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Les oiseaux se cachent pour mourir 02 · plupart du temps, Bob oubliait de lui transmettre le peu qu'il avait appris de Fee concernant l'évêque. Puis, vint une lettre où il était

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Les oiseaux se cachent

pour mourir

tome 2

COLLEEN McCULLOUGH

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LIV RE IV (su ite)

1933 – 1938

LUKE

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Chaqu e mois, fidèle à son devoir, Meggie écrivait àFee et à ses frères, leu r donnant de longu es descriptionsdu Qu eensland du N ord, s'ingéniant à apporter à sesrécits u ne pointe d'hu mou r, ne faisant jamais la moindreal lu sion au x di fférends qu i l 'opposaient à Lu ke. Pou r safamil le, les Mu el ler étaient des amis de Lu ke chezlesqu els el le logeait parce qu e son mari voyageaitbeau cou p. La réel le affection qu 'el le portait au cou ple sesentait sou s chaqu e mot les concernant; de ce fai t,personne ne s'inqu iétait à Drogheda où l 'on regrettai tseu lement son éloignement et à peine lu i reprochait-on dene jamais venir les voir. Mais comment au rait-el le puavou er à sa famil le qu 'el le ne disposait pas de l 'argentnécessaire pou r leu r rendre visi te sans leu r dire à qu elpoint son mariage avec Lu ke O'N ei l l lu i pesait?

De temps à au tre, el le trou vait le cou rage de poseru ne qu estion banale au su jet de Mgr Ralph mais, la

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plu part du temps, Bob ou bl iai t de lu i transmettre le peuqu 'i l avait appris de Fee concernant l 'évêqu e. Pu is, vintu ne lettre où i l étai t longu ement qu estion de celu i-ci .

Un jour, il nous e st tombé du cie l. I l nous a paru unpe u dé conce rté e t e nnuyé . I l a é té stupé fait de ne pas tetrouve r ici. I l é tait fou de rage que nous ne lui ayons rie n ditau suje t de Luke e t toi. Mais quand m'man lui a e xpliqué qu'ils'agissait d'une de te s lubie s e t que tu avais re fusé de luifaire part de ton mariage , il s'e st calmé e t n'e n a plus jamaissoufflé mot. Mais j'ai l'impre ssion que tu lui manquais bie nplus que tous le s autre s me mbre s de la famille , e t jesuppose que c'e st normal puisque tu passais plus de te mpsave c lui que n'importe le que l d'e ntre nous, e t je crois qu'ilt'a toujours considé ré e comme sa pe tite sœur. I l e rraitpartout comme une âme e n pe ine ; on aurait dit qu'ils'atte ndait à te voir surgir au dé tour du che min. Pauvretype . Nous n'avions pas non plus la moindre photo de toi àlui montre r e t c'e st se ule me nt quand il m'a de mandé de voirle s photographie s du mariage que je me suis ape rçu qu'one n avait pas fait. I l m'a de mandé si tu avais de s e nfants, e t jelui ai ré pondu que je ne le croyais pas. Tu n'e n as pas, n'e st-ce pas, Me ggie ? De puis combie n de te mps e s-tu marié e ? Çadoit faire pas loin de de ux ans? S ûre me nt, puisque noussomme s e n juille t. Comme le te mps passe , he in? J'e spè reque tu auras bie ntôt de s gosse s parce que je crois que

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l'é vê que se rait conte nt d'appre ndre ce tte nouve lle . J'aiproposé de lui donne r ton adre sse , mais il n'e n a pas voulu.I l m'a ré pondu que ce se rait inutile parce qu'il partait pourAthè ne s, e n Grè ce , où il doit passe r que lque te mps ave cl'arche vê que pour le que l il travaille . Un Rital, qui a un nomlong comme le bras que je suis incapable de me rappe le r.Tu te re nds compte , Me ggie , ils doive nt partir e n avion! Entout cas, quand il s'e st ape rçu que tu n'é tais pas à Droghe dapour l'accompagne r dans se s prome nade s, il n'e st pas re stélongte mps. I l s'e st conte nté d'une ou de ux balade s à che val,a dit la me sse pour nous chaque jour e t e st re parti moinsd'une se maine aprè s son arrivé e .

Meggie posa la Lettre. Il savait, i l savait! Enfin, i lsavait! Qu 'avait-i l pensé? En avait-i l éprou vé du chagrin,et à qu el point? Et pou rqu oi l 'avait-i l pou ssée à agir de lasorte? Ça n 'avait rien arrangé. El le n 'aimait pas Lu ke.El le n 'aimerait jamais Lu ke. Il n 'étai t qu 'u n su bsti tu t,l 'homme su sceptible de lu i donner des enfants qu i ,physiqu ement, ressembleraient à ceu x qu 'el le au rait puavoir de Ralph de Bricassart. Oh, Dieu , qu el gâchis!

L'archevêqu e di Contini-V erchese préféraitdescendre dans u n hôtel laïqu e plu tôt qu e profi ter del 'appartement qu 'on lu i offrai t au palais épiscopald'A thènes, résidence de l 'évêqu e orthodoxe. Il devait

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accompl ir u ne mission très dél icate, d'u ne certaineimportance. Plu sieu rs qu estions devaient être discu téesavec les dirigeants de l 'Egl ise orthodoxe grecqu e, leV atican montrant à l 'égard des orthodoxies grecqu e etru sse u n intérêt affectu eu x qu 'i l ne pou vait vou er auprotestantisme. A près tou t, les ri tes d'Orient pou vaientêtre considérés comme des schismes, pas des hérésies;leu rs évêqu es, comme ceu x de Rome, remontaient ju squ 'àsaint Pierre en u ne l ignée ininterrompu e.

L'archevêqu e savait qu e sa nomination en vu e decette mission relevait de l 'épreu ve diplomatiqu e,marchepied pou r des travau x plu s importants à Rome.Une fois de plu s, son don des langu es lu i servait car saparfaite connaissance du grec avait fai t pencher labalance en sa faveu r. On n 'avait pas hésité à le faire venird'A u stral ie par la voie des airs.

Et i l étai t inconcevable qu 'i l se déplaçât sans MgrRalph de Bricassart. A u fi l des ans, i l s'étai t habitu é àcompter de plu s en plu s su r cet homme étonnant. UnMazarin, u n vrai Mazarin; Mgr di Contini-V erchesevou ait plu s d'admiration à Mazarin qu 'à Richel ieu , lacomparaison était donc particu l ièrement flatteu se.Ralph possédait tou tes les qu al i tés qu e l 'Egl ise aimetrou ver dans ses hau ts dignitaires. Conservateu r dans sathéologie et son éth iqu e, i l faisait preu ve d'u neintel l igence vive et su bti le, son visage ne trahissait

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jamais ses pensées; i l maîtrisait au plu s hau t point l 'artde plaire à tou s, qu e ceu x-ci éprou vent pou r lu i sympathieou antipathie, qu 'i l s soient ou non de son avis. Pas deflagornerie chez lu i , mais de la diplomatie à l 'état pu r. Sil 'attention était fréqu emment appelée su r cet hommed'exception, nu l dou te qu 'i l ne parvînt à u n poste éminent.Et cela comblerait Sa Grandeu r di Contini-V erchese qu itenait à garder le contact avec Mgr de Bricassart.

Il faisait très chau d, mais l ’évêqu e Ralph ne sesou ciait gu ère de l 'air sec d'A thènes après l 'hu midité deSydney. Il marchait rapidement, comme à l 'accou tu mée,en bottes, cu lotte de cheval et sou tane; i l gravit la montéerocheu se menant à l 'A cropole, traversa le sombrepropylée, dépassa l 'Erechtéion, grimpa la pente au xdal les grossières et gl issantes débou chant su r leParthénon, descendit et se retrou va au -delà de lamu rai l le.

Là, le vent ébou ri ffant ses bou cles bru nes,maintenant parsemées d'u n peu de gris près des orei l les,i l se dressa et regarda au -delà de la ci té blanche endirection des col l ines lu mineu ses ju squ 'au transparent etstu péfiant bleu de la mer Egée. Ju ste au -dessou s de lu i , setrou vait la Plaka avec ses cafés au x toits en terrasses, sescolonies de bohémiens et, su r u n côté, u n grand théâtreléchant la roche. Dans le lointain, se devinaient colonnesromaines, forts des croisés et château x vénitiens, mais

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pas le moindre vestige du passage des Tu rcs.Qu el peu ple étonnant qu e les Grecs! Haïr la race

qu i les avait dominés pendant plu s de sept cents ans aupoint qu 'u ne fois l ibérés i l s avaient rasé mosqu ées etminarets ju squ 'au dernier. Et d'u ne origine tel lementancienne, à l 'héri tage si riche! Ses ancêtres norm andsn'étaient qu e des barbares vêtu s de peau x de bêtes qu andPériclès constel lai t de marbre le sommet du rocher etqu and Rome n 'étai t qu 'u n vi l lage grossier.

A ce moment seu lement, à près de vingt mil leki lomètres de distance, i l pu t penser à Meggie sans êtretenai l lé par l 'envie de pleu rer. Et même alors, leslointaines col l ines devinrent flou es u n instant avantqu 'i l ne parvînt à maîtriser ses émotions. Com mentpou vait-i l lu i tenir rigu eu r de ce mariage alors qu 'i l l 'yavait pou ssée? Il avait immédiatement compris pou rqu oiel le s'étai t montrée si résolu e à lu i taire ses projets; el le nesou haitai t pas qu 'i l rencontrât son jeu ne mari ni qu 'i l fî tpartie de sa nou vel le vie. Evidemment, i l avait su pposéqu e, qu el qu 'i l fû t, son épou x habiterait à Gi l lanbone,sinon à Drogheda, qu 'el le continu erait à vivre là où i l lasavait en sû reté, exempte de sou cis et de dangers. Mais, eny réfléchissant, i l comprit qu 'el le vou lait à tou t prixéviter qu 'i l s'endormît dans cette qu iétu de. N on, el le avaitété obl igée de partir et, au ssi longtemps qu 'el le et son Lu keO'N ei l l v ivraient ensemble, el le ne rentrerait pas à

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Drogheda. Bob affirmait qu e le cou ple économisait pou racheter u n domaine dans le Qu eensland occidental , etcette nou vel le l 'avait achevé. Meggie avait l 'intention dene jamais lu i revenir.

Mais es-tu heu reu se, Meggie? Est-i l bon pou r toi?L'aimes-tir, ce Lu ke O'N ei l l? Qu el genre d'homme est-cepou r qu 'i l t'ai t détachée de moi? Qu 'avait-i l , lu i , simpleou vrier agricole, pou r qu e tu l 'aies préféré à Enoch Davies,Liam O'Rou rke ou à A lastair MacQu een? Serait-ce parcequ e je ne le connaissais pas, qu e je ne pou vais faire lacomparaison? A s-tu agi ainsi pou r me tortu rer, Meggie,me rendre la parei l le? Mais pou rqu oi n 'as-tu pasd'enfants? Qu 'a donc cet homme qu i le pou sse à errercomme u n vagabond et t'obl ige à vivre chez des amis? Pasétonnant qu e tu n 'aies pas d'enfants; i l ne reste pas assezlongtemps au près de toi . Meggie, pou rqu oi? Pou rqu oi as-tu épou sé Lu ke O'N ei l l?

Il se retou rna et descendit la pente de l 'A cropole,déambu la dans les ru es animées d'A thènes. Il flâna dansle marché au tou r de la ru e Evripidou , fasciné par lesgens, les énormes paniers de calmars et de poissons qu isentaient fort sou s le solei l ; non loin de là, des légu mes etdes chau ssons à sequ ins voisinaient. Les fem mesl 'amu sèrent, el les lu i adressaient des œil lades francheset au dacieu ses, legs d'u ne cu l tu re fondamentalementdifférente de la sienne, si pu ritaine. Si leu r admiration

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hardie avait eu u n fond lasci f (au cu n mot plu s adéqu at nelu i vint à l 'esprit), i l se serait senti gêné à l 'extrême, maisi l l 'acceptait dans le sens où el le lu i étai t vou ée en tantqu 'hommage à u ne extraordinaire beau té physiqu e.

L'hôtel , établ issement très lu xu eu x et coû teu x, sesi tu ait su r le squ are Omonia. L'archevêqu e di Contini-V erchese étai t instal lé dans u n fau teu i l près de la porte-fenêtre donnant su r le balcon de son appartement et i lréfléchissait; qu and Mgr Ralph entra, i l tou rna la tête,sou rit.

— Ju ste à temps, Ralph. Je vou drais prier.— Je croyais qu e tou t étai t arrangé. Y a-t-i l des

compl ications de dernière heu re, V otre Grandeu r?— Ce n 'est pas de cela qu 'i l s'agit. Je viens de

recevoir u ne lettre du cardinal Monteverdi qu i m'exposeles sou haits du Saint-Père.

Mgr Ralph senti t le du rcissement sou dain de sesépau les, u n cu rieu x picotement de la peau au tou r desorei l les.

— A lors, de qu oi s'agit-i l?— Dès qu e les entretiens qu e je mène seront

terminés, et on peu t considérer qu 'i l s le sont... je gagneraiRome où la barrette de cardinal me sera accordée. Jedevrai continu er mon œu vre au V atican sou s la directionmême de Sa Sainteté.

— Tandis qu e moi ...?

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— V ou s deviendrez l 'archevêqu e de Bricassart etvou s retou rnerez en A u stral ie pou r y occu per mon posteen tant qu e légat du pape.

Le picotement de la peau qu i lu i taqu inait lesalentou rs des orei l les se mu a en u ne rou geu r brû lante; latête lu i tou rnait, i l chavirait. Lu i , u n non-Ital ien, êtrehonoré de la légation ponti ficale! Décision sans précédent!Oh, on pou vait compter su r lu i , i l accéderait aucardinalat!

— Evidemment, vou s recevrez formation etinstru ction à Rome au préalable. Ce qu i demanderaenviron six mois au cou rs desqu els je serai près de vou s etvou s présenterai à ceu x qu i sont mes amis. Je tiens à cequ e vou s les connaissiez car le moment viendra où je vou sappel lerai , mon cher Ralph, pou r m'aider à rempl ir matâche au V atican.

— Monseigneu r, je ne pou rrais jamais assez vou sremercier! C'est à vou s qu e je dois cette distinctionexceptionnel le.

— Dieu m'a accordé su ffisamment d'intel l igencepou r qu e je perçoive les capacités d'u n homme qu i nesau rait rester dans l 'ombre, Ralph. Maintenant,agenou i l lons-nou s et prions. Dieu est bon.

Le chapelet et le missel de Ralph se trou vaient su ru ne table proche; d'u ne main tremblante i l saisi t lerosaire et fi t tomber le l ivre saint qu i s'ou vrit, ju ste au x

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pieds de l 'archevêqu e. Celu i-ci le ramassa et regardacu rieu sement la forme fine, bru ne, évoqu ant du papier desoie, qu i avait été u ne rose.

— Comme c'est cu rieu x! Pou rqu oi conservez-vou sceci? Est-ce u n sou venir de votre famil le... peu t-être devotre mère?

Les yeu x, qu i savaient percer l 'arti fice et ladissimu lation, étaient rivés su r lu i et le temps manqu aità Ralph pou r travestir son émotion, son appréhension.

— N on, dit-i l avec u ne grimace. Je ne veu xconserver au cu n sou venir de ma mère.

— Mais vou s devez attacher beau cou p de valeu r àceci pou r le garder avec tant d'amou r entre les pages dul ivre qu i vou s est le plu s cher. Qu e vou s rappel lent cespétales?

— Un amou r au ssi pu r qu e celu i qu e je porte àDieu , V ittorio. Il s n 'entachent pas ce l ivre, i l s l 'honorent.

— Je l 'ai tou t de su ite compris parce qu e je vou sconnais. Mais cet amou r fai t-i l cou rir u n danger à celu iqu e vou s portez à l 'Egl ise?

— N on. C'est pou r l 'Egl ise qu e je l 'ai abandonnée,qu e je l 'abandonnerai tou jou rs. Je su is al lé si loin au -delàd'el le qu 'au cu n retou r n 'est possible.

— A insi , je comprends enfin votre tristesse! Moncher Ralph, ce n 'est pas au ssi terrible qu e vou s le pensez,vraiment pas. V ou s vivrez pou r rendre service à de

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nombreu ses personnes, vou s serez aimé par denombreu ses personnes. Et el le, nantie de l 'amou r qu i estcontenu dans ce sou venir si ancien et encore parfu mé,n 'en sera jamais dému nie. Parce qu e vou s avez gardél 'amou r en même temps qu e la rose.

— Je ne pense pas qu 'el le le comprenne le moins dumonde.

— Oh, si ! Si vou s l 'avez aimée ainsi , el le estsu ffisamment femme pou r comprendre. Sinon, vou sl 'au riez ou bl iée et vou s au riez abandonné cette rel iqu edepu is longtemps.

— A certains moments, seu le u ne longu eprosternation m'a empêché d'abandonner ma charge pou rcou rir vers el le.

L'archevêqu e qu itta son fau teu i l et vints'agenou i l ler à côté de son ami, ce bel homme qu 'i l aimaitcomme i l avait aimé peu d'êtres en dehors de Dieu et deson Egl ise, qu i , pou r lu i , étaient indivisibles.

— V ou s n 'abandonnerez pas votre charge, Ralph,et vou s le savez parfaitement. V ou s appartenez à l 'Egl ise,vou s lu i avez tou jou rs appartenu et vou s lu iappartiendrez tou jou rs. Chez vou s, la vocation est réel le,profonde. N ou s al lons prier maintenant, et j'ajou terai laRose à mes prières pou r le restant de mes jou rs. N otre-Seigneu r nou s envoie bien des chagrins et des épreu vespou r accompagner notre marche vers la vie éternel le.

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N ou s devons apprendre à les su pporter, moi tou t au tantqu e vou s.

A la fin aoû t, Meggie reçu t u ne lettre de Lu ke lu iannonçant qu 'i l étai t hospital isé à Townsvi l le, atteint dela maladie de Weil l , mais qu 'i l ne cou rait au cu n danger etne tarderait pas à être rétabl i .

Aussi, il se mble que nous n'ayons pas be soind'atte ndre jusqu'à la fin de l'anné e pour nos vacance s. Je nepe ux pas re tourne r dans le s plantations tant que je n'auraipas re trouvé ma forme à ce nt pour ce nt. Et je crois que leme ille ur moye n, c'e st de pre ndre de bonne s vacance s.Alors, dans à pe u prè s une se maine , je passe rai te pre ndre .Nous irons au lac Eacham, sur le plate au d'Athe rton, pour ypasse r que lque te mps jusqu'à ce que je puisse re pre ndre letravail.

Meggie parvenait à peine à y croire et el le sedemandait si el le sou haitai t ou non être avec lu imaintenant qu e l 'occasion s'en présentait. Bien qu e ladou leu r morale eû t demandé beau cou p plu s de tempspou r se cicatriser qu e la dou leu r physiqu e, le sou venir del 'épreu ve qu 'avait représenté sa lu ne de miel dans l 'hôtelde Du nny avait été repou ssé depu is si longtemps qu 'i lavait perdu le pou voir de la terri fier; par ai l leu rs, seslectu res lu i avaient fai t comprendre qu e cet échec étai t dû

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à l 'ignorance, la sienne et cel le de Lu ke. Oh, Seigneu r, jevou s su ppl ie qu e ces vacances me fassent devenir mère! Siseu lement, el le pou vait avoir u n enfant à aimer, tou tserait plu s faci le. A nne serait enchantée d'avoir u n bébésou s son toit, Lu ddie au ssi . Le cou ple le lu i avait répétébien sou vent, espérant qu e Lu ke viendrait séjou rner àHimmelhoch assez longtemps pou r modifier l 'existencevide et dénu ée d'amou r de sa femme.

Qu and el le leu r parla de la lettre, i l s se direntravis, tou t en restant u n rien sceptiqu es.

— A u ssi sû r qu e deu x et deu x font qu atre, cemisérable va trou ver u ne excu se pou r partir sans el le, di tA nne à Lu ddie.

Lu ke avait empru nté u ne viei l le voitu re qu elqu epart, et i l v int prendre Meggie tôt u n matin. Il étai tmaigre, ridé et jau ne, comme s'i l avait été confi t dans levinaigre. Epou vantée, Meg lu i passa sa val ise et grimpa àcôté de lu i .

— Qu 'est-ce qu e c'est qu e la maladie de Weil l ,Lu ke? Tu m'as dit qu e tu ne cou rais au cu n danger, maison dirait pou rtant qu e tu as été très malade.

— Oh! c'est u ne sorte de jau nisse qu i gu ette tou s lescou peu rs. Il paraît qu e les rats qu i grou i l lent dans lacanne sont porteu rs de germes qu 'i l s nou s refi lent par u nesimple cou pu re. Je su is costau d et je n 'ai pas été au ssitou ché qu e bien des copains. Les tou bibs assu rent qu e je

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serai en pleine forme en u n rien de temps.La rou te serpentait au creu x d'u ne gorge profonde,

en pleine ju ngle, et menait vers l 'intérieu r des terres; u ntorrent en cru e ru gissait et cascadait en contrebas; d'u neparoi jai l l issait u ne magnifiqu e chu te d'eau qu i al lai tgrossir le l i t principal . La voitu re rou lait entrel 'escarpement et l 'eau , sou s u ne arche hu mide etscinti l lante de lu mières et d'ombres fantastiqu es et, aufu r et à mesu re qu 'i l s gagnaient de l 'al ti tu de,l 'atmosphère se faisait plu s froide, d'u ne exqu isefraîcheu r; Meggie avait ou bl ié la mervei l leu seimpression dans laqu el le la plongeait l 'air frais. Laju ngle se penchait vers eu x, si impénétrable qu e personnen'osait s'y aventu rer. Sa masse échappait au x regards,masqu ée par les pesantes et immenses feu i l les des l ianesqu i retombaient de la cime des arbres en u n flot continu etsans fin , comme u n rideau de velou rs vert tiré su r laforêt. Meggie distingu ait sou s cette protection l 'éclair demagnifiqu es fleu rs et papi l lons, les immenses toi lestissées par les araignées géantes, élégammentmou chetées, immobiles au centre de leu rs pièges, defabu leu x champignons qu i grignotaient des troncsmou ssu s, des oiseau x à longu es qu eu es rou ges ou dorées.

Le lac Eacham se nichait au sommet du plateau ,idyl l iqu e dans ce cadre encore sau vage. A vant la tombéede la nu it, i l s sortirent su r la véranda de la pension de

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famil le pou r admirer l 'eau calme. Meggie vou laitobserver les énormes chau ves-sou ris fru givores, appeléesrenards volants qu i , par mil l iers, évolu aient dans le ciel ,comme u ne fu neste avant-garde, en rou te vers lesendroits où el les trou vaient leu r nou rri tu re.Monstru eu ses et répu gnantes, el les n 'en étaient pasmoins cu rieu sement timides et absolu ment inoffensives.Les voir se détachant su r u n ciel mêlé d'ombres avaitqu elqu e chose de terri fiant; Meggie ne manqu ait jamaisde les su ivre des yeu x depu is la véranda d'Himmelhoch.

Et qu el le joie sans mélange qu e de se laissertomber su r u n l i t dou x et frais, de ne pas avoir besoin derester étendu e, immobile, au même endroit ju squ 'à ce qu ecelu i-ci fû t satu ré de transpiration, ni de ramperpru demment ju squ 'à u ne au tre place, tou t en sachant qu ela première ne sécherait pas. Lu ke tira u n paqu et bru n etplat de sa val ise, en sorti t u ne poignée de peti ts objetsronds qu 'i l al igna su r la table de chevet. Meggie tendit lamain pou r en examiner u n.

— Qu 'est-ce qu e c'est qu e ça? s'enqu it-el le aveccu riosité.

— Une capote anglaise, expl iqu a-t-i l , ou bl iantqu e, deu x ans au paravant, i l s'étai t promis de ne pas lu iavou er qu 'i l faisait u sage de préservati fs. J'en enfi le u neavant d'entrer dans toi . Sinon, nou s risqu erions d'avoiru n enfant, et ça ficherait tou t en l 'air avant d'acheter

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notre domaine.A ssis, nu , su r le bord du l i t, i l paraissait très

maigre avec ses côtes et ses hanches sai l lantes. Mais sesyeu x bleu s riaient; i l tendit la main pou r saisir lepréservati f qu 'el le tenait tou jou rs entre ses doigts.

— N ou s y sommes presqu e, Meggie, presqu e!J'estime qu 'avec cinq mil le l ivres de plu s nou s pou rronsacheter le plu s beau domaine qu i soit à l 'ou est de ChartersTowers.

— Dans ce cas, tu peu x considérer qu 'i l est à toi dèsmaintenant, déclara-t-el le avec calme. Je peu x écrire àMgr de Bricassart pou r lu i demander qu 'i l nou s prête del 'argent. Il n 'exigera même pas d'intérêts.

— Tu n 'en feras rien du tou t! aboya-t-i l . Bon Dieu ,Meg, tu n 'as pas d'amou r-propre? N ou s travai l lons pou rgagner ce qu i sera à nou s. Pas qu estion d'empru nter! Jen'ai jamais dû u n centime à personne et je ne vais pascommencer.

El le l 'entendit à peine tant el le le regardait àtravers u n brou i l lard rou ge, éblou issant. Jamais de savie, el le n 'avait ressenti u ne tel le colère! Tricheu r,menteu r, égoïste! Comment osait-i l se condu ire ainsienvers el le, la fru strer d'u n enfant, essayer de lu i fairecroire qu 'i l avait l 'intention de devenir éleveu r! Il avaittrou vé sa voie avec A rne Swenson et la canne à su cre.

Dissimu lant si bien sa hargne qu 'el le se su rprit

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el le-même, el le reporta tou te son attention su r le peti trond de caou tchou c qu 'el le tenait à la main.

— Parle-moi de ces... ces capotes anglaises.Comment empêchent-el les de faire u n enfant?

Il vint se tenir derrière el le et le contact de leu rscorps la fi t frissonner; d'excitation, pensa-t-i l ; de dégoû t,en véri té.

— Tu es vraiment ignorante à ce point?— Ou i , mentit-el le.En tou t cas, el le ignorait tou t des préservati fs; el le

ne se rappelait pas avoir lu la moindre mention à leu rsu jet.

Les mains de Lu ke bati folaient su r ses seins, lachatou i l laient.

— Ecou te, qu and je jou is, i l sort u n jet de... oh! je nesais pas... d'u n l iqu ide, et si je su is dans toi sans rien, i lreste là. S'i l y reste su ffisamment longtemps ou s'i l y en aassez, i l fai t u n enfant.

A insi , c'étai t ça! Il s'enveloppait de cette chose,comme u ne peau su r u ne sau cisse. Tricheu r!

Il éteignit, l 'attira su r le l i t, et ne tarda pas àtâtonner à la recherche du préservati f; el le entendit lemême bru it qu e celu i qu 'el le avait su rpris dans lachambre d'hôtel de Du nny, mais maintenant el le savaitqu 'i l enfi lai t cette enveloppe de caou tchou c. Le tricheu r!Mais qu el stratagème trou ver pou r déjou er cette

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précau tion?S'efforçant de ne pas lu i laisser voir à qu el point

el le avait mal , el le endu ra l 'épreu ve. Pou rqu oi l 'acte serévélait-i l si dou lou reu x alors qu 'i l étai t natu rel?

— Ça n 'a pas été bon pou r toi , hein, Meg? demanda-t-i l , u n peu plu s tard. Tu dois être terriblement étroitepou r qu e ça continu e à te faire au ssi mal après lapremière fois. Eh bien, je ne recommencerai plu s. Ça net'ennu ie pas si je te prends le sein?

— Oh! qu el le importance? fi t-el le d'u n ton las. Siça ne doit pas me faire mal , d'accord.

— Tu pou rrais te montrer u n peu plu senthou siaste, Meg!

— Pou rqu oi?Mais l 'érection se manifestait de nou veau ; deu x

ans s'étaient écou lés sans qu 'i l ai t pu consacrer temps eténergie au x jeu x de l 'amou r. Oh! c'étai t bon d'être avec u nefemme, excitant, et interdit. Il n 'avait pas du tou tl 'impression d'être marié à Meg; ça ne di fférait en rien deses expériences passées, cu lbu ter u ne fi l le dans l 'enclosderrière le bistrot de Kynu na, ou posséder — à la sau vettela tou te-pu issante et fière miss Carmichael contre le mu rdu bâtiment de tonte. Meggie avait de beau x seins, rendu sfermes par l 'équ itation, exactement tels qu 'i l les aimaitet, en tou te franchise, i l préférait prendre son plaisir enlu i ti ti l lant u n téton; i l adorait la sensation de sa verge,

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l ibre de caou tchou c, comprimée entre leu rs ventres. Lepréservati f amoindrit beau cou p le plaisir de l 'homme,mais s'en passer pou r la pénétrer équ ivalai t à cou rir degros risqu es.

A tâtons, i l lu i agrippa les fesses et l 'obl igea às'étendre su r lu i , pu is i l saisi t u n téton entre les dents,senti t la pointe se gonfler et du rcir sou s sa langu e. Unimmense mépris à l 'endroit de Lu ke envahissait Meggie;qu el le grotesqu e créatu re qu 'u n homme qu i grognait,su çait, s'acharnait, trou vant du plaisir à ça. Il s'excitai tde plu s en plu s, lu i malaxait le dos et la crou pe, lapantavidement comme u n chaton sevré venu se gl isser sou s leventre de sa mère. Ses hanches amorcèrent u nmou vement rythmé, tressau tant en u ne sorte de reptationmaladroite et, trop écœu rée pou r lu i venir en aide, el lesenti t l 'extrémité du pénis l ibre de protection lu i gl isserentre les jambes.

Sa participation à l 'acte étant des plu sfragmentaires, el le avait tou t le loisir de réfléchir. Et c'estalors qu 'u ne idée lu i vint. A u ssi lentement etdiscrètement qu 'el le le pu t, el le le manœu vra ju squ 'à cequ 'i l se trou vât exactement su r la partie la plu sdou lou reu se de son être; retenant son sou ffle, dentsserrées pou r garder son cou rage, el le força le pénis à lapénétrer. Bien qu 'el le ressentî t u ne sou ffrance, cel le-cin 'étai t en rien comparable à ce qu 'el le avait connu ju squ e-

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là. Dému ni de son enveloppe en caou tchou c, le membregl issait mieu x, se révélai t plu s faci le à introdu ire etintimement plu s tolérable.

Lu ke ou vrit les yeu x. Il s'efforça de la repou sser,mais, oh , Seigneu r! Il éprou vait u ne sensationincroyable, l ibéré de la gêne du préservati f; n 'ayantjamais pénétré u ne femme sans cet accessoire, i l n 'avaitpu se rendre compte de la di fférence. Il ressentait à telpoint le contact, étai t si excité qu 'i l ne parvenait pas à larepou sser avec su ffisamment de vigu eu r; finalement, i ll 'attira plu s étroitement à lu i , incapable de pou rsu ivre sasu ccion du sein. Bien qu 'i l fû t peu viri l de se laisser al lerà exhaler ses émotions, i l ne pu t réfréner le cri , qu is'échappa de lu i et, ensu ite, i l l 'embrassa tendrement.

— Lu ke?— Qu oi?— Pou rqu oi est-ce qu e ce n 'est pas tou jou rs comme

ça? Tu n 'au rais pas besoin de mettre ces capotesanglaises.

— On n 'au rait pas dû se laisser al ler comme ça,Meg. Pas qu estion de recommencer. J'ai jou i dans toi .

El le se pencha su r lu i , lu i caressa la poitrine.— Mais tu ne vois pas? Je su is assise! Ça ne reste

pas à l 'intérieu r, ça s'écou le! Oh, Lu ke, je t'en prie! C'esttel lement mieu x, ça ne fai t pas si mal . Je su is sû re qu 'i ln 'y a pas de risqu e parce qu e je sens qu e ça s'écou le. Je t'en

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su ppl ie.Qu el être hu main pou rrait résister à la répéti tion

d'u n plaisir parfai t lorsqu 'i l lu i est proposé de façon au ssilogiqu e? Comme A dam, Lu ke acqu iesça car, à ce stade, i létai t infiniment moins bien informé qu e Meggie.

— Il y a probablement du vrai dans ce qu e tu dis.C'est beau cou p plu s agréable pou r moi qu and tu n 'essaiespas de me repou sser. D'accord, Meg, à partir demaintenant, nou s ferons l 'amou r comme ça.

Et, dans l 'obscu rité, el le sou rit, satisfai te. Car tou tne s'étai t pas écou lé. Dès l 'instant où el le avait senti lesperme la qu itter, el le avait nou é ses mu scles internes,s'étai t étendu e su r le dos, croisant les genou x le plu s hau tpossible, se rétractant avec tou te la détermination dontel le étai t capable. Oho, mon bon monsieu r, je t'au rai!A ttends, tu verras, Lu ke O'N ei l l ! J'au rai u n enfant, mêmes'i l doit me tu er.

Loin de la chaleu r et de l 'hu midité de la plainecôtière, Lu ke se rétabl i t rapidement. Il mangeait bien et i lcommença à reprendre du poids; le jau ne maladif désertason teint qu i retrou va son hâle. Fasciné par le leu rre qu ereprésentait u ne Meggie empressée et tendre au l i t, i ln 'opposa gu ère de di fficu l tés à se laisser convaincre deprolonger les deu x semaines initialement prévu es entrois, pu is en qu atre. Mais, après u n mois, i l regimba.

— N ou s n 'avons au cu ne excu se, Meg. J'ai retrou vé

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tou te ma forme. N ou s sommes là à nou s prélasser commedes seigneu rs, à dépenser de l 'argent, et A rne a besoin demoi.

— Tu ne veu x vraiment pas reconsidérer laQu estion, Lu ke? Si tu le sou haites réel lement, nou spou rrions acheter ton domaine dès maintenant.

— Continu ons encore u n peu la vie qu e nou smenons, Meg.

Il se refu sait à le reconnaître, évidemment, maisla fascination exercée par la canne à su cre le tenait, lu icommu niqu ant l 'étrange besoin qu 'éprou vent certainshommes pou r u n labeu r particu l ièrement exigeant.

A u ssi longtemps qu e sa vigu eu r persisterait,Lu ke demeu rerait fidèle à la canne. La seu le façon dontMeggie espérait lu i forcer la main consistai t à lu i donneru n enfant, u n héritier de la propriété proche de Kynu na.

A u ssi regagna-t-el le Himmelhoch pou r attendreet espérer. Je vou s en su ppl ie, Seigneu r, je vou s ensu ppl ie, donnez-moi u n enfant! Un enfant résou draittou t; alors je vou s en su ppl ie, donnez-moi u n enfant. Et envint la promesse. Lorsqu 'el le l 'annonça à A nne et Lu ddie,ceu x-ci laissèrent éclater leu r joie. Su rtou t Lu ddie qu i sedévoi la être u n trésor. Il exécu ta su r la layette destravau x de broderie et de nids d'abei l les V éritablementexqu is, deu x arts qu e Meggie n 'avait jamais eu le temps de

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maîtriser et, pendant qu e ses doigts cal leu x, magiqu es,plantaient u ne aigu i l le minu scu le dans le tissu dél icat,Meggie aidait A nne à préparer la chambre de l 'enfant.

Malheu reu sement, sa grossesse s'accompagnaitde trou bles de santé, du s peu t-être à la chaleu r, à m oinsqu e ce ne fû t à sa tristesse. Meggie ne parvenait pas à endémêler les raisons. Les malaises matinau x persistaienttou t au long de la jou rnée; en dépit de sa légèreau gmentation de poids, el le continu ait à sou ffrir d'u nerétention d'eau et d'u ne hypertension qu e le Dr Smithju gea dangereu se. A u débu t, on évoqu a u nehospital isation à Cairns du rant le reste de la grossessemais, après avoir réfléchi à la si tu ation de la jeu nefemme qu i se trou verait dans cette vi l le éloignée sansmari et sans amis, le médecin décida qu 'i l seraitpréférable qu 'el le demeu rât avec Lu ddie et A nne qu is'occu peraient d'el le. Pou rtant, trois semaines avantterme, i l lu i fau drait absolu ment se rendre à Cairns.

— Et tâchez d'obtenir de son mari qu 'i l ai l le lavoir! ru git le docteu r à l 'adresse de Lu ddie.

Meggie avait immédiatement écri t à Lu ke pou rlu i annoncer qu 'el le étai t enceinte, débordant del 'habitu el le conviction féminine vou lant qu e, u ne foisl 'enfant non désiré devenu réal i té, Lu ke dél ireraitd'enthou siasme. La réponse de celu i-ci mit fin à de tel lesi l lu sions. Il étai t fu rieu x. En ce qu i le concernait, le fai t

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de devenir père impl iqu ait simplement qu 'i l au rait deu xbou ches inu ti les à nou rrir. Pi lu le amère pou r Meggie,mais el le l 'avala; el le n 'avait pas le choix. Maintenant,l 'enfant qu i al lai t venir la l iai t à lu i tou t au ssiétroitement qu e l 'avait fai t sa fierté.

Mais el le se sentait malade, impu issante, pasaimée; même l 'enfant ne l 'aimait pas, i l n 'avait passou haité être conçu , ne désirait pas venir au monde. El lesentait en el le les faibles protestations de la minu scu lecréatu re qu i se refu sait à être. Si el le avait été en état desu pporter le voyage en chemin de fer de trois mil leki lomètres, el le n 'au rait pas hésité à rentrer chez el le,mais le Dr Smith secou ait énergiqu ement la tête devantu n tel projet. Monter dans u n train pou r u ne semaine ouplu s, même avec des arrêts prolongés, risqu aitd'occasionner u ne fau sse cou che. A u ssi déçu e etmalheu reu se qu 'el le fû t, Meggie se refu sait à exposerl 'enfant à u n danger. Pou rtant, au fi l du temps, sonenthou siasme et son désir d'être mère se fanèrent en el le;l 'enfant en gestation devint de plu s en plu s lou rd à porter,se chargea de ressentiment.

Le Dr Smith envisagea de la faire transporter plu ttôt à Cairns. Il craignait qu 'el le ne pû t su rvivre à u naccou chement à Du ngloe qu i ne disposait qu e d'u ndispensaire ru dimentaire. Sa tension artériel le ne cédaitpas, la rétention d'eau s'accroissait; i l parla de toxémie et

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d'éclampsie, prononça d'au tres mots scienti fiqu es qu ieffrayèrent Lu ddie et A nne au point qu 'i l s acceptèrent cedépart alors qu 'i l s désiraient ardemment voir le bébévenir au monde à Himmelhoch.

A la fin mai , i l ne restait qu e qu atre semaines àcou rir, qu atre semaines avant qu e Meggie ne fû tdébarrassée de cet intolérable fardeau , de cet enfantingrat. El le apprenait à haïr l 'être qu 'el le avait tel lementsou haité avant de décou vrir les mau x dont i l serait lacau se. Pou rqu oi avait-el le cru qu e Lu ke serait heu reu x dela naissance du bébé qu and l 'existence de celu i-ci seraitdevenu e réal i té? Rien dans l 'atti tu de ou la condu ite deLu ke depu is leu r mariage ne lu i fou rnissait la moindreindication dans ce sens.

Par moments, el le reconnaissait qu e tou t çan'était qu e désastre; el le renonçait à sa ridicu le fierté etessayait de sau ver des ru ines ce qu i pou vait l 'être. Il ss'étaient mariés pou r de fau sses raisons : lu i pou r l 'argentqu 'el le avait, el le par dépit, pou r échapper à Ralph deBricassart tou t en tentant de garder le reflet de celu i-ci .Pas la moindre simu lation d'amou r entre eu x, et seu ll 'amou r au rait pu les aider, el le et Lu ke, à su rmonter lesénormes di fficu l tés qu e créaient les divergences de leu rsobjecti fs et de leu rs désirs.

A ssez bizarrement, el le ne paraissait paséprou ver de ressentiment envers Lu ke alors qu e, de plu s

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en plu s, el le s'apercevait qu 'el le haïssait Ralph deBricassart. Pou rtant, tou t bien considéré, Ralph s'étai tmontré infiniment plu s compréhensif et ju ste à son égardqu e Lu ke. Jamais i l ne l 'avait encou ragée à rêver de lu i , àle considérer sou s u n au tre jou r qu e celu i de prêtre etd'ami car, même lors des deu x occasions où i l l 'avaitembrassée, el le avait été responsable de leu rs baisers.

A lors, pou rqu oi lu i en vou loir de la sorte?Pou rqu oi haïr Ralph et pas Lu ke? Reporter su r le prêtre leblâme de ses peu rs et de ses lacu nes, l 'énormeressentiment ou tragé qu 'el le éprou vait, u niqu ementparce qu 'i l l 'avait constamment repou ssée alors qu 'el lel 'aimait et le désirait tant? Et lu i reprocher la stu pideimpu lsion qu i l 'avait pou ssée à épou ser Lu ke O'N ei l l?Trahison à rencontre d'el le-même et de Ralph. Peuimportait qu 'el le ne pû t l 'épou ser, cou cher avec lu i , avoiru n enfant de lu i . Peu importait qu 'i l la repou ssât, et i ll 'avait repou ssée. Il n 'en demeu rait pas moins celu iqu 'el le vou lait, et el le n 'au rait jamais dû se contenter d'u nau tre.

Mais comprendre les erreu rs ne les atténu e enrien. Ça n 'en était pas moins Lu ke O'N ei l l qu 'el le avaitépou sé, l 'enfant de Lu ke O'N ei l l qu 'el le portait. Commentau rait-el le pu se réjou ir à la pensée de l 'enfant de Lu keO'N ei l l alors qu e cet embryon d'être n 'aspirait pas à lavie? Pau vre peti te chose. A u moins, u ne fois mis au

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monde, le bébé représenterait sa part d'hu manité etpou rrait être aimé en tant qu e tel . Pou rtant... Qu e n 'eû t-el le donné pou r qu e ce fû t l 'enfant de Ralph de Bricassart!L'impossible, ce qu i ne sau rait être. Il étai t au serviced'u ne insti tu tion qu i entendait le garder intégralementpou r el le, y compris cette partie de lu i qu i lu i étai t inu ti le,sa viri l i té. Sa Sainte Mère l 'Egl ise l 'exigeait de lu i en tantqu e sacri fice à sa pu issance, et le gâchait de la sorte,imprimant la négation à son être, s'assu rant qu e,lorsqu 'i l mou rrait, i l ne se su rvivrait en personne. Maisu n jou r, l 'Egl ise devrait payer sa cu pidité, u n jou r i l n 'yau rait plu s de prêtres tels qu e Ralph de Bricassart parcequ e ceu x-ci estimeraient su ffisamment leu r viri l i té pou rcomprendre qu e ce qu e l 'Egl ise exigeait d'eu x équ ivalai t àu n sacri fice inu ti le, n 'ayant pas le moindre sens...

Sou dain, el le se leva et se mit à arpenter la sal lede séjou r où A nne l isai t u n exemplaire clandestin duroman interdit de N orman Lindsay, Redheap, sedélectant manifestement de chacu n des mots défendu s.

— A nne, je crois qu e votre vœu sera exau cé.— Comment ça, ma chérie? demanda A nne en

levant distraitement les yeu x.— A ppelez le Dr Smith . Je vais avoir ce satané bébé

ici , tou t de su ite.— Oh! Mon Dieu ! Montez dans la chambre et

étendez-vou s... pas dans votre chambre, dans la nôtre.

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En mau gréant contre les caprices du destin et ladétermination des bébés à voir le jou r, le Dr Smith qu ittarapidement Du ngloe au volant de sa voitu rebringu ebalante, accompagné de sa sage-femme qu itransportait tou t le matériel dont le dispensaire localpou vait se passer. Inu ti le d'amener Meggie dans cettefou tu e infirmerie; el le serait au ssi bien à Himmelhoch.Mais c'est à Cairns qu 'el le au rait dû se trou ver.

— A vez-vou s prévenu le mari? demanda-t-i l enmontant les marches du perron, su ivi de la sage-femme.

— Je lu i ai télégraphié. El le est dans ma chambre,j'ai pensé qu e vou s au riez plu s de place.

Boiti l lant dans leu r si l lage, A nne entra dans lachambre. Meggie étai t étendu e su r le l i t, yeu x largementou verts, sans signes apparents de dou leu rs à part u neagitation spasmodiqu e des mains, u ne rétraction ducorps. El le sou leva légèrement la tête pou r sou rire à A nneet cel le-ci lu t la peu r dans les yeu x tou rnés vers el le.

— Je su is heu reu se qu 'on ne m'ait pas transportéeà Cairns, di t Meggie. Ma mère n 'est jamais al lée à l 'hôpitalpou r accou cher, et j'ai entendu papa dire qu 'el le avaitbeau cou p sou ffert pou r Hal . Mais el le a su rvécu , et j'enferai au tant. N ou s sommes du res au mal , nou s, lesfemmes Cleary.

A u bou t de plu sieu rs heu res, le médecin al larejoindre A nne su r la véranda.

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— L'accou chement s'annonce long et di ffici le pou rcette pau vre peti te. Les premiers enfants viennentrarement au monde sans compl ications, mais celu i-ci seprésente mal et, malgré tou s ses efforts, el le n 'arrive àrien. A Cairns, on au rait pratiqu é u ne césarienne mais,ici , c'est hors de qu estion. Il fau dra qu 'el le l 'expu lse tou teseu le.

— A -t-el le tou te sa connaissance?— Oh, ou i! C'est u ne peti te âme cou rageu se; pas u n

cri , pas u ne plainte. D'après mon expérience, ce sonttou jou rs les mei l leu res qu i ont le plu s de mal à accou cher.El le me demande continu el lement si Ralph est arrivé, etje su is obl igé de lu i mentir en prétendant qu e le Johnstoneest en cru e. Je croyais qu e son mari s'appelait Lu ke.

— Ou i . C'est bien le cas.— Hu m! Eh bien, c'est peu t-être pou r ça qu 'el le

demande après ce Ralph, qu el qu 'i l soit. Lu ke ne lu iapporterait gu ère de réconfort, n 'est-ce pas?

— Lu ke est u n salau d.A nne se pencha, doigts crispés su r la balu strade

de la véranda. Un taxi venait de qu itter la rou te de Du nnyet s'engageait su r l 'al lée menant à Himmelhoch. Sonexcel lente vu e lu i permit de distingu er à l 'arrière duvéhicu le u n homme au x cheveu x noirs, et el le laissaéchapper u n cri de sou lagement et de joie.

— Je n 'en crois pas mes yeu x, mais j'ai

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l 'impression qu e Lu ke a fini par se rappeler qu 'i l avaitu ne femme.

— Je ferais mieu x de remonter au près d'el le et devou s laisser l 'affronter, A nne. Je ne parlerai de rien à lapau vre peti te au cas où ce ne serait pas son mari . S'i ls'agit bien de cet homme, versez-lu i u ne tasse de thé etréservez l 'alcool pou r plu s tard. Il en au ra besoin.

Le taxi s'immobil isa; à la grande su rprise d'A nne,le chau ffeu r descendit et al la ou vrir la portière arrièrepou r aider son passager à descendre. Joe Castigl ione,propriétaire de l 'u niqu e taxi de Du nny, se montraitgénéralement moins cou rtois.

— Himmelhoch, monseigneu r, di t-i l ens'incl inant très bas.

Un homme en longu e sou tane noire ceintu rée depou rpre descendit. Lorsqu 'i l se retou rna, A nne, éberlu ée,eu t u n instant l 'impression qu e Lu ke O'N ei l l lu i jou ait u ntou r de sa façon. Pu is, el le vi t qu 'i l s'agissait d'u n hommetrès di fférent, ayant au moins dix ans de plu s qu e Lu ke.Mon Dieu ! pensa-t-el le, qu and la gracieu se si lhou ettemonta les marches deu x à deu x. C'est le plu s bel hommequ e j'aie jamais vu ! A rchevêqu e, pas moins! Qu e vientfaire u n archevêqu e cathol iqu e chez u n cou ple de vieu xlu thériens comme Lu ddie et moi?

— Madame Mu el ler? demanda-t-i l , sou rire au xlèvres, tou t en l 'enveloppant d'u n regard clair et lointain.

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On eû t dit qu 'i l avait vu beau cou p de choses qu 'i leû t sou haité ne pas voir et qu e, depu is longtemps, i ls'interdisait tou t sentiment.

— Ou i . Je su is A nne Mu el ler.— Je me présente, archevêqu e Ralph de

Bricassart, légat de Sa Sainteté le pape en A u stral ie. J'aiappris qu 'u ne certaine Mme Lu ke O'N ei l l demeu rait chezvou s.

— Ou i , monsieu r.Ralph? Ralph? Etait-ce là le Ralph qu 'appelait

Meggie?— Je su is l 'u n de ses très vieu x amis. Pou rrais-je

la voir, je vou s prie?— Ma foi ... je su is certaine qu 'el le en serait

enchantée, archevêqu e... (N on, on ne devait pas direarchevêqu e, mais monseigneu r, comme Joe Castigl ione.)Dans des circonstances plu s normales... mais en cemoment, Meggie est en train d'accou cher et el le sou ffrebeau cou p.

El le s'aperçu t alors qu 'i l n 'avait pas réu ssi às'interdire tou t sentiment, qu 'i l les avait seu lementmaîtrisés, les repou ssant obstinément comme u neabjection au tréfonds de lu i . Ses yeu x étaient si bleu squ 'el le avait l 'impression de s'y noyer, et ce qu 'el le lu t eneu x l 'incita à se demander ce qu e Meggie représentaitpou r lu i , et ce qu 'i l représentait pou r Meggie.

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— Je savais qu e qu elqu e chose n 'al lai t pas! s'écria-t-i l . Je le sentais depu is longtemps mais, ces tempsderniers, mon inqu iétu de s'est mu ée en obsession. Il mefal lai t venir et voir par moi-même. Je vou s en prie,laissez-moi al ler près d'el le. S'i l vou s fau t u ne raison, jesu is prêtre.

A nne n 'avait jamais eu l 'intention de lu iinterdire la chambre de Meggie.

— V enez, monseigneu r. Par ici , je vou s prie.Tou t en avançant lentement entre ses deu x

cannes, el le ne cessait de se tou rmenter : la maison est-el le propre, en ordre? A i-je bien fai t le ménage? A i-je jetéce reste de gigot qu i sentait fort ou son odeu r fi l tre-t-el leencore de la cu isine? Qu e le moment est mal choisi pou rrecevoir u n homme de cette importance! Lu ddie, est-ce qu etu vas te décider à sortir ton gros cu l de ce tracteu r et àvenir? Le gosse a dû le prévenir depu is longtemps!

Il passa devant le Dr Smith et la sage-femmecomme s'i l s n 'existaient pas, se laissa tomber à genou x àcôté du l i t, la main tendu e vers el le.

— Meggie!El le s'extirpa de l 'affreu x cau chemar dans lequ el

el le se débattait et aperçu t le visage aimé, proche du sien,les cheveu x noirs et dru s, ponctu és de deu x mèchesblanches qu i tranchaient dans la pénombre, les trai tsfins et aristocratiqu es, u n peu plu s creu sés, exprimaient

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encore plu s de patience, en admettant qu e ce fû t possible,et les yeu x bleu s, plongés dans les siens, débordaientd'amou r, de fiévreu se attente. Comment avait-el le puconfondre Lu ke avec lu i? Personne n 'étai t tou t à fai tcomme lu i , personne ne le serait jamais pou r el le, et el leavait trahi ce qu 'el le ressentait à son endroit. Lu kereprésentait le côté sombre du miroir, Ralphresplendissait comme le solei l , et i l étai t tou t au ssilointain. Oh, comme c'étai t bon de le voir!

— Ralph, aidez-moi, di t-el le.Il lu i embrassa passionnément la main, pu is la

pressa contre sa jou e.— Tou jou rs, ma Meggie, tu le sais.— Priez pou r moi et pou r l 'enfant. Si qu elqu 'u n est

en mesu re de nou s sau ver, c'est bien vou s. V ou s êtesbeau cou p plu s proche de Dieu qu e nou s. Personne ne nou sveu t, personne ne nou s a jamais vou lu s, pas même vou s.

— Où est Lu ke?— Je ne sais pas, et ça m'est égal .El le ferma les yeu x et sa tête osci l la su r l 'orei l ler,

mais ses doigts agrippaient fortement ceu x du prêtre, serefu saient à les lâcher.

Pu is le Dr Smith lu i tapa su r l 'épau le.— Monseigneu r, je crois qu e le moment est venu

pou r vou s de qu itter cette chambre.— Si sa vie est en danger, m'appel lerez-vou s?

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— Immédiatement.Lu ddie étai t enfin revenu de la plantation, affolé,

car i l n 'avait vu personne et n 'osait entrer dans lachambre.

— A nne, el le va bien? demanda-t-i l à sa femmelorsqu e cel le-ci sorti t avec l 'archevêqu e.

— Ou i , en tou t cas ju squ 'ici . Le docteu r refu se de seprononcer, mais je crois qu 'i l a bon espoir. Lu ddie, nou savons u ne visi te. L'archevêqu e Ralph de Bricassart, u nviei l ami de Meggie.

Plu s au cou rant des u sages qu e son épou se, Lu ddiemit u n genou en terre et baisa l 'anneau du prélat.

— A sseyez-vou s, monseigneu r. Tenez compagnie àA nne, je vais al ler mettre u ne bou i l loire su r le feu .

— A insi , vou s êtes Ralph, dit A nne en appu yantses cannes contre u ne table de bambou .

Le prêtre se laissa tomber en face d'el le; les pl is desa sou tane laissèrent voir les bottes de caval ier, lu isanteset noires, qu and i l croisa les genou x. Geste presqu eefféminé pou r u n homme mais, en tant qu 'ecclésiastiqu e,cela n 'avait au cu ne importance; néanmoins, on décelai tqu elqu e chose d'intensément mascu l in chez lu i , jambescroisées ou pas. Probablement pas au ssi âgé qu e je l 'ai crutou t d'abord, songea-t-el le. Peu t-être tou t ju ste laqu arantaine. Qu el gâchis de voir u n homme au ssi beauporter sou tane!

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— Ou i, je su is Ralph.— Depu is qu e Meggie est dans les dou leu rs, el le n 'a

cessé d'appeler u n certain Ralph. Je dois avou er qu e j'étaisintrigu ée. Je ne me rappel le pas l 'avoir jamais entendu eprononcer le nom de Ralph au paravant.

— El le s'en serait bien gardée.— Comment avez-vou s connu Meggie,

monseigneu r? Ça remonte à combien de temps?Un sou rire crispé jou a su r le visage du prêtre

tandis qu e les extrémités de ses mains fines et bel les serejoignaient pou r former u ne sorte d'ogive.

— J'ai connu Meggie qu and el le avait dix ans,qu elqu es jou rs seu lement après qu 'el le eu t débarqu é enA u stral ie venant de N ou vel le-Zélande. En véri té, onpou rrait affirmer qu e j'ai connu Meggie à traversinondations, incendies, paroxysmes émotionnels, et àtravers la mort et la vie. En somme, tou t ce qu e nou sdevons su pporter. Meggie est le miroir dans lequ el j'ai étécontraint de contempler mon état de mortel .

— V ou s l 'aimez! laissa tomber A nne d'u n tonsu rpris.

— Depu is tou jou rs.— C'est u ne tragédie pou r vou s deu x.— J'espérais qu e ce n 'en était u ne qu e pou r moi .

Parlez-moi d'el le. Qu e lu i est-i l arrivé depu is sonmariage? Il y a bien des années qu e je ne l 'ai vu e, mais

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j'éprou vais des craintes à son su jet.— Je vou s le dirai , mais seu lement qu and vou s

m'au rez parlé de Meggie. Oh! pas su r u n plan personnel ,simplement su r le genre de vie qu 'el le menait avant devenir à Du nny. N ou s ne savons absolu ment rien d'el le,Lu ddie et moi , sinon qu 'el le habitai t qu elqu e part près deGil lanbone. N ou s aimerions avoir plu s de détai ls parcequ e nou s lu i sommes très attachés. Mais el le ne nou s ajamais rien dit... par fierté, probablement.

Lu ddie entra avec le plateau du thé accompagnéde sandwiches et de biscu its. Il s'assi t pendant qu e leprêtre esqu issait u n tableau de la vie de Meggie avant sonmariage avec Lu ke.

— Jamais je n 'au rais pu me dou ter d'u ne choseparei l le! Penser qu e Lu ke a eu l 'au dace de l 'arracher à tou tça et de la forcer à travai l ler comme bonne à tou t faire! Eti l a eu le cu lot de stipu ler qu e ses gages devraient êtreversés à son propre compte en banqu e! Savez-vou s qu ecette pau vre peti te n 'a jamais eu u n sou pou r ses besoinspersonnels depu is qu 'el le est ici? J'ai demandé à Lu ddie delu i donner u ne prime en espèces pou r N oël , l 'annéedernière, mais el le avait besoin de tant de choses qu 'el le aépu isé la somme dans la jou rnée, et el le s'est refu sée à enaccepter davantage de notre part.

— N e plaignez pas Meggie, di t le prélat avec u necertaine ru desse. Je ne pense pas qu 'el le s'apitoie su r son

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sort, et sû rement pas su r son manqu e d'argent. Endéfinitive, l 'aisance lu i a apporté bien peu de joies. El lesait où s'adresser si el le ne peu t pas s'en passer. J'ail 'impression qu e l 'indifférence apparente de Lu ke l 'ainfiniment plu s affectée qu e le manqu e d'argent. Mapau vre Meggie!

Lu ddie et A nne rempl irent à eu x deu x les vides dutableau de la vie de Meggie pendant qu e l 'archevêqu e deBricassart demeu rait assis, mains tou jou rs jointes,regard perdu su r la gracieu se cou rbe d'u ne palme decocotier. Pas u n seu l mu scle de son visage ne tressai l lai t,au cu n changement ne se manifesta dans son beau regarddétaché et lointain. Il avait beau cou p appris au service deV ittorio Scarbanza, cardinal di Contini-V erchese.

Le récit achevé, i l sou pira, s'arracha à lacontemplation de la palme dou cement agitée par le vent etreporta son regard su r ses hôtes dont les visagestrahissaient l 'anxiété.

— Eh bien, i l va fal loir qu e nou s l 'aidions pu isqu eLu ke s'y refu se. Si vraiment i l la repou sse, el le seraitmieu x à Drogheda. Je sais qu e vou s ne vou lez pas laperdre, mais, dans son propre intérêt, essayez de laconvaincre de rentrer. Dès qu e je serai de retou r à Sydney,je vou s enverrai u n chèqu e à son intention, ce qu i lu iévitera la gêne d'avoir à demander de l 'argent à son frère.Une fois chez el le, el le expl iqu era ce qu 'el le vou dra à sa

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famil le. (Il jeta u n regard en direction de la porte de lachambre à cou cher et s'agita su r son siège.) Mon Dieu ,hâtez la naissance de cet enfant!

Mais l 'enfant ne vint au monde qu e vingt-qu atreheu res plu s tard, alors qu e Meggie arrivait au x l imites del 'épu isement et de la dou leu r. Le Dr Smith lu i avaitadministré de fortes doses de lau danu m, viei l lemédication qu i , à son avis, convenait mieu x qu e tou teau tre; el le paraissait dériver, emportée par lestou rbi l lons et maelströms de ses cau chemars au centredesqu els tou t ce qu i étai t-el le, à l 'extérieu r comme àl 'intérieu r, se rompait, se déchirait, se lacérait, crachait,hu rlai t, gémissait. Parfois, le visage de Ralph seprécisait u n cou rt instant avant d'être emporté par u n flotde dou leu r; mais son sou venir persistai t et, tandis qu 'i l lavei l lai t, el le ne cherchait pas à deviner si la mort au raitraison d'el le ou de l 'enfant.

Qu and i l laissait la sage-femme s'occu per seu le dela partu riente pou r al ler avaler u n morceau , boire u negorgée de rhu m et s'assu rer qu 'au cu n de ses patientsn 'au rait l 'incongru ité d'être à l 'article de la mort, le DrSmith écou tait ce qu 'A nne et Lu ddie estimaient pou voirlu i dévoi ler de l 'h istoire de Meggie.

— V ou s avez raison, A nne, convint-i l . L'équ itationest probablement à l 'origine de tou s les ennu is qu e cettepeti te connaît au jou rd'hu i . Lorsqu e la monte en amazone

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est passée de mode, les femmes en ont beau cou p pâti . Laposition à cal i fou rchon développe des mu scles qu in 'entrent pas en travai l au moment de l 'accou chement.

— J'ai tou jou rs cru qu e c'étai t u ne h istoire debonne femme, intervint dou cement l 'archevêqu e.

Le Dr Smith l 'enveloppa d'u n regard mal icieu x. Iln 'éprou vait gu ère de sympathie à l 'endroit des prêtrescathol iqu es qu 'i l considérait comme des cagots et desradoteu rs.

— Libre à vou s de croire ce qu e vou s vou lez,rétorqu a-t-i l . Mais, di tes-moi , monseigneu r, si les chosesen arrivaient au point où nou s devions choisir entre la viede Meggie et cel le de l 'enfant, qu e vou s dicterait votreconscience?

— L'Egl ise est inflexible su r ce point, docteu r.A u cu n choix ne doit jamais être opéré. L'enfant ne peu têtre sacri fié pou r sau ver la mère, pas plu s qu e la mère nedoit être sacri fiée pou r sau ver l 'enfant. (Il rendit sonsou rire au Dr Smith avec tou t au tant de mal ice.) Mais siles choses devaient en venir là, docteu r, je n 'hésiterais pasà vou s demander de sau ver Meggie, et au diable l 'enfant.

Le Dr Smith en eu t le sou ffle cou pé; i l ri t etappl iqu a au prélat u ne grande tape dans le dos.

— Un bon point pou r vou s! Soyez tranqu i l le, je nerépéterai pas vos paroles mais, ju squ 'à présent, l 'enfantest bien vivant et nou s n 'au rions rien à gagner en le

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sacri fiant.Pou rtant, A nne ne pu t s'empêcher de penser : je

me demande qu el le au rait été votre réponse si l 'enfantavait été de vou s, archevêqu e?

Environ trois heu res plu s tard, au moment où lesolei l gl issait tristement du ciel vers la masse bru meu sedu mont Bartle Frère, le Dr Smith sorti t de la chambre.

— Eh bien, c'est fini , di t-i l non sans satisfaction.Meggie a encore u n long chemin devant el le, mais tou t irabien si Dieu le veu t. Qu ant à l 'enfant, c'est u ne peti te fi l lemaigrichonne, geignarde, d'u n peu moins de deu x ki los, àla tête énorme et à l 'hu meu r grincheu se assortie au xcheveu x du rou x le plu s agressi f qu 'i l m 'ait jamais étédonné de voir su r u n nou veau -né. On ne réu ssirait pas àtu er cette peti te larve avec u ne hache; je le sais parce qu ej'ai presqu e essayé.

Ju bi lant, Lu ddie débou cha la bou tei l le deChampagne gardée pou r l 'occasion et tou s les cinqtrinqu èrent; prélat, médecin, sage-femme, propriétaire deplantations et infirme sou haitèrent santé et longu e vie àla mère et à son bébé brai l lard et peu commode. C'étai t le1er ju in, jou r marqu ant le débu t de l 'h iver au stral ien.

Une infirmière arriva pou r remplacer la sage-femme; el le resterait su r place ju squ 'à ce qu e Meggie fû tconsidérée comme hors de danger. Le médecin etl 'accou cheu se s'en al lèrent tandis qu 'A nne, Lu ddie et

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l 'archevêqu e se rendaient au chevet de Meggie.El le paraissait si minu scu le et épu isée qu e

l 'archevêqu e se vi t obl igé d'emmagasiner u ne nou vel ledou leu r distincte au tréfonds de lu i , dou leu r qu i , plu stard, serait extirpée, examinée, endu rée. Meggie, maMeggie déchirée et battu e... Je t'aimerai tou jou rs, mais jene peu x pas te donner ce qu e Lu ke O'N ei l l t'a donné, mêmeà mon corps défendant.

Le reflet d'hu manité, pleu rnichard, responsablede tou t, étai t cou ché dans u n berceau d'osier, loin du l i t,n 'appréciant pas le moins du monde l 'attention dont i létai t l 'objet de la part des personnes qu i l 'entou raient et lecontemplaient. La peti te fi l le hu rlai t sa colère, etcontinu ait de hu rler. Finalement, l 'infirmière la sou levade son berceau , la porta dans la pièce destinée à servir denu rsery.

— En tou t cas, el le a de bons pou mons, commental 'archevêqu e avec u n sou rire.

Il s'assi t su r le bord du l i t et saisi t la main pâle dela jeu ne accou chée.

— Je ne crois pas qu 'el le apprécie beau cou p la vie,rétorqu a Meggie en lu i rendant son sou rire.

Comme i l avait viei l l i ! A u ssi alerte et sou ple qu ejamais, mais incommensu rablement plu s vieu x. El le setou rna vers A nne et Lu ddie, leu r tendit sa main l ibre.

— Mes chers amis, qu 'au rais-je fai t sans vou s?

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Lu ke a-t-i l donné de ses nou vel les?— J'ai reçu u n télégramme disant qu 'i l étai t trop

occu pé pou r venir, mais i l vou s sou haite bonne chance.— Comme c'est généreu x de sa part, remarqu a

Meggie.— N ou s al lons vou s laisser cau ser avec

l 'archevêqu e, ma chérie, di t A nne en se penchant pou r lu iembrasser la jou e. Je su is sû re qu e vou s avez beau cou p dechoses à vou s dire. (A ppu yé su r son mari , el le appela d'u ndoigt énergiqu e l 'infirmière qu i restait bou che bée,comme si el le n 'en croyait pas ses yeu x.) V enez prendreu ne tasse de thé avec nou s, N ettie. Monseigneu r vou sappel lera si Meggie a besoin de vou s.

— Comment as-tu appelé ta bru yante peti te fi l le?demanda-t-i l dès qu 'i l s fu rent seu ls.

— Ju stine.— C'est u n très jol i nom. Mais pou rqu oi l 'as-tu

choisi?— Je l 'ai lu qu elqu e part et i l m 'a plu .— Tu n 'es pas heu reu se de l 'avoir, Meggie?Dans le visage ravagé, seu ls les yeu x vivaient,

dou x, empl is d'u ne lu mière légèrement voi lée, sanshaine, mais au ssi sans amou r.

— Si , je su is heu reu se de l 'avoir. Ou i , je le su is. J'aitant fai t pou r l 'avoir... Mais pendant qu e je la portais, je neressentais rien pou r el le, sinon qu 'el le ne vou lait pas de

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moi. Je ne crois pas qu e Ju stine soit vraiment à moi , ni àLu ke ni à personne. Je crois qu 'el le ne donnera rien d'el le àqu i qu e ce soit.

— Je dois m'en al ler, Meggie, di t-i l dou cement.Les yeu x gris se firent plu s du rs, plu s bri l lants;

sa bou che esqu issa u ne vi laine mou e.— Je m'y attendais! C'est cu rieu x, on dirait qu e les

hommes qu i comptent dans la vie se défi lent tou jou rs.Il accu sa le cou p.— N e sois pas amère, Meggie. Je ne peu x pas partir

en te laissant dans u n tel état d'esprit. Qu el qu e soit ce qu it'est arrivé dans le passé, tu as tou jou rs gardé ta dou ceu r,et c'est ce qu i m'est le plu s cher chez toi . N e change pas, nedeviens pas du re à cau se de ce qu e tu as su pporté. Jecomprends combien ce doit être dou lou reu x de penser qu eLu ke ne se préoccu pe même pas de venir, mais ne changepas. Tu ne serais plu s ma Meggie.

El le continu ait à le regarder avec u ne expressionambigu ë où la haine tenait sa part.

