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Cahier du « Monde » No21719 daté Samedi 15 novembre 2014 Ne peut être vendu séparément
L’élan tunisien La Tunisie écritune nouvelle page de l’histoirede la pratique politique dansles pays arabes, analyse le juriste etuniversitaire Ghazi Gherairi. PAGE 6
Lestylon’apasditsonderniermotLeclaviersupplantepeuàpeulestylo.
AupointquelesEtatsUnisontdécidédedélaisserl’apprentissagedel’écrituremanuscrite
auprofitdel’ordinateur.Uneerreur?
anne chemin
V ous avez sans doute, ces derniersjours, griffonné une liste decourses sur un bout de papier oulaissé un Postit sur un bureau.Peutêtre avezvous écrit unmotdans le cahier de correspon
dance de votre enfant ou pris rapidement desnotes pendant une réunion. Mais quand avezvous rédigé pour la dernière fois un long texte àla main ? A quand remonte votre dernier courrier « à l’ancienne », réalisé avec un stylo, surune feuille de papier ? Faitesvous partie de cesgens, qui, dans leur activité professionnelle,abandonnent peu à peu le crayon au profit desagréments du clavier ?Nul ne peut encore mesurer avec précision le
déclin de l’écriture manuscrite, mais une enquête britannique, effectuée en juin auprès de2 000 personnes, laisse entrevoir la profondeur du phénomène. Selon ce sondage commandé par Docmail, un Britannique sur troisn’a pas écrit à la main depuis six mois – enmoyenne, le dernier document tracé au styloremonterait à quarante et un jours. Les gensécrivent sans doute plus qu’ils ne le pensent,mais une chose est sûre : les nouvelles technologies permettent aujourd’hui de rédiger destextes avec une telle rapidité que, dans lemonde du travail, elles supplantent peu à peul’écrituremanuscrite.Les EtatsUnis en ont tiré les conséquences.
Puisque les mails et les SMS ont remplacé lescourriers, puisque les étudiants prennent désormais leurs notes sur ordinateur, puisque lesemployés effectuent leurs travaux sur écran,l’écriture dite « cursive », qui lie entre elles leslettres d’un même mot, ne fait plus partie desenseignements obligatoires du Common CoreCurriculum Standards, le socle commun à tousles Etats. Depuis 2013, les petits Américainssont obligés d’apprendre l’usage du clavier etl’écriture « script » (les caractères d’imprimerie),mais ils ne sont plus tenus de peiner sur lespleins et les déliés de l’écriture « attachée », encoremoins sur ses capitales ornées de boucles.Aux EtatsUnis, cette réforme a donné lieu à
d’intenses controverses. Dans un éditorial publié le 4 septembre 2013, le Los Angeles Timess’est félicité de cette salutaire avancée. « LesEtats et les écoles ne devraient pas s’obstiner àapprendre aux enfants à écrire en attaché sur lafoi d’une idée romantique selon laquelle c’estune tradition, un art ou une compétence fondamentale dont la disparition serait une tragédieculturelle. Evidemment, tout le monde doit êtrecapable d’écrire sans ordinateurmais, d’unemanière générale, l’écriture script est suffisante. (…)Ecrire en caractères d’imprimerie est plus clair et
plus lisible. Et, pour beaucoup, c’est égalementplus facile et quasiment aussi rapide. »Certains Etats, comme l’Indiana, ont cepen
dant décidé de maintenir l’apprentissage del’écriture cursive à l’école. Si cet enseignementdisparaît, affirmentils, les jeunes Américainsnepourront plus lire les cartes d’anniversaire deleurs grandsparents, les annotations que lesprofesseurs portent sur leurs copies, ou le texteoriginal de la Constitution et de la Déclarationd’indépendance, qui ont été rédigées à la main.« Personnellement, je n’arrive plus à me rappelerla dernière fois que j’ai lu la Constitution », a rétorqué avec humour l’universitaire Steve Graham, professeur de sciences de l’éducation àl’Arizona State University.Cette petite révolution a beau déchaîner les
