Lermontov - Le Chant Du Tsar Vassiljevitch (1)

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Le Chant du tsar...

Mikhal Lermontov( )1814 1841LE CHANT DU TSAR IVAN VASSILJEVITCH, DE SON JEUNE GARDE DU CORPS ET DU HARDI MARCHAND KALACHNIKOV( , )

1838

Traduction de Saint-Ren Taillandier, parue dans Le Pote du Caucase, Michel Lermontof , Revue des Deux Mondes, nouvelle priode, 2me srie, tome 9, 1855.

TABLE

4I.

II.8III.13

tsar terrible, Ivan Vassiljevitch! cest toi que chante mon pome aux accens sonores, toi et ton favori, ton garde du corps Kiribjevitch, et le hardi marchand Kalachnikov. Je lai compos dans le got du vieux temps, je lai chant sur la guzli retentissante, je lai chant souvent, souvent encore je le rpte pour la rcration et la joie du peuple orthodoxe. Le boyard Matvei Romodanovski ma donn pour rcompense une coupe dhydromel cumant, et la boyarine au blanc visage ma offert sur un plat dargent un mouchoir neuf brod de soie. Pendant trois jours et trois nuits, ils mont trait comme leur hte, et toujours ils aimaient mentendre recommencer mon chant.

I.Le rouge soleil ne brille plus dans le ciel, aux prises avec les nuages sombres. Voyez! la table du festin est assis, sa couronne dor au front, le tsar terrible, Ivan Vassiljevitch. Muets et droits derrire lui se tiennent les Stolniki; en face sont tous les boyards et tous les princes; ses cts, la cohorte des gardes. Le tsar se livre la bonne chre pour glorifier le Seigneur Dieu et se mettre lui-mme en joie. Il sourit avec clmence, il fait venir le doux vin des contres doutre-mer et ordonne quon en remplisse sa coupe dor; on en verse aussi ses gardes, et tous boivent la gloire du tsar.

Un seul des gardes, un hardi compagnon lhumeur turbulente, ne trempe pas ses lvres dans sa coupe dor. Silencieux, il regarde la terre dun air sombre; silencieux, il incline la tte sur sa large poitrine gonfle de penses amres. Le tsar fronce ses noirs sourcils et fixe sur lui son regard perant, comme lautour du haut des nues fascine la jeune tourterelle aux ailes bleutres; mais le jeune garde ne relve pas la tte, et le tsar, murmurant une parole menaante, fixe toujours des yeux plus terribles sur laudacieux compagnon.

Toi, notre fidle serviteur Kiribjevitch, quelles mauvaises penses caches-tu au fond de ton cur? Es-tu jaloux de la gloire de ton matre? Es-tu mcontent de ton service dhonneur? Les ftes et les joies du tsar te dplaisent, Kiribjevitch; tu es pourtant de la race des Skuratov, et tu as t lev dans la maison des Maljutin.

Kiribjevitch sincline profondment et rpond ainsi au tsar: Toi, notre matre Ivan Vassiljevitch, ne sois pas irrit contre ton indigne esclave! Le doux vin doutre-mer ne convient pas un cur que brle la souffrance; le doux vin ne saurait calmer les penses amres. Si je tai offens, que ta volont saccomplisse: ordonne quon me chtie, ordonne quon me tranche la tte; elle pse dun poids accablant sur mes paules, et elle sincline devant toi jusqu la terre humide.

Ivan Vassiljevitch lui dit: Qui te rend donc si triste, hardi compagnon? Est-ce ton caftan de velours qui nest pas assez fin? est-ce ta casquette de zibeline qui nest pas assez belle? Manques-tu dargent? Ta bourse est-elle vide? Ton pe dacier est-elle brche? Est-il arriv malheur ton cheval, ou bien as-tu reu quelque blessure aux luttes de la Mosqua?