— Oh, je vou s en prie, Ralph! Je ne su is pas votreMeggie, je ne l 'ai jamais été! V ou s ne vou l iez pas de moi etvou s m'avez jetée dans les bras de Lu ke. Pou r qu i meprenez-vou s, pou r u ne sorte de sainte ou u ne nonne? Ehbien, ce n 'est pas le cas. Je su is u n être hu main, commeles au tres, et vou s avez gâché ma vie. Pendant tou tes cesannées, je vou s ai aimé et n 'ai vou lu personne d'au tre qu e

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vou s; je vou s attendais... Je me su is tant efforcée de vou sou bl ier... A lors, j'ai épou sé u n homme dans lequ el jecroyais trou ver u ne certaine ressemblance avec vou s, etlu i non plu s ne me veu t pas; i l n 'a pas besoin de moi . Est-ce trop demander à u n homme d'être désirée, qu 'on lu i soitnécessaire?

El le laissa échapper qu elqu es sanglots, maîtrisasa défai l lance. De fines rides de dou leu r lu i creu saient levisage; i l ne les avait jamais vu es au paravant et i l savaitqu e le repos et le retou r à la santé ne les effaceraient pas.

— Lu ke n 'est pas mau vais, pas mêmeantipathiqu e, reprit-el le. Simplement u n homme. V ou sêtes tou s les mêmes, de grands papi l lons velu s, attirés paru ne flamme ridicu le, à l 'abri d'u n verre si clair qu e vou sne le voyez pas. Et si vou s parvenez à vou s frayer u nchemin à l 'intérieu r du globe, vou s vou s heu rtez à laflamme et vou s retombez, brû lés, morts. A lors qu ependant tou t ce temps, dans la fraîcheu r de la nu it, i l y ade qu oi vou s nou rrir, i l y a de l 'amou r et de peti tspapi l lons à engendrer. Mais le voyez-vou s, le désirez-vou s? N on! V ou s retou rnez vers la flamme, vou s vou s yheu rtez ju squ 'à ce qu e vou s vou s y brû l iez, qu e vou s enmou riez!

Il ne savait qu e lu i répondre car i l décou vrait u naspect de la natu re de Meggie qu i lu i étai t inconnu . A vait-i l tou jou rs existé ou s'étai t-i l développé à la su ite des

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déceptions qu 'el le avait éprou vées, à la su ite de sonabandon? Meggie, dire des choses parei l les? Il avait àpeine entendu ses paroles, bou leversé qu 'i l étai t qu 'el le lesproférât, et i l ne comprenait pas qu 'el les lu i étaientinspirées par sa sol i tu de, son impression de cu lpabi l i té.

— Te sou viens-tu de la rose qu e tu m'as donnée lesoir où je t'ai qu ittée à Drogheda? demanda-t-i ltendrement.

— Ou i , je m'en sou viens.La vie avait déserté sa voix, la lu eu r du re s'effaça

de ses yeu x. Maintenant, ceu x-ci restaient rivés su r lu i ,émanation d'u ne âme sans espoir, au ssi vides et vi treu xqu e ceu x de sa mère.

— Je l 'ai tou jou rs dans mon missel . Et chaqu e foisqu e je vois u ne rose de cette teinte, je pensé à toi . Meggie, jet'aime. Tu es ma rose, la plu s bel le image hu maine et lapensée de ma vie.

Et les commissu res des lèvres s'abaissèrent denou veau , et le regard de bri l ler avec u ne violence intensemêlée de haine.

— Une image, u ne pensée. Une image hu maine, etu ne pensée! rai l la-t-el le. Ou i , c'est ça. C'est bien tou t cequ e je représente. V ou s n 'êtes qu 'u n sot romantiqu e etrêveu r, Ralph de Bricassart! V ou s n 'avez pas plu s d'idéede ce qu 'est la vie qu e le papi l lon al lant se gri l ler à laflamme! Pas étonnant qu e vou s soyez devenu prêtre! V ou s

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seriez incapable de mener u ne existence normale si vou sétiez u n homme comme les au tres, u n homme commeLu ke!

« V ou s dites m'aimer, mais vou s n 'avez pas lamoindre idée de ce qu 'est l 'amou r. V ou s proférezsimplement des paroles apprises parce qu e vou s avezl 'impression qu 'el les sonnent bien! Je n 'arrive pas àcomprendre pou rqu oi les hommes ne sont pas parvenu s àse passer totalement des femmes, pu isqu e c'est ce qu 'i l ssou haitent. V ou s devriez imaginer u n moyen de vou smarier entre vou s, vou s seriez divinement heu reu x!

— Meggie, non! Je t'en su ppl ie!— Oh, al lez-vou s-en! Je ne veu x plu s vou s voir! Et

vou s avez ou bl ié u ne chose au su jet de vos précieu sesroses, Ralph... el les ont de méchantes épines, des épinesacérées!

Il qu itta la chambre sans se retou rner.

Lu ke ne se donna même pas la peine de répondreau télégramme lu i annonçant qu 'i l étai t l 'heu reu x pèred'u ne fi l le de deu x ki los nommée Ju stine. Lentement, lasanté de Meggie se rétabl i t et le bébé commença à profi ter.Peu t-être qu e si Meggie avait réu ssi à la nou rrir, el leau rait tissé des l iens plu s étroits avec cette peti te chosemaigrichonne et irascible, mais les seins plantu reu x qu eLu ke aimait tant téter ne contenaient pas u ne gou tte de

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lai t. Ironie du sort, pensa-t-el le. Comme son devoir le lu idictai t, el le langeait l 'enfant, le nou rrissait au biberon,talqu ait cette bribe d'hu manité à la face et au crânerou ges, se conformant simplement à l 'u sage; el leattendait qu e jai l l isse en el le qu elqu e mervei l leu seémotion. Mais cel le-ci ne vint jamais; el le ne ressentaitpas le désir d'étou ffer de baisers le peti t visage, demordi l ler les doigts minu scu les, de bêti fier à l 'extrême, cedont raffolent habitu el lement les mères. Il ne lu isemblait pas qu 'i l s'agissait de son enfant, et el le ne levou lait pas, n 'en avait pas plu s besoin qu e le bébé ne lavou lait ou n 'avait besoin d'el le.

Il ne vint jamais à l 'esprit de Lu ddie et d'A nne qu eMeggie n 'adorât pas Ju stine, qu 'el le éprou vât moins detendresse pou r sa fi l le qu e cel le qu 'el le avait ressentiepou r ses frères les plu s jeu nes. Chaqu e fois qu e Ju stinepleu rait, Meggie étai t là pou r la prendre dans ses bras,chantonner, la bercer. Et jamais fesses de bébé ne fu rentplu s sèches et mieu x langées. Cu rieu sement, Ju stine nesemblait pas sou haiter être prise dans les bras et bercée;el le se calmait beau cou p plu s rapidement lorsqu 'on lalaissait seu le.

A u fi l du temps, son apparence s'amél iora. Sapeau de nou rrisson perdit sa rou geu r, acqu it cettetransparence veinée de bleu qu i accompagne si sou ventles cheveu x rou x, et ses peti ts bras et jambes s'étoffèrent

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pou r devenir agréablement dodu s. Ses mèchescommencèrent à bou cler, à s'épaissir et à prendre laflamboyance définitive qu i avait été cel le de son grand-père, Paddy. Chacu n attendit anxieu sement pou r voir lacou leu r qu e prendraient ses yeu x; Lu ddie pariai t qu 'i l sseraient bleu s, comme ceu x de son père; A nne sou tenaitqu 'i l s au raient le gris de sa mère; seu le Meggie n 'avançaitau cu ne opinion. Mais les yeu x de Ju stine virèrent à u neteinte qu i lu i appartenait en propre, assez déconcertante.A six semaines, i l s commencèrent à se transformer et àneu f semaines parvinrent à leu r cou leu r et formedéfinitives. Personne n 'avait jamais rien vu de tel . Lecercle extérieu r de l 'i ris formait u n anneau gris foncé,mais l 'i ris en soi étai t si pâle qu 'on pou vait le qu al i fier debleu ou de gris, s'apparentant plu tôt à u ne sorte de blanccassé. Des yeu x perçants, gênants, inhu mains, évoqu antpresqu e ceu x d'u n aveu gle; mais, peu à peu , i l devintévident qu e Ju stine jou issait d'u ne excel lente vu e.

Bien qu 'i l n 'en eû t rien dit, le Dr Smith s'étai tinqu iété de la disproportion de la tête à la naissance, et i lla su rvei l la attentivement au cou rs des six premiers moisde la vie de l 'enfant. Il s'étai t demandé, su rtou t aprèsavoir vu ces yeu x étranges, si el le n 'avait pas de l 'eaudans le cerveau , ainsi qu 'i l le formu lait encore alors qu e,de nos jou rs, les manu els rangent cette affection sou s laru briqu e de l 'hydrocéphal ie. Mais i l apparu t qu e Ju stine

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ne sou ffrait d'au cu ne al tération cérébrale oumalformation; el le avait simplement u ne très grosse têteet, au fu r et à mesu re de sa croissance, le reste de sa peti tepersonne se développa et combla plu s ou moins ladisproportion. .

Lu ke continu ait à mener u ne vie errante. Meggielu i avait écri t à plu sieu rs reprises mais sans recevoir deréponse, et i l n 'étai t même pas venu voir son enfant. D'u necertaine façon, el le en était heu reu se; el le n 'au rait su qu oilu i dire et el le ne croyait pas qu 'i l pû t se montrerenchanté à la vu e de la cu rieu se peti te créatu re qu 'étai t safi l le. Si à la place de Ju stine el le avait eu u n fi l s, grand etfort, peu t-être au rait-i l cédé, mais Meggie préférait debeau cou p qu 'i l n 'en fû t rien. L'enfant représentait lapreu ve vivante qu e le grand Lu ke O'N ei l l n 'étai t pasparfait, sinon i l n 'au rait pu engendrer qu e des fi l s.

Le bébé se portait mieu x qu e Meggie et i l serétabl i t plu s rapidement de l 'épreu ve de la naissance.V ers qu atre mois, Ju stine cessa de crier au ssi sou vent etcommença à s'amu ser dans son berceau , tripotant lesrangées de peti tes bou les de cou leu rs vives tendu es à sahau teu r. Mais el le ne sou riai t jamais à qu iconqu e, mêmeaprès avoir expu lsé son rot.

La plu ie vint tôt, en octobre, et el le tomba enaverses vraiment di lu viennes; le degré d'hu miditéatteignit cent pou r cent et se maintint à ce niveau .

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Chaqu e jou r, pendant des heu res, des cataractescrépitaient en rafales au tou r d'Himmelhoch,transformant la terre rou ge en fondrières, inondant lesplantations de cannes, rempl issant le large et profondDu ngloe, sans pou rtant le faire sortir de son l i t car soncou rs étai t si l imité qu e l 'eau se perdait rapidement dansla mer. Tandis qu e, cou chée dans son berceau , Ju stinecontemplait le monde à travers ses yeu x étranges, Meggiedemeu rait tristement assise, observant le Bartle Frère qu idisparaissait derrière u ne mu rai l le de plu ie dense et,sou dain, redevenait visible.

Le solei l arrivait à percer, extirpant de la terre desspirales de vapeu r, faisant bri l ler et scinti l ler la cannehu mide en peti ts prismes de diamant et conférant aufleu ve l 'aspect d'u n grand serpent doré. Pu is, su spendu entravers de la voû te céleste, u n dou ble arc-en-ciel apparu t,parfait su r tou te sa cou rbe, si éclatant dans ses cou leu rsse profi lant su r les lu gu bres nu ages bleu foncé qu e tou tau tre paysage qu e le Qu eensland du N ord en eû t été affadiet rabaissé. Mais rien ne parvenait à délaver la bri l lanceéthérée de cette région, et Meggie cru t comprendrepou rqu oi le paysage de Gi l lanbone se l imitait à u n ternebru n-gris; le Qu eensland du N ord lu i avait au ssi u su rpésa part de la palette.

Un jou r, au débu t de décembre, A nne vint trou verMeggie su r la véranda; el le s'assi t à côté d'el le et l 'observa.

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Oh, qu el le étai t maigre et sans vie! Même la ravissantechevelu re d'or rou x s'étai t ternie.

— Meggie, je ne sais pas si j'ai bien agi , mais,maintenant, c'est fai t. Et je vou drais au moins qu e vou sm'écou tiez avant de dire non.

Meggie s'arracha à la contemplation de l 'arc-en-ciel et sou rit.

— V ou s avez l 'air bien solennel le, A nne! Qu evou lez-vou s qu e j'écou te?

— Lu ddie et moi sommes très inqu iets à votresu jet. V ou s ne vou s êtes pas bien remise de la naissance deJu stine et, à présent qu e la saison des plu ies est là, vou savez encore plu s mau vaise mine. V ou s ne mangez pas etvou s maigrissez. Je me su is tou jou rs dou tée qu e le cl imatd'ici ne vou s convenait pas, mais tant qu e rien ne vou smettait à bas, vou s vou s en accommodiez. Maintenant,nou s avons l 'impression qu e vou s êtes mal en point et, sion ne prend pas des mesu res, vou s al lez tomberréel lement malade.

El le pri t u ne longu e inspiration.— A u ssi , i l y a u ne qu inzaine de jou rs, j'ai écri t à

u n ami qu i tient u ne agence de voyages et je vou s aiorganisé des vacances. N e protestez su rtou t pas pou r lesfrais; ça n 'entamera en rien le capital de Lu ke ou le vôtre.L'archevêqu e nou s a adressé u n très gros chèqu e pou rvou s, et votre frère nou s en a envoyé u n au tre à votre

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intention et à cel le de l 'enfant. J'ai l 'impression qu e tou tevotre famil le sou haiterait vou s voir à Drogheda. A près enavoir parlé, Lu ddie et moi avons ju gé qu e nou s devrionsdépenser u ne partie de cet argent pou r vos vacances. Je nepense pas qu 'al ler à Drogheda vou s conviendrait pou r lemoment; par contre, nou s croyons qu e vou s avezessentiel lement besoin d'u n certain temps de réflexion.Sans Ju stine, sans nou s, sans Lu ke, sans votre famil le.A vez-vou s jamais été l ivrée à vou s-même, Meggie? Il estgrand temps qu e vou s le soyez. N ou s vou s avons lou é u nbu ngalow dans l 'î le de Matlock pou r deu x mois, du débu tjanvier au débu t mars. Lu ddie et moi nou s nou soccu perons de Ju stine. V ou s savez qu 'i l ne lu i arriverarien ici , mais, si nou s avions la moindre inqu iétu de à sonsu jet, je vou s ju re qu e nou s vou s préviendrionsimmédiatement. L'î le est rel iée au continent partéléphone et i l ne vou s fau drait pas longtemps pou rrevenir.

Les arcs-en-ciel avaient disparu , le solei l au ssi ; i lal lai t de nou veau pleu voir.

— A nne, sans vou s et Lu ddie et l 'affection dontvou s m'avez entou rée pendant ces trois dernières années,je crois qu e je serais devenu e fol le. V ou s le savez. Parfois,la nu it, je me révei l le et je me demande ce qu i me seraitarrivé si Lu ke m'avait placée chez des gens moins bons.V ou s vou s êtes beau cou p plu s occu pés de moi qu e Lu ke.

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— Bal ivernes! Si Lu ke vou s avait placée chez desgens antipathiqu es, vou s seriez retou rnée à Drogheda etcela au rait peu t-être mieu x valu .

— N on. Cette expérience avec Lu ke n 'a pas étéagréable, mais i l étai t infiniment préférable qu e je resteet qu e je tienne le cou p.

La plu ie commençait à gagner le long desplantations, estompant la canne, effaçant tou t derrièreson rideau , paysage sectionné comme par u n cou peretgris.

— V ou s avez raison, je ne vais pas bien, repritMeggie. Je me su is mal portée depu is qu e Ju stine a étéconçu e. J'ai essayé de me ressaisir, mais je su ppose qu 'àcertains moments on atteint u n point où on ne disposeplu s de l 'énergie su ffisante pou r y parvenir. Oh, A nne, jesu is si lasse et décou ragée! Je ne su is même pas u ne bonnemère pou r Ju stine et pou rtant je le lu i dois. C'est à cau sede moi et de moi seu le qu 'el le est venu e au monde, el le nel 'a pas demandé. Mais je su is su rtou t décou ragée parcequ e Lu ke ne me donne pas l 'occasion de le rendre heu reu x.Il refu se de vivre avec moi ou de me laisser lu i prépareru n foyer; i l ne veu t pas de l 'enfant. Je ne l 'aime pas. Je nel 'ai jamais aimé à la façon dont u ne femme doit aimerl 'homme qu 'el le épou se, et peu t-être l 'a-t-i l compris dès ledépart. Peu t-être au rait-i l agi di fféremment si je l 'avaisaimé. A lors comment pu is-je lu i en vou loir? Je su is la

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seu le à blâmer, je crois.— C'est l 'archevêqu e qu e vou s aimez, n 'est-ce pas?— Oh, depu is le moment où j'étais u ne tou te peti te

fi l le! J'ai été du re avec lu i qu and i l est venu . Pau vreRalph! Je n 'avais pas le droit de le trai ter de la sorte parcequ 'i l n 'a jamais encou ragé l 'élan qu i me portait vers lu i ,vou s savez. J'espère qu 'i l a eu le temps de comprendre qu ej'étais malade, épu isée, et terriblement malheu reu se. Jene pensais qu 'à u ne chose... qu e, normalement, l 'enfantau rait dû être le sien, qu 'i l ne le serait jamais, qu 'i l nepou rrait jamais l 'être. Oh, ce n 'est pas ju ste! Les pasteu rsprotestants peu vent se marier, pou rqu oi pas les prêtrescathol iqu es? Et ne me dites pas qu e les pasteu rs nes'occu pent pas au ssi bien des fidèles qu e les prêtres parcequ e je ne vou s croirai pas. J'ai connu des prêtres sans cœu ret de mervei l leu x pasteu rs. Mais à cau se du cél ibat desprêtres, j'ai dû m'éloigner de Ralph, fonder u n foyer etfaire ma vie avec qu elqu 'u n d'au tre. Et je vais vou s direqu elqu e chose, A nne. C'est là u n péché tou t au ssi infâmequ e si Ralph rompait ses vœu x, et peu t-être même plu signoble. J'en veu x à l 'Egl ise d'estimer qu e mon amou rpou r Ralph ou celu i qu 'i l me porte est méprisable.

— Partez u n certain temps, Meggie. Reposez-vou s,mangez, dormez, et cessez de vou s tou rmenter. A lors,qu and vou s reviendrez, vou s parviendrez peu t-être àconvaincre Lu ke d'acheter ce domaine au l ieu de se

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contenter d'en parler. Je sais qu e vou s ne l 'aimez pas,mais je crois qu e s'i l vou s en donnait la moindrepossibi l i té vou s pou rriez être heu reu se avec lu i .

Les yeu x gris épou saient la cou leu r de la plu ie qu itombait en rafales au tou r de la maison; el les avaientélevé la voix, presqu e ju squ 'à crier, pou r se faire entendresou s l 'incroyable crépitement des trombes d'eau .

— Mais tou te la qu estion est là, A nne! Qu and j'aiaccompagné Lu ke à A therton, j'ai enfin compris qu 'i l nerenoncerait à la canne à su cre qu e lorsqu 'i l n 'au rait plu sla force de la cou per. Il adore cette vie. Il aime être avec deshommes au ssi vigou reu x et indépendants qu e lu i . Il aimeerrer d'u n endroit à u n au tre. Il a tou jou rs eu u ne âme devagabond, je m'en rends compte. Qu ant à éprou ver lebesoin d'u ne femme, ne serait-ce qu e pou r le plaisir, i ln 'en est pas qu estion tant i l est épu isé par la canne.Comment pou rrais-je vou s expl iqu er? Lu ke est le genred'homme qu i ne voit au cu n inconvénient à manger àmême la boîte de conserve qu 'i l v ient d'ou vrir et à dormirdirectement su r le sol . N e comprenez-vou s pas? On nepeu t le tenter par des choses agréables parce qu 'i l ne s'ensou cie pas. Parfois, j'ai même l 'impression qu 'i l mépriseles choses agréables, bel les. El les sont dou ces, el lesrisqu eraient de l 'amol l ir. Je ne dispose d'au cu n moyen depression su ffisamment pu issant pou r l 'arracher à sonmode de vie actu el .

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El le leva les yeu x avec impatience vers le toi t de lavéranda, irri tée du perpétu el crépitement su r la tôle.

— Je ne sais pas si je su is assez forte pou r admettrela sol i tu de, le manqu e de foyer pendant les dix ou qu inzeans à venir, A nne, ou plu s exactement pendant le tempsqu 'i l fau dra à Lu ke pou r perdre sa vigu eu r actu el le. C'estmervei l leu x d'être ici avec vou s; je ne vou drais pas qu evou s me considériez comm e u ne ingrate, mais je veu x u nchez-moi! Je veu x qu e Ju stine ai t des frères et des sœu rs, jeveu x astiqu er mes propres meu bles, cou dre des rideau xpou r mes propres fenêtres, cu isiner su r mon propreréchau d, pou r mon homme à moi . Oh, A nne! Je ne su isqu 'u ne femme comme les au tres; je ne su is ni ambitieu se,ni intel l igente, ni bien édu qu ée, vou s le savez. Je nedemande qu 'u n mari , des enfants, u n chez-moi. Et qu equ elqu 'u n me porte u n peu d'amou r!

A nne sorti t son mou choir, s'essu ya les yeu x etessaya de rire.

— Qu el le bel le paire de pleu rnichardes nou sfaisons! Mais je vou s comprends, Meggie, je vou scomprends parfaitement. Je su is mariée avec Lu ddiedepu is dix ans, les seu les années réel lement heu reu ses dema vie. J'ai été frappée de paralysie infanti le à cinq ans,et ça m'a laissée dans cet état. J'étais persu adée qu epersonne ne me regardait, et Dieu sait qu e c'étai t bien lecas. Qu and j'ai connu Lu ddie, j'avais trente ans et

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j'enseignais pou r gagner ma vie. Il avait dix ans de moinsqu e moi; je ne pou vais donc pas le prendre au sérieu xqu and i l prétendait m'aimer et déclarait vou loirm'épou ser. Qu el le chose affreu se, Meggie, qu e de briser lavie d'u n très jeu ne homme! Pendant cinq ans, je me su ismontrée au ssi odieu se qu 'i l est possible de l 'être, mais i lm'est tou jou rs revenu . A lors, je l 'ai épou sé, et j'ai étéheu reu se. Lu ddie prétend qu 'i l l 'est au ssi , mais je n 'ensu is pas sû re. Il lu i a fal lu renoncer à beau cou p de choses,notamment au x enfants, et i l paraît plu s vieu x qu e moices temps-ci , pau vre diable.

— C'est la vie, A nne, et le cl imat.La plu ie s'arrêta au ssi sou dainement qu 'el le avait

commencé; le solei l apparu t, les arcs-en-ciel miroitèrent,l isses dans la vapeu r ambiante. Le mont Bartle Frère seprofi la, vêtu de l i las su r fond de nu ages effi lochés.

— Je vais partir, reprit Meggie. Je vou s su is trèsreconnaissante d'y avoir pensé; c'est probablement ce dontj'ai besoin. Mais êtes-vou s certaine qu e Ju stine ne vou scau sera pas trop d'ennu is?

— Grand Dieu , non! Lu ddie a tou t prévu . A nnaMaria, qu i travai l lai t pou r nou s avant votre arrivée, au ne jeu ne sœu r, A nnu nziata, qu i a l 'intention de devenirinfirmière à Townsvi l le. El le n 'au ra qu e seize ans enmars et el le termine ses étu des dans qu elqu es jou rs. El leviendra pendant votre absence; el le est déjà u ne peti te

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mère accompl ie. Le clan des Tesoriero compte des hordesd'enfants.

— L'î le Matlock... où est-ce?— Tou t près du passage de la Pentecôte, su r la

Grande Barrière. C'est très tranqu i l le et l 'intimité doit yêtre préservée. J'ai l 'impression qu 'i l s'agit su rtou t d'u nendroit prévu pou r les lu nes de miel . V ou s voyez ce qu e jeveu x dire... des bu ngalows disséminés u n peu partou t aul ieu d'u n hôtel . V ou s ne serez pas obl igée de dîner dansu ne sal le à manger pleine de monde ou de vou s montreraimable avec tou tes sortes de gens au xqu els vou spréféreriez ne pas adresser la parole. A cette époqu e del 'année, l 'î le est à peu près déserte en raison du danger descyclones de l 'été. Il n 'y pleu t pas, mais personne ne semblevou loir séjou rner à proximité de la Barrière de Corai l àcette saison. Probablement parce qu e la plu part des gensqu i s'y rendent viennent de Sydney ou de Melbou rne, qu el 'été est très agréable dans ces vi l les et qu 'i l est inu ti led'en partir. Pou r ju in, ju i l let et aoû t, les gens du Su dretiennent leu rs bu ngalows trois ans à l 'avance.

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Le 31 décembre 1937, Meggie pri t le train pou rTownsvi l le. Bien qu e ses vacances fu ssent à peinecommencées, el le se sentait déjà beau cou p mieu x car el lelaissait derrière el le la pu anteu r de la mélasse,particu l ière à Du nny. La plu s importante agglomérationdu Qu eensland du N ord, Townsvi l le, comptait plu sieu rsmil l iers d'habitants vivant dans des maisons de bois,constru ites su r pi lotis et tou tes blanches. Lacorrespondance entre le train et le bateau ne lu i laissapas le temps nécessaire pou r visi ter cette vi l le prospère.Mais, en u n sens, Meggie ne regretta pas d'avoir à seprécipiter vers le port, échappant ainsi à tou te réflexion.A près cet atroce voyage à travers la mer de Tasmanie seizeans au paravant, el le redou tait les trente-six heu res demer qu i l 'attendaient à bord d'u n bateau beau cou p plu speti t qu e le Wahine .

Mais l 'expérience se révéla très di fférente, u ngl issement dou x su r u ne eau vi treu se, et el le avait v ingt-six ans, pas dix. L'atmosphère s'apaisait entre deu xcyclones, la mer étai t épu isée. Bien qu 'i l ne fû t qu e midi ,Meggie al la s'étendre et s'abîma dans u n sommeil sansrêves ju squ 'à ce qu e le steward la révei l lât à 6 heu res, le

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lendemain matin, en lu i apportant u ne tasse de thé et desbiscu its.

Su r le pont, el le décou vrit u ne nou vel le A u stral ie,encore di fférente. Dans u n ciel clair, sans cou leu r, u nelu eu r rose et perlée s'éleva lentement dans l 'est ju squ 'à cequ e le solei l crevât l 'horizon et qu e la lu mière perdît sonton d'au rore, devînt jou r. Si lencieu sement, le bateaufendait u ne eau sans teinte, si transparente qu e, du bord,le regard plongeait, s'enfonçait su r plu sieu rs brassesju squ 'à des grottes de pou rpre, striées des formesscinti l lantes des poissons évolu ant dans les parages.Dans le lointain, la mer se paraît d'u ne cou leu r bleu -vert,parsemée de taches l ie-de-vin, là où végétation et corau xrevêtaient les fonds et, de tou s côtés, on eû t dit qu e des î lesde sable blanc au x grèves hérissées de palmiers enjai l l issaient spontanément, tels des cristau x émergeantd'u ne gangu e de si l ice — î les cou vertes de ju ngle et demontagnes, î lots plats, à la végétation bu issonneu secrevant à peine la su rface des eau x.

— Les î les à fleu r d'eau sont de véri tables réci fs decorau x, lu i expl iqu a u n homme d'équ ipage. Lorsqu 'el lesforment u n anneau et se referment su r u n lagon, ce sontdes atol ls; ici , on appel le cayes les masses rocheu ses plu sémergées. Les î les accidentées sont des som metsmontagneu x, mais des réci fs de corai l les entou rent etforment des lagons.

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— Où est l 'î le Matlock?Le matelot la considéra avec cu riosi té; u ne femme

seu le partant en vacances su r u ne î le de lu ne de miel tel lequ e Matlock avait qu elqu e chose d'incongru .

— En ce moment, nou s venons d'embou qu er lapasse de la Pentecôte; ensu ite, nou s mettrons le cap su r lacôte Paci fiqu e du réci f. La grève de Matlock donnant su rl 'océan est battu e par de grands rou leau x qu i arrivent decent mil les au large à la vi tesse d'u n train express, enru gissant si fort qu 'on ne s'entend plu s penser. V ou s vou srendez compte de ce qu e ça donnerait si on se laissaitporter par la même lame su r u ne distance de cent mil les?(Il pou ssa u n sou pir assez du bitati f.) N ou s tou cheronsMatlock avant le cou cher du solei l , madame.

Et u ne heu re avant le cou cher du solei l , le peti tbateau se fraya u n chemin à travers des remou s dontl 'écu me jai l l issait, créant u ne mu rai l le d'embru ns endirection de l 'est. Une jetée avançait vers le large su r prèsd'u n ki lomètre, sou tenu e par des pi l iers branlantsenfoncés dans le réci f émergé à marée basse; à l 'arrière-plan se décou pait u ne côte déchiqu etée qu i necorrespondait pas à l 'idée qu e Meggie se faisait de lasplendeu r tropicale. Un homme âgé l 'attendait; i l l 'aida àdébarqu er et se chargea de ses bagages qu e lu i passait u nmatelot.

— V ou s avez fai t u n bon voyage, madame O'N ei l l?

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demanda-t-i l en la salu ant. Je su is Rob Walter. J'espèrequ e votre mari vou s rejoindra bientôt. Il n 'y a pasbeau cou p de monde à Matlock à cette époqu e de l 'année;c'est su rtou t u ne station d'h iver.

Ensemble, i l s avancèrent su r les planchesdisjointes; le corai l émergé accrochait les derniers rayonsde solei l et la mer redou table reflétai t u n tu mu ltu eu xembrasement d'écu me rou ge.

— Heu reu sement qu e nou s sommes à marée basse,sinon votre débarqu ement au rait été plu s mou vementé.V ou s voyez la bru me, là-bas, dans l 'est? C'est la l imite dela Grande Barrière. Ici , à Matlock, nou s y sommesrattachés par la peau des dents; vou s sentirez l 'î letrembler constamment sou s les cou ps de bou toir qu i nou sen viennent. (Il l 'aida à monter en voitu re.) Ici , nou ssommes su r la côte au vent... u n peu sau vage etinhospital ier, hein? Mais attendez de voir la côte sou s levent. A h! ça, c'est au tre chose!

Ils rou lèrent sans se préoccu per de la vi tessepu isqu 'i l s se trou vaient dans l 'u niqu e voitu re de Matlock,descendirent l 'étroite rou te tai l lée dans le corai l crissant,à travers les palmiers et u ne épaisse végétation qu ecoiffai t u ne hau te col l ine s'étirant su r u ne longu eu r decinq ki lomètres et formant l 'épine dorsale de l 'î le.

— Oh, comme c'est beau ! s'écria Meggie.Ils venaient de débou cher su r u ne au tre rou te qu i

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serpentait le long de la grève sablonneu se dél imitant lelagon en forme de croissant. Dans le lointain, sedistingu ait encore de l 'écu me blanche, là où la mer sebrisait en u ne dentel le scinti l lante su r le réci f protecteu r,mais à l 'intérieu r de l 'enceinte coral l ienne, l 'eau restaitu nie et calme, miroir d'argent veiné de bronze.

Ils passèrent devant u n bâtiment blanc, assezhétérocl i te, à la véranda profonde dont les fenêtresépou saient la forme de vi trines.

— Le grand magasin, annonça le condu cteu r avecu ne fierté de propriétaire. C'est là qu e j'habite avec lapatronne. Et ça lu i plaî t pas beau cou p de voir u ne femmeseu le venir ici , ça, je vou s le garantis. El le prétend qu e jerisqu e de me laisser sédu ire. Heu reu sement qu e l 'agencede voyages précisait qu e vou s insistiez pou r u n calmecomplet, ça a u n peu calmé la bou rgeoise qu and je vou s aidonné le bu ngalow le plu s éloigné qu e nou s ayons. Il n 'y apas u ne âme dans ce coin. Le seu l au tre cou ple qu i habiteMatlock en ce moment a u n cottage de l 'au tre côté. V ou spou vez vou s balader tou te nu e si ça vou s chante; personnene vou s verra. La patronne m'au ra à l 'œi l pendant votreséjou r. Qu and vou s au rez besoin de qu elqu e chose, vou sn'au rez qu 'à décrocher votre téléphone et je vou sl 'apporterai . Inu ti le de vou s déranger et de faire u n au ssilong trajet. Et, patronne ou pas, je passerai vou s voir tou sles jou rs vers le cou cher du solei l , simplement pou r

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m'assu rer qu e vou s al lez bien. V au drait mieu x qu e vou ssoyez à la maison à ce moment-là... et qu e vou s portiez u nerobe, au cas où la bou rgeoise profi terait de la balade.

Le bu ngalow de trois pièces, tou tes de plain-pied,bénéficiai t de sa cou rbe privée de plage blanche entredeu x dents de la col l ine qu i plongeait dans la mer, et larou te se terminait là. L'intérieu r en était très simple,mais confortable. L'î le fabriqu ait son propre cou rant et,en conséqu ence, la maison était équ ipée d'u n peti tréfrigérateu r, de la lu mière électriqu e, du téléphone, etmême d'u ne T.S.F.; les toi lettes comportaient u ne chassed'eau et de l 'eau dou ce al imentait la baignoire.Commodités plu s modernes qu e cel les dont Drogheda etHimmelhoch peu vent se prévaloir, songea Meggie,amu sée. Evidemment, la plu part des cl ients venant deSydney ou de Melbou rne exigeaient u n confort dont i l s nesau raient se passer.

Laissée seu le tandis qu e Rob al lai tprécipitamment retrou ver sa sou pçonneu se épou se,Meggie défi t ses val ises et inspecta son domaine. Le grandl i t étai t infiniment plu s confortable qu e ne l 'avait été sacou che nu ptiale, mais i l fal lai t tenir compte du fai tqu 'el le se trou vait dans u n paradis conçu pou r les lu nesde miel ; les cl ients exigeaient donc avant tou t u n bon l i t,alors qu e ceu x de l 'hôtel -bistrot de Du nny étaientgénéralement trop soû ls pou r trou ver à redire au x

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ressorts perfides des sommiers. Le réfrigérateu r et lesplacards de la cu isine regorgeaient de nou rri tu re. Su r latable attendait u n grand panier rempl i de bananes,d'ananas et de mangu es. A u cu ne raison pou r qu 'el le nedormît pas bien, pou r qu 'el le ne mangeât pas bien.

Pendant la première semaine, la seu lepréoccu pation de Meggie consista à manger et à dormir;el le ne s'étai t pas rendu compte de son épu isement nicombien le cl imat de Du ngloe avait affecté son appéti t.Dès qu 'el le s'étendait dans le beau l i t, el le sombrait dansle sommeil et dormait dix à dou ze heu res d'affi lée; lesal iments lu i paraissaient plu s appétissants qu 'i l s nel 'avaient jamais été depu is son départ de Drogheda. El lemangeait dès l 'instant où el le se révei l lai t, al lant mêmeju squ 'à emporter des mangu es su r la plage pou r lesdégu ster en prenant son bain. En véri té, c'étai t l 'endroit leplu s logiqu e, à part u ne baignoire, pou r manger desmangu es, tant ce fru it est ju teu x. Sa peti te plage àl 'intérieu r du lagon bénéficiai t d'u ne mer plate commeu n miroir, sans le moindre cou rant, et de faibleprofondeu r, ce qu i la comblait car el le ne savait pasnager. Mais l 'eau salée semblait la sou tenir et el les'exerça à qu elqu es brasses; lorsqu 'el le parvenait à flotterpendant dix secondes de su ite, el le étai t enchantée. Lasensation d'être l ibérée de l 'attraction terrestre l 'incitai t àprogresser rapidement et i l lu i tardait de pou voir évolu er

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avec l 'aisance d'u n poisson.A u ssi , s'i l lu i arrivait de regretter sa sol i tu de,

c'étai t u niqu ement parce qu 'el le au rait aimé qu equ elqu 'u n lu i apprît à nager. A u trement, se sentir seu le,l ivrée à soi-même, tenait du paradis. Comme A nne avaiteu raison! Jamais, de tou te sa vie, el le n 'avait connu u netel le impression. Se retrou ver seu le représentait u n telsou lagement, u ne sérénité totale. Sa sol i tu de ne lu i pesaiten rien; A nne, Lu ddie, Ju stine et Lu ke ne lu i manqu aientpas et, pou r la première fois depu is trois ans, el le neregrettai t pas Drogheda. Le vieu x Rob ne la dérangeaitjamais; i l se contentait de descendre le long de la rou techaqu e jou r au cou cher du solei l afin de s'assu rer qu e legeste amical de la main qu 'el le lu i adressait depu is lavéranda n 'étai t pas u n signal de détresse, pu is i l faisaitfaire u n demi-tou r à sa voitu re et disparaissait au détou rdu chemin, sou vent accompagné de sa « bou rgeoise »étonnamment jol ie. A u ne occasion, i l téléphona à Meggiepou r lu i annoncer qu 'i l comptait emmener le cou ple devacanciers qu i habitai t de l 'au tre côté de l 'î le pou r u nepromenade dans son bateau à fond transparent; pou rqu oine se joindrait-el le pas à eu x?

En regardant à travers le fond transparent dubateau , i l sembla à Meggie qu 'el le décou vrait u ne planèteinsou pçonnée, u n monde grou i l lant, d'u ne exqu isefragi l i té, où des formes dél icates palpitaient, sou tenu es

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par le contact amou reu x de l 'eau . El le s'aperçu t qu e lecorai l v ivant n 'étai t pas violemment teinté comme celu iqu i étai t proposé dans les comptoirs de sou venirs. Il étai td'u n rose dou x, ou beige, ou gris-bleu et, au tou r de chaqu eprotu bérance et branche osci l lai t u n mervei l leu x arc-en-ciel de cou leu rs, sorte d'au ra visible. Les tentacu les desgrandes anémones de mer tressai l laient, flottaient enstries bleu es, rou ges, orange ou pou rpres, des coqu i l lesondu lées, au ssi grandes qu e des rochers, invitaient lesexplorateu rs impru dents à jeter u n cou p d'œil dans leu rintimité laissant deviner des gammes de cou leu rs sanscesse agitées entre leu rs valves plu meu ses; des éventai lsde dentel le rou ge se balançaient sou s les pu lsations de lamer; des serpentins d'algu es vertes dansaient l ibrem ent,dérivaient. A u cu n des qu atre occu pants du bateaun'au rait été le moins du monde su rpris devantl 'apparition d'u ne sirène : scinti l lement d'u ne gorge pol ie,lu isance d'u ne torsion de qu eu e, paresseu x nu ageeffi loché d'u ne chevelu re, sou rire ensorceleu r, propre àdamner les marins. Et les poissons! A u tant de joyau xvivants qu and i l s fi laient, rapides comme des flèches, parmil l iers et par mil l iers, ronds comme des lanterneschinoises, acérés comme des sty lets, rayés de cou leu rsbri l lantes de vie encore exal tées par la propriété qu 'a l 'eaude casser la lu mière; certains s'apparentant à u neflamme avec leu rs écai l les d'or et de pou rpre, d'au tres tou t

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de fraîcheu r et de bleu argenté, d'au tres encore striantl 'eau comme des oripeau x bariolés au x tons plu s criardsqu e ceu x des perroqu ets. Orphies au nez en aigu i l le,bau droies au mu fle aplati , barracu das au x grands crocs,mérou s à la gu eu le béante entrevu s à l 'orée d'u ne caverneet, à u ne occasion, requ in gris et effi lé qu i paru t prendreu ne éternité pou r passer sou s le bateau .

— N 'ayez pas peu r, di t Rob. N ou s sommes à u nelati tu de beau cou p trop su d pou r redou ter le venin desvives, mais ne vou s aventu rez jamais pieds nu s su r lecorai l .

Ou i , Meggie fu t heu reu se de cette promenade;mais el le ne sou haita pas la renou veler ni se l ier d'amitiéavec le cou ple qu e lu i avait présenté Rob. El le se baignaitdans le lagon, marchait et s'étendait au solei l . A ssezbizarrement, la lectu re ne lu i manqu ait pas car i lsemblait tou jou rs y avoir qu elqu e chose d'intéressant àobserver.

A yant su ivi les consei ls de Rob, el le ne portaitplu s de vêtements. A u débu t, el le avait tendance à secondu ire comme u n lapin percevant le relent d'u n dingoqu e lu i apportait la brise, el le se précipitai t à cou vert aumoindre craqu ement de bu isson ou lorsqu 'u ne noix decoco tombait de sa branche comme u n bou let de canonmais, après plu sieu rs jou rs d'indéniable sol i tu de, el le serassu ra; effectivement, comme le lu i avait di t Rob, el le

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jou issait d'u n domaine totalement privé. La pu deu rn'était pas de mise et, en su ivant les sentiers, étendu e su rle sable, ou barbotant dans l 'eau tiède et salée, el lecommença à éprou ver la sensation qu e peu t avoir u nanimal né et élevé en cage, su bitement lâché dans u nmonde aimable, ensolei l lé, vaste et hospital ier.

Loin de Fee, de ses frères, de Lu ke, del 'asservissement inconscient de tou te u ne vie, Meggiedécou vrait l 'oisiveté à l 'état pu r; tou t u n kaléidoscope demodes de pensée qu i se tissaient, se défaisaient en dessinsnou veau x dans son esprit. Pou r la première fois, sonexistence, son moi conscient, n 'étai t pas absorbée parl 'obsession d'u n travai l qu elconqu e. A vec su rprise, el les'aperçu t qu e l 'activi té physiqu e consciente consti tu ait ladéfense la plu s efficace qu e pu issent ériger les êtreshu mains contre l 'activi té u niqu ement mentale.

Plu sieu rs années au paravant, le père Ralph lu iavait demandé à qu oi el le pensait, et el le avait répondu :papa et m'man. Bob, Jack, Hu ghie, Stu , les peti ts, Frank,Drogheda, la maison, le travai l , la plu ie. El le n 'avait pascité son nom, mais i l figu rait en tête de l iste, tou jou rs. Aprésent, i l lu i fal lai t ajou ter Ju stine, Lu ke, Lu ddie etA nne, la canne à su cre, la nostalgie d'u n foyer, la plu ie.Et tou jou rs, évidemment, l 'évasion salvatrice de lalectu re. Mais tou t étai t venu et reparti de façon siembrou i l lée, par bribes et par chaînons sans rapport

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entre eu x; au cu ne possibi l i té, au cu ne formation qu i lu ipermît de s'asseoir tranqu i l lement et de réfléchir à cequ 'était exactement Meggie Cleary, Meggie O'N ei l l . Qu evou lait-el le? Pou rqu oi pensait-el le qu 'el le avait été misesu r terre ? El le déplorait le manqu e de formation car i ls'agissait là d'u ne lacu ne qu 'el le ne pou rrait jamaiscombler. Cependant, ici , el le disposait du temps, de lapaix, voire de la paresse engendrée par l 'oisiveté et lebien-être physiqu e; el le pou vait s'étendre su r le sable ettenter de résou dre ses problèmes.

Eh bien, i l y avait Ralph. Un rire crispé,désespéré. Mau vais point de départ mais, en u n sens,Ralph ressemblait à Dieu : tou t commençait et s'achevaitavec lu i . Depu is le jou r où i l s'étai t agenou i l lé dans lapou ssière de la gare de Gi l ly , nimbée de crépu scu le, pou rla prendre entre ses bras, i l y avait eu Ralph, et même siel le ne devait jamais le revoir, el le imaginait qu e sadernière pensée en ce bas monde serait pou r lu i . Qu eleffroi de s'apercevoir qu 'u ne seu le et même personne pû trevêtir u ne tel le importance!

Qu 'avait-el le dit à A nne? Qu e ses besoins étaienttrès ordinaires... u n mari , des enfants, u n foyer à el le.Qu elqu 'u n à aimer. Ce n 'étai t pas trop demander. A prèstou t, la plu part des femmes possédaient tou t cela. Maiscombien étaient réel lement satisfai tes? Meggie pensaqu 'à leu r place el le le serait parce qu e, pou r el le, ces

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besoins ordinaires se révélaient affreu sement di ffici les àcombler.

A ccepte, Meggie Cleary, Meggie O'N ei l l . Celu i qu etu veu x est Ralph de Bricassart, et tu ne peu x tou tsimplement pas l 'avoir. Pou rtant, en tant qu 'homme, i lsemble t'avoir anéantie, face à tou t au tre. Bon, eh bien,d'accord. A dmettons qu e l 'homme, le qu elqu 'u n à aimer,ne pu isse être. Ce sera les enfants qu 'i l te fau dra aimer, etl 'amou r qu e tu attends viendra d'eu x. Ce qu i , u ne fois deplu s, te ramène à Lu ke et au x enfants de Lu ke.

Oh, dou x Seigneu r! Dou x Seigneu r! N on, pas dou xSeigneu r! Qu 'a fai t le Seigneu r pou r moi , sinon me priverde Ralph? N ou s n 'éprou vons gu ère de tendresse l 'u n pou rl 'au tre, le Seigneu r et moi . Et sache-le, mon Dieu , tu neme fais plu s peu r comme au trefois. Combien je tecraignais. Ton châtiment! Tou te ma vie, j'ai su ivi la voiedroite et étroite par crainte de toi . Et qu 'est-ce qu e ça m'arapporté? Pas la moindre parcel le de satisfaction de plu squ e si j'avais enfreint tou tes les règles. Tu es u nimposteu r, Dieu , u n démon de peu r. Tu nou s trai tescomme des enfants, brandissant le châtiment. Mais tu neme fais plu s peu r. Parce qu e ce n 'est pas Ralph qu e jedevrais détester, mais toi . Tou t cela est ta fau te, pas cel lede Ralph. Il v i t seu lement dans la crainte de toi comme jel 'ai tou jou rs fai t. Qu 'i l pu isse l 'aimer m'estincompréhensible. Je ne vois pas en qu oi tu es aimable.

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Pou rtant, comment pu is-je cesser d'aimer u nhomme qu i aime Dieu ? J'ai beau essayer de tou tes mesforces, je ne semble pas y parvenir. Il est au ssiinaccessible qu e la lu ne, et je pleu re pou r l 'avoir. Eh bien,i l fau t qu e tu cesses de pleu rer, Meggie O'N ei l l , c'est tou t.Tu devras te contenter de Lu ke et des enfants de Lu ke. Enal lant droit au bu t ou par ru se, tu vas arracher Lu ke àcette satanée canne à su cre, et vivre avec lu i là où nepou ssent même pas les arbres. Tu vas prévenir ledirecteu r de la banqu e de Gi l ly qu 'à l 'avenir tes revenu sdoivent être portés à ton propre compte, et tu les u ti l iseraspou r apporter confort et commodités à ton foyer sansarbres, ce qu e Lu ke ne songerait jamais à te procu rer. Tules emploieras pou r édu qu er les enfants de Lu ke ett'assu rer qu 'i l s ne seront jamais dans le besoin.

Et i l n 'y a plu s rien à ajou ter, Meggie O'N ei l l . Jesu is Meggie O'N ei l l , pas Meggie de Bricassart. D'ai l leu rs,ça sonne mal , Meggie de Bricassart. Il fau drait qu e je soisMeghann de Bricassart, et j'ai tou jou rs détesté Meghann.Oh! parviendrai-je jamais à cesser de regretter qu 'i l s nesoient pas les enfants de Ralph? Tou te la qu estion est là,n 'est-ce pas? Répète-le-toi sans trêve : ta vie t'appartient,Meggie O'N ei l l , et tu ne vas pas la gâcher en rêvant d'u nhomme et d'enfants qu i te sont interdits.

V oi là! V oi là qu i est entendu ! Inu ti le des'appesantir su r le passé, su r ce qu i doit être ensevel i .

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Seu l compte l 'avenir et l 'avenir appartient à Lu ke, au xenfants de Lu ke; i l n 'appartient pas à Ralph deBricassart. Lu i , c'est le passé.

Meggie se retou rna dans le sable et pleu ra, commeel le n 'avait plu s pleu ré depu is l 'âge de trois ans, engémissements bru yants, et seu ls les crabes et les oiseau xentendirent sa désolation.

A nne Mu el ler avait choisi Matlock dél ibérémentavec l 'intention bien arrêtée d'y envoyer Lu ke dès qu 'el lele pou rrait. A près le départ de Meggie, el le télégraphia àLu ke, lu i disant qu e Meggie avait désespérément besoinde lu i , le su ppl iant de venir. Sa natu re ne la portait pas àse mêler des affaires des au tres, mais el le aimait Meggieet avait pi tié d'el le, el le adorait le peti t bou t capricieu x etdi ffici le porté par Meggie et engendré par Lu ke. Il fal lai tqu e Ju stine eû t u n foyer, et son père, et sa mère. Ce seraitdou lou reu x de la voir partir, mais préférable à lasi tu ation actu el le.

Lu ke arriva deu x jou rs plu s tard. Il étai t en rou tepou r la raffinerie de Sydney et venir à Himmelhoch nel 'avait gu ère détou rné de son chemin. Il étai t temps qu 'i lvoie l 'enfant; s'i l s'étai t agi d'u n garçon, i l serait venu dèssa naissance, mais i l avait cédé à u ne vive déception enapprenant qu 'i l avait u ne fi l le. Si Meggie tenait à avoirdes enfants, qu e ceu x-ci pu issent au moins u n jou rcontinu er à diriger le domaine de Kynu na. Les fi l les

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n'avaient pas la moindre u ti l i té; el les vou s mangeaient lalaine su r le dos et, u ne fois grandes, el les qu ittaient lamaison et partaient travai l ler pou r u n au tre au l ieu derester tranqu i l les comme les garçons pou r aider leu r pèrependant ses vieu x jou rs.

— Comment va Meg? demanda-t-i l en arrivant su rla véranda. Pas malade, j'espère?

— V ou s espérez. N on, el le n 'est pas malade. Jevou s parlerai d'el le dans u n instant. Mais avant tou t,venez voir votre ravissante peti te fi l le.

Il considéra l 'enfant, amu sé et intéressé, maissans émotion, pensa A nne.

— A h ça, j'ai jamais vu des yeu x parei ls, di t-i l . Jeme demande de qu i el le les tient.

— Pou r au tant qu 'el le le sache, Meggie prétend qu eça ne vient pas de son côté.

— N i du mien. Ça a peu t-être sau té plu sieu rsgénérations. C'est u ne drôle de peti te chose; el le n 'a pasl 'air heu reu x, hein?

— Comment pou rrait-el le avoir l 'air heu reu x?demanda A nne en s'efforçant de garder son calme. El len 'a jamais vu son père, el le n 'a pas de vrai foyer et bienpeu de chances d'en connaître u n avant d'être adu l te, sivou s continu ez à cou per de la canne par monts et parvau x.

— J'économise, A nne! protesta-t-i l .

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— Bal ivernes! Je sais combien vou s avez d'argent.J'ai des amis à Charters Towers qu i m'envoient le jou rnallocal de temps à au tre. J'ai lu des annonces proposant à lavente des propriétés dans l 'Ou est beau cou p plu s prochesqu e Kynu na et beau cou p plu s ferti les. La crise se fai tencore sentir, Lu ke! V ou s pou rriez trou ver u n domainesplendide pou r beau cou p moins qu e ce qu e vou s avez enbanqu e, et vou s le savez parfaitement.

— V ou s avez mis le doigt dessu s! La crise continu eet dans l 'Ou est sévit u ne terrible sécheresse qu i ru inetou t, de Ju nee à Isa. Ça fai t deu x ans qu 'el le du re, et pas lamoindre plu ie, pas u ne gou tte d'eau . En ce moment même,je parie qu e Drogheda en sou ffre au ssi . A lors, qu 'est-ce qu evou s croyez qu e ça donne dans la région de Winton et deBlackal l? N on, je crois qu 'i l vau t mieu x attendre.

— A ttendre qu e le prix des terres monte après u nebonne saison de plu ie? A l lons donc, Lu ke! C'estmaintenant qu 'i l fau t acheter. A vec les deu x mil le l ivresqu i vou s tombent chaqu e année, vou s pou vez vou spermettre de su pporter u ne sécheresse de deu x ans. Ilvou s su ffi t de ne pas avoir de bétai l . V ivez su r les revenu sde Meggie ju squ 'à ce qu e la plu ie vienne et, ensu ite,achetez votre cheptel .

— Je ne su is pas encore prêt à abandonner la cou pede la canne, riposta Lu ke avec obstination, sans cesser deconsidérer les étranges yeu x clairs de sa fi l le.

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— V oilà enfin la véri té, hein? Pou rqu oi ne pasl 'avou er, Lu ke? V ou s ne vou lez pas mener la vie d'u nhomme marié, vou s préférez continu er votre existenceactu el le, travai l ler du r avec des types de votre espèce,su er sang et eau , exactement comme u n su r deu x desA u stral iens qu e j'ai connu s! Qu 'y a-t-i l dans ce pu tain depays qu i pou sse les hommes à préférer vivre entre eu xplu tôt qu e de mener u ne vie de famil le, chez eu x, avec leu rfemme et leu rs enfants? S'i l s tiennent vraiment à u neexistence de cél ibataire, pou rqu oi diable se marient-i l s?Savez-vou s combien i l y a d'épou ses délaisséesu niqu ement à Du nny, qu i se débattent pou r gagner leu rvie et essayer d'élever leu rs enfants qu i ne voient jamaisleu r père? Oh! i l est en train de cou per de la canne; i lreviendra, vou s savez, ce n 'est qu 'u ne absence provisoire.A h! Et à l 'heu re du cou rrier, el les s'attardent su r le pas dela porte, attendant le facteu r, espérant qu e le salau d leu rau ra envoyé u n peu d'argent. Mais la plu part du temps, çan'est pas le cas... i l arrive qu 'i l envoie qu elqu e chose, maispas su ffisamment, ju ste u n peu pou r le cou rant!

El le tremblait de rage; ses dou x yeu x bru nsétincelaient.

— V ou s savez, j'ai lu dans le Brisbane Mail qu el 'A u stral ie compte le plu s fort pou rcentage de femmesabandonnées du monde civi l isé. C'est le seu l domainedans lequ el nou s battons tou s les au tres pays. Il y a

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vraiment de qu oi être fier de ce record!— Calmez-vou s, A nne! Je n 'ai pas abandonné Meg;

el le est en sû reté et el le ne meu rt pas de faim. Qu 'est-cequ i vou s prend?

— Je su is malade de voir la façon dont vou s trai tezvotre femme, voi là ce qu i me prend! Pou r l 'amou r de Dieu ,Lu ke, condu isez-vou s en adu l te; assu mez vosresponsabi l i tés! V ou s avez u ne femme et u n enfant! V ou sdevriez leu r consti tu er u n foyer, être u n mari et u n pèrepou r el les, pas u n étranger.

— Je le ferai , je le ferai ! Mais je ne peu x pas encore.Il me fau t continu er à cou per de la canne pendant encorequ elqu es années pou r être plu s à l 'aise au x entou rnu res.Je ne veu x pas vivre su r l 'argent de Meg, et je serais obl igéd'en arriver là tant qu e les choses ne s'amél ioreront pas.

— Oh, bobards qu e tou t ça! s'exclama A nne avecu n rictu s méprisant. V ou s l 'avez épou sée pou r son argent,non?

Une rou geu r marbra le visage hâlé de Lu ke. Sonregard se détou rna d'A nne.

— Je reconnais qu e l 'argent a jou é u n rôle, mais jel 'ai épou sée parce qu 'el le me plaisait mieu x qu e tou tes lesau tres.

— El le vou s plaisait! Et qu e diriez-vou s del 'aimer?

— L'amou r? Qu 'est-ce qu e c'est qu e l 'amou r? Une

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invention de bonne femme, c'est tou t. (Il se détou rna duberceau et de ce regard déconcertant, sans trop savoir siu n enfant doté de tels yeu x n 'étai t pas capable decomprendre tou t ce qu i se disait.) Maintenant, si vou savez fini de me faire la leçon, dites-moi où est Meg?

— El le n 'étai t pas bien et je l 'ai obl igée à prendredes vacances. Oh, ne vou s affolez pas! Pas avec votreargent. J'espérais pou voir vou s convaincre d'al ler larejoindre, mais je m'aperçois qu e c'est impossible.

— C'est hors de qu estion. A rne et moi partons pou rSydney ce soir.

— Qu e dois-je dire à Meggie qu and el le reviendra?Il hau ssa les épau les, gri l lant de s'en al ler.— Ce qu e vou s vou drez. Oh! dites-lu i de tenir le

cou p encore u n peu . Maintenant qu 'el le a commencé àavoir des gosses, je ne verrais pas d'inconvénient à cequ 'el le me fasse u n fi l s.

S'appu yant au mu r pou r se sou tenir, A nne sepencha su r le berceau d'osier, sou leva l 'enfant, pu isparvint à se traîner ju squ 'au l i t et à s'asseoir. Lu ken'esqu issa pas u n geste pou r l 'aider ni pou r prendre lebébé; i l semblait avoir peu r de sa fi l le.

— A l lez-vou s-en, Lu ke. V ou s ne méritez pas ce qu evou s avez. V ou s m'écœu rez. Retou rnez à votre fameu xcopain A rne, à la canne à su cre et à votre travai léreintant.

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Il s'immobil isa su r le seu i l .— Comment est-ce qu 'el le l 'a appelée? J'ai ou bl ié

son nom.— Ju stine, Ju stine, Ju stine!— Qu el nom idiot, grommela-t-i l , et i l sorti t.A nne posa Ju stine su r le l i t et éclata en sanglots.

Dieu damne tou s les hommes, à part Lu ddie! Dieu lesdamne! Etait-ce la fibre dou ce, sentimentale, presqu eféminine recelée par Lu ddie qu i le rendait capabled'amou r? Lu ke avait-i l raison? L'amou r n 'étai t-i l qu 'u neinvention de bonne femme? Ou s'agissait-i l d'u nsentiment qu e seu les les femmes ou les hommes ayantu ne certaine proportion de féminité en eu x étaientcapables de ressentir? A u cu ne femme ne pou rrait retenirLu ke, au cu ne n 'y étai t jamais parvenu e. A u cu ne nepou rrait jamais lu i donner ce qu 'i l vou lait.

Mais le lendemain matin, calmée, el le neressentait plu s l 'impression d'avoir enregistré u n échec.Une carte postale de Meggie, arrivée au cou rrier, dél irai td'enthou siasme su r l 'î le Matlock et exal tai t les bienfaitsqu 'el le retirai t de son séjou r. C'étai t là u n résu l tat positi f.Meggie se sentait mieu x. El le reviendrait vers la fin de lamou sson et serait en mesu re de faire face à sa vie. MaisA nne résolu t de ne rien lu i dire au su jet de Lu ke.

N ancy, diminu ti f d'A nnu nziata, porta Ju stinesu r la véranda tandis qu 'A nne la su ivait en boiti l lant,

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tenant entre ses dents u n peti t panier qu i contenaitqu elqu es menu s objets pou r l 'enfant : lange propre, boîtede talc et jou ets. El le s'instal la dans u n fau teu i l de rotin,pri t le bébé des mains de N ancy et lu i donna le biberontiède. C'étai t plaisant; u ne vie agréable. El le s'étai tefforcée de faire entendre raison à Lu ke et, si el le avaitéchou é, el le au rait au moins l 'avantage de voir Meggie etJu stine demeu rer encore u n peu à Himmelhoch. El le nedou tait pas qu 'en fin de compte Meggie s'apercevrait qu 'i ln 'y avait au cu n espoir de sau ver son mariage et qu 'el leretou rnerait à Drogheda. Mais A nne appréhendait ce jou r.

Une voitu re de sport rou ge, de marqu e anglaise,qu itta la rou te de Du nny dans u n vrombissement ets'engagea su r la longu e al lée en pente; i l s'agissait d'u nmodèle récent et coû teu x, au capot maintenu par descou rroies de cu ir, au x tu yau x d'échappement chromés, àla peintu re ru ti lante. Tou t d'abord, el le ne reconnu t pasl 'homme qu i enjambait la portière basse car i l portaitl 'u niforme des habitants du Qu eensland du N ord, riend'au tre qu 'u n short. Mon Dieu , qu el beau type! songea-t-el le en le voyant grimper les marches deu x à deu x. Siseu lement Lu ddie mangeait u n peu moins, i l au raitqu elqu es chances d'avoir u ne forme comparable à cel le decet homme. Mais i l n 'est pas si jeu ne... regarde cesmervei l leu ses tempes argentées — pou rtant, je n 'aijamais vu de cou peu r de cannes plu s fringant.

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Lorsqu e les yeu x calmes et lointains plongèrentdans les siens, el le reconnu t le visi teu r.

— Grand Dieu ! s'exclama-t-el le en laissantéchapper le biberon.

Il le récu péra, le lu i tendit et s'appu ya à labalu strade de la véranda, lu i faisant face.

— Ça ira, di t-i l . La tétine n 'a pas tou ché le sol .V ou s pou vez continu er à lu i donner son biberon.

Tenai l lé par la faim, le bébé commençait às'agiter. A nne lu i gl issa la tétine entre les lèvres etretrou va assez de sou ffle pou r parler.

— Eh bien, en voi là u ne su rprise, monseigneu r!dit-el le en le considérant d'u n regard amu sé. Je doisavou er, qu e vou s ne ressemblez pas du tou t à l 'idée qu 'onse fai t d'u n archevêqu e. Mais, chez vou s, ça n 'est jamais lecas, même avec l 'accou trement de votre état. Je me su istou jou rs imaginé les archevêqu es, qu el le qu e soit leu rrel igion, comme des individu s gras et su ffisants.

— Momentanément, je ne peu x être considérécomme u n archevêqu e; je ne su is qu 'u n prêtre qu i prenddes vacances bien gagnées, alors, vou s pou vez m'appelerRalph. Est-ce là le peti t être qu i a cau sé tant de di fficu l tésà Meggie au moment où je venais la voir? Pou vez-vou s mepasser l 'enfant? Je crois qu e je réu ssirai à tenir le biberoncomme i l fau t.

Il s'instal la dans u n fau teu i l à côté d'A nne, pri t le

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biberon et le bébé qu 'i l continu a de nou rrir, jambescroisées avec désinvol tu re.

— Finalement, Meggie l 'a-t-el le appelée Ju stine?— Ou i .— C'est u n jol i nom. Seigneu r, regardez la cou leu r

de ses cheveu x! Son grand-père tou t craché!— C'est ce qu e prétend Meggie. J'espère qu e cette

pau vre peti te gosse ne sera pas marqu ée de mil l ions detaches de rou sseu r en grandissant, mais je crois qu e c'estinévitable.

— Ma foi , Meggie est u ne rou sse dans son genre, etel le n 'a pas la moindre tache de son. Mais son teint estdi fférent, plu s opaqu e.

Il posa le biberon vide, ju cha le bébé su r songenou , face à lu i , le pencha en avant comme pou r u n salu tet lu i frotta vigou reu sement le dos.

— Parmi les devoirs qu i m'incombent, je doisrendre visi te à des orphel inats cathol iqu es, au ssi su is-jetrès au cou rant de la façon d'opérer avec les nou rrissons.La mère Gonzagu e, qu i dirige l 'u ne des crèches où je vaisfréqu emment, prétend qu e c'est la seu le façon de faireexpu lser son rot à u n bébé. Si l 'on se contente de le tenircontre l 'épau le, le peti t corps ne fléchit pas su ffisammenten avant; l 'éru ctation ne peu t se faire au ssi aisément et,lorsqu 'el le a l ieu , el le entraîne u n renvoi de lai t. Tandisqu 'ainsi le bébé est pl ié en deu x, ce qu i retient le lai t tou t

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en laissant échapper les gaz.Comme pou r prou ver la ju stesse de ce

raisonnement, Ju stine émit plu sieu rs rots retentissantssans qu e la moindre trace de lai t apparû t su r ses lèvres. Ilri t, lu i frotta encore le dos et, qu and rien de nou veau ne seprodu isi t, n icha confortablement l 'enfant dans le creu xde son bras.

— Qu els yeu x stu péfiants, magnifiqu es! reprit-i l .V ou s ne trou vez pas? V ou s pou vez faire confiance àMeggie... son enfant ne pou vait qu e sortir du commu n.

— Dans cet ordre d'idée, qu el père vou s au riez fai t,mon père!

— J'aime les nou rrissons et les enfants; je les aitou jou rs aimés. Il m'est beau cou p plu s faci le d'apprécierleu r compagnie pu isqu e au cu n des pénibles devoirs d'u npère ne m'incombe.

— N on, c'est parce qu e vou s ressemblez à Lu ddie.V ou s avez u ne fibre féminine en vou s.

A pparemment, Ju stine, qu i d'ordinaire restaitsu r son qu ant-à-soi , lu i rendait sa sympathie; el le venaitde s'endormir. Ralph l 'instal la encore plu sconfortablement et tira u n paqu et de cigarettes de lapoche de son short.

— Passez-les-moi , je vais vou s en al lu mer u ne.— Où est Meggie? s'enqu it-i l en prenant la

cigarette al lu mée qu 'A nne lu i tendait. Merci . Excu sez-

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moi. Je vou s en prie, prenez-en u ne.— El le n 'est pas là. El le ne s'est jamais réel lement

remise de l 'accou chement, et la saison des plu ies n 'a rienarrangé. Lu ddie et moi l 'avons envoyée en vacances pou rdeu x mois. El le sera de retou r vers le 1er mars, dans septsemaines.

Dès qu 'el le eu t parlé, A nne se rendit compte duchangement qu i intervenait en lu i , comme si tou s sesprojets s'évaporaient sou dainement en même temps qu e leplaisir infini qu 'i l comptait en tirer.

Il pri t u ne longu e inspiration.— C'est la deu xième fois qu e je viens lu i faire mes

adieu x sans la trou ver... A vant de partir pou r A thènes etmaintenant. Je su is resté absent u n an à cette époqu e etmon voyage au rait pu se prolonger bien davantage; je nesavais pas combien de temps je serais loin de l 'A u stral ie àce moment-là. Je n 'étais pas retou rné à Drogheda depu isla mort de Paddy et de Stu ; pou rtant, j'avais compris qu 'i lme serait impossible de qu itter l 'A u stral ie sans revoirMeggie. Et el le s'étai t mariée; el le étai t partie.J'envisageais d'entreprendre le voyage pou r al ler la voir,mais j'ai ju gé qu e ce ne serait pas correct ni envers el le nienvers Lu ke. Cette fois, je su is venu parce qu e je savais qu eje ne pou rrais contribu er à détru ire ce qu i n 'existe pas.

— Où al lez-vou s?— A Rome, au V atican. Le cardinal di Contini-

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V erchese a repris la charge du cardinal Monteverdi ,décédé depu is peu . Et, fidèle à sa promesse, i l m 'ademandé de venir le seconder. C'est u n grand honneu r,mais c'est au ssi bien davantage. Je ne peu x refu ser.

— Combien de temps serez-vou s absent?— Oh! très longtemps, je pense. Il y a des bru its de

gu erre en Eu rope, bien qu 'ici u n confl i t nou s paraisse trèslointain. L'Egl ise a besoin de tou s les diplomates dont el ledispose et, grâce au cardinal di Contini-V erchese, je su isconsidéré comme tel . Mu ssol ini s'est al l ié à Hitler; i l ss'entendent comme larrons en foire et, d'u ne façonqu elconqu e, le V atican doit s'employer à conci l ier deu xidéologies opposées, cathol icisme et fascisme. Ce ne serapas faci le. Je parle très bien al lemand; j'ai appris le grecqu and j'étais à A thènes et l 'i tal ien pendant mon séjou r àRome. Je parle au ssi cou ramment le français etl 'espagnol . (Il sou pira.) J'ai tou jou rs été dou é pou r leslangu es, et j'ai dél ibérément cu l tivé ce don. Dans lescirconstances présentes, i l étai t inévitable qu e je soistransféré à Rome.

— Eh bien, monseigneu r, à moins qu e vou s nepartiez dès demain, vou s pou vez encore voir Meggie.