passions, elle ne constitue pas tout à fait unepremière. Depuis l’invention de l’écriture enMésopotamie, 4 000 ans avant notre ère, l’humanité a traversé bien des révolutions technologiques. Des tablettes sumériennes à l’alphabetphénicien du premier millénaire avant JésusChrist, de l’invention du papier, en Chine, au dé
but de notre ère, à la naissance du codex – ce cahier de feuilles manuscrites qui deviendra le livre –, de l’invention de l’imprimerie auXVe siècle à l’apparition du stylo Bic dans les années 1960, les outils et les supports de l’écrituren’ont cessé de changer.A première vue, la bataille entre le clavier et le
stylo pourrait donc apparaître comme leénième soubresaut de la longue histoire del’écriture – une simple affaire d’outil auquell’homme finira, vaille que vaille, par s’adapter.Peu importe d’ailleurs la manière dont on écritun texte, penseton souvent, ce qui compte,c’est sa qualité.Qui se demande, à la lectured’undocument, s’il a été rédigé avec un stylo ou tapésur un ordinateur ? Qui s’interroge, lorsqu’il découvre un écrit, sur le geste technique qui a permis d’en conserver la trace ?
lire la suite pages 45
«Evidemment, tout le mondedoit être capable d’écrire
sans ordinateurmais, d’unemanière générale, l’écriture
script est suffisante»éditorial du «los angeles times»
du 4 septembre 2013
Aquoi sert la garde à vue?Malgré un contrôle plus étendudepuis les lois de 2011 et 2014, cettemesure de privation de liberté suscitetoujours autant de débats. PAGE 7
Mémoire de guerre LeMuséeCarnavalet reprend une expositionorganisée en 1944 sur la libérationde Paris. Un regard neuf qui rectifiela vision tronquée de l’époque. PAGE 2
53AVE
NUEM
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PARIS
4 | 0123Samedi 15 novembre 2014 | CULTURE & IDÉES |
Les experts de l’écriture nous racontentpourtant une autre histoire : le stylo et leclavier font appel à des schémas cognitifstrès différents. « L’écrituremanuelle est ungeste complexe qui mobilise à la fois descapacités sensorielles – je sens le stylo et lafeuille –, motrices – j’utilise mes doigts – etcognitives – je dirige le mouvement par lapensée, souligne Edouard Gentaz, directeur de recherche au CNRS et professeurdepsychologiedudéveloppementà l’université de Genève. Les enfants mettentd’ailleurs plusieurs années à maîtriser cetexercice de motricité fine : il faut arriver àtenir fermement l’outil scripteur tout en ledéplaçant pour laisser une trace différentepour chaque lettre. »Avec le clavier, l’enfant ne travaille pas
du tout de lamême façon. Il ne s’agit plusde dessiner une lettre en faisant appel àsamémoire visuelle et à son habilitémanuelle, mais de repérer une touche et de
la frapper. Le geste est facile – les enfantsl’acquièrent d’ailleurs très rapidement –mais surtout, il est le même, quelle quesoit la lettre : pour écrire un A ou un T, lemouvement de la main est identique.« C’est un changement important, résumele chef du service de psychiatrie pouradultes de l’hôpital de la PitiéSalpêtrière(Paris), Roland Jouvent, qui prépare un livre sur ce sujet. L’écriture manuscrite estinscrite dans un mouvement singulier ducorps, l’écriture au clavier ne l’est pas. »Le stylo et le clavier utilisent en outre
