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Les mystères de Paris - Tome I - CASDENcasden.mybookforge.com/pdf/id02179.pdf · 2017-03-30 · 1 Préface MON CHER E. SUE, Votre succès vous trouble, vous en avez peur, ... qui

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    Prface

    MON CHER E. SUE,Votre succs vous trouble, vous en avez peur, et vous me demandez sil

    faut le continuer sous une forme nouvelle qui le soutienne et le rpande plusbrillant encore sur le grand chemin de la popularit. Pour vous lillustrationnest quun accessoire qui vient poliment offrir votre livre une aurole dontil na nul besoin, fort quil est de lui-mme, et peignant de main de matre,avec une si grande vrit de couleur et de dessin, quil fait passer ltat reltoutes les fantaisies de votre imagination. Mais la mode est l qui simpose,et la mode a raison quand elle associe lart la littrature pour quils setraduisent et se commentent lun lautre sans jalousie de mtier. Dailleursnest pas illustr qui veut, et je ne pense pas que Molire, Michel Cervants,Le Sage. Homre, Napolon lui-mme, se soient mal trouvs de ce genre depublication, qui tend multiplier le nombre des lecteurs par tous les moyensde sduction que le commerce a merveilleusement appliqus, quitte laissercroire quil faille traiter les hommes en enfants. Je sais que cette thse ensens inverse a men droit au paradoxe lun de nos plus spirituels critiques ; etje ne lui en veux pas pour ma part, toute terrible que puisse tre sa colre surun thme qui a fourni les plus heureuses variations sa diatribe humoriste.Pourquoi ne pas lavoir signe ? Pourquoi rester discrtement inconnu ouprendre un nom demprunt dans une attaque de bon got, qui suffirait unnom propre bien et dment appel toutes les gloires de laristarque et dupote ? Ce nest donc pas Pelletan qui vous arrte : Pelletan, nouveau Josuque la Revue des Deux-Mondes arme de ses trompettes pour faire tomberlchafaudage pittoresque de lillustration ; faible rempart si la ville nestforte par elle-mme ; fioritures de luxe quemporte le souffle du ddain aupremier rayon du jour qui trahit la faiblesse des travaux avancs. Tout croule,et le chteau de cartes retourne au pilon avec les valets, les dames et les roisqui promettaient quelque chance de lucre lditeur malencontreux.

    Libre au vtre dhabiller, de dcouper, de lancer sa faon votre charmantouvrage, qui tient en suspens la ville et la province, et qui explique lesmille et une nuits que la sultane de Scheherazade arrache son sultan blas.Ne vous a-t-on pas rveill parfois, comme ce bon M. Galland, pour vousdemander : Eugne Sue, vous qui contez si bien, contez-nous donc la finde vos mystres ? Non, le respect a protg votre porte ; et si votre reposna pas t troubl, parlant la personne, les lettres ont d pleuvoir dansvotre charmant ermitage de la rue de la Ppinire. Jen juge par celles que

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    le Journal des Dbats a reproduites ; et je pense que vous en avez dautres,tant pour lloge que pour la critique. Les femmes surtout, dont le cur esten moi depuis lapparition de Mathilde, nont pu garder pour elles leursimpressions de voyages psychologiques travers les voies peu frayes quevous leur avez fait parcourir. On formerait, jen suis certain, un volumebien curieux de votre correspondance, y compris les injures qui gardentlanonyme, comme toujours, et les vers, tribut modeste, quil est, je crois,plus doux de payer que de recevoir, soit dit sans malice, une poque ole sceptre potique est tomb en quenouille, avec lapprobation de M. lesecrtaire perptuel de lAcadmie, qui plus heureux que le beau Pris, atrois pommes donner, sans compter les prix de vertu.

    Ce nest pas vous qui pouvez prtendre ces hautes rcompenses de lalittrature et de la moralit officielle. Faites-en votre deuil, mon cher Sue ;car les grammairiens puristes ne vous pardonneront pas certains mots qui nese trouvent pas dans le dictionnaire, et largot mis lindex laisse bien lointoutes les hardiesses criardes du romantisme son berceau. Bon Dieu ! cenest pas une langue, cest une espce de patois que les parias du crime ontinvent pour se reconnatre en dehors de la socit ; limage et la mtaphorey abondent, non sans une certaine nergie, et le savantisme pourrait y trouverquelques souvenirs de la Cour-des-Miracles, ou quelques traces de lidiomebohmien, si la question tait pose gravement, avec une prime de quelquesmille francs, pour la plus grande batitude du monde rudit. Ce ne seraitpas plus absurde, tout prendre, que de faire rtablir grands frais, parlimprimerie royale, les jambages et lcriture barbare de la socit en basge ; et javoue, dans mon ingnuit, que je ne serais pas curieux davoirun ita dHomre au maillot. Mais largot nest quune peccadille, et, parle temps qui court, lcho de la cour dassises ne mnage pas la pudeur desoreilles qui se dressent complaisamment tous les scandales de la Gazettedes Tribunaux. En fait de langues, la recherche de la paternit devrait treinterdite, dautant plus quelles sont toutes btardes ; et lon couperait courtaux misrables discussions qui tiennent tant de place dans lhistoire desniaiseries srieuses et privilgies.

    Votre crime nest pas l, mon cher Sue : il est dans vos tendances larforme par la vente. Quoi ! vous pouvez avoir toutes les jouissances de lavie, et vous troublez celles des autres par ltalage des misres qui ne peuventvous atteindre, vous frappez la porte des prisons, vous leur demandezleurs plus terribles secrets ; vous visitez le chenil du pauvre, vous entrezgaillardement dans les bouges de la Cit ; vous tes bon prince, commevotre Rodolphe, et rien ne vous effraie dans cette tude du cur, que vousdissquez en plein amphithtre avec tout le sang-froid de Dupuytren ! Voshros sont des voleurs, des assassins, des femmes perdues, et vous faites

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    descendre leur niveau les gens du monde qui, dans leur perversit, nontpoint lexcuse de la misre et de lignorance. De votre main nue vous serrezla main fivreuse de lartisan honnte min par les veilles et par la faim ; vousdonnez le bras la grisette, et vous traversez Paris avec elle ! O allez-vous,mon cher Sue ? Quoi ! votre livre se permet dtre un enseignement ! Quoi !vous prenez Parent-Duchtelet pour guide travers toutes les infamies dela Babylone moderne, comme on dit en parlant dune cit quelconque auxjours des dclamations bibliques.

    Allez, allez toujours ; ne perdez pas de vue le bon larron et la Madeleine.Arrire au mauvais riche, place au bon Samaritain. Et, pour parler plussimplement, jaime votre Goualeuse, ou plutt Fleur-de-Marie, dlicieusecrature dont lme na jamais suivi le corps dans ses transactions avecla ncessit de vivre quand mme. Quelle est innocente, quelle est bellesous les oripeaux de logresse ! Sa tige flchit, dj brle par leau daff ;mais comme elle se relve au premier rayon du soleil, comme son curendormi se rveille au premier souffle de la vertu et de la religion ! Jaimevotre Rigolette, fille du hasard, que sa gat protge ; couturire modle,qui, faisant uvre pie de ses dix doigts, na pas le temps de penser mal, etsen va trotte-menu sur le pav glissant de Paris, sans crotter son bas blancet bien tir. Ce sont l vos enfants chris, et je ne veux pas flatter le predans son lgitime orgueil ; je veux quil ait le courage de sa bonne uvre,en dpit des hypocrites, des gostes ou des envieux. Car ne vous y trompezpas, cest dans ces trois catgories quil faut chercher vos ennemis. Nousavons encore celle des pudibonds, qui mettent des feuilles de vigne partout,et rougissent de la crature au nom du Crateur ; caste fort curieuse dans sessusceptibilits, que je vous recommande la premire occasion. Malheur ceux qui risquent devant elle une plaisanterie sans faon, ou se dshabillentpour sauver un homme qui se noie. Allez toujours, appelez un chat un chat etRollet un fripon. Il ne vous manquerait plus que la crainte de vous mettre dos la classe estimable des portiers, quun prsident sur son sige a dclarsle flau des maisons de Paris, Laissez faire Cabrion : il ne sera peut-trejamais prfet, jamais non plus un grand peintre ; mais il est drle, il estverveux, et sa gat pisodique ne gte rien au dramatique du roman.

    Si Ferrand est odieux, si sur sept pchs capitaux il en choisit deux, lesplus ignobles, qui se combattent jusqu ce que mort sen suive, ce nest pasvotre faute, et ce type pris sur nature, tout rvoltant quil est, na pourtant rienqui doive nous tonner. Les duchesses de Lucenay, les marquises dHarvillene sont pas rares, et je ne vois rien de plus moral que de leur conseiller lacharit comme le plus noble des amours aux heures de dsuvrement et dedception.

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    Quant Rodolphe, que ce soit Haroun-al-Raschid demandant la nuit lessecrets de Bagdad, ou tout autre prince de fantaisie, redresseur de torts, je neminforme pas do il vient, mais je le suis o il va dans ses prgrinationsaventureuses, et je ne lui conteste pas le droit de faire le bien sa manire,ou de juger en dernier ressort son tribunal exceptionnel.

    Vous avez atteint votre but, mon cher Sue ; votre livre a t pris ausrieux par lloge et par la critique ; il na rien exagr, et Poulman nestpoint rest au-dessous du Squelette dans ses projets de vengeance sur lepauvre Germain. Toutes ces atrocits, toutes ces misres dont vous voustes fait lhistorien pote, ont frapp nos lgislateurs ; et si J.-J. Rousseaua mis en baisse le lait des nourrices, vous mettez en hausse les lois lesplus simples de la justice et de lhumanit. Les systmes damliorationsociale restent longtemps ltat de systme, il faut passer lapplication.Donc je ne comprends pas vos scrupules lendroit de la rimpressiondes Mystres : elle me parat donc dun intrt tout autre que celle dupre Andr, jsuite ; livre qui ne peut profiter qu lauteur de la prface,philosophe trpass demandant aux morts la rsurrection par lannonce et larclame. Ne vous proccupez pas de ces prtendus hommes srieux de cesrhteurs impuissants, qui ne laisseront pas une ide, pas un souvenir, et qui,ddaigneux du prsent, se cramponnent, au pass dans le grand naufrage deleur rputation usurpe. Soyez vous-mme par la tte et par le cur, lunet lautre vous ont bien conseill : et si lon cre des charges davocat dupauvre, bon droit vous devez tre btonnier.

    Paris, 1er juillet 1843.TH. BURETTE

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    CHAPITRE PREMIERLe Tapis-Franc

    Vers la fin du mois doctobre 1838, par une soire pluvieuse et froide,un homme dune taille athltique, coiff dun vieux chapeau de paille larges bords, et vtu dun mauvais bourgeron de toile bleue flottant sur unpantalon de pareille toffe, traversa le Pont-au-Change et senfona dans laCit, ddale de rues obscures, troites et tortueuses, qui stend depuis lePalais-de-Justice jusqu Notre-Dame.

    Quoique trs circonscrit et trs surveill, ce quartier sert pourtant dasileou de rendez-vous un grand nombre de malfaiteurs de Paris, qui serassemblent dans les tapis-francs. Un tapis-franc, en argot de vol et demeurtre, signifie un cabaret du plus bas tage. Un repris de justice, quidans cette langue immonde sappelle un ogre, ou une femme de mmedgradation qui sappelle une ogresse, tiennent souvent ces tavernes, hantespar le rebut de la population parisienne ; forats librs, voleurs, assassins yabondent Un crime a-t-il t commis, la police jette, si cela se peut dire,son filet dans ces cloaques, et presque toujours elle y prend les coupables.

    Cette nuit-l donc, le vent sengouffrait violemment dans les ruelleslugubres de la Cit ; la lueur blafarde, vacillante, des rverbres agits parla bise, se rfltait dans le ruisseau deau noirtre qui coulait au milieu despavs fangeux.