El le proféra ces paroles sans s'accorder le temps dela réflexion : pou rqu oi Meggie ne le verrait-el le pas encoreu ne fois avant qu 'i l ne parte, su rtou t si , ainsi qu 'i lsemblait le croire, i l devait être absent très longtemps?

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Il tou rna la tête vers el le. Ses beau x yeu xlointains reflétaient u ne vive intel l igence, et i l n 'étai tcertainement pas de ceu x au xqu els on en contait. Oh, ou i ,c'étai t u n diplomate-né! Il comprenait exactement cequ 'el le entendait et les raisons qu i la pou ssaient. Lesou ffle su spendu , A nne attendait sa réponse mais, u nlong instant, i l garda le si lence, les yeu x fixés su r lesplantations de cannes émerau de et le fleu ve gonflé, lenou rrisson ou bl ié au creu x de son bras. Fascinée, el leétu dia son profi l — la cou rbe d'u ne pau pière, le nez étroit,la bou che secrète, le menton résolu . A qu el les forcesfaisait-i l appel en contemplant le paysage? A qu el lebalance avait-i l recou rs pou r sou peser amou r, désir,devoir, opportu nité, volonté, espoir, et qu el plateaul 'emportait? Il porta la cigarette à ses lèvres; A nne vi t lesdoigts trembler et, sans bru it, el le exhala son sou ffle.Donc, i l n 'étai t pas indifférent.

Pendant près de dix minu tes, i l ne dit mot; A nnelu i al lu ma u ne au tre cigarette, la lu i tendit, et i l la fu maau ssi posément qu e la précédente, sans détou rner leregard des montagnes lointaines et des nu ages demou sson qu i pesaient su r le ciel .

— Où est-el le? demanda-t-i l d'u ne voixparfaitement normale en jetant le deu xième mégot par-dessu s la balu strade de la véranda.

De ce qu 'el le répondrait dépendrait la décision de

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cet homme; à présent, c'étai t à el le qu 'i l appartenait deréfléchir. A vait-on le droit de pou sser des êtres hu mainssu r u ne voie sans savoir su r qu oi el le débou chait? Safidél i té al lai t évidemment à Meggie; el le se moqu aitéperdu ment de ce qu i arriverait à cet homme. En u n sens,i l ne valai t pas mieu x qu e Lu ke. V ou é de son plein gré àu ne lu tte essentiel lement mascu l ine, sans le temps ni ledésir de voir u ne femme l 'entraver dans sa cou rse, hantépar qu elqu e, rêve qu i n 'existai t probablement qu e dans laconfu sion de son esprit... Pas plu s de su bstance qu e lafu mée de l 'u sine de broyage qu i se perdait dansl 'atmosphère lou rde, chargée de mélasse. Mais c'étai t là cequ 'i l vou lait, et i l se débattrait, passerait sa vie àpou rsu ivre son rêve.

Il n 'avait pas perdu son bon sens, qu el qu e fû t-cequ e Meggie représentait pou r lu i . Même pou r el le — etA nne commençait à croire qu 'i l aimait Meggie plu s qu etou t, à part cet étrange idéal — i l ne compromettrait passa chance d'atteindre le bu t qu 'i l s'étai t fixé. N on, pasmême pou r el le. A u ssi , si el le répondait qu e Meggie setrou vait dans qu elqu e station balnéaire, su rpeu plée àcette période de l 'année, où i l risqu ait d'être reconnu , i ls'abstiendrait de la rejoindre. Personne ne savait mieu xqu e lu i qu 'i l n 'étai t pas le genre d'homme su sceptible de seperdre dans l 'anonymat de la fou le. El le se passa lalangu e su r les lèvres, retrou va sa voix.

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— Meggie a lou é u n bu ngalow dans l 'î le Matlock.— Où ça?— L'î le Matlock. El le est si tu ée près du passage de

la Pentecôte; u n endroit tou t spécialement aménagé pou rl 'intimité. D'ai l leu rs, à cette époqu e de l 'année, el le estpratiqu ement déserte. (El le ne pu t résister à l 'envied'ajou ter u ne remarqu e ironiqu e.) N 'ayez au cu neinqu iétu de, personne ne vou s verra.

— Très rassu rant, marmonna-t-i l en tendant avecdou ceu r le bébé endormi à A nne. Merci , di t-i l en gagnantles marches. (Pu is i l se retou rna, u ne su ppl iqu epathétiqu e dans l 'œi l .) V ou s vou s trompez complètement.Je veu x seu lement la voir, sans plu s. Jamais je necompromettrai Meggie en qu oi qu e ce soit ni lu i feraicou rir u n danger qu i pu isse mettre en péri l son âmeimmortel le.

— Ou la vôtre, hein? Dans ce cas, je vou s consei l lede vou s rendre là-bas sou s le nom de Lu ke O'N ei l l . Savisi te est attendu e. A insi , vou s serez assu ré qu e ni Meggieni vou s ne risqu ez d'être éclabou ssés par u n scandale.

— Et si Lu ke se manifestait?— Impossible. Il est parti pou r Sydney et ne sera de

retou r qu 'en mars. J'étais la seu le à pou voir lu i apprendrequ e Meggie se trou vait à Matlock, et je ne lu i ai rien dit,monseigneu r.

— Meggie s'attend-el le à la visi te de Lu ke?

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— Oh, grand Dieu non! répondit A nne avec u n pâlesou rire.

— Je ne lu i ferai au cu n mal , insista-t-i l . Je veu xseu lement la voir, c'est tou t.

— J'en ai parfai tement conscience, monseigneu r.Mais, sans au cu n dou te, vou s lu i feriez moins de mal sivou s vou s montriez plu s exigeant, riposta A nne.

Qu and la viei l le voitu re de Rob s'essou ffla le longde la rou te, Meggie étai t à son poste su r la véranda dubu ngalow, main levée pou r signaler qu e tou t al lai t bien etqu 'el le n 'avait besoin de rien. Il s'arrêta à l 'endroithabitu el pou r faire demi-tou r mais, au paravant, u nhomme en short, chemise et sandales sau ta du véhicu le,u ne val ise à la main.

— 'voir, monsieu r O'N ei l l ! cria Rob en embrayant.Mais jamais plu s Meggie ne confondrait Lu ke

O'N ei l l et Ralph de Bricassart. Ce n 'étai t pas Lu ke; mais àcette distance, dans la lu mière qu i baissait rapidement,el le ne pou vait s'y tromper. El le resta plantée là,bêtement, et attendit pendant qu 'i l descendait le sentiermenant vers el le, lu i , Ralph de Bricassart. Il avait enfinopéré son choix; i l la vou lait. Il ne pou vait y avoir au cu neau tre raison su sceptible d'expl iqu er qu 'i l la rejoignît dansu n endroit tel qu e celu i-ci en se faisant passer pou r Lu keO'N ei l l .

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Tou t semblait paralysé en el le, jambes, esprit,cœu r. Ralph venait revendiqu er son bien; pou rqu oin 'éprou vait-el le au cu ne sensation? Pou rqu oi ne seprécipitai t-el le pas su r le sentier pou r se jeter dans sesbras, si totalement heu reu se de le voir qu e rien d'au tre necomptait? C'étai t Ralph, celu i qu 'el le avait tou jou rsdemandé à la vie; ne venait-el le pas de passer plu s d'u nesemaine à essayer de chasser cette réal i té de son esprit?Dieu le damne! Dieu le damne! Pou rqu oi diable devait-i lvenir au moment où el le commençait enfin à l 'écarter deson esprit, sinon de son cœu r? Oh, tou t al lai trecommencer! Hébétée, en su eu r, hargneu se, plantéecomme u n morceau de bois, el le attendait, observant laforme gracieu se qu i se précisait.

— Bonjou r, Ralph, dit-el le, les dents serrées, sansle regarder.

— Bonjou r, Meggie.— A pportez votre val ise à l 'intérieu r. V ou lez-vou s

u ne tasse de thé bien chau d?Tou t en parlant, el le le précéda dans la sal le de

séjou r, tou jou rs sans le regarder.— V olontiers, répondit-i l , au ssi figé qu 'el le.Il la su ivi t dans la cu isine et l 'observa tandis

qu 'el le branchait la prise d'u ne bou i l loire électriqu e,rempl issait la théière d'eau chau de su r l 'évier et sortaittasses et sou cou pes d'u n placard. Lorsqu 'el le lu i tendit la

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grosse boîte de biscu its, i l en pri t qu elqu es-u ns et les posasu r u ne assiette. La bou i l loire chanta, el le en vida lecontenu dans la théière dont el le se chargea ainsi qu e del 'assiette de biscu its; i l la su ivi t dans la sal le de séjou ravec les tasses et les sou cou pes.

Les trois pièces avaient été constru ites enenfi lade, la chambre donnant su r u n côté de la sal le deséjou r, et la cu isine su r l 'au tre avec la sal le de bainsattenante. A insi , le bu ngalow bénéficiai t de deu xvérandas, l 'u ne su r le sentier, l 'au tre su r la plage. Cettedisposition fou rnissait u ne excu se à chacu n d'eu x; i l spou vaient regarder dans des directions opposées sans qu eleu rs yeu x se rencontrent. L'obscu rité étai t tombée avecl 'habitu el le sou daineté tropicale, mais l 'air entrant parles portes fenêtres cou l issantes s'empl issait dubru issement des vagu elettes mou rant su r la grève, dugrondement amorti des lointains rou leau x se brisant su rle réci f, du sou ffle de la brise tiède.

Ils bu rent leu r thé sans mot dire, mais au cu nd'eu x ne pu t avaler u n biscu it, et le si lence se prolongeaaprès qu 'i l s eu rent reposé leu rs tasses; lu i reportant sonregard su r el le, el le gardant le sien rivé su r les facétiesd'u n minu scu le palmier se tordant sou s la brise.

— Qu 'y a-t-i l , Meggie? demanda-t-i l enfin.Il s'exprima avec tant de dou ceu r et de tendresse

qu e Meggie senti t son cœu r lu i cogner dans la poitrine,

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s'arrêter sou s le cou p de la dou leu r qu i lu i cau sait laviei l le qu estion de l 'adu l te à la peti te fi l le. Il n 'étai t pasvenu à Matlock pou r voir la femme. Il étai t venu voirl 'enfant. C'étai t l 'enfant qu 'i l aimait, pas la femme. Ilavait haï la femme dès la minu te où el le étai t sortie del 'enfance.

El le déplaça la tête à l 'horizontale, pu is leva lesyeu x vers lu i , les plongea vers les siens, stu péfaite,ou tragée, fu rieu se; maintenant encore, encoremaintenant! Le temps s'arrêta, et el le le considéra ainsi ,et i l fu t obl igé de voir, sou ffle su spendu , la femme dansles yeu x clairs, bri l lants. Les yeu x de Meggie. Oh, Dieu ,les yeu x de Meggie!

Il avait été sincère envers A nne Mu el ler, i lsou haitai t seu lement la voir, rien de plu s; bien qu 'i ll 'aimât, i l n 'étai t pas venu à el le en amant; seu lementpou r la voir, lu i parler, être son ami, dormir su r le divande la sal le de séjou r, tou t en essayant u ne fois de plu sd'extirper la racine de cette éternel le fascination qu 'el leexerçait su r lu i , imaginant qu e s'i l pou vait regarder lepivot arraché en pleine lu mière, i l parviendrait à trou verle moyen spiri tu el de le détru ire.

Il lu i avait été di ffici le de s'adapter à u ne Meggiepou rvu e de seins, d'u ne tai l le, de hanches, mais i l y étai tparvenu parce qu e, lorsqu 'i l plongeait dans ses yeu x, i l yvoyait u ne lu mière comparable à cel le qu e déversait u ne

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lampe de sanctu aire. Un cerveau et u n esprit dont lepou voir d'attraction avait été tel qu 'i l n 'avait jamais pus'en l ibérer depu is qu 'i l l 'avait vu e pou r la première fois,tou jou rs inchangés à l 'intérieu r de ce corpsdou lou reu sement transformé; mais tou t en ayant lapreu ve de leu r persistance dans les yeu x de la femme i l neparvenait pas à accepter le corps modifié, ni à maîtriserl 'attirance qu e celu i-ci exerçait su r lu i .

Et, transposant ses propres sou haits et rêves, i ln 'avait jamais dou té qu 'el le entretînt les mêmes ju squ 'à cequ 'el le se jetât su r lu i , tou tes gri ffes dehors, au moment dela naissance de Ju stine. Même alors, après qu e colère etpeine se fu rent apaisées en lu i , i l avait attribu é sonatti tu de à la dou leu r qu 'el le avait endu rée, spiri tu el le,plu s encore qu e physiqu e. Maintenant, la voyant enfintel le qu 'el le étai t, i l pou vait déterminer à u ne secondeprès l 'instant où el le s'étai t dépou i l lée des écai l les del 'enfance pou r revêtir sa peau de femme; l 'instant sesi tu ait dans le cimetière de Drogheda après la réceptiond'anniversaire donnée par Mary Carson. Qu and i l lu iavait expl iqu é pou rqu oi i l ne pou vait lu i accorder tropd'attention, parce qu e les gens risqu aient de croire qu 'i ls'intéressait à el le en tant qu 'homme.

El le l 'avait alors regardé, les yeu x empl is d'u neexpression qu 'i l n 'avait pas su l ire, pu is el le s'étai tdétou rnée, et qu and son regard s'étai t de nou veau posé su r

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lu i l 'étrange expression avait disparu . A partir de cemoment, i l l e comprenait maintenant, el le l 'avaitconsidéré sou s u n jou r di fférent; el le ne l 'avait pasembrassé dans u n instant de faiblesse passagère, pou rrevenir à u n mode de pensée antérieu r, comme ça avaitété le cas pou r lu i . Il avait entretenu ses i l lu sions, lesavaient nou rries, rangées du mieu x qu 'i l pou vait dansson mode de vie inchangé, les avait portées comme u nci l ice. A lors qu e, pendant tou t ce temps, el le avait meu bléson amou r pou r lu i de désirs de femme.

Il lu i fal lai t le reconnaître, i l l 'avait désiréephysiqu ement depu is leu r premier baiser, mais ce besoincharnel n 'avait été qu 'accessoire par rapport à l 'am ou rqu 'i l lu i vou ait; i l l es scindait, les considérait commedistincts, non comme les facettes d'u n même sentiment.El le, pau vre créatu re incomprise, n 'avait jamaissu ccombé à cette fol ie.

A cet instant, s'i l y avait eu u n moyen qu elconqu ede qu itter l 'î le, i l l 'au rait fu ie, tel Oreste devant lesErinyes. Mais i l ne le pou vait, et i l valai t mieu x qu 'i l eû tle cou rage de demeu rer devant el le plu tôt qu e de passer lanu it à errer. Qu e pu is-je faire? Comment pou rrais-jeréparer? Je l 'aime! Et si je l 'aime, je dois l 'aimer tel lequ 'el le est maintenant, non pou r le sou venir d'u n stadeju véni le de son existence. C'est pou r les aspects fémininsde sa natu re qu e je l 'ai tou jou rs aimée; le poids du fardeau .

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A lors, Ralph de Bricassart, ôte tes œil lères, vois-la tel lequ 'el le est, non tel le qu 'el le étai t i l y a longtemps. Seizeans, seize longu es et incroyables années... J'ai qu arante-qu atre ans et el le en a vingt-six. A u cu n de nou s n 'est u nenfant mais, de nou s deu x, c'est moi qu i su is le plu spu éri l .

Tu as considéré les choses sou s cet angle dèsl 'instant où je su is descendu de la voitu re de Rob, n 'est-cepas, Meggie? Tu as su pposé qu e j'avais enfin cédé. Et avantde te laisser seu lement la possibi l i té de reprendre tonsou ffle, j'ai dû te montrer à qu el point tu te trompais. J'ailacéré le tissu de ton i l lu sion comme s'i l s'agissait d'u nvieu x chiffon. Oh, Meggie, qu e t'ai-je fai t? Comment ai-jepu être aveu gle à ce point, tel lement enfermé dans monégocentrisme? Je ne su is parvenu à rien en venant te voir,sinon à te briser. A u cou rs de tou tes ces années, nou s nou ssommes aimés dans le malentendu .

El le continu ait à le regarder fixement, les yeu xempl is de honte, d'hu mil iation mais, tandis qu e lesexpressions se su ccédaient su r le visage de Ralph pou rabou tir à la dernière fai te de pitié désespérée, el le paru tprendre conscience de l 'énormité, de l 'horreu r de sonerreu r. Et, plu s encore, du fai t qu 'i l avait percé son erreu r.

Pars, vi te! Cou rs, Meggie, va-t'en d'ici avec labribe de fierté qu 'i l t'a encore laissée. Dès l 'instant où cettepensée la traversa, el le bondit hors de son fau teu i l et

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s'enfu it.Il la rattrapa avant qu 'el le eû t atteint la véranda;

l 'élan imprimé à sa fu ite la fi t pivoter contre lu i avec u netel le force qu 'i l chancela. Tou t cela n 'avait au cu neimportance, pas plu s sa lu tte épu isante pou r conserverl 'intégri té de son âme qu e le long étou ffement du désir parla volonté; en qu elqu es instants, i l avait vécu plu sieu rsexistences. Tou te la pu issance assou pie, maintenu e ensommeil , ne demandait qu 'u n choc pou r déclencher u nchaos dans lequ el l 'esprit étai t su bordonné à la passion, lavolonté de l 'esprit anéantie par la volonté du corps.

Et el le de lever les bras pou r lu i enlacer le cou , etlu i de sentir les siens, crispés, la presser contre lu i . Ilpencha la tête, sa bou che chercha la sienne, la trou va;cette bou che qu i n 'étai t plu s u n sou venir inopportu n,redou té, mais u ne réal i té. El le le retenait de tou tes sesforces comme si el le ne pou vait su pporter l 'idée de le voirse détacher d'el le; el le semblait perdre tou te consistance;el le étai t sombre comme la nu it, enchevêtrement desou venirs et de désirs, sou venirs importu ns, désirsredou tés. Qu e d'années au cou rs desqu el les i l avaitattendu cet instant, la désirant, niant le pou voir qu 'el leexerçait su r lu i , al lant même ju squ 'à s'interdire de penserà el le en tant qu e femme!

La porta-t-i l su r le l i t ou leu rs pas les ycondu isirent-i l s? Il pensa qu 'i l avait dû la porter, mais i l

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n'en était pas sû r; seu lement, qu 'el le étai t là, étendu e,qu 'i l étai t là, étendu , la peau de Meggie sou s ses mains, lesmains de Meggie su r sa peau . Oh, Dieu ! Ma Meggie!Comment m'a-t-on élevé depu is l 'enfance pou r voir en toiu n sacri lège?

Le temps arrêta ses pu lsations pou r s'écou ler enu n flot qu i le su bmergea ju squ 'à ne plu s avoir de sens,seu lement u ne dimension démesu rée, plu s réel le qu e letemps réel . Il la sentait sans pou voir la percevoir en tantqu 'enti té distincte, sou haitant faire enfin d'el le et àjamais u ne partie de lu i-même, u n greffon qu i deviennelu i , non u ne symbiose qu i la reconnaîtrait en tant qu 'êtredistinct. Jamais plu s i l n 'ignorerait le déchaînement deses seins, du ventre, des fesses, les pl is et repl is s'ou vrantentre eu x. En véri té, el le étai t fai te pou r lu i car i l l 'avaitfai te; pendant seize ans, i l l 'avait façonnée et mou lée sansen avoir conscience et sans se dou ter de la raison qu il 'animait. Et i l ou bl ia qu 'el le l 'avait abandonné, qu 'u nau tre homme lu i avait montré la fin pou r laqu el le i ll 'avait tou jou rs préparée à sa propre intention, car el leétait sa chu te, sa rose, sa création. C'étai t u n rêve dont i lne s'évei l lerait jamais, pas tant qu 'i l serait u n hommedou é d'u n corps d'homme. Oh, mon Dieu ! Je sais, je sais! Jesais pou rqu oi je l 'ai abritée en moi en tant qu e notion et entant qu 'enfant longtemps après qu 'el le eu t dépassé cesdeu x stades, mais pou rqu oi dois-je en prendre conscience

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de cette façon?Parce qu 'enfin i l comprenait qu e l 'objecti f qu 'i l

avait visé impl iqu ait de n 'être pas u n homme. Pas u nhomme, jamais u n homme; qu elqu e chose d'infinimentplu s grand, au -delà du destin d'u n homme comme lesau tres. Et pou rtant, en fin de compte, son destin étai t là,sou s ses mains, frissonnant et i l lu miné par lu i , par sonhomme à el le. Un homme, à jamais u n homme. Dou xSeigneu r, pou rqu oi ne pas m'avoir évité cette épreu ve? Jesu is u n homme, je ne pou rrai jamais être Dieu . C'étai t u nei l lu sion qu e cette vie en qu ête de divinité. Les prêtres sont-i l s les mêmes, aspirant à être Dieu ? N ou s renonçons àl 'u niqu e acte qu i prou ve irréfu tablement notre conditiond'homme.

Il l 'enveloppa de ses bras et regarda les yeu xpleins de larmes, le visage inerte, à peine lu mineu x,observa la bou che en bou ton de rose qu i s'ou vrit, exhalau n sou pir de plaisir étonné. El le le retenait de ses bras, deses jambes, corde vivante qu i le l iai t à el le, soyeu se, dou ce,tou rmentante; i l n icha le menton au creu x de l 'épau lenacrée et sa jou e rencontra la sienne; et de s'abandonnerau besoin affolant, exaspérant de l 'homme se col letantavec son destin. Emporté par u n tou rbi l lon, i l se laissaitgl isser, plongeait dans u ne obscu rité dense qu e su ivaitu ne lu mière aveu glante; u n instant, i l se noyait dans lesolei l , pu is la bri l lance s'estompait, v irai t au gris et

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disparaissait. C'étai t cela être homme. Il ne pou vait êtredavantage. Mais ce n 'étai t pas là la sou rce de la dou leu r.Cel le-ci se manifestait à l 'u l time moment, l imité, avec levide, u ne perception désolée : l 'extase est fu gitive. Il nepou vait su pporter l 'idée de se séparer d'el le, maintenantqu 'i l la possédait; i l l 'avait fai te pou r lu i . A u ssis'accrocha-t-i l à el le comme u n noyé s'accroche à u n esparsu r u ne mer déserte et, bientôt, léger, i l refi t su rface,s'élevant su r u ne marée devenu e rapidement famil ière, etsu ccomba à l 'impénétrable destin qu i est celu i del 'homme.

Qu 'est-ce qu e le sommeil? se demandait Meggie.Une bénédiction, u n répit accordé par la vie, u n écho de lamort, u n exigeant tou rment? Qu el qu 'i l fû t, Ralph s'yétait abandonné et demeu rait étendu , u n bras reposantsu r el le; la tête contre son épau le dans u ne atti tu de encorepossessive. El le au ssi étai t fatigu ée, mais el le refu sait decéder au sommeil . El le avait l 'impression qu e si el lerelâchait sa vigi lance i l ne serait plu s là qu and el leretrou verait sa conscience. Plu s tard, el le pou rraitdormir, après qu 'i l se serait évei l lé et qu e la bou che bel leet secrète au rait prononcé ses premiers mots. Qu e lu idirait-i l? Regretterait-i l? A vait-i l retiré u n plaisir qu iju sti fiât ce à qu oi i l avait renoncé? Il avait combattu cetélan pendant tant d'années, l 'avait obl igée, el le, à lecombattre avec lu i ; el le parvenait di ffici lement à croire

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qu 'i l avait enfin baissé les bras, mais certaines desparoles qu 'i l avait prononcées au cou rs de la nu it, exal téespar sa dou leu r, effaçaient le long désaveu qu 'i l lu i avaitopposé.

El le étai t sou verainement heu reu se, plu sheu reu se qu 'el le ne l 'avait jamais été. Dès l 'instant où i ll 'avait entraînée vers la cou che avait débu té u n poèmecharnel où tou t se mêlait, bras, mains, peau et plaisirtotal . J'étais fai te pou r lu i et seu lement pou r lu i ... C'estpou r ça qu e je ressentais si peu de choses avec Lu ke!Emportée au -delà des l imites de l 'endu rance dans lamarée qu i su bmergeait son corps, el le ne pensait qu 'à lu idispenser tou t ce qu 'el le pou vait receler, ce qu i lu iparaissait plu s important qu e la vie en soi . Il ne devraitjamais regretter leu r étreinte, jamais. Oh, comme i l avaitsou ffert! A certains instants, el le avait eu l 'impression deressentir sa dou leu r comme s'i l s'étai t agi de la siennepropre. Ce qu i ne faisait qu e contribu er à son bonheu r. Il yavait u ne part de ju stice dans la peine qu i l 'avait tortu ré.

Il s'évei l lai t. El le lu t dans le bleu de ses yeu x lemême amou r qu i l 'avait réchau ffée, lu i donnant u n bu tdepu is l 'enfance; et el le perçu t au ssi l 'ombre d'u neimmense lassi tu de, pas du corps, mais de l 'âme.

Il songeait qu e jamais au long de sa vie i l ne s'étai trévei l lé au près d'u ne femme; en qu elqu e sorte, ce momentse chargeait de plu s d'intimité qu e l 'acte sexu el qu i le

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précédait, indication dél ibérée de l iens sentimentau x,d'attachement. Léger et flu ide comme l 'air chargé desenteu rs marines et végétales s'exhalant sou s le solei l , i lse laissa emporter u n instant su r l 'ai le d'u ne nou vel lel iberté : le sou lagement de l 'abandon après avoir tantcombattu , la paix mettant u n terme à u ne longu e gu erreincroyablement sanglante, et la perception du fai t qu e lareddition est infiniment plu s dou ce qu e les batai l les. A h,je t'ai l ivré Un ru de combat, ma Meggie! Pou rtant, en finde compte, ce ne sont pas tes fragments qu e je dois recol ler,mais les miens.

Tu as été placée su r mon chemin pou r me montrerà qu el point est fau sse et présomptu eu se la fierté d'u nprêtre tel qu e moi; comme Lu cifer, j'ai aspiré à ce qu in 'appartient qu 'à Dieu et, comme Lu cifer, j'ai été déchu . Jepou vais me prévaloir de chasteté, d'obéissance, même depau vreté avant Mary Carson. Mais, ju squ 'à ce matin, jen 'avais jamais connu l 'hu mil i té. Seigneu r, si el le nem'était pas si chère, mon fardeau serait moins pénible,mais parfois i l m 'arrive de penser qu e je lu i porteinfiniment plu s d'amou r qu 'à vou s, et cela au ssi fai tpartie de la pu nition qu e vou s m'infl igez. D'el le, je nedou te pas. V ou s? Un arti fice, u n fantôme, u n symbole.Comment pu is-je aimer u n symbole? Et pou rtant, c'est lecas.

— Si j'avais su ffisamment de cou rage, j'i rais faire

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qu elqu es brasses et, ensu ite, je préparerais le peti tdéjeu ner, mu rmu ra-t-i l , en proie à u n impérieu x besoinde dire qu elqu e chose.

Il senti t contre sa poitrine les lèvres de Meggieesqu isser u n sou rire.

— V a te baigner pendant qu e je préparerai le peti tdéjeu ner. Inu ti le de passer u n mail lot, personne ne vientici .

— Un vrai paradis! (Il sau ta à bas du l i t et s'étira.)Qu el temps magnifiqu e! Je me demande si c'est u nprésage.

Déjà la dou leu r de la séparation, du seu l fai t qu 'i leû t qu itté le l i t; étendu e, el le l 'observa pendant qu 'i lgagnait la porte-fenêtre donnant su r la plage; avant depasser le seu i l , i l s'immobil isa, se retou rna et tendit lamain.

— Tu viens avec moi? N ou s préparerons le peti tdéjeu ner ensemble, tou t à l 'heu re.

La marée étai t hau te, les écu ei ls immergés, lesolei l chau d mais rafraîchi par la brise d'été; des tou ffesd'herbes acérées agitaient leu rs antennes su r le sable oùcrabes et insectes menaient u ne sarabande.

— J'ai l 'impression de décou vrir le monde, dit-i len regardant au tou r de lu i .

Meggie lu i saisi t la main, el le se sentait fau tive etju geait cette matinée ensolei l lée plu s inconcevable encore

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qu e la réal i té rêveu se de la nu it. El le posa les yeu x su r lu i ,dou lou reu sement. Le temps demeu rait su spendu su r u nmonde di fférent.

— Comment pou rrais-tu décou vrir ce monde?demanda-t-el le. Ce monde est à nou s, u niqu ement à nou spou r le temps qu 'i l du rera.

— Comment est Lu ke? s'enqu it-i l pendant le peti tdéjeu ner.

El le pencha la tête su r le côté, réfléchit.— Physiqu ement, i l ne te ressemble pas au tant

qu e je le croyais parce qu e, à cette époqu e, tu me manqu aisdavantage : je ne m'étais pas habitu ée à me passer de toi .Je crois l 'avoir épou sé parce qu 'i l avait qu elqu e chose detoi . En tou t cas, j'étais décidée à me marier et i l étai tnettement mieu x qu e les au tres. Je ne parle pas de savaleu r ou de sa genti l lesse, ou des qu al i tés qu e les femmessont censées rechercher chez u n mari . Il m'est di ffici le dedémêler de qu oi i l s'agissait exactement, sinon, peu t-être,qu 'i l est bien comme toi . Lu i non plu s n 'a pas besoin defemme.

— C'est sou s ce jou r qu e tu me considères, Meggie?s'enqu it-i l avec u ne grimace.

— Franchement? Je le crois. Je ne comprendraijamais pou rqu oi , mais je le crois. Il y a qu elqu e chose chezLu ke et chez toi qu i estime qu e le besoin de femme est u nefaiblesse. Je ne parle pas seu lement de cou cher, mais

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d'avoir besoin, réel lement besoin de la femme.— Et, le sachant, nou s ne te rebu tons pas?El le hau ssa les épau les, sou rit avec u ne pointe de

pitié.— Oh, Ralph! Je ne prétends pas qu e ça n 'ai t pas

d'importance et ça m'a certainement cau sé beau cou p depeine, mais les choses sont ainsi , et je serais fol le de lenier. Le mieu x qu e je pu isse faire est d'exploiter cettefaiblesse, non d'ignorer son existence. Moi au ssi , j'ai mesbesoins, mes exigences. Et, apparemment, i l s mecondu isent à des hommes tels qu e toi et Lu ke, sinon je neme serais jamais préoccu pée de vou s deu x comme je l 'aifai t. J'au rais épou sé u n être bon, aimable et simplecomme mon père, qu elqu 'u n qu i au rait eu besoin de moi . Ily a du Samson dans chaqu e homme, je crois. Mais chezLu ke et toi , cet aspect est plu s prononcé.

Il ne se ju geait pas le moins du monde insu l té; i lsou riai t.

— Ma sage Meggie!— Ce n 'est pas de la sagesse, Ralph, simplement

du bon sens. Je ne su is pas u ne personneparticu l ièrement avisée, tu le sais. Mais considère le casde mes frères. Je dou te qu e les aînés se marient jamais oumême qu 'i l s aient des peti tes amies. Il s sont terriblementtimides et craignent le pou voir qu 'u ne femme pou rraitexercer su r eu x, et i l s restent sou s l 'emprise de m'man.

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Les jou rs su ivaient les jou rs, les nu its su ccédaientau x nu its. Même les fortes plu ies d'été se paraient debeau té, permettant de se promener nu , d'écou ter lescrépitements su r le toi t de tôle, el les se déversaient, au ssichau des et caressantes qu e le solei l . Et qu and celu i-cifaisait son apparition, i l s marchaient dans l 'î le,lézardaient su r la plage, se baignaient; et i l lu i apprenaità nager.

Qu elqu efois, qu and i l ne se savait pas observé,Meggie le regardait intensément, s'efforçant de graverchacu n de ses trai ts dans sa mémoire, se rappelantcombien, en dépit de l 'amou r qu 'el le avait porté à Frank,l 'image de celu i-ci s'étai t estompée avec le temps. Il yavait les yeu x, le nez, la bou che, les tempes argentéestranchant su r les bou cles noires, le grand corpsvigou reu x qu i avait gardé la minceu r et la tonici té de lajeu nesse, tou t en ayant perdu u n peu de sa sou plesse. Ets'i l se tou rnait, i l s'apercevait qu 'el le l 'observait, et i lsavait qu 'i l lu i offrai t alors u n regard plein d'u ne sou rdedou leu r, d'u n devenir affl igeant. El le comprenait lemessage impl ici te, ou croyait le comprendre; i l lu i fal lai tpartir, retou rner à l 'Egl ise, au x devoirs de sa charge. Plu sjamais dans le même état d'esprit, peu t-être, mais plu sapte encore à servir. Car seu ls ceu x qu i ont gl issé et chuconnaissent les vicissi tu des du chemin.

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Un jou r, alors qu e le solei l étai t su ffisamment basà l 'horizon pou r ensanglanter la mer et constel ler dejau ne le sable de corai l , i l s étaient tou s deu x étendu s su rla plage et i l se tou rna vers el le.

— Meggie, je n 'ai jamais été au ssi heu reu x, oumalheu reu x.

— Je sais, Ralph.— Ou i , je le crois. Est-ce pou r cela qu e je t'aime? Tu

n'as rien de très particu l ier, Meggie, et pou rtant, tu neressembles à nu l le au tre. En ai-je eu le sentiment depu istou t ce temps? Probablement. Ma passion pou r le blondvénitien! J'étais loin de me dou ter où el le me condu irait.Je t'aime, Meggie.

— Tu vas partir?— Demain. Il le fau t. Mon bateau apparei l lera

pou r Gênes dans moins d'u ne semaine.— Gênes?— Ou i , je dois me rendre à Rome. Pou r longtemps.

Peu t-être pou r le restant de mes jou rs. Je ne sais pas.— N e t'inqu iète pas, Ralph. Je n 'essaierai pas de te

retenir. Pou r moi au ssi , le séjou r ici tou che à sa fin . Jevais qu itter Lu ke et retou rner à Drogheda.

— Oh, Meggie! Pas à cau se de ce qu i s'est passé, pasà cau se de moi?

— N on, bien sû r qu e non, affirma-t-el le en u npieu x mensonge. Lu ke n 'a pas besoin de moi . Je ne lu i

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manqu erai pas le moins du monde. Mais moi j'ai besoind'u n foyer, d'u ne maison et, à partir de maintenant, jecrois qu e Drogheda rempl ira tou jou rs cet office. Il seraitinju ste qu e la pau vre Ju stine grandisse sou s u n toit qu im'abrite au ssi en tant qu e servante, bien qu 'A nne etLu ddie ne me considèrent pas comme tel le. Mais i ln 'empêche qu e moi je me considère comme tel le : Ju stineme verra au ssi sou s ce jou r qu and el le sera su ffisammentgrande pou r comprendre qu 'el le ne vi t pas dans u n foyernormal . Evidemment, d'u ne certaine façon, ce ne serajamais le cas, mais je dois faire tou t ce qu e je peu x pou rel le; au ssi vais-je retou rner à Drogheda.

— Je t'écrirai , Meggie.— N on, su rtou t n 'en fais rien. Crois-tu qu e j'aie

besoin de lettres après ce qu e nou s avons été l 'u n pou rl 'au tre? Je ne veu x pas te faire cou rir le moindre risqu e ettes lettres pou rraient tomber entre des mains peuscru pu leu ses. A lors ne m'écris pas. Si jamais tu viens enA u stral ie, i l sera normal qu e tu nou s rendes visi te àDrogheda, mais je te préviens, Ralph, tu devras réfléchiravant de t'y décider. Il n 'y a qu e deu x endroits au mondeoù j'ai priori té su r Dieu ... ici , à Matlock, et à Drogheda.

Il l 'attira à lu i , caressa ses cheveu x.— Meggie, je sou haiterais de tou t cœu r pou voir

t'épou ser, n 'être jamais plu s séparé de toi . Je ne veu x paste qu itter... Et, d'u ne certaine façon, je ne serai plu s

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jamais l ibéré de toi . Je sou haiterais n 'être jamais venu àMatlock. Mais nou s ne pou vons rien changer à ce qu e nou ssommes, et peu t-être est-ce mieu x ainsi . J'ai décou vertcertains aspects de moi qu i ne m'au raient pas été dévoi léset au xqu els je n 'au rais jamais eu à faire face si je n 'étaispas venu . Il est préférable de se col leter avec le connuqu 'avec l 'inconnu . Je t'aime. Je t'ai tou jou rs aimée, et jet'aimerai tou jou rs. N e l 'ou bl ie pas.

Le lendemain, Rob se manifesta pou r la premièrefois depu is qu 'i l avait amené Ralph et i l attenditpatiemment pendant qu 'i l s se faisaient leu rs adieu x. Il nes'agissait certainement pas d'u n cou ple de jeu nes mariéspu isqu 'i l étai t arrivé après el le et repartait le premier.Pas des amants non plu s. Il s étaient mariés, ça sedevinait rien qu 'à les regarder. Mais i l s s'aimaient, i l ss'aimaient beau cou p. Comme lu i et sa bou rgeoise; u negrande di fférence d'âge, ce qu i faisait les bons ménages.

— A u revoir, Meggie.— A u revoir, Ralph.— Prends bien soin de toi .— Ou i . Et toi au ssi .Il se pencha pou r l 'embrasser; en dépit de sa

résolu tion, el le s'accrocha à lu i mais, qu and i l détacha lesmains qu i lu i entou raient le cou , el le les ramena derrièreson dos et les y garda.

Il monta dans la voitu re et, tandis qu e Rob faisait

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marche arrière, i l regarda droit devant lu i à travers lepare-brise sans u n seu l cou p d'œil vers le bu ngalow.Rares sont les hommes capables d'agir ainsi , songea Robqu i n 'avait jamais entendu parler d'Orphée. Il s rou lèrenten si lence à travers le rideau de plu ie et débou chèrentenfin de l 'au tre côté de Matlock où s'amorçait la longu ejetée. Qu and i l s se serrèrent la main, Rob considéra levisage de son cl ient avec u n certain étonneraient. Jamaisi l ne lu i avait été donné de voir des yeu x au ssi hu mains,au ssi tristes. La hau teu r lointaine avait à jamais disparudu regard de l 'archevêqu e Ralph de Bricassart.

Lorsqu e Meggie rentra à Himmelhoch, A nne su timmédiatement qu 'el le al lai t la perdre. Ou i , c'étai t lamême Meggie, mais si di fférente pou rtant. Qu el lesqu 'aient été les résolu tions de l 'archevêqu e avant de serendre à Matlock, su r l 'î le, les choses avaient enfin tou rnéà la satisfaction de Meggie. Il n 'étai t qu e temps.

Meggie pri t Ju stine dans ses bras comme si ,maintenant seu lement, el le comprenait ce qu ereprésentait sa fi l le. El le berça la peti te créatu re enregardant au tou r d'el le, u n sou rire au x lèvres. Ses yeu xrencontrèrent ceu x d'A nne, si v ivants, si bri l lantsd'émotion qu 'el le senti t des larmes de joie perler à sespau pières.

— Jamais je ne pou rrais assez vou s remercier,

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A nne.— Peu h! Pou r qu oi?— Pou r m'avoir envoyé Ralph. V ou s deviez vou s

dou ter qu 'ensu ite je qu itterais Lu ke et je vou s en su isd'au tant plu s reconnaissante. Oh! vou s n 'avez au cu neidée de ce qu e cela a représenté pou r moi . J'avais décidé derester avec Lu ke, vou s savez. Maintenant, je vaisretou rner à Drogheda qu e je ne qu itterai plu s jamais.

— Je su is désolée de vou s voir partir et encore plu striste de voir partir Ju stine, mais je su is heu reu se pou rvou s deu x, Meggie. Lu ke ne vou s apportera jamais rien debon.

— Savez-vou s où i l est?— Il est rentré de la raffinerie. Il cou pe de la canne

près d'Ingham.— Il fau dra qu e j'ai l le le trou ver, qu e je le voie et

qu e je lu i parle. Et, Dieu sait si cette perspective me coû te,i l fau dra qu e je cou che avec lu i .

— Qu oi?— J'ai deu x semaines de retard alors qu e j'ai

tou jou rs été réglée au jou r près, expl iqu a-t-el le, les yeu xbri l lants. La seu le au tre occasion a été au moment oùj'attendais Ju stine. Je su is enceinte, A nne, je le sais!

— Mon Dieu ! s'exclama A nne qu i regardait Meggiecomme si el le ne l 'avait jamais vu e. C'est peu t-être u nefau sse alerte, bredou i l la-t-el le après s'être passé la

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langu e su r les lèvres.Mais Meggie secou a la tête avec assu rance.— Oh, non! Je su is enceinte, affirma-t-el le. Il y a

des choses qu e l 'on sent.— A lors, vou s al lez vou s retrou ver dans u n

sérieu x pétrin, marmonna A nne.— Oh, A nne, ne soyez pas aveu gle! N e voyez-vou s

pas ce qu e ça signifie? Je ne pou rrai jamais avoir Ralph,j'ai tou jou rs su qu e je ne pou rrais jamais l 'avoir. Mais jel 'ai , je l 'ai ! (El le ri t, pressa Ju stine contre el le avec tant devéhémence qu 'A nne craignit qu e l 'enfant ne pleu râtmais, cu rieu sement, le bébé n 'en fi t rien.) J'ai de Ralph lapart qu e l 'Egl ise n 'au ra jamais, la part de lu i qu i seperpétu era de génération en génération. A travers moi , i lcontinu era de vivre parce qu e je sais qu e ce sera u ngarçon! Et ce garçon au ra des garçons qu i engendrerontdes garçons à leu r tou r... Je battrai Dieu su r son propreterrain. J'aime Ralph depu is l 'âge de dix ans, et je su pposequ e je l 'aimerais encore si je devais vivre ju squ 'à cent ans.Mais i l n 'est pas à moi , alors qu e son enfant le sera. A moi ,A nne, à moi!

— Oh, Meggie! s'exclama A nne, désarmée.Tombèrent la passion, l 'exal tation; el le redevint

u ne fois de plu s la Meggie habitu el le, tranqu i l le et dou ce,mais abritant en el le u n fragment d'acier, la capacité debeau cou p su pporter. Maintenant, A nne avançait avec

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précau tion, se demandant ce qu 'el le avait fai t au ju ste enenvoyant Ralph de Bricassart à Matlock. Etait-i l possiblequ e qu elqu 'u n changeât à ce point? A nne ne le croyait pas.Cet aspect avait tou jou rs dû être présent en el le, si biencaché qu 'i l restai t insou pçonnable. Meggie recelai tinfiniment plu s qu 'u n fragment d'acier; en fai t, el le étai ttou te de métal .

— Meggie, si vou s avez u n peu d'affection pou rmoi, je vou drais qu e vou s vou s rappel iez qu elqu e chose.

— J'essaierai , di t Meggie dont les pau pièresbattirent su r les yeu x gris.

— A u fi l des ans, j'ai lu la plu part des ou vrages deLu ddie, notamment ceu x qu i se rapportent à la Grèceantiqu e dont les h istoires me fascinent. On prétend qu eles Grecs ont u n mot pou r tou t et qu 'i l n 'existe pas desitu ations hu maines qu e leu rs au teu rs n 'aient dépeintes.

— Je sais. Moi au ssi , j'ai lu certains des l ivres deLu ddie.

— A lors, vou s ne vou s rappelez pas? Les Grecsprétendent qu e c'est pécher contre les dieu x qu e d'aimerau -delà de la raison. Et vou s ne vou s sou venez pas qu 'i l sdisent qu e, lorsqu e qu elqu 'u n est aimé de la sorte, lesdieu x en deviennent jalou x et le fau chent à la fleu r del 'âge? Il y a u ne leçon à tirer de tou t ça, Meggie. C'est u nsacri lège qu e d'aimer trop.

— Un sacri lège, A nne, voi là le mot clef! Mais i l n 'y

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au ra pas sacri lège dans mon amou r pou r l 'enfant deRalph, je l 'aimerai avec tou te la pu reté qu e la SainteV ierge portait à son fi l s.

Les yeu x bru ns d'A nne exprimaient u ne infinietristesse.

— Ou i , mais l 'amou r qu 'el le lu i portait étai t-i lvraiment pu r? L'objet de son amou r a été fau ché à la fleu rde l 'âge.

Meggie posa Ju stine dans son berceau .— Ce qu i doit être sera. Je ne peu x pas avoir Ralph,

mais son enfant, si . J'ai l 'impression... oh! qu 'enfin jepeu x assigner u n bu t à ma vie... C'est ce qu i a été le pirepou r moi au cou rs des trois ans et demi qu i viennent des'écou ler, A nne; i l me semblait qu e ma vie n 'avait au cu nbu t. (Ses lèvres se tirèrent en u n sou rire bru squ e, résolu .)Je protégerai cet enfant de tou tes les façons possibles, qu elqu 'en soit le prix pou r moi . Et la première chose dans cetordre d'idées est qu e personne, y compris Lu ke, ne pu issejamais prétendre qu 'i l n 'a pas droit au seu l nom qu e je soisen mesu re de lu i donner. La seu le pensée de cou cher avecLu ke me rend malade, mais je m'y résou drai . Jecou cherais avec le diable en personne si cela pou vaitassu rer l 'avenir de l 'enfant. Pu is je retou rnerai àDrogheda et j'espère qu e je ne reverrai jamais Lu ke. (El lese tou rna, abandonnant le berceau .) Est-ce qu e Lu ddie etvou s viendrez nou s voir? Drogheda a tou jou rs des

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chambres pou r les amis.— Une fois l 'an, au ssi longtemps qu e vou s le

vou drez. Lu ddie et moi tenons à voir grandir Ju stine.

Seu le la pensée de l 'enfant de Ralph galvanisait lecou rage chancelant de Meggie tandis qu e le peti t traintangu ait et bringu ebalait su r la voie menant à Ingham.Sans la nou vel le vie qu 'el le étai t certaine d'abriter,cou cher avec Lu ke eû t représenté l 'u l time péché contreel le-même; mais pou r l 'enfant de Ralph, el le au raiteffectivement signé u n pacte avec le diable.

Su r le plan pratiqu e, les choses ne seraient pasfaci les non plu s, el le le savait. Mais el le avait établ i sesplans avec soin et, bizarrement, Lu ddie l 'avait aidée en cesens. Il n 'avait pas été possible de lu i cacher grand-chose;i l étai t trop avisé, trop proche d'A nne. Il avait regardéMeggie avec tristesse, secou é la tête, pu is lu i avait donnéd'excel lents consei ls. Le véri table objet de la mission deMeggie n 'avait pas été mentionné, évidemment, maisLu ddie étai t trop au fai t de la natu re hu maine pou r ne pascomprendre à mi- mot.

— Il ne fau t pas dire à Lu ke qu e vou s al lez lequ itter au moment où i l sera épu isé après avoir passé u nejou rnée à cou per la canne, expl iqu a Lu ddie, non sansdél icatesse. Il serait infiniment préférable qu e vou sprofi tiez d'u n jou r où i l sera de bonne hu meu r. Le mieu x

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serait qu e vou s le voyiez le samedi soir ou le dimanche qu isu it la semaine où i l au ra été à la cu isine. La ru meu rpu bl iqu e prétend qu e Lu ke est le mei l leu r cu isinier del 'équ ipe... i l a fai t son apprentissage qu and i l su ivait lestondeu rs et ceu x-ci se montrent beau cou p plu spointi l leu x su r ce chapitre qu e les cou peu rs de cannes.A u trement dit, la cu isine ne lu i est pas pénible; i l laconsidère probablement comme u ne activi té de tou t repos.A lors, voi là comment i l fau t procéder, Meggie. A pprenez-lu i la nou vel le au moment où i l sera en grande formeaprès u ne semaine passée dans la cu isine dubaraqu ement.

Depu is qu elqu e temps, i l semblait qu e Meggie eû tlaissé très loin derrière el le le temps où el le rou gissait;el le regarda fixement Lu ddie sans qu e la moindre roseu rne lu i vînt au x jou es.

— V ou s serait-i l possible de savoir qu and Lu kesera affecté à la cu isine, Lu ddie? Ou s'i l y a u ne façon dontje pou rrais le décou vrir si vou s n 'êtes pas en mesu re del 'apprendre?

— Oh! N e vou s inqu iétez pas, di t-i l joyeu sement.Je n 'ai qu 'à faire agir le téléphone arabe.

L'après-midi étai t déjà bien avancé qu and Meggies'inscrivi t, ce samedi , à l ’hôtel -bistrot d'Ingham qu i lu iparu t le plu s respectable. Tou tes les vi l les du Qu eenslanddu N ord s'enorgu ei l l issent de posséder des débits de

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boisson au x qu atre angles de chaqu e pâté de maisons. El leposa sa peti te val ise dans la chambre et regagna le hal ldans l 'espoir d'y décou vrir u n téléphone. Une équ ipe deru gby se trou vait en vi l le pou r u n match d'entraînementprécédant la saison et les cou loirs regorgeaient de jou eu rsà demi nu s et totalement ivres qu i , à sa vu e, explosèrenten ovations et lu i distribu èrent d'affectu eu ses tapes su rles fesses. Qu and el le parvint enfin au téléphone, el letremblait de peu r; tou t dans son aventu re tenait dusu ppl ice mais, en dépit du tapage et des visagesd'ivrognes qu i se profi laient, el le réu ssit à appeler laferme Brau n où travai l lai t l 'équ ipe de Lu ke. El ledemanda qu 'on prévînt Lu ke O'N ei l l qu e sa femme était àIngham et désirait le voir. A près qu oi , devant l 'effroimanifesté par sa cl iente, le patron l 'accompagna ju squ 'àsa chambre et attendit qu 'el le eû t donné deu x tou rs declef.

Meggie s'adossa à la porte, bras et jambes cou péspar le sou lagement; même si el le ne devait pas prendre u nseu l repas ju squ 'à son retou r à Du nny, el le nes'aventu rerait pas dans la sal le à manger. Par chance, sachambre se trou vait à côté des toi lettes des dames, ce qu idevait lu i permettre de s'y rendre chaqu e fois qu e ce seraitnécessaire sans cou rir trop de risqu es. Dès qu 'el le eu tretrou vé l 'u sage de ses jambes, el le s'approcha du l i t et s'ylaissa tomber, tête baissée, le regard rivé su r ses mains

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tremblantes.Tou t au long du voyage, el le avait réfléchi à la

meil leu re façon de procéder, et tou t en el le lu i criai t defaire vi te, vi te! A vant de vivre à Himmelhoch, el le n 'avaitjamais lu la description d'u ne scène de sédu ction et,maintenant encore, bien qu 'éclairée par de tels réci ts, el len 'étai t pas très sû re de ses capacités dans ce domaine.Mais i l lu i fal lai t s'y résou dre car el le savait qu elorsqu 'el le au rait commencé à parler à Lu ke, tou t seraitconsommé. La langu e lu i démangeait de lu i dire ce qu 'el lepensait réel lement de lu i , mais plu s encore el le étai ttenai l lée par la hâte de se retrou ver à Drogheda avecl 'enfant de Ralph au qu el son sacri fice au rait donné u nnom.

Frissonnante dans l 'air siru peu x, el le se dévêti t ets'étendit su r le l i t, yeu x clos, s'efforçant de ne penser qu 'àla sau vegarde de l 'enfant de Ralph.

Les ru gbymen n 'inqu iétèrent pas le moins dumonde Lu ke qu and i l pénétra seu l dans l 'hôtel à 9 heu res.La plu part d'entre eu x cu vaient leu r alcool et leu rscamarades encore su r pied étaient trop ivres pou rremarqu er qu oi qu e ce soit en dehors de leu rs verres debière.

Lu ddie avait vu ju ste; à la fin de sa semaine decu isine, Lu ke était reposé, heu reu x d'u n dérivati f etdébordant de bonne volonté. Lorsqu e le fi l s de Brau n avait

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apporté le message de Meggie au baraqu ement, i l finissaitla vaissel le du soir et envisageait de se rendre à bicycletteà Ingham afin de rejoindre A rne et les copains pou r lafiesta habitu el le du samedi soir. Il accu ei l l i t laperspective de retrou ver Meggie comme u n changementagréable; depu is leu rs vacances à A therton, i l s'étai tsu rpris à la désirer de temps à au tre en dépit de sonépu isement physiqu e. Seu le, sa répu gnance à entendre safemme entonner la rengaine maison-foyer-famil le l 'avaitempêché d'al ler à Himmelhoch chaqu e fois qu 'i l setrou vait dans les parages de Du nny. Mais au jou rd'hu i ,pu isqu 'el le s'étai t dérangée, i l se réjou issait à l 'idée decou cher avec el le. Il acheva rapidement la vaissel le et eu tla chance d'être ramassé par u n camion après avoir àpeine pédalé su r cinq cents mètres. Pou rtant, alors qu 'i lpou ssait sa bicyclette pou r gagner l 'hôtel où Meggie étai tdescendu e, u ne partie de son enthou siasme fondit. Tou tesles pharmacies étaient fermées et i l n 'avait pas depréservati fs. Il s'immobil isa, regarda u ne vi trine empl iede chocolats piqu etés de vermine, ramol l is par la chaleu ret constel lés de mou ches mortes, pu is hau ssa les épau les.Ma foi , c'étai t u n risqu e à cou rir. Une nu it seu lement et,s'i l y avait u n enfant, avec u n peu de chance ce seraitpeu t-être u n garçon cette fois.

Meggie su rsau ta nerveu sement qu and el lel 'entendit frapper. El le sau ta à bas du l i t et s'approcha de

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la porte.— Qu i est là?— Lu ke.El le tou rna la clef, entrou vrit la porte et passa

derrière le battant qu and Lu ke le repou ssa. Dès qu 'i l fu tentré, el le referma soigneu sement et le considéra. Il laregardait; ses seins étaient plu s gros, plu s ronds, plu sappétissants qu e jamais. Les tétons avaient perdu leu rteinte rose pâle pou r se parer d'u n rou ge sou tenu depu is lanaissance de l 'enfant. S'i l avait eu besoin du moindrestimu lant, cette poitrine au rait largement su ffi . Ils'avança, empoigna Meggie, la sou leva et la porta su r lel i t.

Lorsqu e vint le jou r, el le ne lu i avait pas encoreadressé la parole, bien qu e le contact de cette peau satinéelu i eû t fai t atteindre u n degré de fièvre qu 'i l n 'avaitencore jamais connu ju squ e-là. Maintenant, étendu e aubord du l i t, el le lu i paraissait cu rieu sement lointaine.

Il s'étira paresseu sement, bâi l la, s'éclairci t lagorge.

— A lors, qu 'est-ce qu i t'amène à Ingham, Meg?s'enqu it-i l .

El le tou rna la tête, le considéra avec des grandsyeu x débordants de mépris.

— A lors, qu 'est-ce qu i t'amène? répéta-t-i l , u n rienirri té.

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Pas de réponse, seu lement le même regard fixe,vénéneu x, comme si el le ne vou lait même pas se donner lapeine de parler. Ridicu le après la nu it qu 'i l s venaient depasser.

Ses lèvres s'ou vrirent, el le sou rit.— Je su is venu e t'annoncer qu e je retou rnais à

Drogheda, laissa-t-el le tomber.Un instant, i l ne la cru t pas, pu is i l la regarda

avec plu s d'attention et se rendit compte qu 'el le nebadinait pas.

— Pou rqu oi? demanda-t-i l .— Je t'avais prévenu de ce qu i arriverait si tu ne

m'emmenais pas à Sydney, dit-el le.L'étonnement qu 'i l manifesta n 'étai t pas feint.— Mais, Meg, ça remonte à dix-hu it mois, et je t'ai

offert des vacances! Qu atre semaines à A therton, el lesm'ont coû té assez cher! Je ne pou vais pas me permettre det'emmener à Sydney en plu s!

— Depu is, tu es al lé à Sydney à deu x reprises, deu xfois sans moi , di t-el le avec obstination. La première fois,je peu x le comprendre pu isqu e j'attendais Ju stine, maisDieu sait qu e je serais volontiers partie en vacances aumoment de la saison des plu ies, en janvier.

— Oh, grand Dieu !— Qu el grippe-sou tu fais, Lu ke, continu a-t-el le

plu s gentiment. Tu es à la tête de vingt mil le l ivres, de

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l 'argent qu i m'appartient de plein droit, et tu lésines su rles qu elqu es malheu reu ses l ivres qu e t'au rait coû téesmon voyage à Sydney. Toi et ton argent! Tu me rendsmalade!

— Je n 'y ai pas tou ché! s'écria-t-i l . Il est à labanqu e, tou t, ju squ 'au dernier sou , et j'en ajou te tou tes lessemaines.

— Ou i , c'est bien ça. A la banqu e, là où i l seratou jou rs. Tu n 'as pas la moindre intention de le dépenser,n 'est-ce pas? Tu veu x seu lement l 'adorer, comme le veaud'or. Reconnais-le, Lu ke. Tu es avare. Et, qu i plu s est, u nfieffé imbéci le! Traiter ta femme et ta fi l le plu s mal qu edes chiens, ignorer ju squ 'à leu r existence, sans parler deleu rs besoins! Espèce d'égoïste, de bel lâtre à la manqu e, desalau d!

Blême, tremblant, i l cherchait ses mots; qu e Megse dressât contre lu i , su rtou t après la nu it qu 'i l s venaientde passer, lu i paraissait au ssi incongru qu e d'êtremortel lement mordu par u n papi l lon. L'inju stice desaccu sations qu 'el le proférait le confondait, mais i lsemblait qu e rien ne sau rait la convaincre de la pu reté deses intentions. Typiqu ement femme, el le ne voyait qu el 'apparence, incapable d'apprécier le grand dessein qu emasqu ait cel le-ci .

— Oh, Meg! s'exclama-t-i l d'u n ton qu i laissaitpercer stu péfaction, désespoir et résignation. Je ne t'ai

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jamais maltraitée, N on, absolu ment pas! Personne nepou rrait prétendre qu e j'ai été cru el envers toi . Personne!Tu as eu su ffisamment à manger, u n toit au -dessu s de tatête, tu as eu chau d...

— Oh, ou i! cou pa-t-el le. Ça, je te l 'accorde; je n 'aijamais eu si chau d de ma vie! (El le secou a la tête, éclatade rire.) A qu oi bon? C'est comme si je parlais à u n mu r.

— Je pou rrais en dire au tant!— N e t'en prive su rtou t pas, rétorqu a Meggie,

glaciale, en sau tant à bas du l i t pou r enfi ler sa cu lotte. Jene compte pas demander le divorce, reprit-el le. Je n 'ai pasl 'intention de me remarier. Si , de ton côté, tu vou laisdivorcer, tu sau rais où me trou ver. Légalement parlant,c'est moi qu i su is fau tive, n 'est-ce pas? Je t'abandonne...ou tou t au moins, c'est ainsi qu e la ju stice considérera leschoses. Toi et le ju ge, vou s pou rrez pleu rer dans le gironl 'u n de l 'au tre su r les perfidies et l 'ingrati tu de desfemmes.

— Meg, je ne t'ai jamais abandonnée, insista-t-i l .— Tu peu x garder mes vingt mil le l ivres, Lu ke.

Mais tu n 'obtiendras plu s jamais u n sou de moi . Mesrevenu s me serviront à élever Ju stine et peu t-être u nau tre enfant si j'ai de la chance.

— A lors, c'étai t ça! s'emporta-t-i l . Tou t ce qu e tucherchais, c'étai t encore u n satané mou tard, hein? C'estpou r ça qu e tu es venu e ici ... u n chant du cygne, u n peti t

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cadeau de moi qu e tu pou rras ramener à Drogheda! Uneau tre saloperie de mou flet, pas moi! Ça n 'a jamais été moi ,n 'est-ce pas? Pou r toi , je ne su is qu 'u n étalon! Bon Dieu ,qu el le farce!

— C'est sou s cet angle qu e la plu part des femmesconsidèrent les hommes, dit-el le non sans mal ice. Tuexaspères tou t ce qu 'i l y a de mau vais en moi , Lu ke, et plu squ e tu ne le comprendras jamais. Sois beau jou eu r! Je t'aigagné plu s d'argent en trois ans et demi qu e tu n 'en asobtenu de la canne à su cre. S'i l y a u n au tre enfant, tun'au ras pas à t'en préoccu per. A partir de cet instant, je neveu x plu s jamais te revoir, au ssi longtemps qu e je vivrai .

El le s'étai t rhabi l lée; el le saisi t son sac et la peti teval ise près de la porte, se retou rna, la main su r lapoignée.

— Laisse-moi te donner u n peti t consei l , Lu ke. Ilpou rra t'être u ti le si u n jou r tu mets la main su r u neau tre femme, qu and tu seras trop vieu x et trop fatigu épou r continu er à te donner à la canne... Sache qu e tuembrasses comme u n sagou in. Tu ou vres trop grand labou che, tu veu x avaler la femme en entier, comme u npython. C'est très jol i la sal ive, mais trop, ça devient de labave. (El le s'essu ya la bou che d'u n revers de la main.) Tume fais vomir, Lu ke O'N ei l l ! Lu ke O'N ei l l , l e grand c'est-moi-qu e! Tu n 'es rien du tou t!

A près son départ, i l demeu ra assis su r le bord du

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l i t, l e regard fixé su r la porte close. Pu is i l hau ssa lesépau les et commença à s'habi l ler. Opération rapide dansle Qu eensland du N ord. Seu lement u n short à enfi ler. Et,s'i l se dépêchait, i l pou rrait attraper u n camion pou rretou rner au baraqu ement en compagnie d'A rne et descopains. Ce bon viei l A rne. Ce bon vieu x camarade.L'homme est idiot. S'envoyer u ne femme, c'est bien jol i ,mais les copains, c'est au tre chose!

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LIV RE V

1938 – 1953

FEE

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Préférant n 'avertir personne de son retou r,Meggie rentra à Drogheda par le camion postal encompagnie du vieu x Blu ey Wil l iams, Ju stine dans u npanier posé su r le siège à côté d'el le. Blu ey se montraenchanté de la revoir et vivement intéressé par ses fai ts etgestes au cou rs des qu atre dernières années; pou rtant,qu and i l s se rapprochèrent du domaine, i l garda le si lencecomprenant qu 'el le sou haitai t rentrer chez el le dans u neatmosphère de paix.

Retou r au bru n et argent, retou r à la pou ssière,retou r à cette mervei l leu se pu reté et à cette au stéri té qu imanqu aient tant au Qu eensland du N ord. Pas dedébau che végétale ici , pas de décomposition accéléréepou r faire place à de nou vel les plantes, seu lement u neconstance lente comme le cycle des constel lations. Plu squ e jamais, des kangou rou s. Ravissants peti ts wi lgassymétriqu es, ronds comme des matrones, presqu e

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timides. Galahs au x ventres roses planant en grandesvagu es au -dessu s du camion. Emeu s en pleine cou rse.Lapins bondissant avec effronterie hors de la rou te dansu ne bou ffée pou dreu se et blanche. Squ elettes d'arbresmorts, décolorés, tranchant su r l 'herbe. Mirages debosqu ets se décou pant su r le lointain horizon incu rvé,entrevu s en traversant la plaine de Dibban-Dibban, alorsqu e seu les les l ignes bleu es et miroitantes de leu rs basesindiqu aient la réal i té des arbres. Le bru it qu i lu i avaittant manqu é, sans jamais imaginer qu 'i l pû t lu i manqu er: le croassement désolé des corbeau x. Les voi les vaporeu xet bru ns de la pou ssière fou ettée par le vent sec del 'au tomne évoqu ant des rideau x de plu ie sale. Et l 'herbe,l 'herbe beige argenté du grand N ord-Ou est, s'étendantju squ 'au ciel comme u ne bénédiction.

Drogheda, Drogheda! Eu calyptu s et poivriersgéants, assou pis, bou rdonnant d'abei l les. Parcs àbestiau x et bâtiments de grès jau nes, crémeu x; insol i tespelou ses vertes entou rant la grande maison, fleu rsau tomnales des jardins, giroflées et zinnias, asters etdahl ias, sou cis et chrysanthèmes, roses, et encore desroses. Le gravier de l 'arrière-cou r, Mme Smith se dressantsu r le seu i l , bou che bée, pu is riant, pleu rant, Minnie etCat arrivant en cou rant, vieu x bras nou eu x comme deschaînes au tou r de son cœu r. Car Drogheda était son foyer,et là étai t son cœu r, à jamais.

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Fee sorti t pou r voir ce qu i cau sait u n tel tapage.— Bonjou r, m'man. Je rentre à la maison.Rien n 'al téra les yeu x gris mais, éclairée par la

matu rité qu i lu i étai t venu e, Meggie comprit. M'man étaitheu reu se; seu lement, el le ne savait pas comment lemontrer.

— A s-tu qu itté Lu ke? s'enqu it Fee, estimant qu eMme Smith et les servantes avaient tou t au tant qu 'el le ledroit d'être au cou rant.

— Ou i . Je ne retou rnerai jamais au près de lu i . Ilne vou lait pas d'u n foyer, ni de ses enfants, ni de moi .

— Ses enfants?— Ou i . J'en attends u n au tre.Un concert de oh! et de ah! de la part des servantes,

et Fee donnant son opinion de cette voix mesu rée sou slaqu el le perçait de la joie.

— S'i l ne veu t pas de toi , alors tu as eu raison derentrer. N ou s nou s occu perons de toi ici .

Son ancienne chambre donnant su r l 'encloscentral , les jardins, et u ne chambre contigu ë pou rJu stine, et pou r l 'au tre enfant qu and i l arriverait. Oh,comme c'étai t bon d'être chez soi !

Bob au ssi fu t heu reu x de la voir. Il ressemblait deplu s en plu s à Paddy, u n peu voû té et nou eu x, la peaucu ite par le solei l , desséchée ju squ 'au x os. Il avait lamême et dou ce force de caractère mais, peu t-être parce

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qu 'i l n 'avait pas engendré u ne grande famil le, i l lu imanqu ait l 'atti tu de tou te paternel le de Paddy, et i lressemblait au ssi à Fee. Serein, maître de lu i , peu encl inà exprimer ses sentiments et opinions. Il doit avoir à peuprès trente-cinq ans, songea Meggie, sou dain su rprise, eti l n 'est tou jou rs pas marié. Pu is, Jack et Hu ghie semanifestèrent, répl iqu es de Bob, sans son au torité; leu rssou rires timides lu i sou haitaient la bienvenu e àDrogheda. Ce doit être ça, pensa-t-el le; s'i l s sont timides,c'est à cau se de la terre car la terre n 'a qu e faire de facondeet de mondanités. El le n 'a besoin qu e de ce qu 'i l sapportent, u n amou r si lencieu x et u ne sou mission sansfai l le.

Ce soir-là, tou s les Cleary étaient à la maison afinde décharger u n camion de céréales qu e Jims et Patsyétaient al lés chercher à la coopérative de Gi l ly .

— Je n 'ai jamais vu u ne tel le sécheresse, Meggie,expl iqu a Bob. Pas de plu ie depu is deu x ans, pas u ne seu legou tte d'eau , et ces satanés lapins cau sent encore plu s dedégâts qu e les kangou rou s. Un vrai fléau . Il s mangentplu s d'herbe qu e les mou tons et les kangou rou s réu nis! Ilva fal loir apporter des al iments dans les enclos, mais tuconnais les mou tons.

Meggie ne les connaissait qu e trop bien; des bêtesidiotes, incapables de comprendre de moins du monde oùse trou vaient des éléments de su rvie. Le peu de cervel le

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qu e l 'animal d'origine avait dû posséder étai tpratiqu ement anéanti à la su ite des sélections opéréeschez ces aristocrates de la laine. Les mou tons serefu saient à manger au tre chose qu e de l 'herbe, à larigu eu r des brou ssai l les provenant de leu renvironnement natu rel . Mais Drogheda ne disposait pasde su ffisamment de main-d'œu vre pou r cou per lesbrou ssai l les en vu e d'al imenter u n trou peau de cent mil lebêtes.

— Si je comprends bien, je pou rrai t'être u ti le, di tMeggie.

— Et comment! Si tu peu x de nou veau su rvei l lerles enclos les plu s proches, tu l ibéreras u n homme qu isera mieu x employé à cou per des brou ssai l les.

