset immondices sur leshuîtrièresqu'ils infectent.Une telle diatribe, avivée par la crainte de la dénaturation deséléments, inscrite par conséquent dans le cadre de la chimie prélavoisienne,s'accordeaupieuxdésirderespecterlapuretédessubstancescrééesparDieuetdeveilleràlapréservationdesdonsdelaProvidence;elleinciteàsegarderdel'anachronisme.EnFrancetoutaumoins,elledemeureunevoixmineureencomparaisondela

vibrante dénonciation de l'insalubrité nouvelle des grèves. Durant le dernierquartdusiècleeneffet,lademandecroissantedelaverrerieetdelachimiedesdétergentsimposel'essordelafabricationdelasoude;ellestimuledecefaitlacoupe, le ramassageet lacombustiondugoémon24.Des fourneauxsont installésdirectement sur les plages et les fumées qu'ils dégagent suscitent des débatspassionnés.Nombreux sont ceuxqui craignent la puanteur de ces émanations etquiconsidèrentdésormaiscommemalsainslesrivagessur lesquelsonfaitainsibrûler la végétation marine25. Ils attribuent à ces fumées les épidémies quiravagentlescommuneslittorales;onaccuseenoutrelesvapeursdedessécherlesjeunespousses, lesarbreset les fruits.Gentilshommeset riverainsde tousétatsmultiplientlespétitions26.Lesmaîtresdeverreries,lesouvriersdesfourneaux,certainscitoyensmuspar

unsentimentd'humanitéréfutentcesaccusations,signentàleurtourdesmémoirescontrel'interdiction,certifientl'innocuitédesémanations;ilsdemandentquel'onse garde de confondre incommodité et insalubrité. En 1769, le Parlement deRouen est saisi de l'affaire ; le procureur général considère que la fumée duvarechestbienunevapeurpestilentielle;unarrêtendatedu10marsinterditlafabricationdelasoudelelongdesrivagesnormands,exceptionfaitedeceuxdel'amirautédeCherbourg.Letravaildesverreriess'arrêtemaisl'Académieroyaledes Sciences, consultée, envoie Guettard en tournée d'inspection le long desrivages méditerranéens et délègue Fougeroux et Tillet sur les plages deNormandie27.Lesdocumentsproduitsparcesenquêteurss'intègrentà l'abondante littérature

d'inspectionqui,enFrance,sedéploieentre1770et1810durantlepremierâged'or de la statistique28. Ils nous révèlent des pratiques qui pourront semblerinsolites. Tillet se livre durant plusieurs mois à une étude extrêmementscrupuleusedesplages;ilsuitleretraitdesflotsafind'observerl'étatdesalguesqu'ilscruteàlaloupe;ilmultiplielacollectedestémoignagesoraux;ilinterrogeles seigneurs, les curés, les fermiers du littoral. « Sous les apparences d'uneconversation simple, écrit-il, nous obtenions sans déguisement les témoignages

que nous désirions »29. Comme plus tard ses confrères de la Restauration,notammentParent-Duchâtelet30,Tilletnecraintpasdeselivreràdedangereusesexpériences sur sa propre personne. « Nous nous sommes tenus quelquefoispendantquatreoucinqheuresàl'embouchuredesfourneaux...nousnoussommesexposésàdesseinaucourantdelafuméequeleventchassaitsurnous[...]nousavonsrépétécentfoiscesépreuves[...]soitquenousrespirassionsà jeuncettefumée,ouaprèslerepas»31.Iln'enaéprouvéaucunenausée,«paslapluslégèreincommodité»;d'ailleurslesouvriersduvarechsecaractérisentparla«gaietédeleurpropos».DanslesamirautésdeBarfleuretdeCherbourg,lesriverainsnesongentmêmepasàseplaindre.LesrégionsdeLaHague,naguèrehabitéespardespopulationsau«naturelféroce»etaucaractèrebarbare–d'où,selonlui,letermede«hagard»–,ontétéciviliséesparletravaildelasoude;cetteheureusehabitudea écarté le crime, adouci lesmœurs,métamorphosé lesnaufrageurs ensauveteurs.En bref, l'optimisme de Tillet, persuadé des bienfaits du travail et de

l'industrie, le conduit à conseiller la tolérance. La distinction opérée entrel'incommoditéet l'insalubrité, le soucid'écartercequipourraitgêner l'essordel'activité préfigurent l'attitude qui sera celle des experts de l'Empire et de laRestauration.Quoiqu'ilensoit,lesnombreusesetminutieusesenquêtessuscitéespar lastérilitéet l'insalubritédes littoraux,enpoussant lesexperts32àcheminerinlassablement le long des rivages, à croiser gardes jurés des pêcheurs, garde-côtesetpilotes33.nousdésignentunmodedeparcoursdesgrèvesquirépondàunevisée inédite. Cette série d'enquêtes, les documents qui les relatent, lesquestionnaires et les ouvrages qu'elles ont produits, notamment le traité deDuhamelduMonceau,ontpermislaconstitutiond'unevéritableencyclopédiedesrivages34, délaissée des historiens, obnubilés par la navigation. Deux figuresdominantesyordonnentladescriptiondutravaildesgrèves:celledeschampsdelameret celledu labourdes sables ; référencesambiguës tout à la fois audurlabeurdel'agricultureetauxgestesfacilesdelacueillette.Lacoupedu«goémondefond»etdu«goémonderive»,leurramassageainsi

queletransportdupremieraumoyendedangereuxradeauxappelés«dromes»,qui parfois se fracassent sur les récifs ou se défont, entraînant la noyade despilotes35,sontréglésdansleursgrandeslignesparl'ordonnancedu8mars172036.Ces récoltes diverses intègrent les grèves au terroir des communes littorales.Elles entrent dans le système de culture des paysans du voisinage. Ceux-civiennentcherchersurlesbordsdelamerl'amendementoul'engraisnécessairesàlaréussitedesrécolteset,parfois,commec'estlecasàMolèneetàOuessant37,leurréservedecombustible.Nombreux,nousvenonsdelevoir,sontenoutreceux

qui, en ce temps de la protoindustrialisation, trouvent dans la production de lasoudeuneressourcecomplémentaire.Malgré l'appartenance théorique de l'espace au domaine royal, les usages

concernant les productions des grèves et de l'estran s'apparentent à ceux quirèglent l'exploitation des pâtis, des landes et des bois du finage, soumis à lacoutume. On retrouve, répétons-le, à propos de ces espaces indéterminés, lemêmetypederèglements,lesmêmesmodèlesdetensionsetdesolidarité.A dire vrai, le goémon ne se récolte pas partout ; ainsi, en Normandie, s'il

abondelelongdesrivagesdupaysdeCauxetduCotentin,ilsefaitraresurlesplages qui se succèdent entre Honfleur et Arromanches, entre Mezy et laHougue38. Intensément exploité en Bretagne occidentale, le goémon n'est plusl'objet que d'une collecte négligente et anarchique dans les environs de LaRochelleetdeMarennes39.Enrevanche,onleramasseouonlecoupelelongdescôtes du Roussillon. Dans le voisinage de Marignane, les paysans, malgré lapolicedulieu,l'amoncellentdevantleursportes,«contrelesmursdesmaisons,danslesrues,surlesplacespubliquespourenaccélérerlaputréfaction»40 ; ilscréentainsid'infectscloaques.Darlucs'enindigneen1782,luiquiaréussiàfaireenleverparlaforceplusieursdecestasdefumierqued'aucunscachaientjusquesous leurs lits.EnÉcosse,oncoupelegoémontous lesdeuxoutroisans,onlesèche,puisonlebrûle41.Lestatutdesrochersetdesplageslelongdesquelspousse,s'accrocheouvient

sedéposer levarechvarie selon les régions.Ainsi, en1771,dans la régiondeCherbourg,chaquevillagejouitbiend'uneétenduedegrèves«maischacundeshabitantsn'ypossèderienquiluisoitparticulier.Levarechd'échouageappartienten effet au premier qui le recueille ; et lorsque le temps fixé pour la coupeduvarech,appellesurlesbordsdelamerleshabitantsd'unvillage,ilsserépandentsansdistinctionsurleterrainauquelilsontdroit[...] ilscoupentlevarechdansl'endroitoùilssetrouvent,l'yfontsécher,l'amassentenmonceaux,etl'yréduisenten soude ». Le goémon épars, réuni en tas ou transformé en pains de soudedemeureensûretésurlerivage.Icirègnel'ordresans«larigueurdeslois»42.Dans l'amirauté deFécampen revanche, l'usage« est de conserver à chaque

particulier,pendantsavie,lajouissancedelapartiedececantonquiluiaétéunefoisaccordée:unrocherunpeusaillant,quelquechosededistinctifsurlafalaisesertdelimiteàchaquepartie;undeshabitantsdontonconnaîtl'équité,veilleàunpartageaussi simple ; lesbornesdéterminéesdans lecantonsont immuables,etles discussions y sont rares »43, Les « places de varech » ne sont pastransmissibles. Il arrive toutefois que, par humanité, le bénéficiaire, premierinscrit, se désiste au profit d'un indigent chargé de famille. Les affaires sontréglées par l'assemblée de village, en présence du lieutenant de l'amirauté.De

Cherbourg à Fécamp se lit ainsi, dans le cadre de structures communautairesencoresolides,lelentprogrèsdel'appropriationindividuelle.«Lelabourdessables»constituelatâchedes«petitspêcheurs»44.Lespieds

et les jambes nus, plongés dans la mer jusqu'à la ceinture, ils poussent leurhaveneauafinde«cueillirlachevrette»;sinon,armésdebêches,defourches,derâteaux,decrocs,debâtons,ilsramassent,surl'estrandécouvertoubiendanslesrochers,lesmoules,lescoques,lesversdesable,leséquillesetles«poissonsàcroûte» : crabes, langoustes ethomards45.Certainshersent le sablede l'estran,d'autrestendentleursfiletsentredespiquets,d'autresencoretraînentlaseinequel'onappelle«va-t-en,viens-t-en».Lesunsopèrentenpermanencesurlagrève,lesautresneviennentqu'àl'époquedesgrandesmarées;l'estransecouvrealorsdemilliersdetravailleurs.Commelafenaisonetlamoisson,lesgrandesrécoltesdes sables sont l'affairede tous ; ces jours-là, lespaysans se font«pêcheursàpied».Leramassagedesépaves,celuiduboisdanslespetitesîlesdépourvuesde forêtsou le longdes rivages écossais, la chasse auxoiseauxquihantent lesplages46, et, dans certains secteurs47, la récolte du sel obtenu par lessivage dessables,complètentlagammeétenduedesproductionsdelagrève.Au début du XVIIIe siècle déjà, ces activités sont toutefois perturbées et

menacéesparl'accroissementdunombredesparcs,pêcheries,bouchauts,écluses,«escluzeaux»et«gorres»detoutessortes.Cesconstructions,enformedeferàcheval,lesunesenpierre,lesautresenclayonnages,surmontéesounondefilets,prolifèrent sur l'estran, malgré les règlements sans cesse réitérés48. Cettearchitecture des grèves a pourmission de retenir les eaux lors du reflux et depermettre la capture des poissons ainsi pris au piège. La multiplication despêcheries,leplussouvententrelesmainsderichespersonnagesquilesafferment,manifestent, comme bien d'autres procédures, la tentative d'appropriation oud'amodiationindividuellesdesespacescollectifsconsidéréscommedisponibles.Lepoissonainsicapturéoulesproduitsdelapêchecôtièresont,parendroits,

directementpréparéssurlerivage.Lelongdecertainesplagessontinstalléesdespressesàsalerlasardine,leharengoulemaquereau,ainsiquedescabanesdanslesquellessepratiqueladessicationdesraiesoudeslamproies49.DanslarégiondeBrestetàBelle-Ile50,lespêcheursontainsiétabli,surlesbordsdelamer,degrands corps de logis qui abritent tout à la fois les presses à sardines et lesfutaillesdevinlivréesenéchangeauxmatelotsquiapportentlepoisson.Septouhuitfemmestravaillentdanschacundecesétablissements:«ellesembrochentlessardines dans des bâtons qu'elles lavent à lamer, et reviennent pour les rangerdansdesbarriques,etlesmettreenpresse»51.EnÉcosseaussi,onsalelepoissonàl'intérieurdecabanesétabliessurlerivage52.Lagrèvefigurelepointd'articulationentreletravaildelaterreetceluidela

mer.L'indécisiondelafrontièreautoriselerecouvrementoulajuxtapositiondesactivités.L'emboîtementdescalendriersdespêches,dulabourdessablesetdestravaux de l'agriculture autorise de rythmer avec subtilité les modalités del'exploitation des rivages. La distinction alors opérée par les experts entre les« petits pêcheurs » à pied et les « pêcheurs côtiers » paraît quelque peuartificielle53:lesjoursdegrandesmarées,l'estranprocureàtousdutravail;lespêcheursycôtoientlespaysansetleurslourdescharrettesdevarech.Levêtementlui-mêmen'autorisepas toujours lespectateuràclairementopérer lepartage.AOléron, les«petitspêcheurs», lespiedsdansdes sabots, sonthabilléscommedespaysans;àBlaye,ilssontenoutremunisdetabliersdetoilegoudronnée54.Enrevanche, dans la région de Nantes, ils portent, comme les matelots, unesouquenilledegrossetoileetchaussentunepairedebottesàl'épreuvedel'eau55.DanslarégiondeRoyan,ilss'habillentd'unecamisoleetdeculottesdetoiledevoileetseconfondent,làaussi,avecles«pêcheurscôtiers».

B–L'extensionduprojetanthropologique.Un demi-siècle après l'élaboration de cette encyclopédie des grèves par Le

MassonduParc,puisDuhamelduMonceau,unprojetde tableauplusprécissedessine,quidébordelasimpledescriptiondestechniquesetdel'habillement.Leterritoiredécouvertpar le refluxetceuxqui lehantentse trouventprisdans lesretsdesregardsportéssurlepeuple.«Pêcheursàpied»et«petitspêcheurs»accèdent, en groupe, au statut de spectacle social ; à leur propos enfin oncommenced'écrire:«Onlesvoit...»56.«Leursmœurs,noteDarlucàproposdespopulations du littoral de Provence, la durée de leur vie, et leurs maladies,dépendantsd'uneconstitutionmâleetvigoureuse,ontdroitànosrecherches.»Adirevrai,lesprocéduresenfonctiondesquelless'élaboreladescriptiondupeupledesgrèvesnesauraientêtreoriginales ;c'estdanslaspécificitédes imagesqueréside seule la particularité. En outre, la logique du tableau, l'enchaînementdélibérédesélémentsquilecomposentconduisentlediscoursetrendentaléatoirelasaisieduréel.Lesmultiplesquêtesquipoussentlesobservateurssurlerivageleursuggèrentdemettreenharmonie lavisiondes individusqui lehantentet laconfigurationdeleurpropredésir.Ainsi,lavolontéd'exalterlenaturelentretientlespréjugés;elleinciteàexagérerlaforce,lafécondité,lalongévitédespeuplesdesrivagesaussibienquelavitalitédeleursenfants.D'entrée de jeu, le regard se trouve asservi aux canons de l'anthropologie

d'inspiration néo-hippocratique.Ces individus étroitement soumis aux éléments,installésaupointdeleurcontactetdeleuraffrontement,illustrent,mieuxqueles

autres,lalogiquedufonctionnementdelatopographiemédicale.Laprécocitédestravaux consacrés dans cette perspective aux régions littorales ne saurait doncétonner57.Quelques années avant le livre deLépecqde laCloture58 et le grandprojetéchafaudéparlaSociétéroyaledeMédecine,DesmarsrédigeunlongtraitéconsacréàlaconstitutionduBoulonnais59etH.TullyunEssaisurlesmaladiesàDunkerque.Lediscoursmédical, lorsqu'ils'appliqueauxpopulations littorales,nesaurait

totalementcontredireceluiqui,parallèlement,s'emploieàvanterauxinvalids lasalubrité des rivages. Aussi, bien souvent, les deux séries s'accordent, seconfortent. Townley justifie sa présence au bord de lamer par les études qu'ilconsacreàlalongévitédespopulationslocales.Maisilarrivequelasymétrieserompe. Les savants français, notamment, ne partagent pas l'optimisme de leursconfrèresd'outre-Manche.AinsiDesmarsn'évitepas l'interminabledébat sur lasalubrité ou la nocivité de l'eau de mer. Pour sa part, il hésite60 ; démarcheincertainequiinstallelesplagesfrançaisesdelamerduNordetdelaManchesurunpointd'équilibreentrelesbénéfiquesrivagesduseptentrionetlesmaléfiquesplagesméditerranéennes,entrelafiguredelamerabsorbanteettonifianteetcelledelamerexhalante.Contrairementautouriste,le«petitpêcheur»setrouve,depuissaplustendre

enfance,soumisenpermanenceàl'air,auxvents,auxeaux,auxsablesdulieu.Or,lesélémentsnesauraientproduiresurlanaturefrustedecetêtrenoncivilisélesmêmeseffetsquesurlemélancoliquevenuquêterlavigueurdansleseauxdelamer.Enbref,entrelesbaigneursetlespêcheursdeBoulogne,quibénéficientdesmêmesaliments, l'habitusétablitunefrontièrequi imposeausavantdeconduiredeuxanalysesindépendantes.Cetteremarquevautpourtouslestableauxsociauxinspirés par le néo-hippocratisme ; les membres des classes dominanteséchappentplusaisémentquelesautresàl'emprisedeséléments.L'«influencedusol,écritDulaureen1788,n'agitpuissammentquesur lesmœursdespersonnesdu peuple ; en général, quelle que soit la contrée qu'il habite, l'homme sedépouilleducaractèrelocal,àmesurequ'ildevientinstruitouraisonnable»61.LetableauqueDesmarsinaugureseconstruitenabîme:lesmêmescaractères

spécifiquess'accentuentquandladescriptionglissedespopulationslittorales,auxpêcheurs,puisauxmatelots;ilss'intensifientaveclaplusgrandesoumissionauxéléments.Dumême coup, c'est bien lematelot qui dessine le stade ultime, quiconstitue l'archétype de ces populations. Chez ceux qui composent les troisgroupes,uneanalogies'instaureentrelesorganesetlescaractèreslocauxdel'air,del'eau,delaterre.La puissance des vents qui soufflent sur le rivage éprouve les fibres. En

conséquence, la peau s'épaissit, se hâle, se dessèche ; elle ne saurait dès lors

laisserfiltrerdesubtilesexhalaisons.Hippocrateajadissoulignélafaçonnéfastedont lescorpsexposésaucouchantsontà lafois«recuitsetdécolorés»62.Lesmuscles, eux aussi, tendent à s'épaissir. L'endurcissement induit la longévité.«L'épaisseurdelacuticuleannoncedesorganessolides»,«descorpspropresàrésister longtempsà l'actiondeséléments.Ellecontribuesansdouteà la longueviedenoshabitants»63.Darlucverraen1782danslespopulationslittoralesdelaProvenceuneraceendurcieparleventetparlavague64;etsi,plustardivement(1794), les sauvages habitants du Léon, « hommes de la côte », n'ont pasd'infirmitésetjouissentd'unegrandelongévité,celaestdû,selonCambry,àleurconstante exposition aux injures de l'air et de l'eau65. Ici s'impose l'image del'arbre littoral, courbé, rabougri, obligéd'opposerunepermanente résistanceauvent ; les populations du rivage boulonnais, note pour sa part Desmars, sontpetitesmaissolides.L'atmosphèrehumideetrelâchée66,laproximitédel'eaudemer,l'abondancedu

sel volatilisé et septique, une alimentation putréfiante, composée de poissons67,assurentlaspécificiténosologiquedecepeuple.Lessueursfétides,lesmaladiesdepeaurebellessonticifréquentes,ainsiquelacécité68.Selon la tradition hippocratique, le tempérament de ces peuples soumis, en

terraindécouvert, àuneatmosphèreaqueuseet àdes saisons inégales sedéduitaisément.Lamédecine antique explique, pense-t-on, les traits ressassés par lesobservateurs médiévaux69 : le matelot, le pêcheur, l'habitant des rivages secaractérisent,avecune intensitédécroissante,par la tensionentre la férocité, lecourageetlapiété.Toutleurêtreparticipedutempéramentdelamer.Lediscoursmédicaleffectueunincessantva-et-viententrelesimagesdel'hommeetcellesdel'élément. La vivacité et l'amour de la danse, la passion irréfrénée, véritabletempêteintérieure,legoûtpourl'ivresse,lasoifdeliberté,ladétestationdufrein,lapiété,lerepentircaractérisentleshommescommelefaitdel'océanl'alternancede l'ouragan et du calme70. Telle la mer rebelle au pouvoir de l'homme, cespopulationssaventrésisteràlacivilisation;ellesontgardélasaveurdel'originedestemps:lacandeur,lafranchise,lapuretédesmœurs,lafidélitédusouvenir;mais aussi le penchant à la superstition71. En bref, le tableau reproduit en lesaccentuantlescaractèresquisontceuxdupeupleengénéral.Paradoxalement,laproximité des rivages éloigne de la civilisation ; elle gêne la souplesse del'imagination, elle n'est « pas favorable à l'acquisition des arts de puragrément »72. Le spectacle et le contact de cette primitivité réjouissent lemélancoliquequiadécidédevenirs'installersurlesbordsdelameretdebraveraubesoinlesvapeursinsalubresquis'enélèvent.Ainsi s'opère le glissement qui intègre la description des travailleurs des

grèves au discours idyllique ; ces hommes frustes, mais chez lesquels la piété

s'accordeàl'héroïsme,sontprétexteàl'exaltationdelarusticitédontlespectaclecompenselesaffresdelapathologieurbaine.Acepropos,l'imagefondatriceestici celle de la manne. L'estran figure une table quotidiennement servie par laProvidence – ou la Nature. La prodigalité de cette dernière dispense del'industrie.Sur le sablemouillé, l'activitén'estquesimplecueillette, ramassagedefruits.Al'imagedesHébreuxenroutepourlaTerrePromise,leshabitantsdesbornesde lamern'ontqu'à saisir cettemannequotidienne.Le rivagedécouvertparlamaréesedessinecommelelieudelaprofusion73;cequirendd'autantplusinquiétant le déclin de la fécondité des eaux.L'estran figure aussi un éphémèreterritoiredel'égalité:lepauvreenquêtedenourritureycôtoielerichevenu,pardistraction, participer à la cueillette74. Sur les bords de lamer, répète-t-on nonsans trahir la réalité, il n'est pas de propriété. Lors des grandes maréesd'équinoxe,lapêcheàpiedsefaitrappeldespremierstempsdel'humanité75.Le«petitpêcheur»ignorelaspéculation.LaNaturedonneicil'exempled'unejusterégulation ; elle désamorce deux fléaux ; elle rend impossible tout à la fois lamisère totale et l'abondance excessive qui conduiraient l'humble travailleur desgrèvesàquittersonétat.LelongdesrivagesdelaMancheetdel'Océan,pasdevéritableindigence,pasdemendicité76 ; l'estranfonctionnecommeunbureaudebienfaisance ordonné par la Nature. A Marennes, les huîtres nourrissent lesindigents ; à Oléron, les insulaires et les soldats jouissent de la profusion desgrèves77.Danssadiligence,lamersaitmêmevariersesdons;lecalendrierdescoquillagesévitelamonotoniedel'alimentation78.Parcebiais,laNatureassurelemaintiend'unordre,lestatuquodespositions,

la répartition des rôles selon l'âge et le sexe. La plupart des descriptions desrivages autorisent de récapituler une taxinomie dont l'évidence réjouit lespectateur.Ellesrenouent,cefaisant,aveclatraditiondelapeinturehollandaise.Diderot, après avoir déroulé le code du voyage philosophique, succombe,répétons-le,autableauidylliquequandilenvientàdécrirelespêcheurscôtiersdeScheveningen;leursimplicité,leurfranchise,leurpiétéetlasereineexécutiondesrôlesselonl'âgeetlesexefontleverdanssonâmelesimagesdespremiersâgesdumonde79.Lemaintiendujusteéquilibredesdonsdelanaturesupposequel'hommecesse

de s'employer à le bouleverser.Les pêcheries qui assurent la richesse de leurspropriétairescréentladisettechezles«pêcheursàpied»;ellesdérangentainsilesdesseinsde laProvidence.Tiphaigne réclame,pourcette raison, l'extinctionde«tousdroitsdesparticuliers».«Lepatrimoinedespêcheurs,lamerdoitêtrelibredetousimpôtsdecegenre»80.Ladiatribeicireproduitetdébordetoutàlafoiscellequis'enprendàl'usurpationdesbienscollectifs.

Lareprésentationidylliquedupeupledesrivagesasafonctiondansletableaude la société visé par ceux qui les ont constitués en spectacle. La foule des«pêcheursàpied»etdes«petitspêcheurs»–moinsredoutéequelemilieudesmatelots–sedessinecommel'unedesfiguresdubonpeuple;lesramasseursdesgrèves échappent à la mobilité sociale ; il n'est pas de parvenu en leur sein.Vivifiéparlecontactdeséléments,endroitd'espérerunegrandelongévité,rendufécond par la chair du poisson qu'il consomme81, attaché à la piété par lafamiliaritédurecours,habituéàl'héroïsmeparlafréquencedesnaufragescôtiers,le travailleur des grèves rassure le citadin qui sent à la ville monter lacontestationdeshiérarchies.Lapiétédumatelotetlasoliditédelafoiauseindeces«paroisseslittorales»quiunissent,parempathie,lafamilledesmarinsàla« communauté de bord » s'accordent à cette sereine lecture82. Les stéréotypesanciensconfortentlaperceptionidyllique.Celle-ciaviveledésiretleplaisirdurivage chez le touriste, bien aise de sentir sous son regard cette rassurantepopulationetpeuenclin,pourl'heure,àpousserplusavantl'enquêteethnologique.La délectation que procure le spectacle se déploie d'autant plus librement qu'iln'est pas à craindre, en ce milieu, une quelconque réduction de la distancesociale83.Lesobservateursréjouisduspectacledecepeuplequisefaitsispontanément

échodelanature,ressassentunautrestéréotypedeportéesymbolique:raressontceuxquiomettentdesoulignertoutàlafoislanaïvetédesfemmesetlanuditédeleursjambes84.Laféminitédesgrèvesseraitdélicieusementprovocanten'étaientla simplicité et la distance sociale qui désamorcent l'érotisme. Hâlée,précocement ridée, rendue puante par le maniement des fruits de la mer85, lafemme exhibe ses jambes non pour exciter à la concupiscencemais bien parcequ'elledemeureprochedel'étatsauvage.Sapiété,lafidélitéconjugaledontellefaitpreuve,l'absencedetouteparureattestentlapuretédesesintentions.Devantcettenuditénaïveetlaborieuse,antithèsedusavantdéshabillagedelacourtisane,levoyageurnesauraitavouer–sinonéprouver–l'ébranlementdesasensualité.Jusqu'àlafindesannées1780,lathéorienéo-hippocratiqueetlecodeidyllique

dominent,presquesanspartage,letableausocialdesrivagesseptentrionauxdelaFrance86. Les touristes ne s'attardent pas encore au pittoresque des scènes del'estran;lespectacleduportcontinue,àcepropos,defocaliserl'attention.C'estCambryqui, àma connaissance, se laisse le premier charmer par la variété duspectacle du peuple des grèves découvertes. Il termine ainsi le récit de sonfatigantpériplepardespagesriantesquis'accordentàlasérénitédureposqu'ilgoûteenfin,encompagniedeseshôtescultivés87.En revanche, on discerne çà et là, après 1780, des bribes d'enquête

ethnologique qui doivent peu aux constitutions médicales. Certains voyageurs

entendentnotammentapprofondir ainsi leur robinsonnade. Ils tentent l'inventairedesmœursetdesusagesquisoulignentlaparticularitédepeuplesinsulairesquelacivilisationn'apasencoredétachésdela«localité».Lesîlesdel'Atlantiquesontlespremièresétudiéessouscetangle«parceque–lieuxclosetisolés–l'ony projette les utopies du bon et du mauvais sauvage »88, en attendant que lesvoyageursrépublicainsnesemettenticienquêtedel'îlevertueuse.En l'an VIII, Thévenard, anxieux de constater la désagrégation des usages89,

esquisse un tableau ethnologique de l'île d'Ouessant. Selon une démarche alorsusuelle90, il en compare les habitants auxHurons et auxAlgonkins. Le récit dupéripledeCambrylelongdescôtesbretonnesréunitenfaisceaulesprocéduresd'observation des voyageurs du siècle des Lumières. Le livre contient unetopographiemédicale;l'auteurdistinguesoigneusement«l'hommedelacôte»et«l'hommedela terre» ; ilenquêtesur lessuperstitions; ilvoitdanslepauvrenaufrageur Thomas Yvin, dit Philopen, marginal installé avec sa compagne aumilieudes rochersdePenmarch, l'incarnationd'un«sauvagedesgrèves»,d'unhabitantdesbordsdel'Orénoque.Leréseaudescomparaisonsqu'iltisses'étendaux Kamtchadales, aux Lapons, aux sauvages du Grand Nord, à ceux de laCalifornie et de la Terre de Feu. Cambry réunit les hommes de la côte ; ilquestionnelesvieillardssurlesmœursetlesantiquesusages;ilespèrediscernerdans le parler des rivages les traces d'un langage originel91. Déjà la figure dudruideseglisseaucôtédecelledusauvage ; leceltisme ledisputeà l'emprisequ'exercent les sociétés exotiques. Subrepticement, une nouvelle sensibilité sefaufiledans le textedeCambry, filsdesLumières.Son tableaude la jeune fillequiprie lesgoélandsde lui ramenerson fiancéet,mieuxencore, sonévocationhallucinéedelagoémonièrenouséloignentdel'idylleetnousinstallentaumilieudupeupledesrivagesromantiquesdontladescriptionsubiral'influenceduromannoir.« Imaginez [...] une femme, obligée, dans les nuits d'hiver, au milieu des

tempêtes et des fureurs de l'océan, dans une obscurité profonde, sur un rocherglissant,tantôtdansl'eaujusqu'àlamoitiéducorps,tantôtsuspenduesurl'abîme,desaisiravecunrâteaulegoémonquelamerapporte»92.Cambry,quiprétendàl'objectivité,veutignorerquelamoissondugoémons'effectuedejour,qu'ils'agitd'une cueillette au calendrier soigneusement réglé, que les ramasseurs ne sontpoint étendus sur l'abîmeetqu'ilsopèrentparbeau temps.Maispeu importe leréel,lefaithistoriquerésideicidanslebasculementdesimages,danslasaveurnouvelledesémotions.

1CesontleslittorauxdelaFrancequisonticipresqueexclusivementévoqués;outre-Manche,lespectacledesrivages,tropviteperturbéparlavillégiature,nepermetpasderetraceraussiaisémentl'évolutionduregardportésurlepeupledesgrèves.2Sur cette notion, voir JacquesRevel, «UneFrance sauvage», inMichel deCerteau,Dominique Julia,

JacquesRevel,Unepolitiquedelalangue.LaRévolutionfrançaiseetlespatois,Gallimard,1975,p.49.3ŒuvrenotammentdeJ.D.Cassinietdesonfils,dupèreFeuillée,deLahireetdeLaval.Atitred'exemple,

J.M.Homet,«Lesastronomeset ladécouvertedulittoralméditerranéen»inLaDécouvertede laFranceauXVIIesiècle.Colloquecité,pp.319-327.4Cf.JeanMeyer,articlecité, etAlainCabantous, thèsecitée, pp. 51 sq.Comme le souligneMadeleine

Pinault(«DiderotetlesenquêtesdeLeMassonduParc»inLaMerausiècledesEncyclopédies,colloquecité,pp.344-345),parmilesbutsquesefixeLeMassonduParclorsdelagrandeenquêtequ'ilmène,figureledésirdedresserunrôledesriverainspêcheursàpied.5DocteurFrançoisTiphaigne,Essaisurl'histoireéconomiquedesmersoccidentalesdeFrance, Paris,

Bauche,1760,p.117.6DocumentsréunisparDuhamelduMonceaupourlapréparationdesonouvrage;notammentbordereaux

de l'enquête effectuée en exécution d'un arrêt du 26mai 1720 et de celle réalisée parLeMasson duParc(1729).ArchivesNationales127AP21.RéponsesauquestionnaireconcernantBrest(1720),Oléron(1717)etlePoitou(s.d.).7 JohnKnox,Voyage dans lesmontagnes de l'Écosse et dans les îlesHébrides fait en 1786, Paris,

Maisonneuve,1790.8Jean-ChrétienFabricius,op.cit.,VoyageenNorvège,pp.285sq.9GenevièveDelbos,«De laNaturedesunsetdesautres.Aproposdudépeuplementdeseaux», inLa

NatureetleRural,colloquedeStrasbourgcité,nonpaginé.10DocteurTiphaigne,op.cit.,p.IV.11MémoirecomposéparleRévérendPèreMenc,dominicain...Quellessontlescausesdeladiminution

delapêchesurlescôtesdelaProvence,Marseille,Sibié,1769.12Cf.S.B.J.NoëldelaMorinière,op.cit.,p.VI-VII.Seullepremiertomedutraitéserapubliéen1815.13LedocteurTiphaigneévoquecetteopinion,op.cit.,pp.117-118.14Jean-ChrétienFabricius,VoyageenNorvège...,op.cit.,p.285.15C'estcequiressortdelalecturedesdocumentsducartoncitédesArchivesNationales.16Sur l'agressivité des glaciers au début duXVIIIe siècle et sur la grandemarée glaciaire des décennies

suivantes, voir Emmanuel Le Roy Ladurie, Le climat depuis l'an mille, Paris, Flammarion, Collection«Champs»,1983,t.I,pp.245sq.17DocteurTiphaigne,op.cit.,p.121.18PèreMenc,op.cit.,p.6etp.37.19 Toute une série de règlements en lamatière ont pour but, le long des côtes de laManche, d'assurer

l'approvisionnementdelatableduroi.20PèreMenc,op.cit.,p.23.21 Ici s'imposentquelquesprécisionsconcernant lecas français :depuis1544,parordonnance royale, les

littorauxfontpartiedudomaineroyal,inaliénableetimprescriptible.L'ordonnanceditedeColberten1681,quiréaffirmecesdispositions,annulelesattributionsantérieuresàl'éditde1544.Toutefois,fautedepouvoirs'entenirstrictementàceprincipe,lepouvoirroyaloctroie,concèdedesprivilègesdepêche,toutenmultipliantlesréglementations.Lesbancsnaturels,notamment lesbancshuîtriers,fontpartiedudomaineroyaldepuis l'éditdeMoulinsde1566,confirméparunéditdemars1584puisparl'ordonnancecitéede1681.L'usageétaitderéserverlesproduitsdespêcheriesauxmarinsdelaRoyale.Maisilfalluttrèstôtréglementerl'exploitation,cf.GenevièveDelbos,art.cité.DéjàunéditdeHenriIII,datédemars1584(art.83)interdisaitlapêcheaufilettraînant (la seine) et ne tolérait la dreige que pour le seul service de la table du roi. L'ordonnanced'août1681surlamarinemarchanderenouvelaitl'interdictiondelaseineetdesfiletstraînants.Elledemeurainappliquée. A la suite de la minutieuse enquête effectuée au début des années 1720, les déclarationsdu 22 avril 1726 et du 18 mars 1727 élargissent les interdits. Elles sont précisées par la déclarationdu10décembre1729etparlesordonnancesdu16avriletdu31octobre1744quivisentàlaprotectiondufrai.Resteque,commeenbiendesdomaines, lesprescriptionssemblentêtre restées lettremorte.Dans lecadre

local, la réglementationserévèleparfoisd'uneextrêmeprécision.UnarrêtduParlementdeRennesendatedu17octobre1775règleavecprécisionleramassagedeshuîtresdanslarégiondeTréguier.Lapolicedubancd'huîtresqui,commeailleurs,s'inspire,semble-t-il,d'usageslocauxantérieursémanantdelacommunautédespêcheurs, codifie les lieux, le calendrier, les techniques, les gestes de l'exploitation (cf. Michelle Salitot,«Formes de l'activité huîtrière àCancale depuis leXVIIIe siècle »,LaNature et leRural, colloque cité deStrasbourg,nonpaginé).EnAngleterre,cettepoliceestalorsduressortdesautoritéslocales.Malgré l'inaliénabilité théorique du domaine maritime, un processus d'accaparement s'opère au fil des

décennies;ainsi,outreledéveloppementdespêcheriesde toutessortes,s'esquisse,durant lasecondemoitiéduXVIIIe siècle,dans la régiondeCancale,uneostréicultureprivéedansdes«étalages»,dépôtsdestinésàrégulariserlavente(cf.MichelleSalitot,art.cité).22GenevièveDelbos,art.cité.23PèreMenc,op.cit.,pp.7-9.24Pratiquesurlaquelle,déjà,lesdessinsquifigurentdansl'enquêtedeLeMassonduParcfournissentdes

renseignements.25 Dénoncée déjà dans un Mémoire de M. de Gasville, intendant de Rouen, en date

du21août1720(ArchivesNationales,127AP.21.)26 Tillet, Observations faites par ordre du Roi sur les côtes de Normandie au sujet des effets

pernicieux qui sont attribués, dans le pays deCaux, à la fuméeduvarech... 1771.Ainsi que pour lesprécisionsquisuivent.27 Un débat du même type, mais plus tardif, se déroulera à ce propos, le long des côtes de Norvège,

vers1802,cf.Jean-ChrétienFabricius,VoyageenNorvège...,op.cit.,p.303.28Cf.Jean-ClaudePerrot,L'âged'ordelastatistiquerégionalefrançaise.AnIVe-1804.Paris,Société

desétudesrobespierristes,1977.DéjàLeMassonduParcavaitparcouruminutieusement, entre1723 et1737, les rivagesdePicardie,de

Normandieetlelittoralatlantique,jusqu'enGuyenne,àcheval,accompagnéd'unguideetd'unadministrateurduressort,visitantchaquevillage,parfoismaisonaprèsmaison,cf.MadeleinePinault,art.cité;A.Cabantoussignalel'activitédel'inspecteurSicard.29Tillet,mémoirecité,p.20.30Cf.notreintroductionàParent-Duchâtelet,LaprostitutionàParisauXIXesiècle.Paris,LeSeuil,1981.31Tillet,mémoirecité,pp.25et26.32DeLeMassonduParcàTilletouKnox.Envoyéen1786parLaSociétébritanniquepouraugmenter

les pêcheries et pour améliorer les côtes duRoyaume afin d'étudier les pêcheries et d'y développer uneactivitéinspiréedumodèledelaNouvelle-Ecosse,cedernierparcourt,leplussouventàpied,troismillemilesensixmoislelongdesrivagesécossais.33SelonHabasque,quiciteunmémoiredumaréchaldeBrancas,en1739,ilyauraitplusdequatre-vingt-

dixmillegardes-côtes.Enthéorie,unsimplesignalsuffitpourlesrassembler(cf.présidentFrançoisHabasque,Notions historiques, géographiques, statistiques et agronomiques sur le littoral du département desCôtes-du-Nord,Saint-Brieuc,Guyon,1832,t.I,p.363).34Laquellea inspiréDiderot (cf.cequeditMadeleinePinault (art.cité) de l'influencedes textes et des

planches de l'enquête de LeMasson du Parc). C'est par les planches du dessinateur anonyme qui illustral'ouvrage de Duhamel du Monceau que Diderot, bien avant la vue des pêcheurs de Scheveningen, pritvisuellementconnaissancedeschosesdelamer.Onsaitd'autrepartlamédiocritédel'Encyclopédiesurcettequestion.Lesarticlesdebiologiemarinenesontqu'unramassisderéférencesàPline,BoyleouRondelet,sansqu'ilsoitfaitappelàl'observationdubiotopemarinparlaplongée(cf.PierreNiaussat,«Regardsactuelssurlabiologiemarinedansl'Encyclopédie»inLaMerausiècledesEncyclopédies,op.cit.,pp.223-241).De lamêmemanière, lesplanchesdel'Encyclopédieconsacréesausujet,misàpartuncertainréalismesocialquemanifestentlaprésencedesseulshaillonsdelacollectionetlaprécisiondesfilets,desvoilesetdesobjetsdelapêchequeledessinateurpouvaitavoirvu,traduisentlaplustotalefantaisie;lesmonstresduMoyenAgesonttoujoursprésents tandisque l'accumulationdes ruines traduit déjà lavolontédeprivilégier lepittoresque (cf.J.F.Pahun,«Précisionet fantaisiedans lesplanchesmarinesde l'Encyclopédie», inLaMerau siècledesEncyclopédies,colloquedeBrestcité,pp.333-342).