des supports d’écriture très différents.« Le traitement de texte est un outil normatif et standardisé, constate Claire Bustarret, spécialiste des manuscrits reliésen codex au Centre MauriceHalbwachs(CNRS). On peut bien sûr modifier le format de la page, choisir la police de carac
suite de la page 1 tères et la taille des lettres, mais il est impossible d’inventer une forme qui n’a pasété prévue par le programme informatique. Le papier autorise une plus grande liberté graphique : on peut écrire à l’endroitou à l’envers, respecter ou non les marges,superposer ou déformer les tracés, rienn’oblige à suivre unprogrammepréalable.C’est aussi un support à trois dimensionsque l’on peut s’approprier en le pliant, enle découpant, en l’agrafant ou en le collant, comme le faisait Marcel Proust avecses paperolles. »Une fois le texte terminé, l’écranet lepa
pier ne restituent pas de la même manière les différentes étapes du travaild’écriture. « Lorsque l’on rédige sur unécran, avecun clavier, onpeut certesmodifier en permanence son texte, mais ceschangements ne laissent aucune trace,poursuit Claire Bustarret. L’histoire du document est inscrite quelque part, sur unprogramme, dans la machine, mais ellen’est pas accessible au rédacteur : lesbrouillons sont invisibles. Avec un stylo etunpapier, rienn’est effacé : on conserve lestraces matérielles de son travail. Les ratures, les corrections, les griffonnages et lescollages sont la mémoire physique, à lafois visuelle et tactile, des différents moments qui ont rythmé l’écriture. »Le passage du stylo au clavier est donc
loin d’être une simple affaire d’outil. Modifietil pour autant enprofondeurnotrerapport à l’écriture ou à la lecture ? Enaucunemanière, répondent les partisansdu clavier. « Ce que nous demandons àl’écriture, c’est l’automaticité cognitive, lacapacité de penser le plus rapidement possible, libéré des contraintes que nous impose l’outil qui nous permet de conserverune trace de nos pensées, estime l’essayiste américaine Anne Trubek dans unarticle. (…) C’est cela que nous promet leclavier. Il nouspermetd’allerplusvite –pasparce que nous voulons que tout aille plusvite, mais pour la raison inverse : nousvoulons avoir plus de temps pour penser. »Commetous lespartisansde la suppres
sion de l’apprentissage de l’écriture cursive aux EtatsUnis, Anne Trubek fait valoir les incontestables avantages du clavier – la rapidité de la frappe, la souplessedu copiercoller, l’utilité de la correctionorthographique, la lisibilité des textes, laclartéde laprésentation.« Le fait de taper,mes doigts dansant magiquement sur leclavier, libérés de tout effort conscient, mesurprendra toujours, expliquetelle. Ladactylographie est l’une des illustrationséclatantes du principe de l’automaticitécognitive, la vitesse d’exécution suivant lerythme de la vitesse de la cognition. »Certains spécialistes des neurosciences
sont cependant perplexes : ils estimentque l’abandon de l’écriture manuscriteaura des conséquences sur l’apprentissage de la lecture. « Le tracé des lettres à lamain améliore sensiblement la reconnaissance des lettres, explique Edouard Gentaz.Marieke Longchampet JeanLucVelay,deux chercheurs duLaboratoire deneurosciences cognitives du CNRS et de l’université AixMarseille, ont mené une étudeauprès de 76 enfants âgés de 3 à 5 ans : legroupe qui avait appris à dessiner les lettres à la main les reconnaissait mieux quele groupe qui les avait apprises en tapantsur un clavier. Ils ontmené lemême travailauprès d’adultes à qui onapprenait des caractères bengalis ou tamouls : ceux quiavaient appris à les tracer au stylo les mémorisaient mieux que ceux qui les avaienttapés au clavier. »Si le tracémanuelde la lettre améliore la