Fidèles à leu r parole, les ju meau x étaient rentrésdéfinitivement. A qu atorze ans, i l s avaient abandonnéRiverview pou r hanter les plaines de terre noire. Déjà, i l sévoqu aient Bob, Jack et Hu ghie à leu r période ju véni le,portant les vêtements qu i , progressivement,remplaçaient le vieu x drap gris et la flanel le en tantqu 'u niforme de l 'éleveu r du grand N ord-Ou est : cu lotte develou rs côtelé, chemise blanche, feu tre gris à calotte plateet à large bord, bottines de cheval s'arrêtant au -dessu s dela chevi l le et à talons plats. Seu le, la poignée de m étisaborigènes, qu i logeaient dans les bas-qu artiers de Gi l ly ,imitait les cow-boys de l 'Ou est américain en. bottes

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fantaisies à hau ts talons et immenses chapeau x. Pou r leshabitants des plaines de terre noire, u n tel accou trementrelevait d'u ne affectation ridicu le, s'apparentant à u netou t au tre cu l tu re. On ne pou vait marcher à travers lesbrou ssai l les en bottes à hau ts talons, et on était sou ventobl igé de mettre pied à terre. Qu ant au x feu tresdémesu rés, i l s étaient infiniment trop lou rds et tropchau ds.

La ju ment alezane et le hongre noir étaient morts;vides, les écu ries. Meggie affirma qu 'el le se contenteraitd'u n cheval de travai l , mais Bob al la trou ver Martin Kingpou r lu i acheter deu x demi-sang — u ne ju ment blanche àcrinière et qu eu e noires et u n hongre alezan hau t dejambes. A ssez cu rieu sement, la perte de la ju mentalezane cau sa u n choc plu s violent à Meggie qu e saséparation d'avec Ralph, réaction à retardement, commesi le fai t du départ de ce dernier s'en trou vait plu snettement sanctionné. Mais c'étai t si bon de hanter denou veau les enclos, de chevau cher accompagnée deschiens, de manger la pou ssière sou levée par les trou peau xde mou tons bêlants, d'observer les oiseau x, le ciel et laterre.

Il faisait terriblement sec. L'herbe de Droghedaavait tou jou rs réu ssi à su rvivre au x périodes desécheresse dont Meggie se sou venait mais, cette fois, i l enal lai t di fféremment. Il ne su bsistai t qu e des tou ffes

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d'herbe entre lesqu el les on distingu ait le sol noir,craqu elé en u n fin réseau de fissu res, béantes comme desbou ches assoiffées. La responsabi l i té de cet état de chosesincombait essentiel lement au x lapins. A u ' cou rs desqu atre années d'absence de Meggie, ceu x-ci s'étaientdémesu rément mu ltipl iés, bien qu 'i l s eu ssentvraisemblablement consti tu é u n fléau depu is longtemps.Mais en u n laps de temps très cou rt, leu r nombre avaitdépassé le point de satu ration. Il s pu l lu laient, partou t, etdévoraient l 'herbe précieu se.

El le apprit à poser les pièges à lapins. En dépit del 'horreu r qu 'el le ressentait à voir les charmantes peti tescréatu res broyées par les dents d'acier, el le n 'en était pasmoins trop proche de la terre pou r recu ler devant u netâche indispensable. Tu er au nom de la su rvie ne relevaitpas de la cru au té.

— Qu e le diable emporte le salau d qu i avait le maldu pays et a trou vé le moyen d'importer les premierslapins d'A ngleterre! ne cessait de répéter Bob avechargne.

Les lapins n 'étaient pas originaires d'A u stral ie etleu r importation sentimentale avait totalementbou leversé l 'équ i l ibre écologiqu e du continent,contrairement au x mou tons et au x bovins, ceu x-ci ayantfai t l 'objet d'u n élevage scienti fiqu e dès leu r introdu ctiondans le pays. Il n 'existai t au cu n prédateu r natu rel pou r

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contrôler le nombre des lapins, et les renards importés nes'accl imataient pas. L'homme devait donc s'ériger enprédateu r; mais i l y avait trop peu d'hommes et beau cou ptrop de lapins.

Qu and sa grossesse fu t su ffisamment avancéepou r qu 'el le ne pû t plu s se tenir en sel le, Meggie resta à lamaison où , en compagnie de Mme Smith , Minnie et Cat,el le s'occu pa à cou dre et à tricoter à l 'intention du peti têtre qu i s'agitai t en el le. Il (el le étai t sû re qu e ce serait u ngarçon) s'incorporait à el le plu s étroitement qu e Ju stinene l 'avait jamais fai t; el le ne sou ffrait pas de malaises nide dépression et envisageait sa mise au monde avec joie.Peu t-être Ju stine étai t-el le la cau se involontaire de cetétat de choses; à présent qu e le bébé au x yeu x pâles setransformait en u ne peti te fi l le d'u ne vive intel l igence,Meggie cédait à u ne véri table fascination devant leprocessu s de changement et l 'enfant el le-même. Il y avaitbien longtemps qu e son indifférence à l 'égard de Ju stineétait tombée et el le désirait ardemment dispenser del 'amou r à sa fi l le, l 'étreindre, l 'embrasser, rire avec el le.Certes, le fai t d'essu yer u ne rebu ffade pol ie la glaçait,mais c'est ainsi qu e Ju stine réagissait devant tou tedémonstration d'affection.

Qu and Jims et Patsy étaient revenu s à Drogheda,Mme Smith avait cru pou voir les reprendre sou s son ai le

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et el le éprou va u ne vive déception en constatant qu 'i l s lu ipréféraient les chevau chées dans les enclos. A u ssi MmeSmith se tou rna-t-el le vers la peti te Ju stine et se trou va-t-el le tou t au ssi énergiqu ement écartée qu e Meggie. Ilsemblait qu e Ju stine ne vou lait pas être étreinte,embrassée, amu sée.

El le marcha et parla tôt, à neu f mois. Une foiscapable de se déplacer su r ses peti tes jambes et même des'exprimer avec beau cou p de précision, el le traça sa voiecomme el le l 'entendait et fi t exactement tou t ce qu 'el levou lait. N on qu 'el le fû t bru yante ou effrontée, el le étai tsimplement consti tu ée d'u n métal réel lement très du r.Meggie ignorait tou t des gènes, sinon, el le au rait peu t-être réfléchi à ce qu i pou vait résu l ter d'u n mélange deCleary, A rmstrong et O'N ei l l . Brassage ne pou vant qu ecréer u n pu issant bou i l lonnement hu main.

Mais ce qu i dérou tait su rtou t chez Ju stine étai tson refu s obstiné de sou rire ou de rire. Chacu n deshabitants de Drogheda mit tou t en œu vre pou r tenterd'arracher u n sou rire à la fi l lette, mais en vain. Su r leplan de la solennité innée, Ju stine su rpassait sa grand-mère.

Le 1er octobre, alors qu e Ju stine avait exactementseize mois, le fi l s de Meggie vint au monde à Drogheda. Ilavait presqu e qu atre semaines d'avance su r les prévisionset n 'étai t donc pas attendu . A près deu x ou trois vives

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contractions, la poche des eau x se rompit, et i l fu t l ibérépar Mme Smith et Fee qu elqu es minu tes après qu e ledocteu r eu t été appelé par téléphone. Meggie eu t à peine letemps de se di later. Les dou leu rs étant rédu ites à u nminimu m, l 'épreu ve arriva si rapidement à conclu sionqu 'el le pu t être ju gée pratiqu ement inexistante; en dépitdes points de su tu re qu i se révélèrent indispensables tantla venu e de l 'enfant avait été précipitée, Meggie se sentaitmervei l leu sement bien. Totalement secs pou r Ju stine, sesseins étaient gonflés à l 'extrême. Cette fois, inu ti le d'avoirrecou rs au x biberons et au x boîtes de lai t.

Et i l étai t si beau ! Un corps long, fin , des cheveu xblonds cou ronnant son peti t crâne parfait, des yeu x bleuclair qu i ne laissaient présager au cu n changementu l térieu r. Comment au raient-i l s pu virer d'ai l leu rs?C'étaient les yeu x de Ralph. Et i l avait les mains deRalph, le nez, la bou che, et même les pieds de Ralph.L'amoral i té de Meggie lu i permettait d'être heu reu se àl 'idée qu e Lu ke eû t à peu près la même statu re, le m êmeteint et des trai ts relativement proches de ceu x de Ralph.Mais les mains du bébé, la façon dont ses sou rci ls serejoignaient, ses peti tes mèches déjà rebel les, la forme deses doigts et de ses ortei l s s'apparentaient tant à Ralph etsi peu à Lu ke... Mieu x valai t qu e personne ne se sou vîntdes caractéristiqu es propres à chacu n de ces deu xhommes.

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— Lu i as-tu choisi u n nom? s'enqu it Fee qu iparaissait fascinée par l 'enfant.

Meggie observa sa mère qu i tenait le bébé dans sesbras et el le en éprou va de la joie. M'man al lai t de nou veauaimer. Oh! peu t-être pas de la façon dont el le avait aiméFrank mais, au moins, u n sentiment l 'habiterait.

— Je vais l 'appeler Dane.— Qu el nom bizarre! Pou rqu oi? Est-ce u n prénom

cou rant dans la famil le O'N ei l l? Je croyais pou rtant qu etu en avais fini avec les O'N ei l l .

— Ça n 'a rien à voir avec Lu ke. C'est son nom qu e jelu i donne, pas celu i de qu elqu 'u n d'au tre. J'ai horreu r desprénoms en u sage dans u ne famil le, c'est u n peu commesi on sou haitai t accoler u n morceau d'individu existantdéjà à la personnal i té d'u n nou veau -né. J'ai appelé mafi l le Ju stine simplement parce qu e ce prénom me plaisait,et j'appel le mon fi l s Dane pou r la même raison.

— Ma foi , ça sonne bien, reconnu t Fee.Les trai ts de Meggie se tirèrent en u ne grimace;

ses seins gorgés de lai t la lancinaient.— Tu ferais bien de me le donner, M'man. Oh,

j'espère qu 'i l a faim, très faim! Pou rvu qu e le vieu x Blu eyn'ou bl ie pas le tire-lai t! A u trement, tu seras obl igéed'al ler à Gi l ly pou r en rapporter u n.

Il avait faim; i l aspira avec tant de force qu e lespeti tes gencives serrées su r le bou t de sein

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commu niqu èrent u ne dou leu r à la jeu ne mère. Encontemplant le bébé, yeu x clos au x ci l s sombres pai l letésd'or, sou rci ls du veteu x, minu scu les jou és gou lu es, Meggiesenti t monter en el le u n amou r si violent qu 'el le enéprou va u ne sorte de sou ffrance, plu s vive qu e nepou rraient jamais lu i cau ser les tétées.

Il me comble; i l fau t qu 'i l me comble pu isqu e je nepou rrai jamais avoir rien d'au tre. Mais, par Dieu ! Ralphde Bricassart, en raison même de ce Dieu qu e tu aimesplu s qu e moi , tu ne sau ras jamais ce qu e je t'ai volé — et cequ e je lu i ai volé. Je ne te parlerai jamais de Dane. Oh, monenfant! El le le déplaça su r les orei l lers pou r l 'instal lerplu s confortablement au creu x de son bras, pou r mieu xvoir le parfait peti t visage. Mon enfant! Tu es à moi , et jene te confierai jamais à qu i qu e ce soit, su rtou t pas à tonpère qu i est prêtre et ne peu t te reconnaître. N 'est-ce pasmervei l leu x?

Le bateau accosta à Gênes au débu t d'avri l .L'archevêqu e de Bricassart débarqu a dans u ne Ital ieembrasée par le printemps méditerranéen et i l pri t letrain à destination de Rome. S'i l en avait formu lé le désir,le V atican lu i au rait envoyé u ne voitu re avec chau ffeu rpou r le condu ire à Rome. Mais i l craignait de sentirl 'Egl ise se refermer de nou veau su r lu i et i l sou haitai trepou sser le moment de l 'épreu ve au ssi longtemps qu e

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possible. La V i l le éternel le. El le porte bien son nom,songea-t-i l en regardant, à travers la glace du taxi ,campaniles et dômes, places émail lées de pigeons,fontaines majestu eu ses, colonnes romaines dont les basess'enfonçaient profondément dans les siècles. Pou r lu i ,tou t cela présentait peu d'intérêt. Seu l lu i importait leV atican avec ses somptu eu ses sal les de réception, sesau stères appartements privés.

Un moine dominicain, vêtu de bu re blanche etnoire, le précéda le long des grands hal ls de marbre, àtravers mou lt statu es de bronze et de pierre qu i n 'au raientpas déparé u n mu sée, se détachant su r de grandesfresqu es s'apparentant à Giotto, Raphaël , Botticel l i et FraA ngel ico. Il traversa la sal le de réception d'u n grandcardinal et, sans au cu n dou te, la riche famil le di Contini-V erchese s'étai t montrée l ibérale pou r rehau sser le décordes appartements de son au gu ste rejeton.

Dans u ne pièce ivoire et or qu i mettait en valeu rles cou leu rs des tapisseries et des tableau x, les meu bles etles tapis venu s de France ainsi qu e les tou ches de pou rprequ i se détachaient çà et là, se tenait V ittorio Scarbanza,cardinal di Contini-V erchese. La peti te main l isse, ornéedu scinti l lant ru bis, se tendit vers Ralph en. u n geste debienvenu e; heu reu x de pou voir baisser les yeu x,l 'archevêqu e de Bricassart traversa la sal le, s'agenou i l laet saisi t les doigts pou r embrasser l 'anneau . Et i l pressa

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sa jou e contre la main, sachant qu 'i l ne pou rrait mentir,bien qu 'i l en ai t eu l 'intention ju squ 'à l 'instant où seslèvres avaient effleu ré ce symbole de pou voir spiri tu el ,d'au torité temporel le.

Le cardinal di Contini-V erchese posa son au tremain su r l 'épau le cou rbée, congédia le moine d'u n signede tête pu is, tandis qu e la porte se refermait dou cem ent,ses doigts qu ittèrent l 'épau le, se posèrent su r les cheveu xfou rnis, les caressèrent tendrement. Les bou cles avaientsu bi l 'épreu ve du temps; bientôt, el les ne seraient plu snoires et leu r cou leu r rejoindrait cel le du fer. L'échinécou rbée se raidit, les épau les se redressèrent etl 'archevêqu e de Bricassart leva les yeu x vers le visage deson maître.

A h, i l y avait bien eu changement! La bou ches'étai t étirée; el le avait connu la dou leu r et se révélai tplu s vu lnérable; les yeu x, tou jou rs au ssi beau x decou leu r et de forme, n 'en étaient pas moins très di fférentsde ceu x qu 'i l se rappelait. Le cardinal di Contini-V ercheseavait tou jou rs imaginé les yeu x de Jésu s bleu s et, commeceu x de Ralph, calmes, al lant au -delà de ce qu 'i l voyait etdonc en mesu re de tou t englober, de tou t comprendre.Mais peu t-être s'agissait-i l d'u ne fantaisie de sonimagination. Comment pou rrait-on percevoir lessou ffrances de l 'hu manité et sou ffrir soi-même sans qu ecela ne se reflète dans les yeu x?

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— V enez vou s asseoir, Ralph.— V otre Eminence, je vou drais me confesser.— Plu s tard, plu s tard! Tou t d'abord, nou s avons à

parler, et en anglais. De nos jou rs, les mu rs ont desorei l les mais, grâces en soient rendu es à notre dou x Jésu s,peu d'orei l les entendent l 'anglais. A sseyez-vou s, Ralph, jevou s en prie. Oh, comme c'est bon de vou s voir! V os sagesconsei ls, votre logiqu e, votre conception parfaite del 'amitié m'ont manqu é. On ne m'a jamais adjoint qu i qu ece soit pou r lequ el je pu isse éprou ver ne serait-ce qu 'u neinfime parcel le de la sympathie qu e je vou s porte.

Il pou vait percevoir le mécanisme de son cerveauen train de se pl ier, déjà, au cérémonial ; même sespensées revêtaient u n tou r plu s gu indé. Mieu x qu e laplu part des individu s, Ralph de Bricassart savaitcombien u n être change selon la compagnie, ju squ e danssa façon de parler. Pas, pou r les orei l les en qu estion,l 'anglais popu laire et cou rant. Et i l s'assi t dans u nfau teu i l proche, ju ste en face de la forme menu e, vêtu e depou rpre moirée à la cou leu r changeante et pou rtantimmu able, d'u ne propriété tel le qu e les bords se fondaientau cadre ambiant plu tôt qu 'i l s ne s'en détachaient.

L'atroce lassi tu de qu 'i l avait connu e depu is dessemaines semblait lu i peser u n peu moins su r lesépau les; i l se demandait pou rqu oi i l avant tant redou técette rencontre alors qu 'au fond du cœu r i l devait savoir

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qu 'i l serait compris, pardonné. Mais là n 'étai t pas laqu estion, pas du tou t. Il se débattait contre sa proprecu lpabi l i té, le fai t d'avoir fai l l i , de se révéler moindre qu ece qu 'i l avait aspiré à être, dé décevoir u n homme qu is'étai t intéressé à lu i , se montrant extraordinairementbon, u n ami véri table. Il se sentait cou pable en affrontantcette présence pu re alors qu e lu i-même n 'était plu s u npu r.

— Ralph, nou s sommes prêtres, mais passeu lement prêtres; nou s ne pou vons échapper à notredestin en dépit de notre soi f d'absolu . N ou s sommes deshommes avec les faiblesses et les défau ts des hommes.Rien de ce qu e vou s pou rriez me dire ne sau rait al térerl 'image qu e je me su is fai te de vou s au cou rs des annéesqu e nou s avons passées ensemble; rien de ce qu e vou spou rriez me dire ne sau rait vou s amoindrir à mes yeu x etternir l 'amitié qu e je vou s porte. De nombreu ses annéesdu rant, j'ai su qu e vou s n 'aviez pas pris conscience denotre faiblesse intrinsèqu e, de notre condition d'hom me,mais je savais qu e vou s y viendriez car nou s y venonstou s. Même le Saint-Père qu i est le plu s hu mble et le plu shu main de nou s tou s.

— J'ai rompu mes vœu x, V otre Eminence. Ce n 'estpas aisément pardonnable. C'est u n sacri lège.

— V ou s avez rompu le vœu de pau vreté i l y a biendes années, qu and vou s avez accepté le legs de Mary

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Carson. Cela nou s laisse la chasteté et l 'obéissance, n 'est-ce pas?

— A lors, tou s trois sont rompu s. V otre Eminence.— Je sou haiterais qu e vou s m'appel iez V ittorio

comme au trefois! Je ne su is pas choqu é, Ralph, ni déçu .Tel le étai t la volonté de Dieu , et je crois qu e vou s aviezpeu t-être u ne grande leçon à apprendre qu i ne pou vaitêtre assimilée de façon moins destru ctrice. Les voies duSeigneu r sont impénétrables. Mais je pense qu e vou sn'avez pas agi à la légère, qu e vou s n 'avez pas rejeté vosvœu x sans lu tter. Je vou s connais bien. Je sais qu e vou sêtes fier, très imbu de votre état de prêtre, très conscientde votre soi f d'absolu . Il est possible qu e vou s ayez eubesoin de la leçon en qu estion pou r rabaisser votreorgu ei l , vou s faire comprendre qu e vou s êtes avant tou tu n homme et, en conséqu ence, pas au ssi pétri d'absolu qu evou s le pensiez. N 'est-ce pas le cas?

— Si . Il me manqu ait l 'hu mil i té, et j'ail 'impression qu e, d'u ne certaine façon, j'aspirais à êtreDieu . J'ai péché gravement et sans la moindre excu se. Jene peu x me pardonner, alors comment pou rrais-je espérerle pardon divin?

— Encore l 'orgu ei l , Ralph, l 'orgu ei l ! Il ne vou sappartient pas de pardonner, ne le comprenez-vou s pasencore? Seu l Dieu peu t pardonner. Dieu seu lement! Et i lpardonnera si le repentir est sincère. Il a pardonné des

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péchés beau cou p plu s graves à de grands saints comme àde grands scélérats. Croyez-vou s qu e Lu cifer ne soit pasu n pardonné? Il l 'a été dès l 'instant de sa rébel l ion. Sondestin, en tant qu e prince de l 'enfer, est son œu vre, pascel le de Dieu . N e l 'a-t-i l pas déclaré? « Mieu x vau t régneren enfer qu e servir au ciel ! » Car i l ne pou vait vaincre sonorgu ei l , i l ne pou vait su pporter l 'idée de sou mettre savolonté à la volonté de qu elqu 'u n d'au tre, même si cequ elqu 'u n était Dieu . Je ne veu x pas vou s voir commettrela même erreu r, mon très cher ami, L'hu mil i té étai t laseu le qu al i té qu i vou s manqu ait, et c'est la qu al i téessentiel le d'u n grand saint... ou d'u n grand homme. Tantqu e vou s n 'au rez pas abandonné le pardon à Dieu , vou sn'au rez pas acqu is l 'hu mil i té véri table.

Le visage énergiqu e se crispa.— Ou i , je sais qu e vou s avez raison. Je dois

accepter ce qu e je su is sans qu estion, m'efforcersimplement de m'amél iorer sans éprou ver l 'orgu ei l de cequ e je su is. Je me repens; je me confesserai donc etattendrai le pardon. Je me repens réel lement, amèrement.

Il sou pira; ses yeu x trahissaient le confl i t qu il 'agitai t mieu x qu e ses paroles mesu rées ne pou vaientl 'exprimer, tou t au moins dans cette pièce.

— Et pou rtant, V ittorio, en u n sens, je ne pou vaisagir au trement. Ou je la détru isais, ou je prenais su r moila destru ction. Su r le moment, i l m 'a semblé ne pas avoir

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le choix parce qu e je l 'aime sincèrement. Ce n 'étai t pas safau te si je m'étais tou jou rs refu sé à prolonger l 'amou r su rle plan physiqu e. Son sort devenait plu s important qu e lemien, voyez-vou s. Ju squ 'à cet instant, je m'étais tou jou rsplacé au -dessu s d'el le parce qu e j'étais prêtre et qu e je laconsidérais comme u n être de moindre importance. Maisj'ai compris qu e j'étais responsable de ce qu 'el le est...J'au rais dû me détou rner d'el le qu and el le étai t enfant,mais je n 'en ai rien fai t. Je l 'abri tais dans mon cœu r etel le le savait. Si je l 'en avais sincèrement arrachée, el lel 'au rait su au ssi , et j'au rais perdu tou te influ ence su rel le. (Il sou rit.) V ou s voyez qu e j'ai tou t l ieu de merepentir. Je me su is essayé à u ne peti te créationpersonnel le.

— C'était la Rose?L'archevêqu e de Bricassart rejeta la tête en

arrière; ses yeu x se fixèrent su r le plafond au x mou lu resdorées, tou rmentées, s'accrochèrent au lu stre baroqu e enverre de Mu rano.

— A u rait-i l pu s'agir de qu elqu 'u n d'au tre? El leest mon u niqu e tentative de création.

— Et n 'en sou ffrira-t-el le pas, la Rose? N e lu iavez-vou s pas cau sé plu s de mal ainsi qu 'en larepou ssant?

— Je ne sais pas, V ittorio. Comme je vou drais lesavoir! Su r le moment, i l m 'a semblé impossible d'agir

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au trement. Je ne su is pas dou é de la prescience deProméthée, et l 'émotion dont on est l 'objet en de telsinstants influ e su r le ju gement. D'ai l leu rs, c'estsimplement... arrivé! Mais je crois qu e je lu i ai peu t-êtredonné ce dont el le avait le plu s besoin, la reconnaissancede son identi té en tant qu e femme. Je ne veu x pas direqu 'el le ne savait pas qu 'el le étai t femme mais, moi , je ne lesavais pas. Si je l 'avais rencontrée en tant qu e femme lapremière fois, les choses au raient peu t-être été éclairéesd'u n jou r di fférent, mais je l 'ai connu e en tant qu 'enfant.

— V ou s paraissez faire preu ve de su ffisance,Ralph, et ne pas être encore prêt au pardon. C'estdou lou reu x, n 'est-ce pas? Dou lou reu x de vou s être montrésu ffisamment hu main pou r céder à u ne faiblessehu maine. A vez-vou s réel lement agi dans u n tel esprit denoble sacri fice?

A vec u n su rsau t, i l regarda dans les yeu xsombres et s'y vi t reflété en deu x minu scu les figu res au xproportions insignifiantes.

— N on, reconnu t-i l . Je su is homme et en tantqu 'homme j'ai décou vert avec el le u n plaisir insou pçonné.J'ignorais qu e le contact d'u ne femme fû t tel , ou qu 'i l pû têtre sou rce d'u ne joie au ssi profonde. Je ne vou lais jamaisla qu itter, pas seu lement à cau se de son corps, maissimplement parce qu e j'aimais être avec el le... lu i parler,ne pas lu i parler, manger la nou rri tu re qu 'el le préparait,

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lu i sou rire, partager ses pensées. El le me manqu era au ssilongtemps qu e je vivrai .

Qu elqu e chose apparu t dans le visage ascétiqu e,au teint brou i l lé, qu i , assez inexpl icablement, lu i rappelales trai ts de Meggie au moment de leu r séparation; lereflet d'u n fardeau spiri tu el dont u n au tre se charge, lafermeté d'u n caractère capable d'al ler de l 'avant en dépitde sa dou leu r, de ses chagrins, de sa peine. Qu e savait-i l ,le cardinal vêtu de soie pou rpre dont le seu l penchanthu main semblait se l imiter à sa langou reu se chatteabyssinienne?

— Je su is incapable de me repentir de ce qu 'el lem'a apporté, reprit Ralph devant le si lence de SonEminence. Je me repens d'avoir rompu des vœu xsolennels et i rrévocables. Jamais je ne pou rrai aborder lesdevoirs de ma charge sou s le même jou r, avec le mêmezèle. De cela, je me repens amèrement. Mais en ce qu iconcerne Meggie...?

L'expression de son visage en proférant le nomincita le cardinal di Contini-V erchese à se détou rner pou rse col leter avec ses propres pensées.

— Me repentir en ce qu i concerne Meggie el le-même équ ivau drait à l 'assassiner, pou rsu ivit Ralph enportant à ses yeu x u ne main lasse. Je ne sais pas si je su istrès clair ni même si mes paroles reflètent fidèlement mapensée. Il me paraîtra tou jou rs impossible d'exprimer par

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des mots ce qu e je ressens pou r Meggie.Il se pencha légèrement dans son fau teu i l qu and

le cardinal reporta les yeu x su r lu i et observa ses imagesju mel les qu i semblaient s'ampl i fier qu elqu e peu . Les yeu xde V ittorio évoqu aient des miroirs; i l s reflétaient ce qu 'i l svoyaient sans au toriser le moindre regard su r ce qu 'i l srecelaient profondément. Les yeu x de Meggie, aucontraire, accu ei l laient le regard qu i pou vait la sonderju squ 'à l 'âme.

— Pou r moi , Meggie est u ne bénédiction, laissa-t-i l tomber. El le représente u n vase sacré, u ne au tre sortede sacrement.

— Ou i , je comprends, acqu iesça le cardinal avecu n sou pir. Il est bon qu e vou s éprou viez u n tel sentiment.Je crois qu 'au x yeu x de N otre-Seigneu r cela atténu era lafau te. Pou r votre bien, je vou s consei l le de vou s confesserau père Giorgio, pas au père Gu i l lermo. Le père Giorgio nese méprendra pas su r vos sentiments et vos raisons. Ildécèlera la véri té. Le père Gu i l lermo est moins intu iti f, eti l risqu erait de ju ger discu table votre véri table repentir.(Un sou rire léger jou a su r ses lèvres fines comme u neombre fu gitive.) Eu x au ssi sont des hommes, mon cherRalph, des hommes qu i entendent les confessions desgrands. N e l 'ou bl iez jamais. Ce n 'est qu e dans le cadre deleu r prêtrise qu 'i l s agissent comme les réceptacles deDieu . Pou r tou t le reste, ce sont des hommes. Et le pardon

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qu 'i l s accordent vient de Dieu , mais les orei l les qu iécou tent et ju gent appartiennent à des hommes.

Un cou p discret fu t frappé à la porte; le cardinal diContini-V erchese garda le si lence et observa le plateau duthé qu e l 'on venait déposer su r u ne table Bou l le.

— V ou s voyez, mon cher Ralph, depu is mon séjou ren A u stral ie, je m'adonne à l 'habitu de du thé de l 'après-midi . On le prépare très bien dans nos cu isines, mais cen'était pas le cas au débu t. (Il leva la main lorsqu el 'archevêqu e de Bricassart esqu issa u n geste vers lathéière.) N on, laissez. Je le servirai moi-même. Çam'amu se de jou er les maîtresses de maison.

— J'ai aperçu u n grand nombre de chemisesnoires dans les ru es de Gênes et de Rome, remarqu a Ralphen regardant son su périeu r verser le thé.

— Les cohortes du Du ce. N ou s devrons faire face àu ne époqu e très di ffici le, mon cher Ralph. Le Saint-Pèreexige qu 'i l n 'y ai t au cu ne ru ptu re entre l 'Egl ise et legou vernement sécu l ier de l 'Ital ie, et i l a raison, comme entou tes choses. Qu el qu e soit le dérou lement desévénements, nou s devons rester l ibres afin de prendresoin de tou s nos fidèles, même si ceu x-ci devaient êtreséparés par u ne gu erre et se combattre les u ns les au tres,au nom d'u n même dieu . Qu el qu e soit le penchant denotre cœu r et de nos sentiments, nou s devons tou jou rsnou s efforcer de garder l 'Egl ise au -dessu s de la mêlée, des

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idéologies pol i tiqu es et des controverses internationales.J'ai vou lu qu e vou s soyez attaché à ma personne parce qu eje sais qu e l 'expression de votre visage ne trahira jamaisvos pensées qu el qu e soit ce à qu oi vou s serez confronté, etparce qu e je sais au ssi qu e vou s êtes u n diplomate-né.

Ralph esqu issa u n sou rire triste.— V ou s favorisez ma carrière à mon corps

défendant, n 'est-ce pas? Je me demande ce qu 'i l seraitadvenu de moi si je ne vou s avais pas rencontré.

— Oh! vou s seriez devenu archevêqu e de Sydney,poste agréable et important, assu ra Son Eminence avecu n sou rire éclatant. Mais i l ne nou s appartient pas dechoisir les voies qu 'empru nteront nos vies. N ou s nou ssommes rencontrés parce qu 'i l devait en être ainsi , demême qu e nou s devons maintenant œu vrer ensemblesou s la direction du Saint-Père.

— Je ne vois pas la réu ssite au bou t du chemin,déclara l 'archevêqu e de Bricassart. J'ai l 'impression qu ele résu l tat sera celu i de l 'impartial i té, comme tou jou rs.Personne ne nou s approu vera, et tou t le monde nou scondamnera.

— Je le sais, et Sa Sainteté le sai t au ssi . Mais nou sne pou vons agir au trement. Et rien n 'empêchera qu 'aufond du cœu r nou s pri ions pou r la chu te rapide du Du ce etdu Fü hrer.

— Croyez-vou s réel lement à la gu erre?

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— Je ne vois au cu ne possibi l i té de l 'évi ter.La chatte de Son Eminence abandonna le coin

ensolei l lé où el le avait dormi et sau ta su r les genou xru ti lants de son maître, avec u n peu moins de sou plessecar el le étai t viei l le.

— A h, Sheba! Dis bonjou r à notre viei l ami Ralphqu 'i l t'arrivait de me préférer.

Les sataniqu es yeu x jau nes considérèrentl 'archevêqu e de Bricassart avec hau teu r et se fermèrent.Les deu x hommes rirent.

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Drogheda possédait u n apparei l de T.S.F. Leprogrès avait fini par investir Gi l lanbone sou s formed'u ne station de radiodiffu sion, et, enfin, i l existai t u nconcu rrent à la l igne de téléphone commu ne pou r divertirles habitants de la région. En soi , le poste de T.S.F., revêtud'u ne ébénisterie de noyer, étai t u n objet assez laid; i ltrônait su r le ravissant secrétaire du salon et sa sou rced'énergie, u ne batterie d'au tomobile, étai t dissimu léedans la partie inférieu re du meu ble.

Chaqu e matin, Fee, Meggie et Mme Smith entou rnaient le bou ton afin d'écou ter les nou vel lesrégionales et le bu l letin météorologiqu e; chaqu e soir, Feeet Meggie branchaient l 'apparei l pou r entendre lesnou vel les nationales. Comme i l étai t étrange d'êtreimmédiatement rel ié avec l 'extérieu r, d'entendre parlerdes inondations, des incendies, de précipitationsplu vieu ses su rvenu es dans chaqu e coin du pays, d'u neEu rope inqu iète, de la pol i tiqu e au stral ienne, sans avoirrecou rs à Blu ey Wil l iams et à ses jou rnau x périmés.

Lorsqu e le jou rnal de la chaîne nationale deradiodiffu sion annonça le vendredi 1er septembre 1939qu 'Hitler avait envahi la Pologne, seu les Meggie et Fee se

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trou vaient à la maison pou r l 'entendre et ni l 'u ne nil 'au tre, ne prêta attention à la nou vel le. On s'y attendaitdepu is des mois; d'ai l leu rs, l 'Eu rope était à l 'au tre bou t dumonde. Rien à voir avec Drogheda, le centre de l 'u nivers.Mais le dimanche 3 septembre, tou s les hommes étaientrentrés des enclos pou r entendre la messe dite par le pèreWatty Thomas et, eu x, s'intéressaient à l 'Eu rope. N i Fee niMeggie n 'avaient songé à leu r faire part des nou vel les duvendredi; de son côté, le père Watty , qu i au rait pu leu r enparler, étai t rapidement parti pou r N arrengang.

Comme à l 'accou tu mée, le poste de T.S.F. fu tbranché ce soir-là afin d'écou ter les nou vel les nationales.Mais en l ieu et place du ton incisi f de l 'habitu el speaker àl 'accent d'Oxford, s'éleva la voix dou ce et typiqu ementau stral ienne du Premier ministre, Robert GordonMenzies.

« Mes chers compatriotes, j'ai le pénible devoir devou s informer officiel lement des conséqu encesqu 'entraîne l 'invasion de la Pologne perpétrée parl 'A l lemagne à laqu el le la Grande-Bretagne vient dedéclarer la gu erre; de ce fai t, l 'A u stral ie se trou ve au ssiimpl iqu ée dans le confl i t...

« Il apparaît clairement qu e l 'ambition d'Hitler nese l imite pas au rassemblement des peu ples germaniqu essou s u ne même bannière, mais bien qu 'i l v ise à étendre sadomination su r tou s les pays qu 'i l pou rra contraindre par

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la force. Si les nations l ibres ne s'opposaient pas à sonprojet, i l n 'y au rait plu s en Eu rope et dans le mondeau cu ne sécu rité... Il va de soi qu e la position prise par laGrande-Bretagne est partagée par la total i té des peu plesde l 'Empire bri tanniqu e...

« N otre résistance et cel le de la mère patrie serontrenforcées par notre produ ction, la pou rsu ite de nosoccu pations et de notre commerce, la coopération de tou s àl 'effort de gu erre car c'est là notre force. Je sais qu 'en dépitde l 'émotion qu i nou s étreint en cette minu te, l 'A u stral ieest prête à al ler ju squ 'au bou t...

« Fasse qu e Dieu , dans sa grande bonté et samiséricorde, dél ivre bientôt le monde de l 'angoisse danslaqu el le les peu ples l ibres sont plongés. »

Dans le salon, su ivi t u n long si lence qu e vintrompre u ne al locu tion de N evi l le Chamberlain qu is'adressait au x peu ples bri tanniqu es par le canal desondes cou rtes; Fee et Meggie dévisageaient les hommes.

— En comptant Frank, nou s sommes six, laissatomber Bob dans le si lence compact. Tou s, Frank mis àpart, sommes considérés comme fermiers; de ce fai t nou sne serons pas appelés. Su r les ou vriers-éleveu rs dont nou sdisposons actu el lement, j'estime qu e six vou dront partiret qu e deu x préféreront rester.

— Je veu x m'engager! s'écria Jack, les yeu xbri l lants.

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— Moi au ssi , renchérit Hu ghie.— Et nou s deu x au ssi ! affirma Jims pou r son

compte personnel et celu i de Patsy, mu et comme àl 'accou tu mée.

Mais tou s gardaient les yeu x rivés su r Bob, lepatron.

— N ou s devons nou s montrer raisonnables,déclara Bob. La laine est u ne matière premièreindispensable à l 'effort de gu erre, et pas seu lement pou rles vêtements; on l 'u ti l ise dans la fabrication desmu nitions et explosi fs et pou r tou tes sortes de tru csbizarres dont nou s ne

— sommes pas au cou rant. Par ai l leu rs, nou sdisposons de bétai l pou r le ravitai l lement et de mou tonspou r la fou rnitu re de peau x, col le, su i f, lanol ine... tou sprodu its de première nécessi té dans u ne gu erre.

« N ou s ne pou vons donc pas partir et abandonnerDrogheda, qu el qu 'en soit notre désir. A vec la gu erre, i lsera probablement très di ffici le de remplacer les ou vriersqu e nou s perdrons. La sécheresse en est à sa troisièmeannée; nou s en sommes rédu its à cou per les brou ssai l leset les lapins nou s font tou rner en bou rriqu es. Pou r lemoment, notre devoir consiste à rester ici , à Drogheda, pastrès exal tant en comparaison des champs de batai l le,mais tou t au ssi nécessaire. N ou s sommes plu s u ti les ici .

Les visages mascu l ins s'affaissaient, ceu x des

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femmes s'i l lu minaient.— Et qu e se passera-t-i l si la gu erre du re plu s

longtemps qu e semble le croire ce bon vieu x Robert laFonte? s'enqu it Hu ghie, donnant au Premier ministre sonsobriqu et national .

Bob s'abîma dans la réflexion; les rides de sonvisage tanné se creu sèrent encore plu s profondément.

— Si les choses tou rnent plu s mal et si ça du revraiment longtemps, j'estime qu e, tant qu e nou s au ronsdeu x ou vriers, nou s pou rrons voir partir deu x Cleary,mais u niqu ement si Meggie est prête à reprendre le col l ieret à s'occu per des enclos les plu s proches. Ce seraitru dement du r et, en temps normal , nou s n 'au rions pas lamoindre chance de nou s en tirer mais, avec cettesécheresse, je su ppose qu e cinq hommes et Meggietravai l lant sept jou rs par semaine pou rraient assu rer lerou lement de Drogheda. Pou rtant, c'est beau cou pdemander à Meggie avec ses deu x gosses en bas âge.

— Sois tranqu i l le, Bob; s'i l l e fau t, je tiendrai lecou p, assu ra Meggie. Mme Smith ne rechignera pas si jelu i demande de se charger de Ju stine et de Dane. Dès qu etu ju geras qu 'on a besoin de moi pou r maintenir laprodu ction de Drogheda, je me chargerai des enclosintérieu rs.

— A lors, ce serait nou s les deu x hommes dontDrogheda pou rrait se passer! s'écria Jims en sou riant.

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— N on, c'est Hu ghie et moi! intervint vivementJack.

— Logiqu ement, ce devrait être Jims et Patsy,laissa lentement tomber Bob. Ce sont les plu s jeu nes et lesmoins expérimentés dans l 'élevage alors qu 'en tant qu esoldats nou s sommes tou s des bleu s. Mais vou s ou bl iezqu e vou s venez tou t ju ste d'avoir seize ans, les gars.

— A vant qu e la si tu ation n 'empire, nou s enau rons dix-sept, rétorqu a Jims. N ou s faisons plu s vieu xqu e notre âge et nou s n 'au rons au cu ne di fficu l té pou rnou s engager avec u ne lettre de toi certi fiée par HarryGou gh.

— En tou t cas, pou r le moment, personne ne part!N ou s al lons voir si nou s ne pou vons pas obtenir u ne plu sforte produ ction de Drogheda malgré cette mau ditesécheresse et ces saloperies de lapins.

Meggie se gl issa sans bru it hors de la pièce etmonta ju squ 'à la chambre des enfants. Chacu n dans sonpeti t l i t peint en blanc, Dane et Ju stine dormaient. El lepassa devant sa fi l le et se pencha su r son fi l s qu 'el lecontempla longu ement.

— Dieu merci , tu n 'es encore qu 'u n bébé,mu rmu ra-t-el le.

Près d'u ne année s'écou la avant qu e la gu erre nefî t intru sion dans le peti t u nivers de Drogheda; u ne année

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au cou rs de laqu el le, u n à u n, les ou vriers qu ittèrent ledomaine, les lapins continu èrent à se mu ltipl ier, et qu ivit Bob se débattre vai l lamment afin qu e les registres dela propriété fissent état d'u n effort de gu erre valable.Mais, au débu t de ju in 1940, on apprit qu e le corpsexpéditionnaire bri tanniqu e avait dû être évacu é del 'Eu rope continentale à Du nkerqu e; des volontaires pou rla deu xième force impériale au stral ienne se ru èrent parmil l iers vers les centres de recru tement; Jims et Patsy setrou vaient parmi eu x.

Qu atre années à chevau cher dans les enclos partou s les temps avaient endu rci les visages et les corps desju meau x qu i n 'avaient plu s rien de ju véni le; par contre,i l s atteignaient ce stade calme, sans âge, avec des rides aucoin des yeu x, de profonds si l lons cou rant le long du nezju squ 'à la bou che. Il s présentèrent leu rs lettres et fu rentenrôlés sans commentaires. Les brou ssards étaient bienvu s. Généralement, i l s tiraient bien, savaient obéir au xordres et se montraient coriaces.

Jims et Patsy s'étaient engagés à Du bbo, mais i l sfu rent affectés au camp d'entraînement d'Inglebu rn,dans la banl ieu e de Sydney, et tou te la famil le lesaccompagna lorsqu 'i l s prirent le train du soir. CormacCarmichael , le plu s jeu ne fi l s d'Eden, se trou vait dans leconvoi pou r la même raison, lu i au ssi envoyé au campd'Inglebu rn. Les deu x famil les firent embarqu er leu rs

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rejetons confortablement dans u n compartiment depremière classe et piétinèrent gau chement su r place,gri l lant de se laisser al ler au x larmes et au x embrassadesafin d'avoir u n sou venir chaleu reu x à conserver, mais cessentiments étaient étou ffés par la cu rieu se répu gnance,tou te bri tanniqu e, de céder à u ne manifestationd'émotion. La grosse locomotive à vapeu r hu lu lalu gu brement, le chef de gare porta le si fflet à ses lèvres.

N on sans u ne certaine gêne, Meggie se penchapou r embrasser ses frères su r la jou e, pu is el le agit demême avec Cormac, ressemblant comme deu x gou ttesd'eau à son frère aîné, Connor. Bob, Jack et Hu ghieserrèrent la main au x trois jeu nes gens; Mme Smith , enlarmes, fu t la seu le à se l ivrer au x embrassades et au xépanchements au xqu els tou s au raient sou haité se laisseral ler. Eden Carmichael , sa femme et sa fi l le, tou jou rs jol iebien qu 'el le ne fû t plu s de la première jeu nesse, sepl ièrent au x même formal i tés. Pu is, chacu n s'éloigna dubord du qu ai tandis qu e le train se mettait en branle avecqu elqu es su rsau ts et s'éloignait lentement.

— A u revoir! A u revoir! criai t-on de tou tes parts.Et d'agiter de grands mou choirs blancs ju squ 'à ce

qu e le convoi ne fû t plu s qu 'u ne traînée de fu méemiroitante dans le cou cher du solei l .

Ensemble, ainsi qu 'i l s l 'avaient demandé, Jims etPatsy fu rent affectés à la 9e division au stral ienne après

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u n entraînement sommaire et envoyés en Egypte audébu t de 1941, ju ste à temps pou r prendre part au xcombats de Benghazi . Le général Erwin Rommel , qu ivenait d'être nommé en A friqu e, avait jeté les formidablesforces de l 'A xe dans la batai l le et renversé la si tu ationgrâce à u ne su ite de mou vements tou rnants effectu és enA friqu e du N ord. Et tandis qu e les forces bri tanniqu esbattaient ignominieu sement en retraite sou s la pressionde l 'A frika Korps ju squ 'en Egypte, la 9e divisionau stral ienne reçu t l 'ordre d'occu per et de tenir Tobrou k,poste formant enclave dans le terri toire tenu par l 'A xe. Ceplan pu t être mené à bien parce qu e la région était encoreaccessible par mer et pou vait être ravitai l lée au ssilongtemps qu e les navires bri tanniqu es croiseraient enMéditerranée. Les Rats de Tobrou k se terrèrent dix moisdu rant et su birent assau t su r assau t car Rommelengageait sporadiqu ement le gros de ses trou pes pou r lesdéloger, mais sans su ccès.

— Est-ce qu e tu sais ce qu e tu branles ici?demanda le soldat de deu xième classe Col Stu art enléchant le papier de la cigarette qu 'i l venait de rou ler.

Le sergent Bob Mal loy repou ssa su ffisamment lechapeau à large bord relevé su r le côté des forcesau stral iennes pou r mieu x voir son interlocu teu r.

— Oh, merde! se contenta-t-i l de répondre avec u nsou rire à la qu estion si sou vent posée.

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— C'est tou jou rs mieu x qu e de traîner ses gu êtresdans cette pu tain de cagna, remarqu a le soldat JimsCleary en tirant u n peu su r le short de son frère pou rreposer plu s confortablement sa tête su r le ventre tiède.

— Ou ais, mais dans la cagna, tu risqu es pas de tefaire canarder, objecta Col en jetant son al lu mette éteinteen direction d'u n lézard qu i prenait le solei l .

— En tou t cas, mon vieu x, je préfère me fairecanarder qu e de m'emmerder à mort, assu ra Bob enramenant su r les yeu x le bord de son chapeau .

Ils étaient confortablement instal lés au fondd'u ne tranchée, ju ste en face des mines et des barbelés qu icou paient l 'angle su d-ou est du périmètre; de l 'au tre côté,Rommel s'accrochait obstinément à son u niqu e portiondu terri toire de Tobrou k. Une grosse mitrai l leu se decal ibre 50 pointait sa gu eu le au -dessu s du trou , flanqu éede caisses de mu nitions soigneu sement empilées, maispersonne ne faisait preu ve d'u ne énergie dél irante ni nesemblait croire à la possibi l i té d'u ne attaqu e. Les fu si l srestaient appu yés au talu s, baïonnettes scinti l lantessou s le chau d solei l de Tobrou k. Partou t, des mou chesbru issaient, mais tou s qu atre étaient des brou ssardsau stral iens, au ssi Tobrou k et l 'A friqu e du N ord nerecelaient pou r eu x au cu ne su rprise en matière dechaleu r, de pou ssière et de mou ches.

— Heu reu sement qu e vou s êtes ju meau x, dit Col en

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jetant des cai l lou x au lézard qu i ne semblait pas disposé àqu itter les l ieu x. Sans ça, vou s au riez tou t d'u ne paire detantou zes en train de s'emmêler.

— Tu dis ça parce qu e tu es jalou x, riposta Jimsqu i , sou rit tou t en caressant le ventre de Patsy. Monfrangin est le mei l leu r orei l ler de Tobrou k.

— Ou ais, pou r toi , je comprends, mais ça doit pasêtre marrant pou r ce pau vre Patsy. A l lons, Harpo, ou vre-la u n peu ! insista Bob.

Les dents blanches de Patsy se dévoi lèrent sou s u nsou rire mais, comme à l 'accou tu mée, i l garda le si lence.Les u ns et les au tres s'efforçaient de l 'arracher à sonmu tisme mais sans réu ssir jamais à lu i tirer au tre chosequ 'u n non ou u n ou i indispensable; c'est ce qu i lu i avaitvalu le sobriqu et de Harpo, le personnage mu et des MarxBrothers.

— V ou s avez appris la nou vel le? demanda tou t àcou p Col .

— Qu oi?— Les Mati ldas, les fameu x tanks de la septième,

se sont fai t fou tre en l 'air par des qu atre-vingt-hu it àHal faya. C'est le seu l canon du désert d'u n cal ibre assezgros pou r démol ir des chars. Les obu s ont percé lebl indage comme u ne écu moire.

— Tu parles! Raconte ça à d'au tres! riposta Bob,sceptiqu e. Tou t gradé qu e je su is, on m'a pas mis au

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parfu m, et toi , u n deu xième classe, tu serais dans lesecret des dieu x? Eh ben, mon vieu x, moi je te le dis, lesV erts-de-gris n 'ont pas u n canon capable de fou tre en l 'airu n escadron de tanks.

— J'étais dans la tente de Morshead où je portaisu n message au pitaine qu and j'ai entendu la nou vel le à laradio. Tu peu x me croire, c'est vrai , affirma Col . Uninstant, personne ne dit mot; i l étai t indispensable qu etou s les combattants d'u n avant-poste assiégé, tel qu eTobrou k, croient du r comme fer qu e leu r camp bénéficiai td'u ne pu issance mil i taire su ffisante pou r les sortir de là.Les nou vel les rapportées par Col n 'avaient rien deréjou issant d'au tant qu 'au cu n soldat de Tobrou k neprenait Rommel à la légère. Il s avaient résisté au xassau ts du général al lemand parce qu 'i l s croyaientsincèrement qu e le combattant au stral ien n 'avait pasd'égal au monde en dehors du Gu rkha et, si la foireprésente qu atre-vingt-dix pou r cent de la force, i l savaient indéniablement prou vé leu r valeu r.

— Sales cons d'angl iches! explosa Jims. Ce qu 'i lnou s fau t en A friqu e du N ord c'est davantage de soldatsau stral iens!

Le concert d'acqu iescements fu t interrompu paru ne explosion au bord de la tranchée qu i volati l isa lelézard et précipita les qu atre hommes vers la mitrai l leu seet leu rs fu si l s.

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— Pu tain de grenade ri tale, tou te en éclats et riendans le ventre! grommela Bob avec u n sou pir desou lagement. Si c'avait été u ne Hitler spéciale, on seraiten train de jou er de la harpe, pou r sû r, et ça te plairaitgu ère, hein, Patsy?

A u débu t de l 'opération Croisade, la 9e divisionau stral ienne fu t évacu ée par mer et rejoignit Le Caireaprès u n siège épu isant) sanglant, qu i paraissait sansobjet. Cependant, tandis qu e la 9e division était terrée àTobrou k, les rangs sans cesse gonflés des trou pes al l iéesen A friqu e du N ord se fondaient pou r former la 8e arméebritanniqu e sou s son nou veau commandant en chef, legénéral Bernard Law Montgomery.

Fee portait u ne peti te broche d'argentreprésentant le solei l levant, emblème des forcesexpéditionnaires au stral iennes; su spendu e à deu xchaînettes, u ne barre d'argent retenait deu x étoi les d'or,u ne pou r chacu n de ses fi l s sou s les drapeau x. Le bi jouassu rait à tou s ceu x qu i la rencontraient qu 'el le au ssitenait sa part dans l 'effort de gu erre du pays. Meggien'avait pas le droit de porter u ne tel le broche du fai t qu e nison mari ni son fi l s n 'étaient soldats. El le avait reçu u nelettre de Lu ke l 'informant qu 'i l continu erait à cou per de lacanne; i l précisait qu 'i l tenait à la rassu rer au cas où el leserait inqu iète à l 'idée qu 'i l se fû t engagé. Rien ne laissaitentendre qu 'i l se sou vînt d'u ne seu le des paroles qu 'el le

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avait proférées dans la chambre de l 'hôtel -bistrotd'Ingham. A vec u n rire las et en secou ant la tête, el leavait jeté la lettre dans la corbei l le à papier de Fee tou t ense demandant si sa mère se tou rmentait au su jet de sesfi l s. Qu e pensait-el le réel lement de la gu erre? Mais Feen'en disait jamais mot bien qu 'el le portât sa brochechaqu e jou r et tou t au long de la jou rnée.

Parfois, u ne lettre arrivait d'Egypte; el le tombaiten morceau x lorsqu 'on dépl iai t la feu i l le tant les ciseau xdu censeu r avaient tai l ladé pou r su pprimer les noms del ieu x et de régiment. La lectu re de ces missives consistai tessentiel lement à en rassembler les fragments qu i ,finalement, n 'exprimaient qu asiment rien, mais el lesrempl issaient u n office qu i rejetai t tou s les au tres détai lsdans l 'ombre : tant qu 'el les arrivaient, les garçons étaientencore vivants.

Il n 'y avait pas eu de plu ie. On eû t dit qu e leséléments divins eu x-mêmes conspiraient pou r flétrirtou te espérance car 1941 étai t la cinqu ième année d'u nesécheresse désastreu se. Meggie, Bob, Jack, Hu ghie et Feecédaient au désespoir. Le compte en banqu e de Droghedaétait su ffisamment approvisionné pou r permettred'acheter tou te la nou rri tu re nécessaire afin d'assu rer lasu rvie des mou tons, mais la plu part de ces bêtes serefu saient à manger. Chaqu e trou peau possédait u n chefnatu rel , le Ju das; ce n 'est qu e lorsqu 'on réu ssissait à faire

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manger le Ju das qu 'on pou vait espérer voir les au tresl 'imiter, mais i l arrivait parfois qu e même le spectacled'u n Ju das en train de se repaître ne parvînt pas à inciterle reste du trou peau à tou cher au x al iments déposés dansles enclos.

Donc, Drogheda au ssi avait sa part de sacri ficessanglants, et tou s abhorraient cette pratiqu e. L'herbeavait totalement disparu , le sol ne formait plu s qu 'u neplaine aride, craqu elée, sombre, éclairée seu lement pardes bou qu ets d'arbres gris et bru ns. Tou s s'armaient decou teau x en même temps qu e de fu si l s; qu and i l sapercevaient u n animal à terre, l 'u n d'eu x lu i cou pait lagorge pou r lu i épargner u ne mort lente après avoir étéénu cléé par les corbeau x. Bob au gmenta son cheptel debovins qu 'i l nou rri t avec du foin pou r maintenir la partde Drogheda à l 'effort de gu erre. A u cu n bénéfice nepou vait en être tiré étant donné le prix du fou rragepu isqu e les régions de cu l tu re les plu s proches étaienttou t au ssi du rement atteintes par la sécheresse qu e lespays d'élevage. Les récol tes se révélaient qu asiinexistantes. N éanmoins, des nou vel les leu r étaientparvenu es de Rome leu r recommandant d'agir pou r lemieu x sans se préoccu per de l 'aspect pécu niaire.

Le temps qu e Meggie devait passer dans les encloslu i pesait affreu sement. Drogheda n 'avait réu ssi àconserver qu 'u n seu l de ses ou vriers-éleveu rs sans

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entrevoir encore la possibi l i té de remplacer ceu x qu iétaient partis. L'A u stral ie avait tou jou rs sou ffert d'u nepénu rie de main-d'œu vre. De ce fai t, à moins qu e Bob neremarqu ât son irri tabi l i té et sa fatigu e et lu i accordât u ndimanche de repos, Meggie travai l lai t dans les enclos septjou rs par semaine. Cependant, qu and son frère lu ioctroyait u n moment de détente, celu i-ci impl iqu ait u nsu rcroît de travai l pou r lu i , au ssi s'efforçait-el le de ne paslaisser percer sa lassi tu de. Il ne lu i vint jamais à l 'espritqu 'el le pou vait tou t simplement refu ser d'effectu er letravai l d'u n éleveu r en prenant ses enfants pou r excu se.Ceu x-ci étaient bien soignés et i l s avaient infinimentmoins besoin d'el le qu e Bob. El le ne se rendait pas comptequ 'el le manqu ait à Ju stine et à Dane; el le imaginait qu el 'envie qu i la tenai l lai t d'être avec eu x ne relevait qu e del ’égoïsme pu isqu e des mains famil ières et aimantesprenaient soin d'eu x. C'est bien de l 'égoïsme, se répétait-el le. El le n 'abritai t pas non plu s cette sorte de sentimentqu i au rait pu lu i indiqu er qu 'el le étai t tou t au ssi étrangeau x yeu x de ses enfants qu 'i l s l 'étaient pou r el le. A u ssicontinu ait-el le à parcou rir les enclos à cheval et, dessemaines du rant, à ne voir ses enfants qu e déjà cou chéspou r la nu it.

Chaqu e fois qu e Meggie contemplait Dane, el le enavait le cœu r chaviré. Qu el enfant magnifiqu e! Même desinconnu s dans les ru es de Gi l ly en faisaient la remarqu e

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qu and Fee l 'emmenait en vi l le. Son expression habitu el lese parait d'u n sou rire; sa natu re révélai t u ne cu rieu secombinaison de sérénité et de bonheu r profond, assu ré; i lparaissait avoir acqu is son identi té et la connaissance desoi sans passer par la phase dou lou reu se habitu el le au xenfants, car i l se trompait rarement su r les gens et leschoses, et rien, jamais, ne l 'exaspérait ou ne le dérou tait.A u x yeu x de sa mère, sa ressemblance avec Ralphsemblait parfois effrayante mais, apparemment,personne ne la remarqu ait. Ralph avait qu itté Gi l lydepu is longtemps et, bien qu e Dane eû t les mêmes traits,la même conformation, i l existai t u ne énorme différencequ i incitai t à la méprise. Ses cheveu x n 'étaient pas noirscomme ceu x de Ralph, mais blond pâle, pas de la cou leu rdu blé ou d'u n cou cher de solei l , mais de cel le de l 'herbe deDrogheda, u ne teinte dorée, mêlée d'argent et de beige.

Dès l 'instant où el le posa les yeu x su r lu i , Ju stineadora son peti t frère; rien n 'étai t trop beau pou r Dane,rien ne se révélai t trop ardu à obtenir pou r le lu i offrir.Qu and i l commença à marcher, el le ne le qu itta plu sd'u ne semel le, ce dont Meggie lu i fu t reconnaissante carel le s'inqu iétait à l 'idée qu e Mme Smith et les servantesfu ssent maintenant trop viei l les pou r le su rvei l lerétroitement. A l 'occasion de l 'u n de ses rares dimanchesde repos, Meggie pri t sa fi l le su r ses genou x et lu i parlasérieu sement de la fonction qu 'el le devait occu per au près

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de Dane.— Je ne peu x pas rester à la maison et m'occu per

de lu i personnel lement, expl iqu a-t-el le. A lors, tou tdépend de toi , Ju stine. C'est ton peti t frère et tu dois lesu rvei l ler constamment, t'assu rer qu 'i l ne cou rt au cu ndanger et qu 'i l ne lu i arrivera rien de fâcheu x.

Les yeu x clairs bri l laient d'u ne vive intel l igencequ e n 'al térait pas la dispersion habitu el le qu e l 'onrencontre chez u n enfant de qu atre ans. Ju stine acqu iesçagravement.

— N e t'inqu iète pas, m'man, dit-el le avec vivacité.Je m'occu perai tou jou rs de lu i à ta place.

— Je sou haiterais pou voir m'en charger moi-même, assu ra Meggie en sou pirant.

— Pas moi! s'exclama Ju stine, visiblementsatisfai te. Ça me plaît d'avoir Dane tou t à moi . A lors, net'inqu iète pas, i l ne lu i arrivera rien.

Meggie ne retira au cu n réconfort de cetteassu rance. Cette précoce peti te bonne femme al lai t lu ivoler son fi l s, et el le ne pou vait l 'évi ter. Retou r dans lesenclos tandis qu e Ju stine monterait u ne garde vigi lanteau près de Dane. Evincée par sa propre fi l le, u n véri tablemonstre. De qu i diable tenait-el le? Pas de Lu ke, ni d'el leni de Fee.

A u moins, maintenant, Ju stine sou riai t et riai t.El le avait dû atteindre qu atre ans avant de décou vrir la

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moindre drôlerie dans qu oi qu e ce soit et le fai t qu 'el le yparvint fu t probablement dû à Dane qu i riai t depu is qu 'i lavait ou vert les yeu x su r la vie. Parce qu 'i l riai t.

Ju stine ri t au ssi . Les enfants de Meggie tiraientu n enseignement constant l 'u n de l 'au tre. Mais qu el lehu mil iation de savoir qu 'i l s se passaient si bien de leu rmère! Qu and cette satanée gu erre sera terminée, songeaitMeggie, Dane sera trop vieu x pou r éprou ver lessentiments qu 'i l devrait nou rrir à mon endroit. Il serapprochera de plu s en plu s de Ju stine. Chaqu e fois qu ej'ai l 'impression de mener ma vie à mon gré, i l se produ itinvariablement qu elqu e chose. Je n 'ai pas sou haité cettegu erre ni cette sécheresse, néanmoins, je dois les su bir.

Peu t-être valai t-i l mieu x qu e Drogheda connû t detel les di fficu l tés. Si les choses avaient été plu s aisées,Jack et Hu ghie se seraient engagés. Dans la si tu ationprésente, i l l eu r fal lai t s'atteler au travai l et s'efforcer desau ver ce qu i pou vait l 'être en se col letant avec l 'épreu vequ i , plu s tard, devait être connu e sou s le nom de GrandeSécheresse. Plu sieu rs mil l ions d'hectares de terred'élevage et de cu l tu res étaient tou chés, depu is le su d deV ictoria ju squ 'à la chaîne des pâtu rages Mitchel l dans leTerri toire du N ord.

Mais la gu erre retenait l 'attention tou t au tant qu ela sécheresse. La présence des ju meau x en A friqu e du

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N ord incitai t les habitants de Drogheda à su ivre lacampagne qu i s'y dérou lait avec u n intérêt fébri le tandisqu 'avances et retraites se su ccédaient en Libye. La classelaborieu se dont i l s étaient issu s faisait d'eu x d'ardentstravai l l istes, détestant le gou vernement de l 'époqu e,l ibéral de nom mais conservateu r de natu re. Lorsqu 'enaoû t 1941, Robert Gordon Menzies démissionna,reconnaissant qu 'i l ne pou vait continu er à gou verner lepays, i l s ju bi lèrent et qu and, le 3 octobre, on demanda auchef de l 'opposition travai l l iste, John Cu rtin, de formeru n gou vernement, la nou vel le fu t accu ei l l ie avec u nenthou siasme dél irant à Drogheda.

Tou t au long de 1940 et 1941, la menace japonaisese précisa, su rtou t après qu e Roosevel t et Chu rchi l leu rent cou pé l 'approvisionnement en pétrole de la nationnippone. L'Eu rope était très loin et Hitler devrait faireparcou rir vingt mil le ki lomètres à ses armées avantd'être en mesu re d'envahir l 'A u stral ie, mais le Japon étaiten A sie, forme du péri l jau ne su spendu comme u ne épéede Damoclès au -dessu s de l 'A u stral ie riche et sou s-peu plée. A u ssi , la nou vel le de l 'attaqu e par les Japonaisde Pearl Harbor ne cau sa pas la moindre su rprise enA u stral ie; tou t le monde s'attendait à ce qu 'u n incident decet ordre éclatât qu elqu e part. Su bitement, la gu erre fu ttrès proche; el le risqu ait même de se dérou ler à leu r porte.A u cu n vaste océan ne séparait l 'A u stral ie du Japon,

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seu lement de grands archipels et de peti tes mers.Le jou r de N oël 1941, Hong Kong tomba. Les

Japonais ne réu ssiront pas à s'emparer de Singapou r,répétait-on partou t avec u n optimisme de commande.Pu is on apprit le débarqu ement des trou pes japonaises enMalaisie et au x Phi l ippines; la grande base navale àl 'extrémité de la péninsu le malaise gardait ses batteriesd'énormes canons braqu ées su r la mer, sa flotte prête àapparei l ler. Mais le 8 février 1942 les Japonaistraversèrent l 'étroit bras de mer de Johore, débarqu èrentau nord de l 'î le de Singapou r et prirent la vi l le à revers,rendant ainsi ses batteries impu issantes. Singapou rtomba sans le moindre combat.

Et alors, vinrent les grandes nou vel les! Tou tes lestrou pes au stral iennes d'A friqu e du N ord devaient rentrerau pays. Le Premier ministre Cu rtin affronta la colèrechu rchi l l ienne sans sou rci l ler, déclarant qu e l 'A u stral iedevait compter su r tou s ses fi l s pou r la défendre. Les 6e et7e divisions au stral iennes s'embarqu èrent rapidement àA lexandrie; la 9e léchait encore ses plaies au Caire aprèsles affrontements de Tobrou k; el le devait rentrer aubercai l dès qu e des navires seraient disponibles. Feesou riai t, Meggie dél irai t de joie. Jims et Patsy al laientrevenir.

Mais i l n 'en fu t rien. Tandis qu e la 9e divisionattendait les transports de trou pes, la si tu ation se

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renversa u ne fois de plu s; la 8e armée, en pleine dérou te,évacu ait Benghazi . Chu rchi l l passa u n marché avec lePremier ministre Cu rtin. La 9e division au stral iennedemeu rerait en A friqu e du N ord et, en contrepartie, onenverrait u n corps expéditionnaire américain pou rdéfendre l 'A u stral ie. Pau vres soldats contraints à u neperpétu el le navette à la su ite de décisions prises dans desbu reau x ne relevant même pas de leu rs pays respecti fs.Donner u n peu ici , prendre u n peu là.

Mais ce fu t u n ru de cou p pou r l 'A u stral ie qu andel le constata qu e la mère patrie chassait du nid tou s sespou ssins d'Extrême-Orient, même qu and i l s'agissait d'u npou let au ssi gras et prometteu r qu e l 'A u stral ie.

Le calme régnait dans le désert en cette nu it du 23octobre 1942. Patsy remu a légèrement, retrou va son frèredans l 'obscu rité et se nicha comme u n enfant contre sonépau le. Jims l 'enlaça d'u n bras et tou s deu x restèrentassis, commu niant dans le si lence. Le sergent Bob Mal loypou ssa du cou de le soldat Col Stu art et sou rit.

— Regarde-moi ces deu x empaffés! dit-i l .— Je t'encu le à la cou rse, riposta Jims.— A l lons, Harpo, dis qu elqu e chose, marmonna

Col .Patsy lu i dédia u n sou rire angél iqu e, à peine

visible dans l 'obscu rité, et imita remarqu ablement latrompe du personnage mu et des Marx Brothers. A

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plu sieu rs mètres à la ronde, des protestations s'élevèrent,intimant à Patsy d'avoir à se taire. L'imminence del 'attaqu e exigeait le si lence.

— Bon Dieu , cette attente me crève, marmonnaBob avec u n sou pir.

— Moi, c'est le si lence qu i me crève! s'écriabru talement Patsy.

— Espèce de minable fau x jeton, c'est moi qu i vaiste crever! grommela Col d'u ne voix rau qu e en portant lamain à sa baïonnette.

— Pou r l 'amou r de Dieu , fermez-la! chu chota lecapitaine. Qu el est l 'abru ti qu i gu eu le comme ça?

— Patsy! lancèrent en chœu r plu sieu rs voix.Les éclats de rire flottèrent de façon rassu rante

su r les champs de mines, s'éteignirent dans u n flot deju rons proférés à mi-voix par le capitaine. Le sergentMal loy consu l ta sa montre; l 'aigu i l le des secondesapprochait de 9 h 40.

Hu it cent qu atre-vingt-deu x canons et obu siersbritanniqu es tonnèrent simu ltanément. Le ciel bascu la,le sol se sou leva, se di lata, ne retrou va pas sa formepremière car le tir de barrage continu ait inexorablementsans le moindre répit, sans qu e diminu ât l 'intensitésonore qu i vri l lai t les cerveau x. Inu ti le de s'enfoncer lesdoigts dans les orei l les; le ti tanesqu e vacarme montait dela terre, gl issait le long des os, envahissait l 'esprit. Dans

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leu rs tranchées, les soldats de la 9e ne pou vaientqu 'imaginer l 'effet ressenti par les trou pes de Rommel .Généralement, i l étai t possible de déterminer le type et lecal ibre des bou ches à feu en se fondant su r u n détai lqu elconqu e mais, ce soir-là, les gu eu les d'acier form aientu n chœu r parfait, sans fau sse note, et continu aient àtonner pendant qu e les minu tes s'écou laient.