35 Cf. François Habasque, op. cit., t. I, p. 68. L'auteur cite une mention de tels traîneaux en 1618 àLézardrieux.Unarrêtédu12prairialanXI,trèsmalappliqué,interditl'usagedesdromes.36Avant que les juristes n'en viennent à distinguer le goémon d'épave, toujours libre, le goémon de rive,

souventutilisépar lespaysansduvoisinagepour l'amendementde leurs terreset legoémondefondréservéauxinscritsmaritimes(cf.CharlesLeGoffic,«Lesfaucheursdelamer»,RevuedesDeuxMondes,1906,I,p.364).37Leshabitantsdeces îlesutilisaientaussi lesmottesde terre.Surcespratiques,vice-amiralThévenard,

op.cit.,t.II,p.58.38Tillet,mémoire,cité,passim.39LaRochelle,mémoire,1723,ArchivesNationales,127AP21.40MichelDarluc,HistoirenaturelledelaProvence,Avignon,1782,t.I,p.419.41Knox,op.cit.,t.I,p.267.42Tillet,mémoirecité,p.37.43Ibid.,p.21.44 La description qui suit est réalisée à l'aide des ouvrages cités de Duhamel duMonceau, du docteur

Tiphaigne,deKnoxet,plusencore,desdocumentsfigurantauxArchivesNationalessouslacote127AP2.45Lescrustacéssontalorsassezpeuprisésdesgourmetsetmêmedédaignésdespêcheursdecertaines

régions,àLaRochelleparexempleoubienencoreenÉcosse.La langoustenotamment, jugée indigeste,estréservéeauxindigents.46Notammentcelledesmacreuses.OnpratiquecettechassedansleMédoc,surleslittorauxdelarégion

deLaRochelleainsiqu'enÉcosse,bienque,selonKnox,cetteactivitésoitalorsendéclin.47Atitred'exemple,danslesCôtes-du-Nord,surlesplagesdeLangueux,d'Yffiniacoud'Hillion(président

FrançoisHabasque,op.cit.,t.II,pp.331-341).48En1554,cesprivilègesavaientétéinterditspourl'avenir!49Cf.descriptiondudocteurTiphaigne,op.cit.,p.289.50MémoiresconcernantBelle-Ile(1717)etlarégiondeBrest.Lespêcheursdel'estuairedelaLoirefont

rôtirleslamproiesavantdelesmettre«dansunesaucedevinetdevinaigreblancassaisonnéedesel,poivre,girofle et quelques feuilles de laurier », (Mémoire concernant la région de Nantes). Archives Nationales,127AP2.51MémoirecitéconcernantBelle-Ile.52Knox,op.cit.,t.I,p.362.53ParexempleparledocteurTiphaigne,op.cit.,p.101;l'auteurlesdistinguedes«pêcheursriverains»

quiopèrentauxembouchuresdesrivières.54Mémoireconcernantlapêchesurlesgrèvesd'Oléron(1717)etdanslarégiondeBlaye(s.d.).Archives

Nationales,127AP2.55MémoireconcernantlarégiondeNantesetdeRoyan.Ibid., lequestionnaireviseeneffetàuneétude

totaledesfaçonsdes'habillerdespêcheursduroyaume.56Atitred'exemple,Darluc,op.cit.,t.I,pp.6et7.Soulignéparnous.57 Nous nous contenterons des ouvrages qui permettent de détecter l'émergence d'un portrait,

inlassablementréitéréjusqu'aucœurduXIXesiècle.58 Lépecq de la Cloture, Collection d'observations sur les maladies et constitutions épidémiques,

Rouen,1778 ;notamment lespagesconsacréesauxpêcheursduPolet,prèsdeDieppe (pp.172sq.)etauxcantonsdesrivagesdupaysdeCaux.59Desmars,Médecin,Del'Air,delaTerreetdeseauxdeBoulogne-sur-Mer,Paris,Pierres,1761.60Initialement,ilpensaitcommeBigotdeMoroguesquelamer«absorbaitlespartiesflottantesdansl'air»

et que celui qui recouvre sa surface « est le plus sain qu'on puisse respirer, et le plus exempt de partieshétérogènes»;maisen1761,ilachangéd'aviscarlamerformeautourd'elleuneatmosphèrecomposéedessubstancesde« l'immensequantité d'animauxet deplantesqui vivent etmeurent dans son sein» (op. cit.,pp. 24-25). L'analogie se rompt entre cette atmosphère et les humeurs de l'homme. Pour sa part, H. Tullyincriminelasalinitédesvapeursdelamer.61J.A.Dulaure,DescriptiondesprincipauxlieuxdeFrance...Paris,1788,t.I,préface,p.34.

Sur cette conviction fondamentale, qui conduit la politique culturelle de laRévolution, cf.M. deCerteau,DominiqueJulia,JacquesRevel,op.cit.,passim.62Desmars,op.cit.,p.21.63 On saisit là les racines scientifiques, très anciennes, sur lesquelles se fonde la technique des

endurcissementsdontl'émergenceestsoulignéeparlesdisciplesdeMichelFoucault,notammentparGeorgesVigarello.64Darluc,op.cit.,t.I,p.6.Elless'opposentparlààla«classed'hommesqueleséjouretleclimatrelâché

desvillesmaritimesamollit»(ibid.).65Cambry,op.cit., p.68.Cettegrande longévitépouvantcoexister avecune fortemortalitéprécoce, en

fonction d'un véritable processus de sélection naturelle. Cette longévité des populations côtières est aussisoulignée par le docteur Souquet,Essai sur l'histoire topographique, physico-médicinale du district deBoulogne-sur-Mer,Boulogne,anII,p.49-52.66Ilimporte,danscetteperspective,d'accorderunegrandeimportanceàcettenotionderelâchement, liée

àl'humiditédel'airquidéterminelafluiditédeshumeurs,elleimpliqueunefaiblevigueurmoraleetuneaptitudeauxmœursellesaussirelâchées.67Aproposdece typed'alimentation,deses imagesetdesesvertussupposées,voirKeithThomas,op.

cit.,lechapitre»MeatorMercy»,pp.289sq.68Desmars,op.cit.,p.57.69Acepropos,MichelMollatduJourdin,art.cité.70 En un mot, étroits reflets des éléments, ils semblent avoir échappé au processus de contention et

d'intériorisationdesnormescheràNorbertElias;d'unproposplusgénéral,voirImagesdupeupleauXVIIIe

siècle.Centreaixoisd'ÉtudesetderecherchessurleXVIIIesiècle,Paris,1973.71Objet classiquedes enquêtes du clergéduXVIIe et duXVIIIe siècle ; cf. celle de l'abbé Jean-Baptiste

Thiers, Traité des superstitions, Paris, Dezallier, 1679. Notons toutefois que les bordereaux de l'enquêtemenéevers1720proposentuneautreimage:ainsi,raressont,lelongdeslittoraux,lespêcheursàpiedoules«petitspêcheurs»quicroientà l'existencedemonstresmarinséchoués(cf. les réponsesnégatives figurantdanslesmémoiresdesrégionsdeRochefort,Royan,Oléron,Blaye).Alamêmeépoque,nombredesavantsétaientconvaincusdel'existenced'hommesmarins,antérieursauprocessusde«terrestrialisation»;cf.supra,pp.128sq.72Desmars,op.cit.,p.22.73 A titre d'exemple, docteur Tiphaigne, op. cit., p. 262. L'auteur se fait lyrique à propos de ces

productions : laNature«ensèmedans les sables,elleenattacheà la surfacedes rochers,elleenenfermedansl'intérieurdespierres;souventmêmeellelesentasselesunessurlesautres.Suruncoquillageellefixeradesplantes,surcesplantesd'autrescoquillages,surceux-cid'autresplantesencore;elleaccumule,commesiellecraignaitquel'espacenevîntàluimanquer».74VertuégalitairesoulignéeparledocteurTiphaigne(ibid.,p.9)etattestéeparlemémoireconcernantles

côtesduRoussillon,ArchivesNationales,cotecitée.75DocteurTiphaigne,op.cit.,pp.51et150.76Desmars,op.cit.,p.50.77Mémoiresdel'enquêtecitée.78SoulignéàproposdescôtesdelaBretagne;enquêtecitée.79Diderot,VoyageenHollande...,op.cit.,p.426.800p.cit.,p.252.81LépecqdelaClotureécrit(op.cit.,p.37):«LesNormandssontgénéralementfécondsetenclinsàla

reproductiondel'espèce.C'estsurtoutdanslesparoissesvoisinesdelamer,dansuneétenduedeplusdecentlieuesderivages,qu'onenvoitdespreuvesauthenriques.»AproposdeshabitantsduPolet,l'auteursouligneleparadoxe:«Ilsvoientrarementleursfemmes,etsontféconds»(p.172).En1775,Lemoyne,ancienmairedeDieppe, rédige unmémoiremanuscrit qui exalte la rusticité et la fécondité du pêcheur rural haut normand.Deux ans plus tard le thème est repris par un négociant deGranville. (A.Cabantous,op.cit., pp. 689 sq.)AlainCabantous(thèsecitée,pp.193-201)adémontréscientifiquement,àproposdelarégiondeDunkerque,l'existencedecettefortefécondité.

82Acepropos,MichelMollat du Jourdin,art.cité,AlainCabantous,article cité, passim et, au titre desource,lepèreFournier,op.cit.,pp.674-677.83 A ce propos, réflexions deMarie-Noël Bourguet, « Race et folklore. L'image officielle de la France

en1800»,Annales,Économies,Sociétés,Civilisations,juillet-août1976,notammentpp.815-818.Lasciencedel'hommesefondesurlesentimentdedistance.84ZonerendueparticulièrementérogèneparlasculpturereligieuseduXVIIe,etplusencoreduXVIIIesiècle,

friandedelasensualitédesjambesdesesanges.85Cf.supra,p.51.86Eneffet, les descriptionsde la côteméditerranéenne, partie intégranteduvoyage classique, répondent

souventàuneautrevisée,nousl'avonsvu.Dans la préface de saDescription des principaux lieux de France, publiée en 1788 (t. I, pp. 33-34),

Dulaure, inspiré par ses convictions néo-hippocratiques, établir une stricte dichotomie entre le peuple deslittorauxet lespeuplesde l'intérieur.«Ceuxquihabitent lesbordsde lamer,despaysaridesetmarécageux(les plages) ; qui vivent du produit de la pêche, n'ont ni lesmœurs, ni le costumedu cultivateur qui vit plusheureusementdansl'intérieurdesterres.»87Cambry,op.cit.,pp.203sq.88Cf.CatherineBertho,art.cité,p.46et51.Référencesnotammentàl'exaltationdel'îled'Ouessantpar

L.BillardondeSauvigny (L'Innocence des premiers âges enFrance, Paris, 1768).D'autre part, en 1792,JosephLavalléecroitavoirtrouvéleséjourvertueuxenl'îledeGroixetCambry,deuxansplustard,enl'îledeBatz.89IlconvientdesoulignerlerôleduvoyagedesHighlandsdansladiffusiondecesentiment.En1773déjà,

leparcoursdeJohnsonetdeBoswellavaitpourbutl'observationdesmœurs,dessuperstitions,lanotationdesparlers et des traditions. Le livre du docteur Johnson se double d'une critique, à chaud, des procéduresd'enregistrement,notammentdecellesquiguidentl'enquêteorale.90Quel'onsongeauxcomparaisonsutiliséesparArthurYounglorsdesesvoyages.91Cambry,op.cit.,p.181.92Ibid.,p.38.

CHAPITREIII

TRANSPARENCEDESPERSONNAGES

A–Lesmodalitésdelaquêtedusens.

Le regard porté sur le peuple des rivages accompagne, dans son évolution,celui que le voyageur pose sur le paysage ; les images, les schèmes et lespratiques qu'ils induisent se superposent, alternent ou se combinent. Il convienttoutefoisdenepassurestimer lanovationet,avantd'évoquer le renouvellementdeslectures,desoulignerlapesanteurdespermanences.LatopographiemédicalepoursuitsacarrièreauXIXesiècleetassure,durantdesdécennies,lasurviedelapensée néo-hippocratique1. La description à laquelle se livre Villeneuve-Bargemondela«racemarseillaise»quioccupelelittoralentreFosetLaCiotat,constitue un évident exemple de cette rigidité2 ; les pages consacrées par ledocteurBertrand3aupeupledesrivagesduBoulonnaissecalquentsurlemodèleélaboréunsiècleplustôtparledocteurDesmars;ellesaffinentlecataloguedesstéréotypes qui dessinent le portrait dumarin tel que le décrète, à son tour, ledocteurForget4.En1844encore,ArmanddeQuatrefagesdeBréaunecraintpasd'opposerleshabitantsdunorddelaminusculeîledeBréhatàceuxdusud.Lespremiers,écrit-il,«ontdanstouteleurpersonnequelquechosederude,presquedefarouche,quicontrasteaveclapolitessedesgensdusud»;ilsneparlentpaslamême langue, n'ont pas lemême accent, lesmêmes coutumes5. Aumilieu dusiècle,oncontinuedetraquerlelienquis'instaureentrela«particularité»etla«localité».Toutefois,danscecadred'analysequitrouvesonoriginedansleclimatetqui

s'ancresurlescaractèresspécifiquesdel'air,del'eauetdelaterre,s'affirmentlesdistinctions sociales. Ainsi, le docteur Bertrand s'appesantit sur l'influence del'éducation, du genre de travail, des habitudes propres à chaque « classe » duBoulonnais ; il module les effets du climat à la lumière de ces données

sociologiques. En outre, la doctrine des tempéraments, une nouvelle foisréactualisée, introduit un nouveau poncif. La prédominance du système sanguincontribue désormais à expliquer les irrépressibles passions des populationslittorales,buveusesetquerelleuses6.Bienquel'onneparleplusguèredel'affaissementdelavitalitédeseauxdela

mer,lacraintepersistedudépeuplementdesfonds.EnFrance,l'alarmes'accordeàl'idéologiedelaRestauration;ilestalorsbienvenudecritiquerlanégligencedes autorités révolutionnaires, de souligner le vide juridique créé par lasuppression des amirautés en 1791 et par la déclaration du poisson comme resnullius7;cequiconduitàréclamerleretouràl'applicationdelaréglementationd'autrefois8. Le débat s'avive entre les entrepreneurs des pêcheries, qui se sontmultipliées depuis 1789, et les communautés littorales. A partirde 1816 s'effectue, en ce domaine aussi, la tentative de restauration de l'ordreancien;toutefois,contrairementauxautresespaceslitigieux,notammentàlaforêtetauxfleuves,lestensionsnedébouchentpassurlapromulgationd'uncode.Encette période d'indécision, de profonds bouleversements s'opèrent ; le long desrivages, nombre de pêcheurs côtiers qui jusqu'alors suivaient les bancs depoissons, tendent à se sédentariser dans le voisinagedes conserveries.Dans lemêmetemps,lesmétiersdelapêches'organisent,dansuncontextedeluttecontrelepaupérisme9.Cependant, les savants et les responsablesprécisent ladescriptiondu travail

dessables.Milne-EdwardsetAudouinconsacrentainsidespages fortdensesàl'étude des pêcheurs à pied de la baie du Mont-Saint-Michel, région qui tenddésormaisàfocaliserl'attentiondesamateursdegrèvesdécouvertes.AGranville,qui compte 7.212 habitants, plus demille d'entre eux se livrent à la pêche surl'estran.Mais l'essentiel est bien désormais le besoin qu'éprouve le voyageur

d'approfondir la connaissance des travailleurs des grèves. Malgré lamultiplicationdesobstacles,monteledésirderéduireladistance,d'effectueruneplongéeverscettehumanitéprimordiale,toutàlafoisbarbareetinnocente.La quête à laquelle se livre le voyageur engendre dès lors des procédures

profondémentdissemblableslelongdesgrèvesduseptentrionetsurlesbordsdela Méditerranée. A proximité des rivages antiques, le système cognitif, moinsprofondément renouvelé, s'inscrit entre les deux figures concurrentes, et parfoisindécises,del'héritieretdel'étranger.Lalecturelaplusfréquente,saufencequiconcerne les territoires encore sous domination ottomane, demeure toutefoisfidèleà l'imageclassique.Lepeupledeslittorauxantiquescontinued'animerdesesmœurs,desesusages,lerivagelelongduquelaimeàs'attarderlevoyageurfriand, à l'image de Swinburne, de la permanence des traits. Aux yeux de

Villeneuve-Bargemon qui a entrepris de construire un tableau exhaustif dudépartementdesBouches-du-Rhône,lespêcheursdela«racemarseillaise»10nesont autres que des Phocéens qui ont su se perpétuer. Leur langage, leurscoutumes,leurs«inclinations»,laphysionomiedeleursfemmesledémontrentàl'envi. Seul le peuple sait ainsi conserver l'empreinte, échapper à l'effetdestructeurdutemps;decefait,seulilestdocumentquinousparledesGrecs.Al'étage supérieur de la pyramide sociale s'opère le brouillage. Dumême coup,l'anthropologie et l'archéologie se confondent ou, du moins, s'épaulentmutuellement.AussiVilleneuve-Bargemona-t-ilentreprisuneenquêtecollectivequicombinelafouille,l'archive,l'enquêteoraleetl'enregistrementdesrites;cequinousvaut,notamment,unebelledescriptiondesfêtesdesSaintes-Maries-de-la-Mer11.Toutautresedessinelafiguredel'étrangerinstallé,onpourraitdirevautré,au

milieudesruinesantiques.Ellesuscitechezlespectateuruneréticence,parfoisundégoût, voire une hostilité bientôt avivée par le combat des Philhellènes.Despeuplesdontonaperdul'origines'opposentauxhéritiers,àlafiliationclaireetprestigieuse. Il importe au voyageur de bien opérer le partage ; Lavallée, quiprésente en1801 levoyageeffectuéparCassas sur les rivagesde laDalmatie,affirmequelephilosophepeuticiétudier«lespeuplesquirespirentautour(des)ruines»etanalyser«l'impressionquefontsurleurâmelesdébrispompeuxqueleurs pieds foulent chaque jour »12. Il ne s'agit plus de discerner l'identitémaintenue ou du moins l'étroite corrélation qui s'établit entre le peuple et lesvestigesprestigieuxmaisdemesurerunedistance,d'analyserunécho.Lesrivagesdel'IstrieetdelaDalmatie,parlaconfrontationdupalaisetdelahutte,desbainsromainsetdelapailleinfectesurlaquellereposelaDalmatienne13,autorisentlasaisiedouloureusedelaprofondeurdestempsetdel'intensitédusacrilège.Levoyageurdoiticiéviterdeseperdredanslamarqueteriedes«héritiers»et

des « étrangers » établis sur les rivages.A la hauteur de Sebenico, il côtoieraainsilaracelaplus«abrutie»,«laplusimbécile».Ceshabitantsdulittoral«nesenourrissentqued'insectes,depoissonsoudecoquilles,quelamerdéposesursesbords».Ilsdemeurenttoutelajournéeassissurdesrochersoubienàlaportedeleurmisérablehutte.«Leurfaceesthâve,basanéeparlesoleil,noircieparlamisère ; leurregardesteffaré, leurscheveuxsontnoirsetnégligés, [...] ilssontplusbrutesque féroces : les idées lesplus simplesn'arriventpoint jusqu'à leuresprit;ilssontégalementinhabilesàcomprendre,inhabilesàretenir,inhabilesàimiter»14.Ce ne sont pas des sauvages ; ils n'en ont ni la fierté, ni la candeurtouchante,nil'indépendance.Cesontdesdégénérés,«leurorigineestperdue».«Lessauvagessontlepremierchaînondel'espèce;ceux-cisemblentenêtreledernier.»

Laradicaledifférenceduparcoursdel'histoireinduitcelleduregardposésurles«héritiers»etsurles«étrangers».Entredeuxuniversdepauvreté,voiredemisère, le système d'appréciation du voyageur établit une incommensurabledistance, qui est celle qui sépare l'admiration du mépris et du dégoût. LesDalmatesdeSebenicosontdesruineseuxaussi,auxyeuxdeLavallée,maisdesruinesdépourvuesdesens;leurerratiqueprésences'imposecommeaberranteaumilieudepeuplesquicontinuentd'incarner labeautéet lasimplicitéantiquesetqui, seuls, introduisent à la compréhension des textes, des monuments et despaysages.Dès lors, l'enquêteethnologique imposeun tripréalable,unedécouperadicale qui induit deux cheminements émotionnels, certes antithétiques, maisordonnésl'unetl'autreparlecodeduvoyageclassique.Lesrivagesseptentrionauxdontlavillégiatureouletourismen'ontpasencore

aboli l'innocence15 proposent au voyageur une scène disponible sur laquellepeuventsedéployerlesjeuxdel'imagination.Lelongdescôtesbaltes,écossaisesouarmoricaines,s'effectue,avecunecroissanteintensité, laquêtedetoutcequipeutconférerdusensauxrochersusés,auxruinesimprécisesetauxêtrescurieuxqui leshantent. Initialement,s'alourdit laprégnanceduceltisme16etde lavagueossianique. Inaugurée par les travaux des sociétés savantes écossaises,populariséeparlerécitduvoyagedudocteurJohnsonetdeBoswell,lapratiquede l'enregistrement du vestige se codifie assez tardivement en France quands'élabore leprogrammede l'Académieceltique17.Lessavantss'activent,quêtentlestraces,notentlesusages,décriventlesrites,croquentlesmonumentsettententde retrouver le fil qui relie les divers objets de leur curiosité.Au travers d'unpeuplequ'ilsperçoivent commeun transparent, ilsguettent, imaginent etparfoispensent contempler le barde ou le druide. Satisfaits de trouver des richesses àopposerauxferventsdel'antiquitéclassique,lesadeptesduceltisme,nonencoretaraudés par la nostalgie mais éperonnés par la conscience, en partiefantasmatique,deladisparitiondescoutumes18, laissent joyeusement leur regardsauter par-delà les siècles écoulés, persuadés qu'ils sont de pouvoir liredirectement l'imagevivantedesoriginesdans la figurede l'insulairecalédonienoudupaysanarmoricain.Lepeupledesrivagessetrouveconcernéparcettequêteduprimordial;celle-

ciaboutitàlacréationdestéréotypesquivontsediffuserprofondémentaufildesdécennies,pourfinalementatteindrelesrevuesdevulgarisationquisemultiplientenAngleterredèsledébutdusiècleetenFrance,aulendemaindelarévolutiondejuillet.Ainsi,leBreton,Celtevéritable,semblealorsfossileanthropologiquearrivé intact du fond des âges. En 1832, Habasque présente à ses lecteurs leslandescôtièresdePlouha,KeroiseletMorgat;«siundruide,écrit-il,parvenaitàsecouerlapoussièrequilerecouvredepuisdouze,treizeouquatorzecentsans,et

qu'il visitât quelques-uns de nos cantons reculés, il en comprendrait encore lalangue,iln'yseraitpastropétrangerauxmœurs,ilenreconnaîtraitlescostumes.Les antiques forêts ont il est vrai disparu, mais il retrouverait les landes, lesajoncs, les rochers, la bruyère, il reverrait le dolmen, le cromlech, le menhir,étonné toutefois qu'on ait oublié jusqu'à l'objet et à la destination de cesmonumentssacrés.Cependantilremarqueraitavecjoiequelaverveine,leguidechêne sont encore vénérés du paysan armoricain [...]. Il trouverait en Basse-Bretagnelepeupleaussicrédulequ'ill'étaitdesontemps...19».Lelongdecesrivages,domaineduprimordial,lestémoinsimmuablesdiffèrent

tout à la fois des « héritiers » de Swinburne et des « étrangers » dégénérés,contemplésparCassassurlesbordsdelaDalmatie.«Ondiraitpresqueunetribude pêcheurs celtiques »20, note Fulgence Girard dans un article de la Francemaritime à propos des habitants du littoral de la baie du Mont-Saint-Michel.AprèsMorvenetStaffa, l'îlot deTombelaine, àquelques encabluresduMont21ou, mieux encore, l'île d'Ouessant sur laquelle les rares vestiges du templeattribuéàBelenus font lever l'imagedesviergesprotectrices, sedessinentavecuneintensitéparticulièrecommedeshautslieuxdelaquêtedudruide22.Stendhalemprunteauxmêmesstéréotypesquinote, le6 juillet1837 :«Cematin,àcinqheures, en partant de Vannes pour Auray, il faisait un véritable tempsdruidique»23.A cette date toutefois, lesmodalités initiales de cette fascinationpour la « beauté dumort »24, pour la « pagemuette des dolmens»25, sont déjàenrichiespardesvoyageursenquêtedeplussubtilesprocéduresdedépaysementtempore126.La lecturedespeuplesdes rivages effectuéepar les romantiques se construit

sous le signe de la nostalgie ; elle est plus vivement que naguère stimulée,orientéepar la consciencede la fragilitédesparlers,des rites,desusages,descontes ou des légendes. La précarité perçue et la perte du sens engendrent lasouffrance nécessaire à la jouissance du lieu. La visée nouvelle aiguise lesprocéduresde l'écoute.Levoyageur rêvedepénétrer dans la quotidiennetédespetitspêcheurs ; il tente–ousecontentede rêver–de lesécouterà l'auberge,dansleurcabane,surlagrève.L'enrichissementdudésirconfèreunsensnouveauà l'enquête orale. Il ne s'agit plus seulement de recueillir des fragments, desauvegarderdesruines,desvestiges,commel'ambitionnaitl'archéologieceltique,illustrée parSamuel Johnson.La quête cette fois prélude à l'immersion dans lafraîcheur,l'innocence,l'énergie,lasèvepuissanted'unehumanitéquiconserveaucœurdesonlangage,desesmythes,desesrites,aufildescontesetdeslégendesdontelleestladépositaire,toutàlafois,latracedesoriginesetlestémoinsduparcoursdessièclesrévolus.

ConfrontéauxpopulationsdesrivagesdeNorderney,alorsstationbalnéaireenpleineexpansion,Heinesouffreàpenserquecelles-cinesauraientconserverpluslongtemps leur statut devestiges.Le spectacle des riches installés à l'hôtel desbains,dontilsaimentàcontemplerlesgestes,lesmimiquesetjusqu'auxgrimaces,suscite de nouveaux désirs chez les petits pêcheurs et de nouvelles « envies »chez leurs femmes.Déjà,certainsenfantsdecepeuplemenacénaissentavecunvisagedebaigneur.Ledépérissement pressenti du témoignage engendre chez lepoèteledésirdepénétrerla«communautéfraternelle»despêcheurs,d'éprouverla promiscuité des corps autour du foyer, de saisir jusqu'aux « conversationsmuettes»,ensetenantà l'affûtdesgestes,des«expressionsdevisage»,«desintonationsdelavoix»27.Heinerêved'accéderà la«communautédepensée»quiseuleautoriseuneréellecommunication,indispensableconditiondubonheuretdelamagnificencedesarts.Lepoètesouffredelatensionquis'instaureentrecedésirderaccourcirladistancequileséparedecepeupleplacé«auseuild'untemps nouveau » et l'irrépressible dégoût, né de l'habitus, que lui inspirent lalaideuretsurtoutl'odeurrepoussantedesfemmes.En 1820, Nodier édicte un clair programme d'enregistrement ordonné par

l'urgence.Lesentimentdeladisparitionprochainedelatraceaccentuel'émotion.«Lagénérationqui s'achève»,unieauvestigepar le« sentimentde jene saisquellecommunautédedécadenceetd'infortune»,désire«jouirdel'aspectfugitifd'untableauqueletempsvaeffacer».Lanécessitédelaconservations'appliqueenprioritéàlapoésiedupeuple;elleimposel'écouteattentivedes«narrationsduguiderustique»28,lalectureminutieusedesex-voto.Lahutteoulabarquedupêcheur,lachapelledumarinierparaissentàNodierleslieuxlesplusfavorablesàlacollectedestraditions.Enrichieparlepathétiquedelameretparlagravitédulienquiunitprécocementàlamortlafiancéedupêcheur,animéeparlerécitdespayslointains,parl'exotismedusauvage,laveilléecôtièrecomblel'auditeurdecette«histoiresensibleetvivante»29queseulerestituel'oralité.Le voyageur romantique se délecte en imagination de toutes les scènes

intermédiairesquiposentuneséried'écransentreleprésentetlestempsoriginels.Son rêve se complaît aux époques éveillées par l'anecdote historique. Ainsigrandissent les plaisirs de l'évocation qui accentue la profondeur temporelle,peuple la solitude des rivages de personnages successifs dont les silhouettesrêvéesconfèrentun sens intermittent aux ruines, aux rochersmoussus, aucridugoéland.Cette délectation de lamultiplicité des temps historiques s'accorde enprofondeur à la nouvelle lecture géologique de rivages que l'on sait désormaissoumis à l'usure des millénaires. L'héroïsme des êtres émouvants qui peuplentl'imagination détourne un temps l'attention des pauvres travailleurs des grèves,réduitsaupâlestatutdefigurants.

Alors se trouve revivifiée, en France, la théorie du Littus Saxonicum déjàprésentée par Lépecq de la Cloture et par Noël de la Morinière au siècleprécédent30. En 1823, Edouard Richer évoque les débats que suscite cettehypothèse ; deux ans plus tard, Morlent la tient pour vérité scientifique31. DeCalais au sud de la Bretagne, les rivages ont été dominés par des Saxonssauvages ; on reconnaît encoredans lespaludiersde la régionduCroisic, « lesang et le caractère saxon, qu'une longue suite de siècles n'a pu altérer ».L'histoire explique ainsi le contraste qui se creuse entre les régions côtières etleur arrière-pays. Les voyageurs, confortés par l'arriération relative du littoralfrançais32, croient percevoir ici et là desBasques, desCeltes, des Saxons, desNormands33.Leplaisirduvoyageoscilleentre lavisiteduport et la scènehistoriquedes

grèves;ilgranditàcettealternanceentrelespectacledel'activitéprésenteetlarécapitulationrêvéedesdécorsanciens34.L'ascensionduprestigeduMont-Saint-Michel résulte de l'aisance avec laquelle le voyageur peut ici évoquer lesmultiplesécransquis'interposententrelesdruidesetl'industrie.FulgenceGirardlesfaitsedresser,enunmiroitementexplicite,dansl'imaginationdesonlecteur.« La roche druidique » a connu les « sombres passions du cloître », lessplendeurs alternées ou connexes du « haubert et du froc »35. les horreurssuccessivesdesoubliettesetdelaprisoncentrale,avantquelepèlerinagenes'ydoubledel'activitétouristique.Aux yeux du voyageur, le peuple des rivages se fait alors le dépositaire du

légendaire des grèves. Processus très riche d'enjeux et plus tardif qu'on ne l'alongtempscru.L'établissementd'unetopographielégendaireancréeparlesrécitsd'espaceconforte l'indétermination, lavacuitéduterritoire ;elle imposel'imaged'unlieud'incultureauseinduquelrègneunenatureinvariante.Ilconviendraitdemieux analyser la correspondance qui s'établit entre le territoire littoral et lecorpus légendaire en voie de constitution. Il est évident que cette activité del'imaginaire implique une dénégation de l'appropriation et de la mise enexploitationdeces lieuxdont conteset légendesassurent ladisponibilité.Danscette perspective, les grèves, à côté des landes et des marais, autorisent undiscoursderefusdelamodernité36.Le longde lacôtearmoricaine, lesmenaçantssquelettes rocheuxsemuenten

une armature enchantée. La féeMorgane tire, dit-on, son nom de sa naissancemarine37.Sur lepathétique rivagededeuilquiborde labaiedesTrépassés, lesKernewotessetransmettentlesplaintesdesâmesnaufragéesquitiennentchaqueannéeunlugubrecolloqueàproximitédelaplage38.TandisqueNodierplanifiel'enquête en Normandie, Heine s'emploie à collecter les légendes que l'oncolportelelongdescôtesdelamerduNord;lelégendairedesrivagesinsulaires

duDanemark inspireNyerup.En1837,XavierMarmier révèleauxFrançaiscepeuple de fées, d'ondines, d'elfes, de géants, de sorciers39 ; cet univers dechasseurs damnés et de lubriques vieillards de la mer, ces contes de trésorsgardéspardesdragons,devaisseauxfantômesetd'églisesprofanées,engloutiessousleseaux.Ilnesauraitêtrequestionicidedresserlecataloguedeceslégendesetdeces

croyances40 ; et moins encore d'en effectuer l'analyse. Il importe seulementd'indiquercombienl'attentionqu'onleurporterenouvellealorslescheminsdelarêverielittorale.«Jemepromènesouventiciauborddelamer,etjesongeàcescontes merveilleux, que les marins se transmettent d'âge en âge »41, rapporteHeine en 1826. Pour les lecteurs des revues de vulgarisation, telle la Francemaritime, les plages des années 1820-1840 se peuplent de personnages delégende empruntés à des récits populaires. Ceux-ci font une grande place auxprofondeursmarines.Alorsque,deDiaperàSouthey,lesvoyagessubaquatiquesn'avaient, somme toute, joui que d'une audience limitée, des villes engloutiesparéesd'unehistoricité légendaire entrent dans toutes les imaginations.Nombredecescontesetdeceslégendesfontdelamerleséjourduchâtimentetconfortentainsiunantiquestéréotype.Lavieille imagede l'enferdes tempêtes survitdansles récits d'Ashvérus marin, de vaisseau fantôme, de plaintes des âmes et dechantslugubresquimontentdesSodomesetdesGomorrhesaquatiques.Certainsde ces contes confèrent aux rivages une charge sexuelle, oubliée depuisl'effacementdesVénusmarines,desTritonsetdesNaïades.Deshommesdemeràlabarbeverteappellent, lesoir,auborddesvagues, les jeunes fillesesseuléesafindelesconduiredanslesprofondeursdeleursgrottesdecristal.L'écoute du peuple des grèves stimule le rêve, autorise de renouer en

imagination,aveclepasséengloutidel'humanitéetdesoi;elleancrel'homologienouvellementaffirméeentrelesprofondeursdelameretcellesdupsychisme.Laplage,naguèredéserte,sepeupled'êtresfantasmatiquesquiinvitentàretrouverladisponibilité de l'enfance, à partager avec le peuple puéril ses croyancesprimitives.Iciconfluentetseconfondent,dansunmêmeprocessusderégressionsocialeetd'involutionpsychologique,lalégendepopulaireetlecontepourenfant.Larévélationdecetimaginaireinduitunmodenouveaudedélectation,avivela

sensibilité au contact de l'élément. L'appréciation du discours solitaire de lavaguedusoiroudesombresquelerocherdessinesurlesablesecharged'imagesproduites, du moins on le croit, par l'esprit simple du pêcheur. Le lecteur et,mieux, le voyageur cultivé trouvent ici à vivre en simulacre un partage decroyances qui satisfait, à bon compte, le désir de rencontre, la soif decommunication.Lebaindanslamersedoubled'uneplongée,toutimaginaire,quin'estpastantfuguesocialequeressourcementdansunehumanitépostuléeintacte

etprimordiale,dontonprévoit l'inéluctableperversion,hâtéepar l'intérêtqu'onluiporte.C'estalors,semble-t-il,ques'ancrelafictionselonlaquellelespeuplesdesrivagessontdesamoureuxdelamer.Dès183042,certainss'efforcentdedémasquerlesimulacreetdemettreànules

artifices qui fondent ces pratiques touristiques. On commence de railler lescitadinsàlarecherchedesdruides43;àcettedatetoutefois,laquêtedestraces,leprestigedudépaysement temporelet lecheminaccompliendirectiondupeupleontavivéetinfléchiledésirdurivage.