Non, dit Kiribjevitch secouant sa tte chevelue, non, ce ne sont pas les luttes de la Mosqua qui causent ma douleur; je nai pas de dettes, je nai pas besoin dargent, mon vaillant cheval de la steppe se porte bien, mon pe brille comme une glace transparente, et aux jours de fte, grce tes dons, tsar, je ne suis pas plus mal vtu quun autre. Mais coute, coute ce qui me rend triste:

Firement assis sur mon cheval rapide, jallais aux bords de la Mosqua, jallais aux courses o rivalisent dardeur les pieds rapides des chevaux; une ceinture de soie serrait mon riche caftan, et javais sur la tte ma casquette de velours garnie de zibeline noire. Devant les portes des maisons se tenaient maintes jolies filles, les joues colores dun sang jeune et frais, toutes joyeuses et foltres, et jetant des clats de rire sonores. Une seule, une seule dentre elles ne babille pas gaiement avec ses compagnes; elle reste enveloppe dans son voile aux raies bigarres.

Dans toute la sainte Russie, notre mre, on chercherait en vain une beaut qui lui soit comparable. Quand elle marche, elle semble porte par les eaux; on croirait voir nager un cygne. Son regard est doux comme le regard de la colombe. Sa voix est pure comme le chant du rossignol. Ses joues brillent, fraches et roses, comme les clarts du matin dans le ciel de Dieu. Sa longue chevelure se dploie en tresses dor gracieusement attaches avec des rubans clairs, elle se droule sur son cou, sur ses paules, et caresse sa blanche poitrine arrondie... Cest la fille dun marchand; elle sappelle Alona Dimitrevna.

Quand je la vois, je ne suis plus moi-mme. Mes bras vigoureux pendent languissans mes cts, mon regard perant se trouble, et je suis tout honteux, tsar orthodoxe! je suis tout pouvant de sentir tomber ainsi mes forces et mon courage. Je nai plus de got pour rien, ni pour mon cheval de la steppe, mon beau cheval aux pieds rapides, ni pour les vtemens de velours, ni pour lor et largent. Avec qui partager mon or et mon argent? Devant qui faire briller mon audace? devant qui me pavaner avec mon caftan de velours?

Laisse-moi menfuir au loin, l-bas, dans le pays des steppes, pour y vivre la faon des Cosaques. L, bientt ma tte, o mugit lorage, ornera la lance dun musulman; l, mon vaillant cheval, et mon pe tranchante, et aussi ma selle circassienne, seront la proie du Tartare. Le vautour dvorera mes yeux, la pluie lavera mes os, et mon corps priv de spulture livrera sa poussire tous les vents...

Ivan Vassiljevitch lui rpond en souriant: Ton mal, mon loyal serviteur, ton mal et ta tristesse peuvent aisment se gurir. Prends mon anneau o brille un rubis, prends aussi ce collier dambre; cherche ensuite une courtire de mariage qui soit fine et adroite, et envoie ce prcieux cadeau de noces ta chre Alona Dimitrevna. Si loffre lui agre, les noces auront lieu bientt; si elle refuse, sache en prendre ton parti.

tsar orthodoxe, Ivan Vassiljevitch! ton esclave a eu recours la ruse, il ta fait un faux rapport, il ne ta pas dit toute la vrit! Il ne ta pas dit que cette femme si belle a t unie un homme dans lglise de Dieu, quelle a t unie un jeune marchand selon notre loi chrtienne...

Enfans, chantez avec nous! La guzli fait retentir des sons purs; accompagnez en chantant les cordes de la guzli! Chantez pour le divertissement du bon boyard, chantez pour remercier la boyarine au blanc visage.

II.Devant ltalage de sa boutique, un jeune marchand est assis, un jeune et brave garon, Stephan Paramonovitch; son nom de famille est Kalachnikov. Il tend avec soin des toffes de soie, il adresse aux passans des paroles engageantes, ou bien avec un fin sourire il compte largent quil a gagn. La journe est mauvaise pour le marchand; maint riche boyard a pass devant lui, et nul nest entr dans la boutique.