Le désert s'i l lu mina, non sou s la lu mière du jou r,mais sou s le feu d'u n solei l d'enfer; u n grand nu ageondoyant de pou ssière s'éleva, des spirales de fu méemontèrent à plu sieu rs centaines de mètres, embraséesd'éclairs crachés par les explosions d'obu s et de mines, lesflammes jai l l issaient des énormes concentrationsd'explosi fs. Tou t ce dont Montgomery disposait étai tbraqu é su r les champs de mines — canons, obu siers,mortiers. Et tou t ce dont Montgomery disposait devait êtrejeté dans la batai l le à u ne cadence au ssi rapide qu e lepou vaient les bras des arti l leu rs en su eu r, esclavesal imentant les gorges de leu rs armes comme defrénétiqu es peti ts oiseau x nou rrissant u n énorme cou cou ;les dou i l les devenaient de plu s en plu s chau des, le laps detemps entre recu l et recharge de plu s en plu s cou rt tandisqu e les arti l leu rs se laissaient emporter par leu r propreélan. Fou s, fébri les, i l s exécu taient u ne figu re de danse,tou jou rs la même, en servant leu rs pièces.

C'était beau , extraordinaire — le paroxysme de

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l 'existence d'u n arti l leu r, qu 'i l v ivrait et revivrait dansses rêves, à l 'état de vei l le et en sommeil , pendant le restede ses jou rs inévitablement ternes. Et i l sou haiterait detou t son être revenir en arrière, revivre ces cinq minu tesau près des canons de Montgomery.

Si lence. Si lence immobile, absolu , se brisantcomme des vagu es su r les tympans distendu s; si lenceinsou tenable. 9 h 55 exactement. Et les hommes de la 9ede se lever, de s'élancer hors des tranchées dans le noman's land, baïonnettes assu jetties, mains tâtonnant su rles chargeu rs, crans de sû reté l ibérés, bidons tâtés,mu nitions, montres véri fiées, casqu es aju stés, lacetssoigneu sement nou és, s'efforçant de repérerl 'emplacement des hommes qu i transportaient lesmitrai l leu ses. On voyait distinctement dans la lu m ièredémoniaqu e du feu et le sable chau ffé à blanc qu i semu ait en verre. Mais la chape de pou ssière lesdissimu lait à l 'ennemi; i l s étaient en sû reté. Pou r lemoment. A u bord même des champs de mines, i l ss'immobil isèrent, attendirent.

10 heu res pi le. Le sergent Mal loy porta le si fflet àses lèvres et en tira u n son aigu qu i s'étira le long desrangs de la compagnie; le capitaine hu rla son ordred'assau t. Su r u n front de trois ki lomètres, la 9e s'engageadans les champs de mines et les canons crachèrent denou veau derrière eu x, tonnèrent. Il s y voyaient comme en

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plein jou r; les obu siers braqu és à u n angle très cou rtlançaient leu rs projecti les à qu elqu es mètres seu lementdevant eu x. Tou tes les trois minu tes, le tir s'al longeait decent mètres; et i l fal lai t franchir ces cent mètres enpriant pou r qu e les mines anti-chars et cel les destinéesau x hommes aient bien été détru ites par l 'arti l lerie deMontgomery. A l lemands et Ital iens restaient dans lesavant-postes dotés de mitrai l leu ses, de peti ts canons de50, de mortiers. Parfois, u n soldat marchait su r u ne mineintacte; on distingu ait son jai l l issement hors du sableavant qu e son corps ne se disloqu ât.

Pas le temps de penser, pas le temps de faire qu oiqu e ce soit, sinon avancer en crabe entre deu x tirs debarrage; cent mètres en avant tou tes les trois minu tes,prières su r les lèvres. Bru it, embrasement, pou ssière,fu mée, terreu r ju squ e dans les tripes. Des champs demines sans fin , qu atre ou cinq ki lomètres pou r lestraverser, sans possibi l i té de retou r en arrière. Parfois,lors des cou rtes pau ses entre les tirs de barrage, parvenaitle lointain, i rréel , son aigrelet d'u ne cornemu se dansl 'atmosphère satu rée de sable brû lant. Su r la gau che de la9e division au stral ienne, le 51e écossais avançait àtravers les champs de mines derrière u ne cornemu se qu iprécédait tou s les commandants de compagnie. Pou r u nEcossais, le son de cet instru ment le menant à la batai l lereprésentait le plu s dou x des appeau x et, pou r u n

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A u stral ien, i l paraissait amical , réconfortant. Mais pou ru n A l lemand ou u n Ital ien, i l avait qu elqu e chosed'infernal , i l hérissait le poi l .

La batai l le du ra dou ze jou rs du rant, et c'est u netrès longu e batai l le qu e cel le qu i du re dou ze jou rs. A udébu t, la 9e eu t de la chance, n 'enregistrant qu e des pertesrelativement légères à travers les champs de mines etpendant les premiers jou rs de l 'avance dans les l ignestenu es par Rommel .

— Tu sais, je préfère être à ma place et me fairecanarder qu e d'être sapeu r, grommela Col Stu art, appu yéà sa pel le.

— Ça, j'sais pas, mon vieu x. J'ai l 'impression qu 'i l sse la cou lent dou ce, grogna le sergent. A ttendre derrièreles pu tains de l ignes ju squ 'à ce qu 'on ai t fai t tou t le bou lot,pu is s'amener avec leu rs saloperies d'engins à déminerpou r ou vrir de jol is peti ts chemins à ces pu tains de chars.

— Les chars y sont pou r rien, Bob; c'est les salescons du Q.G. qu i font jou jou avec, intervint Jims enappl iqu ant qu elqu es cou ps du plat de sa pel le contre letalu s de leu r nou vel le tranchée. Mais nom de Dieu ,j'aimerais bien qu e ces enfoirés se décident à nou s garderau même endroit pendant u n peti t bou t de temps! J'airetou rné plu s de terre ces cinq derniers jou rs qu ’u nepu tain de fou rmil ier pendant tou te sa vie!

— Continu e à tau piner, viei l le noix, intima Bob

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sans s'apitoyer.— Eh, regarde! s'écria Col en désignant le ciel .Dix-hu it bombardiers légers de la R.A .F.

descendaient le long de la val lée en parfaite formation devol , lâchant leu rs chapelets de bombes parmi A l lemandset Ital iens avec u ne mervei l leu se et fatale précision.

— Pu tain qu e c'est beau ! commenta le sergent BobMal loy, la tête renversée vers le ciel .

Trois jou rs plu s tard i l étai t mort; u n énorme éclatde shrapnel lu i emporta le bras et la moitié du côté lorsd'u n nou vel assau t, mais personne n 'eu t le temps des'arrêter, sau f pou r lu i arracher le si fflet, coincé dans cequ i lu i restait de bou che. Maintenant, les hommestombaient comme des mou ches, trop fatigu és pou rmaintenir leu r vigi lance et leu r rapidité initiales, maisi l s ne s'en accrochaient pas moins au misérable soldénu dé qu 'i l s venaient de conqu érir malgré la défenseacharnée de l 'él i te d'u ne magnifiqu e armée. Pou r eu x, lecombat se mu ait en u n refu s mu et et obstiné de capitu ler.

La 9e tint en échec Graf von Sponeck etLu ngerhau sen tandis qu e les chars effectu aient u nepercée vers le su d et, finalement, Rommel fu t vaincu . Le 8novembre, i l tenta de rassembler ses trou pes au -delà de lafrontière égyptienne, et Montgomery resta maître de tou tle terrain. Une très importante victoire tactiqu e qu e cesecond El-A lamein. Rommel avait été obl igé

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d'abandonner u n grand nombre de chars, de canons etbeau cou p de matériel . L'opération Torche pou vaitcommencer sa pou ssée en direction de l 'est depu is leMaroc et l 'A lgérie avec plu s de sécu rité. Le Renard duDésert abritai t encore u ne énergie farou che, mais u negrande partie de son mordant étai t restée à El-A lamein.La plu s importante et la plu s décisive batai l le du théâtred'A friqu e du N ord avait été l ivrée et le maréchal vicomteMontgomery d'A lamein en était le vainqu eu r.

Le second El-A lamein fu t le chant du cygne de la9e division au stral ienne en A friqu e du N ord. Les hommesal laient enfin rentrer pou r se mesu rer au x Japonais enN ou vel le-Gu inée. Depu is mars 1941, i l s n 'avaientpratiqu ement pas cessé de se trou ver en première l igne;arrivés avec u n entraînement et u n équ ipementsommaires, i l s retou rnaient chez eu x au réolés d'u nerépu tation qu i rival isai t avec cel le du la 4e divisionindienne. Et, avec les effecti fs de la 9e, se rembarqu aientJims et Patsy, sains et sau fs.

Bien entendu , on leu r accorda u ne permissionpou r se rendre à Drogheda. Bob al la les accu ei l l i r à Gi l ly àleu r descente du train en provenance de Goondiwindi carla 9e étai t basée à Brisbane d'où el le ne repartirai t pou r laN ou vel le-Gu inée qu 'après u n entraînement spécial envu e d'affronter la ju ngle. Lorsqu e la Rol ls s'engagea dans

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l 'al lée, tou tes les femmes attendaient su r la pelou se, Jacket Hu ghie u n peu en arrière mais tou t au ssi impatients derevoir leu rs jeu nes frères. Tou s les mou tons qu e comptaitencore Drogheda pou vaient tomber raides morts si l 'envieleu r en prenait, c'étai t jou r de vacances.

Personne ne bou gea, même qu and la voitu re se fu timmobil isée et qu e les ju meau x en descendirent. Il savaient tel lement changé. Deu x années de désert ayantrédu it leu rs u niformes en lambeau x, i l s avaient tou chéu ne nou vel le tenu e vert ju ngle, et i l s paru rent à tou sdifférents, presqu e étrangers. D'u ne part, i l s semblaientavoir beau cou p grandi , ce qu i étai t le cas. Les deu xdernières années de leu r croissance étaient intervenu esloin de Drogheda et, à présent, i l s dépassaient leu rs frèresaînés d'u ne demi-tête. Plu s des adolescents, mais deshommes; pou rtant, pas des hommes de la même trempequ e Bob, Jack et Hu ghie; épreu ves, eu phorie de la batai l le,morts violentes les avaient façonnés comme Droghedan'au rait jamais pu le faire. Le solei l d'A friqu e du N ord lesavait bu rinés, desséchés, leu r commu niqu ant u n hâleacajou , les dépou i l lant des dernières cou chesd'adolescence. Ou i , i l étai t possible de croire qu e ces deu xhommes en u niforme simple, avec leu rs grands chapeau xau large bord relevé au -dessu s de l 'orei l le gau che etagrafés par l 'insigne du solei l levant du corpsexpéditionnaire au stral ien, avaient tu é leu rs

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semblables. Cela se l isai t dans leu rs yeu x, bleu s commeceu x de Paddy, mais plu s tristes, exempts de sagenti l lesse.

— Mes garçons! Mes garçons! s'écria Mme Smithen se précipitant vers eu x, le visage si l lonné de larmes.

N on, peu importait ce qu 'i l s avaient fai t, à qu elpoint i l s avaient changé, i l s n 'en restaient pas moins lesnou rrissons qu 'el le avait lavés, langés, nou rris, dont el leavait séché les pleu rs, embrassé les plaies. Mais les plaiesqu i les marqu aient à présent dépassaient le pou voirqu 'el le avait eu de gu érir.

Pu is tou s les entou rèrent; la réserve bri tanniqu efondit. Il s riaient, pleu raient, la pau vre Fee el le-mêmeleu r tapotait le dos, s'efforçant de sou rire. A près MmeSmith , i l y eu t Meggie à embrasser, Minnie à embrasser,Cat à embrasser, m'man à étreindre timidement, Jack etHu ghie dont i l s serrèrent les mains tendu es, sans u n mot.Les habitants de Drogheda ne sau raient jamais à qu elpoint i l étai t bon de rentrer chez soi ; i l s ne sau raientjamais combien cet instant avait été attendu , redou té.

Et qu el appéti t avaient les ju meau x! Le ratan'avait pas grand-chose à voir avec ce genre de cu isine,déclaraient-i l s en riant. Gâteau x au glaçage rose et blanc,biscu its au chocolat rou lés dans la noix de coco, pu ddingcu it à la vapeu r, salade de fru its à la crème des vaches deDrogheda. Se sou venant de leu rs estomacs d'enfant, Mme

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Smith était convaincu e qu 'i l s seraient malades pendantau moins u ne semaine, mais la profu sion de thé qu 'i l sabsorbèrent leu r évita tou t ennu i digesti f.

— C'est au tre chose qu e le pain des bicots, hein,Patsy?

— Ou ais.— Qu 'est-ce qu e ça veu t dire bicots? demanda Mme

Smith .— C'est le nom qu 'on donne au x A rabes, tou t

comme on appel le les Ital iens des piafs, hein, Patsy?— Ou ais.C'étai t cu rieu x. Il s parlaient volontiers, tou t au

moins Jims, des heu res du rant, de l 'A friqu e du N ord, desvi l les, des habitants, de la nou rri tu re, du mu sée du Caire,de la vie à bord des transports de trou pes, du repos aucamp. Mais on avait beau les interroger, on ne pou vaitobtenir d'eu x qu e de vagu es réponses en ce qu i concernaitles combats proprement dits, ce qu 'i l s avaient connu àGazala, Benghazi , Tobrou k, El-A lamein; invariablement,i l s changeaient de su jet. Par la su ite, après la fin de lagu erre, les femmes seraient appelées à constater le mêmephénomène; les hommes qu i s'étaient réel lement trou vésen première l igne répu gnaient à ou vrir la bou che su r cesu jet; i l s refu saient d'adhérer à des associations d'ancienscombattants, ne vou laient avoir au cu n rapport avec lesinsti tu tions perpétu ant le sou venir du confl i t.

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Drogheda donna u ne réception en leu r honneu r.A lastair MacQu een appartenait au ssi à la 9e division etse trou vait en permission; Ru dna Hu nish fêta son retou ravec au tant de faste. Les deu x plu s jeu nes fi l s de DominicO'Rou rke combattaient en N ou vel le-Gu inée avec la 6edivision et, bien qu 'i l s ne fu ssent pas présents, Dibban-Dibban donna au ssi u ne réception. Tou s les domaines dela région ayant u n fi l s sou s les drapeau x vou laient fêterle retou r sains et sau fs des trois garçons de la 9e. Fem meset jeu nes fi l les les assai l laient, mais les héros de lafamil le Cleary leu r échappaient dès qu 'u ne occasion seprésentait, plu s effrayés qu 'i l s ne l 'avaient été su r lechamp de batai l le.

En fai t, Jims et Patsy se désintéressaienttotalement des femmes; c'étai t à Bob, Jack et Hu ghie qu 'i l ss'accrochaient. Tard dans la nu it, u ne fois Fee et Meggiecou chées, i l s parlaient longu ement avec leu rs frères qu iavaient été obl igés de rester au pays, leu r ou vraient leu rscœu rs mal cicatrisés, encore saignants. Et i l schevau chaient dans les enclos exsangu es, qu iconnaissaient leu r septième année de sécheresse,heu reu x d'être en civi l .

En dépit de l 'aspect gri l lé et désolé de la terre,Jims et Patsy lu i trou vaient u ne beau té ineffable,ju geaient la présence des mou tons réconfortante, et leparfu m des roses tardives du jardin leu r semblait divin.

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Il leu r fal lai t s'imprégner de tou t cela assez profondémentpou r ne jamais plu s l 'ou bl ier car leu r premier départs'étai t dérou lé sou s le signe de l 'insou ciance; i l s n 'avaientalors pas la moindre idée de ce qu i les attendait. Cette fois,lorsqu 'i l s qu itteraient la propriété, i l s au raientaccu mu lé, emmagasiné tou s les instants heu reu x pou rs'en repaître et les chérir; i l s emporteraient qu elqu espétales des roses de Drogheda dans leu rs portefeu i l les etmême qu elqu es brins de cette précieu se herbe. A l 'égard deFee, i l s montraient compassion et bonté, mais à l 'endroitde Meggie, Mme Smith , Minnie et Cat, i l s faisaient preu ved'amou r et de tendresse; el les avaient été leu rs véri tablesmères.

Meggie se réjou issait de leu r atti tu de aimanteau près de Dane avec lequ el i l s jou aient des heu res du rant,l 'emmenant pou r des promenades à cheval , riant, serou lant su r les pelou ses avec lu i . Ju stine semblait leu rinspirer de la crainte; mais i l s se montraient tou jou rsgau ches avec tou tes les représentantes du sexe fémininqu 'i l s ne connaissaient pas au ssi bien qu e les viei l lesfemmes de Drogheda. Par ai l leu rs, la pau vre Ju stinecédait à u ne fu rieu se jalou sie devant la façon dont i l saccaparaient Dane car el le n 'avait plu s personne avec qu ijou er.

— C'est u n peti t bonhomme épatant, Meggie, di tJims à sa sœu r u n jou r qu 'el le vint le rejoindre su r la

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véranda.Instal lé dans u n fau teu i l de rotin, Jims observait

Patsy et Dane qu i jou aient su r la pelou se.— Ou i , acqu iesça Meggie. Une peti te mervei l le,

hein? (El le sou rit, s'assi t en face de son jeu ne frère. Sesyeu x débordaient de tendresse, les ju meau x au ssi avaientété ses enfants.) Qu 'est-ce qu 'i l y a, Jims? Tu ne veu x pasm'en parler?

Il leva les yeu x vers el le, vri l lé par u ne dou leu rprofonde, mais i l secou a la tête.

— N on, Meggie. Je ne pou rrai jamais parler de ça àu ne femme.

— Et qu and tou t sera fini et qu e tu te marieras, tun'en parleras pas à ta femme?

— N ou s, nou s marier? Je ne crois pas. La gu erre secharge de détru ire tou te vel léi té de sentiment chezl 'homme. Si nou s fondions u n foyer, nou s au rions des fi l set pou r qu oi? Pou r les voir grandir, être entraînés dans cequ e nou s avons connu , voir ce qu e nou s avons vu .

— N e dis pas ça, Jims, non!Il su ivi t le regard de sa sœu r qu i se posait su r

Dane; l 'enfant riai t au x éclats parce qu e Patsy lu i tenaitla tête en bas.

— N e le laisse jamais qu itter Drogheda, Meggie,mu rmu ra Jims. A Drogheda, i l ne peu t lu i arriver au cu nmal .

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L'archevêqu e de Bricassart se précipita dans lesplendide cou loir, hau t de plafond, sans se préoccu per desvisages su rpris qu i se tou rnaient vers lu i : i l fi t i rru ptiondans la sal le d'au dience du cardinal et se figea. SonEminence recevait M. Papée, l 'ambassadeu r dugou vernement polonais en exi l au près du Saint-Siège.

— Mais, Ralph! Qu e se passe-t-i l?— Ça y est, V ittorio! Mu ssol ini a été renversé!— Seigneu r! Le Saint-Père est-i l au cou rant?— J'ai téléphoné moi-même à Castel Gandol fo,

mais la radio di ffu sera la nou vel le d'u ne minu te àl 'au tre. Un ami m'a appelé au Qu artier général al lemand.

— J'espère qu e le Saint-Père a fai t ses val ises,laissa tomber M. Papée avec u ne expression de légère, trèslégère, délectation.

— S'i l se dégu isait en moine franciscain, i lpou rrait peu t-être s'échapper, pas au trement, déclaravivement l 'archevêqu e de Bricassart. Kesselring a rendula ci té au ssi imperméable qu 'u ne bou tei l le.

— De tou te façon, i l ne partirai t pas, affirma lecardinal di Contini-V erchese.

M. Papée se leva.— Je vou s demande l 'au torisation de me retirer,

V otre Eminence. Je su is le représentant d'u ngou vernement ennemi de l 'A l lemagne. Si Sa Sainteté

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n'est pas en sécu rité, moi non plu s. Je dois al ler m'occu perde certains docu ments qu i se trou vent dans mesappartements.

Compassé, précis, diplomate ju squ 'au bou t desongles, i l laissa seu ls les deu x prélats.

— Il étai t venu vou s voir pou r intercéder en faveu rde son peu ple persécu té?

— Ou i . Le pau vre homme, i l s'inqu iète tant à sonsu jet.

— Et nou s? Est-ce qu e nou s ne nou s inqu iétons pasde cette malheu reu se Pologne?

— Bien sû r qu e si , Ralph! Mais i l ignore à qu elpoint la si tu ation est épineu se.

— La véri té est qu e personne ne veu t le croire.— Ralph!— Eh bien, n 'est-ce pas exact? Le Saint-Père a

passé les premières années de sa vie à Mu nich et i l aconçu u ne véri table passion pou r les A l lemands! Et i lcontinu e à les aimer en dépit de tou t. Si la preu ve del 'ignominie de ses amis lu i étai t présentée sou s forme deces pau vres corps mu ti lés, i l déclarerait qu e ce doit êtrel 'œu vre des Ru sses. Pas de ses chers A l lemands; jamaisu n peu ple au ssi cu l tivé et civi l isé ne se l ivrerait à detel les horreu rs!

— Ralph, vou s n 'êtes pas membre de la Société deJésu s, mais vou s êtes ici en raison de votre serment

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d'al légeance au Saint-Père. V ou s avez le sang chau d devos ancêtres irlandais et normands, mais je vou s ensu ppl ie, soyez raisonnable! Depu is septembre, nou sattendions le jou r où le cou peret s'abattrait tou t en priantpou r qu e le Du ce reste en place afin de nou s protéger desreprésai l les al lemandes. A dol f Hitler a fai t preu ve d'u necertaine contradiction dans son comportement car i lsavait qu 'i l avait deu x ennemis irrédu ctibles et,pou rtant, i l a tou t mis en œu vre pou r les ménager :l 'Empire bri tanniqu e et la sainte Egl ise cathol iqu e deRome. Or, pou ssé dans ses derniers retranchements, i l arassemblé tou tes ses forces pou r tenter d'écraser l 'Em pirebritanniqu e. Croyez-vou s qu 'i l ne nou s écraserait pasau ssi si nou s l 'accu l ions? Un seu l mot de notre part pou rdénoncer ce qu i se passe en Pologne, et i l nou s écraserait.Et qu el bien pou rrait sortir de notre intervention, moncher ami? N ou s n 'avons pas d'armée, pas de soldats. Lesreprésai l les seraient immédiates et le Saint-Père seraitexpédié à Berl in; c'est là ce qu 'i l craint. V ou s rappelez-vou s le pape-marionnette d'A vignon i l y a qu elqu essiècles? V ou lez-vou s voir notre pape transformé enmarionnette à Berl in?

— Je su is désolé, V ittorio, mais je ne vois pas leschoses sou s cet angle. Je prétends qu e nou s devonsdénoncer les agissements d'Hitler à la face du monde,proclamer ses pratiqu es barbares, crier su r les toi ts! S'i l

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nou s fai t fu si l ler, nou s mou rrons en martyrs, et notresacri fice n 'en sera qu e plu s efficace.

— Généralement, vou s vou s montrez plu s avisé,Ralph! Il ne serait pas qu estion de nou s faire fu si l ler.Hitler sai t au ssi bien qu e nou s qu 'i l n 'est pas de bonnepol i tiqu e de faire des martyrs. Le Saint-Père seraitexpédié à Berl in, qu ant à nou s, nou s nou s verrionsdiscrètement envoyés en Pologne. En Pologne, Ralph, enPologne! Sou haitez-vou s mou rir en Pologne où vou s seriezmoins u ti le qu e vou s l 'êtes ici actu el lement?

L'archevêqu e de Bricassart s'assi t, serra lespoings entre ses genou x, lança u n regard venimeu x endirection de la fenêtre derrière laqu el le des colombesvoletaient, dorées dans le solei l cou chant, avant deregagner leu rs pigeonniers. A qu arante-neu f ans, i l étai tplu s svel te qu e jamais et i l v iei l l issait mervei l leu sementbien, comme i l faisait tou te chose.

— Ralph, nou s sommes ce qu e nou s sommes. Deshommes, mais seu lement en second l ieu . A vant tou t,nou s sommes des prêtres.

— Ce n 'est pas ainsi qu e vou s établ issiez l 'ordre despriori tés qu and je su is revenu d'A u stral ie, V ittorio.

— A l 'époqu e, je me plaçais su r u n au tre plan, etvou s le savez parfaitement. V ou s avez l 'esprit decontradiction. A ctu el lement, i l nou s est impossible depenser en tant qu 'hommes; nou s devons penser en tant

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qu e prêtres parce qu e c'est là l 'aspect primordial de notrevie. Qu oi qu e nou s pensions et qu el le qu e soit la façon dontnou s sou haiterions agir en tant qu 'hommes, nou s devonsal légeance à l 'Egl ise et non à u n pou voir temporel ! N ou sdevons fidél i té u niqu ement au Saint-Père! V ou s avezprononcé des vœu x d'obéissance, Ralph. V ou lez-vou s lesrompre de nou veau ? Le Saint-Père est infai l l ible en ce qu iconcerne les intérêts de l 'Egl ise.

— Il se trompe! Son ju gement est entaché de partipris. Il concentre tou te son énergie su r la lu tte contre lecommu nisme. Il considère l 'A l lemagne comme le plu sgrand ennemi de cette idéologie; i l voit en el le la seu lepu issance capable d'empêcher l 'emprise du commu nismesu r le monde occidental . Il sou haite voir Hitler demeu rerfermement en place, tou t comme i l étai t satisfai t de voirMu ssol ini régner su r l 'Ital ie.

— Croyez-moi, Ralph, vou s ignorez beau cou p dechoses. C'est le pape; i l est infai l l ible. Si vou s en dou tez,vou s reniez votre foi .

La porte s'ou vrit discrètement, mais avec hâte.— V otre Eminence, Herr General Kesselring.Les deu x prélats se levèrent; tou te trace du

différend qu i venait de les opposer déserta leu rs trai ts; i l ssou rirent.

— N ou s sommes enchantés de vou s voir, V otreExcel lence. V ou lez-vou s vou s asseoir? Prendrez-vou s u n

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peu de thé?La conversation avait l ieu en al lemand pu isqu e

nombre des hau ts dignitaires du V atican parlaient cettelangu e. Le Saint-Père aimait s'exprimer en al lemand etgoû tait les intonations germaniqu es.

— V olontiers. Merci , V otre Eminence. N u l le part àRome on ne sau rait dégu ster u n au ssi savou reu x théanglais qu 'au V atican.

Le cardinal di Contini-V erchese esqu issa u nsou rire bon enfant.

— C'est u ne habitu de qu e j'ai acqu ise lorsqu e j'étaislégat du pape en A u stral ie, et dont, en dépit de monascendance i tal ienne, je n 'ai pu me défaire.

— Et vou s, monseigneu r?— Je su is irlandais, Herr General . Les Irlandais

au ssi raffolent du thé.Le général A lbert Kesselring s'adressait tou jou rs

à l 'archevêqu e de Bricassart d'égal à égal ; après cesprélats i tal iens, hu i leu x, à l 'esprit tortu eu x, i l éprou vaitdu réconfort au contact d'u n homme direct, dénu é desu bti l i té et de ru se.

— Comme à l 'accou tu mée, monseigneu r, je su isstu péfait de la pu reté de votre accent al lemand, lecompl imenta-t-i l .

— J'ai le don des langu es, Herr General , et, commetou s les talents... ce don ne mérite pas l 'éloge.

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— En qu oi pou vons-nou s vou s être u ti les. V otreExcel lence? s'enqu it le cardinal avec onctu osité.

— Je su ppose qu e vou s êtes au cou rant du sort duDu ce.

— Ou i , V otre Excel lence. N ou s avons appris.— Dans ce cas, vou s devez vou s dou ter de la raison

de ma visi te. Je su is ici pou r vou s assu rer qu e tou t va bienet vou s demander de bien vou loir transmettre ce messageà ceu x qu i se trou vent à Castel Gandol fo. Je su is si occu péactu el lement qu 'i l m 'est impossible de me rendre à CastelGandol fo personnel lement.

— Le message sera transmis. V ou s avez tant àfaire?

— Evidemment. V ou s comprendrez qu e,dorénavant, nou s au tres A l lemands, nou s nou sconsidérions en terri toire ennemi.

— Ici , Herr General? Ici , nou s ne sommes pas su rsol i tal ien, Herr General , et au cu n homme ne peu t êtreconsidéré comme ennemi... à l 'exception, bienévidemment, des scélérats.

— Je vou s demande pardon, V otre Eminence.N atu rel lement, je faisais al lu sion à l 'Ital ie, pas auV atican. Mais en ce qu i concerne l 'Ital ie, je su is obl igéd'agir selon les ordres de mon Fü hrer. L'Ital ie sera occu péeet mes trou pes, présentes ju squ 'alors en tant qu 'al l iées,deviendront répressives.

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L'archevêqu e de Bricassart, confortablementinstal lé et donnant l 'impression de ne jamais avoir étéeffleu ré par le moindre combat idéologiqu e, observaattentivement le visi teu r. Ce dernier étai t-i l au cou rantdes actes de son Fü hrer en Pologne? Comment au rait-i l pules ignorer?

Le prélat i tal ien épingla à son visage u neexpression angoissée.

— Mon cher général , sû rement pas en ce qu iconcerne Rome. Oh, non! Pas Rome avec son h istoire, sesmonu ments inestimables! Si vou s amenez des trou pes ausein des sept col l ines, i l y au ra lu tte, destru ction. Je vou sen su ppl ie, pas ça!

Le général Kesselring paraissait mal à l 'aise.— J'espère qu e les choses n 'en viendront pas là.

V otre Eminence. Mais, moi au ssi , j'ai prêté serment; moiau ssi , je dois obéir au x ordres. Il me fau t combler les vœu xde mon Fü hrer.

— V ou s intercéderez en notre faveu r, HerrGeneral? Je vou s en prie, i l l e fau t! Je me trou vais àA thènes i l y a qu elqu es années... intervint vivementl 'archevêqu e de Bricassart, penché en avant, ou vrant degrands yeu x charmeu rs, encore mis en valeu r par u nemèche striée de blanc qu i lu i retombait su r le front. (Ilavait parfai tement conscience de l 'effet qu 'i l produ isaitsu r le général et en u sait sans le moindre scru pu le.) Etes-

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vou s déjà al lé à A thènes, monsieu r?— Ou i , j'y su is al lé, répondit le général d'u ne voix

sèche.— Dans ce cas, vou s savez comment des hommes,

appartenant à u ne époqu e relativement moderne, ontdétru it les édifices qu i se dressaient su r l 'A cropole. HerrGeneral , Rome est demeu rée intacte; u n monu ment dedeu x mil le ans de soins, d'attentions, d'amou r. Je vou s enprie, je vou s en su ppl ie! N e mettez pas Rome en danger.

Le général considéra son interlocu teu r avec u neadmiration non feinte; certes, son u niforme lu i al lai tbien, mais pas mieu x qu e la sou tane, avec sa tou che depou rpre impériale, ne seyait à l 'archevêqu e de Bricassart.Celu i-ci au ssi avait u ne al lu re martiale, le corps beau etmince d'u n soldat, et le visage d'u n ange. Il ressemblait àsaint Michel A rchange, pas trai té sou s les trai ts d'u njeu ne éphèbe de la Renaissance, mais en hommeviei l l issant parfai tement, en homme qu i avait aiméLu cifer, l 'avait combattu , banni A dam et Eve, terrassé ledragon et se dressait à la droite de Dieu . Etait-i l conscientde ce qu 'i l représentait? C'étai t u n homme qu i valai t qu 'onse sou vienne de lu i .

— Je ferai de mon mieu x, monseigneu r, je vou s lepromets. Dans u ne certaine mesu re, la décisionm'appartient, je le reconnais. A insi qu e vou s le savez, jesu is u n homme civi l isé, u n ami. Mais vou s me demandez

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beau cou p. Si je déclare Rome vi l le ou verte, je me l ierai lesmains en étant dans l 'impossibi l i té de faire sau ter sesponts et de convertir ses bâtiments en forteresses, ce qu ipou rrait fort bien nu ire à l 'A l lemagne. Qu el le assu ranceau rai-je donc qu e Rome ne récompensera pas mamansu étu de par de la traî trise?

Le cardinal di Contini-V erchese pl issa les lèvreset émit des bru its de baisers à l 'adresse de sa chatte, u neélégante siamoise maintenant; i l sou rit avec dou ceu r etregarda l 'archevêqu e.

— Rome ne récompenserait jamais la mansu étu depar de la traî trise, Herr General . Je su is persu adé qu elorsqu e vou s trou verez le temps d'al ler rendre visi te àceu x qu i passent l 'été à Castel Gandol fo, vou s y recevrezles mêmes assu rances. V iens, Khengsee, ma chérie. A h,comme tu es jol ie! di t-i l en caressant l 'animal lové su r sesgenou x recou verts de pou rpre.

— V ou s avez là u ne bête exceptionnel le. V otreEminence.

— Une aristocrate, Herr General . L'archevêqu e etmoi portons tou s deu x des noms anciens et vénérables,mais i l s ne sont rien en comparaison de la l ignée de cettechatte. Son nom vou s plaî t-i l? En chinois, cela signifieFleu r de Soie. Il lu i convient bien, n 'est-ce pas?

On servit le thé; tou s gardèrent le si lence tant qu ela sœu r laie n 'eu t pas qu itté la sal le.

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— V ou s n 'au rez pas à regretter la décision dedéclarer Rome vi l le ou verte, V otre Excel lence, assu raavec u n sou rire su ave l 'archevêqu e au nou veau maître del 'Ital ie. (Il se tou rna vers le cardinal , rejetant son charmecomme u n manteau abandonné; i l n 'en avait pas besoinavec cet homme aimé et respecté.) V otre Eminence, avez-vou s l 'intention de jou er les maîtresses de maison ou dois-je servir?

— Les maîtresses de maison? s'étonna le généralKesselring.

— C'est u ne peti te plaisanterie de cél ibataire,expl iqu a le cardinal di Contini-V erchese en riant. Celu iqu i verse le thé est appelé « maîtresse de maison ». V iei l lebou tade anglaise, Herr General .

Ce soir-là, l 'archevêqu e de Bricassart étai t las,agité, nerveu x. Il lu i semblait ne rien faire de positi f qu ipû t contribu er à mettre fin à la gu erre; son rôle secantonnait à intercéder pou r sau ver qu elqu esmonu ments et œu vres d'art; i l en étai t venu à éprou veru ne haine viru lente envers l 'inertie du V atican. Bienqu 'i l fû t conservateu r de tempérament, la pu si l lanimitédes hau ts dignitaires ponti ficau x l 'i rri tai t parfoisprofondément. Mis à part les hu mbles nonnes et prêtresqu i occu paient des emplois de serviteu rs, i l y avait dessemaines qu 'i l n 'avait pas adressé la parole à u n hommequ elconqu e, qu elqu 'u n qu i n 'eû t pas u n dessein pol i tiqu e,

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spiri tu el ou mil i taire à faire valoir. Même la prière lu ivenait moins faci lement ces derniers temps, et Dieuparaissait à des années-lu mière de distance, comme s'i ls'étai t retiré pou r permettre à ses créatu res hu maines deprendre les rênes afin de détru ire le monde qu 'i l leu ravait donné. Ce dont j'ai besoin, songea-t-i l , serait u nebonne dose de Meggie ou de Fee; à défau t, u ne bonne dosede qu elqu 'u n qu i ne se préoccu perait pas du destin duV atican et de Rome.

Sa Grandeu r descendit l 'escal ier privé de lagrande basi l iqu e Saint-Pierre où ses pas l 'avaientcondu it. A cette époqu e, les portes en étaient fermées à clefdès la tombée du jou r, signe de la paix inconfortable qu ipesait su r Rome, plu s éloqu ent qu e les compagniesd'A l lemands en u niforme vert-de-gris arpentant les ru esde la vi l le. Une lu eu r légère, su rnatu rel le, baignaitl 'abside vide; le bru it de ses pas se répercu tait su r lesdal les de pierre tandis qu 'i l marchait, s'immobil isai t et sefondait dans le si lence, faisait u ne génu flexion devant lemaître-au tel et reprenait son errance. Sou dain, entredeu x bru its de pas, i l entendit u n halètement. La lampe-torche qu 'i l tenait à la main bri l la; i l en projeta lefaisceau dans la direction du sou pir, moins effrayé qu ecu rieu x. Il étai t dans son domaine et pou vait le défendresans connaître la peu r.

Le faisceau de la lampe jou a su r ce qu i étai t

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devenu , à ses yeu x, la plu s bel le scu lptu re de la création :la Pietà de Michel-A nge. A u -dessou s des visages figés, setrou vait u ne au tre face, non de marbre mais de chair,tou te creu sée d'ombres à l 'égal d'u ne tête de mort.

— Ciao, di t Sa Grandeu r avec u n sou rire.Il n 'y eu t pas de réponse, mais i l v i t qu e les

vêtements étaient ceu x d'u n fantassin al lemand dedeu xième classe; l 'homme qu elconqu e qu 'i l recherchait!Peu importait qu 'i l fû t al lemand.

— Wie ge ht's ? demanda-t-i l sans cesser desou rire.

Un su rsau t fi t perler de la su eu r su r u n largefront d'intel lectu el qu i bri l la tou t à cou p, tranchant su rles ténèbres.

— Du bist krank? s'enqu it-i l alors, se demandant sile jeu ne homme n'étai t pas sou ffrant.

Une voix lu i répondit enfin.— Ne in.L'archevêqu e de Bricassart posa sa lampe su r le

sol et s'avança; d'u ne main, i l sou leva le menton du soldatafin de regarder dans les yeu x sombres, encore assombrispar l 'obscu rité.

— Qu 'y a-t-i l? demanda-t-i l en al lemand. (Il ri t.)V ou s l 'ignorez, mais c'est là la principale fonction de macharge... demander au x gens ce qu 'i l y a. Et je peu x vou sassu rer qu e c'est u ne qu estion qu i m'a sou vent valu

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beau cou p d'ennu is.— Je su is venu prier, assu ra le jeu ne homme d'u ne

voix au x fortes intonations bavaroises, trop grave pou rson âge.

— Qu 'est-i l arrivé? V ou s vou s êtes retrou véenfermé?

— Ou i , mais ce n 'est pas ce qu i m'inqu iète. SaGrandeu r ramassa la torche.

— Eh bien, vou s ne pou vez pas rester ici tou te lanu it, et je n 'ai pas la clef. Su ivez-moi. (Il reparti t endirection de l 'escal ier privé condu isant au palaisponti fical ; i l s'exprimait d'u ne voix lente, dou ce.) Il setrou ve qu e, moi au ssi , je su is venu prier. V otre hau tcommandement m'a réservé u ne jou rnée plu tôt di ffici le.C'est ça, par ici . Espérons simplement qu e les gardes necroiront pas qu e j'ai été arrêté... qu 'i l s se rendront comptequ e c'est moi qu i vou s escorte, et non l 'inverse.

A près avoir encore marché u ne dizaine deminu tes en si lence, traversé cou loirs, cou rs, jardins,hal ls, monté et descendu des marches, le jeu ne A l lemandne paraissait pas désireu x de qu itter la protection de sonmentor qu 'i l su ivait pas à pas. Enfin, Sa Grandeu r ou vritu ne porte et condu isi t son protégé dans u n peti t salon àl 'ameu blement su ccinct et simple, fi t jou er l 'interru pteu rd'u ne lampe et repou ssa le battant.

Ils se dévisageaient mu tu el lement, pou vant enfin

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distingu er leu rs trai ts respecti fs. Le soldat al lemandvoyait u n homme de très hau te tai l le, au visage fin , au xyeu x bleu s, pénétrants; l 'archevêqu e de Bricassart voyaitu n enfant accou tré d'u n u niforme qu e tou te l 'Eu rope avaitappris à redou ter. Un enfant; sû rement pas plu s de seizeans. De tai l le moyenne et d'u ne minceu r d'adolescent, i ln 'en présentait pas moins u ne ossatu re qu i laissaitprésager force et corpu lence, et de très longs bras. A ssezcu rieu sement, son visage avait qu elqu e chose d'i tal ien,sombre et patricien, extrêmement sédu isant; grands yeu xbru n foncé, au x ci l s longs et noirs, magnifiqu e chevelu rebru ne et ondu lée. Rien de commu n ou d'ordinaire chez lu ien fin de compte, même si son rôle l 'étai t; en dépit du fai tqu 'i l avait sou haité parler à u n homme qu elconqu e, SaGrandeu r n 'en était pas moins intéressée.

— A sseyez-vou s, di t-i l au jeu ne homme ens'approchant d'u n coffre d'où i l ti ra u ne bou tei l le demarsala.

Il versa u n peu de vin dans deu x verres, en tenditu n au jeu ne soldat et emporta le sien en al lant s'asseoirdans u n fau teu i l d'où i l pou rrait observerconfortablement la fascinante expression de son hôte.

— L'A l lemagne en est-el le rédu ite à mobil iser sesenfants? demanda-t-i l en croisant les jambes.

— Je ne sais pas, répondit le garçon. Je metrou vais dans u n orphel inat, alors, n 'importe comment,

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j'au rais dû le qu itter sou s peu .— Comment vou s appelez-vou s, mon garçon?— Rainer Moerl ing Hartheim, répondit le jeu ne

homme dont la voix s'enfla sou s la fierté.— Qu el nom magnifiqu e, remarqu a gravement le

prêtre.— Ou i , n 'est-ce pas? Je l 'ai choisi moi-même. On

m'appelait Rainer Schmidt à l 'orphel inat, mais qu and j'aiété mobil isé, j'ai changé ce nom pou r celu i qu e j'avaistou jou rs sou haité.

— V ou s avez perdu vos parents?— Les sœu rs m'appelaient u n enfant de l 'amou r.L'archevêqu e s'efforça de ne pas sou rire; le garçon

faisait preu ve d'u ne tel le dignité et assu rance tranqu i l lemaintenant qu e la peu r l 'avait qu itté. Mais de qu oi avait-i l eu peu r? Pas d'être décou vert ou enfermé dans labasi l iqu e.

— Pou rqu oi étiez-vou s tel lement effrayé, Rainer?Le jeu ne soldat bu t vivement u ne gorgée de vin,

leva la tête avec u ne expression de satisfaction.— Dél icieu x. Il est dou x. (Il s'instal la plu s

confortablement.) Je vou lais voir la basi l iqu e Saint-Pierre parce qu e les sœu rs nou s en parlaient sou vent ennou s montrant des photos. A u ssi qu and j'ai été envoyé àRome, j'étais heu reu x. N ou s sommes arrivés ici ce matin;dès qu e je l 'ai pu , je su is venu . (Il fronça les sou rci ls.) Mais

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j'ai été déçu . Je croyais me sentir plu s proche de N otre-Seigneu r dans sa propre égl ise; au l ieu de qu oi , c'étai tseu lement énorme et froid. Je ne sentais pas sa présence.

L'archevêqu e sou rit.— Je comprends ce qu e vou s vou lez dire. Mais

Saint-Pierre n 'est pas vraiment u ne égl ise, vou s savez?Pas au sens où on l 'entend pou r la plu part des égl ises.Saint-Pierre est l 'Egl ise. Il m'a fal lu très longtemps pou rm'y habitu er.

— Je vou lais prier pou r deu x choses, laissa tomberle jeu ne homme en hochant la tête pou r faire comprendrequ 'i l avait entendu les paroles mais qu e cel les-ci n 'étaientpas cel les qu 'i l eû t sou haitées.

— Pou r des choses qu i vou s effraient?— Ou i . Je pensais qu e le fai t de me trou ver dans la

basi l iqu e Saint-Pierre pou rrait m'aider.— Qu el les sont les choses qu i vou s effraient,

Rainer?— Qu 'on me déclare ju i f et qu e mon régiment

finisse malgré tou t par être envoyé su r le front ru sse.— Je vois. Pas étonnant qu e vou s ayez peu r. Y a-t-

i l effectivement u ne possibi l i té pou r qu 'on vou s déclareju i f?

— Eh bien, regardez-moi! rétorqu a simplement legarçon. A u moment de l 'enrôlement, qu and i l s ont établ ima fiche, i l s ont dit qu 'i l fau drait véri fier. Je ne sais pas

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s'i l s le peu vent ou non, mais je su ppose qu e les sœu rs ensavaient plu s long qu 'el les ne m'en ont dit.

— Si c'est le cas, el les ne fou rniront au cu nrenseignement, assu ra Sa Grandeu r dans l 'espoir del 'apaiser. El les comprendront la raison de l 'enqu ête.

— V ou s le croyez vraiment? Oh, je le vou draistant!

— L'idée d'avoir en vou s du sang ju i f vou strou blerait-el le?

— Peu importe le sang qu i cou le dans mes veines,répondit Rainer. Je su is né al lemand; c'est tou t ce qu icompte.

— Mais ce n 'est pas ainsi qu 'i l s voient les choses,n 'est-ce pas?

— N on.— Qu ant au front ru sse, i l n 'y a sû rement pas l ieu

de vou s inqu iéter actu el lement. V ou s êtes à Rome, ladirection opposée.

— Ce matin, j'ai entendu notre commandantdéclarer qu e nou s finirions peu t-être par être envoyés su rle front ru sse. Ça ne va pas très bien là-bas.

— V ou s êtes u n enfant! s'écria l 'archevêqu e avecemportement. V ou s devriez être à l 'école.

— N 'importe comment, je n 'y serais plu s à présent,rétorqu a le jeu ne homme en sou riant. J'ai seize ans, doncje travai l lerais. (Il sou pira.) J'au rais aimé continu er mes

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étu des; s'instru ire est important.L'archevêqu e de Bricassart laissa échapper u n

éclat de rire, pu is i l se leva et rempl it les verres.— N e fai tes pas attention à moi , Rainer. N e

cherchez pas u n sens à mes paroles. Simplement despensées qu i se su ccèdent. C'est l 'heu re à laqu el le el lesm'assai l lent. Je ne me montre pas u n très bon hôte, n 'est-ce pas?

— V ou s êtes très bien, assu ra le garçon.— Parlez-moi de vou s.Rainer Moerl ing Hartheim, invita Sa Grandeu r

en se rasseyant.Une cu rieu se expression d'orgu ei l jou a su r le

jeu ne visage.— Je su is al lemand et cathol iqu e. Je veu x qu e

l 'A l lemagne devienne u n pays où la race et la rel igionn'entraînent pas de persécu tions, et je consacrerai ma vieà cette fin ... si je vis.

— Je prierai pou r vou s... pou r qu e vou s viviez etréu ssissiez.

— V raiment? demanda timidement le soldat. Est-ce qu e vou s prierez réel lement pou r moi ,personnel lement, en me nommant?

— Bien sû r. En fai t, vou s m'avez appris qu elqu echose. Dans ma condition, je n 'ai qu 'u ne arme à madisposition, la prière. Je n 'ai pas d'au tre fonction.

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— Qu i êtes-vou s? s'enqu it Rainer au qu el le vincommençait à faire battre les pau pières.

— L'archevêqu e Ralph de Bricassart.— Oh! je vou s avais pris pou r u n prêtre ordinaire.— Je su is u n prêtre ordinaire, rien de plu s.— Je vou s propose u n marché! lança le jeu ne

soldat, les yeu x bri l lants. V ou s prierez pou r moi , monpère, et si je vis assez longtemps pou r mener mes projets àbien, je reviendrai à Rome afin qu e vou s pu issiezconstater les effets de vos prières.

Les yeu x bleu s s'i l lu minèrent de tendresse.— D'accord, marché conclu . Et qu and vou s

viendrez, je vou s dirai ce qu i , d'après moi , est advenu demes prières. (Il se leva.) Restez là, jeu ne pol i ticien. Je vaisvoir si je peu x vou s trou ver qu elqu e chose à manger.

Ils cau sèrent ju squ 'à ce qu e l 'au be rosît dômes etcampaniles et qu e le bru issement des ai les des pigeons sefî t entendre devant la fenêtre. Pu is, l 'archevêqu econdu isi t son nou vel ami à travers les sal les de réceptiondu palais, observant avec dél ices sa crainte mêlée derespect, et l 'accompagna dehors dans l 'air frais, v i f. Bienqu 'i l ne s'en dou tât pas, le jeu ne homme au nommagnifiqu e al lai t effectivement être envoyé su r le frontru sse, emportant avec lu i u n sou venir étrangement dou xet rassu rant : à Rome, dans la propre égl ise de N otre-Seigneu r, u n homme prierait pou r lu i chaqu e jou r,

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nommément.Lorsqu e la 9e division fu t prête à s'embarqu er

pou r la N ou vel le-Gu inée, tou t étai t pratiqu ementterminé, mis à part les opérations de ratissage. Déçu e, lafameu se division au stral ienne espérait qu 'i l y au raitencore u n peu de gloire à glaner ai l leu rs, enpou rchassant les Japonais à travers l 'Indonésie.Gu adalcanal avait ôté tou t espoir au x armées nippones dedébarqu er en A u stral ie. Et pou rtant, comme lesA l lemands, les Japonais ne cédaient qu e pied à pied,s'accrochaient. Bien qu e leu rs ressou rces fu ssentpitoyablement rédu ites, leu rs armées fou rbu es parmanqu e de ravitai l lement et de renforts, i l s n 'enobl igeaient pas moins A méricains et A u stral iens à payerchèrement chaqu e pou ce de terrain. En retraite, lesJaponais abandonnèrent Bu na, Gona, Salamau a etremontèrent la côte nord vers Lae et Finschafen.

Le 5 septembre 1943, la 9e division débarqu a àl 'est de Lae. Il faisait chau d, l 'hu midité atteignait centpou r cent et i l pleu vait tou s les après-midi bien qu e lasaison des plu ies ne fû t attendu e qu e deu x mois plu s tard.La menace de malaria obl igeait les hommes à absorberdes médicaments, de peti ts comprimés jau nes qu i lesrendaient tou t au ssi malades qu e s'i l s avaient vraimentété atteints de malaria. A vec l 'hu midité ambiante,chau ssettes et chau ssu res étaient constamment

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trempées; les pieds devenaient spongieu x, la chair entreles ortei l s à vi f et sangu inolente. Les piqû res des mou chesde marais et des mou stiqu es dégénéraient en plaies qu is'u lcéraient.

A Port Moresby, les soldats avaient pu constaterl 'état pi toyable des indigènes de N ou vel le-Gu inée et, siceu x-ci ne parvenaient pas à su pporter le cl imat sanscontracter béribéri , malaria, pneu monie, affectionschroniqu es de la peau , hypertrophie du foie et céder à u nétat de prostration, i l n 'y avait gu ère d'espoir pou rl 'homme blanc. A Port Moresby, i l s virent au ssi dessu rvivants de Kokoda, victimes, non pas tant desJaponais, qu e de la N ou vel le-Gu inée, émaciés, cou verts deplaies, dél irant de fièvre. Certes, les Japonais en avaienttu é beau cou p, mais dix fois plu s étaient morts depneu monie à dix-hu it cents mètres d'al ti tu de par u n froidglacial , vêtu s de leu rs minces tenu es tropicales. Bou evisqu eu se, glu ante, forêts spectrales qu i lu isaient despâles lu mières dispensées après le cou cher du solei l pardes champignons phosphorescents, ravins abru pts àescalader dans u n fou i l l is de racines enchevêtrées qu iinterdisaient à tou t homme de lever les yeu x, ne fû t-cequ 'u ne seconde, alors qu 'i l consti tu ait u ne cible faci lepou r u n tireu r embu squ é. Tou t étai t là diamétralementopposé à l 'A friqu e du N ord; au cu n des hommes de la 9e neregrettai t d'être demeu ré su r place pou r prendre part au x

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deu x combats d'El-A lamein plu tôt qu e d'avoir été envoyésu r les pistes de Kokoda.

Lae, vi l le côtière, nichée au cœu r d'u ne végétationexu bérante où l 'herbe le dispu tait à la forêt, étai tinfiniment plu s salu bre en tant qu e champ de batai l lequ e Kokoda. El le ne comptait qu e qu elqu es rares maisonseu ropéennes, u ne pompe à essence et u ne largeconcentration de hu ttes indigènes. Les Japonais faisaienttou jou rs preu ve du même cran, mais i l s étaient peunombreu x et affaibl is, au ssi u sés par la N ou vel le-Gu inéequ e les A u stral iens qu 'i l s avaient combattu s, au ssiaffectés par la maladie. A près les massivesconcentrations d'arti l lerie et l 'extrême mécanisationd'A friqu e du N ord, i l étai t cu rieu x de ne jamais voir u nmortier ou u n canon; rien qu e des fu si l s mitrai l leu rs etdes mou squ etons constamment prolongés de leu rsbaïonnettes. Jims et Patsy aimaient les combats au corpsà corps, restant tou jou rs à proximité l 'u n de l 'au tre pou rmieu x se cou vrir mu tu el lement. Une sorte de déchéance,terrible, après l 'A frika Korps. De peti ts hommes jau nes,au x dents proéminentes, qu i paraissaient tou s porter deslu nettes. Totalement dépou rvu s de panache gu errier.

Qu inze jou rs après le débarqu ement de la 9e à Lae,i l n 'y avait plu s de Japonais. Une très bel le jou rnée pou ru n printemps de N ou vel le-Gu inée. Le tau x d'hu miditéavait u n peu baissé, le solei l bri l lai t dans u n ciel

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su bitement bleu au l ieu de l 'habitu el blanc chargé devapeu r; la l igne de crêtes paraissait verte, pou rpré et l i lasau -delà de la vi l le. La discipl ine s'étai t relâchée; leshommes s'accordaient u ne jou rnée de repos pou r jou er aucricket, se promener, taqu iner les indigènes afin de lesfaire rire et su rprendre le rou ge sang de leu rs gencivesédentées à force d'avoir mâchonné du bétel . Jims et Patsyvagabondaient dans l 'herbe hau te au -dessu s del 'agglomération, car el le leu r rappelait Drogheda; el leavait la même teinte, jau nie, décolorée, et longu e commeau domaine après u ne saison de fortes plu ies.

— N ou s ne tarderons pas à rentrer, Patsy, assu raJims. Les Japs et les Chleu hs sont en dérou te. La maison,Patsy, Drogheda. Je meu rs d'impatience.

— Ou ais, répondit Patsy.Ils avançaient, épau le contre épau le, l iés par u ne

intimité infiniment plu s grande qu e cel le qu i peu t u nirdeu x hommes ordinaires; parfois, i l s s'effleu raient l 'u nl 'au tre, pas consciemment, mais à la façon dont u n êtretou che son propre corps afin de sou lager u ne légèredémangeaison, ou machinalement pou r s'assu rer qu 'i l esttou jou rs intact. Comme c'étai t agréable de sentir u n vraiet chau d solei l su r le visage au l ieu de percevoir lamoiteu r habitu el le de bain tu rc dispensée par la grossebou le voi lée de vapeu r! De temps à au tre, i l s levaient lenez vers le ciel , di lataient leu rs narines pou r s'imprégner

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de l 'odeu r de lu mière chau de qu i baignait u ne herberessemblant à cel le de Drogheda, rêver u n peu qu 'i l sétaient de retou r là-bas, s'approchant d'u n wi lga dansl 'éblou issement de midi pou r s'étendre et laisser passer legros de la chaleu r, l i re u n l ivre, somnoler, rou ler su r soi-même, sentir la terre bel le et amicale à travers la peau ,su rprendre la pu lsation d'u n cœu r pu issant qu i battai t,là, dans les profondeu rs du sol , à l 'u nisson avec le leu r.

— Jims! Regarde! C'est u n inséparable! Un vrai ,comme ceu x de Drogheda! s'exclama Patsy qu e la su rpriseavait tiré de son mu tisme.

Peu t-être existai t-i l au ssi des perru ches, di tesinséparables, dans la région de Lae, mais l 'ambiance de lajou rnée et ce rappel absolu ment inattendu de Droghedadéclenchèrent u ne sou daine exal tation chez Patsy. Riant,sentant l 'herbe lu i chatou i l ler les mol lets, i l pou rchassal 'oiseau , arrachant son vieu x chapeau , le maintenantdevant lu i comme s'i l croyait sérieu sement pou voirattraper la perru che, la captu rer. Jims l 'observait ensou riant.

Patsy s'étai t éloigné d'u ne vingtaine de mètreslorsqu e la rafale de mitrai l leu se fau cha l 'herbe au tou r delu i ; Jims le vi t lever les bras, pivoter su r lu i-même,mains dressées en u n geste de su ppl ication. De la tai l leau x genou x, le sang le recou vrait, bri l lant; la vies'écou lait de lu i .

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— Patsy! Patsy! hu rla Jims.Chaqu e fibre de son corps ressentait la morsu re

des bal les comme si el les s'étaient enfoncées dans sachair; u ne agonie, i l avait l 'impression de mou rir.

Il se fendit, pri t son élan pou r se ru er vers sonfrère, mais la pru dence du soldat lu i revint et i l plongeatête la première dans l 'herbe ju ste à la seconde où lamitrai l leu se ou vrait de nou veau le feu .

— Patsy! Patsy, ça va? cria-t-i l , stu pidementpu isqu 'i l avait vu le sang jai l l i r.

Pou rtant, contre tou te attente, u ne faible réponselu i parvint.

— Ou ais.Centimètre par centimètre, Jims rampa à travers

l 'herbe odorante; l 'orei l le au x agu ets, i l écou tait le vent, lebru issement de sa progression.

Qu and i l eu t atteint son frère, i l posa la tête su rl 'épau le nu e et pleu ra.

— Eh, arrête, di t Patsy. Je ne su is pas encore mort.— C'est grave? demanda Jims.Il baissa le short inondé de sang et décou vrit u ne

chair sangu inolente, frémissante.— En tou t cas, je n 'ai pas l 'impression qu e je vais y

passer.Des hommes su rgissaient au tou r d'eu x, les

jou eu rs de cricket portant encore leu rs gants et leu rs

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protège-tibias; l 'u n d'eu x al la chercher u n brancardtandis qu e les au tres avançaient pou r rédu ire au si lencela mitrai l leu se camou flée à l 'au tre extrémité de laclairière. L'opération fu t accompl ie avec u nedétermination encore plu s farou che qu 'à l 'accou tu mée cartou t le monde aimait Harpo. S'i l lu i arrivait malheu r,Jims ne serait jamais le même.

Une bel le jou rnée; la perru che était partie depu islongtemps, mais d'au tres oiseau x pépiaient,gazou i l laient sans crainte; i l s ne s'étaient tu s qu ependant l 'escarmou che.

— Patsy a u ne sacré veine, assu ra le tou bib à Jimsu n peu plu s tard. Il a dû stopper u ne bonne dou zaine debal les, mais la plu part l 'ont atteint au x cu isses. Les deu xou trois qu i ont pénétré u n peu plu s hau t paraissent s'êtrelogées dans l 'os i l iaqu e ou le mu scle pelvien. Pou r au tantqu e je pu isse en ju ger, ses tripes sont intactes; sa vessieau ssi . Seu lement i l ...

— Qu oi? s'impatienta Jims qu i tremblait encore,la bou che bleu ie à force de crispations.

— Il est di ffici le de se prononcer à ce stade,évidemment, je n 'ai rien du chiru rgien de génie commecertains de ces caïds de Moresby. Eu x t'en dirontdavantage, mais l 'u rètre a été atteint et pas mal desminu scu les nerfs du périnée. Je su is à peu près sû r qu 'i lpou rra être remis à neu f, mais i l ne retrou vera

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probablement pas l 'u sage de certains nerfs.Malheu reu sement ceu x-ci ne se raccommodent pas trèsbien. (Il se racla la gorge.) Ce qu e j'essaie de te dire, c'estqu 'i l sera peu t-être privé de sensibi l i té dans la régiongénitale.

Jims baissa la tête, regarda le sol à travers le voi lede ses larmes.

— Le principal , c'est qu 'i l v ive, di t-i l .On lu i accorda l 'au torisation de prendre l 'avion

avec son frère pou r Port Moresby et d'y rester ju squ 'à cequ e Patsy fû t ju gé hors de danger. Celu i-ci pou vait êtreconsidéré comme miracu lé. Les bal les s'étaient en effetéparpi l lées tou t au tou r de l 'abdomen sans s'y loger. Et lemédecin de la 9e avait vu ju ste : la sensibi l i té des organesgénitau x était sérieu sement lésée. Peu t-être reviendrait-el le partiel lement par la su ite, mais personne ne pou vaitencore se prononcer.

— Ça n 'a pas d'importance, di t Patsy étendu su r lebrancard qu i devait être embarqu é dans l 'avion àdestination de Sydney. N 'importe comment, je n 'ai jamaisété très porté su r les fi l les. Su rtou t, sois pru dent, Jims,maintenant plu s qu e jamais. J'ai de la peine de te qu itter.

— T'en fais pas, je serai pru dent, Patsy, assu raJims en sou riant. (Il étreignit la main de son frère.) Tu terends compte? Etre obl igé de finir la gu erre sans monmeil leu r copain... Je t'écrirai pou r te dire comment ça se

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passe. Dis bonjou r pou r moi à Mme Smith , Meggie, m'manet au x frangins. Dans le fond, tu as de la chance de rentrerà Drogheda.

Fee et Mme Smith prirent l 'avion pou r Sydneyafin d'être à l 'atterrissage de l 'apparei l américain qu iamenait Patsy de Townsvi l le; Fee ne resta qu e qu elqu esjou rs, mais Mme Smith s'instal la dans u n hôtel deRandwick proche de l 'hôpital mil i taire du Prince deGal les. Patsy y demeu ra trois mois. Sa carrière mil i taireétait achevée. Mme Smith versa bien des pleu rs, mais lajoie l 'emporta sou vent en voyant son protégé se rétabl irpeu à peu et, finalement, s'en tirer à si bon compte. Il nepou rrait jamais mener u ne vie totalement pleine, maistou s les au tres plaisirs lu i restaient : monter à cheval ,marcher, cou rir. N 'importe comment, le mariage nesemblait pas devoir entrer dans le destin des Cleary.Lorsqu 'i l fu t au torisé à qu itter l 'hôpital , Meggie vint lechercher avec la Rol ls, et les deu x femmes l 'instal lèrentsu r le siège arrière entou ré de cou vertu res et demagazines, priant pou r qu e Dieu leu r accordât u ne au trefaveu r : le retou r de Jims.

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Il fal lu t qu e le représentant de l 'empereu r Hiro-Hito eû t signé la reddition officiel le du Japon pou r qu eGil lanbone crû t en la fin de la gu erre. La nou vel le éclatale dimanche 2 septembre 1945, soit exactement six ansaprès le débu t des hosti l i tés. Six années lou rdesd'angoisse. Tant de places demeu reraient vides à jamais :Rory, fi l s de Dominic O'Rou rke, John, fi l s de HorryHopeton, Cormac, fi l s d'Eden Carmichael . Le plu s jeu nefi l s de Ross MacQu een, A ngu s, ne marcherait plu s; David,le fi l s d'A nthony King, marcherait, mais sans voir où i li rai t; Patsy, le fi l s de Paddy Cleary, n 'au rait jamaisd'enfants. Et i l y avait ceu x dont les blessu res n 'étaientpas apparentes, mais restaient tou t au ssi profondes; ceu xqu i étaient partis joyeu x, ardents, rieu rs, mais étaientrevenu s sans tapage; i l s parlaient peu et ne riaient qu erarement. A u moment de la déclaration de gu erre, qu iau rait pu imaginer qu e le confl i t du rerait si longtemps etprélèverait u n tel tribu t?

Gil lanbone ne formait pas u ne commu nau téspécialement su persti tieu se, mais ses plu s cyniqu escitoyens eu x-mêmes frissonnèrent ce dimanche 2septembre car, le jou r même où la gu erre prenait fin ,

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s'acheva au ssi la pire sécheresse qu 'eû t enregistréel 'A u stral ie au cou rs de son h istoire. Pendant près de dixans, au cu ne plu ie digne de ce nom n'était tombée mais, cejou r-là, les nu ages envahirent le ciel , noirs, su r u neépaisseu r de plu sieu rs centaines de mètres; i l s crevèrentet déversèrent trente-six centimètres d'eau su r la terreassoiffée. Et u ne faible précipitation plu vieu se peu t fortbien ne pas au gu rer la fin de la sécheresse si el le n 'est passu ivie d'au tres plu ies, mais trente-six centimètres d'eausignifient herbe.

Meggie, Fee, Bob, Jack, Hu ghie et Patsy se tenaientsou s la véranda baignée d'ombre d'où i l s observaient lesalentou rs, respirant le parfu m d'u ne dou ceu rinsou tenable qu i montait de la terre craqu elée, rédu ite enpou ssière. Chevau x, mou tons, bovins, porcs écartaient lespattes pou r se camper su r le sol qu i se dérobait etlaissaient l 'eau se déverser su r leu rs corps frissonnants;la plu part d'entre eu x étaient nés après qu 'u ne tel le plu ieeu t traversé leu r monde. Dans le cimetière, le délu geentraînait la pou ssière, blanchissait tou t, ravivait lesai les déployées de l 'ange amical , inspiré de Botticel l i . Leru isseau exu l ta, se gonfla sou s u n raz de marée; son flotru gissant se mêla au tambou rinement de la plu ie qu idétrempait tou t. La plu ie, la plu ie! La plu ie. Unebénédiction longtemps retenu e dans u ne immense mainet, enfin, accordée. La plu ie bénie, mervei l leu se. Car la

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plu ie signifiai t l 'herbe, et l 'herbe était la vie.Un du vet vert pâle apparu t, dressa ses peti ts brins

vers le ciel , se ramifia, éclata, se mu a en u n vert profondau fu r et à mesu re de sa croissance, pu is se décolora etdevint gras, se transforma en herbe beige argenté, cel le deDrogheda, montant ju squ 'au x genou x. L'enclos intérieu rressemblait à u n champ de blé, ondoyant sou s chaqu erisée mal icieu se; les jardins qu i entou raient la maisonexplosèrent en u n feu d'arti fice de cou leu rs; de grosbou rgeons se dérou lèrent, les grands eu calyptu sredevinrent su bitement blancs et vert clair après avoirployé pendant neu f ans sou s u ne chape de pou ssière. Bienqu e la fol le prodigal i té des ci ternes du es à Michael Carsoneû t encore permis de conserver u n semblant de vie dansles jardins, la pou ssière s'étai t depu is longtemps instal léesu r chaqu e feu i l le et pétale, ternissant, abol issant leu réclat. Et u ne viei l le légende s'étai t véri fiée; Droghedadisposait effectivement de su ffisamment d'eau pou rsu rvivre à u ne sécheresse de dix ans, mais u niqu ementpou r al imenter les abords immédiats de la maison.

Bob, Jack, Hu ghie et Patsy retou rnèrent dans lesenclos et tirèrent des plans pou r renou veler le cheptel ; Feeou vrit u ne bou tei l le neu ve d'encre noire et rebou chafrénétiqu ement son flacon d'encre rou ge; Meggie vi t la finde sa vie en sel le car Jims ne tarderait pas à rentrer et deshommes se présenteraient à la recherche d'u n emploi .

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A près neu f ans, i l ne restait qu e bien peu demou tons et de bovins, u niqu ement des reprodu cteu rs dechoix, tou jou rs gardés dans des enclos fermés etal imentés par des apports extérieu rs, qu el les qu e fu ssentles conditions cl imatiqu es, la fine fleu r des étalons,bél iers et tau reau x. Bob parti t pou r l 'est ju squ 'à la l ignede partage des eau x afin d'acheter des brebis de bonnesou che dans des propriétés moins du rement tou chées parla sécheresse. Jims rentra. Hu it ou vriers-éleveu rs fu rentportés dans les l ivres de Drogheda. Meggie raccrocha sasel le.

Peu de temps après, Meggie reçu t u ne lettre deLu ke, la deu xième depu is qu 'el le l 'avait qu itté.