B–Lesavatarsdupseudanthrope.Aproximitédel'estran,lieudel'indécisionetdelatransitionbiologiques,peut

se lire avec une clarté particulière les liens qui unissent l'homme aux règnesminéral, végétal et animal. L'observateur sait ici déduire avec facilité lesmétamorphoses44, récapituler les différentes facettes de l'homme, de sa plusgrandebassesseontologiqueauxmanifestationsdupluspurhéroïsme.Unelecturenouvelle de « l'emprise énigmatique du lieu »45 vient enrichir les stéréotypessimples de la médecine néo-hippocratique, peu à peu obsolète. L'harmoniediscernéeentrelatexturedelarochedominanteetlastructuredelapersonnalitésebanalisevite.Aprèsavoirévoquéaucoursde«lapromenadeauCroisic»deBéatrix,«les

bordstoujoursdésolésdel'océan»,BalzacconsacredansunDrameauborddelamer,l'imagedel'individudegranit.Cambremer,«l'hommeauvœu»,écraséparleremordsd'avoirtuésonpropre

fils,restetoutlejourassissurunquartierderoche;«sonimmobilitéstoïquenepouvait se comparer qu'à l'inaltérable attitude des piles granitiques quil'environnaient[...]Pourquoicethommedanslegranit?Pourquoicegranitdanscet homme ? Où était l'homme, où était le granit ? », s'interroge le narrateur,ignorantdudrame46.Dauvinaxesadescriptiondeshabitantsdel'îledesSaintssurcette homologie, qui n'est pas simple métaphore. Les insulaires apparaissent àl'observateur,«sombrescommelecielquipèsesurleurtête,commelesvaguesqui grondent autour d'eux, ils sont défiants, peu communicatifs, crédules [...]jamaisunsouriresurleurslèvres,jamaisunéclairdansleursyeux!Ondiraitdeshommes de pierre »47, comme l'étaient lesCeltes bâtisseurs demégalithes. Leshabitantsd'Ouessantviventdans«cetétatenfinoù l'hommen'établitqueparunmouvement matériel une différence entre son existence et celle du rocher qu'ilhabite».Cetteviepassive,produitd'uneincomplètehumanisation,sedéfinittoutà la fois par l'absence de réflexion, de sensibilité, d'imagination et d'hygiène.

L'existencedeces insulairesn'apparaîtpas tantbestialequeminérale ; l'hommeest ici identique au menhir sur lequel l'histoire n'a pas laissé de traces. Ainsis'explique l'absence de vices, demaladies chroniques et, en dernier ressort, lagrandelongévité.Unesortedebonheurvégétatif,minéralrègnesurcesbordsdontlespectaclepermetd'éprouverfortementlacivilisation,iciprésenteencreux.L'obsessionnéeduspectacledelavase,delaboue,del'incertitudedusolde

l'estranhantelesreprésentationsgraphiquesetpicturalesdes«petitspêcheurs»durivagenormand48.Leursmasuressetassentenéquilibresurlesmollescollinesde marnes, dans l'anfractuosité incertaine des falaises en éboulis ; elles sedistribuent en désordre à proximité de la plage meuble, comme si l'artisteentendaitsoulignerl'accordinscrit,nonpluscettefoisentrel'hommeetlegranit,mais entre la précarité de la roche tendre et la frêle condition de ces êtresprolifiques, tributaires des dons de la Providence. Les écrivains, de Crabbe àBalzac49, soulignent, euxaussi, cettehomologie.Parfois c'est l'emprisevégétalequiconduitladescription.SurlesbordsdesrivagesanglaisoùPhilarèteChaslesditavoirvécuunepartiedesonenfance,lamoussemarineatendusurlesrochers,sur la vieille église, sur la maison des pauvres, un « vêtement de ces lichensséculaires, gris et pourpres, verts et bleuâtres ; végétation imperceptible, maiséternelle50 » que les observateurs aiment décrire avec une précision toutenouvelleetquisuggèrelamoisissuredesâmes51.Dans cette description percent déjà l'image de la tanière, la présence du

pseudanthrope,lamenacedelahorde.Auborddelamer,l'animalitéquel'hommeporteen luisedéploieavecuneparticulièreférocité.DepuisqueCambrya faitluire devant son lecteur les yeuxde ce« tigre »52, le personnagedunaufrageurhante la littérature des grèves. Elle s'accorde à la vogue du roman noir et, enFrance tout aumoins, à la craintedu retourà l'animalitéqui taraude lesespritssouslaRestauration,obsédéeparlesouvenirdurégicide53.Lepilleurdesgrèvesdessine l'une des plus terribles et des plus fascinantes figures du peuplemenaçant ; celle-ci prélude à l'élaboration du portrait des classes dangereuses,tapies dans l'ombre de la ville54. De Cambry, Corbière, Bonnelier et Sue àSouvestre55, en attendantMichelet, deTillet àDauvin ouPhilarèteChasles, lesstéréotypes se déroulent avec une monotone régularité. La ruse animale de lacommunauté engendre l'image du groupe de félins, tapis derrière les rochers.Ainsi PhilarèteChasles, inspiré parRichardSouthey, à propos des naufrageursanglais:«Quandletempsestmauvais,vousvoyezdescendrelelongdesrécifsblanchâtres,etrester,pendantdesheuresentières, toutcouvertsd'écume,cachésentrequelqueshautesherbes,deshommesquiattendentquel'océanleurjettedesdébris d'hommes ou de richesses »56. A l'afflux de ces restes, la horde se rue,

dépèce le navire et le corps des matelots. Elle se dispute avec hargne, elles'arrachelesépaves.Révélatricedel'accentuationdel'imageanimale,l'évolutiondePhilopenentre

laparutiondurécitdeCambry(1795),celledesVieillesfemmesdel'îledeSeind'HippolyteBonnelier57etcellede«LaCornouaille»deSouvestre.Lesauvagedesgrèvesàlatouchanteetprimitiveinnocence,s'estmuéennaufrageuranimal.En 1826 déjà, il est devenu pour Hippolyte Bonnelier « un hommeinconcevable », un « loup aux reins souples, les pattes fortes et la gueule bienarmée».Cependantque lesvieilleségorgeusesde l'îledeSein, lecouteauà lamain, forment, sur le rivage de Plouvan, une « horde sanguinaire »58. PourSouvestre,Philopenestun«loup-cervier»qui,sabrutalitéassouvie,«rôde»surlesrochers,sevautreavecsonanimalecompagnesurunlitd'alguesdesséchéesous'envapêcher,munideson«crocànaufrages»,«aveccebalancementinquietdel'oursdesmersglaciales»59.Lespilleursd'épavesreviennentàplusieursreprisesdansl'œuvredeTurner60;

leurfigures'accordeàcelledessinéeparlesécrivains.SonPilleursd'épaves.LacôteduNorthumberlandavecunbateauàvapeurallantausecoursd'unnavireenmerproposeunesaisissanteévocationdelaférocitéanimaledesnaufrageursquiontfaitirruptionsurl'estran.Ce territoire du vide, où s'abolit la propriété, où l'objet recouvre sa

disponibilité originelle, apparaît, en ce domaine aussi, comme le lieu d'unelégitimecueillette.«Lamer,dit lepaysanKernewote[...]estcommeunevachequimetbaspournous;cequ'elledéposesursonrivagenousappartient»61.Surcethéâtresedéploieencetteoccurrence,devantlesyeuxdel'observateuroudansl'imaginationdu lecteur, l'énergiedupeuplebarbaredes rivages,dont la«sèvepuissante»62compensel'absencedelacivilisation.Forceesttoutefoisauxobservateursdereconnaîtreque,passélepremiertiers

dusiècle,lespopulationslittoralesontcessédeprovoquerlapertedunavireetqu'ellessecontententdésormaisdupillage.Acteursetobservateurssemblentdèslors hésiter entre les deux rôles antithétiques de naufrageur et de sauveteur.RévélatriceàceproposlajuxtapositionétablieparTurnersurletableaude1834.Souvestre, l'année précédente, montre la même incertitude, qui suggère laprobable métamorphose. « Au premier coup de canon de détresse, hommes,femmes, enfants, se précipitent vers la mer avec des lanternes et des fascinesallumées;onvoitcourirsurlesgrèves,descendrelelongdespromontoires,cesmilleclartésqu'accompagnentdescrisd'appelbizarreset terribles ;bientôt lesfusils des douaniers brillent, les voix des pêcheurs et des pilotes s'élèvent au-dessusdel'orage,serenvoyantdesavisoudessignaux[...]tandisquesurlecap,

à la lueur des feux,mille visages ardents le (navire) regardent, et qu'un prêtreaccourupourarrêterlepillagerépèteàdemi-voixlaprièredesagonisants!»63.La métamorphose toujours possible autorise la complète accession à

l'humanité. La transformation du naufrageur en sauveteur s'accompagne d'unprocessus d'individuation. La scène de sauvetage débouche toujours sur ladistinction d'un homme du peuple. Son geste héroïque l'extirpe de cettecommunauté anonyme dont la scène de pillage soulignait la brutale cohésion.Ainsis'effectue,auxyeuxdel'observateur,lapromotionaustatutdepersonnesansquecelaimpliqueunprocessusdedomestication,unequelconquemiseauserviceduvoyageur/auteur.Lesconduitesanimalesdugroupeetlesgestesdubonpeupledes rivages sont dramatisées, esthétisées d'une façon antithétique. Le récit desauvetagepuiseenoutreunepertinenceaccruedansl'accordquis'instaureentrela sublimité du spectacle des rivages et celle de l'héroïsme du peuple. Al'évidence, l'ascensiondu thème, l'affinementprogressifduportraitdusauveteurdes grèves a aussi pour fonction, avec plus d'âpreté encore que l'idylle del'Ancien Régime finissant, d'attester la possible métamorphose du barbare ; legeste héroïque témoigne de l'existence d'un bon peuple qu'il est possibled'opposer à ces classes laborieuses, dangereuses et vicieuses que l'enquêtesocialedécouvrealorsdanslesoubassementdelaville.En 1777, déjà, Tillet avait exalté la métamorphose du terrible habitant des

rivages de la Hague, mais il l'attribuait au seul essor de l'industrie. Sous laRestauration,gonflelethèmedulittoralsecourable.Ils'accordeàlaphilanthropieambiante. Une série de progrès techniques assurent une meilleure sécurité desrivagesoccidentaux.Ceuxdel'AtlantiqueetdelaMancheseponctuentdepharesmodernes; lacartographiedescôtesetdesfondsaccomplitderapidesprogrès,commeentémoigne,enFrance,l'œuvredeBeautemps-Beaupré;l'artdespilotesse perfectionne ; on équipe les stations du rivage de bateaux insubmersibles.Outre-mancheetplus tardivementsur leContinent,semultiplient les institutionsdesauvetage.En1826,derichesAnglaisfondentàBoulognelaSociétéhumainequi a pour but de fournir du secours aux personnes en danger de se noyer.Onorganise une surveillance des nageurs ; on améliore les techniques deréanimation64.Laviefragiledumatelotenpéril,anonymeetpieux,excitelacompassion.La

vogue du romantisme et, en France, l'entreprise de Restauration, concourent àréactiverlesymbolismechrétiendelamer,enmêmetempsquelafigureanimaleoubarbaredescommunautésdelagrève.Lematelot,imagevivantedusacrifice,fait figure de paratonnerre ; il concentre sur lui, pour le bonheur de tous, lesfoudresdelanatureoudeladivinité65.«Dans(le)secoursdonnéparleshommesàleurssemblables,assureDucosen1826àproposdusauvetage,ilyaquelque

chosede laProvidence,quiresserre les lienssociaux»66.Cepeupledistancié,fécond,soumisauxaléasdelamer,atoutpourexciterlacompassionsansques'ymêletropdecrainte.L'île tragique d'Ouessant, placée au point le plus dangereuxde l'entrée de la

Manche, jadis présentée paradoxalement par Billardon de Sauvigny comme unparadissocial,devientalorsunlieusymboliquedesauvetage67.SelonRougetdeKerguen, les habitants de Noirmoutier, naguère naufrageurs, se sont mués enhéroïquessauveteurs68;ceuxdeCayeux,pôletragiquedesrivagesdelaManche,sontinstinctivementbons69.EnAngleterre,lepersonnagedeGraceDarling,jeunefille qui, par son héroïsme, sauva en 1838 plusieurs dizaines de passagers duForfarshire,prendladimensiond'unsymbole70.Lechampdurécitdedévouements'élargit;oncommenced'évoquerlaviedifficiledugardiendephare71,d'exalterl'abnégation du pilote. En 1823, Jouy vante l'intrépidité de ceux deQuillebœuf72 et annonce ainsi l'hymne dédié par Michelet aux pilotes de laGironde.Lespersonnageslittérairesducorsaireetdupirateromantiques73.participent,à

leurmanière,decetteexaltationdel'humanitédesrivages.Onretrouvedanslestableauxoù ils figurent la juxtapositionde la férocitédugroupeetdu séduisantmystèredel'individualitésublimequis'enextirpe.MoniqueBrosseabienanalyséle lent affinement de l'image du corsaire, « homme de désir et d'avidité »,« condamné à se réaliser dans l'action immédiate »74, sombre, taciturne,énigmatique. Elle a montré la forte emprise de cette mystérieuse figure surl'imaginaire du temps. En ce domaine aussi, Byron s'est révélé un efficace«réservoird'images».Lespiratesbalzaciens(Anetteetlecriminel,LaFemmede trenteans),ceuxquiontétéévoquésparGeorgeSand (L'Uscoque), EugèneSue et tous les ténors du roman maritime occidental, sans oublier FenimoreCooper,s'inscriventdanscettefiliation.La volonté de vivre dans l'instant trouve sa scène logique sur le sable

disponible, aux formes éphémères.L'accord qui s'établit entre l'instantanéité dudésiretlavacuitédurivagecontribueàpromouvoirlafascinationexercéeparlelieu.Adirevrai,cetteharmonienes'est instauréequepeuàpeu.AuXVIIIe siècle,

dominel'imageférocedesgroupesdeflibustiersetdepirates,dansleRobinsonCrusoé deDefoecommedans leMakin deBaculard d'Arnaud.Les crimes desbarbaresques tant craints de celui qui voyage le long des côtes de laMéditerranée75. les exactions des corsaires des guerres de la Révolution et del'Empireconfortentcettedévalorisanteimage.Lehérosnetrouvelongtempsàseposer qu'entouré d'une humanité fruste, vautrée dans les cavernes decontrebandiers,ivredebrandy,fatiguéedecarnage76.Lascènedespiratessurla

grève prolonge le tableau sublime des prétendus brigands de Salvator Rosa,s'accorde à la brutalité du Schedoni d'Ann Radcliffe77. En outre, le corsairelittérairen'estpasexactementunpersonnagedesrivages.Sondésirdelibertéluiimpose lamer comme territoire ; la station sur laplagene fait que scander lesintervallesdesesnavigations.Sa puissante figure n'en a pas moins, elle aussi, profondément enrichi

l'imaginaire des grèves et des cavernes du littoral, sollicité la rêverie dupromeneur fascinépar lemystèredecesêtresd'exception, à la fois terribles etdégagésdespesanteursdel'animalitéenvironnante.Notonsenoutreque,parfois,lepersonnageromantiquedubanditd'honneur,procheparentdupirate,affectionneluiaussileséjourdesrivages.Lesliensquiunissentauxplagesdel'AdriatiqueleJeanSbogardeNodierattestentcetteproximité.

C–L'âged'ordesgrèves.Durant le premier tiers du XIXe siècle, balbutie puis se déploie une prolixe

littératurede lagrève,de la falaise,de lacaverne.Le roman,etplusencore lanouvelle, se complaisent en ces lieux que bientôt l'opéra et l'opéra comiquecontribueront,euxaussi,àpopulariser.EnAngleterretoutd'abord,puisenFrancese multiplient les revues maritimes. Leur contenu ne concerne pas que lanavigation,bien loinde là. Ilassociedesanecdoteshistoriques, fondatricesdeshauts lieux du rivage, des récits qui ont pour but d'illustrer les exploits ou lesméfaitsdesnaufrageurs,descontrebandiers,despilotesoudespirates,desscènesde genre apaisées, sereines, dont le retour du pêcheur constitue lemodèle sanscesse ressassé, à nombre de nouvelles mélodramatiques qui témoignent durenouvellementdupathétiquedesrivagesetquevientparfoispimenterl'érotismetragique de la grotte. L'ensemble dessine un immense champ d'études que leshistoriensontàpeinedéfriché.Ladescriptiondesgestesdulabeurquotidienconduitàprésenterlasociabilité

populaire. A la mixité du cercle des femmes et des hommes installés sur lagrève78,penchéssurleursfilets,assemblésautourd'unfeudeboisd'épavesoudel'embarcationàgoudronner,nes'opposepasencorestrictementlamasculinitédel'auberge insulaire79. Les femmes des rivages jouissent d'un statut, disposent depouvoirsetdesavoirsqui leurpermettentdemieux résisterque lesépousesdepaysansàlamasculinisationdesformesdesociabilité.Adirevrai,surtouscessujets, la plupart des descriptions du temps nous renseignent avant tout sur lasensibilitéduvoyageuretsurl'imaginairesocial;entémoigne,àtitred'exemple,un récit savant de Charles Rouget de Kerguen. La tête pleine de références

littérairesetpicturales, l'auteurosebraver ledégoûtque lui inspire l'odeurdesbuveurs assemblés dans un « caravansérail » de pêcheurs de Noirmoutier,« bicoque construite de cailloux cimentés avec du sable et des varechs, etrecouvertedegoémons»,semblableàuneétableàvachesdeBasse-Bretagne.Al'intérieur, l'attend un tableau « fantastique dans le genre d'Hoffmann ou deCallot»,«desbuveursempourprés,auxlargespaletots,àlabraiegoudronnéeetà la physionomie rude et fauve » ; dans l'âtre brûle « un feu de landes et degoémon»;hommes,femmesetenfants«s'abreuventd'eau-de-vieàunlargebrocd'étain»80.Lelongdesgrèvesdel'Armorique,delaCornouaille,delaCalédonieoudela

Norvège,lacoupeetlacueillettedugoémonvirent,ellesaussi,austéréotypesanscesseressassé81.Souvestre,lepremieràsemoquerdeschercheursdedruides,ytrouve à son tour l'occasion d'une lecture hallucinée, quimélange les siècles82.LesramasseursdecoquesdelabaieduMont-Saint-MichelinspirentàNodierlespageslesplussaisissantesdelaFéeauxMiettes.Maisl'idyllesurvitquicontrasteavecladurepeinturedulabeur;lascènede

genres'ouvrelargementàl'évocationdesritespopulaires.Tandisqu'àlaville,lebourgeois aime à s'encanailler aux barrières, les observateurs viennent icidécouvrirlajoiedevivred'unpeuplenaguèreterrible.Ilstombentenarrêtdevantdes«partiesdeplaisir»dontl'innocenceprimitiveoul'érotismelatentatténuentl'animalité.Leschasses,lesbivouacsdejeunesdénicheursd'oiseaux,ladansedesnocesvillageoisessurlesabledurcidel'estran,lebaincollectifdespopulationsdelamontagnebasquedescenduesunefoisl'ansurlaplagedeBiarritz83.entrentdanslacompositiondecetableauadouci.Déjà s'esquisse la pénétration de cette liesse collective par les plaisirs des

classesdominantes.Parallèlementàl'essorduyachting,s'organisentdesréunionshippiques qui transforment la plage en champ de courses. Cette pratique, tôtrépandueenAngleterre,sediffuseplustardivementsurlescôtesfrançaises.LesgrèvesdeCessonetdeLangueux,oùd'ordinairelesporcsvaquentenlibertéaumilieu des oiseaux de mer, se couvrent de tentes trois jours par an. « Desguinguettes volantes se remplissent de buveurs. Le préfet, la gendarmerie, latroupe et un brillant cortège »84 viennent assister aux courses encadrés par lesmilliers de spectateurs installés sur les rochers. Cette fête, instituéele31août1805etquisedéroulerégulièrementdepuis180785,attireles«élégantsjockeys » comme les paysans des communes voisines. Elle fournit l'occasiond'insolitesconfrontations86.Entre1810et1840,tandisquesedéploiecettelittératurefascinéeparlaplage,

la grotte et le sable mouillé, la peinture des grèves connaît son bref âge d'or.Turner,héritierdelatraditionhollandaisetransmiseparlespeintresdemarines,

fait ici figured'initiateur.EntreLaplagedeCalaisàmaréebassequi luiaétéinspiréepar sonvoyagede1802etLavilleet lechâteaudeScarborough : lematinjeunesgensattrapantdescrabesquidatede1811,nombredesestoiles,desesaquarellesetdesesesquisses invitentàposer le regardsur le spectaclequeproposentlestravailleursdel'estran.EnFrance,EugèneIsabeyéprouvepourles « petits pêcheurs » l'intérêt que son ami Géricault manifeste pour lespalefreniers. Ses séjours réguliers sur les grèves normandes lui fournissentl'occasiondelespeindreàsatiété.SonévocationculminedansLaplageàmaréebasse de 183387. L'essentiel n'est plus ici la confrontation à la colère deséléments,ni lafusiondel'eauetduciel,à lamanièredeHuetoudeBonington,pasplusquel'inconsistancedel'estrancommesurcertainestoilesdeTurneroudeConstable.Isabeys'arrêteàlaterrequifinit,peintlepeuplequis'accrocheàcetécroulement,quitravailleetvitdansunenvironnementtoutdeboue,depiséetdebois.Entreleséboulis,lestalusaffaissésetlachairéparsedespoissonsdontlaconsistancemolle conforte celledu solpâteux, lesboisdespieux, la charpentedes habitations, la voûte des embarcations renversées sur le rivage semblentendiguerdésespérémentladévorationdelaterre88.Le Suisse Johann Jakob Ulrich, séduit lui aussi, lors d'un voyage effectué

en1824et1825,parlepeupledesrivagesdeTrouville,revientdixansplustardétudier en Bretagne l'activité des pêcheurs à pied89. Mais déjà l'omniprésencedominatrice de la villégiature contamine la scène du labeur des grèves.RévélatriceàcetégardlaconfrontationetlatensionquiselisentsurleMargatedeTurner,datéde1822.Après1845,lapeinturedestravailleursdel'estrann'estplusqu'unarchaïsme90.Laclassede loisir,enquêtedeprocéduresd'ostentationsanscesserenouvelées,devientlesujetdelareprésentation;lapeintureacesséd'exprimerdirectementsondésirdurivage.Lespectaclesocialetleplaisirqu'ilprocure sont devenus l'essentiel, au grand regret des romantiques solitaires. Lafracturenecesserades'approfondirquibientôtferaladouleurdeMichelet91.Désormais, le peuple des grèves n'apparaît plus guère qu'au travers du

processus de domestication qui l'asservit aux membres de la classe de loisir.Métamorphosequ'il serait trop longd'analyser ici.Lemodèle en a été proposéparlecicéroneduclassiquevoyagenapolitainetparlamisedesesenfantsàladisposition du touriste. Très vite, ces pratiques se reproduisent dans lesprocédures du voyage calédonien. Au retour de la paix, l'insistance de lasollicitationparaîtdéjàtoutaussiaccablantelelongdesrivagesdel'ÉcosseetdupaysdeGallesquesurlesbordsdelaMéditerranée92.Dans les stations anglaises, dès la fin des années 1750, guides-baigneurs et

guides-baigneuses, vendeurs de poissons, logeurs s'étaient mis à la dispositiondescuristesettémoignaientdéjàdelamétamorphose.Lanécessitédeprofiterdes

services de cettemain-d'œuvre compétente n'expliquepas tout le processus.Leplaisir de la domestication naît aussi de l'occasion qu'elle fournit du contactsocial.Ainsi,lebénéficeattendudelaproximitédel'énergiepopulairerendplusdésirable la relation qui s'instaure avec le guide-baigneur. Celle-ci autorise enoutreleplaisirnédeladominationsurdesêtresnaguèreterribles.Balzac imagine, dans son roman Un drame au bord de la mer, comment

fortuitement,lepetitpêcheurpeutêtreamenéàsemettreauserviced'uncouplederandonneursdésireuxdegagnerGuérandeparlaplage.Dansson«Traîneurdegrèves»,nouvelledesesScènesetmœursdesriveset

descôtes,EmileSouvestretente,en1852,deretracerlagenèseduprocessustelqu'il l'imagine dans la petite plage dePiriac, à la fin de laRestauration.LouisMarzou,sonhéros,quivivaitjusque-làdesaumônesdelamer,estlepremierdesindigentsduvillageàsavoiropérerlareconversion.«Fallait-ilunmessagerpourGuérande,unbaigneurdontl'expérienceprévînttoutdanger,unguideconnaissantlesmoindrescuriositésdelabaie,Marzouétaittoujoursprêt»93,Cequi,selonleromancier,nemanquepasdesusciterl'hostilitédelapopulationlocale,choquéedevoircecueilleurdesrivagesperdresoninnocence.La lecture des revues de vulgarisation consacrées aux choses de la mer et

parues durant les quarante premières années du siècle montre la fascinationexercée par la grève, la puissance d'évocation de ce théâtre du vide, parcourud'ombres:kaléidoscopequifaitsebousculerendecompositesassemblages,ouse succéder d'évanescents personnages, hommes de pierre inchangés depuis letemps des bardes ou des druides, vierges prêtresses deBelenus, barbares à lasèvepuissantedontlaférocitésatisfaitlesadisme,héroïquessauveteurs,femmesinquiètesquicueillentsurl'estranetlerocherlamannedelamerenattendantleretourdupêcheur,émouvantesfiancéesquiinterrogentlesgoélandssurledestinde leur promis. Autant de figures dont la polysémie alimente, dans l'âme dutouriste, la contemplation et la rêverie, déjà renouvelées par le légendairerecueillidelabouchedutraîneurdegrèvesoudecelleduvieuxpêcheur.Enbref,laqualitédulieu,aupointd'articulationdelamer,ducieletdelaterre,facilitelaconfluence des images, l'addition du dépaysement temporel et du dépaysementspatial;ellesertdetremplinàl'imagination,produitunelittératureetunepeinturequi,entre1810et1840, l'emportentenrichessesur l'imaginairede larusticité ;d'autant que ce territoire disponible à l'évocation est aussi le théâtre d'unpathétique qui, entre 1750 et 1840, s'est profondément renouvelé dans sesfonctionsetsesmodalités.

1JacquesLéonardabiensoulignécettepermanencedunéo-hippocratismechezlesmédecinsdel'OuestauXIXesiècle;d'unemanièreplusgénérale,ildémontrecommentlapermanencedecettepenséesous-tendalorsl'hygiène publique (cf. La France médicale au XIXe siècle, Paris, Gallimard, 1978, pp. 173 sq.). A titred'exemple,Gigot,essaisurlatopographiephysiqueetmédicaledeDunkerque,Paris,1815.2 Christophe de Villeneuve-Bargemon, Statistique du département des Bouches-du-Rhône, Marseille,

Picard,4vol.,1821-1829,t.I,pp.895-898.3DocteurBertrand,op.cit.4Cf.A.Corbin,Lemiasmeetlajonquille,op.cit.,pp.56-57.5A.deQuatrefagesdeBréau,art.cité,p.606.6Cf.docteurPierreBertrand,op.cit.,t.II,p.299.7Notons toutefoisquel'article538duCodecivilprescritque« lesrivages, les laisdemer, leshavres, les

roches au-dessous du niveau des marées, qui font partie du domaine public ne sont pas susceptibles depossessionprivée».8Atitred'exemple,AudouinetMilne-Edwards,op.cit.,t.I,pp.173-180.9 C'est elle qui suggère alors les tentatives de pisciculture et, plus tardivement, l'ambitieux projet de

repeuplementdeseauxdelamer.Surtouscespoints,voirGenevièveDelbos,art.cité.10Cf.Villeneuve-Bargemon,op.cit.,t.I,pp.896sq.11Ibid.,t.II,pp.1130sq.12JosephLavallée(d'aprèsl'itinérairedeL.F.Cassas),Voyagepittoresqueethistoriquedel'Istrieetde

laDalmatie,Paris,anX,p.II.13Ibid.14Ibid., p. 108.A propos du concept de dégénérescence dans l'anthropologie desLumières, notamment

chez Buffon, voirMichèle Duchet,Anthropologie et histoire au Siècle des Lumières, Paris, Flammarion,1977,pp.202sq.15D'où,encoreunefois,l'attentionprivilégiéequenousportonsiciàceuxduContinent.16Aproposdelaprégnance,ancienne,delafigureduGaulois,voirCorradoVivanti,«LesRecherchesde

laFranced'EtiennePasquier.L'inventiondesGaulois»,LesLieuxdeMémoire, t. II,«LaNation»,vol. I,pp. 215-245 et Pierre Ronzeaud,Les représentations du peuple dans la littérature politique en Francesous le règne de Louis XIV. Thèse d'État, Tours, 1985 ; sans oublier les travaux plus anciens d'ArietteJouannaetdeClaude-GilbertDubois.17A ce propos,MonaOzouf, « L'invention de l'ethnographie française : le questionnaire de l'Académie

celtique»,Annales,Économies,Sociétés.Civilisations,36eannée,n°2,mars-avril1981,pp.210-230.18Cf.CatherineBertho,op.cit., p. 47 ; crainte quemanifeste déjà Samuel Johnson lors de son voyage

danslesHighlandsen1773.19PrésidentFrançoisHabasque,op.cit.,t.I,pp.279-281.20FulgenceGirard,«LeMont-Saint-Michel»,LaFrancemaritime,1834-1837,2eédition,1852,t.I,p.165.21Cf.Vérusmor,«LeMontTombelène»(TumbaBeleni),LaFrancemaritime,t.III,pp.262-264.22Cf., tardivement,A.Dauvin, «Les îles desSaints et d'Ouessant »,LaFrancemaritime,2e éd., t. II,

1852,pp.321-323.23Acepropos,DeniseDelouche,thèsecitée,t.I,p.21.24Cf.Michel deCerteau,LaCulture aupluriel, Bourgois, 1980, chap. III, « La beauté dumort » (en

collaborationavecDominiqueJuliaetJacquesRevel).25FulgenceGirard,«LeMont-Saint-Michel»,art.cité,p.166.26 Ainsi, Charles Nodier reproche à Dulaure sa plongée directe vers le monde des druides et son

indifférenceàlascansionintermédiairedesmultiplesépoques(cf.MonaOzouf,art.cité,p.225).27HenriHeine,op.cit.,«L'îledeNorderney»,pp.103-106etpp.100-101.28CharlesNodier,J.TayloretAlph.deCailleux,Voyagespittoresqueset romantiquesdans l'ancienne

France,op.cit.,t.I,«LaNormandieAncienne»,1820,pp.4-5.29Ibid.,pp.5et94.30LépecqdelaCloture,op.cit.,1778,p.35.J.B.J.NoëldelaMorinière,op.cit.,t.II,p.106.

31EdouardRicher,Voyage...,op.cit.,lettre7,pp.58-59-J.Morlent,LeHavreancienetmoderne...,LeHavre,Chapelle,1825,t.II,p.2.32Cf.M.Demonet,P.Dumont,E.LeRoyLadurie,«AnthropologiedelajeunessemasculineenFranceau

niveau d'une cartographie cantonale (1819-1830) », Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, juillet-août1976.33PhilarèteChaslespoursapart,etcen'estqu'unexemple,relève,lelongdulittoralanglaisdelamerdu

Nord,laprésencedeNormandsduXIIesiècle:«Onsentqu'onareculédecinqàsixcentsansdansl'histoiredel'Europe»(PhilarèteChasles,«Scènesd'unvillagemaritimeenAngleterre»,RevuedeParis,1829,t.7,p.82).Lesscènesévoquéesparl'auteursontantérieuresà1816.Autreexemple:E.JouyinGarneray,VuesdescôtesdeFrancedansl'OcéanetdanslaMéditerranée,Paris,1823,àproposdeshabitantsduPollet,faubourgdeDieppehabitépardespêcheurs,p.40.34A condition, toutefois, que rien ne vienne brouiller le jeu de l'imagination. E. Jouy déteste, pour cette

raison, lemélange et souffre à observer unemanufacture installée à l'intérieur d'unmonument ruinédont lesenssetrouveainsiégaré(Vuesdescôtes...op.cit.,p.44).35FulgenceGirard,«LeMont-Saint-Michel»,art.cité,p.163.36Sur touscesproblèmes,maisàproposdes landes,voir lebelarticledeMarcelCalvez,« ladimension

naturelle de Brocéliande. Analyse à partir de récits d'espace du XIXe siècle ». La Nature et le Rural,colloque cité, non paginé. C'est dans cette perspective qu'il convient de relire l'œuvre de Paul Sebillot,notammentContesdeterreetdemer,Paris,Charpentier,1883,Légendes,croyancesetsuperstitionsdelamer, Paris, Charpentier, 1886, et surtout, pour notre propos, Contes des landes et des grèves, Rennes,Caillère,1900.37PrésidentFrançoisHabasque,op.cit.,t.I,p.281.38Parexemple,AlexandreBouet,«Labaied'Audierne»,LaFrancemaritime,t.III,pp.155sq.etEmile

Souvestre,«LaCornouaille»,art.cit.,RevuedesDeuxMondes,1833,3,p.690.39Parexemple,XavierMarmier,«Souvenirsdevoyages»,RevuedeParis,juin1837.Uneenquêtesurles

lecturespopulairesenLimousinmeconduitàconstaterqueMarmier,danscetterégion,seral'undesauteurslespluslusaucoursdudeuxièmetiersdusiècle.40Noussongeonsbienentenduaumagnifique«ArchipeldelaManche»quiprécèdeLesTravailleursde

lamerdeVictorHugo.41HenriHeine,Reisebilder,op.cit.,p.112.42CatherineBertho souligne ainsi, à proposdes figures duBreton et de laBretagne, le basculement qui

s'opèrealors.Apartirde1830,selonelle,lesstéréotypesquidessinentl'imagenoiredelarégionsontenplace,imposés par une élite parisienne ; et les grands voyageurs romantiques ne feront que légitimer cette imagesolidementdessinée.Maisuneélitebretonne,aidéeparlereplideslégitimistesverslaprovinceetparlesuccèspolitiqueduprincipedesnationalités,vadésormaiss'insurger contre les stéréotypes issusde la capitale (art.cité,p.51).43Parexemple,EmileSouvestre.44NombredescènesdesMétamorphosesd'Ovidesedéroulentdéjàsurlesrivages.45MonaOzouf,art.cité,p.227.46HonorédeBalzac,UnDrameauborddelamer,op.cit.,pp.699-700.47A.Dauvin,art.cité,pp.321et322.48Cf.infra,àproposdel'œuvred'EugèneIsabey.49Crabbe,PeterGrimes;Balzac,évocationdespaludiersdeGuérande,inUndrameauborddelamer.