    Les maisons couleur de boue, perces de quelques rares fentres auxchssis vermoulus, se touchaient presque par le fate, tant les rues taienttroites. De noires, dinfectes alles conduisaient des escaliers plus noirs,plus infects encore, et tellement perpendiculaires que lon pouvait peineles gravir laide dune corde fixe aux murailles humides par des cramponsde fer.

    Des talages de charbonniers, de fruitiers, ou de revendeurs de mauvaisesviandes occupaient le rez-de-chausse de quelques-unes de ces demeures.Malgr le peu de valeur des denres, la devanture de presque toutes cesboutiques tait solidement grille de fer, tant les marchands redoutaient lesaudacieux voleurs de ce quartier.

    Lhomme dont nous avons parl, en entrant dans la rue aux Fves, situeau centre de la Cit, ralentit sa marche : il se sentait sur son terrain.

    La nuit tait profonde, de fortes rafales de vent et de pluie fouettaient lesmurailles.

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    Dix heures sonnrent dans le lointain lhorloge du Palais-de-Justice.Des femmes taient embusques sous des porches vots, obscurs,

    profonds comme des cavernes ; les unes chantaient demi-voix quelquesrefrains populaires, dautres devisaient entre elles, celles-l, muettes,immobiles, regardaient machinalement leau tomber torrents. Lhomme enbourgeron, sarrtant brusquement devant une de ces cratures, silencieuseet triste, la saisit par le bras et lui dit :

    Bonsoir, la Goualeuse.Celle-ci recula en disant dune voix craintive : Bonsoir, Chourineur. Ne me faites pas de malCet homme, forat libr, avait t ainsi surnomm au bagne. Puisque te voil dit cet homme tu vas me payer leau daff, ou je te

    fais danser sans violons ! ajouta-t-il en riant dun gros rire. Mon Dieu, je nai pas dargent rpondit la Goualeuse en tremblant ;

    car cet homme inspirait une grande terreur dans le quartier. Si ta filoche est jeun, logresse du tapis-franc te fera crdit sur ta

    bonne mine. Elle ne voudra pas je lui dois dj le loyer des vtements que je

    porte Ah ! tu raisonnes ? scria le Chourineur en slanant la poursuite

    de la Goualeuse, qui se rfugia dans une alle noire comme la nuit. Bon ! je te tiens ! ajouta le bandit au bout de quelques instants en

    saisissant dans lune de ses mains normes un poignet mince et frle. Tuvas la danser !

    Non cest toi qui vas la danser ! dit une voix mle et ferme. Un homme ! Est-ce toi, Bras-Rouge ? Rponds donc, voyons et ne

    serre pas si fort Jentre dans lalle de ta maison a peut bien tre toi a nest pas Bras-Rouge dit la voix. Bon, puisque a nest pas un ami il va y avoir du tremblement !

    scria le Chourineur. Mais qui donc la petite patte que je tiens l ? Ondirait une main de femme !

    Cette patte est la pareille de celle-ci rpondit la voix.Et sous la peau dlicate de cette main, qui le saisit brusquement la gorge,

    le Chourineur sentit se tendre des nerfs dacier.La Goualeuse, rfugie au fond de lalle, avait lestement grimp

    plusieurs marches ; elle sarrta un moment, et scria, en sadressant sondfenseur inconnu :

    Oh ! merci, monsieur, davoir pris mon parti. Le Chourineur disait quilallait me battre parce que je ne pouvais pas lui payer deau-de-vie. Peut-treil plaisantait. Mais maintenant que je suis en sret, laissez-le ; prenez biengarde vous cest le Chourineur.

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    Si cest le Chourineur, je suis un ferlampier qui nest pas frileux ditlinconnu.

    Puis tout se tut.On entendit pendant quelques secondes, au milieu des tnbres, le bruit

    dune lutte. Mais quest-ce donc que cet enrag-l ? scria le bandit en faisant

    un violent effort pour se dbarrasser de son adversaire, quil-trouvait dunevigueur extraordinaire. Attends attends, tu vas payer pour la Goualeuseet pour toi, ajouta-t-il en grinant les dents.

    Payer ! en monnaie de coups de poing, oui jai de quoi te rendre rpondit linconnu.

    Si tu ne lches pas ma cravate, je te mange le nez murmura leChourineur, dune voix touffe.

    Jai le nez trop petit, mon homme, et tu ny verrais pas assez clair ! Alors viens sous le pendu glac. Viens reprit linconnu nous nous y regarderons le blanc des yeux.Et, se prcipitant sur le Chourineur, quil tenait toujours la gorge, il le

    fit reculer jusqu la porte de lalle, puis le poussa violemment dans la rue, peine claire par la lueur du rverbre.

    Le bandit trbucha ; mais, se raffermissant aussitt, il slana avec furiecontre linconnu, dont la taille svelte et mince ne semblait pas annoncerla force incroyable quil dployait. Aprs quelques minutes de combat, leChourineur, quoique dune constitution athltique et de premire habiletdans une sorte de pugilat appel vulgairement la savate, trouva, comme ondit, son matre. Linconnu lui passa la jambe (sorte de croc-en-jambe)avec une dextrit merveilleuse, et le renversa deux fois.

    Ne voulant pas encore reconnatre la supriorit de son adversaire, leChourineur revint la charge en rugissant de colre. Alors le dfenseur dela Goualeuse, changeant brusquement de mthode, fit pleuvoir sur la tte etsur le visage du bandit une grle de coups de poing aussi rudement assnsquavec un gantelet de fer.

    Ces coups de poing, dignes de lenvie et de ladmiration de Jack Turner,lun des plus fameux boxeurs de Londres, taient dailleurs si en dehors desrgles de la savate, que le Chourineur, doublement tourdi, tomba commeun buf sur le pav en murmurant :

    Mon linge est lav. Mon Dieu, mon Dieu ! avez piti de lui ! dit la Goualeuse, qui

    pendant cette rixe stait hasarde sur le seuil de lalle. Puis elle ajoutaavec tonnement : Mais qui tes-vous donc ? Except le Matre dcoleou le Squelette, il ny a personne, depuis la rue Saint-loi jusqu Notre-

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    Dame, capable de lutter contre le Chourineur. Je vous remercie bien toujours,monsieur ! sans vous il maurait peut-tre battue.

    Linconnu, au lieu de rpondre, coutait attentivement la voix de cettefemme.

    Jamais timbre plus doux, plus frais, plus argentin, ne stait fait entendre son oreille. Il tcha de distinguer les traite de la Goualeuse ; mais la nuittait trop sombre, la clart du rverbre trop ple.

    Aprs tre rest quelques minutes sans mouvement, le Chourineur remuales jambes, les bras, et enfin se leva sur son sant.

    Prenez garde ! scria la Goualeuse en se rfugiant de nouveau danslalle et en tirant son protecteur par le bras prenez garde ! il va peut-trese revenger.

    Sois tranquille, ma fille ; sil en veut encore, jai de quoi le servir.Le brigand entendit ces mots : Merci Jai la coloquinte en bringues et un il au beurre noir dit-il

    linconnu. Pour aujourdhui, a me suffit. Une autre fois je ne dis passi je te retrouve

    Est-ce que tu nes pas content ? Est-ce que tu te plains ? scrialinconnu dun ton menaant.

    Non, non, je ne me plains pas, tu mas donn la bonne mesure tu esun-cadet qui a de latout dit le Chourineur dun ton bourru, mais avec cettesorte de considration respectueuse que la force physique impose toujoursaux gens de cette espce. Tu mas rinc, cest clair. Eh bien ! part leSquelette, qui a lair davoir des os en fer, tant il est maigre et fort ; part leMatre dcole, qui mangerait trois Alcides son djeuner, personne jusqucette heure, vois-tu, ne pouvait se vanter de mavoir mis le pied sur la tte.

    Eh bien ! aprs ? Aprs jai trouv mon matre, voil tout. Tu trouveras le tien un jour

    ou lautre, tt ou tard tout le monde a le sien. Ce qui est sr, cest quemaintenant, que tu as eu le Chourineur sous tes pieds, tu peux faire les quatrecents coups dans la Cit Toutes les femmes seront tes esclaves : ogres etogresses te feront crdit par peur des dgeles ; tu seras un vrai roi, quoi !Ah ! mais qui es-tu donc ? tu dvides le jars comme pre et mre ! Situ es grinche, je ne suis pas ton homme. Jai chourin, cest vrai ; parce que,quand le sang me monte aux yeux, jy vois rouge, et malgr moi il faut queje frappe mais jai pay mes chourinades en allant quinze ans au pr. Montemps est fini, je suis libr de ma surveillance, je peux habiter la capitale, jene dois rien aux curieux, et je nai jamais grinchi ; demande la Goualeuse !

    Cest vrai, ce nest pas un voleur dit celle-ci. Alors viens boire un verre deau daff, et tu sauras qui je suis dit

    linconnu ; allons, sans rancune.

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    a y est, sans rancune ! car tu es mon matre, je le reconnais, tu saisrudement jouer des poignets ; il y a eu surtout la giboule de coups depoing de la fin Tonnerre ! quelle averse, comme a me pleuvait sur laboule ! Je nai jamais rien senti de pareil Cest un nouveau jeu faudrame lapprendre.

    Je recommencerai quand tu voudras. Pas sur moi, toujours, dis donc, eh, pas sur moi ! scria le Chourineur

    en riant. a allait comme un marteau de forge Jen ai encore unblouissement. Mais tu connais donc Bras-Rouge, que tu tais dans lallede la maison o il demeure ?

    Bras-Rouge ? dit linconnu, qui parut dsagrablement surpris de cettequestion ; puis il ajouta dun air indiffrent : Je ne sais pas ce que cestque Bras-Rouge ; il ny a pas que lui dailleurs qui habite cette maison ? Ilpleuvait, je suis entr un moment dans cette alle pour me mettre labri :tu voulais battre cette pauvre fille, cest moi qui tai battu voil, tout.

    Cest juste, tes affaires ne me regardent pas ; Bras-Rouge a une chambreici, mais il ne vient pas souvent. Il est toujours son estaminet des Champs-lyses. Nen parlons plus. Puis, sadressant la Goualeuse : Foidhomme ! tu es une bonne fille ; je ne voulais pas te battre, tu sais bienque je ne ferais pas de mal un enfant ctait une farce ; mais cest gal,cest gentil de ta part de navoir pas aguich cet enrag-l contre moiquand jtais sous ses pieds et que je nen voulais plus Tu viendras boireavec nous ! cest monsieur qui paie ! propos de a, mon brave dit-il linconnu si au lieu daller pitancher de leau daff, nous allions nousrefaire de sorgue chez logresse du Lapin-Blanc ? cest un tapis-franc.

    Tope, je paye souper. Veux-tu venir, la Goualeuse ? dit linconnu. Merci, monsieur rpondit-elle ; davoir vu votre batterie, a ma

    cure, je nai pas faim. Bah ! bah ! lapptit te viendra en mangeant dit le Chourineur la

    cuisine est fameuse au Lapin-Blanc.Et les trois personnages, alors en parfaite intelligence, se dirigrent vers

    la taverne.Pendant la lutte du Chourineur et de linconnu, un charbonnier dune

    taille colossale, embusqu dans une autre alle, avait observ avec anxitles chances du combat, sans toutefois, ainsi quon la vu, prter le moindresecours lUn des deux adversaires.

    Lorsque linconnu, le Chourineur et la Goualeuse se dirigrent vers lataverne, le charbonnier les suivit.

    Le bandit et la Goualeuse entrrent les premiers dans le tapis-franc ;linconnu les suivait lorsque le charbonnier sapprocha et lui dit tout bas, enallemand et dun ton de respectueuse remontrance :

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    Que Votre Altesse prenne garde !Linconnu haussa les paules et rejoignit ses compagnons.Le charbonnier ne sloigna pas de la porte du cabaret ; prtant loreille

    avec attention, il regardait de temps autre au travers dun petit espacepratiqu par hasard dans lpaisse couche de blanc dEspagne dont les vitresde ces repaires sont toujours enduites intrieurement.