Ça ne se ra plus trè s long mainte nant, je crois;e ncore que lque s anné e s à coupe r la canne e t j'arrive rai aubout. Le s re ins me font un pe u plus mal ce s te mps, mais jesuis e ncore capable de me me sure r aux me ille urscoupe urs, huit à ne uf tonne s. Arne e t moi avons douzeautre s é quipe s qui travaille nt pour nous; tous de s brave stype s. L'arge nt circule plus facile me nt, l'Europe a be soin desucre , aussi vite que nous pouvons le produire . Je me faisplus de cinq mille livre s par an que je me ts pre squee ntiè re me nt de côté . Ce ne se ra pas long mainte nant. Me g,avant que je parte pour Kynuna. Pe ut-ê tre que quandj'aurai tout mis au point, tu voudras me re ve nir. Est-ce que

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je t'ai donné le gosse que tu voulais? Bizarre comme le sfe mme s ne rê ve nt que de môme s. C'e st probable me nt çaqui nous a sé paré s, he in? Dis-moi ce que tu de vie ns e tcomme nt Droghe da a ré sisté à la sé che re sse . Bie n à toi,Luke .

Fee sorti t su r la véranda où Meggie étai t assise, lalettre à la main, le regard perdu vers les pelou ses d'u nvert éclatant.

— Comment va Lu ke?— Tou jou rs le même, m'man. Pas changé le moins

du monde. Encore u n peti t bou t de temps à cou per cettesatanée canne à su cre et, u n jou r, i l achètera son domaineprès de Kynu na.

— Irais-tu le rejoindre, Meggie?— Jamais de la vie.Fee se laissa tomber dans u n fau teu i l de rotin

qu 'el le déplaça légèrement afin de mieu x voir sa fi l le. Pastrès loin, des hommes s'interpel laient, des bru its demarteau résonnaient, enfin les vérandas et les fenêtresdu premier étage al laient être mu nies d'u n fin trei l lagepou r faire obstacle au x mou ches. Pendant des années, Fees'y étai t opposée obstinément. Qu el qu e soit ledésagrément des insectes, la maison ne serait jamaisenlaidie par ces horribles mou stiqu aires! Mais plu s lasécheresse du rait, plu s les mou ches se mu ltipl iaient;

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enfin, deu x semaines avant qu e vînt la plu ie, Fee avaitcédé et donné ordre à u n entrepreneu r d'obtu rer d'u n fintrei l lage tou tes les fenêtres des bâtiments du domaine,pas seu lement cel les de la maison principale, mais au ssicel les de tou tes les habitations affectées au personnel , ycompris le baraqu ement.

Mais el le se refu sait à faire instal ler l 'électrici tébien qu e, depu is 1915, l 'au vent de tonte disposât d'u ngénérateu r fou rnissant le cou rant. Drogheda sans le dou xhalo des lampes à pétrole? Impensable. Pou rtant, el le nes'opposa pas à l 'instal lation d'u ne dizaine deréfrigérateu rs à pétrole et de l 'u ne de ces nou vel lescu isinières à gaz bu tane; l 'indu strie au stral ienne n 'avaitpas encore atteint le niveau de produ ction du temps depaix mais, peu à peu , les apparei ls ménagers finiraientpar s'imposer.

— Meggie, pou rqu oi ne divorces-tu pas pou r teremarier? demanda tou t à cou p Fee. Enoch Daviest'épou serait immédiatement; au cu ne au tre femme n 'ajamais retenu son attention.

Meggie leva vers sa mère u n regard stu péfait.— Grand Dieu , m'man, j'ai vraiment l 'impression

qu e tu t'adresses à moi d'égale à égale... comme si tuparlais à u ne vraie femme.

Fee ne sou rit pas; Fee sou riai t rarement.— Eh bien, si tu n 'es pas u ne femme à présent, tu

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ne le seras jamais. Pou r ma part, je crois qu e tu rempl istou tes les conditions. Je dois viei l l i r, j'ai envie debavarder.

Meggie ri t, enchantée de voir sa mère en de tel lesdispositions, sou haitant les voir du rer.

— C'est la plu ie, m'man. Ça ne peu t être qu e ça. Oh,c'est mervei l leu x de revoir de l 'herbe à Drogheda et despelou ses vertes au tou r de la maison!

— Ou i , en effet. Mais tu élu des ma qu estion.Pou rqu oi ne pas divorcer et te remarier?

— C'est contraire au x lois de l 'Egl ise.— Sornettes! s'écria Fee. La moitié de toi tient de

moi et je ne su is pas cathol iqu e. N e me raconte pasd'h istoires, Meggie. Si tu vou lais réel lement te remarier,tu divorcerais d'avec Lu ke.

— Ou i , probablement. Mais je ne veu x pas meremarier. Mes enfants et Drogheda su ffisent amplement àmon bonheu r.

Un glou ssement, très semblable au sien, montaen écho d'u n bu isson au x chatons pou rpres qu idissimu lait l 'au teu r du rire.

— Ecou te! Il est là! C'est Dane! Sais-tu qu 'à son âgei l monte au ssi bien à cheval qu e moi? (El le se pencha versle jardin.) Dane! Qu 'est-ce qu e tu manigances? Sors de làimmédiatement!

Il émergea de sa cachette sou s le bu isson, les

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mains pleines de terre noire, la bou che macu lée de tachessu spectes.

— M'man! Est-ce qu e tu savais qu e la terre a bongoû t? C'est vrai , tu sais, m'man!

Il se dressa devant el le; à sept ans, i l étai t grand,dél ié, fort mais avec grâce, et son visage évoqu ait lafinesse d'u ne figu rine de porcelaine.

Ju stine apparu t, se tint à côté de lu i ; el le au ssiétait grande, mais maigre plu tôt qu e mince, etterriblement marqu ée de taches de rou sseu r. Il étai tdi ffici le de distingu er ses trai ts sou s le piqu etage bru n, etses yeu x, tou jou rs au ssi pâles, commu niqu aient la m êmeimpression de malaise; ses ci l s et sou rci ls, trop blonds, netranchaient pas su r les taches de son. Des tresses, dumême rou x flamboyant qu e celu i de Paddy, le dispu taientau x bou cles rebel les et encadraient son visage de farfadet.Personne n 'au rait pu la qu al i fier de jol ie, mais el lelaissait su r ceu x qu 'el le rencontrait u ne impressiondu rable, pas seu lement à cau se de ses yeu x, mais au ssi enraison de sa remarqu able force de caractère. Rigide,droite, d'u ne intel l igence ignorant le compromis, à hu itans, Ju stine se préoccu pait au ssi peu de ce qu e l 'onpensait d'el le qu e lorsqu 'el le étai t bébé. Un seu l être étai tvéri tablement très proche d'el le : Dane. El le l 'adoraittou jou rs et le considérait encore comme sa propriétépersonnel le.

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Cet état d'esprit avait donné l ieu à bien desaffrontements de volontés entre el le et sa mère. Ju stineavait été profondément bou leversée qu and Meggie avaitraccroché sa sel le pou r reprendre ses devoirs de mère.D'u ne part, Ju stine ne paraissait pas avoir besoin de laféru le maternel le pu isqu 'el le étai t Convaincu e d'avoirraison en tou t. D'au tre part, el le n 'avait rien de la peti tefi l le exigeant u ne confidente ou u ne approbationchaleu reu se. A ses yeu x, Meggie représentaitessentiel lement u ne personne qu i s'immisçait dans leplaisir qu e lu i procu rait la présence de Dane. El les'entendait infiniment mieu x avec sa grand-mère dontel le approu vait pleinement le comportement. Fee gardaitses distances et accordait à chacu n u n minimu m de bonsens.

— Je lu i ai di t de ne pas manger de terre, assu raJu stine.

— Ma foi , ça ne le tu era pas, rétorqu a Meggie. Maisça n 'est pas bon pou r lu i . (El le se tou rna vers son fi l s.)Dane, pou rqu oi as-tu fai t ça?

Il réfléchit gravement à la qu estion.— El le étai t là, alors j'en ai mangé. Si c'étai t

mau vais pou r moi , ça au rait mau vais goû t, non? Et ça abon goû t.

— Pas nécessairement, intervint Ju stine d'u n tondocte. Tu me désoles, Dane. Certaines des choses qu i ont le

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meil leu r goû t n 'en sont pas moins du poison.— Qu oi , par exemple? fi t-i l , la défiant.— La mélasse! lança-t-el le d'u n ton triomphant.

Dane avait été très malade après avoir englou ti tou te u neboîte de mélasse décou verte dans l 'office de Mme Smith .

Il encaissa le cou p et contre-attaqu a.— Je su is encore là. A lors, ça ne pou vait pas être

u n vrai poison.— C'est seu lement parce qu e tu l 'as vomie. Sinon,

tu serais mort.A rgu ment irréfu table. Lu i et sa sœu r étaient à

peu près de la même tai l le, au ssi lu i enlaça-t-i lgentiment la tai l le et tou s deu x s'éloignèrent ensau ti l lant à travers la pelou se en direction de la cabanequ e leu rs oncles avaient constru ite su r leu rs indications,parmi les branches sou ples d'u n poivrier pleu reu r. Ledanger qu e faisaient cou rir les abei l les avait sou levé biendes oppositions de la part des adu l tes qu ant àl 'emplacement choisi , mais i l apparu t qu e les enfantsavaient eu raison, les abei l les cohabitaient avec eu x enbonne intel l igence. Et les poivriers étaient les plu sagréables des arbres, se prêtant à l 'intimité. Il sdégageaient u n parfu m sec, odorant, et les grappes deminu scu les bou les roses qu i pendaient à leu rs branchesse transformaient en pai l lettes rosâtres à la senteu rviolente qu and on les écrasait sou s les doigts.

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— Dane et Ju stine sont si di fférents l 'u n de l 'au tre,et pou rtant i l s s'entendent si bien, remarqu a Meggie. J'ensu is tou jou rs su rprise. Je ne crois pas les avoir jamais vu sse qu erel ler; parfois, je me demande comment Daneréu ssit à éviter les dispu tes avec u n être au ssi résolu etobstiné qu e Ju stine.

Mais Fee avait u ne au tre idée en tête.— Seigneu r, c'est le portrait craché de son père,

dit-el le en observant.Dane qu i se gl issait sou s les frondaisons du

poivrier et disparaissait à sa vu e.Un froid de glace envahit Meggie, réaction dont

el le ne pou vait se défendre bien qu 'el le eû t entendu cettephrase des centaines de fois au fi l des années. Réflexeengendré par son sentiment de cu lpabi l i té, évidemment.Les gens faisaient tou jou rs al lu sion à Lu ke. D'ai l leu rs,pou rqu oi pas? Il existai t nombre de simil i tu des entreLu ke O'N ei l l et Ralph de Bricassart. Mais, en dépit de tou sses efforts, Meggie ne parvenait jamais à être trèsnatu rel le lorsqu 'on se l ivrait à des commentaires su r laressemblance de Dane avec son père.

El le pri t u ne longu e inspiration, s'efforça deparaître natu rel le.

— Tu trou ves, m'man? demanda-t-el le enbalançant négl igemment le pied. Pou r moi , ça n 'est pastel lement évident. Dane n 'a rien de Lu ke, ni dans le

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tempérament ni dans le comportement.Fee ri t. Le son qu 'el le produ isait tenait du

reniflement, mais i l s'agissait d'u n vrai rire. Devenu spâles avec l 'âge et l 'opacité de la cataracte, ses yeu x seposèrent avec ironie su r le visage stu péfait de Meggie.

— Me prends-tu pou r u ne idiote, Meggie? Je neveu x pas parler de Lu ke O'N ei l l . Je trou ve qu e Dane est leportrait craché de Ralph de Bricassart.

Du plomb. Le pied de Meggie étai t de plomb. Ilretomba su r le carrelage espagnol . Son corps, devenu deplomb, se tassa, le cœu r de plomb à l 'intérieu r de sapoitrine lu tta pou r battre en dépit de son poids. Bats, bonDieu , bats! Il fau t qu e tu continu es à battre pou r mon fi l s!

— Mais m'man! parvint-el le à articu ler d'u nevoix, el le au ssi , de plomb. Mais, m'man, qu el le réflexionextravagante! Le père Ralph de Bricassart?

— Combien d'au tres personnes connais-tu qu iportent ce nom? Lu ke O'N ei l l n 'a jamais engendré degarçon. Dane est le fi l s de Ralph de Bricassart. Je l 'aicompris à la seconde où je l 'ai tiré hors de toi pou r lemettre au monde.

— A lors... pou rqu oi n 'as-tu rien dit? Pou rqu oi as-tu attendu qu 'i l ai t sept ans pou r formu ler u ne accu sationau ssi absu rde et dénu ée de fondement?

Fee étendit les jambes, croisa les chevi l les avecélégance.

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— J'atteins enfin u n âge avancé, Meggie, et leschoses font moins mal maintenant. Qu el le bénédictionqu e la viei l lesse! C'est si bon de voir Drogheda revivre.Sans dou te est-ce pou r ça qu e je me sens mieu x... Pou r lapremière fois depu is bien des années, j'ai envie de parler.

— Eh bien, je dois dire qu e qu and tu te décides àparler, tu as l 'art de choisir ton su jet! M'man, tu n 'asabsolu ment pas le droit de dire u ne chose parei l le! Ce n 'estpas vrai ! assu ra Meggie d'u ne voix tremblante dedésespoir, ne sachant pas très bien si sa mère incl inaitvers la tortu re ou la commisération.

Sou dain, la main de Fee jai l l i t, se posa su r legenou de Meggie. Fee sou rit — pas avec amertu me oumépris, mais avec u ne cu rieu se compréhension.

— N e me mens pas, Meggie. Mens à qu i tu vou dras,mais pas à moi . Rien ne pou rra jamais me persu ader qu eLu ke O'N ei l l a engendré ce garçon. Je ne su is pas idiote,j'ai des yeu x. Il n 'y a rien de Lu ke en lu i ; i l n 'y a jamaisrien eu parce qu 'i l ne pou vait rien y avoir. Il est le refletdu prêtre. Regarde ses mains, l 'implantation de sescheveu x, la façon dont i l s bou clent su r le front, la formede son visage, les sou rci ls, la bou che. Même la manièredont i l se déplace. Ralph de Bricassart, Meggie, Ralph deBricassart.

Meggie céda; l 'ampleu r de son sou lagement sedevina dans la façon dont son corps se laissa al ler,

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détendu , décontracté.— La hau teu r qu e l 'on devine dans son regard.

Pou r moi , c'est ce qu i paraît le plu s frappant. Est-ceréel lement évident? Est-ce qu e tou t le monde est aucou rant, m'man?

— Bien sû r qu e non, affirma catégoriqu ement Fee.Les gens ne cherchent pas plu s loin qu e la cou leu r desyeu x, la forme du nez, la conformation générale. Tou t celapeu t faire penser à Lu ke. Je sais parce qu e, pendant desannées, j'ai observé ton manège avec Ralph de Bricassart.Il lu i au rait su ffi de lever le peti t doigt pou r qu e tu tejettes dans ses bras; alors, qu and je te parle de divorce, tupou rrais t'abstenir de réflexion du genre « c'est contraireau x lois de l 'Egl ise ». Tu gri l lais d'enfreindre u ne loi del 'Egl ise infiniment plu s sérieu se qu e cel le qu i concerne ledivorce. Sans vergogne, Meggie, voi là ce qu e tu étais. Sansvergogne! (Un sou pçon de ru desse se gl issa dans sa voix.)Mais tu avais affaire à u n homme obstiné. A vant tou t, i ltenait à être u n prêtre parfait; tu n 'arrivais qu 'en secondrang. Qu el le idiotie! Ça ne lu i a servi à rien. Ce n 'étai tqu 'u ne qu estion de temps avant qu e l 'inévitable seprodu ise.

De l 'au tre côté de la véranda, u n homme laissatomber u n marteau et lâcha u ne bordée de ju rons; Fee seraidit, frissonna.

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— Dieu du ciel , je serai heu reu se qu and la pose deces mou stiqu aires sera terminée! (El le revint au su jet qu ilu i tenait à cœu r.) Crois-tu vraiment m'avoir abu séequ and tu as refu sé qu e Ralph de Bricassart célèbre tonmariage avec Lu ke? Je n 'étais pas du pe. Tu le vou lais entant qu 'épou x, non en tant qu 'officiant. Pu is i l est passé àDrogheda avant son départ pou r A thènes, et tu n 'étais paslà. A lors, j'ai su qu e, tôt ou tard, i l se mettrait à tarecherche et te trou verait. Il errait dans la propriétécomme u ne âme en peine. Tu as manœu vré habi lement enépou sant Lu ke, Meggie. Tant qu 'i l te savait en train delangu ir pou r lu i , Ralph ne vou lait pas de toi , mais dèsl 'instant où tu appartenais à u n au tre, i l a présenté tou sles symptômes classiqu es du chien du jardinier. Bien sû r,i l s'étai t persu adé qu e l 'attachement qu 'i l te portait étai tpu r, mais le fai t demeu re qu 'i l avait besoin de toi . Tu lu iétais nécessaire comme au cu ne femme ne l 'avait jamaisété pou r lu i et, vraisemblablement, ne le sera jamais.Cu rieu x, ajou ta Fee qu i semblait réel lement intrigu ée. Jeme su is tou jou rs demandé ce qu 'i l pou vait bien te trou ver,mais je su ppose qu e les mères sont u n peu aveu gles en cequ i concerne leu rs fi l les, tou t au moins ju squ 'à ce qu 'el lessoient trop viei l les pou r envier leu r jeu nesse. Tu as lesmêmes réactions envers Ju stine qu e cel les qu e j'avaisenvers toi .

El le s'adossa à son fau teu i l , se balança

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légèrement, yeu x mi-clos, mais el le ne cessait d'observerMeggie à la façon dont u n entomologiste se penche su r u ninsecte.

— Qu el qu e soit ce qu 'i l voyait en toi , i l l 'adécou vert dès l 'instant où i l t'a vu e, et ça n 'a jamais cesséde l 'enchanter, reprit-el le. Le plu s pénible pou r lu i étai tde te voir grandir, mais la réal i té lu i est apparu e qu and i lest venu pou r décou vrir qu e tu étais partie, mariée.Pau vre Ralph! Il ne lu i restait qu 'à se lancer à tarecherche, et i l t'a trou vée, n 'est-ce pas? Je l 'ai comprisqu and tu es rentrée à la maison avant la naissance deDane. Dès l 'instant où tu avais eu Ralph de Bricassart, i ln 'étai t plu s nécessaire qu e tu restes avec Lu ke.

— Ou i , convint Meggie avec u n sou pir. Ralph m'atrou vée, mais ça n 'a rien résolu pou r nou s. Je savais qu 'i ln 'abandonnerait jamais son Dieu . C'est pou r cette raisonqu e j'étais décidée à tirer de lu i la seu le chose qu e je pu issejamais espérer : u n enfant, son fi l s, Dane.

— J'ai l 'impression d'écou ter u n écho, dit Fee avecu n rire grinçant. Il me semble m'entendre prononcer cesmêmes paroles.

— Frank?Le fau teu i l racla le sol ; Fee se leva, se mit à

marcher de long en large, faisant résonner le dal lage;finalement, el le revint se planter devant sa fi l le qu 'el leconsidéra attentivement.

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— Eh bien, eh bien... Du tac au tac, hein, Meggie?Et toi , depu is combien de temps étais-tu au cou rant?

— Depu is qu e j'étais tou te peti te. Depu is le jou r oùFrank est parti .

— Son père étai t déjà marié. Il étai t beau cou p plu sâgé qu e moi , u n homme pol i tiqu e de premier plan. Si je tedisais son nom, tu le reconnaîtrais immédiatement.Beau cou p de ru es portent son nom en N ou vel le-Zélande,peu t-être même u ne vi l le ou deu x. Mais, pou r les besoinsde la cau se, je l 'appel lerai Pakeha. C'est le mot maori pou rdésigner l 'homme blanc, mais ça su ffira. Il est mort,maintenant, évidemment. J'ai en moi u n peu de sangmaori , mais le père de Frank était métis. Cet aspectressortait davantage chez Frank parce qu e nou s le lu iavions légu é l 'u n et l 'au tre. Dieu , qu e j'ai aimé cet homme!Peu t-être étai t-ce la voix du sang, je ne sais pas. Il étai tbeau , grand, bru n, avec des yeu x noirs bri l lants et rieu rs.L'opposé absolu de Paddy... cu l tivé, raffiné, plein decharme. Je l 'aimais à la fol ie. Et je croyais qu e jen 'aimerais jamais personne d'au tre; je me su is vau tréedans cette i l lu sion si longtemps qu e, lorsqu e je m'en su isdébarrassée, i l étai t trop tard... trop tard! (Sa voix secassa; el le se tou rna en direction du jardin.) J'ai beau cou pà me faire pardonner, Meggie, tu peu x me croire.

— A lors, c'est pou r ça qu e tu aimais Frank plu squ e nou s tou s, laissa tomber Meggie.

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— Je le croyais parce qu 'i l étai t le fi l s de Pakeha etqu e les au tres appartenaient à Paddy.(El le s'assi t, émitu n sou pir dou lou reu x, triste.) Et ainsi , l 'h istoire serenou vel le. J'ai ri intérieu rement en voyant Dane, tupeu x me croire.

— M'man, tu es u ne femme extraordinaire.— V raiment? (Le fau teu i l gémit, el le se pencha en

avant.) Laisse-moi te confier u n peti t secret, Meggie.Extraordinaire ou simplement ordinaire, je su is u nefemme très malheu reu se. Pou r u ne raison qu elconqu e,j'ai été malheu reu se depu is le jou r où j'ai connu Pakeha,essentiel lement par ma fau te. Je l 'ai aimé, mais j'aisu ccombé comme jamais u ne femme ne devraitsu ccomber. Et i l y a eu Frank... Je me raccrochais à Franket ignorais le reste. J'ignorais Paddy, qu i étai t le mei l leu rêtre qu i m'ait jamais approchée, mais je ne m'enapercevais pas, trop occu pée qu e j'étais à le comparer àPakeha. Oh, je lu i étais reconnaissante et ne pou vaism'empêcher de l 'admirer... (El le hau ssa les épau les.)Enfin, c'est du passé... Ce qu e je vou lais te dire c'est qu etou t ça est néfaste. Tu le sais, n 'est-ce pas?

— N on. A mon sens, c'est l 'Egl ise qu i peu t êtreconsidérée comme néfaste en interdisant ce bonheu r à cesprêtres.

— Cu rieu se coïncidence qu 'Egl ise soit du genreféminin. Tu as volé l 'épou x d'u ne au tre femme, Meggie,

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tou t comme moi.— Ralph n 'étai t pas l ié à au cu ne au tre femme qu e

moi. L'Egl ise n 'est pas u ne femme, Maman... c'est u neinsti tu tion, sans plu s.

— N 'essaie pas de te ju sti fier vis-à-vis de moi . Jeconnais par avance tou tes les réponses. Je pensais commetoi , à l 'époqu e. Le divorce étai t hors de qu estion pou r lu i . Ilétai t l 'u n des premiers hommes de sa race à accéder à u nposte pol i tiqu e au ssi élevé; i l lu i fal lai t choisir entre moiet son peu ple. Qu el homme au rait pu résister à u n destinsi noble? Exactement comme ton Ralph a choisi l 'Egl ise,n 'est-ce pas? A lors, j'ai cru qu e ça m'était égal . Jeprendrais ce qu 'i l pou vait me donner, j'au rais de lu i u nenfant à aimer.

Sou dain, Meggie se rebel la en voyant sa mèrefaire preu ve de compassion à son endroit; el le lu i envou lait d'insinu er qu 'el le au ssi avait tou t gâché.

— Mais j'ai fai t preu ve de beau cou p plu s desu bti l i té qu e toi , maman. Mon fi l s a u n nom qu e personnene peu t lu i enlever, pas même Lu ke.

Un son si fflant s'extirpa de la gorge de Fee.— C'est écœu rant! Oh, comme tu sais tromper ton

monde, Meggie! Et dire qu 'on te donnerait le bon Dieu sansconfession! Eh bien, mon père m'a acheté u n mari pou rdonner u n nom à Frank et se débarrasser de moi . Je pariequ e tu ne savais pas ça! D'ai l leu rs, comment as-tu su ?

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— Ça me regarde.— Tu paieras, Meggie. Crois-moi , tu paieras. Tu ne

t'en tireras pas mieu x qu e moi . J'ai perdu Frank de lafaçon la plu s atroce qu 'u ne mère pu isse perdre son fi l s. Jene peu x même pas le voir et j'en meu rs d'envie... Tuverras! Toi au ssi , tu perdras Dane.

— Je ferai en sorte de le retenir. Tu as perdu Frankparce qu 'i l ne pou vait pas s'atteler à la même charrettequ e papa. Je me su is assu rée qu e Dane n 'au rait pas de pèrepou r lu i passer la bride. C'est moi qu i l 'attel lerai àDrogheda. Pou rqu oi crois-tu qu e je m'efforce déjà d'enfaire u n éleveu r? Il sera en sécu rité à Drogheda.

— Papa l 'a-t-i l été? Stu art l 'a-t-i l été? On n 'estnu l le part en sécu rité, et tu ne garderas pas Dane ici s'i lveu t s'en al ler. Papa n 'a pas réu ssi à atteler Frank... parcequ e Frank ne pou vait être attelé. Et tu crois qu e toi , u nefemme, seras capable de passer le harnais au fi l s deRalph de Bricassart? Tu te trompes lou rdement. Ça va desoi . N i l 'u ne ni l 'au tre n 'avons été capables de retenir lepère, comment pou rrions-nou s espérer retenir le fi l s?

— Je ne pou rrais perdre Dane qu e si tu ou vrais labou che, m'man. Et je te préviens, je te tu erais plu tôt.

— N e t'inqu iète pas. Tu n 'au ras pas à te balancerau bou t d'u ne corde à cau se de moi . Ton secret sera biengardé; je ne su is qu 'u ne spectatrice attentive. Ou i , c'estexactement ça, u ne spectatrice.

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— Oh, m'man! Qu 'est-ce qu i a pu te rendre ainsi?Si atrocement mu rée en toi-même?

Fee sou pira.— Simplement ce qu i s'est produ it longtemps

avant ta naissance, di t-el le d'u n ton pathétiqu e.Mais Meggie secou a le poing avec véhémence.— A d'au tres! A près ce qu e tu viens de me dire? Tu

ne t'en tireras pas en mettant tou t su r le dos du passé!Bal ivernes, bal ivernes, bal ivernes! Tu m'entends,m'man? Tu as vécu les plu s bel les années de ta vie en telaissant englu er dans le passé, comme u ne mou che prisedans du sirop!

Les lèvres de Fee se fendirent en u n large sou rire;el le éprou vait u ne réel le satisfaction.

— A u trefois, je croyais qu 'avoir u ne fi l le étai t loind'être au ssi important qu e d'avoir des fi l s, mais je metrompais. Tu me réjou is, Meggie, comme jamais mes fi l sne pou rront me réjou ir. Une fi l le est u ne égale. Ce qu i n 'estpas le cas des fi l s, tu sais. Ceu x-ci ne sont qu e desmannequ ins sans défense qu e nou s dressons pou r lesabattre tou t à loisir.

Meggie ou vrit de grands yeu x.— Tu es impitoyable. Dis-moi , alors, à qu el

moment nou s fou rvoyons-nou s?— En naissant, répondit Fee.

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Les hommes rentraient chez eu x par mil l iers, sedépou i l lant de leu rs u niformes kaki et de leu rs chapeau xà large bord relevé su r le côté pou r endosser des vêtementscivi l s. Et le gou vernement travai l l iste, tou jou rs aupou voir, s'intéressa de très près au x grandes propriétésdes plaines occidentales. Il étai t inju ste qu e des terresau ssi vastes appartiennent à u ne seu le famil le alors qu edes hommes ayant combattu pou r l 'A u stral ie avaientbesoin de s'instal ler et, par ai l leu rs, le pays devait exigeru n rendement su périeu r de son agricu l tu re et de sonélevage. Six mil l ions d'individu s pou r u ne su perficieau ssi étendu e qu e cel le des Etats-Unis d'A mériqu e, et u nepoignée seu lement qu i détenait d'immenses domaines.Les plu s grandes propriétés devaient être démembrées auprofi t des anciens combattants.

Bu gela passe de 60000 hectares à 28000, deu xanciens combattants reçu rent chacu n 16000 hectares deMartin King. La su rface de Ru dna Hu nish se montait à50000 hectares et Ross MacQu een en perdit 25000 auprofi t de deu x au tres anciens combattants. C'étai t ainsi .Evidemment, le gou vernement indemnisait les éleveu rs;mais à des tari fs plu s bas qu e les cou rs habitu els. Et çafaisait mal . Oh, combien ça faisait mal ! A u cu ne objectionn'était retenu e par Canberra; des propriétés au ssi vastesqu e Bu gela et Ru dna Hu nish devaient être démembrées.Il étai t évident qu 'au cu ne famil le n 'avait réel lement

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besoin d'u ne tel le su rface pu isqu e le district de Gi l lycomptait de nombreu x domaines prospères de moins de20000 hectares.

Ce qu i faisait le plu s de mal étai t de savoir qu e,cette fois, tou t semblait indiqu er qu e les ancienscombattants persévéreraient. A près la Première Gu erremondiale, la plu part des grands domaines avaient fai tl 'objet d'u n démembrement analogu e, mais l 'opérationavait été mal menée; les nou veau x éleveu rs n 'avaient niformation ni expérience et, progressivement, lesdescendants de colons avaient racheté à vi l prix les terresqu i leu r avaient été enlevées. Cette fois, le gou vernementétait prêt à prendre en charge la formation de ceu x qu idésiraient s'instal ler.

Presqu e tou s les descendants de colonsappartenaient au parti conservateu r et, par principe,abhorraient le gou vernement travai l l iste, assimilantcelu i-ci au x ou vriers des vi l les indu striel les, au xsyndicats et au x intel lectu els marxistes volontiers taxésde veu lerie. Le plu s di ffici le à admettre fu t de constaterqu e les Cleary, chau ds partisans du gou vernementtravai l l iste, ne perdraient pas u n seu l hectare del 'immense su perficie de Drogheda. Etant donné qu el 'Egl ise cathol iqu e en était propriétaire, le domaine fu tnatu rel lement déclaré intou chable, les hu rlementssu scités par ce favoritisme pu rent être entendu s de

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Canberra, mais on n 'en tint pas compte en hau t l ieu . Ilétai t particu l ièrement pénible pou r les descendants decolons, qu i s'étaient tou jou rs considérés comme le grou pede pression le plu s important du pays, de constater qu ecelu i qu i brandissait le fou et à Canberra pou vaitpratiqu ement agir à sa gu ise.

L'A u stral ie étai t essentiel lement fédérale, sesgou vernements d'Etat virtu el lement impu issants.

A insi , tel u n géant dans u n monde de l i l l ipu tiens,Drogheda continu ait avec la total i té de ses cent mil lehectares intacts.

La plu ie venait et repartait, parfois su ffisante,parfois trop abondante, parfois insu ffisante, mais, grâceà Dieu , le pays ne connu t plu s de grandes sécheresses.Progressivement, le nombre des mou tons et la qu al i té dela laine s'amél iorèrent par rapport à l 'époqu e ayantprécédé la grande sécheresse, ce qu i n 'étai t pas u n minceexploit. L'élevage connaissait u ne faveu r accru e. Leshommes parlaient de Haddon Rig près de Warren ets'efforçaient de concu rrencer son propriétaire, MaxFalkiner, pou r les mei l leu rs bél iers et brebis àl 'Exposition royale de Pâqu es de Sydney. Et le prix de lalaine commença à enregistrer de faibles hau sses, pu ismonta en flèche. L'Eu rope, les Etats-Unis et le Japonavaient besoin de tou te la bel le laine qu e l 'A u stral ie

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pou vait produ ire. D'au tres pays fou rnissaient u ne laineplu s ru de pou r l 'indu strie du tapis et du feu tre, maisseu les les longu es et soyeu ses fibres des mérinosau stral iens permettaient de fabriqu er u n lainage si finqu 'i l gl issait sou s les doigts comme u ne caresse. Et cegenre de laine atteignait sa qu al i té optimale su r lesplaines de terre noire du nord-est de la N ou vel le-Gal lesdu Su d et du su d-ou est du Qu eensland.

On eû t dit qu 'après tou tes ces années de di fficu l tésvenait la ju ste récompense. Les bénéfices de Droghedadépassèrent tou t ce qu 'on pou vait imaginer. Chaqu e annéedes mil l ions de l ivres. A ssise à son bu reau , Fee rayonnait;Bob ajou ta deu x au tres ou vriers-éleveu rs su r ses registresd'embau ché. Sans les lapins, les conditions pastoraleseu ssent été idéales, mais ces animau x consti tu aienttou jou rs u n réel fléau .

Dans la grande maison, la vie devint sou dain trèsagréable. Les mou stiqu aires empêchaient les mou chesd'entrer; à présent qu 'el les étaient posées, tou t le mondes'étai t habitu é à leu r aspect et chacu n se demandaitcomment on avait pu s'en passer si longtemps. Demu ltiples avantages compensaient leu r laideu r, commele fai t de pou voir manger au frais sou s la véranda qu andil faisait très chau d parmi les entrelacs frémissants desglycines.

Les grenou i l les au ssi appréciaient les

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mou stiqu aires; de peti tes bestioles vertes au dél icatmanteau d'or scinti l lant. Su r leu rs peti tes pattespalmées, el les se gl issaient le long du trei l lage et, trèssolennel les et dignes, considéraient les convives.Sou dain, l 'u ne d'el les sau tait, attrapait u n papi l lonpresqu e-au ssi gros qu 'el le et se figeait de nou veau alorsqu e les deu x tiers de l 'insecte se débattaient fol lementdans la gu eu le vorace. Leu r manège amu sait Dane etJu stine et i l s s'ingéniaient à su ppu ter le temps qu 'i lfau drait à la grenou i l le pou r englou tir totalement u ngros papi l lon tou t en regardant à travers le trei l lage et enavalant tou tes les dix minu tes u n au tre morceaud'insecte. Le papi l lon du rait longtemps et se débattaitencore fréqu emment lorsqu e l 'u l time bou t d'ai ledisparaissait.

— Mince! Drôle de destin! glou ssait Dane. Tu terends compte de ce qu e ça doit être? Une moitié de soi entrain d'être digérée tandis qu e l 'au tre est encore vivante!

A vides de lectu re — la passion de Drogheda — lesdeu x jeu nes O'N ei l l disposaient d'u n excel lentvocabu laire, compte tenu de leu r âge. Intel l igents, vi fs,i l s s'intéressaient à tou t. La vie étai t particu l ièrementagréable pou r eu x. Il s montaient des poneys pu r-sangdont la tai l le au gmentait en même temps qu e la leu r; i l ssu pportaient vai l lamment leu rs cou rs parcorrespondance et faisaient leu rs devoirs su r la table de

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la cu isine de Mme Smith; i l s jou aient dans leu r cabane àl 'abri du poivrier; i l s avaient des animau x de compagnie,chats et ch iens, et même u n goanna qu i marchaitparfaitement en laisse et répondait à son nom. Leu ranimal favori , u n peti t cochon rose, appelé Iggle-Piggle,se révélai t au ssi intel l igent qu 'u n chien.

Loin de la su rpopu lation u rbaine, i l s étaientrarement malades et ne sou ffraient jamais de rhu mes oude grippes. Meggie étai t terri fiée à l 'idée de lapol iomyél i te, de la diphtérie, de tou t ce qu i pou vait su rgiret les emporter; au ssi recevaient-i l s tou s les vaccinspossibles. Il s menaient u ne existence idéale, riched'activi tés physiqu es et de stimu lations intel lectu el les.

Lorsqu e Dane eu t dix ans et Ju stine onze, on lesenvoya en pension à Sydney, Dane à Riverview, commel 'exigeait la tradition, et Ju stine à Kincoppal . Qu and el leles accompagna à l 'avion pou r la première fois, Meggiecontempla longu ement leu rs peti ts visages blêmes,vai l lamment composés, col lés à la vi tre, les mou choirsagités; jamais encore i l s n 'avaient qu itté la maison. El lesou haitai t ardemment partir avec eu x, voir par el le-même comment i l s seraient instal lés, mais les au tresmembres de la famil le s'y étaient opposés si violemmentqu 'el le avait cédé. Tou s, de Fee à Jims et Patsy, estimaientqu 'i l valai t infiniment mieu x les laisser voler de leu rspropres ai les.

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— N e les chou chou te pas, intervint Fee avecsévérité.

Meggie eu t l 'impression d'abriter deu xpersonnal i tés distinctes qu and le DC 3 décol la dans u nnu age de pou ssière et s'éleva dans l 'air miroitant. El leavait le cœu r lou rd à la pensée de perdre Dane, et léger à lapensée de perdre Ju stine. Pas d'ambivalence dans lessentiments qu 'el le éprou vait pou r Dane; sa natu re gaie,égale, donnait et acceptait l 'amou r au ssi simplementqu 'i l respirait. Mais Ju stine étai t u n adorable et horriblemonstre. On ne pou vait s'empêcher de l 'aimer, car i l yavait beau cou p à aimer chez el le : sa force, son intégri té,son indépendance — beau cou p de choses.Malheu reu sement, el le ne s'ou vrait pas à l 'amou r commeDane, et jamais el le n 'avait donné à Meggie le mervei l leu xsentiment de lu i être indispensable. El le ne se l iai t pas,ne se laissait al ler à au cu ne espièglerie, et avait ladésastreu se habitu de de remettre les gens à leu r place,su rtou t, semblait-i l , sa mère. Meggie retrou vait en el lebeau cou p de ce qu i l 'avait exaspérée chez Lu ke mais, aumoins, Ju stine n 'étai t pas pingre. De cela, on pou vaitrendre grâce au ciel .

La l igne aérienne régu l ière permettait au xenfants de passer tou tes leu rs vacances, même les plu scou rtes, à Drogheda. Pou rtant, après la périoded'adaptation, Dane et Ju stine apprécièrent l 'école. Dane

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éprou vait tou jou rs u ne certaine nostalgie après u ne visi teà Drogheda, mais Ju stine s'habitu a à Sydney comme siel le y avait tou jou rs vécu et, pendant les vacances, el leavait hâte de se retrou ver en vi l le. Les jésu ites deRiverview étaient enchantés, Dane se révélai t u n écol iermodèle, au ssi bien en classe qu e su r le terrain de sport.Par contre, les rel igieu ses de Kincoppal étaient loin d'êtreenchantées; au cu ne fi l le, dotée d'yeu x au ssi étranges etd'u ne langu e au ssi acérée qu e Ju stine, ne pou vait espérerjou ir d'u ne plu s grande popu lari té. En avance d'u n an su rDane, el le étai t peu t-être plu s appl iqu ée qu e lu i , maisseu lement en classe.

Le S ydne y Morning He rald du 4 aoû t 1952 nemanqu a pas d'intérêt. Sa première page comportaitrarement plu s d'u ne photographie, disposée au centre eten hau t, i l lu strant l 'article intéressant du jou r. Et, cejou r-là, la photo était u n beau portrait de Ralph deBricassart.

S a Grande ur, l'arche vê que Ralph de Bricassart,actue lle me nt adjoint du se cré taire d'Etat au S aint-S iè ge àRome , à ce jour é té nommé cardinal de Bricassart par S aS ainte té , le pape Pie XII .

Ralph, Raoul, cardinal de Bricassart s'e st illustré e nse rvant longte mps l'Eglise catholique romaine d'Australie ,

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de puis son arrivé e e n tant que prê tre nouve lle me ntordonné e n juille t 1919 jusqu'à son dé part pour le Vatican e nmars 1938.

Né le 23 se pte mbre 1893 e n ré publique d'Irlande ,le cardinal de Bricassart e st le de uxiè me fils d'une famillequi pe ut re monte r sa filiation jusqu'au baron Ranulf deBricassart, compagnon de Guillaume le Conqué rant quidé barqua e n Angle te rre e n 1066. Par tradition, le cardinalde Bricassart e ntra dans le s ordre s. Admis au sé minaire àl'âge de dix-se pt ans, il fut e nvoyé e n Australie pe u aprè sson ordination. I l passa se s pre mie rs mois dans notre paysau se rvice du dé funt é vê que Michae l Clabby, du diocè se deWinne murra.

En juin 1920, il fut transfé ré à la paroisse deGillanbone , dans le nord-oue st de la Nouve lle -Galle s duS ud. I l de vint monse igne ur e t de me ura à Gillanbonejusqu'e n dé ce mbre 1928. Puis il accé da au poste dese cré taire particulie r de S a Grande ur l'arche vê que ClunyDark, e t occupa le s mê me s fonctions auprè s del'arche vê que lé gat du pape du mome nt. S on Emine nce

Lorsque le cardinal di Contini-Ve rche se se vitaffe cté à Rome pour y e ntame r une re marquable carriè reau Vatican, Mgr de Bricassart fut nommé arche vê que e tnous re vint d'Athè ne s e n tant que lé gat du pape . I l tint ce tteimportante fonction jusqu'à sa nomination à Rome e n 1938;de puis lors, son asce nsion dans la hié rarchie ce ntrale au

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se in de l'Eglise catholique romaine a é té spe ctaculaire .Actue lle me nt, âgé de 58 ans, il passe pour l'un de s rare shomme s ayant une influe nce pré pondé rante dans lapolitique pontificale .

Un e nvoyé spé cial du S ydne y Morning He rald s'e ste ntre te nu hie r ave c plusie urs de s ancie ns paroissie ns ducardinal de Bricassart dans le district de Gillanbone . S onsouve nir e st re sté vivace e t e mpre int de be aucoupd'affe ction. Ce tte riche ré gion d'é le vage du mouton e st àpré dominance catholique .

« Le pè re de Bricassart a fondé la bibliothè que dela S ainte -Croix, nous a dit Harry Gough, maire deGillanbone . Elle re ndait, surtout à l'é poque , dere marquable s se rvice s e t avait é té gé né re use me nt doté edè s le dé part par la dé funte Mary Carson e t, aprè s la mortde ce lle -ci, par le cardinal lui-mê me qui ne nous a jamaisoublié s e t s'e st toujours montré atte ntif à tous nos be soins. »

« Le cardinal de Bricassart é tait le plus be l hommequ'il m'ait jamais é té donné de voir, nous confie Mme FionaCle ary, doye nne de Droghe da, l'un de s plus vaste s e t plusprospè re s domaine s de la Nouve lle -Galle s du S ud. Pe ndantson sé jour à Gilly, il a apporté un grand soutie n spiritue l àse s paroissie ns e t, notamme nt, aux habitants de Droghe daqui, ainsi que vous le save z, appartie nt mainte nant àl'Eglise catholique . Pe ndant le s inondations, il nous a aidé sà dé place r nos troupe aux; il e st ve nu à notre se cours lors

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de s ince ndie s, ne se rait-ce que pour e nte rre r nos morts. Enfait, c'é tait un homme e xtraordinaire dans tous le sdomaine s e t il possé dait infinime nt de charme . Nous nous lerappe lons parfaite me nt, bie n que son dé part re monte àplus de vingt ans. Oui, je crois qu'il e st juste de pré te ndrequ'il manque à be aucoup d'e ntre nous dans la ré gion deGilly. »

Pe ndant la gue rre , l'arche vê que de Bricassartse rvit S a S ainte té loyale me nt e t ave c une fe rme constance ;il mit tout e n œuvre pour convaincre le maré chal Albe rtKe sse lring de dé clare r Rome ville ouve rte aprè s quel'I talie fut de ve nue l'e nne mie de l'Alle magne . Flore nce , quiavait de mandé e n vain le mê me privilè ge , pe rdit nombrede se s tré sors qui, par la suite , lui fure nt re stitué sunique me nt parce que l'Alle magne é tait sortie vaincue duconflit. Dans le s anné e s qui suivire nt immé diate me nt lague rre , le cardinal de Bricassart aida de s millie rs depe rsonne s dé placé e s à trouve r asile dans de nouve auxpays e t contribua puissamme nt à favorise r le programmeaustralie n d'immigration.

Bie n qu'irlandais de naissance e t e n dé pit du faitqu'il ne se mble pas de voir d'e xe rce r son influe nce dansnotre pays e n tant que cardinal de Bricassart, nous n'e navons pas moins le se ntime nt que , dans une large me sure ,l'Australie pe ut à juste titre re ve ndique r ce t hommere marquable comme l'un de se s fils.

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Meggie rendit le jou rnal à Fee à laqu el le el le dédiau n sou rire triste.

— On doit le fél ici ter, ainsi qu e je l 'ai di t à l 'envoyédu He rald. Mais i l s n 'ont pas imprimé ça, n 'est-ce pas?commenta Meggie. Pou rtant, i l s ont fai t paraître ton peti tpanégyriqu e presqu e mot pou r mot. Qu el le langu e acéréetu peu x avoir! Enfin, je sais de qu i Ju stine la tient! Je medemande combien de personnes seront assez mal ignespou r l ire entre les l ignes de ta déclaration.

— Lu i le sera en tou t cas... si jamais i l l i t l 'article.— Je me demande s'i l se sou vient de nou s, laissa

tomber Meggie avec u n sou pir.— Sans au cu n dou te. A près tou t, i l trou ve encore

le temps d'administrer Drogheda personnel lement. Biensû r qu 'i l se sou vient de nou s, Meggie. Comment pou rrait-i l en être au trement?

— C'est vrai , j'avais ou bl ié Drogheda. N ou sreprésentons l 'investissement le plu s rentable. Il doit êtretrès satisfai t. A vec notre laine qu i va chercher deu x l ivresle ki lo dans les ventes au x enchères, cette année, le chèqu ede Drogheda doit faire pâl ir d'envie les mines d'or. C'estu ne vraie toison d'or... Un rapport de plu s de qu atremil l ions de l ivres simplement en rasant nos agneau xbêlants!

— N e sois pas cyniqu e, Meggie, ça ne te va pas, di t

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Fee dont l 'atti tu de, bien qu e tou jou rs hau taine, setempérait depu is qu elqu e temps de respect et d'affection.N ou s pou vons nou s estimer heu reu x, tu ne crois pas?N 'ou bl ie pas qu e notre argent tombe chaqu e année, qu 'el lesoit bonne ou mau vaise. Ralph a versé cent mil le l ivres àBob en tant qu e prime et chacu n d'entre nou s en a reçucinqu ante mil le. S'i l nou s obl igeait à qu itter Droghedademain, nou s pou rrions nou s permettre d'acheter Bu gela,même au prix actu el de la terre qu i a monté en flèche. Etcombien a-t-i l donné à tes enfants? Des mil l iers et desmil l iers de l ivres. Sois-lu i au moins reconnaissante.

— Mais mes enfants ignorent sa prodigal i té et jeferai en sorte qu 'i l s continu ent à l 'ignorer. Dane et Ju stinegrandiront en pensant qu 'i l leu r fau t faire leu r chemindans la vie sans l 'aide du cher Ralph Raou l , cardinal deBricassart. A mu sant qu e son deu xième prénom soitRaou l ; très normand, tu ne trou ves pas?

Fee se leva, s'approcha de la cheminée et jeta lapremière page du He rald dans les flammes. Ralph, Raou l ,cardinal de Bricassart frissonna, lu i adressa u n cl ind'œil et se ratatina.

— Qu e feras-tu s'i l revient, Meggie?— Pas de risqu es, riposta Meggie avec u n

reniflement.— Il pou rrait très bien revenir, assu ra Fee d'u n air

énigmatiqu e.

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Et i l revint, en décembre. Très discrètement, sansqu e personne eû t été prévenu , au volant d'u ne voitu re desport A ston Martin qu 'i l condu isi t lu i-même depu isSydney. La presse n 'avait pas mentionné se présence enA u stral ie et personne à Drogheda ne se dou tait de saprochaine venu e. Qu and la voitu re s'immobil isa su rl 'aire de stationnement flanqu ant la maison, personne nel 'entendit et ne vint l 'accu ei l l i r su r la véranda.

Depu is Gi l ly , i l avait ressenti les ki lomètres danschaqu e fibre de son corps, respiré les odeu rs de la brou sse,cel le des mou tons, de l 'herbe sèche qu i scinti l lai tconstamment dans le solei l . Kangou rou s et émeu s, galahset foannas, bou rdonnements et vibrations de mil l ionsd'insectes, fou rmis traversant la rou te en colonnesvisqu eu ses et, partou t, mou tons gras et dodu s. Il adoraitcette vision car, sou s u n certain angle, el le étai t conformeà ce qu 'i l aimait en tou tes choses; el le ne semblait pasavoir été effleu rée par le passage du temps.

Seu les, les mou stiqu aires étaient nou vel les, maisi l remarqu a avec amu sement qu e, sans au cu n dou te, Fees'étai t opposée à ce qu e la véranda de la grande maisonfaisant face à la rou te de Gi l ly fû t close; dans cette partie,seu les les fenêtres s'ornaient de trei l lage. El le avaitraison, évidemment; u ne large su rface de gri l lage au raitcompromis l 'harmonie des l ignes de cette ravissantefaçade géorgienne. Combien de temps vivaient les

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eu calyptu s? Ceu x-ci avaient dû être transplantés à peuprès qu atre-vingts ans au paravant. Dans leu rs brancheshau tes, les bou gainvi l lées formaient u n fou i l l isretombant de cu ivre et de pou rpre.

L'été étai t déjà là, plu s qu e deu x semaines avantN oël , et les roses de Drogheda atteignaient leu r pleinépanou issement. Des roses partou t, roses et blanches etjau nes, pou rpres comme le sang artériel , écarlates commela sou tane d'u n cardinal . Parmi les glycines encore vertesgrimpaient des rosiers assou pis, fleu rs roses et blanchesqu i retombaient su r le toi t de la véranda, le long dutrei l lage, s'accrochaient amou reu sement au x volets noirsdu premier étage, leu rs rameau x étirés vers le ciel . Leschâteau x d'eau disparaissaient presqu e totalement à lavu e, tou t comme leu rs su pports. Et u ne tonal i té seretrou vait partou t parmi les roses, u ne sorte de gris pâlerosé. Cendres de roses? Ou i , c'étai t là le nom de cette teinte.Meggie avait dû les planter, ce ne pou vait être qu e Meggie.

Il entendit le rire de Meggie et se figea, terri fié,pu is i l s'obl igea à avancer en direction du son, desdél icieu x tri l les argentins. Exactement la façon qu 'el leavait de rire qu and el le étai t peti te fi l le. El le étai t là! Là-bas derrière u n bu isson de roses gris-rose, près d'u npoivrier. Il écarta de la main les grappes de fleu rs, l 'espriten dérou te sou s l 'impact de leu r parfu m et de ce rire.

Mais Meggie n 'étai t pas là; i l v i t seu lement u n

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jeu ne garçon accrou pi su r la pelou se dru e en train detaqu iner u n peti t cochon rose qu i se précipitai tmaladroitement su r lu i , galopait de côté, gl issait. N e sesachant pas observé, l 'enfant rejetai t sa tête flamboyanteen arrière et riai t. Le rire de Meggie, jai l l issant de cettegorge étrangère. Sans en avoir l 'intention, le cardinal deBricassart laissa retomber ses roses et passa à travers lebu isson sans se préoccu per des épines. Le garçon, prochede l 'adolescence, devait avoir entre dou ze et qu atorze ans;i l leva les yeu x, su rpris. Le cochon cou ina, sa qu eu e seremit en spirale étroite, et i l disparu t.

V êtu seu lement d'u n vieu x short kaki , pieds nu s,le gamin laissait voir u n hâle doré et u ne peau satinée;son corps dél ié au gu rait déjà la force par la largeu r desjeu nes épau les, les mu scles bien développés des mol lets etdes cu isses, sou l ignant le ventre plat, les hanchesétroites. Ses cheveu x, u n peu longs et bou clés, avaientexactement le ton décoloré de l 'herbe de Drogheda; sesyeu x, sou s des ci l s épais et étonnamment longs,reflétaient u n bleu intense. Il évoqu ait u n angelot partien escapade.

— Bonjou r, di t le garçon en sou riant.— Bonjou r, répondit le cardinal , incapable de

résister au charme de ce sou rire. Qu i es-tu ?— Dane O'N ei l l , se présenta le gamin. Et vou s?— Je m'appel le Ralph de Bricassart.

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Dane O'N ei l l . Il étai t donc le fi l s de Meggie. El len 'avait pas qu itté Lu ke en fin de compte; el le étai tretou rnée à lu i et avait mis au monde ce splendide garçonqu i au rait pu être le sien s'i l n 'avait au paravant prisl 'Egl ise pou r épou se. Qu el âge avait-i l qu and i l avaitcontracté ce mariage avec l 'Egl ise? Gu ère plu s qu e cegamin et i l n 'étai t certainement pas plu s mû r. S'i l avaitattendu , ce garçon au rait fort bien pu être son fi l s. Qu el leabsu rdité, cardinal de Bricassart! Si tu n 'avais pas épou sél 'Egl ise, tu serais resté en Irlande pou r y élever deschevau x et tu n 'au rais jamais connu ton destin, jamaisconnu Drogheda, ni Meggie Cleary.

— Pu is-je vou s être u ti le? demanda pol iment legarçon en se relevant avec u ne grâce sou ple qu e lecardinal reconnu t et imagina être cel le de Meggie.

— Ton père est-i l là, Dane?— Mon père? répéta le gamin dont les fins sou rci ls

se rejoignirent sou s l 'effet de la su rprise. N on, i l n 'est paslà. Il n 'a jamais été ici .

— Oh, je vois! A lors, ta mère est-el le là?— El le est à Gi l ly , mais el le sera bientôt de retou r.

Mais mémé est à la maison. Si vou s vou lez la voir, je peu xvou s condu ire. (Les yeu x d'u n bleu intense leconsidérèrent, s'élargirent, s'étrécirent.) Ralph deBricassart. J'ai entendu parler de vou s. Oh, le cardinal deBricassart! V otre Eminence, je su is désolé. Je ne vou lais

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pas me montrer grossier.Bien qu 'i l eû t abandonné ses vêtements

d'ecclésiastiqu e pou r des bottes, u ne cu lotte de cheval etu ne chemise blanche, Ralph portait au doigt l 'anneauorné d'u n ru bis qu 'i l ne devait jamais retirer tou t au longde sa vie. Dane O'N ei l l s'agenou i l la, saisi t la main effi léedu cardinal dans les siennes, tou t au ssi effi lées, et baisarespectu eu sement l 'anneau .

— Relève-toi , Dane. Je ne su is pas ici en tant qu ecardinal de Bricassart. Je su is ici en tant qu 'ami de tamère et de ta grand-mère.

— Je su is désolé, V otre Eminence. Je croyais qu ej'au rais reconnu votre nom dès l 'instant où i l au rait étéprononcé. N ou s parlons sou vent de vou s ici . Mais votreprononciation est u n peu di fférente et votre prénom m'adérou té. Ma mère sera très heu reu se de vou s voir, je lesais.

— Dane, Dane, où es-tu ? lança u ne voiximpatiente, grave, et dél icieu sement rau qu e.

Les frondaisons retombantes s'écartèrent pou rl ivrer passage à u ne fi l lette d'u ne qu inzaine d'années qu i ,après s'être cou rbée, se redressa prestement. Il su timmédiatement à qu i i l avait affaire grâce au x yeu x et àla chevelu re. La fi l le de Meggie. Cou verte de taches derou sseu r, visage aigu , trai ts accu sés, ressemblantmalheu reu sement bien peu à sa mère.

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— Oh! bonjou r. Excu sez-moi . Je ne savais pas qu enou s avions u n visi teu r. Je su is Ju stine O'N ei l l .

— Ju ssy, c'est le cardinal de Bricassart! chu chotaDane. Baise son anneau , et vi te!

Les yeu x pâles, à l 'égal de ceu x d'u n aveu gle,jetèrent des éclairs de mépris.

— Tu es cu cu l la pral ine qu and i l est qu estion derel igion, Dane, rétorqu a-t-el le sans même baisser la voix.Baiser u n anneau est contraire au x règles de l 'hygiène;très peu pou r moi . D'ai l leu rs qu 'est-ce qu i nou s prou vequ 'i l s'agit vraiment du cardinal de Bricassart? Moi , i l mefait plu tôt l 'effet d'u n éleveu r de la viei l le école. Tu sais,comme M. Gordon.

— C'est lu i , c'est lu i , insista Dane. Je t'en prie,Ju ssy, sois aimable! Sois aimable; fais-le pou r moi!

— Je serai aimable, mais u niqu ement pou r toi .Mais je ne baiserai pas son anneau , même pou r toi .Dégoû tant. Je ne sais même pas qu i l 'a embrassé endernier l ieu . Peu t-être qu elqu 'u n qu i avait u n rhu me.

— Inu ti le de baiser mon anneau , Ju stine. Je su isici en vacances. Pou r le moment, je ne su is pas cardinal .

— Tant mieu x, parce qu e je vou s avou eraifranchement qu e je su is athée, déclara calmement la fi l lede Meggie Cleary. A près qu atre ans passés à Kincoppal ,j'ai acqu is la conviction qu e la rel igion n 'est qu 'u nramassis d'inepties.

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— C'est votre droit, rétorqu a le cardinal ens'efforçant désespérément de paraître au ssi digne etsérieu x qu e son interlocu trice. Pu is-je al ler trou ver votregrand-mère?

— Bien sû r. A vez-vou s besoin de nou s? s'enqu itJu stine.

— N on merci . Je connais le chemin.— Parfait, laissa-t-el le tomber en se tou rnant vers

son frère encore bou che bée devant le visi teu r. A l lons,viens, Dane. V iens m'aider!

Ju stine le tira bru talement par le bras tandis qu eDane restait immobile, su ivant des yeu x la hau tesi lhou ette du cardinal qu i disparaissait derrière lesrosiers.

— Tu es vraiment cu cu l la pral ine, Dane. Qu 'est-cequ 'i l a de tel lement extraordinaire?

— C'est u n cardinal ! riposta Dane. Tu te rendscompte? Un vrai cardinal en chair et en os à Drogheda!

— Les cardinau x sont les princes de l 'Egl ise, di tJu stine. Dans le fond tu as probablement raison, c'est trèsexceptionnel . Mais i l ne me plaî t pas.

Où au rait-i l pu trou ver Fee sinon à son bu reau ? Ilpassa par u ne porte-fenêtre pou r entrer dans le salon, cequ i l 'obl igea à pou sser le trei l lage. El le du t l 'entendre,mais el le continu a à travai l ler, le dos cou rbé, sesravissants cheveu x d'or devenu s argentés. A vec

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difficu l té, i l se sou vint qu 'el le devait avoir soixante-dou zeans.

— Bonjou r, Fee, lança-t-i l .Lorsqu 'el le leva la tête, i l remarqu a u n

changement dont i l ne pu t préciser la natu re;l 'indifférence étai t là, mais plu sieu rs au tres éléments s'ymêlaient. Comme si el le avait acqu is moel leu x et du retésimu ltanément, étai t devenu e plu s hu maine, maishu maine à la façon de Mary Carson. Dieu , ce matriarcatde Drogheda! Cela arriverait-i l à Meggie au ssi qu and sontou r viendrait?

— Bonjou r, Ralph, dit-el le comme s'i l franchissaitla porte-fenêtre chaqu e jou r. Je su is heu reu se de vou svoir.

— Moi au ssi , je su is heu reu x de vou s voir.— Je ne savais pas qu e vou s étiez en A u stral ie.— Personne ne le sai t. J'ai pris qu elqu es semaines

de vacances.— V ou s les passerez ici , j'espère?— Comment pou rrais-je les passer ai l leu rs? (Des

yeu x, i l fi t le tou r des mu rs magnifiqu ement ornés; sonregard se posa su r le portrait de Mary Carson.) V ou s avezu n goû t exceptionnel , Fee, d'u ne sû reté étonnante. Cettepièce peu t rival iser avec n 'importe qu el le sal le duV atican. Ces ovales noirs su r lesqu els se détachent desroses sont u n trait de génie.

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— Je vou s remercie. N ou s faisons hu mblement denotre mieu x. Personnel lement, je préfère la sal le àmanger. Je l 'ai redécorée depu is votre dernier passage.Rose, blanche et verte. Ça paraît atroce, mais attendez dela voir. Pou rtant, je me demande pou rqu oi je me donnetou t ce mal . C'est votre maison, pas la nôtre.

— Pas tant qu 'i l y au ra u n Cleary vivant, Fee,rétorqu a-t-i l avec calme.

— Comme c'est réconfortant! Eh bien, vou s avezfait du chemin depu is qu e vou s étiez cu ré de Gi l ly . A vez-vou s lu l 'article qu e le He rald a consacré à votrenomination?

Il accu sa le cou p.— Je l 'ai lu . V otre langu e s'est aigu isée, Fee.— Ou i , et qu i plu s est, je m'en délecte. Tou tes ces

années qu e j'ai passées, refermée su r moi-même, sansjamais dire u n mot... Je ne savais pas ce qu e je perdais.(El le sou rit.) Meggie est à Gi l ly , mais el le ne tardera peu t-être pas à être de retou r.

Dane et Ju stine entrèrent par la porte-fenêtre.— Mémé, est-ce qu 'on peu t al ler faire u ne

promenade à cheval ju squ 'à la Tête du Forage?— Tu connais le règlement. Pas de promenade à

cheval sans l 'au torisation expresse de ta mère. Je su isdésolée, mais ce sont ses ordres. Dites-moi , vou s ou bl iez lapol i tesse la plu s élémentaire. V enez qu e je vou s présente à

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notre visi teu r.— Je l 'ai déjà rencontré.— Oh!— Comment se fai t-i l qu e tu ne sois pas en

pension? demanda le prélat à Dane en sou riant.— Pas en décembre, V otre Eminence. N ou s avons

deu x mois de vacances pou r l 'été.Trop de temps s'étai t écou lé; i l avait ou bl ié qu e,

dans l 'hémisphère su d, les enfants bénéficient de leu rsgrandes vacances en décembre et janvier.

— Comptez-vou s rester ici longtemps, V otreEminence? s'enqu it Dane, tou jou rs fasciné.

— Son Eminence restera parmi nou s au ssilongtemps qu 'i l le pou rra, Dane, intervint Fee. Mais jepense qu 'i l se lassera de s'entendre constamment appelerV otre Eminence. Comment al lons-nou s l 'appeler? OncleRalph?

— Oncle! s'exclama Ju stine. Il n 'en est pasqu estion, Même! N os oncles sont Bob, Jack, Hu ghie, Jimset Patsy. A lors, ce sera Ralph tou t cou rt.

— N e sois pas grossière, Ju stine! s'interposa Fee.Où sont passées tes bonnes manières?

— N on, Fee, el le a raison. Je préfère qu e tou t lemonde m'appel le simplement Ralph, intervint vivementle cardinal en se demandant pou rqu oi cette gamine semontrait si agressive à son endroit.

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— Je ne pou rrai jamais! protesta Dane, le sou fflecou pé. Je ne pou rrai jamais vou s appeler simplementRalph.

Le cardinal de Bricassart traversa la pièce, pri tles épau les nu es entre ses mains et sou rit; ses yeu x bleu sse faisaient très dou x et bri l laient d'u n vi f éclat dans lapénombre du salon.

— Bien sû r qu e tu le peu x, Dane. Ce n 'est pas u npéché.

— A l lez, viens, Dane! lança Ju stine. Retou rnons àla cabane.

Le cardinal de Bricassart et son fi l s se tou rnèrentvers Fee, l 'enveloppèrent ensemble d'u n même regard.

— Qu e le Ciel nou s vienne en aide! s'exclama Fee.A l lons, va, Dane. V a jou er dehors. (El le frappa dans sesmains.) Fi le!

Le garçon se précipita dehors et Fee reporta sonattention su r ses registres. La prenant en pitié, lecardinal annonça qu 'i l se rendait au x cu isines. Commel 'endroit avait peu changé! Tou jou rs éclairé par deslampes à pétrole. Dégageant tou jou rs u ne odeu rd'encau stiqu e et le parfu m des roses débordant des grandsvases.

Il resta longtemps à bavarder avec Mme Smith etles servantes; el les avaient beau cou p viei l l i depu is sondernier passage et, assez bizarrement, l 'âge leu r seyait

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mieu x qu 'à Fee. El les respiraient le bonheu r. Un bonheu rau thentiqu e, presqu e parfait. Pau vre Fee qu i n 'étai t pasheu reu se. Il brû lait d'au tant plu s de retrou ver Meggie, devoir si el le étai t heu reu se.

Mais qu and i l qu itta les cu isines, Meggie n 'étai tpas encore de retou r et, pou r tu er le temps, i l al la sepromener en direction du ru isseau . Qu el le impression depaix émanait du cimetière! Six plaqu es de bronze sedétachaient su r le caveau exactement comme lors de sondernier passage. Il lu i fau drait prendre les dispositionsnécessaires pou r être enterré là; i l devrait se rappeler dedonner les instru ctions vou lu es dès son retou r à Rome.N on loin du mau solée, i l remarqu a deu x nou vel lestombes, cel le du vieu x Tom, le jardinier, et cel le del 'épou se de l 'u n des ou vriers-éleveu rs employé à Droghedadepu is 1946. Une sorte de record. Mme Smith pensait qu el 'homme était resté avec eu x u niqu ement parce qu e safemme était enterrée là. Le paraplu ie traditionnel ducu isinier ch inois avait perdu sa cou leu r après des annéesd'exposition à l 'ardent solei l ; l 'in i tial rou ge impérial étai tpassé par diverses teintes avant d'atteindre u n roseblanchâtre. Presqu e cendres de roses. Meggie, Meggie. Tues retou rnée à lu i et tu lu i as donné u n fi l s.

Il faisait très chau d; u n vent léger se leva, agita lefeu i l lage des sau les pleu reu rs le long du ru isseau , fi ttinter les clochettes su spendu es au paraplu ie du

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cu isinier ch inois; el les entamèrent leu r triste mélopéemétal l iqu e : Hi Sing, Hi Sing, Hi Sing. ICI REPOSECHA RLIE LA CHOPE UN BRA V E TY PE. Les lettres au ssis'étaient à demi effacées, au point d'être presqu eindéchiffrables. C'étai t dans l 'ordre des choses. Lescimetières devraient retou rner au sein de la terrenou rricière, perdre leu r contenu d'hu mains sou s l 'u su redu temps ju squ 'à ce qu e ceu x-ci disparaissent totalementet qu e le vent seu l en garde le sou venir en sou pirant. Il nevou lait pas être ensevel i dans u ne crypte du V atican,parmi des hommes tels qu e lu i . Ici , parmi les êtres ayantréel lement vécu .

En se tou rnant, son regard rencontra l 'œi lglau qu e de l 'ange de marbre. Il leva la main, le salu a etreporta son attention au -delà de l 'herbe, en direction de lagrande maison. Et el le venait, Meggie. Mince, dorée, encu lotte de cheval et chemise blanche, exactementsemblable à la sienne, u n feu tre d'homme gris rejeté su rla nu qu e, bottée de marron. Comme u n garçon. Comme sonfi l s, qu i au rait dû être le sien. Il étai t homme mais,lorsqu e lu i au ssi serait étendu là, i l ne resterait rien qu ipû t lu i rappeler cet état.

El le se rapprocha, enjamba la barrière blanche,vint si près qu 'i l ne vi t plu s qu e ses yeu x, ces yeu x grisempl is de lu mière qu i n 'avaient rien perdu de leu r beau téet de leu r pou voir su r son cœu r. Les bras dorés montèrent

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à la rencontre de son cou , et i l senti t de nou veau sondestin à portée de ses mains; on eû t dit qu 'i l ne l 'avaitjamais qu ittée; cette bou che sou s la sienne, vivante, pasu n rêve, si longu ement désirée, si longu ement. Un au tregenre de sacrement, sombre comme la terre, n 'ayant rienà voir avec le ciel .

— Meggie, Meggie, mu rmu ra-t-i l , l e visage enfou idans les cheveu x blonds l ibérés du chapeau tombé su rl 'herbe, la pressant contre lu i .

— Tou t ça n 'a pas d'importance, n 'est-ce pas? Rienne change jamais, di t-el le, les yeu x clos.

— N on, rien ne change, assu ra-t-i l avecconviction.