VoiraussidocteurBertrand,op.cit.,t.II,p.51,àproposdes«tanières»despêcheursd'Equihen.50PhilarèteChasles,art.cité,p.85.51Unecurieusenotationàproposdelaprégnancedurocheretdulichendanslessouvenirsdevoyagedu

princePückler-Muskau ;celui-ci raconte(op.cit., t. III,p.290) savisiteàO'Connelletévoque lechemin :«Je remarquaisurtout un rocherd'unegrandebeauté [...] trois sortesdemousses, jaune, rougeetviolette,croissaient dans ces fentes, et marquaient les lignes noires de la manière la plus surprenante. » Il estremarquable que, pour le prince, cette impressionmérite d'être écrite et soitmême considérée comme trèsremarquable.

52Cambry,op.cit.,p.105,àproposdes«peuplades»littoralesdelarégiondeBrest:«ellesseprécipitentsurlaproiequelamerleuramèneavecl'avidité,labrutalitédestigres;onnepeutlaleurarracher».53 Sur cette source d'inquiétude, cf. Jean-Pierre Peter, « Ogres d'archives », Nouvelle revue de

psychanalyse,automne1972et,sousladirectiondeMichelFoucault,Moi,PierreRivière,ayantégorgémamère,masœuretmonfrère...(«L'animal,lefou,lamort»,parJ.P.PeteretJeanneFavret),Paris,Gallimard-Juillard,1973;cf.aussinotrepréfaceàl'ouvragecitéd'AlexandreParent-Duchâtelet,LaProstitutionàParisauXIXesiècle,Paris,LeSeuil,1981.54Cette antécédenceest évidentedans l'œuvred'EugèneSue.La figuredunaufrageurprécèdecelledu

chiffonnier,archétypedel'animalitédupeuplecitadin.Cambry,noteDeniseDelouche,thèsecitée,t.I,p.19,atendanceàvoirdespillardsdelamerdanstoutelaBretagnecôtière.55CorbièreévoquelesagissementsdesnaufrageursdansLaGuêpeetdanssonpoème«Gensdemer».56PhilarèteChasles,art.cité,p.93.57Paris,Kilian,1826.58 Il s'agit là, probablement, du plus frénétique des romans noirs français, dont l'auteur se réclame,

initialement,deWalterScottetdeCambry.59EmileSouvestre,art.cité,pp.691-692.60Onracontequelepeintreassisteraàuntelspectacle,en1831,àsonretourd'Ecosse.Maisilconvientde

tenircomptedel'interprétationdonnéeparuntémoinoccasionneletsensibleàunepratiquereconnue,codifiéemêmedanslecadredudroitd'échouage.61ÉmileSouvestre,«LaCornouaille»,art.cité,p.691.62FulgenceGirard, «LeMont-Saint-Michel »,art.cité, p. 165.On sait l'impression que fait à Stendhal

l'énergiesupposéeaupeupleduTrastevere.63ÉmileSouvestre,«LaCornouaille»,art.cité,p.691.Iciestmiseenscènelatensionquis'instaureentre

la piété du pasteur et la sauvagerie de ses paroissiens ; auXXe siècle, elle inspirera àHenriQuéffelec sonroman,LeRecteurdel'îledeSeinetàJeanDelannoysonfilmDieuabesoindeshommes.64DocteurPierreBertrand,op.cit.,t.II,p.168.65L'imagedusacrificedel'agneaurépondàcelledufanal.66B.Ducos,op.cit.,t.II,p.328.67A.Dauvin.art.cité.68Ch.RougetdeKerguen,«L'îledeNoirmoutier»,LaFrancemaritime,t.III,1837,p.312.69Articleanonyme,«Cayeux»,LaFrancemaritime,1837,t.III,pp.343sq.70 Cf. T.S.R. Boase, « Shipwrecks in English Romantic Painting », Journal of the Warburg and

CourtauldInstitutes,XXII,1959,p.343.71B.Ducos,op.cit.,t.III,p.51.72E.Jouy,inLouisGarneray,VuesdescôtesdeFrance...,op.cit.,p.22.73Fortbienétudiés,maisquinefontqu'effleurernotrepropos.74MoniqueBrosse,«Byronetlamer»,art.cité,pp.71et76.75Cf.CustineetLavallée,op.cit.,passim.76Cf.MoniqueBrosse,art.cité,p.71.77AnnRadcliffe,L'Italien ouLeConfessionnal desPénitents noirs, traduction inRomans terrifiants,

Paris,RobertLaffont,1984.78A titred'exemple,AmédéeGréhan,«LescôtesdeNormandie»,LaFrancemaritime, éd.1852, t. I,

p.394.79Aunedateplus tardive, JacquelineLalouette (LesdébitsdeboissonsenFrance,1879-1919, thèse,

ParisI,octobre1979)notelamixitépersistantedanslescafésduFinistère.80Ch.RougetdeKerguen,art.cité,pp.313-314.Ilparaîtprobablequecettedescriptionsubitl'influencede

celledel'aubergedesHighlandsdansleWaverleydeWalterScott.81On en trouve une longue et précise description dans l'ouvrage cité d'Audouin etMilne-Edwards, t. I,

pp.60-67.VoiraussiLaTocnaye,Promenaded'unFrançaisenSuèdeetenNorvège,Brunswick,1801,t.II,p.174; lespaysansdesrivagesdesfjordsdonnentlegoémonàmangeràleursbestiaux.OubienencoreMarc-AugustePictet,Voyagede troismois...,op.cit.,p.112 ; l'auteurdécrit lacueillettedesgoémonssuruneplageirlandaise.

82«Hommes,femmes,enfants,attelages,toussontdéjàenmarcheverslesâpresrochersdontlesalguesimbibéesetpendantes,commelachevelured'uncadavredenaufragé,leurdonnentunaspectdedésolation.»«Letumultueuxcortège»s'avancesurl'estran;«Làs'élèveunrocqu'onavaitprisdeloinpouruneantiquecathédrale ; ici c'en est un autre en forme de portique ; plus loin c'est une ville en ruine ou desmonceauxd'armuresbrisées»,EmileSouvestre,LeFinistèreen1836,p.212.83Cf.supra,p.99.84PrésidentFrançoisHabasque,op.cit.,t.II,pp.315et316.Cesplagessontsituéesdansledépartement

desCôtes-du-Nord.85Saufde1816à1818.86ClaudeBerthou,paysandePleubian,remportelacoursede1807;vêtuàlamanièredesBas-Bretons,il

a,enguised'éperons,desclousfichésdanssessabots.Pouraccroîtrel'ardeurdesamonture,Canaris,illuia,dit-on,faitabsorberunepleinebouteilled'eau-de-vie(ibid.,t.II,pp.316et317).87Cf.figure24.88ZolainscritlaluttedésespéréecontrelamenacededévorationencontrepointdudestindeshérosdeLa

Joiedevivre,dontl'actionsedérouleenborduredulittoral.Lorsqu'illesdécrit,lespromenadesdePaulineetdeLazaresurlagrèvesontdevenuesdespratiquesfortbanales.89DeniseDelouche(thèsecitée,t.I,p.178)soulignel'intérêtdesonPaysagebreton,côteàmaréebasse

vers1835.90Cequinel'empêchepasd'êtreressassée.91JulesMichelet(LaMer)seplaintdel'invasiondestouristesindifférentsàlamer.92Al'arrivéedestouristesdansl'îled'Ionaen1826,lesenfantsvêtusdehaillonsaccourent;lecicéronedu

lieus'avance;lorsdudépart,lestouristessontassaillisd'enfantsquivendentdesaigues-marines.IlenestdemêmeaupaysdeGalles,lelongdelachausséedesGéants(Ducos,op.cit.,t.III,p.297).93EmileSouvestre,«Letraîneurdegrèves»,inScènesetmœursdesrivesetdescôtes,op.cit.,p.9.

CHAPITREIV

LEPATHÉTIQUEDESRIVAGESETSESMÉTAMORPHOSES

A–Ladramaturgiedessentiments.Vers lemilieu duXVIIIe siècle, le naufrage devient, après le tremblement de

terre, la plus prégnante des figures de la catastrophe, dont l'évocation se doitd'émouvoirl'âmesensible.Certes,auXVIeetauXVIIesiècledéjà, le thèmeavaitétéressasséparleslittératuresespagnoleetportugaise;ils'étaitd'autantplusvitepropagéenFranceetenAngleterrequ'ils'accordaitàlasymboliquepolitique1etqu'iltrouvaitàs'inscriredansleprotocoledelatempêteclassique.Apartirdesannées 1740 toutefois, son emprise s'accentue ; la stratégie émotionnelle qu'ilautorisesecomplique,tandisques'enrichitlarhétoriquedelapitié.LafontdeSaint-Yennerapporte l'intenseémotionsuscitéechez lesspectateurs

du Salon de 1746 par la contemplation des naufrages de Vernet2. En 1762, leNaufragedeFalconerconnaîtunsuccèsinouï.L'auteur,quis'inspiredelaperteduBritanniasurvenueaulargedeCandie,disparaîtenmerseptansplustard.Sontragiquedestinstimulelesuccèsdupoème.Le naufrage constitue alors la forme la plus banale de l'accident. Les études

quantitatives démontrent sa fréquence. Entre 1779 et 1791, trente-cinq naviressombrentdanslaradeouleportdeDunkerqueetdix-neufseulementaulargedelaville.64,8p.centcatastrophessesontdérouléesàl'intérieurdelaradeouduport3.Decefait,laplupartdesnoyadesseproduisentprèsd'unecôte,àl'intérieurd'unebaieoud'unestuaire.Partempscalme,lesfortscourantsquigênentl'accèsd'unepassefontdériverlentementlebâtimentverslesrécifscôtiers.Goethe,auretourdelaSicile,détaillesonangoisseetcelledesautrespassagersembarquéssurunefelouquequeleseauxsemblentinexorablementportersurlesrochersdel'îledeCapri4.Pargrostemps,ilarrivequ'endernierrecours,lecapitainedécidedemettre lebateauentraversetdele jeterà lacôte ; ilespèrequelebâtimentpourra se coucher et protéger ainsi les naufragés des violences du large. Les

spectateurspeuventalorssuivredurivageledéroulementdelatragédie,entendrelescriset lesprièresdessurvivantsgrimpésouaccrochésauxmâts.Entreceuxquipérissentetceuxquilesobserventsenouentaubesoindetorturantsdialogues.Le15février1739,leHarengCouronnésombreàl'entréeduportdeDunkerque;lesmatelotsagrippésaux«cordages,élevaientleursmainsaucieletimploraientlesecoursdeceuxqu'ilsvoyaientàterre»5.Lafréquenceduspectacledesgestespathétiquesengendrelafamiliaritéou,dumoins,avivelacuriositédupublicpources scènes tragiques. Le naufrage duBritannia, celui du Saint-Géran, survenule17août1744aulargedel'îleMaurice,nefontquecristalliserl'horreurd'uneexpériencevisuellequin'ariend'insolite.Oncomprenddèslorsquecettefiguredelacatastropheentrecommestéréotype

danslapaletteémotionnelledespeintres,desgraveursquidiffusentleursœuvresou bien encore des narrateurs, ravis demettre en valeur, à cette occasion, leurpropre héroïsme de voyageur6. Entre les arts plastiques et la littérature laréciprocitédesempruntsrendvaine,àcepropos,larecherchedesantécédences.En1777,lerécitdenaufragequiouvrelerécitduMakindeBaculardd'Arnaudsembleleplatcommentaired'uneœuvredeVernet;maisdouzeansplustard,lemême artiste peint La Mort de Virginie ; les gravures du tableau, largementdiffusées, contribueront durant plus d'un demi-siècle à entretenir le succès duroman deBernardin de Saint-Pierre. LeNaufragede Falconer, réédité plus devingt-quatrefoisenAngleterreavant1820,continued'inspirerlesartistesjusquevers1832.L'artpopulaireexprimeluiaussiplusvivementqueparlepassélepathétique

delamer.L'évocationdunaufragen'apparaîtpasavant1740danslaséried'ex-votosprovençauxreconstituéeparBernardCousin7;parlasuite,lethèmegranditdanslesrégionscôtières.Peuàpeu,letraitementdelacatastrophesemodifie.Lacomposition votive se concentre sur le navire en difficulté ; elle place lesspectateurs au cœur du drame. Sur ce type d'ex-voto, l'espace céleste s'effaceparticulièrementvite,tandisques'étendlasurfaceconsacréeàl'instantdudanger.Ajoutonsquelenaufrageconstituel'undesthèmesdelalittératuredecolportageetqu'ilnourrit,àproximitédesgrandsports,uneprolixetraditionorale.Lelecteurderécitsdevoyageoul'amateurdesSalonsneperçoitpasseulement

lerivagecommeunobservatoiredelasublimecolèredeséléments;ill'éprouveaussi comme une vaste scène, encadrée de promontoires, dont l'infini des eauxdessine la toile de fond.La contemplation des excès de la nature introduit à ladramaturgie des sentiments. Là peuvent se représenter aisément les gestes del'adieu,lesposturesdelanostalgie8,l'attentecollectiveduretourdesnavires9et,surtout,lesaffresdunaufrage.

L'étenduedecettescèneplateautoriselamultiplicitédesdrames,juxtaposésenune fallacieuse instantanéité.Ellepermetd'accoler la lutteet ladéploration.Lamontéedudésirdurivagedemeureraitincompréhensiblesansunbrefexamendesprocéduresetdesfonctionsdupathétiquequisejouesurceterritoiredisponibleàl'irruptionetaudéploiementdelacatastrophe.Biencomprendre la lectureeffectuéepar l'amateurdesLumières impliquerait

de mettre cette rhétorique en rapport avec un ample réseau de pratiques. Lesattitudesdupublicdethéâtre,lesuccèsdelacomédielarmoyante,l'accentuationde la pose, les procédures et la gestuelle de l'apitoiement face à une douleurdéclamatoire, paradoxalement accompagnée de retenue, doivent ici être pris encompte ;etplusencore lasignification, la fonctionet lapratiquehistoriquedeslarmes10. L'analyse d'un naufrage de Vernet ou de Loutherbourg impose de serappelerquecelles-cimanifestentalorslajoiecommeladouleur;quel'onignoreledimorphisme sexuelquivabientôtordonner lesmanièresdepleurer ;que lamanifestationduchagrinn'estpasencorestrictementcantonnéedansl'intimitédel'espaceprivé.L'histoiredel'apparenceausiècledesLumièresengendrelathéâtralitépropre

delarue,laspécificitédesfiguresetdesmodalitéssocialesdel'effusion;labienconnaître permet d'apprécier les représentations du drame avec l'œil duspectateur de ce siècle prompt à s'émouvoir ; de suivre et de comprendrel'évolutiondelarhétoriquedesposturesetdesgestesquis'exposentsurlascènelittorale.Nombreux,répétons-le,sontalorslesamateursdepeinturequin'ontjamaisvu

lamerouqui,dumoins,ignorentlespectacledesestempêtesetl'émotionqu'ellesauraient peut-être suscitée dans leur âme. Mais l'inexpérience visuelle de laréalité ne bloque pas la délectation. Diderot a vibré devant les naufrages deVernet bien avant son voyage en Hollande. La Méditerranée évoquée par lespeintres, l'océanIndiendePauletVirginie, lamernéo-classiquede« la JeuneTarentine » parlent à l'âme par la médiation du cœur. La représentation d'unenatureartialiséepeutmême,nousl'avonsvuàproposdeMarmontel,ébranlerplusfortementque le spectaclede la réalité sensible.Vernet, noteDiderot, réussit àémouvoirdesamateursquelespectacledelamerencolèreajusqu'alorslaissésfroids.L'emprisedescritiquess'accroîtenmêmetempsqueseconstituelepublicdes

Salons ; avec lesamateurséclairés ilsnouent,par-dessus la têtede l'artiste,unsavant dialogue qui raffine l'analyse des tactiques émotionnelles, démonte lavirtuositédusadismeingénudespeintresdemarine.Lerivageautoriselafacileconstructiondesdramesquiaffectentlespersonnages.Ceux-cin'ontplus,commechezleLorrain,àmimerunescènesymbolique,àhéroïserlepaysage;ilsnesont

paslà,commel'enjointGilpin,pourseulementanimerletableaupittoresque;ilsont à jouer un rôle, qui se plie à la taxinomie des emplois théâtraux. Sur letableau, le spectateur peut lire la terreur, la prière, l'effort, la fatigue, ledévouement, lemalheurd'individusqui luttent contre les excèsd'unenaturequis'efforce de les broyer. Il peut aussi analyser la subtilité des émotions qui sejouentautourdessurvivants,desblessés,descadavres. Ilpeutenfinarrêtersonregard sur le simple spectateur qui lui propose un modèle d'attitudes et desentiments.Leplussouvent,l'artiste,parcebiais,prônel'apitoiement,provoquelacontagiondeslarmes.L'œildel'amateurglisseviteduspectacledelacolèredesélémentsverslascènedelacatastrophe;ilgoûtelejeudel'identificationquis'accomplitenabîme.Lespectateurdu tableau, invitéenunpremier tempsà seconfondre à celui du naufrage, peut abolir la distance qui le sépare du drame,souffrir avec les victimes. Ainsi fonctionne une insidieuse propédeutique deslarmesdontl'efficacités'accroîtaveclepouvoird'illusiondel'artiste11.LafontdeSaint-Yennen'estpasseulàdécrirelesfrémissementsquiagitentle

publicdesconnaisseursàlavuedesnaufragesdeVernet.Dix-neufansplustard,le critique du Journal encyclopédique note : « On a surtout remarqué deuxnaufrages qui inspirent la terreur »12. En 1759,Diderot, fasciné par le pouvoird'illusiondontdisposelepeintre,croitentendrelescrisdeceuxquipérissent.Lefoisonnementdessollicitationsassurelaforcedelarhétoriquedutableau.

Lenaufragecôtierautorisedejouerdemultiplestaxinomiesdontlasaisieincitele spectateur à éprouver plus intensément sa propre destinée. Le thème se plieaisémentauxdécoupestemporellesqueressassealorslapeinture.Iltrouveainsisaplacedanslasériedes«quatrepartiesdujour»quel'onsedoitderegrouperdanslemêmelocal13.Souvent,c'estlemidiquiaccaparelepathétique;ilenestainsidanslabanalesériequecomposentuncalme,unnaufrage,unport,unbateausous la lune.Nous avons vu quels sont, selonValenciennes, lesmotifs de cettetactique stéréotypée. La catastrophe permet d'introduire le mouvement à cetteheure monotone et d'arracher au spectateur des « larmes involontaires ». Lenaufrage ne constitue à vrai dire qu'une solution parmi d'autres. Dans laperspective néo-classique qui est celle de Valenciennes, ce pourrait être,rappelons-le, l'incendied'unvillage, lessouffrancesdela jeunefillepiquéeparunserpent,cellesdel'enfantqu'unchienamorduoubienencorel'attenteanxieuseduvaisseaudémembrépar lacanonnade ;autantdecatastrophesassortiesde lapeinturedes«diverssentimentsdesspectateurs;ladouleur,lapitié,lacrainte,lacuriosité,l'insouciancemême»14.Lamultiplicité des scènes du drame permet au spectateur de récapituler les

figures du malheur. Il peut parcourir du regard la série des âges de la vie,moduléeselonlesexeetgoûterl'illustrationdeleursqualitésrespectives.Tandis

quel'individualismes'approfonditauseinducorpssocial,lapeinturedemarinescommelerécitdelacatastrophes'accordentaubesoingrandissantderessasserlacourbedel'existence15.La représentation du naufrage fournit aussi l'occasion d'énumérer et d'exalter

toutàlafoislessentimentshumains.L'amourmaternel,conjugal,filialainsiquel'amicalitétrouventàsedireiciavecuneparticulièreemphase.Letableau,pourqui s'attarde à l'analyser, se mue en hymne à la famille. D'une manière plusgénérale,ilexaltelelien; il invitedumêmecoupl'âmesensibleàs'associeràcette ostentatoire dramaturgie du malheur, qui gomme l'animalité, la férocité,l'égoïsmeetsecontented'exposerlaforcedesattachements.L'artiste peut ici aisément proposer en exemple au spectateur une série de

posturesetdegestesassortisde l'indicationdessentimentsqu'ilsexpriment.Enfonction d'un catalogue des émotions reconnu de tous les amateurs, il distribuedans l'espace le répertoire des rôles. La peinture de naufrage côtier, comme lespectacle théâtral, met en scène les convictions scientifiques dominantes enmatière de psychologie. Les figures de la terreur, du tourment et de lareconnaissance, exacerbées par la soudaineté de la catastrophe, procurent auspectateur les sublimes plaisirs des périls fallacieux définis par Burke. Lacontemplationdurivagepathétiqueassouvitainsilapassiondelaconservationdesoi;chacunytrouveàboncomptelasatisfactiondesapulsiondemort.Lapeinturedurivageneproposepasencoreouvertementdescèneérotique;ce

seral'affairedesartistesdelavillégiatureetdelaplagehumanisée.Toutefois,lasollicitationtrouvedéjààseglisserinsidieusementdanslascènedenaufrage.Ladénudationpar lamerse faitprétexte.Elleautorise l'artisteàexposer lanuditépartielle,celledupied,delacheville,voiredelajambe.Ellepermetl'allusioninsistanteàlapudeurmenacée.C'estlerefusdel'étreintenaïvedusauveteurquicauselamortdeVirginie.Lesvêtementsmouillésetplaquéssurlecorpsrévèlentlabeautéet la sensualitédes formes, sollicitent ledésir sadique ; lanaufragée,complaisamment abandonnée entre les bras de l'époux ou de l'amant, semblemimer la scène de l'extase. La pudeur fatale de Virginie désigne au lecteur lasensuelle homologie que suggère d'autre part l'engloutissement du corps de lafiancée,àlaveilledesesnoces,oubienencoresadéchiruresurlerocacéré.Lajouissance que procure le spectacle de l'immolation féminine culmine dansl'évocation troublede lapâleurverdâtreducadavre.Labeautéde lamort sansépanchement de sang, surtout lorsque la scène funèbre baigne dans la clartélunaire, s'accorde aux fantasmes inavouables qui feront rêver les pensionnairesromantiquesdevantl'Enterrementd'Atala.Baculard d'Arnaud ne s'encombre pas des habituelles précautions.

L'évanouissement de la fiancée de Makin, enfermée avec son amant dans une

étroite barque, la dérivation lente, le naufrage, le franchissement d'une caverneobscure dessinent un parcours initiatique. Celui-ci prélude à la métamorphose,préparel'édéniquerobinsonnadeducouple,faitedepassionetdeplaisirsinouïs,quepimentel'incesteprévisibledesdescendants.Unsecondnaufragevientclorelerécit,quiramèneleprêtre,renoueleliensocial,rétablitlanormeconjugaleetfamiliale,dontlarupturen'avaitcessédetourmenterlafemmesensible,acculéeàlafauteparlacolèredeséléments.En1812,L'HeureuxnaufrageoulecridelanaturedeMadameMénagesuggèrel'érotismeinduitparlacatastrophemaritimequi, successivement, expose l'épouse esseulée aux affres de la séduction etautoriselaréunionanticipéeducoupleconjugal.Lelienquisenoueentrel'évocationtragiquedurivageetl'histoiredesformes

oniriquesmériterait d'être analysé. Le récit de naufrage propose unmodèle decauchemarqui,dès leXVIIIe siècle, s'ouvre sur lesprofondeursd'un inconscientassimilé à la rumeurdesviscères.Le contequeDiderot déroule longuement enguise de critique du Salon de 1767 comporte un récit de naufrage en forme decauchemarquitémoignedela«veilledesintestins»etfaitcoulerleslarmesdunarrateur16.En1769commeen1771,l'évocationdesfrémissements17provoquéspar les marines de Loutherbourg fournit à Diderot l'occasion de souligner ànouveaulachargeoniriquedecettedramatiquepeinture.Un quart de siècle plus tard, Valenciennes expose avec ingénuité, dans le

manuel qu'il destine aux jeunes artistes, le sadisme de telles tactiquesémotionnelles. A ses yeux, la proximité du rivage désamorce le pathétique dunaufrage ; elle affaiblit la cruauté de la scène. Les phares allumés, les pilotescôtiersdansleurschaloupesatténuentl'émotion:onsent,regrettel'auteur,quelesnaufragés vont être sauvés ; tandis qu'en pleine mer, le spectateur saitl'engloutissement assuré ; il mesure l'inanité de la lutte ; il éprouve mieux lajustificationdelaterreurdevantl'inéluctable.«Lespectateurles(naufragés)voitdanscettepositioncruelle;illessuitdel'œil;soncœurs'attendritetsenavre:les larmes luiviennentauxyeux ; lapeinequ'iléprouvene lui laissepasmêmeconcevoir l'espérance que ces malheureux pourront aborder un rivage d'où laProvidencesembleraleurtendrelamainpourlesretirerdel'abymeetsauverdesjours qui peuvent être précieux à leurs enfants et utiles à la patrie »18.Valenciennes,quiveutoublierquelamajoritédesnaufragessedéroulentprèsdescôtes et qui néglige l'émotion que procure l'identification au spectateur de lacatastrophe, trace ici les limitesdupathétiquedes rivages enmême tempsqu'ilintroduitauxjouissancesdeladérivationimaginaire.

B–Lesangdelamer.

LorsqueValenciennes rédigeson traité, lacruautéde l'évocations'estaccrue.Unmouvement s'est opéré qui pousse les peintres demarines à privilégier lesaffresdelabataillenavaleauxdépensdelathéâtraledéplorationdesmalheursdunaufrage. Les modalités comme les fonctions du pathétique s'en trouventmodifiées. Une fois encore, l'histoire maritime éclaire le basculement desreprésentations.Entre le début de la guerre de sept ans (1756) et le combat deTrafalgar (1805), la lutte sur mer connaît peu de répits (1763-1778 et 1783-1792).Durantcettepériode,elletendàsefragmenter.Lemassifaffrontementdepuissantes escadres, caractéristique des conflits du XVIIe siècle, subsiste ; entémoignent par exemple la journée des Saintes ou celle d'Ouessant ; mais lesprogrès de l'artillerie qui gênent l'abordage, la mobilité accrue qui rend plusdifficile la destruction de la flotte ennemie, entraînent la multiplication descombatsàdeuxbâtiments19.Cesduelspermettentàl'artistedemieuxdétaillerlasouffrance. Surtout, les batailles évoquées par les peintres de marines, serapprochentdelacôte,hérisséederécifs;ellesautorisentbientôtlesspécialistesàlescompliquerdescènesdenaufrage.Dès lors, la représentation du combat accentue l'horreur. Le retrait de la

réserve dont faisaient naguère preuve les artistes, attentifs à l'emphase desattitudesetàlamiseenscènedeladéploration,laisselibrecoursàlapeinturedelasouffrancedescorps.Leseffrayantes lumièresde l'incendie révèlent les flotsde sang libéréspar leboulet, laballe, le sabre, l'explosion.C'estunemerdéjàrougie qui s'apprête à engloutir les victimes déchiquetées. On n'a passuffisammentsoulignélecaractèreinsoutenabledecettepeinturequiabandonnelathéâtralité déclamatoire de la scène de naufrage pourmiser sur l'horreur de laférocitéhumaine.Dans lemême temps, nombre de rivages se transforment en remparts de fer

pourseprotégerdelamenacedel'invasion.LelongdescôtesseptentrionalesdelaBretagne,depuisl'irruptiondesAnglaisetlabatailledeSaint-Cast(1758),et,plusnettementencore,lelongdesrivagesbritanniquesen1804,faceaucampdeBoulogne, semultiplient les redoutes, se gonflent les garnisons20 ; le caractèretragiquede lacôte se trouve renforcépar les terriblespontons21 sur lesquels, àquelquesencabluresdesplusbrillantesstationsbalnéaires,pourrissentlentementlescorpsdesprisonniers.Lastratégiedelaguerrenavalequiviseàréduireleseffectifs de l'adversaire par la captivité, accroît alors la mortalité des marins,confèreaurivageunnouveaurelentmortifère22.Cependant,auseindelanoblessefrançaise acculée à l'émigration, semultiplient les expériences de l'océan.Des

catégoriesquiignoraientcetypedepérilssetrouventbrutalementconfrontéesauxcorsaires,auxtempêtes,auxincendiesenpleinemer23.On comprend que cette ascension de l'expérience collective du tragique de

l'océanstimulelesartistes,ordonnelegoûtdesspectateurs.Apartirde1781,lafoule londonienne se presse aux mirages de l' Eidophusikon de Loutherbourg.Parmi les scènes qui lui sont proposées figurent en bonne place la tempête, lenaufrageet labataillenavale.Lescatastrophesconstituentaussi l'undes thèmesprivilégiés des « panoramas » qui se créent à partir de 178724,Entre1792et1815,laguerrenavalehantel'espritdesBritanniques.Lapeinturedebataille jouitalorschezeuxd'unevogue inouïe ; elle ressasse les succèsdeJervis, de Hood, de Rodney et, plus encore, ceux de Nelson. Elle concourt àl'exaltationdusentimentnationalqui,plusquejamais,sefondesurlamaîtrisedesmers.Lesvictoiresnavalessontcommémoréesparlaporcelaineetparlapoterie.Les peintres de bataille reçoivent commandes et récompenses officielles.Loutherbourgaccordeson talentà lasensibiliténouvellequ'il stimuleenretour.La«glorieusejournéedu1erjuin(1795)»,labatailledeCamperdown(1799)luifournissent l'occasion de peindre, avec une précision nouvelle, les souffrancesdessoldatsetd'associer,enunesurenchèredel'horreur,lacolèredesélémentsàla férocité des hommes.LaFrance, elle aussi, possède ses techniciens :Louis-Nicolas Van Blarenberghe, protégé de Choiseul, les frères Pierre et NicolasOzanne,quisaventretracerlescombatsaveclaplusscrupuleuseexactitudeetquiconcourentàcodifierlesmatériauxdecepathétiqueenformedecauchemar.Volutes de fumée, bouches à feu qui crachent leurs boulets, gerbes liquides

suscitées par le choc des projectiles, explosions gigantesques qui embrasentl'espacequ'elleséclaboussentdeleursdébris, lueursd'incendiesinfernaux,flotsdéchaînéssousuncielzébréd'éclairs,entrentdans lacompositionsystématiquedel'horreur,parfoisaccentuéeparlalumièreblafardedelalune25.Lapeinturedebataille navale, qui ne craint plus de représenter la chair saignante et déjàpourrissante,prépareladélectationquelesromantiqueséprouverontàdéroulerlagamme des supplices. Bien que son théâtre soit souvent la pleine mer, elleaccentuelecaractèretragiquedesrivages.

C–Lenaufragedessables.Lagénérationromantiqueestobsédéepar lenaufrage26,Celui-ci se situeà la

confluence des cauchemars du temps. Après le rétablissement de la paix, lenombre des accidents ne fléchit pas. Chaque année quelque cinqmilleAnglaispérissentenmer.Biendesfamillesontainsivudisparaîtreunêtrecheretlaliste

est longue des catastrophes qui hantent les esprits : le Saint Géran et leBritannia,biensûr,maisaussiL'Aurora(1769)àbordduquelpéritFalconer,leNancyPacket (1784), leHalsewell (1786), leLadyHobart, leDutton (1796),qui vient s'échouer sur les rochers près de Plymouth, le Abergavenny (1805),sombré au large deWeymouth malgré les efforts de son capitaine, le frère deWordsworth,laPeggy,leMinotaure,quicouledanslanuitdu22décembre1810,entraînant la mort de cinq cent soixante-dix passagers sur un total de six centquatre-vingts et dont le sinistre a inspiré Turner, la Méduse, le Forfarshire(1838), dont une partie des passagers fut sauvée grâce à l'héroïsme de GraceDarling27.La faveur que connaît le récit de naufrage se trouve confortée par la vogue

tardive du roman noir. Les terrifiantes catastrophes nocturnes décrites parMaturin28 en témoignent, ainsi que la mer frénétique de Han d'Islande, dontl'auteur,ilestvrai,ignoreencorelespectacledesvagues.Entre 1815 et 1840 donc, le récit de naufrage est à lamode. Tandis que les

historiens anglais s'efforcent de populariser et de célébrer les hauts faits de laRoyalNavy29, lesnombreuses rééditionsduNaufrageetdePauletVirginie, lapublication de plusieurs contes deCrabbe, celle deTheCastaway deWilliamCowper,en1799,celleenfinduNaufragedeSarahBurney,éditéen1816à lafoisàParisetàLondres,prolongentl'influencedelalittératuredecatastrophedusiècledesLumières.Apartirde1829enrevanches'imposelanovation;c'estalorsquecommence

desedéployerleromanmaritimedontMoniqueBrosseaminutieusementretracéle cheminement, de Fenimore Cooper à Eugène Sue et Melville. Ce genrelittéraire rénove l'évocation des périls et des batailles de la mer. Jamais, enFrance, celle-ci n'avait tant sollicité l'imaginationqu'audébutdes années1830.Une«infra-littérature»quipuiselargementdanslesrelationsdevoyageduXVIIIesiècleoudansl'HistoiredesnaufragespubliéeparDeperthesen1781,ressassele récit des catastrophes, s'arrête avec prédilection sur celles qui se sontdérouléesprèsdes côtes30.On commenced'établir une statistique officielle desnaufrages.En1832,AudouinetMilne-Edwardsendressentunpremierbilan;ilsdistribuent selon le lieu, l'année, le mois mille cinq cent huit sinistres récentssurvenus en douze ans31. Les revues spécialisées : leShipwreckedMariner, leNauticalMagazine(depuis1816),leNavigateur,JournaldesNaufrages(1829)oulaFrancemaritimeabreuvent leurs lecteursderécitsd'unegrandeprécisiontechnique, souvent assortie de la liste nominative des victimes. Entre 1835 et1841, La Société Générale des naufrages publie son journal. Pour la seuleannée1829,surlescenttreizearticlesqueproposeLeNavigateur,vingt-septsontconsacrésaurécitdecescatastrophes32.