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    CHAPITRE IILogresse

    Le cabaret du Lapin-Blanc est situ vers le milieu de la rue aux Fves.Cette taverne occupe le rez-de-chausse dune haute maison dont la faadese compose de deux fentres dites guillotine.

    Au-dessus de la porte dune sombre alle vote, se balance une lanterneoblongue dont la vitre fle porte ces mots crits en lettres routes : Ici onloge la nuit.

    Le Chourineur, linconnu et la Goualeuse entrrent dans la taverne.Quon se figure une vaste salle basse, au plafond enfum, ray de solives

    noires, claire par la lumire incertaine dun mauvais quinquet. Les murslzards, anciennement recrpis la chaux, sont couverts et l de dessinsgrossiers ou de sentences en termes dargot.

    Le sol battu, salptr, est imprgn de boue ; une brasse de paille estdpose, en guise de tapis, au pied du comptoir de logresse, situ droitede la porte et au-dessous du quinquet.

    De chaque ct de cette salle il y a six tables ; dun bout elles sont scellesau mur, ainsi que les bancs qui les accompagnent. Au fond une porte donnedans une cuisine ; droite, prs du comptoir, existe une sortie sur lalle quiconduit aux taudis o lon couche trois sous la nuit.

    Maintenant quelques mots de logresse et de ses htes.Logresse sappelle la mre Ponisse ; sa triple profession consiste loger

    en garni, tenir un cabaret, et louer des vtements aux misrables craturesqui pullulent dans ces rues immondes.

    Logresse a quarante ans environ. Elle est grande, robuste, corpulente,haute en couleur et quelque peu barbue. Sa voix rauque, virile, ses gros bras,ses larges mains, annoncent une force peu commune ; elle porte sur sonbonnet un vieux foulard rouge et jaune ; un chle de poil de lapin se croisesur sa poitrine et se noue derrire son dos ; sa robe de laine tombe sur sessabots noirs souvent incendis par sa chaufferette ; enfin, le teint de cettefemme est cuivr, enflamm par labus des liqueurs fortes.

    Le comptoir, plaqu de plomb, est garni de brocs cercls de fer etde diffrentes mesures dtain ; sur une tablette attache au mur on voitplusieurs flacons de verre faonns de manire reprsenter la figure enpied de lEmpereur. Ces bouteilles renferment des breuvages frelats de

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    couleur rose et verte, connus sous le nom desprit des braves, de ratafia dela Colonne, etc., etc.

    Un gros chat noir prunelles jaunes, accroupi prs de logresse, semble ledmon familier de ce lieu. Puis, par un contraste trange, une sainte branchede buis de Pques, achete lglise par logresse, tait place derrire labote dune ancienne pendule coucou.

    Deux hommes figure sinistre, barbe hrisse, vtus presque dehaillons, touchaient peine au broc de vin quon leur avait servi, et parlaient voix basse dun air inquiet.

    Lun deux surtout, trs ple, trs livide, rabattait souvent jusque sur sessourcils un mauvais bonnet grec dont il tait coiff ; il tenait sa main gauchepresque toujours cache, ayant soin de la dissimuler, autant que possible,lorsquil tait oblig de sen servir.

    Plus loin on voyait un jeune homme de seize ans peine, figure imberbe,hve, creuse, plombe, au regard teint ; ses longs cheveux noirs flottaientautour de son cou ; cet adolescent, type du vice prcoce, fumait une courtepipe blanche. Le dos appuy au mur, les deux mains dans les poches de sablouse, les jambes tendues sur le banc, il ne quittait sa pipe que pour boire mme dune canette deau-de-vie place devant lui.

    Les autres habitus du tapis-franc, hommes ou femmes, noffraient riende remarquable ; ici des figures froces ou abruties, l une gat grossireou licencieuse, ailleurs un silence sombre ou stupide.

    Tels taient les htes, du tapis-franc lorsque linconnu, le Chourineur etla Goualeuse y entrrent.

    Ces trois derniers personnages jouent un rle trop important dans ce rcit,pour que nous ne les mettions pas en relief.

    Le Chourineur, homme de haute taille et de constitution athltique, a descheveux dun blond ple, tirant sur le blanc, des sourcils pais et dnormesfavoris dun roux ardent. Le hle, la misre, les rudes labeurs du bagneont bronz son teint de cette couleur sombre, olivtre, pour ainsi dire,particulire aux forats. Malgr son terrible surnom, ses traits expriment nonla frocit, mais une sorte de franchise brutale et dindomptable audace.

    Nous lavons dit, le Chourineur est vtu dun pantalon et dun bourgeronde mauvaise toile bleue, et il est coiff dun de ces larges chapeaux de pailleque portent ordinairement les garons de chantier et les dbardeurs.

    La Goualeuse est peine ge de seize ans et demi.Le front le plus pur, le plus blanc, surmonte son visage dun ovale parfait

    et dun type anglique ; une frange de cils, tellement longs quils frisent unpeu, voile demi ses grands yeux bleus chargs de mlancolie. Le duvet dela premire jeunesse veloute ses joues peine nuances dun lger incarnat.Sa petite bouche purpurine qui ne sourit presque jamais, son nez fin et droit,

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    son menton arrondi, ont une noblesse, une suavit de lignes raphalesque. Dechaque ct de ses tempes satines, une natte de cheveux dun blond-cendrmagnifique descend en sarrondissant jusquau milieu de la joue, remontederrire loreille dont on aperoit le lobe divoire ros, puis disparat sousles plis serrs dun grand mouchoir de cotonnade carreaux bleus, nou,comme on dit vulgairement, en marmotte.

    Son cou charmant, dune blancheur blouissante, est entour dun petitcollier de grains de corail. Sa robe dalpine brune, beaucoup trop large,laisse deviner une taille fine, souple et ronde comme un jonc ; un mauvaispetit chle orange, franges vertes, se croise sur son sein.

    Le charme de la voix de la Goualeuse avait justement frapp sondfenseur inconnu. En effet, cette voix douce, vibrante, harmonieuse, avaitun attrait si irrsistible, que la tourbe de sclrats et de femmes perdues aumilieu desquels vivait cette infortune la suppliaient souvent de chanter, etlcoutaient avec ravissement.

    La Goualeuse avait reu un autre surnom, d sans doute la candeurvirginale de ses traits

    On lappelait encore Fleur-de-Marie, mots qui, en argot, signifient laVierge.

    Pourrons-nous faire comprendre au lecteur notre singulire impression,lorsquau milieu de ce vocabulaire infme, o les mots qui signifient le vol,le sang, le meurtre, sont encore plus hideux, plus effrayants que les hideuseset effrayantes choses quils expriment, lorsque nous avons, disons-nous,surpris cette mtaphore dune posie si douce, si tendrement pieuse : Fleur-de-Marie.

    Ne dirait-on pas un beau lis levant la neige odorante de son caliceimmacul au milieu dun champ de carnage ?

    Bizarre contraste, trange hasard ! les inventeurs de cette pouvantablelangue se sont ainsi levs jusqu une sainte posie ! ils ont prt uncharme de plus la chaste pense quils voulaient exprimer dans leur hideuxlangage ; car, chose effrayante et digne de lattention des penseurs, ceshommes sont assez nombreux, assez unis, pour avoir un langage eux,comme ils ont des murs eux, un quartier eux

    Le dfenseur de la Goualeuse (nous nommerons cet inconnu Rodolphe)paraissait g de trente-six ans environ ; sa taille, moyenne, svelte,parfaitement proportionne, ne semblait pas annoncer la vigueur surprenantequil venait de dployer dans sa lutte avec lathltique Chourineur.

    Il et t trs difficile dassigner un caractre dtermin la physionomiede Rodolphe. Certains plis de son front rvlaient lhomme mditatif etpourtant la fermet des contours de sa bouche, son port de tte imprieux,

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    hardi, dcelaient aussi lhomme daction, dont la force physique, dontlaudace exercent toujours sur la foule un irrsistible ascendant.

    Dans sa lutte avec le Chourineur, Rodolphe navait tmoign ni colre nihaine. Confiant dans sa force, dans son adresse, dans son agilit, il navaitressenti quun mpris railleur pour lespce de bte brute quil terrassait.

    Nous terminerons ce portrait physique de Rodolphe en disant que sestraits, rgulirement beaux, semblaient trop beaux pour un homme, sesyeux taient grands et dun brun velout, son nez aquilin, son menton unpeu saillant, ses cheveux chtain-clair, de la mme nuance que ses sourcilsfirement arqus et que sa petite moustache fine et soyeuse.

    Du reste, grce aux manires et au langage quil affectait avec uneincroyable aisance, Rodolphe avait une complte ressemblance avec leshtes de logresse. Son cou svelte, ausi galement model que celui duBacchus indien, tait entour dune cravate noire noue ngligemment, dontles bouts retombaient sur le collet de sa blouse bleue. Une double range declous armait ses gros souliers. Enfin, sauf ses mains dune distinction rare,rien ne le distinguait matriellement des htes du tapis-franc ; tandis quemoralement son air de rsolution et, pour ainsi dire, daudacieuse srnit,mettait entre eux et lui une distance norme.

    En entrant dans le tapis-franc, le Chourineur, posant une de ses largesmains sur lpaule de Rodolphe, scria :

    Salut au matre du Chourineur ! Oui, les amis, ce cadet-l vient de merincer Avis aux amateurs qui auraient lide de se faire casser les reins oucrever la sorbonne, en comptant le Matre dcole et le Squelette qui, cettefois-ci, trouveraient leur matre Jen rponds et je le parie !

    ces mots, depuis logresse jusquau dernier des habitus du tapis-franc,tous regardrent le vainqueur du Chourineur avec un respect craintif.

    Les uns reculant leurs verres et leurs brocs au bout de la table quilsoccupaient, sempressrent doffrir une place Rodolphe, dans le cas o ilaurait voulu se placer ct deux ; dautres sapprochrent du Chourineurpour lui demander voix basse quelques dtails sur cet inconnu qui dbutaitsi victorieusement dans le monde.

    Logresse, enfin, adressant Rodolphe lun de ses plus gracieux sourires,chose inoue, exorbitante, fabuleuse dans les fastes du Lapin-Blanc, se levade son comptoir pour venir prendre les ordres de son hte, afin de savoir delui ce quil fallait servir sa socit ; attention que logresse navait jamaiseue pour le Matre dcole ou le Squelette, terribles sclrats qui faisaienttrembler le Chourineur lui-mme.

    Un des deux hommes figure sinistre que nous avons signals (celui qui,trs ple, cachait sa main gauche et rabattait toujours son bonnet grec sur

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    son front) se pencha vers logresse, qui essuyait soigneusement la table deRodolphe, et lui dit dune voix enroue :

    Le Gros-Boiteux nest pas venu aujourdhui ? Non dit la mre Ponisse. Et hier ? Il est venu. Est-ce quil tait avec Calebasse, la fille de Martial le guillotin ? Tu

    sais bien les Martial de lle du Ravageur ? Ah ! est-ce que tu me prends pour un raille, avec tes questions ?

    Est-ce que tu crois que jespionne mes pratiques ? dit logresse dune voixbrutale.

    Jai rendez-vous ce soir avec le Gros-Boiteux et le Matre dcole rpta le brigand nous avons des affaires ensemble.

    a doit tre du propre, vos affaires, tas descarpes que vous tes ! scarpes ! rpta le bandit dun air irrit cest les escarpes qui te

    font vivre ! Ah ! vas-tu me donner la paix ! scria logresse dun air menaant,

    en levant sur le questionneur le broc quelle tenait la main.Lhomme se remit sa place en grommelant. Le Gros-Boiteux est peut-tre rest pour donner son compte ce petit

    jeune homme nomm Germain qui demeure rue du Temple dit-il soncompagnon.