Dj la cloche de la prire du soir a cess de retentir; les lueurs rouges du couchant sassombrissent derrire le Kremlin, les nuages courent prcipitamment dans le ciel, et le vent commence fouetter les airs avec des flocons de neige. Peu peu le bazar devient dsert. Stephan Paramonovitch ferme la boutique avec une porte de chne garnie dune bonne serrure allemande, et, pensif, il prend le chemin de sa maison: il pense sa jeune femme qui lattend au foyer, de lautre ct de la Mosqua.

Il entre, et tout dabord il stonne de ne pas voir sa femme bien-aime; la table de chne nest pas encore servie; cest peine si la lampe qui va mourir jette une dernire lueur devant les saintes images. Il appelle la vieille gouvernante.

Dis, parle, Jrmejevna, quest-elle devenue? O se cache-t-elle cette heure de nuit? O est Alona Dimitrevna? Mes chers petits enfans ont-ils dj pris le th? Sont-ils fatigus de leurs jeux et les a-t-on dj mis au lit?

toi, matre, Stephan Paramonovitch! il sest pass aujourdhui des choses tranges. Alona Dimitrevna est sortie pour la prire du soir. Dj le pope est de retour avec sa jeune pouse; ils ont allum les lumires dans leur maison, ils ont commenc le repas; mais ta femme, jusqu prsent, nest pas encore revenue de lglise. Les enfans ne sont pas au lit, ils nont pas t jouer; ils pleurent, ils pleurent, les pauvres petits, et demandent voir leur mre.

Des penses furieuses assigent le front du jeune marchand Kalachnikov; il se met la fentre, il regarde dans la rue, mais la rue est tout enveloppe des voiles sombres de la nuit. Une couche blanche spaissit sur le sol, et le bruit des pas se perd dans la neige.

coutez! Quel est ce bruit au seuil de la maison? On dirait quon ouvre une porte. Le jeune homme entend le frlement dun pas lger, dun pas qui semble fuir; il prte loreille; il guette dans lombre... Oh! par le Dieu saint! voil que sa jeune femme est devant lui toute tremblante, oui, toute tremblante, toute ple, la tte nue, les cheveux pars; ses tresses dor sont dnoues; au lieu des ornemens, des flocons de neige y pendent; ses yeux hagards expriment la folie, des paroles inintelligibles tombent de ses lvres.

Que faisais-tu si tard, femme? De quel bazar, de quel march viens-tu pour que ta chevelure soit ainsi dfaite, et tes vtemens froisss et dchirs? Es-tu alle souper en ville? es-tu alle chercher une intrigue avec quelque riche et joli fils de boyard? Est-ce pour cela que tu tes unie moi, comme la compagne de ma vie, devant la sainte image de la mre de Dieu? est-ce pour cela que nous avons chang les anneaux dor? Attends; je vais tenfermer dans un cachot sombre avec une porte de chne garnie de fer; tu ne verras plus jamais la clart du ciel, tu ne pourras plus dshonorer mon nom.

Ds quelle entend ces mots, la pauvre femme tremble et frissonne de tout son corps, comme tremble sur larbre la feuille dautomne au souffle de louragan. Des larmes, des larmes amres coulent de ses yeux, et elle se jette aux pieds de son mari.

toi, mon seigneur! toi, mon brillant soleil! coute-moi paisiblement, ou bien tue-moi tout de suite. Tes paroles me sont comme un glaive tranchant, et elles marrachent le cur. Je ne crains pas le martyre de la mort, je ne crains pas non plus les mchans propos, je ne crains que la perte de ton amour.

Je revenais de la prire du soir par la rue tortueuse et solitaire; tout coup jentends un bruit de pas, je me retourne... Un homme slance sur moi! Paralyse par la terreur, je sens mes pieds flchir et je ne puis que menvelopper dans mon voile de soie; mais lui, saisissant avec force ma main frmissante, il murmure doucement ces mots mon oreille:

Pourquoi donc teffrayer ainsi, ma belle enfant? Je ne suis pas un assassin, je ne suis pas un voleur de nuit; je suis un serviteur du tsar, du tsar Ivan le Terrible; mon nom est Kiribjevitch, et je descends de la race illustre des Maljutin.