Lapeinturedebataillenavaleconservesesamateurstandisqueserenouvellentlesmodalitésdel'évocationdunaufrage.EnAngleterre,uneclientèled'armateurs,d'officiers enrichis au combat, demarins de tout poil, dont nombre de retraitéscommissionnentlesartistes33.ThomasLuny,ThomasWhitcombe34etbiend'autrespeintresdemoindretalentcontinuentd'exalterleshautsfaitsdelaNavy,mettenten scène les horreurs de la mer ; Turner s'efforce de réunir sur ses marinesamplement diffusées par la gravure, la colère des éléments et la rage descombattants35.EnFranceaussi,lespeintresselivrentàunesurenchèredramatiqueet s'efforcent d'accentuer encore les manifestations de la violence navale. LeBrestoisGilbert, Jean-AntoineGudin rapidement célèbrepour l'outrancede sesnaufrages, puis le lithographe Ferdinand Perrot savent répondre à la demanded'uneclientèleavideduspectaclede lasouffranceetde l'horreur.Danscepaysl'attention se focalise sur les dangers de la côte bretonne. Sous l'impulsion desartistes, la pointe Saint-Mathieu devient ainsi le lieu géométrique de lacatastrophemaritime ; elle tend à symboliser la nouvelle vision tragique de lacôtequeMichelet,en1833,contribueàpopulariser36.L'art votif partage ce goût pour la peinture du sinistre ; le long de tous les

rivages de laMéditerranée occidentale, les ex-votos de naufrage prolifèrent37 ;œuvre de peintres spécialisés qui, tels les Roux deMarseille, n'hésitent pas àsignerleurscompositions,ilsacquièrentuneprécisionnouvelle.Ladate,l'heure,lescirconstancesdelapertedunavire,lapositiondubâtiment,sonnom,celuiducapitaine et parfois celui de l'armateur sont indiqués sur cespetits tableaux, enforme de chronique, qui évoquent les tragiques récits dont ils semblentl'illustration. Cette diffusion sociale du goût pour les horreurs de la meraccompagnelafascinationgrandissanteexercéesurlepublicpartouteslesformesdecatastrophes;cedonttémoignentlevifsuccèsdes«canards»etlegonflementdelarubriquedesaccidentsdanslapresselocale.Le naufrage se hisse désormais sans pudeur au statut de spectacle. On le

désignecommel'undesattraitstouristiquesd'unecôte.Ilcessed'êtrelemonopoledu voyageur désireux de prendre la pose altière du héros. Le touriste, voire lesimple baigneur friand du déchaînement de la tempête, peut espérer se repaîtredeseffortsdel'équipagedunavireenperdition38.«C'estunspectaclecurieuxetsaisissant»,affirmeEmileSouvestreen1833,«queceluid'unnaufragedenuitdansnosbaies»39.Lacontemplationdu sinistreparticipeduvoyeurismequi sedéploie ouvertement dans les stationsbalnéaires ; elle s'intègre à la chaînedesdistractionsautoriséespar laconstructiondesmarinas,desdiguesetdesjetées-promenades. En bref, l'équipement touristique démultiplie et vulgarise uneexpérience naguère réservée aux populations littorales. En 1836, conscient decettebanalisation,FélixPyatraconteavechumourcomment,envisiteàOstende,

ilasuiviàlalorgnette,encompagniedesconsommateursdel'estaminetinstallésur la digue, les péripéties d'une probable catastrophe40. Le docteur Hartwigévoque le plaisir que les baigneurs de cette station prennent, en 1845, àcontemplerdeuxnaufragessurvenussurlaplagetandisquel'ondansaitauCerclede l'établissement de bains.Toute la foule, précise l'auteur, a suivi « ce drameémouvant»,écoutélescrisdedétresse41.Pour le chroniqueur ou le publiciste, la perte d'un bâtiment est devenue

l'occasiond'unsimplereportage.Ladouleurdupauvremarinapitoie;onn'hésiteplusàsolliciterlesconfidencesdesrescapés,àinterrogerlafamilledupiloteoudupêcheurmalheureux42.Le naufrage, dont l'expérience et le récit se banalisent, n'est plus la seule

tragédieàsolliciterl'imaginationdulecteuroudel'amateuravidedecatastrophemaritime.Lepathétiquedes rivages se complique, éperonnépar la demandedefrémissementsnouveaux.Ledestinde laMéduse et l'expérience tragiquevécuepar les occupants du radeau ont profondément marqué les esprits ; le drames'accorde à la sensibilité romantique ; le récit semue en saga de l'horreur. Lenaufrage n'est ici que le prélude à la dérivation qui autorise la récapitulationsadiquedessupplices.Surleradeaucommeàl'intérieurdelachaloupe,nouveauxrefuges de l'indicible, la terreur suscitée par la menace de la noyade, par lamâchoiredesrequinssedoublevitedesaffresdelafaim,dulentglissementverslecannibalisme43.Ledoublementdelamenacededévorationquis'ajouteàcellede l'engloutissement sollicite, dans la France de la Restauration, la crainte duréveildel'animalité,quel'onsaitdésormaistapieautréfondsdel'êtredepuisquele régicide, lesmassacres de la Terreur et des crimes abominables sont venusrévélersaprésenceinsistante.Onpeutaussipenserquel'abaissementduseuildetoléranceàl'égarddelatortureetdetouteformeprovoquéedelasouffranceducorps,rendpluspalpitantel'évocationdusuppliceimposéparlanature.L'événement accompagne, stimule le cheminement de l'imaginaire ; l'écho

retentissantdel'aventuredeLaMédusesefondesurl'accordquis'instaureentrele déroulement de cette tragédie et le nouveau protocole de l'horreur. LadérivationdesamantsdeMakinprécèdelesinistredubâtimentaulargedescôtesduSénégal,maiscelui-ciinspireleDonJuandeByron,dontonsaitl'influence,répercutéeparletableaudeDelacroix,LaBarquedeDonJuan.Mais,pournotrepropos,l'essentielestailleurs.Danslemêmetempseneffet,

lagrève, théâtresurlequelsejouait ladéplorationimpuissante,devientaussi lecentre de l'horreur.Cen'est plus dès lors la navigation, voire la dérivationquicréentledrame,maisbienl'estranlui-même.Satopographieincertaineetconfusefacilite le rapt du baigneur par la lame de fond, autorise la marée montante àsurprendre sa victime. Le tragique résulte ici de la trahison de la terre qui se

dérobe.Laperceptiondecetteviscositégrandit,tandisques'affaisselacroyancedans le dessin immuable des bornes de la mer et que se propage la nouvelleéchelle des temps, proposée par les géologues actualistes. Le sable, enpermanencetravailléparl'eausouterrainequiignorelerepos,devenumenteurparsonincessantcommerceavecl'élémentrusé44,acquiertuneconsistanceenaccordavecl'incertitudenouvelledesvaleursetdel'ordresocial.Ainsi se dessine, puis se précise peu à peu, le protocole d'un naufrage des

sables,souventprovoquéparlaprogressionaveugledu«suairedebrume45»quiaccompagne la marée. Ce n'est plus la navigation mais le parcours de l'estranmenaçantetmobilequiconstituel'aventurechargéedesymboles.Ce transfert du théâtre de la tragédie exigeait du lecteur une familiarité

nouvelle.Pourêtreentendu,lerécitdel'enlisementimpliquaituneexpériencedelaconsistancedusabledel'estran,desoncaractèretrompeur,duva-et-vientdeseauxqui leparcourent.Cetteévocationeutétémalcomprisedupublic françaisdesSalonsduXVIIIesiècle,familiersd'unpathétiquepicturalinspirédesbordsdelaMéditerranée.Ignorantledoucereuxcontactdusablemouillésouslaplantedupiednu,iln'auraitpusaisirtoutel'horreurdusablemouvant46.La nouvelle image tragique accompagne les modalités neuves du cauchemar

littéraire qui abandonne les antiques figures des supplices infernaux ; elles'accordeàlaprégnancedesliquiditésoniriques47.Êtrepoursuiviparlamer,lespiedsrivésausol;éprouverlaterreurquesuscitelaconvictiond'êtrerattrapéparlemonstre,pressentirqu'unréseaudecanaux48,pareilsàdesreptiles,coupetoutepossibilitéderetraiteconstituentautantd'impressionsdecauchemar.La scène nouvelle avive l'angoisse engendrée par l'effacement de la trace.

L'enlisement, mieux encore que la noyade49 ou que la crémation, évoque laradicale disparition. Il contredit l'ascendant désir de la tombe individuelle quiassure la permanence du souvenir et autorise le culte familial des morts.Habasquetremblequandilévoqueles terriblesbrigandsdesgrèvesdésertesdunordde laBretagnequienfouissent leursmalheureusesvictimesdans lessablesdelamereteffacentainsitotalementlestracesdeleurforfait50.Chezlesfrancs-maçons, être enterré sous la surfacede l'estran constitueun châtiment ; c'est unsortquel'onréserveenpenséeaufrèrequiatrahi51.L'enlisementducouplecommel'engloutissementdesamants52s'harmonisenten

outreauxfiguresdel'amourromantique,quelamortnesauraitabolir;l'imagedela digestion par le sable, mieux encore que celle de l'absorption par les eauxcombleledésirdelarégression;tandisqueladévorationdelajeunefilleoudela fiancée satisfait d'une manière nouvelle le vieux rêve sadique. La succion,l'aspiration par la tangue, les lises, les sablesmouvants comme l'irrésistible et

cruellemontéedes flotsautorisentderessasser le fantasmede l'engloutissementinéluctabledel'êtrebon.Lascènedel'enlisement tente lesromanciers.Quandlenarrateurdécouvrela

dépouilledeVirginie, celle-ci« était àmoitié couvertede sable»53. Quarante-quatreansplustard,NodierévoqueavecforcedanslaFéeauxmiettesleslisesde la baie du Mont-Saint-Michel. La page que Victor Hugo consacrera àl'enlisement, à l'effacement de l'être demeure l'une des plus connues desMisérables.IlsembletoutefoisquecesoitL'AntiquairedeWalterScottet,plusprécisément, le sauvetage de Sir ArthurWardour et de sa fille, surpris par lamaréeencompagnied'unvieuxmendiant,quiontservidemodèleauxauteursdemoindretalent.Lethèmehantel'abondantelittératuredesgrèvesquicontribueausuccèsdes revuesmaritimes.Lesgrandesmarées, lesbancsdesableparcouruspar le galop des eaux d'unemer « froide et vicieuse »54 concourent au succèstouristique du Mont-Saint-Michel. Fulgence Girard conte le tragique destin de«l'enfantdesgrèves»,belle jeunefilledévoréepar lamarée,unjourde1816,pourn'avoirpasvoulucéderauxavancesd'unmalfrat55.Leplussouvent,lerécitprétendàl'authenticité,sansqu'ilsoitfaciledelavérifier.LeprésidentHabasquerapporte un accident survenu en 1828 : « On dansait en rond sur cette grèvetrompeuse (entrePloulech etLannion).Tout à coup, le solmobile qu'on foulaitdisparaît sous les pieds d'une jeune demoiselle. Un capitaine de la marinemarchande à qui elle était fiancée, se précipite et la sauve, mais il meurt lui-même, victime de son dévouement » ; « un aspirant au notariat périt égalementdanscettecirconstance56».Le passage du Goa, utilisé aux basses eaux pour se rendre dans l'île de

Noirmoutier, permet de faire jouer dans l'esprit du lecteur une gamme étendued'émotions.RougetdeKerguens'yemploiequiraconteuneexcursionaccomplieencompagniedequelquesamis.Un«guidedessables»s'offreàramenerlepetitgroupesur lecontinent.Ami-chemin, lecicérones'égare ; telun Indien, il«sejetaàplatventre,collasonoreillesurlesable,puisilserelevafroidement:“lamarée,garçons,lamaréemonte!Enavant!Entendez-vous?Enavant!”«Lesableremuaitdéjà,latanguesebalançaitdéjàsousnospasalourdis.Une

profonde terreur s'était emparée de nous.Nous entendions lamer quimugissaitdans les lises : elle était peut-être àune lieuededistance, et nous àunedemi-heure de la mort [...] Je voyais l'Océan ouvrir sa gueule immense pour nousdévorer57.»Lanuittombe.Leguide,désespéré,s'agenouilleetprieàhautevoix,au centre du cercle formé par les jeunes gens. Par bonheur, les naufragésréussissent à sehisser sur unebalise ; le lendemain, un«bateaude sardines»viendralesrecueillir.Uncompagnonattardéapéri,enlisé.Tragiquedénouementpour le voyage d'un Perrichon des grèves. Les histoires de forêts et de villes

ensablées,lespectacledevillagesencoursdedévoration,tellebourgdeSaint-Michel évoqué par le président Habasque, bien avant le Bonneville de Zola58,ancrentplusprofondémentencoredansl'imaginairelascènedel'enlisement.La peinture cependant sollicite les mêmes émotions. Au Salon de 1837, un

peintreobscurexposeUnefamilleoccupéeàlapêche,ladomestiques'estlaissésurprendre par lamarée et, deux ans plus tard, l'amateur peut contempler desPaysansBas-Bretonssurprisparlamaréemontante59.L'attraitdesvastesgrèvesiriséessusciteunepratiquetouristique,ordonnéepar

le«guidedessables».En1775déjà,WilliamWraxallavaitutilisélesservicesd'unspécialistepourfranchirlabaieduMont-Saint-Miche160.Aumilieudusièclesuivant, toutunréseaudecicéroness'offreaux touristesdésireuxde tenter,sansgrandrisque,latraverséedesbancsdesable61.La découverte de la dangereuse beauté des grèves renouvelle le plaisir que

l'individu prend au simulacre de sa propre destruction. L'enlisement dessine leprotocole d'un nouveau cauchemar, facilement désamorcé par la modicité durisque. Une lecture inédite et tragique de l'estran enrichit à bon compte lesmodalitésdudésirdurivage.

1Cf.sur lamétaphoredunavirede l'État,S.Pressouyre,«L'emblêmeduNaufrageà lagalerieFrançoisIer»,inL'artdeFontainebleau,Paris,1975.2LaFontdeSaint-Yenne,Réflexionssurquelquescausesdel'étatprésentdelapeintureenFrance,

avec un examen des principaux ouvrages exposés au Louvre, le mois d'août 1746, La Haye, 1748,pp.100sq.3AlainCabantous,Lameretleshommes...,op.cit.,p.148.4Johann-WolfgangvonGoethe,op.cit.,pp.318sq.5AlainCabantous,Lameretleshommes...,op.cit.,p.148.6RévélateuràceproposlerécitdevoyagecitédeRolanddelaPlatière.7BernardCousin,Lemiracle et le quotidien. Les ex-voto provençaux, images d'une société, Aix-en-

Provence,sociétés,mentalités,cultures,1983,pp.90-102,131-135,253-254,282-284.8Dont,répétons-leici,FénelonuselargementdanssonTélémaque.9 Bel exemple dans le voyage cité deCambry (1795), op. cit., pp. 110-111. « C'est sur la pointe Saint-

Mathieuquelesamis,lesmères,lesamantestendentlesbras,présententleursenfants,fondentenlarmesaudépartdesvaisseaux[...]C'est làqu'onlesattend,qu'on lessalue[...],on lessuitdurivage[...] impatience,cris d'allégresse, mouchoirs agités dans les airs, marche précipitée, inquiétude, battements de cœur,convulsions ; toutgenredesentiment,d'émotions,d'amour,d'amitié,de frayeur, toutmouvementque lecœurdétermine,semanifestesurcerocheraride.»10Cf.AnneVincent-Buffault,HistoiredesLarmes,Marseille,Rivages,1986et,encequiconcernesurtout

lesiècleprécédent,SheilaPageBayne,TearsandWeeping,AnAspectofEmotionalClimateReflectedinSeventeenthCenturyFrenchLiterature,Tübingen,Narr,1981.11 C'est parce qu'on lui reconnaît le pouvoir de créer la réalité tout en la réformant que Joseph Vernet

bouleverse les amateurs avec une particulière intensité, cf. Else-Marie Bukdahl, Diderot critique d'art,Copenhague,RosenkildeerBugger,1980,t.II,p.262.12CitéparE.M.Bukdahl,op.cit.,t.II,p.250.13Cf.lesindicationsdeValenciennes,supra,p.178.

14P.H.Valenciennes,Élémentsdeperspective...,op.cit.,p.437.15Vastemouvement dontPhilippeAriès, lorsqu'il détecte l'ascension de l'attention portée à l'enfance, ne

soulignequ'undesaspects.16 Denis Diderot, Salons inŒuvres complètes, Paris, Le Club du livre, 1970, t. VII, p. 180. « Salon

de1767».IntéressanteintroductiondeDanielArasse.17Atitred'exemple,àproposd'unemarinedeLoutherbourg(op.cit.,t.VIII,pp.440et441)«Ah!mon

ami,quelletempête![...]aumilieudeceseauxagitées,onvoyaitlesdeuxpiedsd'unmalheureuxquisenoyaitattachéauxdébrisduvaisseau,etl'onfrémissait;ailleurslecadavreflottantd'unefemmeenveloppéedanssadraperie, et l'on frémissait ; dans un autre endroit, un homme qui luttait contre les vagues qui l'emportaientcontrelesrochers,etl'onfrémissait...»18P.H.Valenciennes,Élémentsdeperspective...,op.cit.,p.491.19Cf.AlainCabantous,Lameretleshommes...,op.cit.,p.152.Lespluscélèbresdecesduelssontles

suivants : le17 juin1778, le combatde la frégate laBellePoule contre l'Aréthuse.Le11 septembre1778,celuidelaJunoncontreleFoxaularged'Ouessant.En1779,prèsdecetteîle,lecombatdelaSurveillanteetduQuébec.Le13prairialan II, lecombatet lenaufrage,au largedeBrest,duVengeurdupeuple (cf.DeniseDelouche,thèsecitée,t.I,p.103).20 Les formes de sociabilité elles-mêmes se trouvent modifiées par cette évolution qui draine vers les

régionscôtièresdelaMancheunefouledejeunesofficiersàmarier;partisd'autantplusappréciésqu'ilsontdebonneschancesd'êtreenrichisparlaprisedebateauxadverses,cf.lesromansdeJaneAusten,OrgueiletpréjugésouPersuasion.21DePlymouth,dePortsmouthmaisaussideRochefort.22Que triturent à l'envi lesprisonniersaprès leur libération ; cf. à titred'exemple,M.deLezeverne,Les

Plaisirsd'unprisonnierenÉcosse,Paris,1818,pp.14-15.L'auteurévoque lebagnemarindePortsmouth.René-MartinPillet,VAngleterrevueàLondresetdanssesprovinces,Paris,1815,pp.372sq.,évoquelessouffrancesduvaisseau-pontonen radedeChatham,en1813.LouisGarneraya,plusencore,popularisécethème.23Lessouvenirsd'émigrationdeMadamelamarquisedeLagedeVolude,1792-1794,Evreux,1869,

traduisentbienlesaffresdepassagersmenacésparlatempête,parl'incendieetparlescorsaires.24 Geneviève Levallet-Hang, « Philippe-Jacques Loutherbourg, 1740-1813. » Archives alsaciennes

d'histoiredel'art,15eannée,1936,pp.124et129.Lesvaguesde11Eidophusikonexigeaientuntravailtrèsminutieux.Ellesétaientd'abordmodeléesen terre,puisdécoupéesdansunbois tendre.Ensuite elles étaientpeinteset fortementverniesafindebriller.Chacuned'ellesétaitmanœuvréeparunaxe indépendant, cequipermettait de donner aux mouvements d'ensemble l'aspect d'une mer en furie. Peu après 1787, l'ÉcossaisRobert Barker, créateur du premier « panorama », présentera à Londres une vue de la flotte anglaise àPortsmouth ; un peu plus tard,La Bataille navale du 1er juin 1795, Les Bains de Brighthelmstone, LaBataillenavaled'AboukiretsurtoutUnetempêteenmeraveclaperteduHalsewell(1786).25Cf.beauxdéveloppementsdanslathèsecitéedeDeniseDelouche,t.I,pp.117-118.26A ce propos,MoniqueBrosse, «Littératuremarginale ; les histoires des naufrages »,Romantisme, 4,

1972etT.S.R.Boase,art.cité,pp.332-346.27Parlasuite,cettemodedéclineenmêmetempsquelegoûtdel'horreur.Lescôtesontétéaménagées,

l'océanographieprogresseàpasdegéant,lesvapeursquiassurentlescourtestraverséesfontcourirmoinsdedangersquelesvoiliers.28NotammentdansMelmothoul'Hommeerrant(MelmoththeWanderer,1820),roman«horrifiant»,cf.

inRomansterrifiants,op.cit.,pp.662-665.DansleFrankensteindeMaryShelleylesscènesdeplagesontelles aussi horrifiantes. Cf. l'épisode de l'île des Orcades (édition de 1979, Paris, Garnier-Flammarion,pp.249sq).29Cf.WilliamJames,TheNavalHistoryofGreat-Britainfrom1793,to1820.London,Baldwin,1822-

1824.30Cf.MoniqueBrosse,ainsiquepourcequisuit,thèsecitée,t.I,pp.339-376.31AudouinetMilne-Edwards,op.cit.,chap.VI,«Recherchessurlesnaufrages».32LeNavigateur.JournaldesNaufrages...,1829.L'équipederédactionditposséderdescorrespondants

dans les ports. Les autres rubriques sont consacrées à la piraterie, aux « tableaux nautiques », aux

«phénomènes»(mirageenmer,feudeSaint-Elme...),aucodepénalmaritime,àlanavigationàvapeuretauxvoyages.33DavidCordingly,op.cit.,pp.96-113.34ThomasLuny(1759-1837),ancienmarininfirmeretirédansleDevonen1810,sefaisaitporterchaque

jourfaceàlamer;saclientèleétaitconstituéed'officiersdemarine.ThomasWhitcombe(1752-1827)aexposénonmoinsdecinquante-sixmarinesàlaRoyalAcademy.35Sapluscélèbremarine,LeNaufrage,bateaudepêcheurstentantdesauverl'équipage(1805),aété

largementdiffusée.RappelonsqueTurnerapeint(aumoins)deuxbataillesdeTrafalgar.36JulesMichelet,TableaudelaFrance,Paris,lesBellesLettres,1949,pp.24-28,àproposdela«côtede

Brest»:«Là,lesdeuxennemissontenface:laterreetlamer,l'hommeetlanature.Ilfautvoirquandelles'émeut, la furieuse, quellesmonstrueuses vagues elle entasse à la pointe de Saint-Mathieu, à cinquante, àsoixante,àquatre-vingtspieds;l'écumevolejusqu'àl'égliseoùlesmèreserlessœurssontenprière.Etmêmedanslesmomentsdetrêvequandl'océansetait,quiaparcourucettecôtefunèbresansdireousentirensoi:Tristisusqueadmortem?[...]lanatureestatroce,l'hommeestatroce,etilssemblents'entendre.»37Cf.numérospécialdelaProvenceHistorique,1983,I,etBernardCousin,op.cit.,pp.253sq.38MoniqueBrosse,thèsecitée,t.I,p.295.L'auteursoulignelerôlecathartiquedecesthrillers.39EmileSouvestre,«LaCornouaille»,art.cité,p.691.40FélixPyat,«UnetournéeenFlandres»,RevuedeParis,t.33,septembre1836.41G.Hartwig,GuidemédicalettopographiquedubaigneuràOstende,op.cit.,pp.20-21.42 Bernardin de Saint-Pierre, le premier semble-t-il, s'était arrêté avec émotion devant la prière de la

Cauchoise, cf. PierreTrahard,Lesmaîtresde la sensibilité française auXVIIIe siècle, 1715-1789, Paris,Boivin,1933,t.IV,p.105,àproposd'untextedesÉtudesdelaNature,t.I,p.510.43MoniqueBrosse,thèsecitée,t.I,pp.368-369.44L'eau est bien alors perçue comme telle parHegel ; cf.YvonBelaval, «L'Encyclopédie et lamer »,

leçoninauguraleducolloquedeBrestcité.45 Fulgence Girard, « Mont-Saint-Michel. Un drame sur les grèves. » La France maritime, 1837, éd.

de1852,t.IV,p.217.46SirArthurWardouretsafilleprenaient«plaisiràposer lespiedssur lesablehumide, fraisetdur...».

WalterScott,L'Antiquaire,Paris,Firmin-Didot,éd.de1882,p.81.47JeanBousquet,op.cit.,cf.supra,p.193.48Cf.J.-J.Baude,«LesCôtesdelaManche»,RevuedesDeuxMondes,juillet1851,p.31.49Aproposdecelle-ci,leversdeVictorHugo:«Pauvrestêtesperdues,vousroulezàtraverslessombres

étendues » (« Oceano Nox »). Au fond des eaux, l'horreur du cadavre se trouve parfois atténuée par laréférenceau thèmepoétiquede lamétamorphosemarine, fondésur lacroyancequedans laprofondeurdesmers, le cadavre revêt des formesnouvelles ou separede coquillages, deplantesmarines, voiredepierresrares.50PrésidentFrançoisHabasque,op.cit.,t.I,p.20.51DanielLigou,«Lafranc-maçonneriedeslumièresetlamer»,inLaMerausiècledesEncyclopédies,

op.cit.,p.77.52 Cf. les légendes des amants surpris (par exemple, Emile Souvestre « Le traîneur de grèves » cité),

l'engloutissementcommundeGwymplaineetdeDeadansL'Hommequirit,etlelenteffacementdeGilliattàlafindesTravailleursdelamer.53J.H.BernardindeSaint-Pierre,PauletVirginie,éd.citée,p.60.54MoniqueBrosse,thèsecitée,t.I,p.182.55FulgenceGirard,«Mont-Saint-Michel,undramesur lesgrèves»,art.cité,p.215.«Mille récits,écrit

l'auteur,restentdanslamémoiredeshabitantsdelacôte.Récitslugubres,dramesuniformesoùnesemontrentquedeuxacteurs.»Ici,«L'océannetuepaspoursoncompte».56PrésidentFrançoisHabasque,op.cit.,t.I,pp.30-31.Lacraintedel'enlisementtransparaîtdanslarégion

de Biarritz, de manière encore plus fantasmatique, cf. Rapport sur les opérations et les résultats del'associationdebienfaisancepourlasûretédesbainsdemerétablieàBayonne,juillet1834,p.7.En1820, troisdamesqui sebaignentengroupe,effrayéesde sentir le sablemouvant sous leurspieds, se

laissent choir dans l'eau et se noient, alors qu'elles n'étaient pas exposées à un véritable danger.

Le11septembre1833,deuxfemmesquisebaignentensemblesur lacôtedeBidartsontprisesde lamêmefrayeurinjustifiée;l'uned'ellesselaissetomberaufonddel'eauetn'estsauvéequ'inextremis.57CharlesRougetdeKerguen,«l'îledeNoirmoutier»,art.cité,pp.314-315.58PrésidentFrançoisHabasque,op.cit.,t.I,p.25.Bonnevilleestlevillageoùsedérouleleromand'Emile

Zola,LaJoiedevivre.59DeniseDelouche,thèsecitée,t.I,pp.58-59.60WilliamWraxall(senior),VoyageenFrance,1806,t.I,p.19.61Cf.AudouinetMilne-Edwards,Recherches,op.cit.,t.I,p.192.

CHAPITREV

L'INVENTIONDELAPLAGE

Lafaçond'apprécierlamer,leregardportésurlespopulationsquihantentsesrivages ne résultent pas seulement de l'habitus, du niveau de culture, de lasensibilitépropredel'individu.Lamanièred'êtreensemble,laconnivenceentretouristes, les signes de reconnaissance, les procédures de distinctionconditionnent, eux aussi, les modalités de la jouissance du lieu. L'emploi dutemps, l'aménagement de l'espace imposés par les formes de sociabilité quis'organisentpuissedéploientsurlesbordsdelamer,lagammedesdistractions,desplaisirsetdesservitudesquienrésultent,dessinentlavillégiaturemaritime,alorsengestation.Ilconvientd'analysercommentcettenouvellescènesocialeseconstitue, éperonnée par le désir de jouir du rivage ; comment d'anciennespratiquessetrouventréaménagéesenfonctiondecetteviséenouvelle.

A–Lagénéalogiedespratiques.Lagénéalogiedespratiquesserévèleicifortcomplexe,danslamesureoùles

modèles initiaux ont subi nombre de réinterprétations successives. Force esttoutefois d'évoquer d'entrée de jeu l'otium antique, sans lequel la chaîne desinfluences demeurerait incompréhensible. Il est certes difficile d'apporter lapreuvequantifiéedelafiliationdirecte;maisnoussavonscombienprégnanteserévèlealors la littérature latinede lafinde laRépubliqueetdesdeuxpremierssièclesdel'Empire.«LaviedesLumières,notepoursapartDanielRoche1,estfilledel'otium.»Leshommescultivésn'ignorentpasquelesrivagesdelamer,silongtemps déserts et répulsifs, ont été jadis lieux de méditation, de repos, deplaisirscollectifsetdevoluptédébridée.L'imagedeCicéron retiréàTusculumoudanssonCumanum,celledePlineleJeuneauxLaurentes,prèsd'Ostie,lavillasorrentinedePolliusFelixdécriteparStace,lesconseilsdeSénèquesuggèrentlafigured'untempsdeloisircultivé.

Acepropos, il importede segarderde l'anachronisme.L'otiumantique2, telqu'il se dessine dans l'esprit de l'homme des Lumières, n'est pas synonymed'oisiveté ; il diffère profondément de ce repos imposé par la rationalisationultérieuredu temps,quenousappelonsvacances.Leprimatde laviséeéthiqueinduitunotium,cumdignitate,vécucommemodedeconstructionde soi.Dansl'œuvre de Cicéron, l'otium indique un loisir choisi, réservé aux optimatesoublieuxpouruntempsdelaquêtedesmagistratures,unfragmentdevieprivéequel'individuorganiseàsaguise,enévitantledoubleécueildelaparesseetdel'ennui ; espace de détente qui autorise le jeu de l'intelligence et, au besoin,préparel'actionfuture;tempsderessourcementqui,paradoxalement3,s'accordeàl'éthique triomphantedans l'AngleterredesWhigsetde laGlorieuseRévolutionde1688.Plustardivement, lesconseilsdeSénèqueincitentàidentifierotiumetviecontemplative,àlamanièrestoïcienne.L'otium implique l'amœnitasdecettevilladeplaisancedont il acontribuéà

dessinerl'image.Dominantlerivageetlamer,celledePlineauxLaurentes4offreunevuedégagéequipermetdejouirdel'interpénétrationdelaterreetdel'eau.LeRomaind'éliteaime,dumoinsonleditalors,quesonoreillesoitcaresséeparlesbruitsagréablesdelanature,parlemurmuredelafontaine,parlesouffleduventdanslesarbres,parlapercussionrythméedesvaguessurlerivage.Aubesoin,ilgoûteleplaisirdesentirlesables'enfoncersouslepied,làoùviennentmourirlesdernièresondulationsdel'eau5.L'otium impliquelavariété ; lecture,plaisirsdela collection et de la correspondance, temps accordé à la contemplation, à laconversationphilosophiqueetàlapromenadesegoûtentenalternance.Lereposen plein air s'accompagne parfois des jeux puérils que propose la plage : lapêche, la collecte des galets ou des coquillages, la natation. Ensemble depratiquesquel'amitiéetl'hospitalitéréunissentenfaisceau.L'otium se vit souvent au bord de la mer ; le riche Romain, possesseur de

plusieursvillasveilleàcequ'aumoinsl'uned'entreellesdonnesurlerivage.DelafindelaRépubliquejusqu'aucœurdusecondsiècledel'Empire6,lesstationssemultiplientsurlesbordsduLatiumetdelaCampanie,quiprofitentàceproposd'un véritable effet de mode. Du temps de Pline le Jeune, une ligne presqueininterrompuedevillassedessinesurlescôtesvoisinesd'Ostie,entreTerracineetNaples,etlelongdesrivagesdelabaie.LesrichesapprécientAntium,Astura,Gaète et, plus encore, Misène, Pouzzoles, Pompéi ou cette Baies que Stace,MartialconsidèrentcommelareinedesstationsetSénèqueouPropercecommel'auberge des vices.César, Pompée,Antoine et bien d'autres possèdent, commeCicéron,unevilladanslesenvironsdePouzzoles.Ilsyviennentdurantlasaison,depréférenceauprintemps7,afind'ytrouverlafraîcheuretd'yprendredesbainssulfureux.Lanavigationdeplaisance,lessportsnautiques,lesbanquetsenplein

air,lamusiquecontribuentàdessinercetteviedevoluptéquiéloignentcertainesde ces stations du modèle de l'otium8. Le Grand Tour, le séjour de Naplesviennent aviver ou réactualiser dans l'imagination des voyageurs unmodèle deloisirqui,déjà,acontribuéàfaçonnerlerituelsocialdanslacampagneanglaiseetdanslesstationsthermalesdel'intérieur.EnFrance,oùlamédiationdesinfluencesapparaîtmoinscomplexe,latradition

de la villégiature plus neuve, les filiations se dessinent avec une plus grandenetteté. Daniel Roche a bien montré le poids du modèle de l'otium et, plusprécisément, celui de l'académie de Tusculum sur cette pratique socialeacadémiquedontilasuanalyserlapropagationdanslaprovincefrançaise,àlafindel'AncienRégime9.Lesréseauxd'amicalité, lerituelde l'hospitalitéquisedéploient au sein de l'élite cultivée et voyageuse, à la découverte d'elle-mêmedansl'EuropedesLumières,nesauraienttotalementsecomprendresansréférenceaumodèleantique.Après lavisited'Edimbourg, leparcoursdesHighlandsà lamanièredeSamuelJohnsonimpliquel'hospitalitéattentiveetéclairéedeslairds*.Comme naguère durant le classique voyage d'Italie, s'impose ici la visite descélébrités.C'esttoutefoisdanslaFrancerévolutionnairequejechoisirailepluséclairant

descas.En1795,àl'issuedesonvoyageenBretagne,JacquesCambry10faithalteàKerjégu, la demeure de son amiMauduit.Celle-ci donne sur lamer ; de sesfenêtres,onaperçoitGroix,lesGlénansetlesindentationsdelacôte.Unsentiermèneaubois,auxvergersetau jardindefleursquibordent le rivage.Mauduit,«noblesage»possèdedanssabibliothèqueTibulle,Juvénal,MartialetVirgile;illitavecfacilitéleTasse,l'AriosteetPétrarque.Sonhospitalitéestsanslimites;ilsefaitundevoird'accueillirtoutvoyageur«quivisitelescôtes».Sonépouse,sa filleRoxane,un jeune ingénieuretquelquesautresdemoisellescomposent lecercledesamis.Onsepromènesur laplage,onsebaigne,engroupe,dansuneconquederochersbaptisée«bainsdeDiane»;onvisitelesruinesdeschâteauxétablis sur la côte. A l'ombre d'un hêtre, les hôtes de Kerjégu lisent Rabelais,Bayle,Molière;ilsdégustentdeshuîtresarroséesde«vinsdeSéguretd'Ay,sipréférables au Falerne ». Cependant, Cambry travaille ; il classe ses notes,préparelerécitdesonvoyage.Enbref,parl'écrituremêmedespagesconsacréesà Kerjégu, le fonctionnaire du Directoire impose à son lecteur la référence àl'otium,«cumdignitate».Jusqu'aucœurduXIXesiècle, lesableoulerocherdelaplageautoriserontla

reconstitution du cercle primordial, familial ou amical, qui, en s'élargissant,dessinera lasociabilitéde lavillégiaturebalnéaire,alorsbalbutiante.Extensionpar figures concentriques que ThomasMann saura, plus tardivement, fort bienévoquer en sesdescriptionsduTravemündedesBuddenbrook. Il n'en reste pas

moins qu'entre lemodèle de l'otium antique et cette pratique de l'amitié et del'hospitalité au sein de l'élite cultivée, une série d'écrans s'interposent quiviennentcompliquerlagénéalogiedespratiques.Sansoublier le relaisde lavillade laRenaissance italienne, l'influencebien

connue de Palladio sur l'architecture aristocratique enAngleterre, évoquons unavatarriched'avenir:cequeLaReynièredéfiniten1791commele«plaisirquisuit le travail »11 et que l'on prend dans l'une de ces bastides de la région deMarseilledontlenombrenemanquepasdefrapperlesvoyageurs.Adirevrai,lerecrutement social, le rythmede vie qu'il implique éloignent de l'otium antiquecettehabitudeannonciatricedelamodernitélaborieuseduweek-end,telqu'ilserabientôt pratiqué dans certaines stations balnéaires, proches des grandesagglomérationsanglaises12.«AucunMarseillais un peu aisé, noteMillin en 180813, ne saurait se passer

d'unebastide[...]L'artisanmêmeaunemasurequ'ilappellesabastide[...]Ons'yrendlesamediausoir;onypasselajournéedudimancheaveclesamisquel'onyreçoit,etl'onrevientlelundimatin.»Danslemilieudesnégociantsmarseillais,onéprouvetrèsvivementledésir«devivredansunautrelieuqueceluioùl'onasesoccupations,desesentiréloignédesaffaires,despersonnesquipourraientenparler,etdetoutcequipeutlesrappeler».Millinnecraintpasd'affirmerqueleMarseillaisnetravaillelasemainequepouralleràsabastideledimanche.«Plusdecinquantemilleâmessortentcejour-làdelaville»etsedispersentdanscinqmillebastides,dontuncertainnombre,bâtiesauflancdelaVista,disposentd'uneterrassequiavuesurlamer.La mode de la maison de campagne se diffuse alors dans toute l'Europe

septentrionale,selondesmodèlesvariés.LesBritanniquesetlesProvençauxn'enont pas le monopole. Les voyageurs la remarquent en Hollande comme auDanemark ;mais l'on auramesuré la distance qui sépareKerjégu de l'« otiumnégociant » des bastides marseillaises. La villégiature maritime regroupera enfaisceaucespratiquesmultiformes.Encedomaine,l'essentieln'enrestepasmoinsl'inventivitéanglaise.Lemodèle

de villégiature balnéaire des spas de l'intérieur a pesé très lourdement surl'inventionde la plage.Brighton, par biendes traits, sembleun avatar deBath.Dansl'unetl'autrecass'imposeleprimatdelaviséethérapeutique.Lemêmeeffetde mode a joué, successivement, en faveur des deux stations, initialementfréquentées,dejuinàseptembre,parlesmembresdel'aristocratieetdelagentry.Pourceux-cileséjouràNice,àBathouàBrightonserévèlegénéralementmoinsdispendieuxquelaviemondainequ'ilconvientd'animerdansleschâteauxdelacampagne anglaise. C'est par souci d'économie que les Elliot, héros duPersuasiondeJaneAusten,décidentdepasserlasaisondanslapluscélèbredes

spas. Bath et plus tard Brighton, à la vie sociale très strictement codifiée etritualisée, autorisent, à moindre frais et dans un espace plus resserré qu'àLondres,devérifiersapositionetdepratiquerla«chasseaumari».Lecerclerétrécidesvisites,despromenadesetdesexcursions,lepetitnombredessalonsd'assemblée et des salles de spectacle facilitent la rencontre que l'on souhaited'apparencefortuite.Cependant,leluxedeslibrairiesetdesboutiques,laqualitédesvisiteurs, ladensitédesbeauxagrémententun séjourque lesmédecins,parailleurs, affirment salutaire. Enfin, il est aisé d'échapper ici au regard despersonnes d'âgemûr, qui parfois hésitent à faire le voyage, et au contrôle d'unclergéruraljugétropattentifàlavertudesesouaillesdequalité.Lesdistractions,lerythmejournalierdeBrightonsontdéjàfamiliersàl'habitué

de Bath ou de Tunbridge-Wells. Les stations maritimes, comme celles del'intérieur, possèdent des établissements de bains, des librairies-cabinets delecture ; les plus humbles disposent de bibliothèques circulantes. Chaque spaproposeunréseaudepromenadesàpiedetunegammed'excursions.Lebaigneurpeutvisiterdesruinesceltiquesetjouirdepointsdevue.Auborddelamers'yajoutentlapromenadeenbarqueetsurtoutleyachtingdontlamodesedéploieenmêmetempsquecelledesstationsmaritimes14.Lebal,lessalonsdeconversationetlessallesdejeupermettentdepasserd'agréablessoirées.ABrighton,leCastleHotelet leOldShip rivalisentde séduction.En1766, lepremier sedoted'unesalle de bal ; l'année suivante, le second15 dispose d'un ensemble de lieux deréunionsquisecomposed'unesallededanse,d'unsalondejeudecartesetd'unegaleriedeconcert.En1783, sedéroulent lespremièrescoursesdechevauxsurlesDowns.En1793,s'ouvrelapromenadedeGrove,premierjardinpublicdelastation.Entre1770et1807,WilliamWade,maîtredescérémonies, imitateurduBeauNashdeBath,ordonnelaviesocialedeBrighton.C'estluiquiprocèdeauxprésentations, règle les querelles de préséance, décide de l'étiquette et desmanièresàl'intérieurdessalonsdel'OldShipetduCastleHotel.C'est luiquitient ouverts, chez les libraires, les registres sur lesquels tout nouvel arrivantinscrit sonnom,pourqu'il soitpubliédans la chroniquemondainede lapresselocale.Larencontredes invalids etde leursmédecins, la réuniondes écrivains,des

artistesetdespersonnagesà lamodeenrichissent,aufildesans, le rituelde lavillégiature.EntémoignelejournaldeFrances16–diteFanny–,secondefilledudocteur Burney, auteur d'un récit de voyage apprécié. Lorsqu'elle séjourne àBrightonenmai1779,c'estunecélibatairedevingt-septans;l'annéeprécédente,sonEvelinaaconnuuncertainsuccès.FrancesBurneyfréquente lesspas;ellecirculeentreBath,Tunbridge-WellsetBrighton,oùelleséjourneradenouveauenoctobre 1879 et en octobre 1882, cette fois en compagnie du docteur Johnson.