    Est-ce quils veulent le butter ? Non, le faire saigner seulement ; il parat quil a mang des gens de

    Nantes. On a su a par Bras-Rouge. a regarde le Gros-Boiteux ; cest gal, peine sorti de prison, il a dj

    joliment de suif !Fleur-de-Marie tait entre dans la taverne de logresse sur les pas du

    Chourineur ; celui-ci, rpondant par un signe de tte au salut amical deladolescent figure fltrie, lui dit :

    Eh bien ! Barbillon, tu pitanches donc toujours de leau daff ? Toujours ! Jaime mieux faire la tortue et avoir des philosophes aux

    arpions que dtre sans eau daff dans lavaloir et sans trfoin dans machiffarde dit le jeune homme dune voix sourde, rauque et puise, sanschanger de position et en lanant dnormes bouffes de tabac.

    Bonsoir Fleur-de-Marie dit logresse en sapprochant de la Goualeuseet en inspectant dun il jaloux les vtements de la jeune fille, vtementsquelle lui avait lous. Aprs cet examen, elle lui dit avec une sorte desatisfaction bourrue :

    Cest un plaisir de te louer des effets, toi tu es propre comme unepetite chatte aussi je naurais pas confi ce joli chle orange des canailles

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    comme la Tourneuse ou la Boulotte. Mais aussi cest moi qui tai duquedepuis six semaines que tu es entre dans ma maison et il faut tre juste,il ny a pas un meilleur sujet que toi dans toute la Cit, quoique tu sois troptriste, trop rechigneuse et trop honteuse, mademoiselle Glaon mais tu esencore si jeunette que cest pas tonnant ; faudra te voir dans trois ou quatreans quand tu auras pris le pli comme les autres, il ny en aura pas une plusflambante que toi dans la rue aux Fves

    La Goualeuse soupira et baissa la tte sans rpondre. Tiens ! dit Rodolphe logresse vous avez du buis bnit sur votre

    coucou, la mre ?Et il montra du doigt le saint rameau plac derrire la vieille horloge. Eh bien, paen, faut-il pas vivre comme des chiens ! rpondit nave

    ment lhorrible femme.Puis, sadressant Fleur-de-Marie, elle ajouta : dis donc, la Goualeuse, est-ce que tu ne vas pas nous goualer une de

    tes goualantes ? Nous allons dabord souper, mre Ponisse dit le Chourineur. Quest-ce que je vas vous servir, mon brave ? dit logresse Rodolphe,

    dont elle voulait se faire bienvenir et peut-tre au besoin acheter le soutien. Demandez au Chourineur, il rgale ; moi, je paie. Eh bien ! dit logresse en se tournant vers le bandit quest-ce que

    tu veux souper, mauvais gueux ? Deux doubles cholettes de tortu douze, un arlequin et trois crotons

    de lartif bien tendre (deux litres de vin douze sous, trois crotons de paintendre et un arlequin dit le Chourineur, aprs avoir un moment mdit surla composition de ce menu.

    Je vois que tu es toujours un fameux licheur, et que tu gardes ta passionpour les arlequins.

    Eh bien ! maintenant, la Goualeuse dit le Chourineur as-tu faim ? Non, Chourineur. Veux-tu autre chose quun arlequin ma fille ? dit Rodolphe. Oh ! non, merci je nai pas faim Mais regarde donc mon matre ma fille ! lui dit le Chourineur en

    riant dun gros rire. Est-ce que tu noses pas le reluquer ?La Goualeuse rougit et baissa les yeux sans regarder Rodolphe.Au bout de quelques moments, logresse vint elle-mme placer sur la

    table un broc de vin, un pain et larlequin, dont nous nessaierons pasde donner une ide au lecteur, mais que le Chourineur sembla trouverparfaitement de son got, car il scria :

    Quel plat ! Dieu de Dieu ! quel plat ! cest comme un Omnibus. Il yen a pour tous les gots, pour ceux qui font gras et pour ceux qui font maigre,

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    pour ceux qui aiment le sucre et ceux qui aiment le poivre Des pilons devolaille, du biscuit, des queues de poisson, des os de ctelettes, des crotesde pt, de la friture, des lgumes, des ttes de bcasse, du fromage et de lasalade. Mais mange donc, la Goualeuse cest du soign Est-ce que parextra tu aurais noc aujourdhui ?

    Pas plus aujourdhui que les autres jours. Jai mang ce matin, comme lordinaire, mon sou de lait et mon sou de pain

    Lentre dun nouveau personnage dans le cabaret interrompit toutes lesconversations et fit lever toutes les ttes.

    Ctait un homme entre les deux ges, alerte et robuste, portant vesteet casquette ; parfaitement au fait des usages du tapis-franc, il employa lelangage familier ses htes pour demander souper.

    Ce nouvel arrivant stait plac de manire pouvoir observer les deuxindividus figure sinistre dont lun avait demand le Gros-Boiteux et leMatre dcole. Il ne les quittait pas du regard ; mais, par leur position, ceux-ci ne pouvaient sapercevoir de la surveillance dont ils taient lobjet.

    Les conversations, un moment interrompues, reprirent leur cours. Malgrson audace, le Chourineur tmoignait une sorte de dfrence Rodolphe, ilnosait pas le tutoyer.

    Foi dhomme ! dit-il Rodolphe quoique jaie eu ma danse, je suistout de mme flatt de vous avoir rencontr.

    Parce que tu trouves larlequin de ton got ? Dabord et puis parce que je grille de vous voir vous crocher avec

    le Matre dcole, celui qui ma toujours rinc le voir rinc son toura me flattera

    Ah a, est-ce que tu crois que pour tamuser je vais sauter comme unbouledogue sur le Matre dcole ?

    Non, mais il sautera sur vous ds quil entendra dire que vous tes plusfort que lui rpondit le Chourineur en se frottant les mains.

    Jai encore assez de monnaie pour lui donner sa paie ! ditnonchalamment Rodolphe ; puis il reprit : Ah , il fait un temps de chiensi nous demandions un pot deau-de-vie avec du sucre ?

    a me va dit le Chourineur. Et pour faire connaissance nous nous dirons qui nous sommes ajouta

    Rodolphe. LAlbinos, dit Chourineur, fagot affranchi (forat libr), dbardeur de

    bois flott au quai Saint-Paul, gel pendant lhiver, rti pendant lt, douze quinze heures par jour dans leau, moiti homme, moiti crapaud, voil moncaractre dit le convive de Rodolphe en faisant le salut militaire avec samain gauche. Ah ! ajouta-t-il et vous, mon matre, cest la premirefois quon vous voit dans la Cit Cest pas pour vous le reprocher, mais

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    vous y tes entr crnement sur mon crne et tambour battant sur ma peau.Nom dun nom, quel roulement ! surtout les coups de poing de la finJen reviens toujours l ; comme ctait festonn ! quelle giboule ! Maisvous avez un autre mtier que de rincer le Chourineur ?

    Je suis peintre en ventails, et je mappelle Rodolphe. Peintre en ventails ! cest donc a que vous avez les mains si blanches

    dit le Chourineur. Cest gal, si tous vos camarades sont tous commevous, il parat quil faut tre pas mal fort pour faire cet tat-l Mais puisquevous tes ouvrier, pourquoi venez-vous dans un tapis-franc de la Cit, o ilny a que des grinches, des escarpes ou des fagots affranchis comme moi,parce que nous ne pouvons pas aller ailleurs ? Cest pas votre place ici ; leshonntes ouvriers ont leurs guinguettes, et ils ne parlent pas argot.

    Je viens ici, parce que jaime la bonne socit. Hum ! hum ! dit le Chourineur en secouant la tte dun air de

    doute. Je vous ai trouv dans lalle de Bras-Rouge ; enfin suffit Vousdites que vous ne le connaissez pas ?

    Est-ce que tu vas mennuyer encore longtemps avec ton Bras-Rouge,que lenfer confonde

    Tenez, mon matre, vous vous dfiez peut-tre de moi, vous avez tort ;si vous voulez, je vous raconterai mon histoire condition que vousmapprendrez donner les coups de poing qui ont t le bouquet de maracle jy tiens.

    Jy consens, Chourineur, tu me diras ton histoire et la Goualeuse nousdira aussi la sienne.

    a va reprit le Chourineur il fait un temps ne pas mettre unsergent de ville dehors a nous amusera Veux-tu, la Goualeuse ?

    Je veux bien ; mais je nen aurai pas long raconter dit Fleur-de-Marie.

    Et vous nous direz aussi votre histoire, camarade Rodolphe ? ajoutale Chourineur.

    Oui, je commencerai Peintre dventails dit la Goualeuse cest un bien joli mtier. Et combien gagnez-vous vous reinter a ? dit le Chourineur. Je suis ma tche rpondit Rodolphe ; mes bonnes journes vont

    trois francs, quelquefois quatre, mais dans lt, parce que les jours sontlongs.

    Et vous flnez souvent, gueusard ? Oui, tant que jai de largent, et jen dpense pas mal ; dabord dix sous

    pour ma nuit dans mon garni. Excusez, monseigneur vous couchez dix, vous ! dit le Chourineur

    en portant la main son bonnet

  • 19

    Ce mot monseigneur, dit ironiquement par le Chourineur, fit sourireimperceptiblement Rodolphe, qui reprit :

    Oh ! je tiens mes aises et la propret. En voil, un pair de France ! un banquezingue ! un riche ! scria le

    Chourineur il couche dix. Avec a continua Rodolphe quatre sous de tabac, a fait quatorze ;

    quatre sous djeuner, dix-huit ; quinze sous dner ; un ou deux sous deau-de-vie, a me fait dans les environs de trente-quatre trente-cinq sous parjour. Je nai pas besoin de travailler toute la semaine ; le reste du temps jefais la noce.

    Et votre famille ? dit la Goualeuse. Le cholra la mange rpondit Rodolphe. Et quest-ce quils taient, vos parents ? demanda la Goualeuse. Fripiers sous les piliers des Halles, ngociants en vieux chiffons. Et combien que vous avez vendu leur fonds ? dit le Chourineur Jtais trop jeune, cest mon tuteur qui la vendu ; quand jai t majeur

    je lui ai redu trente francs Voil mon hritage. Et votre bourgeois, cette heure ? demanda le Chourineur. Il sappelle M. Gauthier, rue des Bourdonnais, bte mais brutal

    voleur mais avare ; il aime autant se faire crever un il que de faire la paieaux ouvriers. Voil son signalement ; sil sgare, laissez-le se perdre, ne leramenez pas. Jai appris mon mtier chez lui depuis lge de quinze ans ;jai eu un bon numro la conscription ; je mappelle Rodolphe DurandVoil mon histoire.

    Maintenant, ton tour, la Goualeuse dit le Chourineur ; je gardemon histoire pour la bonne bouche.

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    CHAPITRE IIIHistoire de la goualeuse

    Commenons dabord par le commencement dit le Chourineur. Oui tes parents ? reprit Rodolphe. Je ne les connais pas dit Fleur-de-Marie. Ah ! bah ! ft le Chourineur. Tiens, cest drle, la Goualeuse !

    nous sommes de la mme famille Vous aussi, Chourineur ? Orphelin du pav de Paris tout comme toi, ma fille. Et qui est-ce qui ta leve, la Goualeuse ? demanda Rodolphe. Je ne sais pas, monsieur Du plus loin quil men souvient, javais

    bien, je crois, six ou sept ans, jtais avec une vieille borgnesse quonappelait la Chouette parce quelle avait un nez crochu, un il verd toutrond et quelle ressemblait une chouette qui aurait un il crev.

    Ah ! ah ! ah ! Je la vois dici, la Chouette ! scria leChourineur en riant.

    La borgnesse reprit Fleur-de-Marie me faisait vendre le soir dusucre dorge sur le Pont-Neuf ; citait une manire de me faire demanderlaumne Quand je napportais pas au moins dix sous en rentrant laChouette me battait au lieu de me donner souper.