connaissance de l’alphabet, c’est parceque nous avons une véritable «mémoiredu corps », explique Edouard Gentaz.« Après un accident vasculaire cérébral,certaines personnes ont dumal à lire. Pourqu’ils se remémorent l’alphabet, on leurfait dessiner des lettres avec le doigt – etsouvent, çamarche, le geste réveille le souvenir ! Cettemémoire du corps, on la voit àl’œuvre dans L’Enfant sauvage, le film deFrançois Truffaut : pour enseigner l’alphabet à Victor, l’enfant de l’Aveyron, le docteur Itard lui fait toucher des lettres en relief avec les doigts. Cette idée de la mémoire du mouvement inspire aussi lapédagogie deMariaMontessori. »Si l’apprentissage de l’écriture manus
crite semble jouerunrôle importantdansla lecture, nul ne sait en revanche si l’outil
modifie la qualité d’un texte. S’exprimeton plus librement, plus efficacement,plus clairement avec un stylo qu’avec unclavier ? Le cerveau fonctionnetil différemment en fonction des outils ? Certaines études semblent le laisser penser.Dans un article publié en avril dans la revue Psychological Science, deux chercheurs américains, PamMueller etDanielOppenheimer, affirment ainsi que laprise de notes au stylo permet de mieuxs’approprier un cours que la prise de notes au clavier.Menées auprès d’un peu plus de
300 étudiants de Princeton et de l’université de Californie, leurs études montrent que les élèves qui prennent des notes à la main répondent plus facilementaux questions complexes sur le coursque ceux qui ont utilisé un ordinateur.Selon les scientifiques, l’explication estsimple : lors de la prise de notes, lesadeptes du stylo reformulent les coursdans leurs écrits, ce qui les oblige à mener un premier travail de synthèse et decompréhension. Les utilisateurs du clavier ont tendance, au contraire, à prendre beaucoup de notes et à saisir destranscriptions littérales, ce qui les priverait de ce précieux travail de réflexion.Beaucoup de chercheurs refusent ce
pendant de tirer des conclusions de cestravaux : nul ne sait, par exemple, si lesétudiants qui travaillaient sur ordinateur avaient la même aisance avec leurclavier que les étudiants avec leur main.Si ce n’était pas le cas, peutêtre ontilschoisi le verbatimparce qu’unepartie deleur concentration était absorbée par larecherche des touches. « Il faut être pru
«L’écrituremanuelle estun geste complexe qui mobilise
à la fois des capacitéssensorielles, motrices
et cognitivesȎdouard gentaz
directeur de recherche au CNRS
¶à lire
« couper, collerdans les
manuscrits detravail du xviiieau xxe siècle »de Claire Bustarret,in «Lieux de savoir 2.Lesmains de l’intellect », sous la direction de Christian Jacob (AlbinMichel,p. 353375, 2011).
« clavier oustylo : comment
apprendreà écrire ? »
de JeanLuc Velay etMarieke Longcamp(« L’Essentiel Cerveau& Psycho », n° 11,aoûtoctobre 2012).
« la policede l’écriture.l’invention dela délinquancegraphique »
(La Découverte, 2013)et
« cliniquede l’écriture.
une histoire duregard médicalsur l’écriture »(«La DécouvertePoche», 2013),
de Philippe Artières.
Lespartisansdel’ordinateursoulignentsesincontestablesavantages–lasouplesseducopiercoller, lalisibilitédutexte
oul’utilitédelacorrectionorthographique.Maislesneuroscientifiquesmettentengarde:l’abandondel’écriture
manuscritepourraitralentirl’acquisitiondelalecture
Fautilencoreécrireàlamain?