Nousl'avonsvu,lajeunefilleavoueleplaisirqu'elleprendàsebaignerpresquechaquejour,dèsl'aube.Enrevanche,elleneditriendupittoresquemarin;toutauplus signale-t-elle incidemment que la mer se trouve à quelques mètres de lamaisondesThrale,chezlesquelsellerésidedansWestStreet.Enrevanche,ellesedéclaretrèssensibleàlafraîcheurdesbrisesqui,lorsdesespromenadessurleSteyne,luiprocurentl'impressionderevivre.Lethéâtresocialétouffant,quisedéploieàBrighton,focalisel'attentiondela

jeune fille. Frances, toujours en compagnie, n'a pas une minute à elle. Le 1ernovembre1782,elledécideradenepasquitterlamaison,tantelleseditfatiguéede la successionmonotonedes gestes et des rites.Ses journées sont polariséespar lesconversations,dontelle rapportedeséchantillons ;conversationsde théou de whist, échanges chez les libraires qui portent souvent sur des œuvreslittéraires,surPope,GrayouDryden.Parfois,auseindecesréunions,onprocèdeà la lecture publique d'une pièce en préparation. Dans le texte s'imposel'importanceduregardéchangé:lesjeunesgensetlesmembresdeleursfamillesdévisagent Fanny. On lui trouve un certain charme et un look français, cequ'explique son ascendance maternelle. Elle est à ce point gênée de cetteinquisitionqu'elleenvisagedeneplussortir.Poursapart,ellenemanquepasdesignalerlesjeunesgensagréablesàregarderetjugeavecunegrandepénétrationpsychologique les beaux de la station. C'est que le contrôle social, la viséeséductriceetla«chasseaumari»s'avouenticisansretenueaucune.MrsThralereconnaîtqu'ellevitpresqueenpermanencesurleSteynepourobserver, toutaulongdu jour, les couples depromeneurs et le but des visites.Les boutiques delibrairesqui s'y tiennentcontribuentà fairedecettepromenadesur le rocher lepôledu théâtre social.Les individusy sont estimés, désignés selon leur revenuchiffré.Ici,commelesoiràl'OldShip,aubal,danslessalonsdejeu,lesjeunesofficiers demarine, en cette périodedeguerre américaine, jouissent d'ungrandprestige.Lethéâtre,lui,serévèledétestableetFrancessouffreàvoirreprésenterlaTempêtedeDryden,lequel,selonelle,amassacrélapiècedeShakespeare.Enbref,sil'onnesavaitlajeunefilleadeptedubaindemer,ontrouveraitbienpeude choses dans ce genre de vie qui révèle un quelconque plaisir à éprouver laproximitédelaManche.C'estl'impressiondevivredansunBathtransférésurlesbordsdelamerqui

crée chez Torrington l'exécration deWeymouth, bien que la plage polarise ici,plus clairement qu'à Brighton, le rituel de la villégiature. Le baronnet, venuvisiter, en cette saison 1782, sa femme et deuxde ses amies installées dans unlodginghouse,goûtedetoutsoncorpslesplaisirsdel'exercicesurlerivage;enrevanche, ildétestelestyledelaviesociale17. Il fautdirequ'à ladifférencedeFanny Burney, Torrington ne côtoie pas les écrivains. Il abhorre l'excessive

féminitédu lieu, lesmaladies imaginaires, lesfatiguesprématuréesdesfemmes,laprésencedesbeaux,chasseursdedots,etl'absencedelajeunessevirilequisebatenAmérique.Lesconversationsetlesthéslerévulsent;onn'yparlequedela« saison ». Torrington déteste les excursions, leur caractère obligatoire. S'ilsacrifieàlamode,s'ilassisteauxrégatesetaccepted'organiserun«tour»àl'îlede Portland, il s'en repend bien vite et déplore une mode qui déjà suscite laperversiondesinsulaires,jusqu'alorsvertueux.NotreAlcestetrouveexcessifslesprix pratiqués dans une station qu'il voudrait voir réservée aux infirmes et auxconvalescents;illuimanquelachasse,lejeuetlesbeuverieschersàlagentry.La diatribe d'un voyageur grincheux, au tempérament viril, qui a participé à laguerre américaine jusqu'à Yorktown, présente l'intérêt de souligner laformalisationdelaviesocialedansleWeymouthde1782.Entre1755, datede l'installationdudocteurRussell àBrighton, et la findes

années1780,s'estélaboréenAngleterreunmodèledevillégiaturemaritimequis'estpeuàpeuimposé,avecundécalagetemporelquelaguerrenavalenesuffitpasàexpliquer, le longdes rivagesde laBaltique,de lamerduNordetde laManche. Les stations continentales, à la différence de celles d'outre-Manche,édifiées peu à peu en fonction des désirs et des besoins18, seront généralementconçuesd'unbloc,selonunprojetvolontaristeparfoispatronnéparlesautorités,autour d'un établissement de bains unique, destiné à polariser les activitésthérapeutiques, ludiques et festives du lieu. Trois étapes rythment le processus.Entrelapaixde1783etlareprisedelaguerrenavaleen1792,quelquespiètresétablissements, tels ceux d'Ostende et de Boulogne, tentent de satisfaire uneclientèle anglaise installée à proximité de ports en relation avec Douvres.De1792à1815,durant lapériodedeshostilités,semultiplient lescréationsdestationsvouluesparlessouverainsallemandsdontlesÉtatsbordentlaBaltiqueetlamerduNord.Enrevanche,làoùs'étaitcrééeuneclientèleanglaise,c'estalorsle déclin.Ostende, Scheveningen et plus encoreBoulogne sont trop étroitementconcernées par le conflit pour que puisse s'y déployer librement une véritablevillégiaturebalnéaire.Après1815,unefoislapaixrevenue,l'affluxdesAnglaisstimuleànouveaul'essordestationsque lescontinentauxprennent l'habitudedefréquenter.A ce point de vue, la décennie 1820-1830 se révèle décisive.C'estalorsquesontédifiéslespremiersgrandsétablissementsdebains,etque,surlemodèleanglaisréinterprétéenfonctiondestempéramentsetdesusagesnationaux,se structure une vie sociale spécifique. Cette esquisse exige toutefois d'êtreprécisée.L'essor de la villégiature maritime s'est révélé plus précoce en Allemagne

qu'en France19. Les savants germaniques avaient déjà connaissance des travauxconcernant les bienfaits de l'eau de mer lorsqu'en 1793 le docteur Georges-

ChristopheLichtenberg introduit lanovation20.Dès1774et1775, lepraticienarésidé à Margate et s'est révélé très impressionné par Deal, dont il fera unmodèle. Satisfait d'un séjour qu'il juge avoir été très bénéfique, Lichtenbergdemande dans un article retentissant de l'almanach deGöttingen21 : « Pourquoil'Allemagnenepossède-t-ellepasd'établissementsdebainsdemer»alorsquel'Europecentraledisposed'unprestigieuxréseaudestationsthermales?En1794,annéedécisive,s'engageledébatquiopposelespartisansdelaBaltiqueàceuxde la mer du Nord. Les seconds, forts de l'appui de Lichtenberg, arguent del'ampleurdesmarées,desvaguesdéferlantes,delasaluredel'eauetdelafinessedu sable. Les amateurs de la Baltique vantent une mer plus accessible, pluspaisible, et des eaux que la faible ampleur desmarées rend généralement pluschaudes. Ils vont l'emporter assez nettement, en partie grâce à l'appui d'unesommité:ledocteurSamuelGottliebVogel.Sousladirectiondecelui-ci,oncommence,dès1794,d'édifierlapremièredes

grandes stations allemandes, celle de Doberan, située sur les terres du grand-duché de Mecklembourg-Schwerin. Chaque année, le docteur Vogel publie lesrésultatsobtenusdanslacité.En1797,puisen1809,legrandmédecinhygiénisteChristoph-Wilhelm Hufeland chantera à son tour les louanges de Doberan.En1822,unvoyageuranonymedécritavecprécisionlaviesocialedéjà intensequi anime la station22,Celle-ci dispose alors d'un clubpour les baigneurs, d'unthéâtre,d'unepromenadeaménagéedans levoisinageduchâteau.L'orchestredugrand-ducdonnechaquejour,dedouzeàtreizeheures,unconcertsurlekiosqueàmusique.Une bibliothèque fournit la presse quotidienne ; des thés dansants, degrandsbals sont organisés à l'intentiondesdeux cent quarantebaigneursvenus,cette année-là, en juillet et au nombre desquels figure le fils du souverain ; enoutre, les habitants de Rostock viennent passer le dimanche à Doberan. Sur laplage se dessine la colonnade de l'établissement de bains établi aumilieu d'unjardin.Unejetéepermetdesepromeneraumilieudel'eau.Depuis 1794, nombre de stations ont été créées le long de la Baltique :

Travemünde, fondée en 1800-1802, à proximité de la ville libre de Lübeck serévèledéjàtrèsaniméequandEdouarddeMontulélavisiteen1822.«[...]onyaétablidesbainsdemer;lebâtimentqu'onaconstruitàceteffetestconsidérableetmieuxtenuqueceuxdeBathenAngleterre.Suruneplageavancée,oùlamervientmourirsur lesable,s'élèveun jolimonumentàcolonnes,qui renfermelesbains chauds ; à deux cents pas en arrière est un grand hôtel, un immense cafédécoré d'une galerie bien aérée ; le tout est entouré d'un jardin anglais, quicomprend dans son enceinte une maison divisée en une infinité de jolisappartements :elleestcouverteenchaume,cequinenuitpasaupittoresquedel'ensemble.CesbainssontfréquentéspartousleshabitantsrichesduNord»23.

En1802,leroidePrusseencouragelaconstructiond'unbaindemeràColberg.Rügenvald(1815),surlerivagedelaPoméranieprussienne,Putbus(1816),dansl'îledeRügen, l'asiledeFriedrich,Zoppot(1821),prèsdeDantzig,développéesousl'impulsiondudocteurHaffner,etSwinemündeconstituentlesautresgrandesstationsdelaBaltique;sansoublierWarnemünde(1805à1821)24,àproximitédeDoberan, et deux plages du grand-duché de Holstein, alors possession duDanemark:Apenräde(1813-1815)etKiel(1822).Lesamateursdebainsdemerétaientdéjànombreuxen1819,àSwinemünde25,

avant lacréation,entre1822et1826,d'unestationmoderneàlaquelleleroidePrusse manifeste sa sollicitude. En 1827, deux mille deux cents baigneursfréquententsonclubetl'établissementdebains.Laplupartd'entreeuxlogentchezl'habitant, les autres dans les auberges ; tous louent pour la saison. Le clubproposeunbuffetetdesrafraîchissements;onpeutyjoueraubillard,yliredesmagazines. Un salon de musique, une grande salle de concert de cent trentepersonnescomplètentl'équipement.Desexcursionssontorganiséesàdestinationdesîlesoudesbouchesdel'Oder.Le longdesrivagesde lamerduNord, lescréationssontmoinsnombreuses.

En 1797 toutefois, le docteur Van Halem, s'inspirant du modèle de Doberan,fonde,malgrél'hostilitéinitialedeshabitants,unestationdansl'îledeNorderney.En1800,lorsdelapremièresaison,deuxcentcinquantebaigneursyséjournent;en1820,unanaprèslacréationd'un«baindemer»d'État, ilsseronthuitcenttrente-deux. L'île de Wangerooge, rattachée au duché d'Oldenbourg, étaitfréquentéeparlesbaigneursdepuis1801;elleestéquipéetroisansplustard.Aces stations viendront s'ajouter Cuxhaven (1816), sur le territoire de laRépubliquedeHambourg,Wyk (1819), dans l'île deFöhr26 au large de la côteouestduHolstein,sansoublierl'établissementdel'îled'Helgoland(1826),alorssousdominationanglaise.Étonnantapparaîtleretarddescôteshollandaises,comptetenudel'ancienneté

dubainàScheveningen.Lepremierétablissementnedateiciquede1818,encorenes'agit-ilqued'unepetiteconstructionélevéeparunpêcheur;etc'estZandvort,près de Harlem, que Stierling27 considère, en 1830, comme la plus brillantestationdupays.Presqueaussi tardif lemouvementdecréationlelongdescôtesdes Pays-Bas autrichiens qui allaient devenir territoire de l'Empire, de laHollandepuis,en1830,delaBelgique.Cependant,lapratiquedesbainsdemerétait ancienne à Ostende28. Durant le règne de Joseph II, nombre d'Anglais s'yétaientinstallés,attirésparlestatutdeportfranc.Dès1784,cequiconstituaitunenouveauté sur le continent, William Herket avait obtenu de l'empereurl'autorisation de construire une loge et de vendre des rafraîchissements auxbaigneurs.En1787,uncerclelittéraires'étaitouvertàOstende.Laguerrearrêta

l'essor de la station. Durant l'Empire, les bains deviennent ici une pratiquecourante, mais erratique. La paix leur confère une nouvelle impulsion. Unerivalités'instaurealorsentreSpaetOstende,quin'estpassansrappelercellequiavait opposé Bath à Brighton. Il faut toutefois attendre l'indépendance de laBelgique pour que s'équipe la station. En 1837, l'ouverture du premier Casinoprécèdedepeucelledel'établissementdebains.Dèslors,lesbaigneursaffluentàOstende.En1846,KarlMarxy séjourne et, bientôt (1854), le docteurHartwigconsacreraàcettestationl'ouvrage,majeurmaistardif,donts'inspireraMichelet.LorsqueDanielLescalliervisitelavilleen1775,ilconstatequ'unassezgrand

nombred'AnglaisrésidentàBoulogne.Lesunsviennent,commenaguèreSmollettetplustardTownley,yprendredesbainsdemeretsoignerleursanté;d'autresn'yeffectuent qu'une courte halte, à l'issue du Grand Tour ; d'autres encore secontententd'yenvoyerleursfillesparfaireleuréducationdansuncouventfrançaisouprocèdent,entrefamilles,àdeséchangesquenousappellerionslinguistiques29.Troisansplustard,Brissot,avantsondépartpourlesîlesBritanniques,séjournequelque temps à Boulogne, chez des amis écossais30. Quand Samuel Ireland ladécriten1790, lavillevientdesedoterd'unétablissementdebains,chaudsetfroids31. La réalisation, suivie attentivement par la famille royale que lesévénementsempêcherontdeveniràBoulogne,s'estrévéléelongueetcoûteuse.Leconstructeur, au retour d'un voyage d'Italie, s'est inspiré d'un modèleméditerranéen, et non des bains open sea*, chers aux Britanniques ; d'où,probablement, le peu de succès de cet établissement, de belle apparencetoutefois32.Ce n'est qu'une fois la paix – et lesAnglais – revenus, que le sieurViersal

décidedeconstruiredesbains, àproximitéde l'entréeduport.L'établissement,«del'ordredoriqueromain»33,estouverten1824;ilestinspirédesréalisationsdeBrighton,deRamsgateetdeDieppe.Lesbaigneusesdisposentd'ungrandsalonparticulier,d'unechambrederepos,d'unesallederafraîchissementsetd'unsalonde musique ; les hommes, d'une salle de réunion, d'un billard et de plusieurssalons.Lesdeuxailesdonnentsurunegrandesalled'assembléeetdebaldécoréede pilastres et de colonnes ioniques. Installés confortablement au milieu d'unélégantmobilier, dames etmessieurs trouvent à lire et à jouer. L'établissements'ouvreparunpéristyleducôtédelameretparunporcheducôtédelaville.Unescalierpermetd'accéder à laplate-formequi recouvre lebâtiment etd'où l'onpeut,àl'abrid'élégantestentes,contemplerlameret,parbeautemps,apercevoirlescôtesdel'Angleterre.Cetensemble,certesluxueux,faitassezpâlefigureàcôtéduvéritablehymneà

lamerréaliséàDieppedès1822parl'architecteChatelinpourlecomteE.W.deBrancas34.Ils'agiticid'unerévolution.Avant1822eneffet,lestouristesdésireux

desebaignerdirectementdanslamernedisposaientquedequelquesvoituresdebain et d'un petit nombre de tentes jetées au hasard sur la plage. La liaisonrégulière établie avecBrighton en 1824, la proximité des sites pittoresques dupaysdeCauxetdelavalléedelaSeine,dontlabeautéincitenombredetouristesbritanniquesàchoisir cet itinérairepour se rendreàParis, imposent l'idéed'unluxueuxétablissementopensea,doubléd'unhôteldebainsdemerchauds,établiàl'intérieurdelaville.Les bains de Dieppe constituent, comme ceux de Boulogne, un véritable

complexedestinéàordonner toute laviesocialede lastation.Faceà lamersedéploieunegaleriedeplusdetroiscentspiedsdelong,quialaformed'unetentesoutenue par des lances. « La voûte du portique est revêtue de caissons et derosacesdanstoutesonétendue.Au-dehors,desnichesgrecques,pratiquéesdanslespieds-droits,renfermentquatrestatuesreprésentantlesprincipalesmers.Descabinets,ménagésdanslesangles,serventàdesdépôtsdelivresetdejournaux,àladistributiondescartesd'entrée»35.Lagalerie,interrompueensonmilieuparunportiqueenformed'arctriomphal,setermine,àchaqueextrémité,parunpavilloncarré.Celuidesdamessecomposed'ungrandsalon«servantdelieuderéunionavantetaprèslebain».Ilcommuniqueavecdeuxcabinetsdereposetdesecourspour« lesbaigneusesdont l'étatexigeraitdes soinsparticuliers»36.Cespiècesdonnentsurlameretsurunjardinàl'anglaisequisertdepromenade.Lepavillondeshommesest identique, si cen'estque« lapièceprincipale sertde salledebillard»37.Unescaliercirculaireconduitàlaterrassequicouronneleportique.Des lunettes d'approche permettent de scruter la mer... et la plage. Face auxpavillonssontinstalléslespontons,garnisdegarde-fous,quelesbaigneursontàparcourirpourserendreàlamer,souslaconduitedesguides-jurés.«Aupieddecespontons,sontdestentesmobilesdetoileblancheetdecoutil»où«l'onlaisseetl'onreprendsesvêtements»38.Al'ouestdujardin,unrestaurateurtientunetabled'hôte.En face de Folkestone et de Brighton, la France propose donc, sous la

Restauration, deux établissements prestigieux, dont l'ordonnance ambitieuse etrationnelle contraste avec l'exubérance quelque peu anarchique des créationsanglaises. Mais, hors ces deux pôles rivaux, mis à part Granville39 où une«cabane»estédifiéeen1827àl'intentiondesbaigneurs,Royanquicommenced'attirer les touristes au début des années 1820 et Biarritz dont nous savonsl'originalité,c'estpresquelevide40.LepremierétablissementdebainsdemerdeSètenes'ouvrequ'en1834;encores'agit-ild'uneéphémèreconstructiondebois,sur pilotis, remplacée en 1839 par un établissement, en bois lui aussi, et nonmoins provisoire41. Le désert des plages du Calvados manifeste bien le retardfrançais42;iln'estpours'enrendrecomptequedelirelerécitlaisséparDumas

de son séjour à Trouville, en 1832, dans l'auberge de la mère Ozeraie43. Lemodesteétablissement,quefréquententaussiPaulHuet,EugèneIsabeyetsurtoutCharlesMozin44,semblecoupédetout,aucentred'unpauvrevillagedepêcheurs.Lapratique sporadiquedubain demer que l'on note ici et là, àCourseulles, àLuc,àCarolles,àPornicnesauraitsuffireànierl'absencedecetteviesocialedetypearistocratiquequidéfinitalorslavillégiaturebalnéaire.LacomplexitéducasdeBiarritzméritequel'ons'yarrête.Ici,nousl'avonsvu,

laviséehédoniquel'emporteinitialementsurleprojetthérapeutique.Leshabitantsde Bayonne, rejoints certains jours par les villageois du pays Basque, avaientdepuislongtempsl'habitudedevenirs'ébrouerl'étédanslesvagues,aumilieudesrochersdeBiarritz.L'importanceacquiseparBayonnedurantlaguerred'Espagneaccentuelamodedelastation.L'empereurpardeuxfoiss'ybaigneenjuin1808,nonsansavoiraupréalablefaitreconnaîtreleslieuxafind'éviterd'êtrelavictimed'une incursionanglaise45.Durant lamonarchie censitaire, laphysionomiede laplage se complique. La pratique ancienne se double résolument de la fashionanglaise.Voilàque,selonAugusteBouetquidécritBiarritzen183746,Parisiens,BordelaisetLyonnaisviennentyloueràlasaison.Apartirde1835,l'affluxdesréfugiés,victimesdelaguerrecivileespagnole,puisceluidescarlistesgonflentla clientèle. Dès lors, Biarritz devient le séjour de ducs castillans, de lordsanglaisetdecomtesfrançais.Ceux-ciyretrouventlesartisans,lesgrisettesetles«beauxfils»deBayonne,habituésdelapartiedeplaisir;àl'exceptiondeceuxquipréfèrentdésormaissereplieràGuétaryouàSaint-Jean-de-Luz.Lematindesdimanches de juillet, la porte d'Espagne est embouteillée ; le soir, une fileininterrompue de voitures sillonne la route de Biarritz. Mais ici, pas de viesocialeorganisée commeàBrighton, àDieppeouàDoberan.En1784déjà, lemaire et les jurats avaient refusé à un charpentier « l'autorisation d'établir auVieuxPortdes logesouguéritespour recevoir lesbaigneurs»47, et en1837, letouristenetrouvesurplacequ'unedouzainedemaisonnettesdeboisoùilluiserapossibledesechanger.Ilconvientdoncdesoigneusementdistinguerceslieuxnaturelsoùsedéploieun

plaisir spontané et souvent populaire, que l'on trouve aussi sous une formequelque peu différente, aux environs du Havre ou de Saint-Brieuc48, etl'équipement rationnel de plages destinées à un public distingué, aux émoissoigneusement guidés, contrôlés etmagnifiés, au centre d'un fastueux théâtre depierre,deverdureetdesable.Lepalaisnéo-classiquedelamerélevéàDieppe,qui impose l'identification savante de la baigneuse à la nymphe, hymne à labeauté, à la sensualité discrète et à la fragilité féminine, s'inscrit dans unebrillantemiseenscènequivise,toutàlafois,àexalteretàcanaliserledésirdelamer,iciassouvidansl'éclatduluxeetlapudiqueostentationdescorps.

B–Lamiseenaccorddel'espaceetdudésir.

En1822,l'établissementdetypedieppois,parledéploiementdesterrassesetdespontonspermetd'harmoniser l'espacedans lequel évolue lebaigneuret sondésir du rivage. Mais à cette date et depuis quelques années déjà, s'opère enAngleterreunplusampleprocessusdemiseenaccorddel'espaceetdespulsions.Il convient de noter que cet aménagement délibéré des lieux se révèle debeaucouppostérieuràlaproliférationdudiscourssurlepittoresquedelamer,àlaquêtedupointdevueetàl'aveuduplaisirqueprocurelecontactdusable,del'eau et du rocher. Il faut en effet attendre les années1820pourque sedéploiel'architecture de lamer, destinée à l'embarrassantemagnificence que l'on sait49.Sonessorsanctionnel'ascensiondudésirderespirerl'airdelamer,encetempsduplusgrandprestigedelaphtisiedesromantiques.Brighton, à ce propos, constitue le plus clair des laboratoires où germe la

novation50.AlafinduXVIIIesiècle,lecélèbreSteyne,arpentéparFannyBurneyet par ses amis n'était qu'un vaste terrain vague, une propriété communale. Lespêcheursvenaientyfairesécherleursfiletsnauséabonds,depetitsporcsnoirsyvaquaient en liberté, un ruisseau malpropre, parfois gonflé par les crues, letransformaitenmarécage;lespromeneursnepouvaientguères'écarterdecequin'était encore qu'un simple sentier. Longtemps, dans les stations du littoral, leréseau des promenades témoigna d'une paradoxale indifférence au pittoresquemarin.ADieppe, laquasi-totalitédesmaisons louéespar lesbaigneurs sous laRestauration tournent le dos à lamer et la première « villa » de Biarritz datede 1841. A partir du début du XIXe siècle toutefois, se dessine un modèled'aménagement dont l'exemple de Brighton permettra de suivre la genèse et ledessin.Laclassiquevisiteduport,lapratiquedéjàanciennedeladéambulationetde

la conversation sur les dunes ou sur la plage, l'excercice après le bain sedéroulaient au gré des fantaisies individuelles. A partir des années 1810,l'édification ou l'aménagement d'une jetée-promenade s'impose à toute stationquelquepeuambitieuse.Auxmarins,elleprocurel'illusiondupontdunavire;lestouristes,spectateursdesrégates,habituésduyachtingetdel'excursionenmer,ytrouvent le rappel de délicieux émois. Spontanément, les vieilles jetéesportuaires, dans leur massivité de pierre défensive, invitent à prolonger lapromenadedelaplage.Ilenfutainsi,trèstôt,duCobb, lajetéedeLymeRegis,arpentéeparlafamilleElliotdansPersuasiondeJaneAusten.C'estaucoursde

cettepromenadequelabrisemarinerendàlatendreAnnl'éclatdesajeunesse,pouruntempseffacé.EtnoussavonsquelajetéedeDouglasconstituait,en1789,lebutpréférédespromenadesdeRichardTownley.En ce domaine, semble-t-il, c'estMargate et nonBrighton qui a joué le rôle

initiateur.LaNew-Pier,bâtieen1815,proposelepremiermodèledejetéeconçuecommeuneparade51. Pour un penny, le touriste peut, s'il le désire, y passer lajournéeàregarder lamer,bercé, lesbeauxjours,par lamusiquede l'orchestre.Brighton ne disposait pas de véritable quai ; les passagers en provenance ou àdestination de Dieppe devaient embarquer sur des chaloupes. Or, le régent serefusaitàvoirédifierunportdecommercedontlapoussièrecharbonneuseauraitsalileseauxdesonbain.En1821,onparledel'édificationd'unejetéeréservéeàla promenade et à l'accostage des packets-boats. Le capitaine Samuel Brownpropose une route suspendue par des chaînes accrochées à une série de tours.L'ouvrage,longdeonzecenttrente-quatrepiedsetlargedetreizepieds,terminépar une plate-forme, est inauguré en 1823.Malgré l'assaut des tempêtes qui luicauserontd'importantsdégâts,notammenten1824,en1833eten1836,lajetéeneseradétruitequ'en1896.LaChain Pier édifiée sous leNew Steine communique avec la Promenade

Marineparunescaliertaillédansleroc.Al'entréedel'ouvrage,situéeàlabasede la falaise, le touriste, aprèsavoirversédeuxpenceous'êtreabonnépour lasaisonauprixd'uneguinée,disposed'unsalon,d'unebibliothèqueetd'unesallede lecture. Là sont affichés les spectacles du jour et les données de lamétéorologie. Sur la jetée, à l'emplacement des tours, le promeneur longe desboutiquesde«Souvenirs».Al'extrémité,surlaplate-formedelaHeadPieroùl'orchestre donne ses concerts, un télescope et une camera oscura sont à sadisposition ; au-delà, il peut accéder aubain flottant.Le soir,de fréquents feuxd'artificeilluminentlajetée.Lesmalades et les pusillanimes viennent, sans risque aucun, notamment sans

craindre le mal de mer, inhaler sur laChain Pier l'air salin prescrit par leurmédecin.Lesjoursdetempête,noteAdolpheBlanqu152dès1824,onvienticienfouleadmirerlespectaclesublime.Lesgrandspersonnagesquinedédaignentpaslemélangesocialarpententlajetée,encompagniedeleursamis.En1829,lefuturGuillaumeIV53, alors ducdeClarence, aimait se promener sur laChain Pier ;celle-ciluirappelaitlepontdesonnavire.Devenuroi,ilcontinuedelaparcourirlorsqu'il réside àBrighton, de lami-novembre à lami-février. Il n'hésite pas àparlerfamilièrementauxpromeneurs.LaGardeChambonas,quiséjournedanslastationennovembre1833,rapportequesonhôte,lordHolland,leneveudeFox,vientchaque jour sur laChainPier, de treize à quatorzeheures,monté sur soncheval;sonépousel'accompagnedansunevoitureàbras.Lelordvas'asseoirà

l'extrémitédelajetéeetiltientlà,environnéd'amis,«unclubenpleinair»54àl'intérieurduquelonparlepolitique.Nombreuxsont,cesjours-là,lespromeneursàlamodesur«l'élastiquejetée».LaGardeChambonasyremarquelaprincessePaul Esterhazy, épouse de l'ambassadeur d'Autriche, le duc de Devonshire, leprince Koslowsky et lady Uxbridge. C'est là que débarquent parfois lessouverains en visite ; Victoria parcourra la Chain Pier en octobre 1837 eten1843,enattendantMetternichetLouis-Philippeexilés.L'aristocratieatrouvéunnouveaulieudeparade;lethéâtresocial,telqu'ilsedéploiedanslesspasdel'intérieuretdanslesparcslondoniens,rencontreiciledésirdevoir,desentiretd'éprouverlamer.Les stations du Continent, elles aussi, veilleront à se doter de jetées-

promenades, souvent d'anciens ouvrages sommairement aménagés. Lors de sonséjour,en1824,laduchessedeBerryarpentelaplageetlajetéedeDieppe55;etnousavonsvuFélixPyatadmirerunnaufrage,bienà l'abrisurcelled'Ostende.DanslaminusculestationdePortrieux,rapporteleprésidentHabasqueen1832,c'estlajetéequipolariselapromenade56.L'utilisationetl'aménagementdel'espacedictésparlesnouveauxusagesdela

mer ont leur histoire, qui ne se résume pas à celle de la jetée. Les figures 8,9et10montrent,à titred'exemples, lacomplexitédusystèmed'Esplanades, deTerracesetdeMarineParadesdontsedotentalorslesstationsbritanniques,afinde faciliter l'admiration du spectacle naturel et l'ostentation des classesdominantes.Unefoisencores'imposelaquêtesinueusedesmodèles.L'influencedeLondres et celle des spas de l'intérieur ne sauraient en effet, à elles seules,expliquerlanovation.Certaines pratiques méditerranéennes, constatées et dites par les voyageurs,

pèsentàl'évidencesurcetaménagementdel'espacelittoral,commelesuggèrentlestermesde«Marina»oude«Montpellier».Cen'estpointtantàVenisequ'ilfaut ici songer,malgré le prestige de la promenade nocturne sur les eaux de lalagune.LaChiaianapolitaineest,enrevanche,lelieud'uneparadesurlaquelleilconvientderevenir.Unefoisparan,le8septembre,leroiainsiquetoutesacourse doivent de parcourir, en voiture exclusivement, les quais de laChiaia. Lesautres jours, la noblessevient s'ydistraire. «Undesplusgrandsplaisirs de laville, écrit l'abbé de Saint-Non en 1781, est de former des courses oupromenades,surlesquaisetlelongdesbordsdelamer;laquantitédevoituresattelées de huit et dix chevaux qui s'y rassemblent forme un coup d'œil trèsamusant;outrelesgrandséquipagesdelanoblesse,ils'yjointunemultitudedepetitesvoituresappeléesCalesse,qui,bienquevoiturespubliquesetlouéesparle peuple à très bon marché, sont presque toutes dorées et fort bien attelées.L'ensemble de tout cemouvement formeun spectacle très animé, et est embelli

encoreparlavuedecesuperbegolfedeNaplesetdurivagedelamer,presquetoujourscouverted'unemultitudedebarquesetdepêcheurs»57.LaMarinapalermitaineparaîttoutefoisconstituerlemodèleleplussuggestif.