    Et tu es sre que cette femme ntait, pas ta mre ? demanda Rodolphe. Jen suis bien sre, la Chouette me la assez reproch, dtre sans pre

    ni mre ; elle me disait toujours quelle mavait ramasse dans la rue. Ainsi reprit le Chourineur tu avais une danse pour fricot quand tu

    ne faisais pas une recette de dix sous ? Et puis aprs jallais me coucher sur une paillasse tendue par terre o

    javais souvent bien froid, bien froid. Je le crois bien, la plume de Beauce, cest une vrai gele scria le

    Chourineur ; le fumier vaudrait cent fois mieux ! mais on fait le dgot,on dit : Cest canaille a t port !

    Cette plaisanterie fit sourire Rodolphe. Fleur-de-Marie continua : Le lendemain matin la borgnesse me donnait la mme ration pour

    djeuner que pour souper, et elle menvoyait Montfaucon chercher desvers pour amorcer le poisson ; car dans le jour la Chouette tenait sa boutiquede lignes pcher prs le pont Notre-Dame Pour un enfant de sept ans

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    qui meurt de faim et de froid, il y a loin, allez de la rue de la Mortellerie Montfaucon.

    Lexercice ta fait pousser droite comme un jonc, ma fille ; faut pas teplaindre de a dit le Chourineur, battant le briquet pour allumer sa pipe.

    Enfin reprit la Goualeuse je revenais bien fatigue. Alors, sur lemidi, la Chouette me donnait un petit morceau de pain.

    De ne pas manger, a ta rendu la taille fine comme une gupe,ma fille ; faut pas te plaindre de a dit le Chourineur en aspirantbruyamment quelques bouffes de tabac. Mais quest-ce que vous avezdonc, camarade ? non ! je veux dire matre Rodolphe ? vous avez lair toutchose Est-ce parce que cte jeunesse a eu de la misre ? Tiens nous enavons tous eu, de la misre.

    Oh ! je vous dfie bien davoir t aussi malheureux que moi,Chourineur dit Fleur-de-Marie.

    Moi, la Goualeuse ! Mais figure-toi donc, ma fille, que ttais commeune reine auprs de moi ! Au moins, quand tu tais petite, tu couchais surde la paille et tu mangeais du pain Moi, je passais mes bonnes nuits dansles fours pltre de Clichy, en vrai goupeur, et je me restaurais avec destrognons de choux et autres lgumes de rencontre, que je ramassais au coindes bornes ; mais le plus souvent, comme il y avait trop loin pour aller auxfours pltre de Clichy, vu que la fringale me cassait les jambes, je mecouchais sous les grosses pierres du Louvre et lhiver javais des drapsblancs quand il tombait de la neige.

    Un homme, cest bien plus dur ; mais une pauvre petite fille dit Fleur-de-Marie ; avec a jtais grosse comme une mauviette.

    Tu te rappelles a, toi ? Je crois bien ; quand la Chouette me battait, je tombais toujours du

    premier coup ; alors elle se mettait trpigner sur moi en criant : Cettepetite bte-l, elle na pas pour deux liards de force ; a ne peut pas seulementsupporter deux coups de poing. Et puis elle mappelait la Pgriotte ; jaipas eu dautre nom, a t mon nom de baptme.

    Cest comme moi, jai eu le baptme des chiens perdus ; onmappelait chose machin ou lAlbinos. Cest tonnant comme nous nousressemblons, ma fille ! dit le Chourineur.

    Cest vrai pour la misre dit Fleur-de-Marie, qui sadressaitpresque toujours cet homme ; ressentant malgr elle une sorte de honte enprsence de Rodolphe, osant peine lever les yeux sur lui, quoiquil partappartenir lespce de gens avec lesquels elle vivait habituellement.

    Et quand tu avais t chercher des vers pour la Chouette, quest-ce quetu faisais ? demanda le Chourineur.

  • 22

    La borgnesse menvoyait mendier autour delle jusqu la nuit ; carle soir elle allait faire de la friture sur le Pont-Neuf. Dame ! cette heure-l, mon morceau de pain tait bien loin ; mais si javais le malheur dedemander manger la Chouette, elle me battait en me disant : Fais dixsous daumne, Pgriotte, et tu auras souper ! Alors moi, comme javaisfaim et quelle me faisait bien du mal, je pleurais toutes les larmes de moncorps. La borgnesse me passait mon petit ventaire de sucre dorge au cou,et elle me plantait sur le Pont-Neuf, o dans lhiver je grelottais de froid.Et pourtant quelquefois, malgr moi, je mendormais tout debout, mais paslongtemps, car la Chouette me rveillait coups de pied. Enfin, je restaissur le Pont-Neuf jusqu onze heures du soir, ma boutique de sucre dorgeau cou et souvent pleurant bien fort. De me voir pleurer a touchait lespassants, et ces fois-l on me donnait jusqu dix, jusqu quinze sous, queje rendais la Chouette ; car pour voir si je ne gardais rien pour moi, elleme fouillait partout, et me regardait jusque dans la bouche.

    Le fait est que quinze sous ctait une fameuse soire pour unemauviette comme toi !

    Je crois bien ; aussi la borgnesse, voyant a Dun il dit le Chourineur en riant. Bien sr, puisquelle nen avait quun. Voil que la borgnesse prend

    lhabitude de me donner toujours des coups avant de me mener sur le Pont-Neuf, afin de me faire pleurer devant les passants et daugmenter ainsi marecette.

    Ctait mchant, mais pas bte ! Eh bien ! pourtant, la fin je me suis endurcie aux coups ; comme la

    Chouette enrageait quand je ne pleurais pas, moi, pour me venger delle,plus elle me faisait de mal, plus je tchais de rire, tout en ayant des larmesplein les yeux.

    dis donc des sucres dorge cest a qui devait te faire envie, mapauvre Goualeuse !

    Oh ! je crois bien, Chourineur ; mais je nen avais jamais got ; ctaitmon ambition et cette ambition la ma perdue. Un jour, en revenant deMontfaucon, des petits garons mavaient battue et vol mon panier. Jerentre, je savais bien ce qui mattendait ; je reois des coups et pas de pain.Le soir, avant daller au pont, la Chouette, furieuse de ce que je navais pastrenn la veille, au lieu de me battre comme dhabitude pour me mettre entrain de pleurer, me martyrise jusquau sang en marrachant les cheveux duct des tempes ou cest le plus sensible.

    Tonnerre ! a, cest trop fort ! scria le bandit en frappant du poingsur la table et en fronant des sourcils. Battre un enfant, a ne me va djpas trop mais le martyriser Tonnerre !

  • 23

    Rodolphe avait attentivement cout le rcit de Fleur-de-Marie ; ilregarda le Chourineur avec tonnement. Cet clair de sensibilit lesurprenait.

    Quas-tu donc Chourineur ! lui dit-il. Ce que jai ? ce que jai ? comment ! a ne vous fait rien de rien vous !

    Ce monstre de Chouette qui martyrise cette enfant ! Vous tes donc aussidur que vos poings ?

    Continue, ma fille dit Rodolphe Fleur-de-Marie, sans rpondre linterpellation du Chourineur.

    Je vous disais donc que la Chouette mavait martyrise pour me fairepleurer ; je men vais au pont avec mes sucres dorge. La borgnesse tait sa pole De temps en temps elle me montrait le poing. Alors, comme jenavais pas mang depuis la veille et que javais grand faim, au risque demettre la Chouette en colre, je prends un sucre dorge, et je le mange.

    Bravo ! ma fille ! Jen mange deux. Bravo ! Vive la Charte ! ! ! Dame ! je trouvais a bien bon, pas par gourmandise, javais si faim !

    Mais voil quune marchande doranges se met crier la borgnesse : Disdonc, la Chouette Pgriotte mange ton fonds !

    Oh ! tonnerre ! a va chauffer a va chauffer dit le Chourineursingulirement intress. Pauvre petitrat ! quel tremblement quand laChouette sest aperu de a, hein !

    Comment tes-tu tire de l, pauvre Goualeuse ? dit Rodolphe aussiintress que le Chourineur.

    Ah ! a t dur pour moi, mais plus tard, car la borgnesse, tout enenrageant de me voir manger ses sucres dorge, ne pouvait pas quitter sapole, sa friture tait bouillante.

    Ah ! ah ! ah ! cest vrai. En voil une de position difficile ! scrie le Chourineur en riant aux clats.

    De loin la Chouette me menaait avec sa grande fourchette de ferSa friture finie, elle vint moi On mavait donn trois sous daumne etjavais mang pour six Sans me rien dire, elle me prend par la main pourmemmener. Je ne sais pas comment ce moment-l je ne suis pas mortede peur. Je me rappelle a comme si jy tais car justement ctait dans letemps du jour de lan. Il y avait je ne sais combien de boutiques de joujouxsur le Pont-Neuf : toute la soire, jen avais eu des blouissements, rienqu regarder toutes ces belles poupes, tous ces beaux petits mnagesvous pensez, pour un enfant cest si amusant voir !

    Et tu navais jamais eu de joujoux, toi, la Goualeuse ? dit le Chourineur.

  • 24

    Moi ! mon Dieu ? Qui est-ce qui men aurait donn ? dit tristement lajeune fille. Enfin, la soire finit ; quoiquen plein hiver, je navais quunemauvaise petite robe de toile, ni bas, ni chemise, et des sabots aux pieds ! ilny avait pas de quoi touffer, nest-ce pas ? Eh bien ! quand la borgnessema pris la main, je suis devenue toute en nage. Ce qui meffrayait le plus,cest quau lieu de jurer, de tempter comme lordinaire, la Chouette nefaisait que gronder tout le long du chemin entre ses dents Seulement, ellene me lchait pas, et me faisait marcher si vite, si vite, que jtais oblige decourir pour la suivre. En courant javais perdu un de mes sabots, et commeje nosais pas le lui dire, je la suivais tout de mme avec un pied nu sur lepav En arrivant je lavais tout en sang.

    La mauvaise chienne de borgnesse ! scria le Chourineur en frappantde nouveau sur la table avec colre ; a me retourne le cur de penser cette enfant qui trotte aprs cette vieille voleuse, avec son pauvre petit piedtout saignant

    Nous demeurions dans un grenier de la rue de la Mortellerie ; ctde la porte de lalle, il y avait un rogomiste : la Chouette y entra en metenant toujours par la main. L, elle but une demi-chopine deau-de-vie surle comptoir.

    Tonnerre ! je ne la boirais pas, moi, sans tre rond comme une pomme. Ctait la ration de la borgnesse. Cest peut-tre pour cela que le soir

    elle me battait tant. Enfin, nous montons dans notre grenier : la Chouetteferme la porte double tour ; je me jette ses genoux en lui demandant bienpardon davoir mang ses sucres dorge. Elle ne rpond pas, et je lentendsmarmotter en marchant dans la chambre : Quest-ce donc que je vas luifaire ce soir, cette Pgriotte, cette petite voleuse de sucre dorge ?Voyons, quest-ce donc que je vas lui faire ? Et elle sarrtait pour meregarder en roulant son il vert Moi, jtais toujours genoux. Tout duncoup, la borgnesse va une planche et y prend une paire de tenailles.

    Des tenailles ! scria le Chourineur. Oui, des tenailles Eh ! pourquoi faire ? Pour te frapper ? dit Rodolphe. Pour te pincer ? dit le Chourineur. Non, non dit la Goualeuse tremblant encore ce souvenir. Pour tarracher les cheveux ? Ctait pour marracher une dent.Le Chourineur poussa un tel blasphme, et laccompagna dimprcations

    si furieuses, que tous les htes du tapis-franc se retournrent avectonnement.

    Eh bien ! quest-ce que tu as donc ? dit Rodolphe.