— N ou s sommes à Drogheda, Ralph, je t'aiprévenu . A Drogheda, c'est à moi qu e tu appartiens. Pas àDieu .

— Je sais. Je l 'accepte. Mais je su is venu . (Il l 'attiravers le tapis herbeu x.) Pou rqu oi , Meggie?

— Pou rqu oi qu oi?El le lu i caressait les cheveu x d'u ne main plu s

blanche qu e cel le de Fee, encore vigou reu se, encore bel le.— Pou rqu oi es-tu retou rnée à Lu ke? Pou rqu oi lu i

as-tu donné u n fi l s? s'enqu it-i l , tortu ré par la jalou sie.A travers les fenêtres grises, lu mineu ses, l 'âme de

Meggie le regardait, mais el le lu i voi lai t ses pensées.— Il m'y a obl igée, di t-el le dou cement. Une seu le

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fois. Mais j'ai eu Dane; au ssi , je ne le regrette pas. Danevalait largement tou t ce qu e j'ai endu ré pou r lu i .

— Excu se-moi, je n 'avais pas le droit de te poser laqu estion. A u départ, c'est moi qu i t'ai jetée dans les bras deLu ke, n 'est-ce pas?

— Ou i , c'est vrai .— C'est u n garçon splendide. Ressemble-t-i l à

Lu ke?Intérieu rement, el le sou rit, saisi t u ne tou ffe

d'herbe, gl issa la main dans l 'entrebâi l lement de lachemise, la lu i posa contre la poitrine.

— Pas vraiment. A u cu n de mes enfants neressemble vraiment à Lu ke ou à moi .

— Je les aime parce qu 'i l s sont à toi .— Tu es tou jou rs au ssi sentimental . L'âge te va

bien, Ralph. J'en étais certaine et j'espérais avoir lachance de le constater. Trente ans qu e je te connais! Ondirait trente jou rs.

— Trente ans? Tant qu e ça?— J'ai qu arante et u n ans, mon cher. Ça fai t bien le

compte. (El le se leva.) On m'a chargée de venir techercher. Mme Smith a préparé u n mervei l leu x thé en tonhonneu r et, u n peu plu s tard, qu and i l fera plu s frais,nou s mangerons u n jambon rôti , accompagné debeau cou p de fri tons.

Il marcha à côté d'el le, lentement.

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— Ton fi l s a ton rire, Meggie. C'est le premier sonhu main qu i m'a accu ei l l i à Drogheda. J'ai cru qu e c'étai ttoi . J'ai cou ru pou r te retrou ver, et c'est lu i qu e j'aidécou vert à ta place.

— Il est donc la première personne qu e tu aies vu eà Drogheda?

— Ou i , probablement.— Qu 'as-tu pensé de lu i , Ralph? demanda-t-el le,

anxieu sement.— Il m'a plu . Comment au rait-i l pu en être

au trement pu isqu e c'est ton fi l s? Mais j'ai été tou t de su iteconqu is par lu i , beau cou p plu s qu e par ta fi l le. El len 'éprou ve d'ai l leu rs au cu ne sympathie à mon endroit.

— Ju stine est ma fi l le, mais c'est u ne vraie garce.Tu vois, j'ai appris à ju rer en prenant de l 'âge, su rtou t àcau se de Ju stine. Et u n peu à cau se de toi . Et u n peu au ssià cau se de Lu ke. Et u n peu à cau se de la gu erre. C'est drôlecomme tou t ça s'additionne.

— Tu as beau cou p changé, Meggie.— V raiment? (La bou che dou ce, pleine, s'incu rva

en u n sou rire.) Je ne crois pas. Pas vraiment. C'estseu lement le grand N ord-Ou est qu i m'u se peu à peu , medépou i l le de mes cou ches su ccesssives, comme les septvoi les de Salomé. Ou comme u n oignon, ainsi qu e le diraitJu stine. A u cu ne poésie chez cette enfant. Je su is tou jou rsla même viei l le Meggie, Ralph; seu lement u n peu plu s

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nu e.— Peu t-être.— Mais toi , tu as changé, Ralph.— En qu oi , ma Meggie?— Comme si le piédestal osci l lai t à la moindre

brise et qu e la vu e de là-hau t soit décevante.— C'est bien le cas, avou a-t-i l avec u n rire

si lencieu x. Et dire qu 'à u ne époqu e j'ai eu la témérité deprétendre qu e tu n 'avais rien d'exceptionnel ! Je merétracte. Tu es u ne femme u niqu e, Meggie, u niqu e!

— Qu e s'est-i l passé?— Je ne sais pas. A i-je décou vert qu e les idoles de

l 'Egl ise el les-mêmes avaient des pieds d'argi le? Me su is-jevendu pou r u ne vu lgaire assiettée de sou pe? Est-ce qu e jem'accroche au néant? (Ses sou rci ls se rejoignirent sou sl 'effet de la dou leu r.) C'est peu t-être là tou te l 'affairerésu mée en qu elqu es mots. Je ne su is qu 'u n tas de poncifs.C'est u n monde vieu x, aigri , pétri fié qu e celu i du V atican.

— J'étais plu s réel le, mais tu ne le voyais pas.— Je ne pou vais pas agir au trement, vraiment

pas! Je savais où j'au rais dû al ler, mais sans parvenir àm'y résou dre. A vec toi , j'au rais pu être u n hommemeil leu r, bien qu e moins au gu ste. Mais je ne pou vais tou tsimplement pas, Meggie. Oh, comme je vou drais te le fairecomprendre!

El le lu i gl issa u ne main fine le long du bras,

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tendrement.— Mon cher Ralph, je le comprends. Je sais, je

sais... Chacu n de nou s a qu elqu e chose en lu i qu i ne peu têtre étou ffé, même si cela nou s fai t hu rler de dou leu r, aupoint de vou loir en mou rir. N ou s sommes ce qu e nou ssommes, c'est tou t. Comme la viei l le légende cel te del 'oiseau au poitrai l transpercé d'u ne épine qu i exhale soncœu r dans son chant et meu rt. Parce qu 'i l le fau t, qu 'i l yest obl igé. N ou s pou vons savoir qu e nou s nou s tromponsavant même d'agir, mais cette connaissance n 'affecte pasle résu l tat ni ne le change. Chacu n chante son proprepeti t cou plet, convaincu qu e c'est le chant le plu smervei l leu x qu e le monde ait jamais entendu . N ecomprends-tu pas? N ou s sécrétons nos propres épines,sans jamais nou s interrompre pou r en évalu er le coû t.N ou s ne pou vons qu 'endu rer la sou ffrance en nou s disantqu 'el le en valai t largement la peine.

— C'est ce qu e je ne comprends pas. La sou ffrance.(Il baissa les yeu x su r la main qu i lu i tenait si dou cementle bras et lu i cau sait pou rtant u ne dou leu r siinsu pportable.) Pou rqu oi cette sou ffrance, Meggie?

— Demande à Dieu , Ralph, répondit-el le. Il fai tau torité en matière de sou ffrance, n 'est-ce pas? Il nou s afai t ce qu e nou s sommes. Il a créé le monde entier. Donc, i la au ssi créé la sou ffrance.

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Bob, Jack, Hu ghie, Jims et Patsy assistaient audîner comme tou s les samedis soir. Le lendemain, le pèreWatty devait venir dire la messe, mais Bob lu i téléphonapou r le prévenir qu e tou t le monde avait l 'intention des'absenter. Pieu x mensonge, afin de préserver l 'incognitodu cardinal . Les cinq fi l s Cleary ressemblaient plu s qu ejamais à Paddy, plu s vieu x, parlant plu s lentement,au ssi immu ables et endu rants qu e la terre. Et comme i l saimaient Dane! Il s semblaient ne jamais le qu itter desyeu x; i l s paru rent le su ivre hors de la pièce qu and i l al lase cou cher. Il n 'étai t pas di ffici le de voir qu 'i l sn 'attendaient qu e le jou r où i l au rait l 'âge de se joindre àeu x pou r diriger Drogheda.

Le cardinal décou vrit au ssi la raison de l 'inimitiéde Ju stine. Dane s'étai t entiché de lu i ; su spendu à seslèvres, i l ne le qu ittai t pas. La fi l lette étai t tou tsimplement jalou se.

A près qu e les enfants fu rent al lés se cou cher, i lconsidéra ses hôtes : les frères, Meggie, Fee.

— Fee, abandonnez votre bu reau u n instant, di t-i l . V enez-vou s asseoir ici , avec nou s. Je veu x vou s parler...à tou s.

El le se tenait encore bien et ne s'étai t pas empâtée;la poitrine u n peu moins ferme, peu t-être, la tai l lelégèrement épaissie; transformations du es davantage àl 'âge qu 'à u n su rcroît de poids. En si lence, el le s'assi t dans

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l 'u n des grands fau teu i ls crème en face du cardinal ,Meggie à sa gau che, ses fi l s su r les bancs de marbre lesplu s proches.

— C'est au su jet de Frank, commença-t-i l .Le nom plana su r eu x avec de lointaines

résonances.— Qu e vou lez-vou s nou s dire au su jet de Frank?

demanda calmement Fee.Meggie posa son tricot, regarda sa mère, pu is

Ralph.— Parlez, di t-el le vivement, incapable de

su pporter u n instant de plu s la feinte sérénité de sa mère.— Frank a pu rgé sa peine en prison pendant plu s

de trente ans. V ou s en rendez-vou s compte? demanda lecardinal . Je sais qu e vou s avez été tenu s au cou rant parl 'entremise de personnes qu i m'étaient dévou ées, commeconvenu , mais je leu r avais demandé d'éviter de vou speiner. Franchement, je ne voyais pas qu el bien cela vou sferait d'apprendre les détai ls déchirants de la sol i tu de etdu désespoir de Frank pu isqu 'au cu n de nou s ne pou vait yporter remède. Je pense qu e Frank au rait été l ibéré i l y aplu sieu rs années s'i l ne s'étai t acqu is u ne répu tation deviolence et d'instabi l i té au cou rs de ses premières annéesd'incarcération à Gou lbu rn. Même pendant la gu erre,alors qu e d'au tres détenu s se sont vu s l ibérés pou r partirsou s les drapeau x, la demande de ce pau vre Frank a été

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refu sée.Fee leva les yeu x qu 'el le avait gardés fixés su r ses

mains.— C'est son tempérament, di t-el le sans trace

d'émotion.Le cardinal semblait éprou ver qu elqu es

difficu l tés à trou ver les mots convenant à la si tu ation;pendant qu 'i l les cherchait, les membres de la famil le nele qu ittaient pas des yeu x, étreints par l 'angoisse etl 'espoir, bien qu e ce ne fû t peu t-être pas le bien-être deFrank qu i les préoccu pât.

— Mon retou r en A u stral ie après u ne au ssi longu eabsence vou s a sans dou te intrigu és, reprit le cardinalsans regarder Meggie. Je ne me su is pas tou jou rs occu péde vou s au tant qu e je l 'au rais dû , et j'en ai conscience.Depu is le jou r où je vou s ai connu s, j'ai tou jou rs penséd'abord à moi , accordant la priori té à ma personne. Etqu and le Saint-Père a récompensé mes efforts en faveu r del 'Egl ise par la barrette de cardinal , je me su is demandé sije pou vais rendre u n service qu elconqu e à la famil leCleary afin de lu i montrer combien je m'intéressais à el le.(Il pri t u ne longu e inspiration, posa les yeu x su r Fee,évitant le regard de Meggie.) Je su is revenu en A u stral iepou r voir ce qu e je pou rrais faire au su jet de Frank. V ou ssou venez-vou s, Fee, du jou r où je vou s ai parlé après lamort de Paddy et de Stu ? V ingt ans ont passé, et je n 'ai

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jamais pu ou bl ier l 'expression de vos yeu x. Tant d'énergieet de vi tal i té... anéanties.

— Oh! s'écria bru squ ement Bob, les yeu x rivés su rsa mère. Ou i , c'est bien ça.

— Frank va être l ibéré su r parole, reprit lecardinal . C'étai t la seu le chose qu e je pou vais faire pou rvou s prou ver mon attachement.

S'i l s'étai t attendu à u n éclair sou dain etéblou issant jai l l i des ténèbres retenant Fee depu is silongtemps, i l eû t été déçu ; tou t d'abord, i l n 'apparu t gu èrequ 'u ne légère lu eu r et, peu t-être, le tribu t de l 'âge nepermettrait-i l jamais à cette pâle étincel le de devenirbrasier. Pou rtant, i l en perçu t tou te l 'ardeu r dans lesyeu x des fi l s de Fee, et i l éprou va u ne impression de devoiraccompl i tel le qu 'i l n 'en avait pas connu e depu is lagu erre, depu is la nu it où i l s'étai t entretenu avec le jeu nesoldat al lemand au nom si imposant.

— Merci , di t Fee.— Sera-t-i l le bienvenu à Drogheda? demanda-t-i l

en se tou rnant vers les fi l s Cleary.— C'est son foyer. Il est ici chez lu i , répondit

évasivement Bob.Tou t le monde approu va, sau f Fee qu i semblait

abîmée dans ses pensées.— Ce n 'est plu s le même Frank, reprit dou cement

le cardinal . Je su is al lé le voir dans sa cel lu le de

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Gou lbu rn pou r lu i annoncer la nou vel le avant de venirici , et j'ai été obl igé de lu i avou er qu e tou t le monde àDrogheda avait tou jou rs été au cou rant de ce qu i lu i étai tarrivé. Si je vou s précise qu e cette révélation ne l 'a pas fai tsortir de ses gonds, vou s au rez peu t-être u ne idée duchangement intervenu chez lu i . Il étai t tou tsimplement... reconnaissant. Et impatient de revoir safamil le... V ou s, su rtou t, Fee.

— Qu and sera-t-i l l ibéré? demanda Bob aprèss'être raclé la gorge.

Le plaisir qu 'i l ressentait à l 'idée d'u ne possiblejoie dispensée à sa mère le dispu tait manifestement à lacrainte de ce qu i pou rrait se produ ire qu and Frank seraitde retou r.

— Dans u ne semaine ou deu x. Il arrivera par letrain de nu it. Je vou lais qu 'i l prenne l 'avion, mais i l m 'adit qu 'i l préférait le chemin de fer.

— Patsy et moi irons le chercher à la gare, proposaJims avec empressement. (Pu is, ses trai ts s'affaissèrent.)Oh, nou s ne serions même pas capables de le reconnaître!

— N on, intervint Fee. J'i rai le chercher moi-même, seu le. Je ne su is pas encore gâteu se, qu e je sache. Jepeu x très bien condu ire ju squ 'à Gi l ly .

— M'man a raison, déclara énergiqu ementMeggie, prévenant le concert de protestations de sesfrères. Laissons m'man al ler l 'accu ei l l i r seu le à la gare.

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C'est el le qu 'i l doit voir en premier.— Eh bien, le travai l m'attend, bou gonna Fee en se

levant pou r retou rner à son bu reau .Les cinq frères se dressèrent comme u n seu l

homme.— Qu ant à nou s, i l est temps d'al ler nou s cou cher,

dit Bob avec u n bâi l lement appl iqu é. (Il sou rittimidement au cardinal .) N ou s nou s retrou verons au bonvieu x temps qu and vou s nou s direz la messe demainmatin.

Meggie pl ia son tricot, le rou la au tou r de sesaigu i l les, se leva.

— Moi au ssi , je vais vou s sou haiter u ne bonnenu it, Ralph.

— Bonne nu it, Meggie.Il la su ivi t des yeu x pendant qu 'el le qu ittai t la

pièce, pu is se tou rna vers le dos cou rbé de Fee.— Bonsoir, Fee.— Excu sez-moi . V ou s me parl iez?— Je vou s sou haitais u ne bonne nu it.— Oh! Bonne nu it, Ralph.Il ne désirait pas monter à l 'étage su r les pas de

Meggie.— Je crois qu e je vais al ler faire u n peti t tou r

avant de monter me cou cher. Il y a u ne chose qu e je tiens àvou s dire, Fee.

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— Ou i? Qu oi donc? fi t-el le d'u n ton distrait.— Je ne su is pas du pe de votre atti tu de... pas u n

seu l instant.El le émit u n rire grinçant, u n son étrange.— V raiment? Je me le demande.Tard et, dehors, les étoi les. Les étoi les du su d,

tou rnoyant dans le ciel . Il avait perdu son emprise su rel les, bien qu 'el les fu ssent tou jou rs là, trop distantes pou rréchau ffer, trop faibles pou r réconforter. Plu s proches deDieu qu i les lu i dérobait. Longtemps, i l resta debou t, leregard levé, écou tant le bru issement du vent dans lesarbres, u n sou rire au x lèvres.

Il ne tenait pas à rencontrer Fee et i l préféraempru nter l 'escal ier à l 'au tre extrémité de la maison; lalampe posée su r le bu reau bri l lai t encore et i l distingu aitla si lhou ette cou rbée su r les registres. Pau vre Fee. Commeel le devait redou ter le moment de se cou cher; peu t-être,avec le retou r de Frank, cet instant deviendrait-i l plu sfaci le. Peu t-être.

En hau t de l 'escal ier, u n si lence compactl 'accu ei l l i t; su r la console, u ne lampe de cristal posaitdans le hal l u ne tache de lu mière falote à l 'intention deceu x qu i , pou r u ne raison qu elconqu e, au raient à déserterleu rs chambres au cou rs de la nu it. La flamme vaci l lai tlorsqu 'u ne bou ffée de brise venait gonfler les rideau x. Ilcontinu a à avancer, si lencieu sement, su r le tapis épais.

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La porte de la chambre de Meggie étai t grandeou verte et laissait échapper u n flot de lu mière; occu l tantu n instant la lu eu r, i l referma le battant derrière lu i etdonna u n tou r de clef. El le avait passé u n peignoir lâcheet étai t assise su r u ne chaise près de la fenêtre d'où el leregardait sans le voir l 'enclos intérieu r, mais el le tou rnala tête, le vi t s'approcher du l i t, s'asseoir su r le bord.Lentement, el le se leva et al la à lu i .

— V iens, je vais t'aider à ôter tes bottes. C'est pou rça qu e je n 'en porte jamais qu i soient trop montantes. Je nepeu x pas les retirer sans u n tire-botte et ces enginsabîment le cu ir.

— C'est exprès qu e tu as choisi cette cou leu r,Meggie?

— Cendres de roses? demanda-t-el le en sou riant.Ça a tou jou rs été ma cou leu r favorite. El le ne ju re pas avecmes cheveu x.

Il lu i posa le pied su r la crou pe pendant qu 'el le lu iretirai t u ne botte et agit de même pou r l 'au tre.

— Etais-tu tel lement certaine qu e je viendrais teretrou ver, Meggie?

— Je te l 'ai di t. A Drogheda, tu es à moi . Si tun'étais pas venu , je serais al lée te retrou ver dans tachambre. N e t'y trompe pas.

El le le débarrassa de sa chemise et, u n instant, samain se posa avec u ne sensu al i té fiévreu se su r le dos nu ;

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pu is el le al la ju squ 'à la lampe et l 'éteignit tandis qu 'i lposait ses vêtements su r le dossier d'u ne chaise. Ill 'entendait se déplacer dans l 'obscu rité, se dépou i l ler deson peignoir. Et demain, je dirai la messe. Mais ce serademain matin, et la magie se sera dissipée depu islongtemps. Il y a encore la nu it, et Meggie. Je l 'ai vou lu e.El le au ssi est u n sacrement.

Dane était déçu .— Je croyais qu e vou s porteriez u ne sou tane rou ge.— Cela m'arrive qu elqu efois, Dane, mais

seu lement dans l 'enceinte du palais. A l 'extérieu r, je porteu ne sou tane noire avec u ne ceintu re rou ge, comme cel le-ci .

— V ou s habitez vraiment u n palais?— Ou i .— Il est plein de lu stres?— Ou i , mais Drogheda au ssi .— Oh, Drogheda! fi t Dane d'u n air dégoû té. Je parie

qu e les nôtres sont tou t peti ts à côté des vôtres. Commej'aimerais voir votre palais, et vou s en sou tane rou ge!

— Qu i sait, Dane? Peu t-être le verras-tu u n jou r,répl iqu a le cardinal en sou riant.

Une cu rieu se expression jou ait dans les yeu x dugarçon; son regard reflétai t u ne certaine hau teu r, voireu ne certaine distance. Lorsqu e le cardinal se tou rna au

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cou rs de la messe, i l la retrou va, encore renforcée, mais i lne la reconnu t pas, tou t au plu s lu i paru t-el le famil ière.A u cu n homme ne se voit dans u n miroir tel qu 'i l est, etau cu ne femme non plu s.

Lu ddie et A nne Mu el ler étaient attendu es pou rN oël , comme tou s les ans. La grande maison abritai t desêtres au cœu r léger, se préparant à passer demervei l leu ses fêtes de la N ativi té, tel les qu 'i l s n 'enavaient pas connu es depu is des années. Minnie et Catchantaient en travai l lant, le visage bou ffi de Mme Smithrayonnait, Meggie abandonnait Dane au cardinal sanscommentaires et Fee paraissait beau cou p plu s heu reu se,moins rivée à son bu reau . Les hommes saisissaient tou tesles occasions pou r revenir chaqu e soir à la maison car,après u n dîner tardif, le salon bru issait de conversations,et Mme Smith avait pris l 'habitu de de préparer u n en-cascomprenant des toasts au fromage, des peti ts painsbeu rrés et des brioches au raisin. Le cardinal protestaitdisant qu 'u ne si bonne et abondante nou rri tu re nemanqu erait pas de le faire grossir mais, après trois jou rspassés à respirer l 'air de Drogheda, à fréqu enter leshabitants de Drogheda, à absorber les al iments deDrogheda, i l sembla se défaire du regard farou che,presqu e hagard, qu 'i l avait à son arrivée.

Une forte chaleu r régna le qu atrième jou r. Le

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cardinal étai t parti avec Dane pou r al ler chercher u ntrou peau de mou tons, Ju stine bou dait, seu le, sou s lepoivrier, et Meggie se vau trait paresseu sement su r lescou ssins d'u ne banqu ette cannée de la véranda. El le sesentait détendu e, comblée, très heu reu se. Une femmepeu t fort bien s'en passer plu sieu rs années du rant, maisc'étai t bon, bon avec lu i , l 'homme, l 'u niqu e. Lorsqu 'el leétait avec Ralph, tou t son être s'ou vrait à la vie, excepté lapartie réservée à Dane. Malheu reu sement, lorsqu 'el leétait avec Dane, tou t son être s'ou vrait à la vie, excepté lapartie réservée à Ralph. Ce n 'étai t qu e qu and tou s deu xétaient présents simu ltanément dans son u nivers,comme maintenant, qu 'el le se sentait vraiment complète.Eh bien, c'étai t dans l 'ordre des choses. Dane était son fi l s,mais Ralph était son homme.

Pou rtant, u ne ombre trou blait son bonheu r,Ralph n 'avait pas compris. A u ssi gardait-el le son secret.S'i l étai t incapable de le décou vrir par lu i-même,pou rqu oi le lu i dirait-el le? Qu 'avait-i l jamais fai t pou rmériter qu 'el le le lu i apprenne? Qu 'i l pû t penser u n seu linstant qu 'el le étai t volontairement retou rnée à Lu kel 'accablait. Il ne méritai t pas qu 'el le le lu i dise s'i l lacroyait capable d'u ne tel le abjection. Parfois, el le sentaitles yeu x pâles et i roniqu es de Fee fixés su r el le, et el le lu irendait son regard, impertu rbable. Fee comprenait. El lecomprenait vraiment. El le comprenait la haine mitigée,

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le ressentiment, le besoin de faire payer les années desol i tu de. Un chasseu r de chimères, tel étai t Ralph deBricassart; et pou rqu oi lu i ferait-el le don de la plu sexqu ise ch imère qu i fû t, son fi l s? Qu 'i l en soit privé. Qu 'i lsou ffre sans même le savoir.

La sonnerie du téléphone retenti t, l 'indicati fréservé à Drogheda. Meggie écou ta le tintementdistraitement, pu is, se rendant compte qu e sa mère avaitdû s'éloigner, el le se leva de mau vaise grâce et al larépondre.

— Mme Fiona Cleary, je vou s prie, di t u ne voixd'homme.

Qu and Meggie l 'eû t appelée, Fee s'approchavivement, lu i pri t le récepteu r des mains.

— Fiona Cleary à l 'apparei l , di t-el le.Tandis qu 'el le écou tait, debou t, son visage perdit

peu à peu ses cou leu rs, ses trai ts se tirèrent, retrou vèrentl 'expression qu 'i l s avaient eu e au cou rs des jou rs ayantsu ivi la mort de Paddy et de Stu .

— Merci , di t-el le avant de raccrocher, sou dainratatinée, vu lnérable.

— Qu 'est-ce qu e c'est, m'man?— Frank a été l ibéré. Il a pris le train du soir et

arrive en fin d'après-midi . (El le consu l ta sa montre.) Ilme fau t partir bientôt. Il est déjà 2 heu res passées.

— Laisse-moi t'accompagner, proposa Meggie, si

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débordante de bonheu r qu 'el le ne pou vait su pporter u nepossible déception de sa mère.

El le avait le sentiment qu e ces retrou vai l les neseraient pas u ne joie sans mélange pou r Fee.

— N on, Meggie. Ça ira. Occu pe-toi de tou t ici , etqu 'on ne serve pas le dîner avant qu e je sois de retou r.

— C'est mervei l leu x, hein, m'man, de penser qu eFrank rentre à la maison pou r N oël .

— Ou i , répondit Fee. C'est mervei l leu x.

Personne n 'empru ntait plu s le train du soirmaintenant qu 'i l étai t possible de ral l ier Gi l lanbone parla voie des airs; le convoi pou ssi f avait parcou ru mil leki lomètres depu is Sydney, abandonnant la plu part de sespassagers de deu xième classe dans de peti tes vi l les le longdu parcou rs et i l ne restait qu e bien peu de voyageu rsdébarqu ant à Gi l ly .

Le chef de gare connaissait Mme Cleary de vu e,mais jamais i l ne lu i serait venu à l 'idée d'engager laconversation avec el le; i l se contenta donc de la regarderdescendre les marches de bois de la passerel le enjambantla voie et la laissa seu le, debou t, très droite, su r le qu ai .Une femme qu i a de l 'al lu re, songea-t-i l ; robe et chapeau àla mode, chau ssu res à talons hau ts. Beau corps, pas trèsridée pou r u ne femme de son âge, à croire qu e la vied'épou se d'éleveu r conserve.

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De ce fai t, su perficiel lement, Frank reconnu t samère plu s rapidement qu 'el le ne le reconnu t, bien qu e soncœu r le lu i eû t désigné immédiatement. Il avaitcinqu ante-deu x ans, et ses années d'absence étaient cel lesqu i l 'avaient vu passer du stade de la jeu nesse à celu id'âge mû r. L'homme qu i se dressait dans le solei lcou chant de Gi l ly étai t trop maigre, presqu e décharné,très pâle. Il avait le front dégarni , portait des vêtementsinformes qu i pendaient su r u ne charpente ayant encoreu n reflet de pu issance malgré sa peti te tai l le; ses mainsbien dessinées serraient le bord d'u n chapeau de feu tregris. Il n 'étai t pas voû té, ne paraissait pas malade, mais i lrestai t planté là, gau chement, tri tu rant son chapeauentre ses doigts sans paraître croire qu e qu elqu 'u npou vait être là à l 'attendre, sans savoir comment agir.

Parfaitement maîtresse d'el le-même, Fee avançasu r le qu ai d'u n pas alerte.

— Bonjou r, Frank, dit-el le.Il leva les yeu x qu i , au trefois, bri l laient,

étincelaient, et qu i , à présent, s'enfonçaient dans levisage d'u n homme viei l l issant. Pas du tou t les yeu x deFrank. Epu isés, patients, d'u ne extrême lassi tu de. Maisqu and i l s s'imprégnèrent de la vu e de Fee, i l s semeu blèrent d'u ne extraordinaire expression, blessée,totalement sans défense, appel à l 'aide d'u n homme entrain de mou rir.

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— Oh, Frank! s'exclama-t-el le en l 'étreignant.(El le lu i nicha la tête au creu x de son épau le.) Tou t vabien, chantonna-t-el le. Tou t va bien, continu a-t-el led'u ne voix plu s dou ce encore.

A u débu t, i l resta si lencieu x et affaissé su r sonsiège. Mais qu and la Rol ls pri t de la vi tesse et sorti t de lavi l le, i l commença à s'intéresser à ce qu i l 'entou rait. Iljeta u n cou p d'œil par la portière.

— Rien n 'a changé, mu rmu ra-t-i l .— N on. Le temps s'écou le lentement ici .Il s passèrent le pont de planches disjointes qu i

enjambait le mince fi let d'eau bou rbeu x, bordé de sau lespleu reu rs; la plu s grande partie du l i t de la rivièrelaissait voir u n enchevêtrement de racines su r fond degravier, des flaqu es formant des taches bru nes, deseu calyptu s pou ssant u n peu partou t, crevant la vasepierreu se.

— La Barwon, dit-i l . Je pensais ne jamais larevoir.

Derrière eu x s'élevait u n énorme nu age depou ssière; devant eu x, la rou te se dévidait, tou te droite,comme u n exercice de perspective, à travers u ne immenseplaine herbeu se, sans arbres.

— Une nou vel le rou te, m'man?Il semblait s'efforcer désespérément de trou ver u n

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su jet de conversation, vou loir tou t mettre en œu vre pou rqu e la si tu ation parû t normale.

— Ou i . El le a été constru ite pou r rel ier Gi l ly àMilparinka ju ste après la gu erre.

— On au rait pu en profi ter pou r la gou dronner u npeu .

— Pou rqu oi? N ou s sommes habitu és à manger dela pou ssière par ici , et tu t'imagines ce qu e ça au rait coû tés'i l avait fal lu l 'empierrer assez sol idement pou r qu 'el lerésiste à la bou e? La nou vel le rou te est droite, bienentretenu e, et su pprime treize portai ls su r les vingt-septd'au trefois. Il n 'en reste qu e qu atorze entre Gi l ly et lamaison, et tu vas voir ce qu 'on en a fai t, Frank. Plu sbesoin de les ou vrir et de les fermer.

La Rol ls avança su r u ne rampe en direction d'u npanneau d'acier qu i se sou leva paresseu sement; dès qu e lavoitu re eu t passé et se fu t éloignée de qu elqu es mètres su rla piste, le panneau redescendit de lu i-même.

— Décidément, on n 'arrête pas le progrès,commenta Frank.

— N ou s avons été les premiers dans la région àfaire instal ler les rampes au tomatiqu es, mais seu lemententre le rou te de Milparinka et la maison, évidemment.Les portai ls des enclos doivent encore être ou verts etfermés à la main.

— Eh bien, je su ppose qu e le type qu i a inventé ce

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système a dû avoir son lot de portai ls à ou vrir et refermer,dit Frank avec u n sou rire.

Ce fu t le premier signe de détente au qu el i l selaissa al ler; pu is i l s'abîma de nou veau dans le si lence etsa mère concentra son attention su r la rou te, vou lant àtou t prix éviter de le bru squ er. Qu and i l s franchirent ledernier portai l métal l iqu e et entrèrent dans l 'enclosintérieu r, Frank exhala u n sou pir; la su rprise lu i cou paitle sou ffle.

— J'avais ou bl ié à qu el point c'étai t beau !s'exclama-t-i l .

— C'est notre foyer, di t Fee. N ou s en avons prissoin.

El le condu isi t la Rol ls ju squ 'au garage, escortason fi l s vers la grande maison, mais, cette fois, i l portaitsa val ise lu i-même.

— Préfères-tu u ne chambre dans la grandemaison ou u n cottage d'invité pou r toi tou t seu l?

— Je préfère le cottage. Merci . (Ses yeu x épu isés seposèrent su r le visage de sa mère.) Ça me paraîtraagréable de pou voir m'isoler u n peu , expl iqu a-t-i l .

Ce fu t la seu le al lu sion qu 'i l fi t jamais au xconditions de sa détention.

— Je crois qu e tu y seras mieu x, dit-el le en leprécédant dans le salon. La grande maison regorged'invités en ce moment. N ou s avons le cardinal , Dane et

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Ju stine sont en vacances, et Lu ddie et A nne Mu el lerdoivent arriver après-demain pou r passer les fêtes deN oël .

El le tira u n cordon de sonnette pou r demander lethé et fi t tranqu i l lement le tou r de la pièce afin d'al lu merles lampes à pétrole.

— Lu ddie et A nne Mu el ler? s'enqu it-i l .El le su spendit son geste, abandonnant u n instant

la mèche d'u ne lampe qu 'i l lu i fal lai t remonter et leconsidéra.

— Beau cou p de temps a passé, Frank. Les Mu el lersont des amis de Meggie. (La mèche aju stée à la hau teu rvou lu e, el le s'assi t dans son fau teu i l à orei l les.) N ou sdînerons dans u ne heu re mais, avant, nou s prendronsu ne tasse de thé, ne serait-ce qu e pou r nou s débarrasser labou che de la pou ssière de la rou te.

Frank s'assi t gau chement su r le bord d'u neottomane crème et promena u n regard stu péfait dans lapièce.

— C'est si di fférent du temps de tante Mary...— Ça, je le crois, convint Fee en sou riant.Pu is Meggie entra, et i l lu i fu t plu s di ffici le de

retrou ver sa sœu r en cette femme mû re qu e de voir samère viei l l ie. Tandis qu e Meggie l 'étreignait,l 'embrassait, i l détou rna le visage, se ratatina sou s saveste informe, et chercha des yeu x sa mère qu i le

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regardait et semblait lu i dire : ça n 'a pas d'importance,tou t cela te paraîtra bientôt normal , laisse seu lements'écou ler u n peu de temps. Passa u ne minu te de si lencependant qu 'i l cherchait qu elqu es mots à dire à cetteétrangère, et la fi l le de Meggie entra; u ne grande gam ine,maigre, qu i s'assi t avec raideu r, ses longu es mainsl issant les pl is de sa robe, yeu x pâles fixés su r u n visage,pu is su r u n au tre. El le est plu s âgée qu e Meggie ne l 'étai tqu and j'ai qu itté la maison, songea-t-i l . Le fi l s de Meggieentra avec le cardinal et al la s'asseoir su r le sol , à côté desa sœu r; u n beau garçon; calme, au regard lointain.

— Frank, c'est mervei l leu x! s'écria le cardinal enlu i serrant la main. (Il se tou rna vers Fee, le sou rci linterrogateu r.) Une tasse de thé? Excel lente idée.

Les fi l s Cleary arrivèrent ensemble, et ce fu t trèspénible car i l s ne lu i avaient jamais pardonné. Franksavait pou rqu oi : pou r le mal qu 'i l avait fai t à leu r mère.Mais i l étai t incapable de trou ver qu oi qu e ce soit à leu rdire su sceptible de leu r faire comprendre; i l ne pou vaitleu r parler de sa peine, de sa sol i tu de, ni les su ppl ier delu i pardonner. Le seu l être qu i comptait réel lement étai tsa mère, et el le n 'avait jamais pensé qu 'i l y eû t qu oi qu e cesoit à pardonner.

Ce fu t le cardinal qu i mit tou t en œu vre pou rgarder u ne certaine cohésion à la soirée; i l entretint laconversation au tou r de la table pendant le dîner et,

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ensu ite, au salon, cau sant avec u ne aisance de diplomateet faisant en sorte d'inclu re Frank dans le clan.

— Bon, je vou lais vou s poser la qu estion depu ismon arrivée... Où sont passés les lapins? demanda lecardinal . J'ai vu des mil l ions de terriers... et pas lemoindre lapin.

— Ils sont tou s morts, répondit Bob.— Morts?— Ou i , d'u ne maladie appelée myxomatose. Entre

les lapins et les années de sécheresse, l 'A u stral ie étai t àpeu près au bou t du rou leau en tant qu e nationprodu ctrice vers 1947. N ou s étions désespérés, continu aBob qu i se précipitai t su r la perche tendu e, heu reu x depou voir discu ter d'u n su jet qu i exclu ait Frank.

A ce moment, sans s'en dou ter, Frank s'al iéna Boben disant :

— Je savais qu e les choses al laient mal , mais pas àce point-là.

Il s'adossa à son siège, espérant avoir donnésatisfaction au cardinal en contribu ant u n peu à laconversation.

— Eh bien, je n 'exagère pas, croyez-moi! rétorqu aBob sèchement. Comment Frank pou rrait-i l être aucou rant?

— Qu e s'est-i l passé? demanda vivement lecardinal .

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— Il y a deu x ans, l 'Organisation de recherchesscienti fiqu es et indu striel les du Commonweal th s'estlancée dans u n programme expérimental à V ictoria,inocu lant au x lapins u n viru s cu l tivé en vu e de sedébarrasser de ce fléau . Je ne sais pas très bien ce qu 'estu n viru s, mais je crois qu 'i l s'agit d'u ne sorte de germe.Les chercheu rs appelaient leu r viru s la myxomatose. A udébu t, ça n 'a pas très bien marché, pou rtant tou s leslapins qu i l 'attrapaient en mou raient. Mais environ u nan après l 'inocu lation de départ, la maladie s'est mise àprogresser comme le feu dans les brou ssai l les; on croitqu 'el le est transmise par les mou stiqu es, mais i l paraîtqu e ça a au ssi u n rapport avec u ne espèce de chardonjau ne. Depu is, les lapins sont morts par mil l ions et parmil l ions. Ça les a totalement détru its. De temps à au tre onen rencontre qu elqu es-u ns, malades, avec la tête tou tenflée, pas beau x à voir. Mais c'est u ne réu ssitesensationnel le, Ralph, vraiment. A u cu ne au tre bête nepeu t attraper la myxomatose, pas même les espècesproches. Grâce au x types de l 'Organisation de recherches,les lapins ne sont plu s u n fléau . Le regard du cardinal sefixa su r Frank.

— V ou s vou s rendez compte de ce qu e celareprésente, n 'est-ce pas, Frank?

Le pau vre Frank secou a la tête, sou haitant qu etou s l 'abandonnent à son anonymat.

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— La gu erre biologiqu e menée su r u ne grandeéchel le... reprit le cardinal . Je me demande si le reste dumonde sait qu 'ici même, en A u stral ie, entre 1949 et 1952,u ne gu erre biologiqu e a été engagée contre u ne popu lationde mil l iards d'individu s et est parvenu e à su pprimerl 'espèce?... Eh bien, c'est réal isable! Il ne s'agit passeu lement d'articles à sensation dans les jou rnau x, c'estu n fai t scienti fiqu e. Les pays qu i disposent d'u ne tel learme pou rraient tou t au ssi bien ou bl ier leu rs bombesatomiqu es ou à hydrogène. Je sais qu 'i l fal lai t le faire, qu ec'étai t absolu ment nécessaire, et c'est là probablementu ne réal isation scienti fiqu e de première importance qu in 'a pas été ébru itée. Mais ça n 'en est pas moins terri fiant.

Dane avait attentivement su ivi la conversation.— La gu erre biologiqu e? Je n 'en ai jamais entendu

parler. Qu 'est-ce qu e c'est exactement, Ralph?— Les mots sont nou veau x, Dane. Mais je su is

diplomate au V atican et, malheu reu sement, obl igé de metenir au cou rant de termes tels qu e « gu erre biologiqu e ».Pou r simpl i fier, le mot équ ivau t à la myxomatose. Lacu l tu re d'u n germe su sceptible de tu er ou de paralyser u ngenre spéci fiqu e d'êtres vivants.

Sans en avoir conscience, Dane se signa et serejeta en arrière contre les genou x du cardinal deBricassart.

— A lors, nou s ferions mieu x de prier, di t-i l

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simplement. V ou s ne croyez pas?Le cardinal baissa les yeu x su r la tête blonde,

sou rit.

Les efforts qu e déploya Fee amenèrent Frank às'adapter à la vie de Drogheda; sans tenir compte du sou rdantagonisme qu i animait le clan des frères Cleary, el lecontinu a à agir comme si son fi l s aîné ne s'étai t absentéqu e pou r qu elqu e temps, n 'avait jamais attiré ledéshonneu r su r la famil le ni dou lou reu sement peiné samère. Paisiblement et discrètement, el le lu i trou va l 'abriqu 'i l semblait sou haiter, loin de ses au tres fi l s; el le nel 'encou ragea pas non plu s à retrou ver u ne partie de sonancienne vi tal i té, d'au tant qu e cel le-ci ne l 'animait plu s;Fee l 'avait compris dès l 'instant où i l avait levé les yeu xvers el le su r le qu ai de la gare de Gi l ly . Le dynamismedont Frank avait au trefois fai t preu ve avait été anéantipar u ne existence qu 'i l se refu sait à évoqu er. El le nepou vait qu e s'efforcer de le rendre au ssi heu reu x qu epossible, et la mei l leu re façon d'y parvenir consistai t àvoir dans le Frank actu el celu i qu 'i l avait tou jou rs été.

Il n 'étai t pas qu estion qu 'i l travai l lât dans lesenclos car ses frères s'y seraient opposés, et i l ne vou laitd'ai l leu rs pas mener u n genre de vie qu 'i l avait tou jou rsdétesté. La croissance des plantes semblait le captiver;au ssi Fee l 'incita-t-el le à s'intéresser au x jardins sans

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pou r au tant lu i assigner u ne besogne précise. Et,progressivement, ses frères s'habitu èrent au retou r de labrebis galeu se dans le giron de la famil le; i l s comprirentqu e la menace qu 'avait au trefois fai t peser Frank su r leu rtranqu i l l i té s'étai t évanou ie. Rien ne pou rrait jamaismodifier les sentiments qu e lu i portait leu r mère; peuimportait qu 'i l fû t en prison ou à Drogheda, el le lechérissait tou jou rs au ssi tendrement. La présence deFrank à Drogheda la rendait heu reu se, et c'est tou t ce qu icomptait. Il ne s'immisçait pas dans leu r existence et seconformait à l 'image de ce qu 'i l avait tou jou rs été, ni plu sni moins.

Cependant, la présence de Frank à Droghedan'apportait pas u ne joie réel le à Fee; comment l 'au rait-el lepu d'ai l leu rs? Le voir chaqu e jou r lu i commu niqu aitsimplement u n au tre genre de tristesse qu e cel le qu 'el leavait ressentie pendant son absence. La terrible dou leu rde devoir constater la perte d'u ne vie, la perte d'u nhomme. Cel le de son fi l s préféré, tant aimé, qu i avait dûconnaître des sou ffrances dépassant tou t ce qu 'el lepou vait imaginer.

Un jou r, alors qu e Frank était de retou r àDrogheda depu is environ six mois, Meggie entra dans lesalon et trou va sa mère assise, regardant par l 'u ne desgrandes portes fenêtres en direction de Frank qu i tai l lai tla haie de rosiers bordant l 'al lée. El le se détou rna et

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qu elqu e chose dans son visage soigneu sement composéincita Meggie à porter les mains à son cœu r.

— Oh, m'man! dit-el le, désemparée.Fee la regarda, secou a la tête et sou rit.— Ça n 'a pas d'importance, Meggie.— Si seu lement je pou vais faire qu elqu e chose!— Tu le peu x. N e change rien à ton atti tu de. Je te

su is très reconnaissante. Tu es devenu e u ne al l iée.

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LIV RE V I

1954 – 1965

DANE

17

— Bon, dit Ju stine à sa mère, ma décision estprise. Je sais ce qu e je vais faire.

— Je croyais qu e tou t étai t déjà réglé. Tu vas su ivreles cou rs des Beau x-A rts à l 'Universi té de Sydney, non?

— Oh, c'étai t du blu ff pou r te tranqu i l l iserpendant qu e je préparais mes plans. Mais maintenanttou t est au point; alors, je peu x dévoi ler mes batteries.

Meggie s'arracha u n instant à sa besogneconsistant à décou per des formes de sapin dans la pâteétalée devant el le; Mme Smith étant sou ffrante, mère etfi l le aidaient à la cu isine. El le considéra Ju stine aveclassi tu de, impatience, impu issance. Comment pou vait-on agir avec u n être de cette sorte? Si Ju stine annonçaitqu 'el le avait l 'intention de partir pou r Sydney afind'entrer dans u n bordel comme pensionnaire, Meggiedou tait de pou voir l 'en dissu ader. Chère, horrible Ju stine,reine des têtes de mu le.

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— V ide ton sac, je gri l le d'impatience, di t Meggieen se remettant à décou per des biscu its.

— Je vais être actrice.— Qu oi?— A ctrice.— Seigneu r! (Et d'abandonner de nou veau le

mou le à sapin.) Ecou te, Ju stine, je ne su is pas u neempêcheu se de danser en rond et je n 'ai pas l 'intention dete faire de la peine. Mais crois-tu réel lement qu e tu aies lephysiqu e de l 'emploi?

— Oh, m'man! s'exclama Ju stine d'u n air écœu ré.Pas u ne vedette de cinéma; u ne actrice! Je ne veu x pastorti l ler des fesses, faire valoir mes seins ou me passer lalangu e su r les lèvres! Je veu x faire du théâtre! (El leentassait des morceau x de bœu f dégraissés dans u ntonnelet de sau mu re.) J'ai su ffisamment d'argent pou renvisager n 'importe qu el le formation de mon choix, non?

— Ou i , grâce au cardinal de Bricassart.— A lors i l n 'y a pas à revenir là-dessu s. Je vais

su ivre les cou rs d'A lbert Jones au théâtre Cu l loden, et j'aiécri t à l 'A cadémie royale d'A rt dramatiqu e à Londres pou rdemander mon inscription su r les l istes d'attente.

— Tu as vraiment réfléchi , Ju ssy?— Ou i . J'y ai réfléchi depu is très longtemps. (Le

dernier morceau de bœu f sangu inolent disparu t dans lasau mu re; el le remit le cou vercle du tonnelet, l 'enfonça

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d'u n cou p de poing.) V oi là! J'espère ne plu s jamais avoir àtripoter du bœu f pou r la conserve ju squ 'à la fin de mesjou rs.

Meggie lu i tendit u ne plaqu e recou verte debiscu its.

— Mets ça au fou r, tu veu x? 150 degrés. Je doisavou er qu e cette nou vel le me su rprend. Je croyais qu e lespeti tes fi l les qu i rêvaient d'être comédiennes jou aientconstamment u n rôle vis-à-vis des au tres, mais la seu lepersonne avec laqu el le je t'aie jamais vu e jou er n 'étai tau tre qu e toi .

— Oh, m'man! Te voi là repartie à confondrevedette de cinéma et actrice. V raiment, tu esindécrottable!

— Eh bien, les vedettes de cinéma ne sont-el les pasdes actrices?

— D'u ne catégorie très inférieu re, à moins qu 'el lesn 'aient commencé par la scène. A près tou t, mêmeLau rence Ol ivier se permet u n fi lm de temps à au tre.

Une photo dédicacée de Lau rence Ol ivier trônaitsu r la coi ffeu se de Ju stine; Meggie avait simplementestimé qu 'i l devait s'agir d'u ne toqu ade de col légienne,bien qu e, su r le moment, el le eû t pensé qu e sa fi l le faisaitpreu ve de goû t. Les amies de Ju stine, qu i venaient parfoispasser qu elqu es jou rs avec el le à Drogheda, gardaientprécieu sement les photographies de leu rs idoles

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infiniment plu s popu laires.— Je ne comprends tou jou rs pas, marmonna

Meggie en secou ant la tête. A ctrice!Ju stine hau ssa les épau les.— Eh bien, où pou rrais-je me permettre de crier,

de hu rler, de ru gir, ai l leu rs qu e su r u ne scène? Ici , on nem'y au torise pas, ni à l 'école ni nu l le part! J'aime crier,hu rler et ru gir, nom de Dieu !

— Mais tu es tel lement dou ée pou r les beau x-arts,Ju ssy! Pou rqu oi ne pas persévérer dans ce sens? insistaMeggie.

Ju stine s'écarta de l 'immense cu isinière à gaz,tapota du doigt le manomètre d'u ne bou tei l le de bu tane.

— Il fau dra qu e je dise à l ’aide-jardinier dechanger les bou tei l les; i l n 'y a presqu e plu s de pression.Mais ça ira encore pou r au jou rd'hu i . (Les yeu x clairsconsidérèrent Meggie avec pitié.) Tu n 'as vraiment pas lespieds su r terre, m'man. Je croyais qu 'i l n 'y avait qu e lesgosses pou r ne pas envisager le côté pratiqu e d'u necarrière. Je n 'ai pas l 'intention de crever de faim dans u ngrenier et d'être célèbre après ma mort. Je compte avoirma part de gloire tant qu e je serai vivante et je veu x meneru ne existence dorée, dans u ne réel le aisance. A u ssi , lapeintu re sera mon violon d'Ingres et je jou erai la comédiepou r gagner ma vie. Qu 'est-ce qu e tu dis de ça?

— Drogheda te servira des revenu s confortables,

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Ju ssy, déclara Meggie à bou t d'argu ments, rompant ainsile vœu de si lence qu 'el le s'étai t imposé pou r les qu estionsd'argent et qu el les qu e soient les circonstances. Tu n 'enarriverais jamais à mou rir de faim dans u n grenier; si tupréfères peindre, rien ne t'en empêche.

L'expression de Ju stine, sou dain évei l lée, montrau n nou vel intérêt.

— Et ça représente qu oi , ces revenu s, m'man?— Su ffisamment pou r qu e tu n 'aies pas besoin de

travai l ler si tu le vou lais.— Charmante perspective! Je finirais par papoter

au téléphone et jou er au bridge; c'est tou t ce qu 'ont trou véla plu part des mères de mes camarades. Parce qu ej'habiterai Sydney, pas Drogheda, tu sais. Je préfère debeau cou p Sydney à Drogheda. (Une lu eu r d'espoir bri l ladans ses yeu x.) Est-ce qu e j'ai assez d'argent pou r me faireenlever mes taches de rou sseu r avec ce nou veautraitement électriqu e?

— Je crois qu e ou i . Pou rqu oi?— Parce qu 'à ce moment-là on remarqu era peu t-

être mon visage.— Je croyais qu e la beau té n 'avait pas

d'importance pou r u ne actrice.— Oh, ça su ffi t, m 'man! Mes taches de rou sseu r

sont u ne croix.— Tu es certaine qu e tu ne préférerais pas

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peindre?— Tou t à fai t sû re, affirma Ju stine en esqu issant

qu elqu es pas de danse. Je vais monter su r les planches eti l n 'y a pas à revenir là-dessu s.

— Et comment as-tu été au torisée à su ivre lescou rs du théâtre Cu l loden?

— J'ai passé u ne au dition.— Et tu as été admise, toi?— Tu as u ne foi tou chante en ta fi l le, m'man.

Evidemment, j'ai été admise! Je su is du tonnerre, tu sais.Un jou r, je serai célèbre.

Meggie mélangea u n colorant al imentaire vertdans u n bol contenant déjà du glaçage et commença à enbadigeonner les sapins déjà cu its.

— C'est important pou r toi , Ju stine, la célébrité?— Et comment! (El le versa du su cre su r le beu rre

si mou qu 'i l adhérait déjà au bol ; en dépit de la cu isinièreà gaz qu i avait remplacé le vieu x poêle à charbon, i l n 'enfaisait pas moins très chau d dans la cu isine.) Je su is biendécidée à tou t faire pou r devenir célèbre.

— Tu n 'as pas l 'intention de te marier?Les trai ts de Ju stine se crispèrent en u ne mou e de

mépris.— Très peu pou r moi! Passer ma vie à essu yer des

morves et à torcher des cu ls merdeu x? Faire des mamou rsà u n type qu i serait loin de me valoir tou t en croyant qu 'i l

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m'est très su périeu r? Oh, non! Ça, zéro pou r la qu estion!— Franchement, tu exagères. Où diable as-tu

appris à parler comme ça?Ju stine commença à casser des œu fs dans u ne

jatte, vivement et avec adresse, n 'u ti l isant qu 'u ne seu lemain.

— Dans ce si sélect col lège de jeu nes fi l les,évidemment. (El le saisi t u n fou et, batti t vigou reu sementles œu fs.) En véri té, nou s formons u ne équ ipe de fi l les trèsbien. Très cu l tivées. Rares sont les trou peau x d'oiesblanches su sceptibles d'apprécier la dél icatesse de cesvers latins, par exemple :

Il y avait u n Romain de V anadiu mDont la vêtu re étai t fai te d'iridiu m;Qu and on lu i demandait pou rqu oi u ne tel le veste.Il répl iqu ait « Id e st Boum sanguine Pré sidium ».Les lèvres de Meggie se crispèrent.— Je vais certainement m'en vou loir de t'avoir

posé la qu estion, mais qu 'a répondu le Romain?— C'est u ne protection fou trement bonne.— C'est tou t? Je m'attendais à bien pire. Tu

m'étonnes. Mais pou r en revenir à ce qu e nou s disions, machère peti te, en dépit de tes efforts à changer deconversation, qu e reproches-tu au mariage?

Ju stine imita l 'u n des rares éclats de rireironiqu es de sa grand-mère qu i tenaient plu tôt du

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reniflement.— M'man! V raiment, tu devrais être la dernière à

me poser cette qu estion.Meggie senti t le sang lu i afflu er au visage et el le

baissa les yeu x su r le plateau d'arbres vert clair.— N e sois pas impertinente. Il est vrai qu 'avec tes

dix-sept ans, tu sais tou t.— Tu ne trou ves pas ça cu rieu x? dit Ju stine à

l 'adresse de la jatte. Dès qu 'on ose s'aventu rer su r u nterrain strictement réservé au x parents, on devientimpertinente. J'ai simplement dit : tu devrais être ladernière à me poser cette qu estion. C'est parfai tementexact, bon Dieu ! Je n 'entends pas nécessairement par làqu e tu es u ne ratée, u ne pécheresse, ou pire encore. Envérité, j'estime qu e tu as fai t preu ve de beau cou p de bonsens en te passant de ton mari . Pou rqu oi en au rais-tu eubesoin? L'influ ence mascu l ine pou r élever tes gosses nemanqu ait pas avec les oncles; tu as su ffisam mentd'argent pou r vivre. Je su is d'accord avec toi ! Le mariageest bon pou r les oiseau x.

— Tu es exactement comme ton père!— Encore u n fau x-fu yant. Chaqu e fois qu e je te

contrarie, je deviens exactement comme mon père. Ehbien, je su is obl igée de te croire su r parole pu isqu e je n 'aijamais eu l 'occasion de rencontrer cet honorablegentleman.

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— Qu and pars-tu ? demanda Meggie en désespoirde cau se.

Ju stine sou rit.— Il te tarde de te débarrasser de moi , hein? Je te

comprends, m'man, et je ne t'en veu x pas le moins dumonde. Tu sais, je ne peu x pas m'en empêcher. J'adorechoqu er les gens, su rtou t toi . Qu 'est-ce qu e tu dirais dem'accompagner à l 'aérodrome demain?

— Disons après-demain. Demain, je t'emmènerai àla banqu e. Il vau t mieu x qu e tu saches de com biend'argent tu peu x disposer. Et, Ju stine…

Ju stine sau pou drait de farine la pâte qu 'el le pl iai tadroitement, mais el le leva les yeu x en remarqu antl 'al tération su rvenu e dans la voix de sa mère.

— Ou i?— Si jamais tu as des ennu is, reviens à la maison,

je t'en prie. Il y au ra tou jou rs ta place à Drogheda; je tiensà ce qu e tu t'en sou viennes. Rien de ce qu e tu pou rras fairene sau rait être assez grave pou r t'empêcher de revenir.

Le regard de Ju stine s'adou cit.— Merci , m'man. Dans le fond tu n 'es pas u n

mau vais cheval . Seu lement u ne viei l le radoteu se.— V iei l le? s'insu rgea Meggie. Je ne su is pas

viei l le! Je n 'ai qu e qu arante-trois ans!— Seigneu r, tant qu e ça?Meggie saisi t u n biscu it, le jeta à la tête de sa fi l le.

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— Oh! qu el monstre tu fais! s'exclama-t-el le enriant. Maintenant, j'ai l 'impression d'avoir cent ans!

Ju stine sou rit.A cet instant, Fee entra pou r voir comment

al laient les choses dans la cu isine; Meggie salu a sonarrivée avec sou lagement.

— M'man, sais-tu ce qu e Ju stine vient de me dire?Maintenant, les yeu x de Fee ne pou vaient gu ère

qu e se pencher su r les registres de Drogheda, maisderrière ses pu pi l les opaci fiées l 'intel l igence se devinait,plu s vive qu e jamais.

— Comment pou rrais-je savoir ce qu e Ju stinevient de te dire? s'enqu it-el le gentiment en regardant lesbiscu its verts avec u n peti t frisson de dégoû t.

— Parfois, j'ai l 'impression qu e Ju stine et toi avezvos peti ts secrets en dehors de moi , riposta Meggie. Etmaintenant qu e ma fi l le vient de me mettre au cou rant deses projets, tu entres ici à point nommé alors qu e tu nemets jamais les pieds dans la cu isine.

— Hu m... heu reu sement qu 'i l s sont mei l leu rsqu 'i l s en ont l 'air, commenta Fee en grignotant u n biscu it.Je t'assu re, Meggie, qu e je n 'encou rage pas ta fi l le à meprendre pou r compl ice pou r faire des cachotteries derrièreton dos. De qu el nou veau chambardement es-turesponsable, Ju stine? demanda-t-el le en se tou rnant verssa peti te-fi l le qu i versait sa mixtu re onctu eu se dans des

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mou les farinés.— J'ai di t à m'man qu e je vou lais faire du théâtre,

même, c'est tou t.— C'est tou t, hein? Est-ce vrai , ou s'agit-i l

seu lement de l 'u ne de tes plaisanteries d'u n goû tdou teu x?

— Oh, c'est vrai ! Je vais faire mes débu ts auCu l loden.

— Tiens, tiens, tiens! s'exclama Fee qu i s'appu ya àla table tou t en observant sa fi l le non sans ironie.Tou jou rs étonnant de devoir constater combien lesdécisions des enfants nou s échappent, n 'est-ce pas,Meggie?

Meggie ne répondit pas.— Tu es contre, mémé? grogna Ju stine, prête à se

battre.— Moi? Contre? Ce qu e tu fais de ta vie ne me

regarde pas. D'ai l leu rs, je pense qu e tu peu x faire u nebonne actrice.

— V raiment? s'écria Meggie, su ffoqu ée.— Bien sû r, riposta Fee. Ju stine n 'est pas du genre

à faire u n choix à la légère, n 'est-ce pas, ma peti te fi l le?— N on, admit Ju stine en sou riant.El le repou ssa u ne mèche, col lée par la

transpiration, qu i lu i retombait su r l 'œi l . Meggie observason expression tandis qu 'el le considérait sa grand-mère

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avec u ne affection qu 'el le paraissait incapable de lu ivou er.

— Tu es u ne bonne peti te fi l le, Ju stine, déclara Feeavalant le reste du biscu it dans lequ el el le avait morduavec peu d'enthou siasme. Pas mau vais du tou t, maisj'au rais préféré qu e tu les glaces en blanc.

— On ne peu t pas glacer des arbres en blanc!s'insu rgea Meggie.

— Bien sû r qu e si qu and i l s'agit de sapins,rétorqu a Fee. Ça pou rrait être de la neige.

— Trop tard à présent, intervint Ju stine en riant.Il s sont vert dégu eu l i .

— Ju stine!— Oh, désolée, m'man! Je n 'avais pas l 'intention de

t’offenser. J'ou bl ie tou jou rs qu e tu as l 'estomac fragi le.— Je n 'ai pas l 'estomac fragi le! lança Meggie,

exaspérée.— Je su is venu e voir si je pou vais avoir u ne tasse

de thé, di t Fee qu i tira u ne chaise à el le et s'assi t. Soisgenti l le, Ju stine, mets la bou i l loire su r le feu .

Meggie s'assi t près de sa mère.— Crois-tu vraiment qu e Ju stine pu isse envisager

de faire du théâtre, m'man? demanda-t-el le d'u n tonanxieu x.

— Pou rqu oi pas? répondit Fee en su ivant des yeu xsa peti te-fi l le qu i se l ivrait au ri tu el du thé.

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— Ça n 'est peu t-être qu 'u ne toqu ade passagère.— Est-ce u ne toqu ade passagère, Ju stine? s'enqu it-

el le.— N on, déclara énergiqu ement Ju stine en

déposant tasses et sou cou pes su r la viei l le table decu isine.

— Mets les biscu its su r u ne assiette, Ju stine, neles présente pas dans leu r boîte, di t machinalementMeggie. Et, pou r l 'amou r de Dieu , n 'apporte pas tou t lebidon de lai t su r la table, mets-en u n peu dans u n peti tpot!

— Oh, m'man, excu se-moi, m'man, réponditJu stine tou t au ssi machinalement. Je ne vois pas trèsbien à qu oi riment tou s ces ch ichis dans la cu isine. Jeserai obl igée de remettre les biscu its qu i resteront dansleu r boîte et de laver les assiettes en plu s.

— Contente-toi de faire ce qu 'on te dit; c'esttel lement plu s agréable.

— Pou r en revenir à nos mou tons, reprit Fee, je necrois pas qu 'i l y ai t matière à discu ssion. A mon avis, ondevrait laisser Ju stine faire u n essai , qu i seraprobablement cou ronné de su ccès.

— Je vou drais bien en être au ssi sû re, marmonnaMeggie d'u n ton triste.

— Est-ce qu e tu as fai t miroiter la célébrité et lagloire à ta mère, Ju stine? s'enqu it Fee.

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— Célébrité et gloire entrent en l igne de compte,admit Ju stine. (El le posa la viei l le théière marron su r latable en u n geste de défi et s'assi t vivement.) N e rou spètepas, m'man. Je ne vais pas faire le thé dans la théièred'argent pou r le boire dans la cu isine. Un point, c'est tou t.

— Cette théière convient parfaitement, di t Meggieavec u n sou rire.

— Oh, i l est dél icieu x! Rien de tel qu 'u ne bonnetasse de thé, remarqu a Fee avec u n sou pir de satisfaction.Ju stine, pou rqu oi t'obstines-tu à présenter les choses à tamère sou s u n jou r au ssi défavorable? Tu saisparfaitement qu e ce n 'est pas u ne qu estion de célébrité etde gloire, mais bien de toi-même.

— De moi-même, mémé?— Evidemment, de toi-même. Tu as le sentiment

d'être fai te pou r devenir actrice, n 'est-ce pas?— Ou i .— A lors, pou rqu oi ne pas l 'avoir expl iqu é à ta

mère? Pou rqu oi la bou leverser avec des bêtises qu e tuprends plaisir à débiter avec désinvol tu re?

Ju stine hau ssa les épau les, bu t son thé et pou ssasa tasse vide vers sa mère afin qu 'el le la rempl ît.

— Sais pas, marmotta-t-el le.— Je ne sais pas, corrigea Fee. J'espère qu e tu

articu leras correctement su r les planches. Mais c'est bienpou r toi-même qu e tu veu x être comédienne, n 'est-ce pas?

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— Ou i, probablement, admit Ju stine de mau vaisegrâce.

— Encore ce stu pide et ridicu le orgu ei l des Cleary!Il te sera fatal à toi au ssi , Ju stine, si tu n 'apprends pas àle maîtriser. Cette peu r idiote qu 'on pu isse rire de toi ou tetou rner en ridicu le! Je me demande bien ce qu i peu t telaisser croire qu e ta mère serait capable de se montrerau ssi cru el le, di t Fee en appl iqu ant u ne tape su r la mainde sa peti te-fi l le. N e ru e pas dans les brancards, Ju stine.Montre-toi u n peu plu s sou ple.

— Je ne peu x pas, assu ra Ju stine en secou ant latête.

Fee sou pira.— Eh bien, en admettant qu 'el le te soit u ti le en

qu oi qu e ce soit, tu as ma bénédiction pou r ce projet, monenfant.

— Merci , mémé. Je l 'apprécie.— A lors, sois assez aimable pou r prou ver ton

appréciation de façon plu s concrète en al lant chercher tononcle Frank; tu lu i diras qu e le thé est servi dans lacu isine.

Ju stine sorti t, et Meggie dévisagea longu ement samère.

— M'man, tu es étonnante.Fee sou rit.— Peu t-être. Mais tu es bien obl igée d'admettre

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qu e je n 'ai jamais dicté la moindre règle de condu ite à mesenfants.

— N on, en effet, acqu iesça Meggie avec tendresse.Et tou s, nou s t'en savons gré.

Dès son retou r à Sydney, Ju stine pri t lesdispositions vou lu es pou r se faire enlever ses taches derou sseu r, ce qu i , malheu reu sement, ne pou vait seréal iser du jou r au lendemain. El le en avait tant qu 'i l lu ifau drait compter environ dou ze mois pou r en êtredébarrassée et, ensu ite, el le ne pou rrait jamais s'exposerau solei l sou s peine de voir les éphél ides réapparaître.Pu is el le se mit en qu ête d'u n appartement; à l 'époqu e, endénicher u n à Sydney n 'étai t pas u n mince exploit car seshabitants constru isaient des maisons particu l ières etconsidéraient la vie dans les immeu bles col lecti fs commeu ne malédiction. Pou rtant, el le finit par décou vrir u nlogement de deu x pièces à N eu tral Bay dans l 'u ne de cesviei l les bâtisses victoriennes qu i , après avoir connu desjou rs mei l leu rs, avaient été transformées enappartements sans confort. Le loyer se montait à cinql ivres dix sh i l l ings par semaine; somme ou trageu sementélevée si l 'on tenait compte du fai t qu e la sal le de bains etla cu isine étaient partagées par tou s les au tres locataires.Cependant, Ju stine s'en trou va très satisfai te. Bien qu 'el leeû t reçu u ne excel lente formation ménagère, l 'intérieu r

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ne comptait gu ère pou r el le.La vie à Bothwel l Gardens lu i paru t infiniment

plu s passionnante qu e son apprentissage de comédienneau Cu l loden où i l semblait qu 'el le dû t passer son temps àse fau fi ler derrière les portants en observant d'au tresélèves en train de répéter, à donner u ne répl iqu eoccasionnel le et à apprendre par cœu r d'interminablestextes de Shakespeare, Shaw et Sheridan.

A part l 'appartement de Ju stine, Bothwel lGardens comptait cinq au tres logements, plu s celu i deMme Devine, la propriétaire. Cel le-ci , u ne Londoniennegeignarde, au x yeu x protu bérants, affichait u nsou verain mépris à l 'égard de l 'A u stral ie et desA u stral iens, qu 'el le ne répu gnait pou rtant pas à voler. Leprincipal sou ci de sa vie semblait être le prix du gaz et del 'électrici té, et sa principale faiblesse résidait en lapersonne du voisin de pal ier de Ju stine, u n jeu ne A nglaisqu i exploitai t sans vergogne sa national i té au près del 'i rascible propriétaire.

— Je n 'hésite pas à ti ti l ler l 'intérêt de la viei l lebiqu e de temps à au tre en évoqu ant l 'A ngleterre, confia-t-i l à Ju stine. Ça m'évite de trop l 'avoir su r mon dos. El len 'au torise pas les femmes à avoir des radiateu rsélectriqu es, même en h iver, mais el le m'en a donné u n etje peu x m'en servir même en plein été si ça me chante.

— Salau d, laissa tomber Ju stine sans grande

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conviction.Il s'appelait Peter Wilkins et étai t voyageu r de

commerce.— V enez me voir u n de ces jou rs et je vou s

préparerai u ne bonne tasse de thé, di t-i l à Ju stine dont lesyeu x pâles et dérou tants le captivaient.

Ju stine se rendit à son invitation, choisissant u nmoment où Mme Devine ne hantait pas jalou sement lescou loirs, et el le ne tarda pas à devoir repou sser les assau tsde Peter. Des années de travai l et d'équ itation à Droghedal 'avaient dotée d'u ne force peu commu ne et el len 'éprou vait au cu n scru pu le à violer les règles désu ètes decombat interdisant les cou ps au -dessou s de la ceintu re.