PresquetouslesvoyageursquivisitentlaSicileclamentleurfascination58.Pavéedegrandesdalles,bordéed'unparapetbienouvragé,ornéedestatues,laMarinasuitleborddelamer,àdroitedelaPortaFelice.Elleestombragée;unesériedefontaines,dessiègescommodesagrémententleparcours.Lepromeneurtrouveà se rafraîchir à l'intérieurdeboutiquescreuséesdans le rempart.Unorchestrejouedansunthéâtredemarbre.Généralement,onvientsepromenerenvoiturecarles Palermitains ont le goût « d'être portés » ; toutefois, sur la banchetta, unsentier surélevé entre la mer et la route des voitures autorise la promenadepédestre.Le longde laMarina, lesPalermitainsviennentchercher l'air, la fraîcheuret

satisfaireleurbesoind'horizonssanslimites59.Ledéfilédesvoituresconstitue,icicommeàNaples,lapromenadeenthéâtresocialetenhautlieudelagalanterie.Aucunmari,nousdit-on,n'oseinterdireàsonépousedesepromener,lanuit,dansl'ombredelaMarina.Lanoblesse,enavriletenmai,puisenoctobre,résideàlacampagne;maisellevient,l'été,goûterlafraîcheuràl'abridesmursdePalerme.Ces aristocrates, par ailleurs fortement influencés par lamode anglaise, ce quicomplique le jeudes interactions,ontpourhabitudedese leveràmidietdesepromenerjusqueversquinzeheuressurleCassaro60.Ensuitevientlemomentdudîner. A partir de dix-huit heures, les nobles se rendent sur la Marina ;l'orchestre, après avoir flatté les goûts du peuple, joue alors pour les grands61.Ceux-ciparcourent lapromenademarinemêmeparmauvais temps,ne serait-cequ'unedemi-heure,enveloppésdansunépaismanteau.Deneufheuresdusoiràuneheuredumatinenviron,c'estletempsdela«conversation»ouduspectacled'Opéra.PuisonretourneàlaMarinajusqueversquatreoucinqheures.«Onnese couche jamais à Palerme, note Vivant Denon, qu'on n'ait fait un tour sur laMarine... il règne à cette promenade l'obscurité la plus mystérieuse et la plusrespectée:toutlemondes'yconfondets'yperd,s'ychercheets'yretrouve.Ils'yformedessoupers,quel'onvafaireenpique-nique,etsurl'heuremême,chezdestraiteurs qui sont établis le longdesmurailles du rempart »62. «LaMarina estbienlerendez-vousdetoutPalerme»,«lerefrainintéressantdela journée»63.Cette promenade nocturne, accomplie dans l'obscurité, fait fantasmer lesvoyageurs,plusvivementencore,semble-t-il,quelanuitnapolitaineouquelaviegalantedeVenise.Revenons à Brighton. Jusque vers 1805-1810, soit un demi-siècle après la

naissance de la mode des bains d'eau salée personne, note Antony Dale64, nesembleavoirpenséque leplaisirpouvaitdériverde lavueetde lapromenade

sur les hauteurs qui dominent lamer. On se contente de respirer les salutairesbrisessurleSteyneet,aubesoin,d'affronterleslames.Or,enunquartdesiècle,notammententre1822et1828,périodedesplusgrandsouvragesdeWildsetdeBusby,unemajestueusearchitecturedurivagevasedéployer,aprèsquel'onauraassaini(1793),planté,pavé(1806),aménagéleSteyne.Désormais,semultiplientlesrésidencesqui,àl'imageduMarinePavillonmi-indien,mi-chinoisconstruitpourleprincedeGallesàpartirde1786,possèdentdesfenêtresquidonnentsurlamer;etbientôtilserapossibledesepromenerinterminablementendominantlesflots.Commencées en 1798 et achevées en 1807, les quatorze lodging-houses du

RoyalCrescent,œuvredeJean-BaptisteOttodanslaquelleonreconnaîtunefoisencore l'influence de Bath, constituent, malgré leurs modestes proportions, lamatrice de l'architecture du bord de mer. En 1822, le roi George IV ouvresolennellementlajonctionréalisée,enfrontdemer,entreleszonesrésidentiellesquisesontdéveloppéesà l'estetà l'ouestde laville.Entre1823et1827,sontédifiées65 les deux terraces marines, le square et les deux ailes du LewesCrescent qui constituentKempTown, conçu selon un dessin de JohnNash, lui-même inspiréduRegent'sPark londonien.Dans lemême temps, une résidencemarine est construite dans la paroisse de Hove, appelée à devenir comme ledémontrel'harmoniedeBrunswickTerrace,lepluspurexempledeprocessionalarchitectureréalisésurlesbordsdelamer.En1829enfin,TheGrandJunctionRoadestachevée,deEastStreetàMarineParade.En1833,J.D.Parryremarque:«LefrontdemeràBrightons'étendmaintenant

depuis l'extrémité est de Kemp Town jusqu'à Adelaïde-Terrace, au-delà del'esplanadeouest,surtroisbonsmilles;alignementdeconstructionsamonceléesdont on ne trouve d'équivalent qu'à Saint-Petersbourg66 ». L'alignement,l'étagement des Esplanades, des Terraces, des parades marines fascinent lesvoyageurs.Surlaterraceélevéedeplusdedeuxcentspiedsau-dessusduniveaude la mer, note Adolphe Blanqui en 1824, ce n'est qu'« une suite continuelled'équipages,d'hommesetdefemmesàpiedetàcheval»(qui)parcourent«centfois le même site »67. Et la Garde Chambonas vers 1834 : « Une fouled'équipages,descavaliersélégammentmontés,despersonnesàpied,misesavecrecherche,s'ypressaientcommedansunjourdefête.Leslandaus,lescoupés,lesphaétonsétaiententremêlésd'unegrandequantitédecespetitesvoitures,presqueterre à terre, qu'on nomme fly, et qui n'ont d'autre mérite que leur extrêmelégèreté»68.Certes, Brighton constitue alors une résidence royale, et l'on trouve de ces

grandespromenadesmondainesdanstouteslescapitales;quel'onsongeaurituelduBoisdansleParisdelamonarchiecensitaire.Maisici,delaChainPieràla

MarineParade, l'aménagementapourbut larespirationdel'airmarinet lavuesur les eaux de la Manche. Le long des esplanades, lieux de la promenadepédestreetpointsdedépartpourlebain69,desbancssontinstallésfaceaularge.Onvientylire,ybroder,yfairejouerlesenfants.La lisibilitéparticulièredes intentionsdans l'architecturedeBrightonnedoit

pas occulter bien d'autres exemples. Dans cette généalogie des lieux, laseptentrionale Scarborough, l'autre station-mère, présente elle aussi un grandintérêt. Ainsi, la galerie promenade de la New-Spa fait l'admiration deGranville70. De style néo-gothique, ornée de tourelles, percée de fenêtres quidonnentsurlamer,elleautoriselapromenade,larespirationdesbrisesetlavuedu large,mêmepar tempsdepluie. Intéressantesencored'autres réalisationsdeScarborough :«Donnant sur lamer,vousavez iciquelques joliesmaisons,quisont louées enmeublé et qu'on appelle lesmaisonsmarines. Elles ont un petitédifice attenant pour bains chauds et froids –, lamer auxmarées de printempsarrivantpresquejusqu'auseuil,côtéjardin71.»Touteslesstationsrivalisentdésormaisdansl'artd'aménagerl'espace,tellela

récente et populaire Blackpool qui, en 1841, dispose d'un mille et demi demaisonsdebelleapparence72,construitessouslafalaise,sansoublieruneterraceetunemarinepromenadequipermetauxpiétonsetauxcavaliersd'accéderàlavasteplagedesableque,poursapart,Granvilleestimesanségale.

C–Leprimatinitialdel'aristocratie.

Cequiprécèdelaisseentrevoirlasignificationetlesmodalitéssocialesdelapropagation de la villégiature maritime. Celle-ci constitue un ensemble depratiquesinitialementcantonnéesdanslessphèresconcentriquesdessinéesparlafamilleroyale,lahautenoblesse,lestalentsoulespersonnalitésàlamodeetlagentry.Sicertainsmembresduclergénedédaignentpasleséjourdurivage,ilsn'encritiquentpasmoins les formesdesociabilitéqui s'ydéploient.Lorsque labourgeoisiemanufacturièreoucommerçantecommencedefréquenterlesstations,c'est en fonction d'autres rythmes et d'autres usages, quel que soit son désird'imitation. Il convientde souligner ceprimat initialde l'aristocratie, tant il estdevenu commun chez les sociologues du Continent d'analyser le rituel de lavillégiature balnéaire commeune réplique aumodèle aristocratique du château,inventéeparunebourgeoisiedésireusedeconforterlalégitimitédesonpouvoirparunemiseenscèneinédite.Thèseerronéequi,àl'évidence,subitl'emprisedestardives splendeurs d'Ostende et deDeauville, àmoins que ce ne soit celle du

Cabourg proustien. En Angleterre, en France, et parfois sur les bords de laBaltique,c'estlahautearistocratiequijouelerôleconducteur;biensouvent,cesontlesfamillesroyaleselles-mêmesquidécidentdelacréationoudelavoguedesstations;cesontellesqui,detoutemanière,provoquentl'effetdemode73.Leprocessussesitued'ailleursdansledroitfildeceluiquiavaitfaitlafortune

desspas.Granvillesoulignequ'en1733,lalistedesbaigneursdeScarboroughselitcommelegotha74;or,noussavonslerôledetransitionjouéparcettestation.Plus d'un siècle plus tard (1841), Scarborough, dont le recrutement s'estdémocratisé, continue d'être fréquenté par les distingués ; durant la saison, lavillepossèdeencoresagazettequientendfairelamodeetquipublielalistedesnouveauxvenusdanslastation75.Plus révélateur le cas deWeymouth, bien que cette plage soit située à cent

trentemiles deLondres.En178076. le duc deGloucester, frère du roi, y passel'hiver ; il y construiraGloucester Lodge, appelée à devenir résidence royale.Pourraisonmédicale,leroiGeorgeIIIvienteneffetyprendreleseaux;en1789,sonpremierbaindemerfournitl'occasiond'unetouchantecérémonieaquatique77.Dès lors, le souverain séjourne régulièrement à Weymouth. L'analyse de lachronique du Gentelman's Magazine révèle l'emploi du temps de la familleroyaleentrele25juilletetle14août1789,datedesondépartpourunassezlongséjouràPlymouth,envuedevisiterlaville, leport, lacitadelleetdepasserlaflotteenrevue78.Cetteannée-làdonc,lecoupleroyal,lesprincessesainsiqueleducdeGloucester,arrivéplustardivement,séjournentàWeymouth.Leursgestes,même les plus menus, sont annoncés dans la presse. Pitt et les ministres quiforment le conseil privé sont là quand les affaires le réclament, mais ils nepartagentpaslegenredeviedelafamilleroyale.Deprimeabordfrappentl'importancedubateauetl'attraitexercéparleséjour

enmersurleshôtesdeGloucesterLodge.Voilàprèsd'undemi-siècle,ilestvrai,quelahautearistocratiegoûtelesplaisirsduyachting.Durantlesvingtjours, lesmembresdelafamilleroyaleprennentunthésurleMagnificent,effectuenttroispromenadesàbordduSouthampton,sanscompteruneplus longueexcursionendirection des châteaux du voisinage. En revanche, ils n'assistent qu'à une seule«selectpartyathome»,à l'occasionde l'anniversairede laprincesseAmelia.Unegammed'autresdistractionss'offrenttoutefois.GeorgeIIIsebaignedeuxfoisdans lamer,encompagniedesprincessesoude la reine,etgoûte, à la suitedupremierbain,unbold'airmatinal.Pardeux fois, la famille royaleeffectue, surl'Esplanade et la New-Terrace qui s'étendent devant Gloucester Lodge, unepromenadevespéralequiseprolongejusqu'àvingtetuneheures.Acelas'ajoutentlesrandonnéesduroi,àchevalouenvoiture,sur lesableoudans lacampagne

environnante ; de leur côté, les princesses rendent une visite aux boutiques deWeymouth.TandisqueLouisXVIaffrontelarévolutionparisienneetsubitl'abolitiondes

privilègesdansunVersaillestumultueux,quin'aplusguèredetempsàconsacrerauxbergeries,leroid'Angleterreetsafamille,loindesfastesdelacour,goûtent,encetété1789,desplaisirsnaturels,tiréspourl'essentieldelaprésenceoudelaproximitédelameretdupeuple79.L'impératif thérapeutiquequipèsesurunroidéprimé mais encore capable de tenir son rôle ne suffit pas à expliquer ladifférenced'attitude.Ladistanceestgrandeentrelerégimeetlaculturepolitiquesdesdeuxnations,maisaussientre lesdeuxfaçonsaristocratiquesd'apprécier lanatureetsesplaisirs.Plus évident encore le poids de la royauté sur le destin de Brighton, plus

prochedeLondresqueWeymouth.DurantlaRégencecommesouslesrègnesdeGeorge IV et de Guillaume IV, la station fait figure de seconde capitale. Dèsl'origine, elle avait été fréquentée par l'aristocratie80. En 1756, le duc deGloucesteryeffectueuncourtséjour;l'annéesuivante,c'estletourduducd'York,autrefrèreduroi.Apartirde1771,ledernierdeceux-ci,leducdeCumberlandse révèleassidud'unestationque laprincesseAmelia, tantedu roi, fréquenteàson tour en 1782. On comprend dès lors que nombre d'aristocrates se soientempressés de louer à proximité du Steyne. En septembre 1783, le prince deGalles, en désaccord avec George III, vient y visiter son oncle, le duc deCumberland;ilchevauchedanslesdunes,joueaucricket;ilrevienten1787etse baigne dans lamer. Lesmédecins pensent que cela pourrait contribuer à leguérirdesongoitre.Dèslors,leprinceresterafidèleàBrighton;ilyséjourneraquarante-quatreansdesuite,installédansleMarinePavilion,premièrefigure–plusqueGloucesterLodge–duMarinePalace.Laprésenceattentiveduprince,du Régent, puis du roi va transformer une station thermale en un lieu devillégiatureetdeplaisirs81dontlaliberté,lagaietécontrasterontlongtempsaveclestyleunpeucompassédeWindsor.Enbref,pour lapremière fois,s'opère lebasculementduthérapeutiqueversl'hédonique,quicaractérisera,aucoursduXIXesiècle,touteslesgrandesstationsduContinent;mutationquesauraaccomplirleducdeMorny,ailleursetbienplustardivement.Jusqu'àlafindesonrègne,en1837,GuillaumeIVàsontour,séjournel'hiverà

BrightonencompagniedelareineAdélaïde.Victoria,enrevanche,trouvevitelastationtropbruyanteetlafoulequil'encombretropfatigante;lareine,quidétestel'architectureduPavillon,neréussitpasàmenerdanscecadrelavieprivéedontellerêve,aumilieud'unefamillequinecessedes'étendre.LeprinceAlbertnepeutguèrejardineràBrighton;ilestdevenudifficiledes'ybaignerdanslamer.Après1845,toutencontinuantd'envoyercertainsdesesenfantssurlerocher,la

reinepréféreraOsborne,dansl'îledeWight,maintenantainsilecontrasteaveclanouvelle famille royale française, dédaigneuse de la mer et de ses rivages.Ajoutonsquec'estàBrunswickTerracequeMetternichpassera,àpartirde1848,leplusclairdutempsdesonexilanglais.Toutestationa, initialement,besoindelaprésenced'unmembredelafamille

royale,sielleveutattirerlesdistingués.WorthingtireainsiprofitduséjourdelaprincesseAmelia(1798);Southendsedéveloppeaprèsqu'en1801laprincesseCharlottedeGallesyeutétéenvoyéeparsesmédecins.LavisitedeGeorgeIIIalancéSidmouth(1791).L'îledeWightaprofitédupassagedeCharlesXexilé,desestristespromenadessurlaplagedeCowes82et,plusencore,delaprésencedelareineVictoria.Durant les années 1830, la vie sociale d'une grande station, telle Brighton,

demeurepolariséeparl'aristocratie.LaGardeChambonasadécritavecprécisionl'« otium dulce »83 qui, en ce milieu, permet de surmonter le spleen, tout enrespectantleritueléprouvantdelamondanité.Legentlemanàlamodes'intéresseiciavanttoutàl'équitation,àlachasse,auyachting,aucricket;ildanseàl'OldShip;ils'informedel'heureàlaquelleilpourracroiserlesgrandssurlaChainPier ; il est avide de ces anecdotes, de ces nouvelles qui meubleront saconversation. Les dames consacrent lamatinée à la lecture, à lamusique et audessin, l'après-midi aux visites, aux boutiques, à la charité, à la promenademarine,lasoiréeaux«conversations»etàladanse84.Il en est de même en France, là où germe la villégiature maritime. Sous la

Restauration,lastationdeDieppe,enétroiterelationavecBrighton,dispose,nousl'avonsvu,d'unfastueuxétablissementdebains.Ellen'estplusseulementlelieuoù, selon la tradition, lesParisiens viennentvoir lamer etmanger du poisson.Elleestdevenue,durantlasaison,unerésidencearistocratique.Ledernierjourdejuillet1824,laduchessedeBerrylavisitepourlapremièrefois.Jusqu'àlachutedurégime,elleyreviendrachaqueannée,saufen1828.Marie-Carolines'efforcedelancer lamodedesbainsdemeretd'imposer lamarqueroyaleàunestationdontelleentendfaireunsymbolede ladynastiedesBourbons.LouisXVIavaitmanifestéunegrandesollicitudeàl'égarddelamarine;sesvisitesauHavre,lessuccèsremportéssurmercontrelaflotteanglaise,quicontrastentavecleséchecsretentissants subisdurant lesguerresde laRévolutionetde l'Empire, incitent àexaltertoutàlafoislameretladynastie.Laproximitéduchâteaud'Arques,lieude laplus célèbrevictoiredupremier roibourbon,prèsduquel laduchessedeBerry s'est fait édifier un pavillon, conforte cette volonté d'une promotionsymbolique de Dieppe. L'aristocratie de la Restauration finissante s'y donnerendez-vous l'été et s'y livre avec délectation à ce que l'on appellel'«anglomanie»85.

Laduchesseveilleavecsoinàlamiseenscènedesonpersonnage86.Sonhabitd'amazone,sachemisetteblancheaucolserréd'unehautecravatedesoienoire,sonchapeauornéd'unvoileflottantdessinentunesilhouettequis'ancredanslesmémoires.Chaque « saison »,Marie-Caroline effectue dans la ville une entréeprincière. Les illuminations de la cité, les coups de canon, les acclamationspopulaires,lescoupletsquicélèbrentsavenueprécèdentlaremisedescadeaux,la comédie puis le bal donnés en son honneur. Le 3 août 1824, la duchesse deBerry,quiaautorisél'établissementdebainsàseplacersoussonpatronage,aétéconduiteàlameret«exposéeàlavague»parl'inspecteurdesbains,ledocteurMourgué87.Depuis lors, laduchesse affronte régulièrement les lames.Lorsd'unséjouràBoulogne, elle sebaigneunmatinàhuitheures, entouréedenaïades88.Sinon,ellesepromènesur leport, jouitduspectaclemarinduboutde la jetée,assisteaux lancements,effectuedesexcursions,à l'anglaise.LamèreduducdeBordeaux entend resserrer le lien qui unit la dynastie et le peuple, dont elleapprécielepittoresqueetlecontact;danslesruesdeDieppe,ellesemêleàlafoule;àl'HôteldeVille,ellereçoitlescadeauxdes«poissardes»duPolet;illui arrive de participer à un sauvetagedans le port, geste héroïquequi, l'annéesuivante,seracélébréauSalon.Enbref,avecladuchessedeBerrysedessine,àDieppe,unmodèledecomportementinspirédelamonarchieanglaise,quiauraitpumodifierl'imagedeladynastiefrançaise,silesTroisGlorieusesn'enavaientdécidéautrement.Lastation,notedanssonjournallecomteApponyi, l'ambassadeurd'Autriche,

vit à un double rythme. Jusque vers la mi-juillet, avant l'arrivée massive desaristocrates,c'estlerègnedumédecinetdesguides-baigneurs.Dieppen'estalorsfréquentéqueparceuxquiviennentychercherlereposet lasanté.Audébutdumois de juillet 1828, le comte Apponyi se baigne, joue au volant, croque lechâteaud'Arques,pêchelemaquereauavecunami,sepromèneenmer.Lesfillesde lady Granville dessinent sur leurs albums ; les dames de charité vonttranquillement soulager leurs pauvres.La vie sociale se résume à ces quelquescerclesdejeunesdamesetdejeunesfillesanglaises;mais«pasdevisites,pasderaouts,pasdesociétés.Ah!Quelreposdélicieuxdecorpsetd'esprit»89.Passélami-juillet,s'imposeunautrerythme,commencentlesarrivéesmassives

deParisetdeBrighton90.Lapresselocale,icicommeàBoulogne,publielalistedesarrivants,quelecomteprendsoindereproduireavecunegrandeprécision91.Alorss'impose lanécessitédesvisites,ycompriscellesqu'il faut rendreoutre-Manche. Les activités festives et ludiques s'intensifient. Les réceptions sesuccèdent ; la duchesse donne au château d'Arques des soirées costumées à lamode d'Henri IV. A l'occasion de l'une d'elles, Rossini, qui passe deux étés àDieppe, compose des cantates. Marie-Caroline tient « cercle » à la sous-

préfecture ;dans lavillesemultiplient les«réunions».Demédiocresconcertsd'amateurs,desbals,desfeuxd'artificetententdedonneràlastationl'apparenced'unséjouràlamode;maistouslestémoinss'accordentàsoulignerlapauvretédecesactivités,comparéesauxfastesdeBrighton.LaduchessedeBerry,comme lesmembresde la famille royaled'Angleterre,

possède son yacht ; il est à la couleur de la dynastie, blanc, rehaussé d'or ; lesalon,oretcramoisi, lasalleàmangertouteblanche.Al'occasiondesfêtes,onillumine lebâtiment.LesnoblesquiséjournentàDieppe imitent laduchesse,sepromènent sur le port, effectuent des promenades en mer, acquièrent cettefamiliaritéavec l'élément liquidequicaractérise l'aristocratieanglaise.Unsoir,laprincessedeBéthume,MadamedeSaint-AldegondeetladuchessedeCoigny,surla jetée,reçoiventdansleurspropresmainslefilind'amarragedubateauducomteApponyi,qu'ellestraînentjusquedansleport92.LaduchessedeBerryparsa présence anime l'activité charitable, patronne les quêtes effectuées dans leséglises,stimulelebazardecharité.Touslesindividusàlamodeseretrouventàdespartiesdecampagne,tellecellequi,le24juillet1830,sedérouleauchâteaud'Eu.Maisquatrejoursplustard,lesteamerdeBrightonestbondé;lesAnglaisse

sauvent précipitamment ; Chateaubriand, arrivé de Paris, retourne dans lacapitale. A Dieppe, cependant, on juge mal, à chaud, de l'importance desévénements de cette fin juillet ; et le comteApponyi note dans son journal, aulendemain des Trois Glorieuses (30 juillet) : « les dames dema connaissanceétaientàprendreleurbaindemer.»93Larévolutionde1830, loinde larompre,vasouligner l'associationsymboliquede lanoblesse française etde lavillégiaturemaritime.Lenouveau roidélaisseDieppe, au profit de sa résidence d'Eu, qui n'est pas une station balnéaire. Labourgeoisieque labranched'Orléans tendàreprésenterfréquentedepréférenceles stations thermales de l'intérieur. Il faudra attendre l'avènement deNapoléonIII,quien1812déjà,àl'âgedequatreans,s'étaitbaignéàDieppeencompagniedesamère, la reineHortense94,etceluid'EugéniedeMontijo,habituéedanssajeunesse des plages du pays basque, pour que s'accomplisse, à nouveau et forttardivement, une promotion de la villégiature maritime ; encore celle-ci nes'accompagnera-t-elle pas de la visée symbolique qui avait été celle de laduchessedeBerryenfaveurdeladynastiedesBourbons.Cependant,après1830,unepetitefractiondelanoblesselégitimiste,désireuse

de montrer sa discrète fidélité à un genre de vie élaboré sous les derniersBourbons et auquel elle avait pris goût, se replie sur quelques petits trous dulittoral. A Luc-sur-Mer, à Courseulles, en 1832 et en 1833, se déploient ainsid'obscurespratiquesnostalgiquesquipréludentà l'exil intérieur.Loève-Veimars

lesévoque,l'annéesuivante,danslaRevuedesdeuxMondes:«Larévolutiondejuillet venait de disperser ce qu'on nomme le beau monde. Les malheurs del'aristocratieétaienttroprécents,ellenepouvaitencoresemontreraumilieudesfêtes et des plaisirs deBade, deTœplitz et deSpa.La société bourgeoise, quis'élevaitdéjà avecbeaucoupd'éclat sur lesdébrisde l'autre, avait envahi cetteannée-là lesPyrénées,Aix etPlombières ;Dieppe rappelait des souvenirs tropvifs.Ons'étaitdoncréfugiésur lemélancoliquerivagedeLuc.Desfemmesquirévélaientencorepar leur jeunesse,par leurbeautéet leuresprit, lesavantagesd'ungrandnom,desgrandsnomsrenomméscommelafleurdespoisdufaubourgSaint-Germain, quelquesministres tombés [...] se réunissaient chaque soir dansunemisérablesalled'auberge.Lematin,onlesvoyaitpartirparpetitescaravanes,les grands seigneurs à pied et les grandes dames sur des ânes, et se promenertristementlelongdelavastemer,commesepromenait,aprèssadéfaite,lapetitecourdeJacquesIIsurlerivagedeLaHogue»95.Dans lesÉtats allemands, enHollandepuis enBelgique, c'estune sociétéde

marchands, de fonctionnaires ou de médecins qui, le plus souvent, fondel'établissement de bains. Cependant, les souverains, despotes éclairés au petitpied, veillent attentivement au destin de stations dont ils encouragent parfois lafondationoul'essorparladistributiondeleursdeniers.C'estavecleconcoursdugrand-ducdeMecklembourg-Schwerinque le docteurVogel installe en1794 lepremier bain de mer à Doberan. Un quart de siècle plus tard, un voyageuranonymesedéclareflattédes'ybaignerencompagniedel'héritierdumonarque96.En 1801, la duchesse d'Oldenbourg fait don d'un carrosse-voiture de bain à lastationquisecréedansl'îledeWangerooge.En1824,leroidePrusse,quidéjàavait, en 1820, encouragé la construction d'un établissement de bains demer àColberg, nomme la direction de la station de Swinemünde, lui accorde dessubsidesetparticipeàl'embellissementduclub.Aussi,Swinemündedonne-t-ellechaqueannéeunebrillante fêteà l'occasionde l'anniversairedusouverain97. LeroideHanovrepossèdeunerésidencedansl'îledeNorderney;lefaitestattestéen1837.Legouverneurd'IslandefréquenteTravemünde.LavoguerenaissantedeScheveningenaprès1818doitbeaucoupauxséjoursréguliersducomteGisjbertKarel Van Hogendorp, le principal promoteur de la restauration de la maisond'Orange-NassausurletrônedesPays-Bas98,Apartirde1834,leroiLéopoldIeretlareineLouise-Mariepassentla«saison»àOstende99;laprésenceducoupleroyalstimulel'effortd'équipementdelastation.Ilseraittoutefoiserronédepenserquelanoblesseeuropéenneetlesmembres

de la gentry anglaise se retrouvent seuls, l'été, sur les bords de la mer, encompagniedequelquesartistesetdequelquespersonnagesàlamode100.Certes,les rares pratiques populaires ou petites-bourgeoises plus spontanées que nous

avonsdécritesnesauraientsuffireàengendrercettesociabilitéfinementcodifiéequi caractérise alors la villégiature maritime. Au fil des décennies toutefois,l'appesantissement des injonctions médicales, le désir croissant d'imiter lesgrands, l'amélioration des moyens de transport qui facilitent l'organisation departies de plaisir à proximité des grandes agglomérations concourent àl'apprentissage et à l'extension sociale de pratiques qui se trouvent alorsdiversement réinterprétées. En fonction du recrutement, s'opère une mouvantedistribution des stations sur l'échelle de la qualité, s'effectue, en de nombreuxendroits,unemodificationducalendrierdesséjours.L'enquête très précise publiée par Granville en 1841, l'année même de

l'ouverture du cheminde fer deBrighton, permet de détecter cette banalisation.Depuis1754, la saisonà lamodea évolué101. Initialement, aristocratie,gentry,écrivainsetartistesàlamodefréquentaientBrightonenjuin,enjuilletetenaoût;telétaitencorelecalendrierautempsdelaRégence;seulsceuxqui,dansunbutthérapeutique, préféraient les eaux froides séjournaient ici à l'automne. Par lasuite,laproximitédeLondresfavoriselavenuedenouvellescatégoriessociales;ce qui incite nombre d'aristocrates à se replier àRamsgate, àHastings ou à serendre sur les nouvelles plages du Devonshire. Les fidèles préfèrent dès lorsrésideràBrightonenseptembreetenoctobre,aprèsledépartduvulgaire.L'étése trouve ainsi abandonné aux négociants londoniens ; en 1841, le mois deseptembre est devenu celui des hommes de loi.Alors s'instaure pour le publicdistinguél'habitudedeséjournerennovembre,endécembreetenjanvier;cequirendplusdifficile lapratiquedesbainsdemer, d'autant que la voguedes eauxfroidescommencedes'estomper.AudébutdurègnedeVictoria,laplagedeBrighton,l'été,estsouventperçue–

par la reine elle-même – comme un endroit bruyant, bondé de commerçants.En1827déjà,leprincePückler-Muskauconsidèreavanttoutlastationcommelarésidenced'hiverdu«monde»londonien102.A l'autre bout du pays, le calendrier de la saison de Scarborough s'est, à en

croireGranville, lui aussimodifié.La stationcontinued'être fréquentéepar lesmembres de l'aristocratie terrienne de l'East et duWest-Ridings ;mais ceux-cin'arriventdésormaisqu'àl'issuedesgrandescoursesquisetiennentsurlaplageau mois d'août ; alors, écrit-il, la grande masse des visiteurs « d'origineignoble»103abandonnelaplaceauxmembresdesclassessupérieures.Vers1840,danscertainesstations,lerecrutementdemeurepopulaired'unbout

à l'autre de la saison. C'est pour cette raison que les Tuggs, mis en scène parDickens104en1836,refusentdeserendreàGravesendetmêmeàMargate,qu'ilsconsidèrentcommelerendez-vousdesboutiquiers.Granville,poursapart,trouveTynemouth très peuple ; la proximité deNewcastle et la foule qui fréquente la

stationdécouragentdésormais,selon lui,dese jeterà l'eauaumilieude tantdepauvretéetdetantdelaideur105.Nombre d'habitants des grandes cités manufacturières cherchent à échapper,

l'été,à lachaleurde laville.CeuxdeManchester,désireux,écritGranville,dedébarrasser leur peau des déchets industriels et de fuir la fumée des usines, serendent à Southport. La station devient le rendez-vous des fabricants et desartisansriches,lesquelspeuventtoutauplusyséjourneruneoudeuxsemaines.Laplage commence même d'attirer le peuple laborieux ; une publicité tapageuseproposeeneffetauxouvriersdeManchesterdepasser,pourunesommemodique,cinqheuresàSouthport106.ABlackpool,plusaunord,serencontrentdesmanufacturiersduLancashireet

desbourgeoisdePreston.Alatabled'hôteduNixon'sHotel,en1840,letouristetrouveraunmaîtredeforgesdesenvironsdeBradfordoud'Halifax,encompagnied'unmarchandretraité,venudeLiverpool.Dumêmecoup,lesclassessupérieuresdePrestondédaignentlesmagnifiquessablesdeBlackpooletpréfèrentserendredanslesstationsplusnoblesduSussex107.Plus tard s'opère, sur le Continent, le même type de découpes ; à cette

différenceprèsqu'icilaréglementation,souventplusstricteetplusattentiveauxclivages sociaux, protège mieux, notamment en Allemagne, des affres de lapromiscuité.Notons,àcepropos,quetouteslesstationsseptentrionalesveillentàla partition des sexes et qu'elles réglementent sévèrement l'exhibition desnudités108 ; elles s'écartent en cela du modèle basque, nous l'avons vu, plusdésinvolte en la matière parce que la visée thérapeutique et la fréquentationaristocratiquenes'yimposentpasencore.En1827,rappelons-le,lastationdeSwinemünde109avaitreçulavisitedemille

deuxcentsbaigneurs,aristocratesetgrandsbourgeoispour laplupart ;unetelleaffluence impose une stricte partition. La plage, telle qu'elle nous est décritel'année suivante, estdiviséeencinqzones.Celledumilieu, largedecinqcentspas,doitrestervide;elleapourfonctiondeséparerlesdeuxsecteurs,réservésl'unauxhommesetl'autreauxdames.Dèsl'âgedequatreans,lespetitsgarçonsdoiventcesserd'accompagnerleurmère,ilssevoientconfiésàunsurveillant,surlaplagedeshommes.Orcetteclassiquedistributionselonlesexe,quisepratiqueàBoulogne,àGranvillecommeàDieppe,sedoubleicid'unefrontièresociale.Lesecteur dévolu au sexe masculin est divisé en deux zones. Dans la première,s'ébattent lesmembresdesclasses inférieures,dépourvusdecabinescommedevoitures de bain. Le second secteur de sable est réservé aux riches ; ceux-cidisposent de vingt ou trente cabines équipées, de voitures et d'un chemin deplanchesquiéviteàleurspiedsdélicatsd'éventuellescoupures.Lapremièredes

zonesréservéesauxdamesbénéficiedumêmetyped'équipement,dontsetrouventprivéeslesfemmesdesclassesinférieures,cantonnéesdanslederniersecteur.On comprend que de tels règlements aient assez vite fait disparaître des

pratiquesspontanées,antérieuresaudéploiementdelavillégiature,decesébatspopulairesquenousavonsrepérésàScheveningenouquelesvisiteursdécouvrentdans le « bain gratuit » d'Ostende ou bien à Blankenberghe110. Le peuple deRostockavaitnaguèrepourhabituded'organiserdespartiesdeplaisirsurlesablede Doberan ; on venait ici acheter du poisson et le faire cuire sur la plage.L'ouverturede l'établissementdebains entraîne ledépérissementde cetusage ;en1823,iladisparu111.Lamassificationdelavillégiaturemaritime,accomplieoupressentie,suscite,

avantmême1840,lacritique,ladérision,voirelarépulsion.Plusieursœuvresdefiction et des fragments d'écriture intime illustrent à ce propos lamontée de ladiatribeetl'évolutiondesesformes.En1817,JaneAustenécritSanditon.Pourlapremièrefois,àmaconnaissance,lasociabilitéorganiséeautourdubaindemerdevient objet central d'une œuvre romanesque. La dérision dont fait preuvel'auteur ne s'exerce pas seulement à l'encontre dudiscours et des conversationsbanales sur le pittoresque de la mer112 ; elle s'en prend aussi à l'inculture, aumanquedemoralité,àlabêtisedeceuxquiontdécidédeséjourneràSanditon;elles'attaqueàcetartbourgeoisdurepos,nédudésird'imiterlesgrandsetdeladiffusiondelanouvellesensibilitécénesthésique.Sanditon constitue l'imagemême de la station dérisoire ; un anti-Brighton en

quelque sorte113, fondé par un chasseur de locataires, Mr Parker, pitoyableprofiteurdel'obsessiondelasanté.Quelqueslogementsvitebaptisés«ProspectHouse»ou«CottageBellevue»,etsurtoutunemodesteEsplanade,équipéededeuxbancsetsurlaquellesepavanentleshérosduroman,constituentledécordescènes ridicules. La plage ne figure ici que dans un arrière-plan. Le petit-bourgeoishilarant, lebellâtrechasseurdedot, sortedesous-Lovelace, ladameparvenue et sansmoralité, la riche héritière venue desAntilles se fourvoyer àSanditon,legrosgarçonparesseuxquinecessedes'empiffrerévoluentsouslesyeux d'une jeune et lucide spectatrice de la bourgeoisie du Sussex, orphelinepauvre mais avide. Rien dans le roman, par ailleurs inachevé, n'évoque laprésenced'unpublicréellementpopulaire.Quelque peu différentes de tonalité, les critiques décochées à Brighton par

WilliamCobbetten1822etparJohnConstableen1824114;ellessesituentdansla lignedecelles formuléesnaguèreparTorrington.Lepeintreexprimeainsi lasouffrancenéeducontrastequis'instaureentrelamagnificenceduspectaclemarinetletumulted'unPiccadilly-sur-Mer;entrelesfastesdelanatureetlecaractèreartificielduritueldelaMarineParadeoudelajetéedesdandies.