  • 25

    Ce que jai ? mais je lescarperais, si je la tenais, la borgnesse !O est-elle ? dis-le-moi ; o est-elle ? que je la trouve, et je la refroidis !

    Et elle te la arrache, ta dent, ma pauvre petite, cette vieille misrable ? demanda Rodolphe pendant que le Chourineur se livrait lexplosion desa bruyante colre.

    Oui, monsieur, mais pas du premier coup ! Mon Dieu, ai-je souffert !elle me tenait la tte entre ses genoux comme dans un tau. Enfin, moitiavec les tenailles, moiti avec ses doigts, elle ma tir cette dent ; et puiselle ma dit : Maintenant, je ten arracherai une comme a tous les jours,Pgriotte ; et quand tu nauras plus de dents, je te jetterai leau, o tu serasmange par les poissons.

    Ah ! la gueuse ! casser, arracher les dents une pauvre petite enfant ! scria le Chourineur avec un redoublement de fureur.

    Et comment as-tu fait pour chapper la Chouette ? demandaRodolphe la Goualeuse.

    Le lendemain, au lieu daller Montfaucon, je me suis sauve du ctdes Champs-lyses, tant javais peur dtre noye par la Chouette. Jauraist au bout du monde plutt que de retomber entre ses mains. force demarcher de marcher, je me suis trouve dans des quartiers perdus, jenavais rencontr personne qui demander laumne, et puis je ny pensaispas, tant jtais effraye. la nuit, je me suis couche dans un chantier, sousdes piles de bois. Comme jtais toute petite, javais pu me glisser sous unevieille porte et mcher un peu de pelure de bois, mais je nai pas pu, ctaittrop dur ; enfin, je me suis endormie. Au jour, entendant du bruit, je mesuis encore plus enfonce sous la pile de bois. Il y faisait presque chaud. Sijavais eu manger, je naurais jamais t mieux de lhiver.

    Comme moi dans mon four pltre. Je nosais pas sortir du chantier, me figurant que la Chouette me

    cherchait partout pour marracher les dents et me noyer, et quelle sauraitbien me rattraper si je bougeais de l.

    Tiens, ne men parle plus de cette vieille gueuse-l, tu me fais monter lesang aux yeux ! Le fait est que tu as eu de la misre, et de la rude misrepauvre petit rat ; aussi je suis fch de tavoir fait peur tout lheure en temenaant de te battre ce que je naurais pas fait, foi dhomme.

    Pourquoi ne mauriez-vous pas battue ? Je nai personne pour medfendre

    Cest justement parce que tu nes pas comme les autres et que tu naspersonne pour te dfendre que je ne taurais pas battue. Aprs a, quand jedis personne cest sans compter le camarade Rodolphe : mais cest unhasard aussi il ma donn une dgele de rencontre.

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    Continue ma fille dit Rodolphe. Comment est-tu sortie duchantier ?

    Le lendemain, vers le milieu de la journe, jentends aboyer un groschien sous la pile de bois. Jcoute le chien aboyait toujours en serapprochant ; tout coup voil une grosse voix qui se met dire : Monchien aboie ! il y a quelquun de cach dans le chantier. Cest desvoleurs, reprend une autre voix Et ces deux hommes se mettent agacerleur chien en lui criant : Pille ! pille !

    Le chien accourt sur moi ; de peur dtre mordue, je me mets crier ausecours de toutes mes forces. Tiens ! dit la voix on dirait les crisdun enfant On rappelle le chien, je sors de dessous la pile de bois, etje me trouve en face dun monsieur et dun garon en blouse. Quest-ce que tu fais dans mon chantier, petite voleuse ? me dit le monsieur dunair mchant. Moi, je lui rponds en joignant les mains : Ne me faitespas de mal, je vous en prie ; je nai pas mang depuis deux jours ; je me suissauve de chez la Chouette, qui ma arrach une dent et qui voulait me jeteraux poissons ; ne sachant o-coucher, jai pass par-dessous votre porte, jaidormi la nuit dans vos corces, sous vos piles de bois, ne croyant nuire personne. Je ne suis pas dupe de a, cest une petite voleuse, elle vientvoler mes bches, faut aller chercher la garde dit le marchand de bois son garon.

    Ah ! le vieux pan ! le vieux pltras ! chercher la garde ! ! Pourquoipas de lartillerie tout de suite scria le Chourineur. Voler ses bches ;et tavais huit ans quelle btise !

    Cest vrai, car son garon lui rpondit : Voler vos bches,bourgeois ? Et comment ferait-elle ? Elle nest pas seulement si grosse quela plus petite de vos bches. Tu as raison, lui rpondit le marchand debois ; mais si elle ne vient pas pour son compte, elle vient pour dautres.Les voleurs ont comme a des enfants quils envoient espionner et se cacherpour leur ouvrir la porte des maisons. Il faut la mener chez le commissaire.Prends garde quelle ne schappe

    Parole dhonneur ! ce marchand de bois-l tait plus bche que sesbches dit le Chourineur.

    On me mne chez le commissaire reprit la Goualeuse ; je maccusedtre vagabonde ; on menvoie en prison ; je suis cite au tribunal etcondamne, toujours comme vagabonde, rester jusqu seize ans dans unemaison de correction. Je remercie bien les juges de leur bont Au moins,dans la prison javais manger, on ne me battait pas, ctait pour moi unparadis auprs du grenier de la Chouette. Et puis, en prison, jai appris coudre. Mais voil le malheur ! jtais paresseuse, jaimais mieux chanterque travailler, surtout quand je voyais le soleil Oh ! quand il faisait bien

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    beau dans la cour de la gele, je ne pouvais pas me retenir de chanter etalors force de chanter, il me semblait que je ntais plus prisonnire.Cest depuis que jai tant chant quon ma appele la Goualeuse au lieu de laPgriotte. Enfin, quand jai eu seize ans, je suis sortie de prison la portejai trouv logresse dici et deux ou trois vieilles femmes qui taient quelquefois venues voir mes camarades prisonnires, et qui mavaient toujours ditque, le jour de ma sortie, elles auraient de louvrage me donner.

    Ah ! bon ! bon ! jy suis dit le Chourineur. Ma belle petite, me dirent logresse et les vieilles voulez-vous venir

    loger chez nous ? nous vous donnerons de belles robes, et vous naurez quvous amuser. Moi qui me mfiais delles, je refuse et je me dis : Je saisbien coudre, jai deux cents francs devant moi Voil huit ans que je suisen prison, je voudrais tre un peu heureuse, a ne fait de mal personne ;louvrage viendra quand largent me manquera Et je me mets dpensermes deux cents francs. a t mon grand tort ajouta Fleur-de-Marie avecun soupir jaurais d, avant tout, massurer de louvrage : mais je navaispersonne pour me conseiller. Dame ! seize ans jete comme a dansParis on est si seule Enfin, ce qui est fait est fait Jai eu tort, jensuis punie.

    Je me mets donc dpenser mon argent. Dabord jachte des fleurs pourmettre tout plein ma chambre ; jaime tant les fleurs ! et puis jachte unerobe, un beau chle, et je vais me promener au bois de Boulogne, Saint-Germain, Vincennes, dans la campagne Oh ! jaime tant la campagne !

    Avec un amoureux, ma fille ? demanda le Chourineur. Oh ! mon Dieu, non ! je voulais tre ma matresse. Je faisais mes

    parties avec une de mes camarades de prison, une bien bonne petite fille ;on lappelait Rigolette, parce quelle riait toujours.

    Rigolette, Rigolette ? je ne connais pas a dit le Chourineur en ayantlair dinterroger ses souvenirs.

    Je crois bien que tu ne la connais pas ! Je suis sre quelle est bienhonnte, Rigolette ; en prison, si elle tait la plus gaie, elle tait aussi la plustravailleuse, et elle a emport elle au moins quatre cents francs quelleavait gagns Et puis de lordre ! il fallait voir ! Quand je dis que je navaispersonne pour me conseiller jai tort jaurais bien d lcouter elleAprs nous tre amuses, pendant huit jours, elle ma dit : Maintenantque nous avons pris du bon temps, il faut chercher de louvrage et ne pasdpenser notre argent ne rien faire Moi qui me trouvais si heureusedaller dans les champs, dans les bois, ctait la fin du printemps de cetteanne, je lui rponds : Moi, je veux mamuser encore un peu, plus tard,je travaillerai. Depuis ce temps-l je nai plus revu Rigolette. Mais, ily a quelques jours, jai su quelle demeurait dans le quartier du Temple,

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    quelle tait trs bonne ouvrire, quelle gagnait au moins vingt-cinq souspar jour, et quelle avait un petit mnage elle Aussi pour rien au mondemaintenant je noserais la revoir : il me semble que je mourrais de honte sije la rencontrais.

    Ainsi, pauvre enfant lui dit Rodolphe tu as dpens tout ton argent aller la campagne Tu aimes donc bien la campagne ?

    Oh ! oui a aurait t mon ambition, dy habiter Rigolette, elle, aucontraire, prfrait Paris, se promener sur les boulevards Mais elle taitsi gentille, si complaisante, que ctait pour me faire plaisir quelle venaitavec moi dans les champs.

    Et tu navais pas seulement gard quelques sous pour te donner le tempsde trouver de louvrage ? demanda le Chourineur.

    Si javais gard une cinquantaine de francs, mais le hasard a faitque javais pour blanchisseuse une femme appele la Lorraine, la brebis dubon Dieu ; elle tait alors grosse pleine ceinture, avec a toujours les piedset les mains dans leau son bateau ! Elle tombe malade. Ne pouvant plustravailler, elle demande entrer la Bourbe ; il ny avait plus de place, elle negagnait plus rien. La voil prs daccoucher, nayant pas seulement de quoipayer un lit dans un garni, dont on la chasse ! Heureusement elle rencontreun soir, au coin du pont Notre-Dame, la femme Goubin, qui se cachaitdepuis quatre jours dans la cave dune maison quon dmolissait derrirelHtel-Dieu

    Eh ! pourquoi donc quelle se cachait dans le jour, la femme Goubin ! Pour se sauver de son homme, qui voulait la tuer ! Elle ne sortait qu

    la nuit pour aller acheter son pain. Cest comme a quelle avait rencontr lapauvre Lorraine, malade et pouvant peine se traner, car elle sattendait accoucher dun moment lautre Voyant a, la femme Goubin remmnedans la cave o elle se cachait. Ctait toujours un asile. L elle partagesa paille et son pain avec la pauvre Lorraine, qui accouche dans cette cavedun pauvre petit enfant : et pas seulement une couverture, rien que de lapaille ! Voyant a la femme Goubin ny tient pas ; au risque de se faireassassiner par son homme qui la cherchait partout, elle sort en plein jour desa cave et vient me trouver. Elle savait que javais encore un peu dargentet que jaimais obliger comme je le pouvais ; aussi, quand Helmina maeu racont le malheur de la Lorraine qui tait oblige de rester dans unecave sur de la paille, avec son enfant je lui dis de lamener tout de suitedans mon garni, que je louerais pour elle un cabinet ct du mien. Cestce que jai fait ; aussi il fallait voir comme elle tait contente, la pauvreLorraine ! quand elle a t couche dans un lit, avec son enfant ct delledans un petit berceau dosier que javais achet Nous lavons veille nous

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    deux Helmina ; quand elle a pu se lever, je lai aide du reste de mon argentjusqu ce quelle ait pu se remettre son bateau.

    Et quand tu as eu dpens ce qui te restait dargent pour cette pauvreLorraine et pour son enfant, quas-tu fait, ma fille ? dit Rodolphe.