ces mots mon pouvante saccrot encore, ma tte est en feu et je sens les tourbillonnemens du vertige. Lui cependant il me couvre de baisers, de caresses, et continue sur le mme ton:

Dis-moi, belle enfant, ce que tu veux avoir; dis, ma douce colombe, belle enfant bien-aime! Veux-tu de lor? veux-tu un collier de perles? veux-tu des pierres prcieuses ou des toffes de velours brodes de fleurs? Tu seras pare comme une tsarine, faire ladmiration et lenvie de toutes les femmes; mais, oh! ne me laisse pas mourir de dsespoir. Aime-moi, enfant, aime-moi, embrasse-moi, ne ft-ce quune fois seulement, la premire fois et la dernire!

Et il membrasse, et il me caresse de nouveau... je sens encore mes joues qui brlent... il mtreint avec rage, il mtreint toujours plus fort entre ses bras et me couvre de ses baisers infmes. Tout lentour, derrire leurs fentres, les voisines commenaient leurs propos menteurs et nous montraient du doigt en ricanant.

Je parvins enfin marracher de ses bras, et je mlanai de toutes mes forces vers la maison, mais en mchappant je laissai aux mains du voleur le mouchoir de soie que tu mas donn, ainsi que mon voile moscovite. Voil comme jai t outrage par linsolent, moi, ta femme fidle et dvoue. Et les mchantes voisines qui mont vue! Dieu! je suis pour jamais dshonore!... Oh! ne mabandonne pas, nabandonne pas ta loyale pouse aux propos et aux mpris des mchans! qui donc, si ce nest toi, qui donc me viendra en aide? Orpheline, je suis seule dans le monde immense. Mon vieux pre est couch depuis longtemps dans la tombe humide; ma mre dort ses cts; lan de mes frres, tu le sais, a disparu dans les contres lointaines, et le plus jeune est encore un enfant qui ne saurait se passer de mes soins.

Ainsi se lamentait Alona Dimitrevna, et elle versait des larmes amres.

Stephan Paramonovitch envoie chercher ses deux jeunes frres. Les deux jeunes frres arrivent, ils saluent Stephan et sadressent lui en ces termes: Parle, quy a-t-il? test-il arriv un malheur, pour que tu nous fasses qurir si tard au milieu de la nuit orageuse?

Oui, frres, un; malheur mest arriv, moi et toute ma famille. Lhonneur de notre maison a t souill par un serviteur du tsar, par Kiribjevitch... Oui, il mest arriv un malheur que ne peut supporter mon me, un malheur qui pse trop lourdement sur mon cur accabl. Demain, lorsque commenceront les luttes solennelles de la Mosqua en prsence du tsar, je lutterai avec le garde du corps Kiribjevitch... Ce sera une lutte terrible, une lutte mort. Sil me tue, ne renoncez pas la vengeance; invoquez la Vierge trs sainte. Vous tes plus jeunes, plus vigoureux que moi, et moins de pchs psent sur vous; Dieu sera votre force et votre salut.

Les frres lui rpondent: De quelque ct que souffle le vent sous la vote du ciel, les nuages obissans le suivent, et quand laigle appelle les aiglons au festin des champs de bataille, tous les aiglons prennent leur vol avec laigle. Tu es notre frre an, tu es notre second pre; fais ce qui te semblera juste, dcide toi-mme, dcide tout seul; nous tobirons fidlement, nous ne tabandonnerons pas!

III.Au-dessus de Moscou la tte dor, au-dessus des blanches pierres du Kremlin, derrire les forts lointaines et les cimes bleues des montagnes, dorant dj les toits blancs des maisons et divisant les nuages humides et sombres, flamboie la lumire de lAurore. Elle peigne en souriant sa chevelure dor, elle lave son visage dans la blanche neige, et pareille une belle jeune fille qui se contemple dans un miroir, elle jette la terre du haut des cieux un regard de complaisance. Dis, belle Aurore, quel dsir ta veille ce matin? quelle scne joyeuse es-tu venue assister?