Toutautreencore,letondelanouvelleécriteparDickensen1836:LafamilleTuggsàRamsgate115.Cettefois,commeenFrancechezHenriMonnieretbientôtchezLabiche,sedéploieladérisionàl'étatpur.Lehéros,unépicierquiafaitunriche héritage, entend être à la mode. Dans ce but, il décide de séjourner àRamsgateencompagniedesonépouse,desonfilsetdesafille.Cequinousvautunpittoresquetableaudelaplage:« Les dames s'occupaient à des travaux d'aiguilles, faisaient des chaînes de

montres,tricotaientoulisaientdesromans.Lesmessieursparcouraientjournauxetrevues.Les enfants, avecdespellesdebois, creusaientdans le sabledes trousquel'eauvenaitremplir.Lesbonnes,leurspetitsdanslesbras,couraientaprèslesvagues, puis se sauvaient, les vagues courant après elles ; et de temps à autre,quelque barque à voile partait, chargée de passagers gais et bavards, ou bienrentrait, ramenant des gens fort silencieux et paraissant remarquablementmal àl'aise»116.Noshéros, en souliers jaunes, sontassis surdeschaisesde jonc.Lepèrelorgnelesjeunespersonnesquientrent,avecleurserviette,dansdesvoituresdebainprêtesàpartirversleslames.LesTuggsmangentdescrevettes,puis«contemplent lescrabes, lesalgueset

les anguilles ». Ils se retrouvent, le soir, dans unCasino bondé, en compagnied'aigrefins,depetits-maîtresetdematronesquipratiquentlachasseaumaripourle compte de jeunes personnes. Durant six semaines, les jours se succèdent,monotones:«Lematin,laplage;àmidi,lesânes;l'après-midi,lajetée;lesoir,leCasino;etpartoutlesmêmesgens»117.L'actionseréduitauflirtdérisoirequidébouchesurlechantageàl'adultère.La nouvelle de Dickens vient clore notre analyse. Le Ramsgate des Tuggs

atteste ladiffusiond'unepratique,solidement installée,deSwinemündeàSaint-Sébastien,avantmêmel'avènementdeVictoria.En1841,lechemindeferdéverseles foules àBrighton.La station l'emporte définitivement surBath, sa rivale denaguère, mais le sens de la fonction demaître des cérémonies s'est égaré ; laplagemoderneestnée,dontnousnoussommesefforcéd'esquisserlagénéalogie.

1DanielRoche,LesiècledesLumières...,op.cit.,t.I,p.232.2 Jean-Marie André, L'otium dans la vie morale et intellectuelle romaine des origines de l'époque

augustéenne.Paris,P.U.F.,1966etSuzanneBarthélemy,DanielleGourevitch,LesloisirsdesRomains,Paris,C.D.U.– S.E.D.E.S., 1975, auxquels nous sommes ici redevable. Sans oublier le livre classique de JohnH.D'Arms,RomansontheBayofNaples,Cambridge,Mass.,1970.Au milieu du XIXe siècle, Ludwig Friedlander (Mœurs romaines du règne d'Auguste à la fin des

Antonins,Paris,Reinwald, traductionCh.Vogel, t. II,1867,pp.333-401et480sq.et t. III,pp.110-113)serévèle,plusqueVictordeLaprade,DanielNisardetMommsen,attentifàlavillégiatureauborddelamer.Enrevanche,l'ouvragecitéd'EugènedeSaint-Denis,publiéen1935(LeRôledelamerdanslapoésielatine...,

notamment pp. 97 sq., 105 sq., et 467 sq.), unit, à ce propos, l'érudition et l'anachronisme : à l'évidence, ladescriptiondelavillégiatureantiqueysubitl'emprisedelafiguredelaplagemoderne.3Cf.supra,p.145.4Cf.SuzanneBarthèlemyetDanielleGourevitch,op.cit.,p.20destextescités.5 A titre d'exemple, « Une excursion à Ostie », texte d'un chrétien du IIIe siècle cité par Suzanne

Barthèlemy...,op.cit.,pp.83-85.6Cf.l'analysedéjàprécisedeLudwigFriedlander,op.cit.,t.II,pp.391sq.7AprèslasessionduSénat.Parmilesplusprestigieusesdecesvillasmaritimes,ilconvientdecitercellede

Tibère à Sperlonga dans le sud du Latium et sa grotte ornée de statues d'Ulysse et de Polyphème, cf. F.Coarelli,Lazio,GuidearchéologiquedeLaterza,Rome,1982,pp.343-352.8Cf.leprésidentdeBrosses,supra,p.64.9Notamment,op.cit.,t.I,pp.157sq.10JacquesCambry,op.cit.,pp.203-205sq.11AlexandreGrimoddelaReynière,op.cit.,p.12.12Cf.infra,p.314.13Aubin-LouisMillin,op.cit., t. III, pp. 350-351.L'existence de telles bastides dont il est fait unmême

usageest soulignéedans la régiondeNiceen1795parAlbanisBeaumont. (Travels through theMaritimeAlpsfromItalytoLyonsacrossthe«coldeTende»bytheWayofNice,Provence,Languedoc,Londres,1795,pp.89-90.)14DanielLescallier (VoyageenAngleterre,enRussieetenSuède faiten1775,Paris,Didot, anVIII,

pp.37-38),soulignebienl'essordecettemode:«Lescapitainesdevaisseau,etlesofficiersgénérauxquisontàleur aise, les seigneurs etbeaucoupdeparticuliers aisés,mêmedeceuxquine tiennentpoint à lamarine,s'amusentàfaireconstruireetgréerdesyachts,oubateauxdeplaisir,de80ou100tonneaux,plusoumoins,quileurserventdanslesbellessaisonsàfairedepetitsvoyageslelongdeleurscôtes,enFrance,enHollande,quelquefois jusqu'à Lisbonne ou Cadix [...]. Ces particuliers ont formé une société qu'ils nomment le Clubnavigant,etsesontdonnéununiformevert,parementsblancs,galonnéd'or.Leministredelamarinefait touteslesannées,dansunyacht, la tournéedesportsduroi [...]Leroiet la

reineontaussichacunleuryacht,superbementdoréetdécoré...».Enaoût1785,MiladyCravenclame,deGênes,sonregretd'êtresurunefelouque:«jeneconçoisriende

plusagréablequed'avoirunyachtanglais,propreetcommode,etunecompagniedequatreoucinqpersonnesde bon sens, pour aller en Italie, le long des côtes, comme je le fais : la vue estmagnifique ». (Voyage deMiladyCravenàConstantinopleparlaCriméeen1786,Paris,1789,p.49.)NousavonsvuleplaisirquegoûtaitpoursapartHenryFielding.15Cf.EdmundW.Gilbert,Brighton..., op. cit.,notammentpp.89sq.En cequi concerne les précisions

concernantl'équipementdeBrighton,nousdevonsbeaucoupàAntonyDale,TheHistoryandArchitectureofBrighton,Brighton,BredonandHeginbothom,1950etFashionableBrighton,1820-1860,Londres,CountryLife,1947.16FannyBurney,DiaryandLettersofMrsd'Arblay.op.cit.,t.I,pp.217-228,280-311ett.II,pp.158-

183.17Pourcequisuit:TheTorringtonDiaries[...],op.cit.,pp.87-103.18Les spécialistes de géographie historique ont analysé, dans sa variété, le processus de croissance des

stationsbalnéaires,distinguantlesanciensvillagesdepêcheurs,leszonesrésidentiellesnouvellesdéveloppéesàproximitédes agglomérationsportuaires et les créationsexnihilo le long des plages ou aux abords de sitesagréables.Voirnotammentl'ensembledestravauxeffectuéssurcesujetparEdmundW.Gilbert.Souventdequalité,maisd'unproposdifférentdunôtresontlesouvragesdeH.G.Stokes(TheVeryFirstHistoryoftheEnglish Seaside, London, Sylvan Press, 1947), de Ruth Manning Sanders (Seaside England, London,Batsford, 1951), de Anthony Hern (The Seaside Holiday : The History of the English Seaside Resort,London,CressetPress,1967)etdeJaniceAndersonetEdmundSwinglehurst,TheVictorianandEdwardianSeaside(London,1978).19Ontrouveraunebibliographieetunechronologietrèsrécentesconcernantceprocessusin:Saisonam

Strand :Badeleben anNord-undOstsee, 200 Jahre,Herford,Koehler, 1986.Catalogue d'une expositiontenueàHambourgàl'AltonaerMuseum,16avril-31août1986.

20Ilfautdirequ'enjuillet1783,unpasteuravaitadresséauroidePrusse,FrédéricII,unepétitionréclamantl'ouvertured'unétablissementdebainsdemerdansl'îleJuist,prochedeNorderney.Letextedecettepétitionfiguredans lecataloguecité,SaisonamStrand...,p.12.Voiraussi J.D.W.Sachse,UberdieWirkungenunddenGebrauchderBäder,besondersderSeebäderzuDoberan.Berlin,1835.Ilconvient,d'autrepart,designalerl'importancedel'Histoirenaturelledelamer,publiéeparOttoàBerlinen1792(NaturgeschichtedesMeeres).En1793,lesAnnalenderBrittischenGeschichte (t.VII)décrivent lesbainsdemeranglaisdeDeal,de

Weymouth, de Harwich. Cette année-là, tandis que Lichtenberg penche pour la mer du Nord, le docteurWoltmannprêchepourlaBaltique.A partir des premières années du XIXe siècle, la littérature sur les bains de mer est considérable en

Allemagne.Dès 1801paraît le premier ouvrage surNorderney ; celui deFriedrichWilhelmvonHalem, quiserarééditéen1815eten1822sousletitreDieInselNorderneyundihrSeebad.En1818paraîtl'ouvraged'AugustRugesurlesbainsdemerdeCuxhaven(UberSeebäderimallgemeinenundbesondersüberdasSeebadCuxhaven).Dès lors, les grandes stations publient leurs annales : à titre d'exemple : Annalen des Travemünder

Seebades, 1817. Puis C.G. Hecker décrit la station de Putbus (Uber das Seebad bei Putbus), en 1821,JohannLudwigChemnitz, celledeWangerooge (Wangeroogeunddas Seebad), qui sera aussi décrite parLasius(BeschreibungvonWangerooge);Haffner écrit sutZoppot, vonColditz sur l'île deFöhr,Pfaff surKiel, Van der Decken sur Helgoland, Formey sur Doberan. Nombre d'articles du journal de Hufeland sontconsacrés aux bains de mer d'Allemagne. La bibliographie comporte encore bien d'autres titres. Nousremercions, à ce propos, Robert Beck de la documentation qu'il a réunie et qui complète bien celle ducataloguecité.21 L'article (Warum hat Deutschland noch kein grosses öffentliches Seebad ?) sera plusieurs fois

réédité, cf. inVermischteSchriften, vonLudwigChristianLichtenberg, t.V,Göttingen, 1803, pp. 93-115 eten1818,inAbendroth,RitzebüttelunddasSeebadzuCuxhaven,Hambourg,1818.22Reise einesGesunden in die Seebäder Swinemünde,Putbus undDobberan.Berlin, 1823 (voyage

effectuéen1822).23EdouarddeMontulé,VoyageenAngleterreetenRussie...op.cit.,t.II,pp.58-59.24Lesdocumentsfontparfoisétatdedatesdifférentes;cequisecomprend;ilestquelquepeuarbitraire

devouloiràtoutprixdateravecprécisionlagenèsed'unestation.25 En 1828, le docteur Kind décrit la saison à Swinemünde. Docteur Richard Kind, Das Seebad zu

Swinemünde,Stettin,1828.26En1823,FriedrichvonVarnstedt,quifréquentelacourdeDanemark,décritavecprécisionlastationde

Wyk,soulignantlesdistractionsquis'offrentaubaigneur,cf.SaisonamStrand...,Cataloguecité.p.22.27 Stierling,Über Seebäder in den Niederlanden, paru dans leHufeland's Journal. Les annales des

bainsdemerdeTravemündeavaientété traduitesenhollandais ; il semblequecette traductiona incitéà lafondationdebainsdemeràZandvort.28Surl'histoiredesbainsdemeràOstende,voir:Pasquini,Histoirede la villed'Ostendeetduport... suivied'unvademecumduVoyageuràOstende,

Bruxelles,1843.DocteurGeorgHartwig,Guidemédicalet topographiquedubaigneuràOstende...,op.cit. Docteur Louis Verhaeghe, Traité pratique des bains de mer..., Ostende, 1855. Yvonne du Jacquier,Ostende et Spa, Ostende, 1965. Ainsi que l'ouvrage de seconde main de Robert Lanoye, L'épopéeostendaise,1971.29DanielLescallier,op.cit.,pp.12-13.30MémoiresdeBrissot...publiésparsonfils,Paris,Ladvocat,1830,t.I,pp.271sq.31SamuelIreland,APicturesqueTour...,op.cit.,t.II,pp.191-193.32Lafaçade,longuedecentcinqpiedss'ouvraitparunegrilledeferforgésoutenuepardeuxcolonnesde

marbreetagrémentéed'unobélisque.Surlesommetdelatroisièmevoûtedesbainsétagés,uneterrasseetunparterreautorisaientlapromenade.33 Docteur Pierre, J.B. Bertrand, op. cit., t. II, pp. 165 sq. Voir aussi Souquet, Essai sur l'histoire

topographiquephysico-médicinaledudistrictdeBoulogne-sur-Mer,op.cit., pp.53-59.A l'encroire, lepraticienauraitprescritl'eaudemerdès1756.LapremièrehistoiredesbainsdeBoulogne,trèsdocumentée,

estcelled'ErnestDeseille,L'ancienétablissementdesbainsdemerdeBoulogne.1824-1863. Boulogne,Aigre,1866.Ony trouvedeprécisesstatistiquesconcernant lesprix, lesvoitures, lesbainset lesbaigneurs.Ainsi,en1835,30.000bainsdemerontétéprisàBoulogne.34Cf.ladescriptionqu'endonneledocteurMourgué,médecindesbainsdemerdeDieppe,inJournaldes

bains de mer de Dieppe, op. cit., ainsi que celle d'Ange Pihan Delaforest, Premier voyage de S.A.R.Madame la Duchesse de Berry en Normandie, Paris, Pihan Delaforest, 1824. Quelques précisions indocteur Gaudet,Notice médicale sur l'établissement des bains de mer de Dieppe, op. cit., suivie d'unrapportsurcesujetàl'Académiedemédecineen1837parMM.Guersent,Lisfranc,Bousquet.Sur l'histoire de Dieppe : Simona Pakenham, Quand Dieppe était Anglais, 1814-1914, Dieppe. Les

informationsdieppoises,1971.(L'éditionanglaisedatede1967.)D'unemanière plus générale, sur les bains demer en France ou enBelgique, outre l'ouvrage deGabriel

Désert, La Vie quotidienne sur les plages normandes du Second Empire aux années folles. Paris,Hachette,1983,voirquelquesouvragesanecdotiques :PaulJarry«Bainsdemerdu tempspassé» in JohnGrandCarteret,L'Histoire, lavie, lesmœurset lacuriosité,Versailles,Sociétégénéraled'imprimerie, t.V,1928.GeorgesRenoy,Bainsdemerautempsdesmaillotsrayés,Bruxelles,Rossel,1976.35PihanDelaforest,op.cit.,pp.130-131.36Ibid.,p.129.L'auteurs'inspiredudocteurMourgué,op.cit.,pp.17-18.37Ibid.,p.130.38Ibid..pp.131-132.39Le27messidoran III (1795), le registredesdélibérationsduDirectoiredudépartementde laManche

faitétatdelarequêtedusieurChavoyquidemandeà«fixersonséjouràGranville»,oùsonépouse«prenddesbainsdemer».Selonlemaire(lettreadresséele24mai1836ausous-préfetd'Avranches),lesbaigneursétaientpeunombreuxavant1827.Cetteannée-là,une«cabane»estconstruiteàleurintentionsurunrocher,auborddelaplage.En1830,l'établissementest«métamorphoséengrandsalonoùlesbaigneurspeuventseréunirtouslesjoursetdanserdeuxfoisparsemaine»,ausond'unpiano.Neuf«petitescabinesportatives»sontmisesà ladispositiondecesbaigneurs,qui sontalors, chaqueannée, septouhuit centsà fréquenter lastation.Apartirde1837,HenriHeineypasselasaison,encompagniedeMathilde.Surtouscespoints,LaviebalnéaireetlesbainsdemeràGranville,cataloguecité.Sur les bains de mer dans la région d'Avranches, voir Marius Dujardin, « Histoire des bains de mer à

CarollesetàJullouville»,Revuedel'Avranchin.1954,ainsiquel'ouvragedevulgarisationd'ElieGuené,Deuxsièclesdebainsdemersurlesplagesdel'AvranchinetduCotentin,Manche-tourisme,1985.40E.Jouy(LouisGarneray,Vuesdescôtes...op.cit.,IIepartie(1832),p.19)citeencorelesbainsMarie-

Thérèse à La Rochelle, sur lesquels nous n'avons pu réunir de documentation mais qui, selon cet auteur,attiraientdéjànombred'étrangersavant1830.OntrouveaussidanslapremièrepartiedulivreunedescriptiondesbainsàBoulogne(p.45)etàDieppe(p.37).41DocteurViel,BainsdemeràCette,op.cit.,pp.7-10.42Cf.GabrielDésert,op.cit.,pp.15-18.43AlexandreDumas,Mesmémoires,Poissy,Bouret,1866,t.II,pp.275sq.44JeanChennebenoist,TrouvilleetDeautillevusparCharlesMozin,1806-1862,Deauville,1962.45E.Ducéré,NapoléonàBayonne,Bayonne,1897.46 Auguste Bouet, « Les Bains de Biarritz », art. cité, pp. 317 sq. En ce qui concerne une période

ultérieure:Ch.Hennebutte,GuideduvoyageurdeBayonneàSaint-Sébastien,Bayonne,1850.47PierreLaborde,art.cité,p.27.48 Le président François Habasque (Notions historiques..., op. cit., t. II, p. 313) remarque que des

baigneurs viennent l'été sur la petite plagedeCesson, vers 1830 : « aucun établissement debainn'y existe,chacunsebaigneoùet comme ilveut.Sous l'Empireonyvoyait les joursdecongé,beaucoupd'élèvesdesécoles » ; depuis, la baignadedans lamer leur a été défendue« dans l'intérêt desmœurs et de leur sûretépersonnelle»(p.314).49 L'Étude commence en France de l'architecture des bords de mer ; cf. le très intéressant article de

NathalieGlou,«villasbalnéairesdelaManche».(MonumentsHistoriques,n°1,1978,pp.34sq.)L'auteurdécritbienlestraitsspécifiquesdelavillabalnéaireainsiquesadiversitérégionaleetsociale.

50 Une fois encore, nous sommes redevable, pour ce qui suit, aux ouvrages cités d'Antony Dale etd'EdmundW.Gilbert.51Cetermed'architecturedesbordsdemerestempruntéàBath.52AdolpheBlanqui,Voyaged'unjeuneFrançais...,op.cit.,p.387.53MaispasGeorgeIV.54ComteA.L.C.LaGardeChambonas,Brighton,scènesdétachéesd'unvoyageurenAngleterre,Paris,

Aillaud,1834,pp.79-85et281-288.55A.PihanDelaforest,op.cit.,p.207.56Op.cit.,t.I,p.362.L'auteurvientyrêverencontemplantlamerdurantunquartd'heure,un30avril.57AbbédeSaint-Non,VoyagepittoresqueoudescriptiondesroyaumesdeNaplesetdeSicile, Paris,

1781,t.I,p.226.58Ladescriptionquisuits'inspiredu journaldeVivantDenon,qui figureenannexede l'éditionDidotdes

Voyagescitéd'HenrySwinburne,t.V,pp.74-76,durécitdeRolanddelaPlatière,Lettresécrites...,op.cit., t.II,pp.349sq.etdutravaildesynthèseeffectuéparHélèneTuzet(LaSicileauXVIIIesiècle,op.cit.,pp.431-448).L'auteuremprunteaurécitduvoyageeffectuéparJohann-HeinrichBartelsen1786etpubliéen1789-1791.59BesoinsoulignéparBartels,selonH.Tuzet,ibid.,p.438.Or,BarrelsvisitelaMarinaenhiver.60EmploidutempsdécritparVivantDenon,op.cit.,t.V,pp.74sq.61RolanddelaPlatière,op.cit.,t.II,p.349.62Op.cit.,t.V,p.74.63Ibid.,pp.74et76.64AntonyDale,TheHistory...,op.cit.,p.54.65Leuraménagementdéfinitifneserapasachevéavant1840.66CitéparEdmundW.Gilbert,Brighton...,op.cit.,p.101.67AdolpheBlanqui,op.cit.,p.387.68LaGardeChambonas,Brighton...,op.cit.,p.125.69Ibid.,p.25.70A.B.Granville,The Spas of England and Principal Sea-Bathing Places. Londres,HenryColburn,

1841,t.I,«NorthernSpas»,p.160.71Ibid..t.I,p.183.72Ibid.,t.I,p.350.73 Il en est demême le long de ce que nous appelons la côte d'Azur ; cf. J.Voisine, « LesAnglais en

ProvenceauXVIIIesiècle.»Revuedelittératurecomparée,1956,pp.15-27.Ladécouvertedelacôted'Azurentantquestationclimatiques'opèreàpartirde1760,c'est-à-direaprèsquelesmaladesaientprisl'habitudedefréquenterMontpellier,dont lavogueavaitétéconfortée,après l'échecde1715,par l'émigration jacobite.Parmi les premiers hivernants deNice, après Smollett, on note les ducs d'York et deGloucester, frères deGeorgeIII.LesecondengageracommeprécepteurAlbanisBeaumontdontlesœuvrescontribuerontàmettrecetterégionàlamodeenAngleterre.Soulignonsquemaisonsinstalléesavecvuesurlamer,promenadessurlesjetées,excursionsenmersontcourantesdanslemilieudesAnglaisinstallésentreNiceetVillafranca,cf.AlbanisBeaumont,Travels...,op.cit.,pp.90-106.74Granville,op.cit.,p.151.75Ibid.,pp.182et188.76Cf.EdmundW.Gilbert,Brighton...,op.cit.,pp.15-16etAntonyDale,TheHistory...,op.cit.,p.30.77EdmundW.Gilbert,Brighton...,op.cit.,p.15.78Gentleman'sMagazine,«Diaryof theirMajesties's Journey toWeymouthandPlymouth»,1789,vol.

59,pp.1046-1047,1142-1144.79Intéressante,surcetteproximité,l'analyseduséjourcitéàPlymouth.80 En 1769 est érigée Marlborough House, qui sera vendue au duc en 1771, lequel la gardera

jusqu'en1786.LeducachèteaussiGroveHouse,bâtieen1779.81Cf.AntonyDale,TheHistory....op.cit.,p.32.82LéondeBuzonnière,VoyageenÉcosse.VisiteàHoly-Rood,Paris,Delaunay,1832,pp.X-XI.83LaGardeChambonas,op.cit.,p.376.

84Ibid.,p.261:horairetrèsdétailléd'uneladyàBrighton.85TermepéjoratifquiafaussédepuisdeuxsiècleslejeudesinfluencesentrelaFranceetl'Angleterre.86Cf.àproposdecequi suit,PihanDelaforest,op.cit.,docteurMourgué,op.cit., et Journal du comte

Rodolphe Apponyi, Paris, Plon, 1913, t. I, 26 juin – 17 août 1828, 4 août – 26 août 1829, 19 juillet –30juillet1830,pp.120-147,176-194et276-289.87PihanDelaforest,op.cit.,p.169.88ErnestDeseille,op.cit.,p.8.Ils'agitdu25août1825.89ComteApponyi,Journalcité,2juillet1828,p.123.90Notamment,cetteannée-là,leducdeDevonshire,ladyHamiltonetladyDalrymple.91Ainsile6août1828,deretourd'unevisiteàBrighton,lecomteApponyiretrouveàDieppe«laduchesse

de Maillé, la comtesse Albéric de Choiseul, le duc de Coigny, le prince et la princesse de Beauffremont,MadamelacomtessedeRougéavecsafille[...],MmedeSaint-Aldegondeavecdeuxtoutespetitesfilles,M.deDreux-Brézé, fils du grandmaître des cérémonies,MM. de Sainte-Maure, le général deBordesoulle, lacomtessedeChasteluxavecsesdeux fillesetMlle deBarante et sonpère, le comtedeBarante, auteurdel'HistoiredesducsdeBourgogne,lecomteetlacomtessed'Avaray,MmedeFourdonnet(...)»sansoublierleprincedeSaxe-Cobourg.92ComteApponyi,Journalcité,15août1828,t.I,p.146.930p.cit.,t.I,p.284.94SimonaPakenham,op.cit.,p.25.95A.Loève-Veimars,«SouvenirsdelaNormandie»,RevuedesDeuxMondes,décembre1834,pp.94-

95.96ReiseeinesGesunden,op.cit.97DocteurRichardKind,DasSeebadzuSwinemünde,op.cit.98DocteurW.Francken,Scheveningen,saplage,sesbains,Paris,J.B.Baillière,1899,p.1.99YvonneduJacquier,op.cit.,p.23.Malheureusement, lamaisonoccupéepar lecoupleroyalnedonne

pas sur lamer.Aussi, la reineLouise-Marie se fait-ellehisserparunascenseuràbras sur la terrassede lamaisond'oùellepeuttricoterenapercevantlamer,àl'abrid'unevéranda.100Rappelons,àcepropos,laprésenceduBeauBrummelauPavillondeBrighton.ThomasCreevey,invité

à y passer quatremois en 1805-1806, puis en 1811, a évoqué avec précision les soirées en compagnie duPrincedeGallesetlaviejoyeuseduPavillon.QuandilreviendraàBrightonen1837,iljugeraquelastationestdevenuedétestable.(TheCreeveyPapers.ASelectionfromtheCorrespondenceandDiariesof thelateThomasCreevey,1768-1838, édité par sirHerbertMaxwell,Londres, JohnMurray, 1903, notamment t. I,pp.47et146sq.Encequiconcerne1837,t.II,pp.325sq.).MmedeBoigne(Mémoires,Paris,MercuredeFrance,1971, t. I,pp.460sq.), invitéepar le régenten1817,a,elleaussi,décritavecprécision leséjourauPavillon.101Surcetteévolution,voirEdmundW.Gilbertop.cit.,pp.108-109et184etAntonyDale,TheHistory...,

op.cit.,p.39.102PrincePückler-Muskau,op.cit.,t.I,p.320.103A.B.Granville,op.cit.,t.I,p.188.104Cf.infra,p.317.1050p.cit.,t.I,p.269.106Précisionstiréesdel'ouvragedeGranville,ibid.,pp.346sq.107Ibid.,pp.348-349.108Cf. à ce propos, les documents concernant la réglementation de la plage deBoulogne figurant dans

l'ouvragecitéd'ErnestDeseille.Enrevanche,lecontrôlesembleavoirétéplusdifficilesurlaplaged'Ostende;d'oùlesplaintes,tardivesilestvrai,d'unjournaldeBrugesrapportéesparYvonneduJacquier(op.cit.,p.27):«onasouslesyeuxledégoûtantspectacledepolissonsdontl'obscènenuditéetlesscandaleusespromenadesdeladuneàlamervousdéconcertent».Plusieursdames,prenantdesbainsprèsduphare,ontétéabordéespardeshommespeurassurants,«elles faillirents'évanouirdepeur».«Déjàplusieurs famillesontquittéceséjouroùlamoralitéetcelledeleursenfantsnesontpasàcouvert.»Onpeuttoutefoispenserquelesnormesde lapudeur et que lapeurdu contact social ou sexuel se sont accentuées entre1811et 1850. (Cf. supra,p.100).

109Lesprécisionsquisuiventsonttiréesdel'ouvragecitédudocteurRichardKind.110Yvonnedu Jacquier,op.cit., p. 33 ;mais le témoignage est tardif puisqu'il date des années 1850.A

proposdeBlankenberghe:docteurG.Hartwig,op.cit.,p.63.Onn'acommencéàsebaignericiqu'en1840;àBlankenberghe,«lapopulationmaritime[...]nesecachepascommeàOstendedansleport,maiss'étaleaugrandjoursurl'estrade».111Précisionsfigurantdansl'ouvrageanonymecité:ReiseeinesGesunden...112Cf.supra,p.170.113Surl'évocationduprestigedeBrightonparJaneAusten,voirPrideandPrejudice.114William Cobbett, Rural Rides, Londres, Reeves and Turner, 1893, t. I, 10 janvier 1822, pp. 91-93.

Memoirsof theLifeofJohnConstable,ComposedchieflyofhisLetters, parC.R.Leslie,Londres,ThePhaidonPress,1951,p.123(lettreécritedeBrighton,le29mai1824).115Nousutilisonslatraduction:«LafamilleTuggsàRamsgate»inEsquissesparBoz,Paris,Stock,1930,

pp.90-119.116Op.cit.,pp.103-104.117Ibid.,pp.110et113.C'estàMargate,semble-t-il,qu'estnée lamodedeparcourir laplagesur ledos

d'un âne. Une dame propose cette promenade vers 1800 pour un shilling l'heure ; l'usage est introduit àBrightonen1806(cf.EdmundW.Gilbert,op.cit.,p.20).

CONCLUSION

«Ilaimaitmieuxl'écumequelemiasme»1

Repérer l'émergenced'unplaisir et sesmodalités, tel était donc l'objetde celivre.Installéssurcettescènelittoralequi,entre1750et1840,s'animepeuàpeudedésirsévanouis,d'émoisobsolètes,nousnoussommestenusàl'affûtdequêtesessentielles et parfois dérisoires, de poses prétentieuses, d'usages longtempsbalbutiantsetd'humblesjoiesobscures;nousavonsvu,entrelesdunesetl'eau,sereformerlecercleprimordialets'inventerlaplage.Aépouserleregarddecesêtresdupasséquefascinent,pourlapremièrefois,

lerochernoir, la transparencedel'eau, l'estrannu, lamontéede laviscosité, lavaguedéferlante,nouscomprenonsmieuxcetempsavidedelirelesarchivesdelaterre.Tandisquebasculentlesimagesdeladuréeetques'approfonditl'horreurdela

stagnationdutombeau,lagrève,ceterritoireduvideoùs'affrontentleséléments,offre le spectaclede lamer agitée à tous ceuxqui, par craintedumiasme, s'enviennentcôtoyerl'écume.

1 Victor Hugo, LesMisérables. 3e partie, Livre IV, ch. I, à propos des sentiments politiques du jeuneCombeferre.

CONSIDÉRATIONSDEMÉTHODE

Ilest tempspourleshistoriensderemettreenquestionlanotiondeprisondelongueduréeetlesrythmesdécalésdelatemporalitébraudelienne;cesderniersleur imposent l'imagede fleuves,plusoumoins rapidesetagités,quinemêlentpasleurseaux.Convictionquirenddifficilederepérerlesgenèses,dedresserlesgénéalogies et, plus encore, de détecter la cohérence des représentations tellesqu'elles se structurent à une époque donnée ; en bref, il s'agit d'unmodèle quioppose un obstacle difficilement surmontable à une authentique histoiresocioculturelle.Ilimportedésormaisd'examinerdequellemanièreetparquelsmécanismesles

hommes de chaque époque et, si possible, de chaque catégorie sociale, ontinterprété les schèmes anciens et les ont réintégrés à un ensemble cohérent dereprésentations et de pratiques.Ainsi, l'exégèse biblique, la culture littéraire etesthétique puisée chez les auteurs anciens, la science médicale, elle aussipartiellement inspirée de l'Antiquité, l'expérience des grands navigateurs del'aubedestempsmodernesalimentent,auXVIIesiècle,unfaisceaudediscoursetdepratiquesdelameretdesesrivages;ellesgèrentdescomportementsdontlaconfigurationconstitueunphénomènehistorique.Bien que je sois amené à évoquer, notamment à propos des romantiques, les

intuitions d'un Gaston Bachelard ou d'un Gilbert Durand, il ne s'agit donc pasd'adhérer à la croyance en des structures anthropologiques de l'imaginaire,indifférentes à la durée. Le paysage est un émetteur d'images qui facilitent lepassage du conscient à l'inconscient, la topo-analyse fournit des symboles surlesquels réagit la sensibilité, mais ces opérations s'effectuent, à mon sens, enfonctiondemécanismesdatables.L'enquêtecroiseicil'histoiredelaperceptiondespaysages.Or,j'airenoncéà

construire,àproposdeslittoraux,unequelconquegrilledelecturepaysagère,àlamanièredecellesétabliesparK.D.Fines1etparCharlesAvocat2.Laméthodequiconsisteàquantifier lamesurede« l'attractivitépaysagère»3 nepeut s'inscriredans une perspective d'historien, puisqu'elle imposerait de construire autant degrillesquedesystèmesperceptifsdatables.Ilconviendraitenoutrederepérerles

stéréotypesquiencombrentlediscours,sanstémoignerd'uneréelleperceptionoud'une réelle émotion des sens. Il faudrait enfin tenir compte de l'histoire despratiquesdiscursives,del'évolutiondesstructuresdustyledescriptifetdecelledes normes qui ordonnent le partage du dit et du non-dit. En bref, une telleméthodeaboutiraitdavantageàmesurerl'évolutiond'ungenrelittérairequecelledesmodalitésdelaperceptiondupaysage.Mieuxvautconcentrerl'attentionsurl'histoire des désirs, des curiosités, des systèmes perceptifs et discursifs quiorganisentlestémoignages4.

1K.D.Fines,«LandscapeEvaluation : aResearchProject inEast-Sussex»,RegionalStudies, 1968, 2,pp.41-55.2CharlesAvocat,«Essaidemiseaupointd'uneméthoded'étudedespaysages»inLirelepaysage/Lire

lespaysages.Actes du colloquedes 24 et 25novembre1983.Publications de l'université deSaint-Etienne,1984,pp.11-37.3Cf.H.Flatrès-Mury,«L'évaluationdespaysagesbretons.»Lirelepaysage,colloquecité,pp.39-59.4Surtouscesproblèmes,voiraussiJacquesBethemont,«Elémentpourundialogue:géographieetanalyse

dupaysage».Lirelepaysage...,pp.101-111.

REMERCIEMENTS

Al'issuedecetravail,jetiensàremercierceuxqui,àleurmanière,m'ontaidéàleréaliser:M.AndréBordeaux,professeurdelittératureanglaise,quiatraduitles citations d'auteurs majeurs non encore édités en langue française, M. leprofesseur Jean Lafond qui m'a fait profiter de sa grande connaissance delittérature française du XVIIe siècle, M. Robert Beck qui m'a aidé à réunir lesdocumentsconcernantl'Allemagne,MmeElisabethDeniauxquiabienvoulurelirecertainesallusionsàl'Antiquité,MmeJosettePontetquiconnaîtsibienlarégionde Biarritz et Mme Dominique Raoul-Duval qui s'est chargée des recherchesiconographiques.

GLOSSAIRE

(Motsdontlapremièreoccurrenceserasignaléeparunastérisque)

* BAINS « OPEN SEA », se dit d'un établissement destiné à fournir à sesclientstouteslescommoditéspoursebaignerdirectementdanslamer.*«BEAUX», jeunesgensélégants,quipeuventêtredesprétendantspour les

jeunesfillesàmarier.*«GENTRY»,petitenoblesse.*«INVALIDS»,maladeschroniques,oudumoinsquis'éprouventcommetels

et dont la multiplication accompagne la précision croissante de l'écoutecénesthésique.*«LAIRD»,grandpropriétaireécossais.*«PACKET-BOAT»,correspondauvieuxmotfrançaisdepaquebot-malle,qui

assureunservicerégulierdetransportdevoyageurs.*« PATHETIC FALLACY » Fausse interprétation de la nature lorsqu'on la

contemplesouslecoupdefortesémotions.*«PRIVACY»,indiquecetteintimitéquidéfinitetautorisel'exercicedelavie

privée.*«PROSPECT»,étenduequisedéploiesouslesyeuxdel'observateur.*«RURALSPORTS»,expressionquiévoqueunegammed'activitésphysiques

pratiquées,àlacampagne,essentiellementparlesmembresdelagentry.*«SPA»,stationthermale,villed'eauxdel'intérieurdupays.