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Le voile du silence

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LE VOILE DU SILENCE

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DJURA

LE VOILE DU SILENCE

É D I T I O N 1/MICHEL LAFON

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Directrice littéraire :

Huguette MAURE.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

© Édi t ion 1 - Éditions Michel Lafon, 1990

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A Hervé, et à notre fils Riwan

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REMERCIEMENTS

A mes amis des deux côtés de la Médi- terranée,

à tous ceux qui m'ont aidée de leur sympathie et de leur amitié,

je veux témoigner ici ma profonde reconnaissance.

Je tiens à remercier du fond du cœur Maître Isabelle Thery qui m'a chaleureu- sement soutenue dans mes ultimes épreuves, et sans qui ce livre n'aurait pas vu le jour.

Je rends un hommage particulier à Huguette Maure qui, avec une finesse talentueuse, a su polir mon texte tout en le respectant.

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L'histoire qui va suivre est mon histoire. Jamais pourtant il ne me serait venu à l'idée d'écrire ma vie si les événements n'avaient pris une tournure tellement dramatique qu'il devenait urgent d'exorciser le passé.

Jusqu'ici, un voile de pudeur masquait délicatement les peines et les souffrances qui m'avaient été infligées. Je ne laissais paraître dans mes chants que l'espoir d'une condi- tion meilleure pour tant de femmes dans le monde qui subissent encore le joug d'une « tradition » surannée.

Le drame qui survint, autant que les confidences reçues à la fin de mes spectacles, me fit prendre conscience que mon sort — si exceptionnel puisse-t-il paraître — était aussi, en partie, celui de milliers de filles, de sœurs ou d'épouses muettes de peur, en quête de bien-être et cependant inter- dites d'existence.

En acceptant de me raconter, j'ai voulu lever ce voile du silence pour que cesse un jour cette mascarade qui se réclame des coutumes ancestrales mais qui n'a plus — au sens humain du terme — aucune légitimité.

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29 juin 1987, treize heures... Il fait une chaleur torride, les quais de la Seine sont déserts. D'habitude les mariniers profitent du beau temps pour repeindre leur bateau, mais aujourd'hui personne n'ose toucher aux coques trop brûlantes. Notre péniche ne bouge pas, tout respire la tranquillité.

Hervé n'a pas très faim, moi non plus. Nous nous contentons d'une salade mixte et d'un demi-ananas, dégustés dans la cale de notre maison flottante où nous venons d'aménager une sorte de cuisine-bar dans le style des années trente. Un magnifique comptoir en acajou déniché aux Puces, une banquette bleue et deux tables de bistrot forment l'essentiel du mobilier.

Je porte une robe kabyle fleurie, légère à ma grossesse. J'en suis au septième mois, je sens le bébé remuer, je savoure ce moment, je n'arrive pas à y croire. Mettre au monde l'enfant de l'homme que l'on aime ! Pour bien des femmes, cela peut paraître la chose la plus simple qui soit : pour moi, c'est déjà l'aboutissement d'une lutte, la réalisa- tion d'un rêve que je croyais hier encore inaccessible.

A l'échographie, le médecin a dit : « Votre petit est un sauteur ! » Nous avons ri, son père et moi...

Tandis que nous terminons notre déjeuner, nous enten-

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dons vaguement des pas sur le pont. Nous n'avons pas le temps de réagir : la porte s'ouvre brutalement. Un homme armé fait irruption dans la pièce. A peine l'ai-je reconnu que son revolver est déjà sur mon ventre. D'un coup violent, il me pousse et me fait heurter le bar, puis il se jette sur Hervé qu'il matraque à coups de crosse. Une jeune fille entre à ce moment-là, saute sur moi, m'em- poigne, me frappe des pieds et des poings, partout. Elle m'injurie, m'arrache les cheveux, puis s'acharne sur mon ventre, mon ventre que j'essaie de protéger comme je peux.

— Je suis enceinte ! hurlé-je. — Et alors ? ricane-t-elle en continuant de me frapper. La stupéfaction, l'affolement, la terreur de perdre mon

enfant me coupent le souffle. Malgré mon corps lourd, je tente d'atteindre l'escalier qui mène à l'extérieur mais la furie m'en empêche férocement.