Dj les hardis lutteurs moscovites sont en marche vers la ville, dj ils se rassemblent sur la glace paisse qui couvre la Mosqua, et dj sapproche le tsar terrible, le tsar orthodoxe, avec ses boyards et ses gardes. Il fait dployer une chane dargent orne dor, avec laquelle on entoure un espace libre de vingt-cinq sashn destin aux lutteurs. Puis Ivan Vassiljevitch ordonne de lire la proclamation haute voix: Allons! au combat, hardis compagnons! Pour divertir notre pre, le tsar terrible, allons, entrez dans larne! Celui de vous qui sera vainqueur recevra une rcompense du tsar; celui qui sera vaincu, notre Seigneur Dieu lui pardonnera!

Aussitt le bardi Kiribjevitch savance; il sincline jusqu la ceinture devant le tsar, puis il enlve de ses larges paules sa pelisse de velours, met son poing droit sur sa hanche, te de sa main gauche sa casquette richement orne et attend ainsi quun adversaire se prsente. Trois fois la proclamation retentit, mais les lutteurs ont beau se dsigner, sexciter silencieusement les uns les autres, aucun deux ne relve le dfi. Tous sont l, immobiles et muets.

Le garde du corps va et vient dans larne et fait honte aux lutteurs assembls: Eh bien! que faites-vous l? Avez-vous peur? Ny a-t-il personne qui ose affronter mon poing pour le divertissement du tsar orthodoxe?...

Tout coup la foule sentrouvre, et Stephan Paramonovitch slance, Stephan, le jeune marchand, le hardi compagnon dont le nom de famille est Kalachnikov. Il sincline profondment devant le tsar terrible, puis devant le blanc Kremlin et les saintes glises, puis enfin devant toute lassemble du peuple moscovite. Une flamme sauvage clate dans son il daigle; il regarde fixement le garde du corps, se pose firement en face de lui, met ses rudes gants de lutteur, dgage ses paules robustes et caresse les boucles de sa barbe frise.

Alors Kiribjevitch lui parle ainsi: Dis-moi dabord, hardi compagnon, de quelle race tu es et comment lon tappelle, afin que lon sache qui prparer le service des morts, et afin que je connaisse par son nom celui que jaurai vaincu.

Et Stephan Paramonovitch lui rpond: Je mappelle de mon nom Stephan Kalachnikov, je suis n de parens honntes, et jai toujours vcu selon la loi de Dieu. Je nai jamais outrag la femme de mon voisin, je ne me suis jamais gliss comme un voleur dans lombre de la nuit, je nai jamais eu peur de la lumire du jour... Tu as dit vrai: pour lun de nous deux on clbrera le service des morts, et pas plus tard que demain, et lun de nous deux se flicitera de sa victoire avec ses hardis compagnons attabls au festin joyeux... Mais ce nest pas le moment de railler, ce nest pas lheure des sarcasmes et des injures; je suis venu toi, fils de paen, pour un combat mort.

Lorsque Kiribjevitch entendit ces paroles, son visage devint ple comme la neige, ses yeux tincelans sassombrirent, un frisson glacial parcourut tout son corps, et la parole mourut sur ses lvres entrouvertes.

Silencieux, les deux lutteurs sapprochent, et le terrible combat, combat chevaleresque commence.

Kiribjevitch lve la main le premier; il porte un coup Kalachnikov et latteint en pleine poitrine. La vaillante poitrine retentit, et Stephan chancelle en arrire. Il portait sur son cur une croix de mtal orne des saintes reliques de Kiev; la croix, tordue sous le coup, entra profondment dans la chair et le sang coula flots pais. Tant pis pour le vaincu! se disait lui-mme Stephan Paramonovitch, je combattrai aussi longtemps que jaurai quelque vigueur dans le bras. Alors il se redresse, il se recueille, et, ramassant toute sa force, il fait tomber un coup, comme un poids formidable, sur lpaule gauche de son ennemi. Le jeune garde du corps exhala un lger gmissement, puis il trbucha et tomba mort; il tomba mort sur la blanche neige, comme tombe en craquant le jeune pin dans la fort, lorsque la cogne la coup la racine, et que la rsine coule du tronc renvers.

cette vue, Ivan Vassiljevitch est irrit; il frappe du pied le sol avec colre, il ordonne quon saisisse le hardi compagnon, le jeune marchand Kalachnikov, et quon lamne en sa prsence.