    Alors jai cherch de louvrage, mais il tait trop tard. Je savais trs biencoudre ; javais bon courage, je croyais que je naurais qu vouloir travaillerpour quon maccueille Ah ! comme je me trompais Jentre dans uneboutique de lingre pour demander de louvrage, et ne voulant pas mentir,je dis que je sors de prison ; on me montre la porte sans me rpondre Jesupplie quon me donne du travail lessai ; oh me pousse dans la rue commeune voleuse ce moment-l je me suis souvenue de ce que Rigolettemavait dit, mais il tait trop tara Petit petit jai vendu pour vivre lepeu de linge et de vtements qui me restaient et puis enfin quand jenai plus eu rien on ma chasse de mon garni Je navais pas mangdepuis deux jours je ne savais o coucher Cest alors que jai rencontrlogresse et une des vieilles ; sachant o je logeais, elles avaient toujoursrd autour de moi depuis ma sortie de prison Elles mont dit quellesme procureraient de louvrage je les ai crues Elles mont emmenejtais extnue de besoin je navais plus la tte moi Elles mont faitboire de leau-de-vie ! et et voil ! dit la malheureuse cratureen cachant sa tte dans ses mains.

    Et y a-t-il longtemps que tu es la pensionnaire de logresse, ma pauvreenfant ? lui demanda Rodolphe avec un douloureux intrt.

    Six semaines, monsieur rpondit la Goualeuse en tressaillant. Je comprends dit le Chourineur ; je te connais maintenant comme si

    jtais tes pre et mre et que tu naurais jamais quitt mon giron. Eh bien !voil, jespre, une confession.

    On dirait que tu es chagrine davoir racont ta vie, ma fille ? ditRodolphe.

    Hlas ! monsieur dit tristement Fleur-de-Marie depuis mon enfance,cest la premire fois quil marrive de me rappeler toutes ces choses-l lafois, et a nest pas gai

    Bon dit le Chourineur avec ironie tu regrettes peut-tre davoir past fille de cuisine dans une gargote, ou domestique chez de vieilles btes soigner les leurs ?

    Cest gal on doit tre bien heureux dtre honnte dit Fleur-de-Marie avec un profond soupir.

    Oh ! cte tte ! ! ! scria le Chourineur avec un bruyant clat derire. Eh pourquoi pas rosire tout de suite, pour honorer tes pre et mreque tu ne connais pas ?

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    Mon pre ou ma mre mont abandonne dans la rue comme un petitchien quon a de trop peut-tre aussi ils navaient pas de quoi se nourrireux-mmes ! dit la Goualeuse avec amertume. Je ne leur en veux pas,je ne me plains pas. Mais il y a des sorts plus heureux que le mien.

    Toi ? mais quest-ce donc quil te faut ? Tes flambante commeune Vnus ; tas pas seulement seize ans et demi ; tu chantes comme unrossignol ; tu as lair dune vierge, on tappelle Fleur-de-Marie, et tu teplains ! Mais quest-ce que tu diras donc quand tu auras une chaufferettesous les harpions, et une teignasse en chinchilla, comme voil logresse ?

    Oh ! je ne viendrai jamais cet ge-l. Peut-tre que tu auras un brevet dinvention pour ne pas bibarder ! Non, mais je naurai pas la vie si dure ! jai dj une mauvaise toux ! Ah ! bon ! je te vois dici dans le mannequin du trimballeur des

    refroidis. Est-tu bte va ! ! ! Est-ce que a te prend souvent, ces ides-l, Goualeuse ? dit

    Rodolphe. Quelquefois Tenez, monsieur Rodolphe, vous comprendrez peut-tre

    a, vous : le matin, quand je vais acheter avec le sou que me donne logresseun peu de lait la laitire au coin de la rue de la Vieille-Draperie, et que jela vois sen retourner dans sa petite charrette avec son ne, elle me fait biensouvent envie, allez Je me dis : Elle sen va dans la campagne, au bon air,dans sa maison, dans sa famille ; et moi je remonte toute seule dans legrenier de logresse, o on ne voit pas clair en plein midi.

    Eh ! bien ! sois honnte, ma fille, fais-en la farce sois honnte ! dit le Chourineur.

    Honnte ! mon Dieu ! et avec quoi voulez-vous que je sois honnte ?Les habits que je porte appartiennent logresse ; je lui dois pour mon garniet pour ma nourriture ; je ne puis pas bouger dici elle me ferait arrtercomme voleuse Je lui appartiens Il faut que je macquitte

    En prononant ces dernires et horribles paroles, la malheureuse ne putsempcher de frissonner, une larme vint trembler au bout de ses longs cils.

    Alors reste comme tu es, et ne te compare plus une campagnarde dit le Chourineur. Est-ce que tu deviens folle ? Mais songe donc que, toi,tu brilles dans la capitale, tandis que la laitire sen va faire la bouillie sesmoutards, traire ses vaches, chercher de lherbe pour ses lapins, et recevoirune racle de son mari quand il sort du cabaret. En voil une destine quipeut se vanter dtre drle !

    La Goualeuse ne rpondit pas, son regard tait fixe, son sein oppress,lexpression de sa physionomie pniblement accable

    Rodolphe avait cout ce rcit dune terrible navet avec un intrtcroissant. La misre, labandon, lignorance de la vie, avaient perdu cette

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    misrable jeune fille jete seule seule seize ans, dans limmensit deParis !

    Involontairement, Rodolphe vint songer un enfant ador quil avaitperdu une petite fille morte six ans qui aurait eu alors, commeFleur-de-Marie, seize ans et demi Ce souvenir rendait encore plus vivesa sollicitude pour linfortune dont il venait dentendre la douloureusehistoire.

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    CHAPITRE IVHistoire du chourineur

    Le lecteur na pas oubli que deux des htes du tapis-franc taientattentivement observs par un troisime personnage rcemment arriv dansle cabaret.

    Lun de ces deux hommes, on la dit, coiff du bonnet grec, cachaittoujours sa main gauche, et avait instamment demand logresse si leMatre dcole et le Gros-Boiteux ntaient pas encore venus.

    Pendant le rcit de la Goualeuse, quils ne pouvaient entendre, ces deuxhommes staient plusieurs fois parl voix basse, en regardant du ct dela porte avec anxit.

    Celui qui portait un bonnet grec, dit son camarade : Le Gros-Boiteux naboule pas. Ni le Matre dcole non plus. Pourvu que le Squelette ne lait pas escarp la capahut ! a serait flambant pour nous qui avons nourri le poupard, et qui devons

    en avoir notre morceau ! reprit lautre.Le nouveau venu qui observait ces deux hommes tait place trop loin

    deux pour que leurs paroles arrivassent jusqu lui ; aprs avoir plusieursfois trs adroitement consult un petit papier cach dans le fond de sacasquette, il parut satisfait de ses remarques, se leva de table, et dit logresse, qui sommeillait dans son comptoir, les pieds sur sa chaufferette,son gros chat noir sur ses genoux.

    dis donc, mre Ponisse, je vais rentrer tout de suite ; veille mon brocet mon assiette car il faut se dfier des francs licheurs.

    Sois tranquille, mon garon dit la mre Ponisse si ton assiette estvide et ton broc aussi, on ny touchera pas.

    Le nouveau venu rit beaucoup de la plaisanterie de logresse et disparutsans que son dpart ft remarqu.

    Au moment o cet homme sortit, et avant que la porte ft referme,Rodolphe aperut dans la rue le charbonnier figure noire et taillecolossale dont nous avons parl ; il eut le temps de lui manifester par un gestedimpatience combien sa surveillance protectrice lui tait importune ; maisle charbonnier, ne tenant compte de la contrarit de Rodolphe, ne quitta pasles abords du tapis-franc.

    La physionomie de la Goualeuse devenait de plus en plus triste : le dosappuy au mur, la tte baisse sur sa poitrine, ses grands yeux bleus errant

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    machinalement autour delle, la malheureuse crature semblait accable desplus sombres penses.

    Deux ou trois fois, rencontrant le regard fixe de Rodolphe, elle avaitdtourn la vue, ne se rendant pas compte de limpression singulire que luicausait cet inconnu. Gne, oppresse par sa prsence, elle regrettait presquedavoir si sincrement racont devant lui sa misrable vie.

    Le Chourineur, au contraire, se trouvait fort en gat ; lui seul il avaitdvor larlequin ; le vin et leau-de-vie le rendaient trs communicatif ;la honte davoir trouv son matre, comme il disait, stait efface devantles gnreux procds de Rodolphe, et il lui reconnaissait dailleurs unesi grande supriorit physique, que son humiliation avait fait place unsentiment qui tenait de ladmiration, de la crainte et du respect.

    Cette absence de rancune, lorgueil sauvage avec lequel il se vantait denavoir jamais vol, prouvaient au moins que le Chourineur ntait pas untre compltement endurci.

    Cette nuance navait pas chapp la sagacit de Rodolphe ; il attendaitcurieusement le rcit de cet homme.

    Allons mon garon lui dit-il nous tcoutons.Le chourineur vida son verre et commena ainsi : Toi, ma pauvre Goualeuse, tas au moins t recueillie par la Chouette,

    que lenfer confonde ! tu as eu un gte jusquau moment o lon taemprisonne comme vagabonde Moi, je ne me rappelle pas davoircouch dans ce qui sappelle un lit avant dix-neuf ans, bel ge o je mesuis fait troupier.

    Tu as servi, Chourineur ? dit Rodolphe. Trois ans ; mais a viendra tout lheure. Les pierres du Louvre, les

    fours pltre de Clichy et les carrires de Montrouge, voil les htels de majeunesse. Vous voyez, javais maison Paris et la campagne, rien que a.

    Et quel mtier faisais-tu ? Ma foi, mon matre jai comme un brouillard de souvenir davoir

    goup dans mon enfance avec un vieux chiffonnier qui massommait decoups de croc. Faut que a soit vrai, car je nai jamais pu rencontrer unde ces. Cupidons carquois dosier sans avoir envie de tomber dessus :preuve quils avaient d me battre dans mon enfance. Mon premier mtier at daider les quarrisseurs gorger les chevaux Montfaucon Javaisdix ou douze ans. Quand jai commenc chouriner ces pauvres vieillesbtes, a me faisait une espce deffet ; au bout dun mois, je ny pensaisplus ; au contraire, je prenais got mon tat. Il ny avait personne pouravoir des couteaux affils et aiguiss comme les miens a donnait enviede sen servir, quoi ! Quand javais gorg mes btes, on me jetait pourma peine un morceau de la culotte dun cheval crev de maladie ; car ceux

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    quon abattait en vie se vendaient aux fricoteurs du quartier de lcole-de-Mdecine, qui en faisaient du buf, du mouton, du veau ou du gibier,au got des personnes Ah ! mais cest que, lorsque javais attrap monlopin de chair de cheval, le roi ntait pas mon matre, au moins. Je mensauvais avec a dans mon four pltre, comme un loup dans sa tanire ; et l,avec la permission des chaufourniers, je faisais sur les charbons une grilladesoigne. Quand les chaufourniers ne travaillaient pas, jallais ramasser dubois sec Romainville, je battais le briquet, et je faisais mon rti au coindun des murs du charnier. Dame ! ces fois-l ctait saignant et presquecru : mais de cette manire-l, je ne mangeais pas toujours la mme chose.

    Et ton nom ? comment tappelait-on ? dit Rodolphe. Javais les cheveux encore plus couleur de filasse que maintenant, le

    sang me portait toujours aux yeux ; eu gard a, on mappelait lAlbinos.Les Albinos sont les lapins blancs des hommes, et ils ont les yeux rouges

    ajouta gravement le Chourineur, en manire de parenthse physiologique. Et tes parents, ta famille ? Mes parents ? logs au mme numro que ceux de la Goualeuse Lieu

    de ma naissance ? le premier coin de nimporte quelle rue, la borne gaucheou droite, en descendant ou en remontant vers le ruisseau.

    Tu as maudit ton pre et, ta mre de tavoir abandonn ? a maurait fait une belle jambe ! Mais cest gal au vrai ils

    mont jou une mauvaise farce en me mettant au monde Je ne menplaindrais pas, si encore ils mavaient fait comme le Meg des megs devraitfaire les gueux, cest--dire sans froid, ni faim, ni soif ; a ne lui coteraitrien, et les gueux qui naiment pas voler sen trouveraient mieux.