Soudain, j'entends un coup de feu. L'homme a dû tirer sur Hervé qu'il a poursuivi là-haut. Terrifiée, je cherche de nouveau à m'échapper pour sortir du bateau et appeler au secours. Mais la fille me pousse de toutes ses forces et me fait tomber dans l'escalier.

Je ne parviens pas à me relever. L'homme dégringole les marches devant moi, appelle sa complice :

— Sabine, viens vite, dépêche-toi ! Ils remontent l'escalier quatre à quatre, lui en blouson

de cuir noir, elle aussi tout de noir vêtue, collants compris. Plus tard, je me demanderai pourquoi cette couleur, en pleine canicule. Est-ce pour cacher le sang qui a giclé sur eux ? Le sang se voit moins sur fond sombre...

Je n'ose pas me mettre debout. J'ai l'impression que si je me redresse, je vais accoucher tout de suite. Je me traîne, tenant mon ventre à deux mains, pour atteindre le téléphone et composer le 17, le numéro de la police. Ensuite, j'ai le courage de me relever et de me précipiter

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au-dehors. Une vision d'épouvante m'y attend : Hervé titube sur le quai, rouge de blessures. On croirait une bête qu'on vient de saigner, qui va mourir d'une minute à l'autre. Moi je sais déjà que, même si je parviens à sauver mon bébé, quelque chose en moi est définitivement mort, à l'instant. Ma vie a basculé le 29 juin 1987, sur la Seine, à treize heures.

Car ceux qui sont venus nous agresser ne sont autres que mon frère Djamel et ma nièce Sabine, et je n'ignore pas qu'ils l'ont fait sur ordre « familial ».

Quand je me suis réveillée, le lendemain, à l'hôpital, j'étais couverte de bleus sur le visage, les bras, les jambes. Ma nuque pesait une tonne, j'avais mal, j'avais peur. La police s'était rendue très vite sur place, découvrant une péniche-mare de sang. On m'avait transportée, administré des sédatifs.

Maintenant je luttais. Les contractions de mon utérus s'imprimaient sur le monitoring, fortes et répétées. Mon enfant ! Mon enfant en danger... Je lui parlais comme s'il était déjà né : « Tiens le coup et sois solide, mon bébé ! » Je le caressais doucement, à travers ma peau, en pensant à cette première échographie où j'avais vu sa petite main, cinq doigts tendus comme un bonjour. Un temps où je croyais démarrer une nouvelle existence, à l'abri de la vindicte ancestrale...

Aujourd'hui, mon petit était menacé, Hervé avait perdu tellement de sang que je redoutais le pire, et ma rage de vivre faisait place à un torrent de larmes.

Le médecin, une femme, me prescrivit des antispasmo- diques et un repos total. Il me faudrait rester allongée jusqu'au terme de ma grossesse. Elle insistait pour que je demeure à l'hôpital, devinant que nulle part ailleurs je ne serais en sécurité.

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— Mais ce n'est pas ma maison ! Et je ne peux pas me cacher comme ça éternellement! protestai-je, désem- parée.

Elle eut un sourire triste : — Etre une femme algérienne, et chanteuse de sur-

croît, ce n'est pas rose, dites... Quand je vous reverrai à la télévision, je penserai à vous.

Cela me réconforta. C'était la première personne compatissante que je rencontrais depuis le drame. Mais je pleurais quand même, sans discontinuer. Sur l'absurde.

L'absurde d'une condition féminine encore moyenâ- geuse pour certaines, sous des cieux occidentaux qui s'apprêtent au second millénaire. L'absurde de ces tradi- tions qui inspirent certes ma musique et mes chants, mais que je tente d'actualiser tandis que des coutumes tenaces s'agrippent à un sens de « l'honneur » féminin criminel et désuet dont j'ai fait les frais, comme tant d'autres filles de ma race, au péril de ma vie.