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dent,précise EdouardGentaz.Cette expérience n’a pas été rééditée, et il se peutqu’il y ait des biais. A ma connaissance, iln’existe pas encore de travaux qui prouvent que l’utilisation du stylo ou du clavier modifie la manière dont on conçoitun texte ou dont on organise sa pensée. »Dans le doute, la France a suivi un che
min inverse de celui emprunté par lesEtatsUnis. Au début des années 2000,alors que les ordinateurs envahissaientles salles de classe américaines, leministère de l’éducation nationale français demandait aux professeurs de commencerl’apprentissage de l’écriture cursive dèsla fin de la maternelle. « On a longtempsméconnu la portée et l’importance del’écriture manuscrite, qui était considéréecomme une activité un peu routinière, sesouvient Viviane Bouysse, inspectricegénérale de l’éducation nationale. Au début des années 2000, grâce aux travauxneuroscientifiques, on a compris en quoison apprentissage constitue en fait unmomentclé de l’éveil cognitif. »Plutôt que de s’orienter vers le script et
le clavier, la France a choisi d’insister surl’écriture « attachée ». « En liant les lettres les unes aux autres, l’enfant acquiertl’image du bloc que représente le mot, etdonc, son orthographe, poursuit VivianeBouysse.C’est important dans unpays oùl’orthographe est si complexe ! En revanche, les modèles d’écriture scolaire de2013 ont simplifié les majuscules ornées.Elles étaient si difficiles à dessiner queleur apprentissage était un peu tardif – engénéral, au CE1. C’est un tort. Il faut les apprendre tôt, parce qu’elles ont une fonction importante : elles indiquent un nom
Malgré l’omniprésence des ordinateurs, Edouard Gentaz ne croit cependant pas à la disparition de l’écrituremanuscrite. « Les écrans tactiles et lesstylets permettront au geste de revenir.Le clavier n’est peutêtre qu’un momentde passage. » « L’écriture manuelle restetrès présente dans les pratiques quotidiennes, renchérit Claire Bustarret. Lesgens écrivent à la main plus souventqu’ils ne le croient, ne seraitce que pourremplir un formulaire ou rédiger une étiquette pour un pot de confiture. L’écri
ture est d’ailleurs bien vivante dans notre environnement, du graphisme publicitaire ou signalétique aux graffitis de larue ou divers écrits de contestation. » Lesarts graphiques et la calligraphie se portent d’ailleurs très bien. Peutêtre parcequ’ils compensent, à leur manière, lasécheresse du clavier. p
anne chemin
propre ou le début d’une phrase.Aujourd’hui, les boucles sont moins ornées mais les enfants comprennent plusvite le sens de lamajuscule. »En France, le maintien de l’apprentis
sage du cursif à l’école semble donc acquis. Cette politique ne suffit pas à rassurer les partisans de l’écriture manuscrite,qui regrettent déjà la puissance expressive des pleins et des déliés. « Dans lesboucles duAmajuscule orné, on ne se contente pas d’écrire une lettre : on dessine, onapprend l’harmonie, l’équilibre, les rondeurs, estime le psychiatre Roland Jouvent. Il y a une danse de l’écriture, unemélodie du message, qui ajoute de l’émotiondans les textes. C’est d’ailleurs pour retrouver cette poésie que l’on a inventé, dans lesSMS, les émoticônes, ces petits signes graphiques qui nous indiquent un sourire ouune déception. »L’écriture, de fait, a toujours été considé
rée comme un signe d’expression de lapersonnalité : dans ses livres, l’historienPhilippe Artières a exploré la manièredont les médecins et les policiers, à la findu XIXe siècle et au début du XXe, décryptaient, dans le dessin des lettres, les signes de déviance des fous ou des délinquants. « Avec l’écriture manuscrite, on serapproche de l’intimité de celui qui a tracéles mots, poursuit Roland Jouvent. C’estpour cela qu’on est plus ému par un manuscrit de Verlaine que par le mêmepoème, en caractères d’imprimerie, dansun livre. Chaque écriture est différente, ellea une gestuelle émotionnelle, un charmequi lui est propre. »D’où le rapport narcissique que nous entretenons souvent avecnotre propre calligraphie.
«Le clavier nous permet d’allerplus vite, pas parce que nous voulons
que tout aille plus vite,mais pour la raison inverse:parce que nous voulons avoirplus de temps pour penser»
anne trubekessayiste
«Il existeunemémoiredugeste»
J eanLuc Velay est chercheur au Laboratoirede neurosciences cognitives du CNRS et del’université AixMarseille. Ses recherchesportent notamment sur les relations entre
l’écriture et la lecture.