Le tsar orthodoxe lui parle ainsi: Rponds et dis la vrit; est-ce de dessein prmdit, est-ce seulement par hasard que ton bras a tu mon vaillant garde Kiribjevitch?

Je te lavouerai loyalement, tsar orthodoxe, cest de dessein prmdit que je lai tu; mais pourquoi, mais pour quel outrage reu, cela, je ne te le dirai pas: je ne puis le dire qu Dieu seul. Fais-moi mourir; fais dtacher de mon corps ma tte innocente sur la place du supplice, seulement nabandonne pas mes pauvres petits enfans, nabandonne pas ma jeune femme, qui na pas commis de faute, et ne retire pas ta grce mes frres...

Tu as bien fait, hardi compagnon, lutteur de la Mosqua, jeune fils de marchand, tu as bien fait de me rpondre selon la vrit et selon ton devoir. Je paierai sur ma cassette une pension annuelle ta jeune femme et tes enfans; ds ce jour, joctroie tes frres le droit de commerce libre dans tout le vaste pays des Russes, je les affranchis des impts et des douanes, mais toi, jeune fils de marchand, tu iras sur la place du supplice, tu monteras sur le haut chafaud pour livrer au repos ternel ta tte quagitent les orages. Je ferai aiguiser une lourde hache, jordonnerai au bourreau de revtir son costume, la grande cloche sonnera, et tous les habitans de Moscou sauront que toi aussi tu as eu part ma grce.

La place est comme une mer o sagitent les flots de la foule tumultueuse; la grande cloche fait retentir des accens lugubres et annonce au loin la tragique nouvelle. lendroit du supplice, sur le haut chafaud, avec sa chemise rouge et son tablier clair, arm de sa grande hache au tranchant bien aiguis, va et vient joyeusement le valet du bourreau; il attend sa proie, il attend le fils de marchand, tandis que le jeune lutteur, le jeune fils de marchand dit adieu ses frres.

Allons, frres, chers amis, embrassons-nous, embrassons-nous pour la dernire fois, pour la dernire sparation ici-bas. Saluez de ma part Alona Dimitrevna; aidez-la calmer sa douleur, et quelle ne parle pas de ma mort mes enfans! Saluez aussi notre chre maison paternelle, saluez tous mes braves amis, et priez dans lglise de Dieu pour le salut de mon me pcheresse.

Et ils firent mourir Stephan Paramonovitch dune mort cruelle et infamante. Sa tte sanglante, dtache du tronc, roula sur le haut chafaud.

On lensevelit au-del de la Mosqua, en plein champ, lendroit do partent trois routes, lune vers Tula, lautre vers Rjasan, la troisime vers Wladimir, et avec la terre humide ils lui levrent un tombeau o ils plantrent une croix drable. Aujourdhui les vents hurlent et gmissent sur la tombe que ne dcore aucun nom. Beaucoup de braves gens passent auprs du monument lugubre; quand cest un vieillard, il fait un signe de croix; quand cest un jeune garon, il y jette un regard de fiert; quand cest une jeune fille, son il devient humide; quand cest un chanteur, il chante un chant mlancolique.

Allons, chanteurs, jeune et vaillante race, encore, encore un chant! Si le commencement tait bon, que la fin soit bonne aussi! Avant de terminer le pome, rendons hommage qui hommage est d: gloire donc au magnanime boyard, gloire la belle boyarine, et gloire tout le peuple orthodoxe!

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Texte tabli par la Bibliothque russe et slave ; dpos sur Wikisource en fvrier 2009 et sur le site de la Bibliothque le 12 mai 2011.

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Sashn, laune de Russie.

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