Ma vie... Mon pays tant aimé, les fleurs du Djurdjura, ma famille choyée par mes soins et cependant hostile, incapable d'admettre mon amour de l'art et mon simple besoin d'exister librement. Ma vie qui, sur ce lit d'hôpital où je combattais pour sauver un petit être dont je ne voulais pas qu'il devînt une nouvelle victime, eut tout le temps de se dérouler dans mon souvenir, embrumée de violence et de pleurs, mais obstinément éclairée, aussi, de sourires et d'espoir.

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« Quand le bon Dieu éternue, il envoie des narcisses », dit un poème de chez nous. Chaque printemps, Dieu inonde ainsi mon village natal, Ifigha, accroché telle une grappe en haut de la colline, au pied des monts du Djurdjura.

Djurdjura, montus ferratus, la montagne de fer comme l'ont appelée les Romains, sans doute à cause de tout ce que cette rocaille peut cacher d'orgueil, de courage, de résistance obstinée. Ce pays difficile pare sa pauvreté de paysages somptueux. Derrière ses collines, ses ravins, ses rivières, ses champs de figuiers et ses plaines où domine l'arbre de paix — l'olivier aux feuilles scintillantes —, s'abrite un peuple qui ne se soumet pas, ne plie devant personne : les Kabyles. Des Berbères...

Sous une politesse exquise et un sens aigu de l'hospita- lité, ils dissimulent farouchement l'essentiel de leur âme : une dignité à toute épreuve, un respect figé des valeurs traditionnelles et un attachement viscéral à la terre des ancêtres. La Berbérie se prétend de race pure. En fait, c'est un métissage de Grecs, de Siciliens, d'Andalous, d'Africains, de Provençaux, de Turcs et autres peuples de la Méditerranée qui arrivèrent au fil des siècles par la côte, se marièrent ou violèrent les femmes de l'endroit,

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selon le vainqueur du moment. On rencontre ici des grands aux yeux bleu clair, des petits aux yeux bruns, des sédentaires et des nomades, l'archaïsme et la modernité, l'Orient et l'Occident. Les débarquements successifs de païens, de chrétiens, de juifs et de musulmans ont fait de cette contrée une mosaïque à part, étrangement soudée contre ce qui vient d'ailleurs. Berbère et rebelle, tel est mon pays.

Berbère et rebelle comme la petite fille que je fus, l'adolescente que je devins, la femme que je suis.

Comme la reine Kahina, dont le destin évoque en moi d'étranges résonances. L'histoire raconte que son père, le roi Tabat, traita la petite Dehya (tel était alors le nom de Kahina) avec le plus grand mépris, furieux que sa femme Birzil ne lui ait pas donné un fils qui serait devenu après lui le chef des tribus berbères.

Pour conquérir l'amour de son père, Dehya partit chaque jour prier le bélier sacré de la transformer en garçon. En vain. Alors elle décida de ressembler à l'homme en s'initiant aux armes de l'époque. Son ami Zénon, un jeune Grec, lui apprit le tir à l'arc. Elle montra bientôt une telle ardeur et une telle promptitude au combat qu'à la mort du roi Tabat, le peuple la désigna pour succéder à celui-ci.

Les Kabyles d'antan savaient apprécier les plaisirs de la vie. La pudibonderie, la sévérité des lois concernant les femmes n'apparurent qu'au XIX siècle, par réaction contre l'Occident et le colonialisme. Au temps du roi Tabat, les mœurs étaient beaucoup plus libres et les filles ne se privaient pas d'un vrai libertinage. Les plus prisées étaient celles qui portaient le plus de bracelets à leurs chevilles, indiquant ainsi le nombre d'amants qu'elles avaient charmé. Dehya portait beaucoup de bracelets et, sans épouser Zénon, elle eut un enfant de lui.

Outre les guerriers de ses tribus, la nouvelle reine avait

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Mon fils se prénomme Riwan. En Berbérie, cela veut dire « enfant de la musique ». Dans la Bretagne d'Arthur et de la Table Ronde, cela signifie « le roi qui avance ».

Riwan est un Berbère-Breton.

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