Que pensezvous de la politique éducativeaméricaine, qui propose de privilégier le clavier au détriment de l’écriture cursive ?Il y a évidemment des avantages à abandon
ner l’apprentissage de l’écriture cursive. Elleexige un travail demotricité complexe, elle estlongue à acquérir et ellemet beaucoup d’enfants en situation d’échec scolaire. L’écriture auclavier est plus rapide, plus simple et plus efficace. Mais avant de prendre des décisions surlesquelles il sera difficile de revenir, il faut sedemander si l’abandon de l’écrituremanuelleprésente, ou non, des inconvénients. Ecriratonde lamêmemanière ? Liraton aussi bien ?Auraton lamême gestion de l’orthographe ?
Que nous enseigne la science sur ces questions ?Les études que nous avonsmenées avecMa
rieke Longcampmontrent qu’il existe unemémoire du geste : les enfants et les adultes reconnaissent plus facilement les lettres s’ils ontappris à les écrire à lamain. On peut voir cettemémoire sensorimotrice fonctionner à l’imagerie par résonancemagnétique fonctionnelle : àla seule vue des lettres, les droitiers activent,dans leur cerveau, les zones qui commandent lamotricité de lamain droite alorsmême qu’ilssont complètement immobiles !Il est donc important demaintenir l’appren
tissage de l’écrituremanuelle. Elle est utile à lamémorisation de l’alphabet car elle permetd’associer la forme d’une lettre avec lemouvement de lamain. Cette association ne fonctionne pas avec un clavier : quand on tape, rien,dans lemouvement de lamain, ne renseignesur le dessin de la lettre.
Aton déjà des pistes de réflexion sur lesliens écriturelecture ?Si les écoles américaines privilégient le clavier
au détriment de l’écrituremanuscrite, nouspourrons un jour étudier à grande échelle lesconséquences de la pratique intensive du clavier sur la lecture. En attendant, nous avonsréalisé, avecMarieke Longcamp, une recherchesur des dactylographes professionnelles parcequ’elles tapent plusieurs heures par jour, depuisdes années, sur un clavier. Nous leur avons demandé de distinguer, très rapidement, desmots et des « pseudomots » – «mouglon » parexemple –, et nous avons comparé leurs résultats avec ceux d’un groupe témoin.Le fait d’écrire en permanence sur un clavier ne
semble pas avoir de conséquences sur la lecture :dans les deux groupes, les temps de réponse etles taux de réussite sont identiques.Mais lamémoire du geste semble, là encore, jouer un rôleimportant : les dactylographes reconnaissentplus vite lesmots que l’on tape alternativementavec lamain gauche, puis droite, car ils sont plusfaciles à taper que les autres – c’est, par exemple,le cas desmots « auditeur » ou « finement ».Cela semble nousmontrer que lamémoire sensorimotrice joue un rôle important dans la lecture : elle influence non seulement la reconnaissance des lettres,mais aussi celle desmots.
Comment comprendre ces liens entre legeste et le cerveau ?C’est un domaine que nous appelons la « co
gnition incarnée », c’estàdire l’idée qu’il n’y apas de pensée sansmise en jeu du corps. Lesgestes organisent plus que nous ne le pensonsnos représentations cérébrales. C’est vrai pourl’écrituremanuelle comme pour beaucoupd’autres choses : ils façonnent nos structurescognitives. Notre cerveau est d’ailleurs alimentéen permanence par des récepteurs sensorielsqui sont placés dans notre peau, nosmusclesou nos viscères : c’est grâce à eux que nous savons qu’un objet est froid ou lourd, par exemple. Cettemémoire des sensations enrichit nosreprésentations cognitives.Les nouvelles technologies ont tendance à ré
duire notre investissement corporel : elles rendent les activités plus abstraites. Le summumde cette évolution, c’est la création d’interfacescerveaumachine : on enregistre l’activité électrique de surface du cerveau que l’on utilisepour commander un curseur sur un écran, ouun bras de robot. On déplace donc un objet directement par la pensée, sans agir physiquement sur lui. Bien entendu, pour les personneshandicapéesmoteurs, cette procédure peuts’avérer très utile, mais, pour tout un chacun, ilpeut y avoir des inconvénientsmajeurs à ce quetoutes nos activités passent uniquement par lapensée, sans action réelle du corps. p
propos recueillis par a. ch.