    Tu as eu faim, tu as eu froid, et tu nas pas vol, Chourineur ? Non ! et pourtant jai eu crnement de la misre, allez Jai fait la

    tortue quelquefois pendant deux jours, et a plus souvent qu mon tourEh bien ! je nai pas vol.

    Par peur de la prison ? Oh ! cte farce ! dit le Chourineur en haussant les paules et riant aux

    clats. Jaurais donc pas vol du pain par peur davoir du pain ? Honnte,je crevais de faim ; voleur, on maurait nourri en prison et firement bien,encore ! Mais non, je nai pas vol parce que parce que enfin parceque a nest pas dans mon ide de voler, quoi donc ! !

    Cette rponse vritablement belle, et dont le Chourineur ne comprit pasla porte, tonna profondment Rodolphe.

    Il sentit que le pauvre qui restait honnte au milieu des plus cruellesprivations tait doublement respectable, puisque la punition du crimepouvait devenir pour lui une ressource assure.

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    Rodolphe tendit la main ce malheureux sauvage de la civilisation, quela misre navait pas absolument dprav.

    Le Chourineur regarda son amphitryon avec tonnement, presque avecrespect ; peine il osa toucher la main quon lui offrait. Il pressentaitvaguement quentre lui et Rodolphe il y avait un abme.

    Bien ! lui dit Rodolphe tu as toujours du cur et de lhonneur ! Du cur ? de lhonneur ? moi ? Ah a, vous blaguez ?

    rpondit-il avec surprise. Souffrir la misre et la faim plutt que de voler cest avoir du cur

    et de lhonneur, dit gravement Rodolphe.Tiens au fait dit le Chourineur en rflchissant a pourrait bien

    tre Cela ttonne ? Crnement car on ne me dit pas ordinairement de ces choses-l, vu

    quon me traite toujours dans les prix dun chien galeux Mais cest drle,leffet que a me fait, ce que vous me dites Du cur ! de lhonneur ! rpta-t-il encore dun air pensif.

    Eh bien ! quas tu ? Ma foi ! je nen sais rien reprit le Chourineur tout mu ; mais ces

    mots-l, voyez-vous a me remue fond et a me flatte plus que sion me disait que je suis plus fort que le Squelette et le Matre dcolejamais je navais senti rien de pareil Ce quil y a de sr, cest que cesmots-l et les coups de poing de la fin de ma racle qui taient si bienfestonns sans compter que vous me payez souper et que vous medites des choses que Enfin suffit scria-t-il brusquement, comme sillui et t impossible dexprimer sa pense ce qui est sr, cest qu la vie la mort vous pouvez compter sur le Chourineur.

    Rodolphe reprit plus froidement, ne voulant pas laisser deviner lmotionquil ressentait :

    Es-tu rest longtemps aide-quarrisseur ? Je crois bien Dabord a avait commenc par mcurer dgorger

    ces pauvres vieilles rosses qui ne pouvaient pas seulement mallonger uneruade ? mais quand jai eu dans les environs de seize ans et que ma voix amu, cest devenu pour moi une rage, une passion, un besoin, une rageque de chouriner ! Jen perdais le boire et le manger je ne pensais qu a ! Il fallait me voir au milieu de louvrage : part un vieux pantalon de toile,jtais tout nu. Quand, mon couteau bien aiguis la main, javais autour demoi jusqu quinze et vingt chevaux qui faisaient queue pour attendre leurtour, tonnerre ! ! quand je me mettais les gorger, je ne sais pas ce qui meprenait ctait comme une furie ; les oreilles me bourdonnaient ! je voyaisrouge, tout rouge, et je chourinais et je chourinais et je chourinais

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    jusqu ce que le couteau men tombe des mains ! Tonnerre ! ! quellejouissance ! Jaurais t millionnaire que jaurais pay pour faire ce mtier-l.

    Cest ce qui taura donn lhabitude de chouriner dit Rodolphe. a se peut bien ; mais quand jai eu seize ans passs, cette rage-l est

    devenue si forte, quune fois en train de chouriner, je devenais comme fou,je gtais louvrage Oui, jabmais les peaux force dy donner des coupsde couteau tort et travers, car jtais si acharn que je ny voyais pas clair.Finalement, on ma mis la porte du charnier. Jai voulu memployer chezles bouchers : jai toujours eu du got pour cet tat-l Ah ! bien oui ! ilsont fait les fiers ! ils mont mpris comme des bottiers mpriseraient dessavetiers. Alors jai cherch mon pain ailleurs et je ne lai pas trouv toutde suite ; cest dans ce temps-l que jai souvent fait la tortue. Enfin, jaieu travailler dans les carrires de Montrouge. Mais au bout de deux ansa ma sci de faire toujours lcureuil dans les grandes roues pour tirer lapierre, moyennant vingt sous par jour. Jtais grand et fort, je me suis engagdans un rgiment. On ma demand mon nom, mon ge et mes papiers.Mon nom ? lAlbinos ; mon ge ? voyez ma barbe ; mes papiers ? voyezle certificat de mon matre carrier. Je pouvais faire un grenadier soign, onma enrl.

    Avec ta force, ton courage et ta manie de chouriner, sil y avait eu laguerre dans ce temps-l, tu serais peut-tre devenu officier.

    Tonnerre ! qui le dites-vous ! Chouriner des Anglais ou des Prussiens,a maurait bien autrement flatt que de chouriner des rosses Mais, voil,le malheur, il ny avait pas de guerre, et il y avait la discipline Un apprentiessaie de communiquer une racle son bourgeois, cest bien : sil est leplus faible, il la reoit ; sil est le plus fort, il la donne ; on le met la porte,quelquefois au violon, il nen est que a. Dans le militaire, cest autre chose.Un jour mon sergent me bouscule pour me faire obir plus vite ; il avaitraison, car je faisais le clampin ; a membte, je regimbe ; il-me pousse, je lepousse : il me prend au collet, je lui envoie un coup de poing. On tombe surmoi ; alors la rage me prend, le sang me monte aux yeux, jy vois rougejavais mon couteau la main, jtais de cuisine, et allez donc ! Je me mets chouriner chouriner comme labattoir Je refroidis le sergent, jeblesse deux soldats ! une vraie boucherie ! onze coups de couteau euxtrois oui, onze ! du sang partout du sang comme dans un charnier ! jen ruisselais

    Le brigand baissa la tte dun air sombre, hagard, et resta silencieux. quoi penses-tu, Chourineur ? dit Rodolphe, lobservant avec intrt. rien rpondit-il brusquement. Puis il reprit avec sa brutale

    insouciance :

  • 37

    Enfin on mempoigne, on me met sur la planche au pain, et jai unefivre crbrale.

    Tu tes donc sauv ? Non ; mais jai t quinze ans au pr, au lieu dtre fauch, Jai oubli

    de vous dire quau rgiment javais repch deux camarades qui se noyaientdans la Marne ; nous tions en garnison Melun. Une autre fois vous allezrire et dire que je suis un amphibie de feu et deau, sauveur pour hommeset pour femmes ! une autre fois, tant en garnison Rouen, toutes maisonsde bois, de vraies cassines, le feu prend un quartier : a brlait comme desallumettes ; je suis de corve pour lincendie ; nous arrivons au feu ; on mecrie quil y a une vieille femme qui ne peut pas descendre de sa chambrequi commenait chauffer : jy cours. Tonnerre ! oui, a chauffait car ame rappelait mes fours pltre dans les bons jours ; finalement je sauvela vieille mme que jen ai eu la plante des pieds rissole. Enfin, grce mes sauvetages, mon rat de prison sest tant-tortill des quatre pattes etde la langue, quil a fait changer ma peine ; au lieu daller lAbbaye deMonte--regret, jen ai eu pour quinze annes de pr Quand jai vu que jene serais pas tu et que jirais aux galres, jai voulu sauter sur mon bavardpour ltrangler au moment o il est venu moi en faisant le gentil, medire quil mavait sauv la vie tonnerre ! si oh ne mavait pas retenu !

    Tu regrettais donc de voir ta peine commue ? Oui ceux qui jouent du couteau le couteau de Charlot, cest juste ;

    ceux qui volent, les fers aux pattes ! ! chacun son lot Mais vous forcer vivre avec des galriens quand on a le droit dtre guillotin tout de suite,cest une infamie ; sans compter quelle tait drle, ma vie, dans les premierstemps que jtais au bagne On ne tue pas un homme sans sen souvenirvoyez-vous

    Tu as donc eu des remords Chourineur ? Des remords ? Eh ! non, puisque jai fait mon temps dit le sauvage ;

    mais dans mes premiers temps de bagne il ne se passait pas de nuit o je nevoie, en manire de cauchemar, le sergent et les soldats que jai chourins,cest--dire ils ntaient pas seuls ajouta le brigand avec une sortede terreur, ils taient des dizaines, des centaines, des milliers attendreleur tour dans une espce dabattoir comme les chevaux que jgorgeais Montfaucon attendaient leur tour aussi Alors je voyais rouge, et jecommenais chouriner chouriner sur ces hommes, comme autrefoissur les chevaux Mais plus je chourinais de soldats, plus il en revenaitEt en mourant ils me regardaient dun air si doux si doux que je memaudissais de les tuer mais je ne pouvais pas men empcher Ce ntaitpas tout je nai jamais en de frre et il se faisait que tous ces gens quejgorgeais taient mes frres et que je les aimais la fin, quand, je

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    nen pouvais plus, je mveillais tout tremp dune sueur aussi froide quela neige fondue

    Ctait un vilain rve, Chourineur ! Oh ! oui, allez Ce rve-l voyez-vous ctait en devenir fou

    ou enrag Aussi deux fois jai essay de me tuer, une fois en avalantdu vert-de-gris, lautre fois en voulant mtrangler avec une chane ; mais,tonnerre ! je suis fort comme un taureau. Le vert-de-gris ma donn soif,voil tout Quant au tour de chane que je mtais pass au cou, a ma faitune Cravate bleue naturelle. Plus tard lhabitude de vivre a pris le dessus,mes cauchemars sont devenus plus rares, et jai fait comme les autres.

    Au bagne, tu tais bonne cole pour apprendre voler. Oui, mais le got ny tait pas Les autres fagots me blaguaient l-

    dessus, mais je les assommais coups de chane. Cest comme a que jaiconnu le Matre dcole Mais pour celui-l respect aux poignets ! il madonn ma paie comme vous me lavez donne tout lheure.

    Cest donc un forat libr ? Cest--dire, il tait fagot perte de vue, mais il sest libr lui-mme. Il est vad ? On ne le dnonce pas ? a nest pas moi qui le dnoncerai, toujours ; jaurais lair de le craindre. Comment la police ne le dcouvre-t-elle pas ? Est-ce quon na pas son

    signalement ? Son signalement ? Ah bien, oui ! Il y a longtemps quil a effac de sa

    frimousse celui que le Meg des megs y avait mis. Maintenant il ny a que leboulanger qui met les damns au four qui pourrait le reconnatre, le Matredcole.

    De quelle manire sy est-il pris ? Il a commenc par se rogner le nez quil avait long dune aune ; par l-

    dessus, il sest dbarbouill avec du vitriol. Tu plaisantes ? Sil vient ce soir, vous le verrez ; il avait un grand nez de perroquet,

    maintenant il est aussi camard que la carline, sans compter quil a deslvres aussi grosses que le poing, et un visage aussi coutur que la vestedun chiffonnier.

    Il est ce point mconnaissable ? Depuis six mois quil sest chapp de Rochefort, les railles lont cent

    fois rencontr sans le reconnatre. Pourquoi tait-il au bagne ? Pour avoir t faussaire, voleur et assassin. On rappelle le Matre

    dcole, parce quil a une criture superbe et quil est trs savant. Et il est redout ?

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    Il ne le sera plus