— Bon Dieu , Ju stine! haleta u n beau jou r Peter enessu yant les larmes qu e la dou leu r lu i avait fai t monterau x yeu x. Laisse-toi al ler, qu e diable! Il fau t qu e tu leperdes u n jou r ou l 'au tre. Fini le temps de la reineV ictoria. On ne met pas son pu celage en conserve pou r lemariage!

— Je n 'ai pas l 'intention de le mettre en conservepou r le mariage, répl iqu a-t-el le en aju stant sa robe. Maisje ne sais pas encore très bien à qu i je vais faire cethonneu r, c'est tou t.

— Te fais pas d'i l lu sions, t'es plu tôt tocarde, fi t-i lméchamment, aigu i l lonné par la dou leu r.

— Oh, je sais. Rien qu 'u n sac d'os, Pete. Rengaine

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tes salades, tu n 'arriveras pas à me blesser avec des mots.Et i l ne manqu e pas d'hommes prêts à s'envoyer n 'importequ el le fi l le s'i l s'agit d'u ne pu cel le.

— Et au ssi pas mal de femmes! Su is mon regardvers l 'appartement d'en face.

— Oh, je sais, je sais, di t Ju stine.Les deu x fi l les qu i vivaient dans l 'appartement

d'en face étaient lesbiennes et el les avaient salu é l 'arrivéede Ju stine avec joie, mais el les avaient rapidementdéchanté en s'apercevant qu e la nou vel le venu e n 'étai tpas intéressée ni même intrigu ée. A u débu t, Ju stine nesu t pas très bien à qu oi el les vou laient en venir, maislorsqu e ses voisines le lu i firent crû ment comprendre,el le hau ssa les épau les avec indifférence. De ce fai t, aprèsu ne période d'adaptation, el le leu r prêta u ne orei l leattentive, devint u ne confidente neu tre, leu r havre detou tes les tempêtes; el le régla la cau tion de Bi l l ie pou r lasortir de prison, emmena Bobbie à l 'hôpital Mater pou r u nlavage d'estomac après u ne expl ication particu l ièrementorageu se avec Bi l l ie, refu sa de prendre parti pou r l 'u ne oul 'au tre d'entre el les lorsqu e Pat, A l , Géorgie et Ronnie seprofi lèrent tou r à tou r à l 'horizon. C'est u n genre de viesentimentale assez décevant, pensa-t-el le. Les hommes nevalent gu ère mieu x, mais i l y a tou t de même le pimentqu 'apporte la di fférence intrinsèqu e.

A insi , entre ses relations du Cu l loden et de

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Bothwel l Gardens, au xqu el les s'ajou taient les jeu nesfi l les qu 'el le avait connu es à Kincoppal , Ju stine avaitbeau cou p d'amis, et el le-même était considérée commeu ne vraie amie. El le ne confiai t jamais ses ennu is à ceu xqu i l 'abreu vaient des leu rs; el le avait Dane pou rs'épancher bien qu e ce qu 'el le considérait comme dessou cis n 'eû t gu ère d'emprise su r el le. Son extraordinaireau todiscipl ine fascinait particu l ièrement ses amis; oneû t dit qu 'el le s'étai t entraînée depu is l 'enfance à ne paslaisser les circonstances affecter son bien-être.

Chacu n de ses amis se demandait avec intérêtqu and, comment, et avec qu i Ju stine se déciderait enfin àdevenir u ne vraie femme, mais el le prenait tou t sontemps.

A rthu r Lestrange, l 'éternel jeu ne premier de latrou pe d'A lbert Jones, avait passé le cap des qu arante ansavec qu elqu e nostalgie l 'année ayant précédé l 'arrivée deJu stine au Cu l loden. Il avait u ne bonne prestance, étai tu n acteu r consciencieu x su r lequ el on pou vait compter etson visage viri l , au x trai ts nets, ombré de bou clesblondes, su scitai t invariablement les applau dissementsdu pu bl ic. La première année, i l ne remarqu a pas Ju stinequ i savait se montrer discrète et faisait exactement cequ 'on lu i demandait. Mais, au bou t de dou ze mois, sontraitement pou r faire disparaître ses taches de rou sseu rs'acheva et el le commença à se détacher du décor au l ieu

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de s'y fondre.Débarrassée des taches de rou sseu r, el le se

maqu il la, ombra ci l s et sou rci ls et devint u ne fi l le assezjol ie au visage de farfadet. El le n 'avait rien de la beau tésaisissante de Lu ke O'N ei l l ni de la finesse de sa mère,mais el le étai t assez bien fai te, qu oiqu e maigre. Seu le, saflamboyante chevelu re tranchait su r son physiqu e assezfalot. Pou rtant, su r scène, i l en al lai t tou t au trement; el leparvenait à faire croire à son pu bl ic qu 'el le étai t au ssibel le qu 'Hélène de Troie ou au ssi laide qu 'u ne sorcière.

A rthu r la remarqu a pou r la première fois àl 'occasion d'u ne répéti tion où on lu i avait demandé deréciter u n passage de Lord Jim, de Conrad, en prenantplu sieu rs accents. El le fu t vraiment extraordinaire. Ildevina l 'exal tation qu i habitai t A lbert Jones et finit parcomprendre pou rqu oi celu i-ci consacrait tant de temps àJu stine. Une imitatrice-née, mais beau cou p plu s qu e cela.El le conférait du caractère à chaqu e parole qu 'el leprononçait. Et i l y avait sa voix, u n don du ciel pou rn'importe qu el le actrice, profonde, rau qu e, pénétrante.A u ssi qu and i l l 'aperçu t, u ne tasse de thé à la main, u nl ivre su r les genou x, i l al la s'asseoir à côté d'el le.

— Qu e l isez-vou s?El le leva la tête, sou rit.— Prou st.— V ou s ne le trou vez pas u n peu ennu yeu x?

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— Ennu yeu x. Prou st? Seu lement si on estinsensible au x commérages. En fin de compte, Prou stn 'est pas au tre chose qu 'u ne viei l le commère, vou s savez.

Il éprou va la désagréable impression qu 'el le leju geait avec condescendance su r le plan intel lectu el ,mais i l ne lu i en vou lu t pas, voyant là u n péché dejeu nesse.

— Je vou s ai entendu e dans le passage de Conrad.Magnifiqu e.

— Merci .— N ou s pou rrions peu t-être prendre u ne tasse de

café ensemble qu and vou s au rez u n moment; ça nou sdonnera l 'occasion de parler de votre avenir.

— Si vou s vou lez, di t-el le en se replongeant dansson l ivre.

Il se fél ici ta de l 'avoir invitée à prendre le caféplu tôt qu e de l 'avoir priée à dîner; sa femme le rédu isait àla portion congru e et u n repas exigeait de cel le qu 'i lconviait, u ne somme de grati tu de qu 'i l n 'étai t pas sû r detrou ver chez Ju stine. Cependant, i l ne tarda pas à passer àl 'action après son invitation désinvol te et emmenaJu stine dans u n peti t établ issement sombre au basd'El izabeth Street où i l étai t relativement certain qu e safemme ne viendrait pas le chercher.

Par bravade, Ju stine avait appris à fu mer,écœu rée de passer pou r u ne dinde chaqu e fois qu 'on lu i

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offrait des cigarettes. Dès qu 'i l s se fu rent instal lés, el letira de son sac u n paqu et de cigarettes pas encore entamé,en ôta la cel lophane en s'assu rant qu e la partie inférieu rede l 'enveloppe protégeait encore le reste du paqu et. A rthu robserva son appl ication avec amu sement et intérêt.

— Pou rqu oi diable vou s donner tant de mal?Contentez-vou s d'arracher la cel lophane d'u n seu l cou p,Ju stine.

— Ça fai t désordre.Il saisi t le paqu et et caressa pensivement

l 'enveloppe presqu e intacte.— Maintenant, si j'étais u n disciple de l 'éminent

Sigmu nd Freu d...— Eh bien, si vou s étiez Freu d... (El le leva la tête,

vi t la serveu se plantée près de la table.) Un cappu ccino.Il lu i déplu t de l 'entendre passer el le-même sa

commande, mais i l s'abstint de tou t commentaire,impatient d'exprimer la pensée qu i lu i trottai t en tête.

— Un café viennois, je vou s prie. Maintenant,revenons-en à ce qu e je vou s disais au su jet de Freu d. Jeme demande ce qu 'i l penserait de votre geste. Il diraitpeu t-être...

El le lu i pri t le paqu et des mains, l 'ou vrit, en tirau ne cigarette qu 'el le al lu ma sans lu i laisser le temps delu i présenter du feu .

— Il dirait qu oi?

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— Il penserait qu e vou s désirez garder les tissu smembraneu x intacts. V ou s ne croyez pas?

Le rire de Ju stine s'éleva dans l 'atmosphèreenfu mée; plu sieu rs têtes d'homme se tou rnèrent aveccu riosité.

— V raiment? Est-ce là u ne façon détou rnée de medemander si je su is encore vierge, A rthu r?

Il claqu a la langu e, exaspéré.— Ju stine! Je m'aperçois qu e, entre au tres choses,

je devrais vou s enseigner l 'art su bti l du travestissementde la pensée.

— Entre qu el les au tres choses, A rthu r? Demanda-t-el le en s'accou dant à la table, yeu x péti l lants dans lapénombre.

— Eh bien, qu 'avez-vou s besoin d'apprendre?— En véri té, je su is relativement instru ite.— En tou t?— Tu dieu , vou s savez vraiment mettre l 'accent

su r certains mots, hein? Très bien, i l fau dra qu e je merappel le la façon dont vou s avez dit ça.

— Certaines choses ne peu vent être apprises qu epar l 'expérience, mu rmu ra-t-i l d'u ne voix dou ce enportant la main à ses cheveu x pou r ramener u ne bou clerebel le derrière l 'orei l le.

— V raiment? Ju squ 'ici l 'observation m'a su ffi .— A h, mais qu 'en est-i l lorsqu 'i l s'agit d'amou r?

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demanda-t-i l avec u ne inflexion chau de dans le derniermot. Comment pou vez-vou s jou er Ju l iette sans savoir cequ 'est l 'amou r?

— V ou s marqu ez u n point. Je su is d'accord avecvou s.

— A vez-vou s jamais été amou reu se?— N on.— Savez-vou s qu oi qu e ce soit su r l 'amou r?Cette fois, i l mit l 'accent su r « qu oi qu e ce soit » et

non su r « amou r ».— Rien du tou t.— A h! A lors, Freu d ne se serait pas trompé, n 'est-

ce pas?El le pri t son paqu et de cigarettes et examina le

cartonnage encore revêtu de son enveloppe. El le sou rit.— Peu t-être su r certains points.D'u n mou vement vi f, i l saisi t le reste de

l 'enveloppe de cel lophane qu 'i l ti ra et tint dans sa main,pu is, d'u n geste théâtral , i l l 'écrasa et laissa retomber labou le informe dans le cendrier où el le crissa, se tordit, segonfla.

— J'aimerais vou s faire décou vrir ce qu 'est u nefemme.

Pendant u n instant, el le ne dit mot, fascinée parles su rsau ts de la cel lophane dans le cendrier; pu is, el legratta u ne al lu mette et y mit dél ibérément le feu .

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— Pou rqu oi pas? fi t-el le à l 'adresse de la brèvelu eu r. Ou i , pou rqu oi pas?

— Sera-ce u n divin épisode nimbé de clair de lu neet de roses, u ne cou r passionnée, ou u ne aventu re fu gaceet aigu ë comme u ne flèche? déclama-t-i l , la main su r lecœu r.

El le ri t.— Trêve de romantisme, A rthu r!

Personnel lement, j'espère qu e ce sera long et aigu . Maispas de clair de lu ne ni de roses, je vou s en prie. Je ne su ispas du genre à apprécier u ne cou r passionnée.

Il la considéra avec u n peu de tristesse, secou a latête.

— Oh, Ju stine! Tou te femme apprécie u ne cou rpassionnée... même vou s, jeu ne vestale au sang de glace.Un jou r, vou s vou s en apercevrez... vou s sou pirerez.

— Peu h! fi t-el le en se levant. A l lons, venez,A rthu r. Finissons-en avec cette formal i té avant qu e j'aiechangé d'avis.

— Maintenant? Ce soir?— Pou rqu oi pas? J'ai su ffisamment d'argent su r

moi pou r payer u ne chambre d'hôtel si vou s êtes à cou rt.L'hôtel Mé tropole n 'étai t pas très éloigné; i l s

avancèrent dans les ru es assou pies, bras dessu s brasdessou s, en riant. L'heu re étai t trop avancée pou r lesdîners et pas assez pou r la sortie des théâtres; peu de

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monde su r les trottoirs, seu lement qu elqu es matelotsaméricains dont le navire effectu ait u ne visi te decou rtoisie et des grou pes de jeu nes fi l les qu i semblaients'intéresser au x vi trines sans pou r au tant qu itter lesmarins des yeu x.

Personne ne prêta attention à eu x, ce qu iconvenait parfai tement à A rthu r. Il entra dans u nepharmacie pendant qu e Ju stine attendait dehors et enressorti t, rayonnant.

— Maintenant, nou s pou vons y al ler, ma chérie.— Qu 'avez-vou s acheté? Des capotes anglaises?Il eu t u n hau t-le-corps.— Pas qu estion. Une capote anglaise me ferait

l 'effet d'être enveloppé dans u ne page du Reader's Digest...u n condensé visqu eu x. N on, je vou s ai acheté u n peu devasel ine. A u fai t, comment êtes-vou s au cou rant del 'existence des capotes anglaises?

— A près avoir passé sept ans dans u n pensionnatcathol iqu e? Qu e croyez-vou s qu e nou s y faisions? Qu enou s passions notre temps à prier? (El le sou rit.) A direvrai , nou s ne faisions pas grand-chose, mais nou sparl ions, et de tou t.

M. et Mme Smith contemplèrent leu r royau me,qu i n 'étai t pas si mal pou r u ne chambre d'hôtel de Sydneyà l 'époqu e. L'avènement des Hil ton se ferait encoreattendre. Une très vaste pièce avec u ne vu e splendide su r

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le pont de Sydney. Pas de sal le de bains, évidemment,mais u ne cu vette et u n pot à eau su r u ne table de toi letteau -dessu s de marbre, digne accompagnement duvolu mineu x mobil ier victorien.

— A lors, qu 'est-ce qu e je fais maintenant?Demanda-t-el le en tirant les rideau x. Qu el le vu emagnifiqu e, hein?

— Ou i . Qu ant à ce qu e vou s devez faire... i l fau tévidemment qu e vou s retiriez votre cu lotte.

— Rien d'au tre? s'enqu it-el le mal icieu sement.Il sou pira.— Otez tou s vos vêtements, Ju stine. Il fau t sentir

le contact de la peau pou r qu e ce soit vraiment bon.V ive, précise, el le se dépou i l la de tou s ses

vêtements sans la moindre timidité, grimpa su r le l i t,écarta les jambes.

— C'est bien comme ça, A rthu r?— Seigneu r Dieu ! s'exclama-t-i l en pl iant

soigneu sement son pantalon car sa femme ne manqu aitjamais de l 'examiner pou r s'assu rer qu 'i l n 'étai t pasfroissé.

— Qu oi? Qu 'y a-t-i l?— V ou s êtes u ne vraie rou sse, hein?— A qu oi vou s attendiez-vou s? A des plu mes

écarlates?— Les facéties ne sont pas particu l ièrement

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indiqu ées pou r créer u ne ambiance favorable, chérie.A lors, je t'en prie, arrête. (Il rentra le ventre, se tou rna,gagna le l i t et s'y étendit; après qu oi , i l s'employa à lacou vrir de peti ts baisers, soigneu sement appl iqu és su r levisage, le cou et le sein gau che.) Oh, qu e tu es adorable!mu rmu ra-t-i l en la prenant dans ses bras. Là, ça te plaî t?

— On dirait. Ou i , c'est très agréable.Tomba le si lence, rompu seu lement par des bru its

de baisers et des sou pirs épisodiqu es. Une énormecoiffeu se su rmontée d'u ne psyché se dressait au pied dul i t, le miroir encore incl iné par u n précédent cl ient àl 'esprit lasci f pou r réfléchir l 'arène amou reu se.

— Eteins la lu mière, A rthu r.— Chérie, i l n 'en est pas qu estion! Leçon nu méro

u n : tou s les gestes d'amou r su pportent la lu mière.A yant procédé au cérémonial prél iminaire en

u sant de ses doigts et endu it l 'endroit vou lu de vasel ine,A rthu r se mit en position entre les jambes de sa conqu ête.Un peu endolorie, mais très décontractée, sinon emportéepar l 'extase, tou t au moins éprou vant u n sentimentqu elqu e peu maternel , Ju stine regarda au -dessu s del 'épau le d'A rthu r en direction du pied du l i t et du miroir.

Raccou rcies, les jambes paraissaient grotesqu es,cel les d'A rthu r sombres et velu es coincées entre lessiennes, l isses et maintenant dépou rvu es de taches derou sseu r; pou rtant, la majeu re partie du m iroir

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réfléchissait les fesses d'A rthu r et, tandis qu 'i l s'agitai t,el les se relâchaient, se contractaient, s'élevaient etretombaient, avec deu x tou ffes de cheveu x blond jau nâtrequ i apparaissaient sporadiqu ement entre les globesju meau x et lu i adressaient joyeu sement des signescomme à gu ignol .

Ju stine regarda, regarda encore. El le s'enfonçaénergiqu ement le poing dans la bou che, émit desgargou i l l is, des gémissements.

— Là, là, ma chérie. Ça va. Ça y est. Je t'aidépu celée, chu chota-t-i l . Maintenant, ça ne devrait plu ste faire mal .

Sentant la poitrine l isse se sou lever sou s lu i , i ll 'étreignit plu s étroitement et mu rmu ra des motsinarticu lés.

Sou dain, el le rejeta la tête en arrière, ou vrit labou che et exhala u n long gémissement qu i se mu a en u nrire tonitru ant, i rrépressible. Plu s i l cédait à la fu reu r età la flaccidité, plu s les rires de sa partenaire se faisaientsonores; el le pointait u n doigt frénétiqu e vers le pied dul i t tandis qu e les larmes lu i inondaient les jou es. El lesentait tou t son corps en proie à des convu lsions qu in 'avaient pou rtant rien à voir avec cel les qu 'avaitenvisagées le pau vre A rthu r.

Sou s bien des rapports, Ju stine étai t infinimentplu s proche de Dane qu e leu r mère ne l 'étai t, et ce qu e tou s

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deu x éprou vaient pou r m'man appartenait à m'man. Celan'influ ait en rien su r ce qu 'i l s ressentaient l 'u n pou rl 'au tre. Leu rs l iens s'étaient forgés très tôt et i l s serenforçaient plu tôt qu 'i l s ne se relâchaient. Lorsqu em'man eu t raccroché sa sel le, i l s étaient déjà assez grandspou r s'instal ler devant la table de cu isine de Mme Smithpou r y étu dier leu rs cou rs par correspondance; l 'habitu dedu réconfort mu tu el s'étai t alors instau rée entre eu x, et àjamais.

Bien qu 'i l s fu ssent de caractères trèsdissemblables, i l s n 'en partageaient pas moins nombre degoû ts et de désirs; qu ant à ceu x qu i ne leu r étaient pascommu ns, chacu n d'eu x les tolérait chez l 'au tre avec u nrespect instincti f, en tant qu 'indispensable piment departicu lari té. Il s se connaissaient très bien, l 'u n l 'au tre.La tendance natu rel le de Ju stine la pou ssait à déplorer leslacu nes hu maines chez ses semblables et à ignorer lessiennes propres, tandis qu e la natu re de Dane l 'incitai t àcomprendre et à pardonner les lacu nes hu maines chez sessemblables et à se montrer impitoyable pou r cel les dont i létai t affl igé. El le se sentait d'u ne force invincible; i l sesavait d'u ne faiblesse dangereu se.

Et, assez cu rieu sement, tou t cela conspirait àformer u ne amitié presqu e parfaite au nom de laqu el lerien n 'étai t impossible. Pou rtant, comme Ju stine semontrait avec lu i volontiers prol ixe, Dane en savait

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beau cou p plu s su r sa sœu r et su r ce qu 'el le ressentait qu el 'inverse. En u n sens, el le lu i apparaissait comme u n peusotte su r le plan moral car, pou r el le, rien n 'étai t sacré, etDane comprenait qu e sa fonction consistai t à fou rnir àJu stine les scru pu les dont el le étai t dépou rvu e. A u ssiacceptait-i l son rôle d'au diteu r patient avec u ne tendresseet u ne compassion qu i au raient évei l lé la colère de sasœu r si el le y avait percé de tels sentiments. Mais au cu ndou te à ce su jet n 'effleu rait jamais Ju stine; el le lu i avaitrebattu les orei l les de n 'importe qu oi et absolu ment tou tdepu is qu 'i l avait l 'âge de lu i prêter attention.

— Devine ce qu e j'ai fai t h ier soir? lu i demanda-t-el le en ramenant soigneu sement le bord de son chapeaude pai l le pou r se protéger du solei l .

— Tenu ton premier rôle de vedette? proposa Dane.— Cloche! Tu penses bien qu e je te l 'au rais dit pou r

qu e tu pu isses venir m'applau dir. Essais encore dedeviner.

— Tu as fini par encaisser u n cou p de poing qu eBobbie destinait à Bi l l ie?

— Tu gèles. C'est froid comme le sein d'u ne bel le-mère.

Il hau ssa les épau les.— Je donne ma langu e au chat.Il s étaient assis dans l 'herbe ju ste au -dessou s de

la cathédrale Sainte-Marie. Dane avait téléphoné à sa

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sœu r pou r lu i dire qu 'i l devait assister à u ne cérémonieparticu l ière devant se tenir dans le sanctu aire; pou rrait-el le venir le rejoindre dans le parc? Bien sû r qu 'el le lepou vait; el le mou rait d'envie de lu i raconter le dernierépisode.

A yant presqu e achevé sa dernière année àRiverview, Dane était le major de l 'école, capitaine del 'équ ipe de cricket, de ru gby, de handbal l et de tennis. Etqu i plu s est, le premier de sa classe. A dix-sept ans, i lmesu rait plu s d'u n mètre qu atre-vingt-cinq; sa voix avaitfini par se stabi l iser dans le registre de baryton, et i lavait échappé miracu leu sement au x affl ictions tel les qu ebou tons, maladresses et pomme d'A dam tressau tante. Ilétai t si blond qu 'i l n 'avait pas réel lement besoin de seraser mais, par ai l leu rs, i l ressemblait davantage à u njeu ne homme qu 'à u n col légien. Seu l , l 'u niforme deRiverview lu i assignait son état.

Une bel le jou rnée, chau de, ensolei l lée. Dane ôtason canotier réglementaire et s'étendit su r l 'herbe,Ju stine assise à ses côtés, penchée, les bras au tou r desgenou x pou r s'assu rer qu e chaqu e centimètre de sa peaubénéficiai t de l 'ombre. Il sou leva paresseu sement u nepau pière, dévoi la u n œil bleu qu i se braqu a su r sa sœu r.

— A lors, qu 'est-ce qu e tu as fai t h ier soir, Ju s?— J'ai perdu mon pu celage... tou t au moins, je le

crois.

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Dane ou vrit grands les deu x yeu x.— Espèce de fol ingu e!— Peu h! J'estime qu 'i l étai t grand temps.

Comment pou rrais-je devenir bonne comédienne encontinu ant à ignorer tou t ce qu i se passe entre u n hommeet u ne femme?

— Tu devrais te garder pou r l 'homme qu e tuépou seras.

El le lu i dédia u ne grimace exaspérée.— Franchement, Dane, tu es parfois si v ieu x jeu

qu e j'en su is gênée. Et si je ne rencontrais pas l 'homme qu eje dois épou ser avant d'avoir qu arante ans? Qu 'est-ce qu etu vou drais qu e je fasse? Qu e je me serve de mes fessespou r m'asseoir pendant tou t ce temps-là? C'est ce qu e tuveu x faire, toi? Te garder pou r le mariage?

— Je ne crois pas qu e je me marierai .— Eh bien, moi non plu s. A lors, dans ce cas,

pou rqu oi l 'entou rer d'u n ru ban bleu et le rengainer dansmon coffre au x espoirs inexistants? Je ne veu x pas mou riridiote.

Il sou rit.— Il n 'en est plu s qu estion maintenant. (Il rou la

su r le ventre, se pri t le menton dans la main et laconsidéra attentivement, u ne expression dou ce, inqu iètesu r visage.) Ça s'est bien passé? Je veu x dire... est-ce qu eça a été atroce? Est-ce qu e tu as été écœu rée?

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A l 'évocation du sou venir, u n léger tremblementagita les lèvres de Ju stine.

— Je n 'ai pas été écœu rée en tou t cas. Ça n 'a pas étéatroce non plu s. D'u n au tre côté, j'ai bien peu r de resterfermée à l 'extase dont tou t le monde parle. J'i raisimplement ju squ 'à dire qu e c'est agréable. Et, en plu s, jen 'ai pas pris n 'importe qu i; j'ai choisi avec discernementu n homme très attirant, su ffisamment vieu x pou r avoirde l 'expérience.

Il sou pira.— Tu es vraiment fol ingu e, Ju stine. J'au rais été

beau cou p plu s heu reu x si tu m'avais dit : « Ce n 'est pas u nA donis, mais nou s nou s sommes rencontrés et je n 'ai purésister. » Je comprends qu e tu ne veu i l les pas attendreju squ 'au mariage, mais i l n 'en reste pas moins qu e c'estu n acte qu e tu devrais sou haiter en raison de la personne,et non en raison de l 'acte en soi . Ju s. Pas étonnant qu e tun'aies pas connu l 'extase!

L'expression de triomphe joyeu x déserta le visagede Ju stine.

— Oh, le diable t'emporte! Maintenant, je me sensmoche. Si je ne te connaissais pas au ssi bien, je croiraisqu e tu essaies de me rabaisser... en tou t cas, de rabaisserles moti fs qu i m'animent.

— Mais tu me connais. Jamais je ne te rabaisserai .Pou rtant, i l arrive qu e tes moti fs soient carrément

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sau grenu s, bêtes. (Il adopta u n ton monocorde, solennel .)Je su is la voix de ta conscience, Ju stine O'N ei l l !

— Et tu es au ssi u ne cloche! (Ou bl iant son sou cid'ombre, el le se rejeta dans l 'herbe à côté de lu i pou r qu 'i lne vî t pas son visage.) Ecou te, tu sais pou rqu oi , non?

— Oh, Ju ssy, commença-t-i l tristement.Mais les mots qu 'i l s'apprêtait à ajou ter se

perdirent car el le reprit la parole, très vi te, avec u n riende véhémence.

— Jamais, jamais, jamais je n 'aimerai qu i qu e cesoit! Si on aime les au tres, i l s vou s tu ent. Si on a besoindes au tres, i l s vou s tu ent. C'est vrai , je t'assu re!

Il éprou vait tou jou rs de la peine en la sentantfermée à l 'amou r, u ne peine d'au tant plu s grande qu 'i lsavait être la cau se de cette insensibi l i té. L'u ne desraisons primordiales de l 'importance qu 'el le revêtait à sesyeu x résidait dans le fai t qu 'el le l 'aimait su ffisam mentpou r ne jamais lu i tenir rigu eu r de qu oi qu e ce soit, et qu 'i ln 'eû t jamais senti u n qu elconqu e amoindrissement del 'amou r qu 'el le lu i portait dû à la jalou sie ou auressentiment. Il sou ffrait de la voir évolu er su r u n cercleextérieu r dont i l étai t le moyeu . Il avait longu ement priépou r qu e les choses changent, mais en vain. Cet échecn'avait en rien entamé sa foi , ayant seu lement misl 'accent su r le fai t qu e qu elqu e part, à u n momentqu elconqu e, i l lu i fau drait payer pou r l 'émotion

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concentrée su r lu i , gâchée su r lu i au x dépens de Ju stine.Pou rtant, el le portait beau ; el le étai t parvenu e à sepersu ader qu 'el le se trou vait très bien su r cette orbiteextérieu re, mais i l sentait le chagrin qu i la minait. Ilsavait. Il y avait tant en el le à aimer et si peu en lu i . Sansle moindre espoir de voir les choses sou s u n au tre jou r, i lestimait qu 'i l avait bénéficié de la part du l ion en matièred'amou r à cau se de sa beau té, de sa natu re plu s dou ce, deson apti tu de à commu niqu er avec sa mère et les au treshabitants de Drogheda. Et parce qu 'i l appartenait au sexemascu l in. Bien peu de chose lu i échappait et i l avaitprofi té des confidences et de la camaraderie de Ju stinecomme personne. Sa sœu r accordait à m'man u neimportance beau cou p plu s grande qu 'el le n 'étai t prête àl 'admettre.

Mais j'expierai , pensa-t-i l . J'ai eu tou t. D'u nefaçon qu elconqu e, i l fau dra qu e je paie, qu e je compense cequ i a manqu é à Ju stine.

Sou dain, ses yeu x tombèrent su r sa montre et i lsu rsau ta en voyant l 'heu re. Il se redressa vivement; au ssiconsidérable qu e fû t la dette qu 'i l savait avoir envers sasœu r, i l y avait Qu elqu 'u n à Qu i i l devait encoredavantage.

— Il fau t qu e je m'en ai l le, Ju s.— Toi et ta bigoterie! Qu and vas-tu enfin laisser

tomber tou tes ces mômeries?

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— Jamais, j'espère.— Qu and est-ce qu e je te vois?— Eh bien, pu isqu e nou s sommes vendredi ,

demain, évidemment. 11 heu res, ici .— D'accord, sois sage.Il s'étai t déjà éloigné de qu elqu es mètres, canotier

réglementaire de Riverview su r le crâne, mais i l seretou rna pou r lu i sou rire.

— N e le su is-je pas tou jou rs?El le lu i rendit son sou rire.— Si , bien sû r. Tu es plu s sage qu e natu re; c'est

moi qu i me col le tou jou rs dans des h istoires impossibles.A demain.

D'immenses portes, intérieu rement capitonnéesde rou ge, défendaient la cathédrale Sainte-Marie; Danepou ssa u n vantai l et se gl issa dans le sanctu aire. Il avaitqu itté Ju stine u n peu plu s tôt qu 'i l n 'étai t strictementnécessaire. Mais i l faisait tou jou rs en sorte d'entrer àl 'égl ise avant qu 'i l y eû t fou le, qu e l 'édi fice n 'abritâtsou pirs, tou x, bru issements, chu chotements. Seu l , i l sesentait tel lement mieu x. Un sacristain al lu mait lescierges du maître-au tel ; u n diacre, songea-t-i l sansrisqu e d'erreu r. Tête incl inée, i l fi t u ne génu flexion et sesigna en passant devant le tabernacle, pu is i l se gl issasi lencieu sement entre deu x rangées de bancs.

A genou x, i l posa le front entre ses mains jointes

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et laissa son esprit errer l ibrement. Il ne priai t pasconsciemment, mais devenait plu tôt partie intégrante del 'atmosphère qu i lu i paraissait dense et pou rtant éthérée,ineffablement sainte, propre à la méditation. C'étai tcomme s'i l se transformait en flamme emprisonnée dansl 'u ne des peti tes lampes de verre rou ge du sanctu aire,tou jou rs vaci l lante, su r le point de s'éteindre, pou rtantsou tenu e par u n apport d'essence vi tale, i rradiant u nelu eu r minu scu le mais du rable, trou ant l 'om bre.Immobile, informe, ou bl ieu x de son identi té hu maine;c'étai t là ce qu e Dane ressentait dans u n sanctu aire.N u l le part ai l leu rs i l n 'éprou vait u n tel bien-être, u netel le paix; u n havre au x antipodes de la dou leu r. Ses ci l sse baissèrent, ses pau pières se fermèrent.

De la galerie où se trou vaient les grandes orgu ess'éleva u n raclement de pieds, u n sou ffle prél iminaire,l 'expu lsion d'air des tu yau x. Les garçons appartenant à lachorale arrivaient tôt pou r répéter avant la cérémonie. Cen'était qu e la bénédiction du vendredi , mais l 'u n des amiset professeu rs de Dane à Riverview officiai t, et Dane avaittenu à y assister.

L'orgu e exhala qu elqu es accords, assou rdis par u naccompagnement perlé et, sou s les sombres arches endentel le de pierre, u ne voix ju véni le, céleste, s'éleva,flu ide, séraphiqu e et dou ce, si imprégnée d'innocentepu reté qu e les rares fidèles présents fermèrent les yeu x,

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pleu rant leu r jeu nesse perdu e.

Panis ange licusFit panis hominum,Dat panis cae licusFiguris te rminum.O re s mirabilis,Manducat Dominus,Paupe r, paupe r,S e rvus e t humilis...

Pain des anges, pain céleste, O prodige. Desprofondeu rs, j'ai crié vers Toi , O Seigneu r! Seigneu r,entends ma voix! Qu e Ton orei l le soit attentive à masu ppl iqu e. N e Te détou rne pas, O Seigneu r, ne Te détou rnepas. Car Tu es mon Sou verain, mon Maître, mon Dieu , et jesu is ton hu mble serviteu r. A Tes yeu x, u ne seu le chosecompte, la bonté. Peu T'importe qu e Tes serviteu rs soientbeau x ou laids, pou r Toi , seu l le cœu r importe; en toi , tou test gu érison, en Toi , je connais la paix.

Seigneu r, loin de Toi est la sol i tu de. Je prie pou rqu e s'achève bientôt la dou leu r de la vie. N u l ne comprendqu e, si dou é, j'éprou ve tant de peine à vivre. Mais Toi , Tu lesais, et Tu es mon seu l réconfort. Qu el qu e soit ce qu e Tuexiges de moi , O Seigneu r, je me pl ierai à Ta volonté car jeT'aime. Et si j'osais Te demander u ne faveu r, ce serait

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qu 'en Toi tou t le reste soit à jamais ou bl ié...— Tu es bien si lencieu se, m'man? dit Dane. A qu oi

penses-tu ? A Drogheda?— N on, répondit Meggie d'u ne voix atone. Je pense

qu e je viei l l is. Je me su is décou vert plu sieu rs cheveu xblancs en les brossant ce matin. Mes articu lationss'ankylosent.

— Tu ne seras jamais viei l le, m'man, assu ra-t-i ltranqu i l lement.

— Je sou haiterais qu e tu dises vrai , mon chéri .Malheu reu sement, ce n 'est pas le cas. Je commence àéprou ver le besoin des eau x de la Tête de Forage, ce qu i estu n signe certain de viei l l issement.

Ils étaient étendu s, baignés du chau d solei lh ivernal , su r des serviettes posées à même l 'herbe deDrogheda, près de la Tête du Forage. A l 'extrémité de lagrande mare bou i l lonnante qu i grondait, écu mait, lesvapeu rs de sou fre se dispersaient avant de se fondre dansle néant. C'étai t l 'u n des grands plaisirs de l 'h iver qu e dese baigner dans les eau x de la Tête du Forage. Tou s lesmau x et dou leu rs du s à l 'âge cèdent u n peu , songeaMeggie en se tou rnant su r le dos, la tête à l 'ombre du grostronc d'arbre abattu su r lequ el el le et le père Ralphs'étaient assis si longtemps au paravant. Un très longtemps, en véri té. El le étai t incapable d'évoqu er le plu sléger écho de ce qu 'el le avait dû ressentir sou s le premier

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baiser de Ralph.Pu is el le entendit Dane se lever et el le ou vrit les

yeu x. Il avait tou jou rs été son enfant chéri , son ravissantpeti t garçon. Bien qu 'el le l 'ai t vu changer et grandir avecu ne fierté de propriétaire, el le n 'en avait pas moinsassisté à cette transformation en conservant l 'image dubébé rieu r qu i venait se su perposer au x traits de l 'adu l te.El le n 'avait pas encore admis qu 'en réal i té i l n 'avait plu srien d'u n enfant.

Cependant, Meggie en pri t sou dain conscience àcette minu te même en le voyant se décou per au -dessu sd'el le su r le ciel clair dans son mail lot de bain très cou rt.

Mon Dieu , tou t est fini ! L'enfance, l 'adolescence.C'est u n homme. Orgu ei l , ressentiment, attendrissementféminin devant la vive, la terri fiante conscience dequ elqu e imminente tragédie, colère, adoration, tristesse;Meggie perçu t tou t cela dans son être en levant les yeu xvers son fi l s. Il est terrible d'avoir mis au monde u nhomme, et plu s terrible encore d'avoir mis au monde u nhomme tel qu e celu i-ci . Si extraordinairement mâle, siextraordinairement beau .

Ralph de Bricassart, plu s u n peu d'el le-même.Comment n 'eû t-el le pas été tou chée en voyant dans sonextrême jeu nesse le corps de l 'homme qu i s'étai t joint àel le dans l 'amou r? El le ferma les yeu x, gênée, sereprochant d'avoir pensé à son fi l s en tant qu 'homme.

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Qu and i l la regardait, voyait-i l u ne femme en el lemaintenant, ou restait-el le cette mervei l leu se énigme,m'man? Qu e le diable l 'emporte, qu e le diable l 'emporte!Comment avait-i l osé grandir?

— A s-tu qu elqu es idées su r les femmes, Dane?demanda-t-el le à brû le-pou rpoint en ou vrant les yeu x.

Il sou rit.— Les oiseau x et les abei l les, tu veu x dire?— Ça, tu ne peu x pas l 'ignorer, pas avec u ne sœu r

comme Ju stine! Dès qu 'el le décou vrait ce qu i se cachaitdans les manu els de physiologie, el le le claironnait àtou s. N on. Je te demande simplement si tu as jamais misen pratiqu e les exposés cl iniqu es de Ju stine.

Il secou a négativement la tête et se laissa gl issersu r l 'herbe à côté de sa mère. Il la regarda droit dans lesyeu x.

— C'est drôle qu e tu me poses cette qu estion,m'man. Il y a déjà pas mal de temps qu e je vou lais aborderce su jet avec toi , mais je ne savais pas comment m'yprendre.

— Tu n 'as qu e dix-hu it ans, mon chéri . Il estencore u n peu tôt pou r mettre la théorie en pratiqu e.

Seu lement dix-hu it ans. Seu lement. Et u nhomme.

— C'est de ça qu e je vou lais te parler. N e pas mettrela théorie en pratiqu e. Pas du tou t.

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Comme le vent étai t froid qu and i l sou fflai t de lal igne de partage des eau x! Bizarre qu 'el le ne l 'ai t pasremarqu é ju squ e-là. Où était son peignoir?

— N e pas mettre la théorie en pratiqu e. Pas dutou t, répéta-t-el le d'u n ton monocorde sans apporter lamoindre interrogation à ses paroles.

— Ou i , c'est ça. Je ne veu x pas. Jamais. N on qu e jen 'y aie pas songé ni sou haité avoir u ne femme et desenfants. J'y ai pensé. Mais je ne peu x pas. Parce qu 'i l n 'y apas assez de place pou r les aimer en même temps qu eDieu , pas de la façon dont je veu x aimer Dieu . V oi làlongtemps qu e je le sais. Je crois l 'avoir tou jou rs su , et,plu s je vais, plu s mon amou r pou r Dieu grandit. C'est u ngrand mystère qu e d'aimer Dieu .

Meggie demeu rait étendu e, le regard fixé su r cesyeu x bleu s, calmes, lointains. Les yeu x de Ralph, telsqu 'i l s étaient. Mais bri l lant d'u n feu inconnu de Ralph.A vait-i l au ssi été embrasé à dix-hu it ans? L'avait-i l été?S'agissait-i l d'u ne exal tation qu 'on ne pou vait ressentirqu 'à dix-hu it ans? Qu and el le étai t entrée dans la vie deRalph, i l avait dépassé ce stade de dix ans. Pou rtant, sonfi l s étai t u n mystiqu e, el le l 'avait tou jou rs su . Et el le necroyait pas qu 'à u ne phase qu elconqu e de sa vie, Ralph eû tété encl in au mysticisme. El le avala sa sal ive, ramena lepeignoir plu s étroitement su r el le.

— A lors, je me su is demandé ce qu e je pou vais

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faire pou r lu i prou ver combien je L'aimais, continu aDane. Je me su is longtemps débattu avec cette qu estion; jeme refu sais à envisager la réponse. Parce qu e je vou laisu ne vie d'homme, j'y tenais. Mais je savais ce qu e Dieuattendait de moi . Je savais... Il n 'y a qu 'u ne chose qu e jepu isse Lu i offrir pou r Lu i prou ver qu e rien d'au tre qu e Lu in 'existera jamais dans mon cœu r. Je dois lu i apporter enoffrande son seu l rival ; c'est le sacri fice qu 'i l exige de moi .Je su is Son serviteu r et Il n 'au ra au cu n rival . Il me fal lai tchoisir. Il me laissera profi ter de tou tes les joies, sau f decel le-là. (Il sou pira, arracha u n brin de l 'herbe deDrogheda.) Je dois Lu i prou ver qu e je comprends pou rqu oii l m'a tant donné à ma naissance. Je dois Lu i prou ver qu ej'ai conscience du peu d'importance qu e représente ma vied'homme.

— N on! Tu ne peu x pas! Je ne te laisserai jamaisfaire u ne chose parei l le! s'écria Meggie, la main tendu evers le bras de son fi l s, l 'agrippant.

Comme sa peau était dou ce! Le signe d'u ne grandeforce sou s l ’épiderme, comme Ralph, exactement commeRalph! Et pas u ne fi l le ravissante qu i pu isse poser samain su r cette peau , la poser comme u n droit!

— Je veu x être prêtre, reprit Dane. Je vais entrer àSon service totalement, lu i offrir tou t ce qu e j'ai et tou t cequ e je su is, être Son prêtre. Pau vreté, chasteté, obéissance.Il n 'en exige pas moins de tou s les serviteu rs qu 'i l a

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choisis. Ce ne sera pas faci le, mais je su is résolu .L'expression des yeu x de sa mère! Comme s'i l

l 'avait tu ée, écrasée contre la terre, sou s son talon. Il nes'étai t pas dou té qu 'i l lu i fau drait au ssi sacri fier sa m ère,imaginant seu lement combien el le serait fière de lu i , lebonheu r qu 'el le éprou verait à accorder son fi l s à Dieu . Onlu i avait di t qu 'el le serait ému e, exal tée, totalementd'accord. A u l ieu de qu oi , el le le considérait comme si laperspective de la prêtrise étai t pou r el le u ne sentence demort.

— Je n 'ai jamais rien sou haité d'au tre, di t-i l ,désespéré en rencontrant le regard éteint. Oh, m'man, necomprends-tu pas? Je n 'ai jamais, jamais vou lu être au trechose qu e prêtre! Je ne peu x être au tre chose qu e prêtre!

El le laissa retomber sa main, abandonnant lebras de son fi l s; i l baissa les yeu x et vi t les marqu esblanches laissées par les doigts, les peti ts arcs su r sapeau , là où les ongles s'étaient profondément incru stés.El le leva la tête et éclata d'u n rire fou , de grands éclats derire hystériqu es, amers, sarcastiqu es.

— Oh, c'est trop beau pou r être vrai ! haleta-t-el lelorsqu 'el le fu t enfin en mesu re de parler, essu yant d'u nemain tremblante les larmes qu i perlaient à ses yeu x.Qu el le incroyable ironie! Cendres de roses, disait-i l cesoir-là en chevau chant vers la Tête du Forage. Et je n 'aipas compris ce qu 'i l entendait par ces mots. Tu n 'es qu e

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cendres et cendres tu redeviendras. A l 'Egl ise tuappartiens, à l 'Egl ise tu seras donné. Oh, c'est beau , beau !Mau dit soit Dieu ! Dieu , l 'infâme! Le pire ennemi desfemmes, voi là ce qu 'est Dieu ! Tou t ce qu e nou s nou sefforçons de faire, Il fai t en sorte de le défaire!

— Oh, non! N on! N on, m'man, je t'en prie!Il pleu ra su r el le, su r sa peine qu 'i l ne comprenait

pas, pas plu s qu 'i l ne comprenait les mots qu 'el leproférait. Ses larmes cou laient, son cœu r se serrait; déjàle sacri fice commençait et d'u ne manière qu 'i l n 'au raitjamais imaginée. Mais, bien qu 'i l pleu rât su r el le, i l nepou vait renoncer au sacri fice, même pou r el le. L'offrandedevait être accompl ie, et plu s el le serait du re à accompl ir,plu s el le au rait de valeu r à Ses yeu x.

El le l 'avait fai t pleu rer et jamais ju squ e-là i ln 'avait versé de larmes par sa fau te. Sa propre hargne, sadou leu r devaient être résolu ment écartées. C'étai t inju stede faire retomber su r lu i le châtiment qu 'el le encou rait. Ilétai t ce qu e ses gènes l 'avaient fai t. Ou son Dieu . Ou leDieu de Ralph. Il étai t la lu mière de sa vie, son fi l s. Il nedevait pas avoir à sou ffrir à cau se d'el le, jamais.

— Dane, ne pleu re pas, mu rmu ra-t-el le encaressant les marqu es laissées par sa colère su r le brasdu veteu x. Je su is désolée. Je disais n 'importe qu oi . Tum'as cau sé u n choc, c'est tou t. Evidemment, je su isheu reu se pou r toi , je le su is vraiment! Comment ne le

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serais-je pas? J'ai été su rprise, je ne m'y attendais pas,c'est tou t. (El le émit u n rire incertain.) Tu m'as assené lanou vel le sans grand ménagement, tu sais.

Les yeu x de Dane s'éclaircirent; i l considéra samère avec u n rien de dou te. Pou rqu oi s'étai t-i l imaginél 'avoir tu ée? C'étai t bien là les yeu x de m'man tels qu 'i l lesavait tou jou rs connu s, débordants d'amou r, bien vivants.Il la pri t dans ses bras jeu nes, vigou reu x, la serra contrelu i .

— Tu es sû re qu e ça ne te fai t pas de peine?— De la peine? Une bonne mère cathol iqu e au rait-

el le de la peine en apprenant qu e son fi l s veu t devenirprêtre? Impossible! (D'u n bond, el le se redressa.) Brrr! Letemps s'est refroidi . Rentrons.

N égl igeant les chevau x, i l s étaient venu s en LandRover; Dane s'instal la au volant tandis qu e sa mèreprenait place à côté de lu i .

— Où comptes-tu al ler? demanda Meggie enravalant u n sanglot.

— Probablement au séminaire Saint-Patrick. Entou t cas, ju squ 'à ce qu e j'aie arrêté ma décision. Peu t-êtreentrerai-je dans u n ordre. J'aimerais assez être jésu ite,mais je n 'en su is pas encore su ffisamment certain pou rme diriger dès maintenant vers la Compagnie de Jésu s.

Meggie gardait les yeu x rivés su r l 'herbe bru nequ i s'élevait, retombait devant le pare-brise constel lé

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d'insectes.— J'ai u ne bien mei l leu re idée, Dane.— A h, ou i?Il étai t obl igé de se concentrer su r la condu ite du

véhicu le; par moments, la piste disparaissait et destroncs d'arbres récemment tombés la barraient à certainsendroits.

— Je t'enverrai à Rome, au cardinal de Bricassart.Tu te sou viens de lu i , n 'est-ce pas?

— Si je me sou viens de lu i? Qu el le qu estion,m'man! Jamais je ne l 'ou bl ierai , même si je devais vivremil le ans. Pou r moi , i l incarne le prêtre parfait. Si jeparvenais à me conformer à son image, je serais comblé.

— La perfection est tou jou rs relative, commentaMeggie non sans u ne pointe d'aigreu r. Mais je te confieraià lu i parce qu e je sais qu 'i l s'occu pera de toi , ne serait-cequ e pou r m'être agréable. Tu pou rras entrer dans u nséminaire de Rome.

— C'est vrai , m'man? C'est vrai? (Sou dain,l 'angoisse remplaça la joie qu i i l lu minait ses yeu x.)A u rons-nou s assez d'argent? Ce serait beau cou p moinscoû teu x si je restais en A u stral ie.

— Grâce à ce même cardinal de Bricassart, monchéri , tu ne manqu eras jamais d'argent.

Devant la porte des cu isines, el le le pou ssa àl 'intérieu r.

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— V a annoncer la nou vel le au x servantes et àMme Smith , dit-el le. El les seront fol les de joie.

El le se força à poser u n pied devant l 'au tre,marcha pesamment ju squ 'à la grande maison, ju squ 'ausalon où Fee étai t assise, exceptionnel lement non à sonbu reau , mais en train de cau ser avec A nne Mu el lerdevant le plateau du thé de l 'après-midi . Qu and Meggieentra, les deu x femmes levèrent la tête, comprirent à sonexpression qu e qu elqu e chose de grave s'étai t produ it.

Pendant dix-hu it ans, les Mu el ler étaient venu srégu l ièrement séjou rner à Drogheda et i l s pensaient qu 'i len serait tou jou rs ainsi . Mais Lu ddie Mu el ler étai t mortsu bitement dans le cou rant de l 'au tomne précédent, etMeggie avait immédiatement écri t à A nne pou r lu iproposer de venir vivre à Drogheda. La place ne manqu aitpas et on pou vait même lu i offrir u n Cottage d'amis si el lepréférait s'isoler; el le paierait sa pension si sa fierté lu iinterdisait u ne hospital i té totale bien qu e, grâce au ciel ,on disposât de su ffisamment d'argent pou r entretenirmil le invités en permanence. Meggie vi t dans lescirconstances u ne possibi l i té de compenser qu elqu e peules bienfaits dispensés par les Mu el ler pendant sesannées de sol i tu de dans le Qu eensland du N ord, et A nne ytrou va u ne planche de salu t. Sans Lu ddie, Himmelhochlu i pesait. Pou rtant, el le avait engagé u n directeu r deplantation, se refu sant à vendre la propriété; à sa mort,

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cel le-ci i rai t à Ju stine.— Qu e se passe-t-i l , Meggie? s'enqu it A nne.Meggie se laissa tomber su r u n siège.— J'ai l 'impression d'avoir été fou droyée par u n

éclair ju sticier.— Qu oi?— V ou s aviez raison tou tes les deu x. V ou s aviez

prévu qu e je le perdrais. Je ne vou s croyais pas. Je croyaisvraiment être plu s forte qu e Dieu , mais jamais u nefemme n'a pu se mesu rer à Dieu . C'est u n homme.

Fee versa u ne tasse de thé à sa fi l le.— Tiens, bois ça, di t-el le comme si le thé avait u n

pou voir reconsti tu ant à l 'égal du cognac. Comment l 'as-tuperdu ?

— Il veu t devenir prêtre.Un rire nerveu x se mêla à ses pleu rs.A nne ramassa ses cannes, clopina ju squ 'au

fau teu i l de Meggie, s'assi t maladroitement su r l 'accotoiret caressa les ravissants cheveu x d'or rou x.

— Oh! ma chérie! Mais ce n 'est pas si terrible qu eça!

— V ou s êtes au cou rant au su jet de Dane?demanda Fee en se tou rnant vers A nne.

— Je l 'ai tou jou rs été, répondit A nne.Meggie se calma.— Ce n 'est pas si terrible? C'est le commencement

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de la fin . La ju stice immanente. J'ai volé Ralph à Dieu et jepaie ma fau te avec mon fi l s. Tu m'as dit qu e c'étai t du vol ,maman, t'en sou viens-tu ? Je ne vou lais pas te croire,mais tu avais raison, comme tou jou rs.

— V a-t-i l entrer à Saint-Patrick? s'enqu it Fee,tou jou rs pratiqu e.

Le rire de Meggie éclata, presqu e normal .— Ce serait trop simple, m'man. Je vais l 'envoyer à

Ralph, évidemment. Une moitié de lu i est Ralph; alorsqu e celu i-ci profi te enfin de lu i . (El le hau ssa les épau les.)Dane est plu s important qu e Ralph, et je savais qu 'i lvou drait al ler à Rome.

— A vez-vou s avou é à Ralph qu 'i l est le père deDane? s'enqu it A nne qu i n 'avait jamais abordé laqu estion.

— N on, et je ne le lu i dirai jamais, jamais!— Ils se ressemblent tant qu 'i l au rait pu s'en

dou ter.— Qu i , Ralph? Il ne se dou te jamais de rien! Et je

garderai mon secret. Je lu i envoie mon fi l s, sans plu s. Pasle sien.

— A ttention à la jalou sie des dieu x, Meggie,mu rmu ra dou cement A nne. Il s n 'en ont peu t-être pasencore fini avec vou s.

— Qu e pou rraient-i l s m'infl iger de plu s? rétorqu aMeggie dans u n gémissement.

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Lorsqu e Ju stine apprit la nou vel le, el le donnal ibre cou rs à sa fu reu r bien qu e, depu is trois ou qu atreans, el le se dou tât u n peu qu e les choses tou rneraient de lasorte. Pou r Meggie, la décision de Dane intervint commeu n éclair fou droyant, mais pou r Ju stine ce fu t u ne dou cheglacée à laqu el le el le s'attendait obscu rément.

D'u ne part, ayant été à l 'école à Sydney avec lu i ,Ju stine étai t sa confidente et el le l 'avait entendu évoqu erdes su jets qu 'i l ne mentionnait jamais devant sa mère.Ju stine étai t au cou rant de l 'importance vi tale qu e Daneaccordait à la rel igion, pas seu lement à Dieu , mais à lasignification mystiqu e des ri tes cathol iqu es. S'i l étai t nédans u ne famil le protestante, i l au rait fini par se tou rnervers le cathol icisme pou r satisfaire u n besoin de son âme.Pas pou r Dane, u n Dieu au stère, calviniste. Il lu i fal lai tu n Dieu enchâssé dans les vi trau x, baigné d'encens,drapé de dentel les et de broderies d'or, chanté par u nemu siqu e élaborée, et adoré à travers les bel les cadenceslatines.

Et pu is, n 'étai t-ce pas par u ne sorte d'ironieperverse qu 'u n être doté d'u ne au ssi mervei l leu se beau téconsidérât cel le-ci comme u ne infirmité et déplorât sonexistence? Car tel étai t le cas de Dane. Il se refermait su rlu i-même à la moindre al lu sion concernant sa personnephysiqu e; Ju stine estimait qu 'i l au rait infinimentpréféré naître laid, dénu é de tou te sédu ction. El le

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comprenait en partie pou rqu oi i l éprou vait ce sentimentet, peu t-être parce qu e la propre carrière de Ju stinereposait su r u ne profession essentiel lement narcissiqu e,el le avait plu tôt tendance à approu ver l 'atti tu de de sonfrère à l 'égard de son apparence physiqu e. Par contre, el lene comprenait absolu ment pas la raison qu i le pou ssait àdétester sa beau té au l ieu de se contenter de l 'ignorer.

La sensu al i té n 'étai t pas chez lu i u n point fort;Ju stine l 'avait compris mais sans en percer exactementles raisons. Etait-ce parce qu 'i l avait appris à su bl imerses passions de façon presqu e parfaite, ou parce qu e, endépit de ses attraits physiqu es, qu elqu e pu lsion cérébraleessentiel le lu i faisait défau t? La première su ppositionétait vraisemblablement la bonne pu isqu 'i l se l ivraitchaqu e jou r à u n sport violent afin d'être certain d'al ler secou cher complètement épu isé. El le savait parfai tementqu e ses incl inations étaient « normales », c'est-à-direhétérosexu el les, et el le connaissait le type de fi l les qu il 'attirai t — grandes, bru nes et volu ptu eu ses. Pou rtant, i ln 'étai t pas sensu el lement évei l lé; i l ne percevait pas lecharme tacti le des objets su r lesqu els i l posait la main, niles odeu rs de l 'atmosphère qu i l 'entou rait, pas plu s qu 'i ln 'étai t sensible au x formes et au x cou leu rs. Pou rconnaître u ne attirance sexu el le, i l fal lai t qu e l 'impact del 'objet fû t provocant, i rrésistible, et ce n 'étai t qu e lors deces rares occasions qu 'i l semblait prendre conscience du

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fai t qu 'i l existai t u n plan terrestre, fou lé par la plu partdes hommes au ssi longtemps qu 'i l s le pou vaient, celu i duchoix.

Il v int lu i faire part de ses intentions dans lescou l isses du Cu l loden après u ne représentation. Tou tesles dispositions avaient été prises avec Rome ce jou r-là; i lmou rait d'envie de le lu i annoncer tou t en sachant qu 'el leferait grise mine. Il ne lu i avait jamais parlé de savocation rel igieu se avant qu 'i l l 'eû t sou haité car le su jetdéclenchait invariablement la hargne de sa sœu r. Maisqu and i l passa dans les cou l isses ce soir-là, i l lu i étai ttrop di ffici le de contenir sa joie plu s longtemps.

— Tu es u ne cloche, di t-el le avec dégoû t.— Ma résolu tion est prise.— Idiot.— Traite-moi de tou s les noms si ça te chante, ça

ne changera rien. Ju s.— Tu crois qu e je ne le sais pas? C'est la mei l leu re

façon de me l ibérer de ce qu e j'ai su r le cœu r.— Les occasions ne devraient pas te manqu er su r

scène qu and tu jou es Electre. Tu es vraimentsensationnel le. Ju s.

— A près cette nou vel le, je serai encore mei l leu re,fi t-el le d'u n ton grinçant. Tu vas entrer à Saint-Patrick?

— N on, je pars pou r Rome. Le cardinal deBricassart m'y attend. M'man a tou t arrangé.

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— Oh, non, Dane! C'est si loin!— A lors, pou rqu oi ne viens-tu pas au ssi , tou t au

moins ju squ 'en A ngleterre? A vec l 'expérience qu e tu asdéjà acqu ise et ton talent, tu devrais pou voir te faireengager sans grande di fficu l té.

A ssise devant son miroir, encore vêtu e de la robed'Electre, el le se démaqu il lai t; cerclés de lou rdesarabesqu es noires, ses yeu x étranges semblaient encoreplu s étranges. El le opina avec lenteu r.

— Mais ou i , c'est vrai , je pou rrais... marmotta-t-el le, pensive. Il est grand temps qu e je me décide...L'A u stral ie devient u n peu trop peti te pou r moi ...D'accord, mon vieu x! A l lons-y pou r l 'A ngleterre!

— Du tonnerre! Tu imagines ce qu e ça va être! J'aidroit à des vacances, tu sais. On en accorde tou jou rs dansles séminaires, exactement comme dans les u niversi tés.N ou s pou rrons prévoir de les passer ensemble, voyager u npeu en Eu rope, rentrer qu elqu e temps à Drogheda. Oh, Ju s,j'ai pensé à tou t! Du moment qu e je te sau rai tou te proche,ce sera vraiment parfait!

El le rayonna.— Ou i , hein? La vie ne serait plu s la même si je ne

t'avais plu s pou r confident.— Je craignais qu e tu me dises ça, répondit-i l avec

u n sou rire. Mais sérieu sement, Ju s, tu m'inqu iètes. Jepréfère te savoir pas trop loin pou r qu e je pu isse te voir de

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temps en temps. Sinon, qu i serait la voix de ta conscience?Il se laissa gl isser entre u n énorme casqu e grec et

u n terri fiant masqu e de pythonisse pou r s'asseoir à mêmele sol et mieu x voir sa sœu r; i l se fi t tou t peti t afin de nepas gêner les al lées et venu es. Il n 'existai t qu e deu x logesde vedette au Cu l loden et Ju stine n 'y avait pas encoredroit. El le se trou vait dans le vestiaire général au mil ieud'u n incessant va-et-vient.

— Sacré vieu x cardinal de Bricassart! éru cta-t-el le. Je l 'ai détesté dès l 'instant où j'ai posé les yeu x su rlu i .

— Ce n 'est pas vrai , protesta Dane en glou ssant.— Si , je l 'ai détesté dès la première minu te!— Qu e non! Une fois, pendant les vacances de

N oël , la tante A nne m'a mis au cou rant de pas mal dechoses, et je parie qu e tu ne le sais même pas.

— Qu 'est-ce qu e je ne sais pas? demanda-t-el led'u n ton circonspect.

— Qu e qu and tu étais bébé, i l t'a donné le biberon,t'a fai t faire ton rot et t'a bercée ju squ 'à ce qu e tut'endormes. La tante A nne a expl iqu é qu e tu étais u neenfant odieu se, u n vrai chameau , et qu e tu détestais êtreprise dans les bras... Mais qu and i l t'a tenu e et bercée, tuétais au x anges.

— Tu parles!— Si , c'est vrai ! assu ra-t-i l avec u n sou rire.

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D'ai l leu rs, pou rqu oi est-ce qu e tu le détestes tant?— C'est comme ça. Il me fai t l 'effet d'u n vieu x

vau tou r décharné, et i l me fi le l 'envie de vomir.— Moi, i l me plaî t. Il m 'a tou jou rs plu . Le prêtre

parfait... voi là ce qu e dit de lu i le père Watty . Et qu i plu sest, je crois qu 'i l a raison.

— Eh bien, qu 'i l ai l le se faire fou tre! V oi là ce qu e jedis, moi!

— Ju stine!— Cette fois, je t'ai choqu é, hein? Je parie qu e tu ne

te dou tais même pas qu e je connaissais cette expression.Il batti t des pau pières.— Sais-tu seu lement ce qu 'el le signifie? Dis-le-

moi , Ju ssy. A l lons, qu 'est-ce qu e tu attends?El le ne parvenait jamais à lu i résister qu and i l la

taqu inait. Des lu eu rs voletèrent dans ses yeu x pâles.— Tu deviendras peu t-être u n Père la Col iqu e,

espèce de cloche, mais si tu ne connais pas encore le sensde cette expression, abstiens-toi de faire des recherches.

— N e t'inqu iète pas, je n 'en ferai pas, di t-i l avecsérieu x.

Deu x très jol ies jambes fémininess'immobil isèrent près de Dane, pivotèrent. Il leva lesyeu x, rou git, détou rna le regard, et di t d'u ne voix neu tre :

— Oh, salu t, Martha.— Salu t à toi .

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C'était u ne très bel le fi l le, pas spécialement dou éeen tant qu e comédienne, mais tel lement décorative qu 'el lejou ait dans de nombreu ses pièces; i l se trou vait au ssiqu 'el le correspondait exactement au type de femmessu sceptibles d'attirer Dane, et Ju stine avait sou vententendu les commentaires élogieu x de son frère à l 'égardde Martha. Grande, sexy selon la terminologie desmagazines de cinéma, très sombre de cheveu x et d'yeu x,claire de peau , poitrine magnifiqu e.

El le se ju cha su r l 'angle de la coi ffeu se de Ju stineet balança u ne jambe provocante sou s le nez de Dane tou ten l 'observant avec u ne franche admiration, ce qu i ledéconcertait manifestement. Bon Dieu , qu 'i l est beau !Comment u ne fi l le au ssi tarte et cheval ine qu e Ju s peu t-el le avoir u n frère au ssi sédu isant? Il n 'a peu t-être qu edix-hu it ans, et ça serait u n détou rnement de mineu r,mais qu 'est-ce qu e ça peu t fou tre?

— Qu 'est-ce qu e vou s diriez de passer chez moipou r prendre u ne tasse de café et bavarder u n peu ?demanda-t-el le en se pendant vers Dane. A vec votre sœu r,ajou ta-t-el le à contrecœu r.

Ju stine secou a énergiqu ement la tête; u ne penséesou daine lu i commu niqu a u ne lu eu r dans l 'œi l .

— N on, merci , je ne peu x pas. Il fau dra tecontenter de Dane.

Il secou a la tête tou t au ssi énergiqu ement qu e sa

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sœu r, mais non sans u n certain regret, comme s'i l étai ttenté.

— Merci qu and même, Martha, mais je ne peu xpas. (Il consu l ta sa montre pou r sau ver les apparences.)Seigneu r, i l ne me reste qu 'u ne minu te au parcmètre. Tuen as encore pou r longtemps, Ju s?

— Environ dix minu tes.— Je t'attendrai dehors. D'accord?— Pou le mou il lée, se moqu a-t-el le.Les yeu x sombres de Martha le su ivirent.— Il est absolu ment sensationnel . Pou rqu oi est-ce

qu 'i l ne me regarde même pas?Ju stine esqu issa u ne grimace aigre-dou ce tou t en

finissant de se démaqu il ler. Les taches de rou sseu rréapparaissaient. Londres serait peu t-être salu taire; pasde solei l .

— Oh, ne t'inqu iète pas, i l te relu qu e. D'ai l leu rs çalu i plairait. Mais est-ce qu 'i l se laissera al ler? Pas Dane.

— Pou rqu oi? Qu 'est-ce qu 'i l a? N e me dis su rtou tpas qu 'i l est pédé! Merde, pou rqu oi fau t-i l qu e tou s les garssplendides qu e je rencontre soient des tantes? Pou rtant, jene l 'au rais jamais cru pou r Dane; i l ne me fai t pas du tou tcet effet-là.

— Su rvei l le ton langage, espèce de conne! Il n 'avraiment rien d'u ne tante. Si u n jou r i l relu qu aitseu lement notre jeu ne premier à la voix de crécel le, ce

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cher Sweet Wil l iam, je lu i trancherais la gorge, et à SweetWil l iam au ssi , pou r faire bon poids.

— Eh bien, si ce n 'est pas u ne chochotte et qu e çalu i plaise, pou rqu oi est-ce qu 'i l ne sau te pas su rl 'occasion? Il fau t qu e je lu i fasse u n dessin ou qu oi? Il metrou ve peu t-être u n peu trop viei l le pou r lu i?

— Mon chou , à cent ans, tu ne seras pas encore tropviei l le pou r la plu part des hommes. N e te bi le pas pou r ça.N on, Dane a rayé les femmes de sa vie, le con. Il veu t êtreprêtre.

La bou che pu lpeu se de Martha s'ou vrit; el le rejetaen arrière sa crinière noire.

— Tu me fais marcher!— N on, c'est vrai , tou t ce qu 'i l y a de vrai .— Tu veu x dire qu e tou t ça va être gâché?— Je le crains. Il l 'offre à Dieu .— A lors, Dieu est u n pédé de la plu s bel le eau , pire

qu e Sweet Wil l ie!— Tu as peu t-être raison, dit Ju stine. Fau t croire

qu 'i l n 'apprécie gu ère les femmes, d'ai l leu rs. Deu xièmegalerie, voi là notre lot. Là-hau t, au pou lai l ler. Fau teu i lsd'orchestre et mezzanine rigou reu sement réservés au xmâles.

— Oh!Ju stine se torti l la pou r s'extraire du costu me

d'Electre, passa u ne mince robe de coton, se sou vint qu 'i l

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faisait froid dehors, enfi la u n cardigan et tapotagentiment la tête de Martha.

— T'en fais pas, mon chou . Dieu a été bon pou r toi .Il ne t'a pas donné de cervel le. Crois-moi , c'est infinimentmieu x comme ça. Tu ne feras jamais concu rrence au xseigneu rs de la création.

— Pas sû r. Je ferai volontiers concu rrence à Dieupou r m'envoyer ton frère.

— Laisse tomber. Tu te bats contre l 'ordre établ i ettu pars perdante. Tu sédu iras plu s faci lement SweetWil l iam, crois-moi su r parole.

Une voitu re du V atican vint chercher Dane àl 'aéroport, l 'emporta à travers les ru es ensolei l lées,grou i l lantes de gens avenants et sou riants; le nez col lé àla glace, i l se délectait, su rexcité en décou vrant lesmonu ments qu 'i l ne connaissait qu e par des photos —colonnes romaines, palais rococo, Saint-Pierre, gloire dela Renaissance.

Et là, l 'attendant, cette fois vêtu de pou rpre de pieden cap, main tendu e, anneau scinti l lant; Dane tomba àgenou x, baisa le ru bis.

— Relève-toi , Dane. Laisse-moi te regarder.Il se redressa, sou rit à l 'homme grand, presqu e

exactement de sa tai l le. Tou s deu x pou vaient se regarderdans les yeu x. Pou r Dane, le cardinal de Bricassart se

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nimbait d'u ne immense au ra de pou voir spiri tu el qu i lelu i désignait comme u n pape plu tôt qu e comme u n saint;pou rtant, ses yeu x empl is d'u ne tristesse profonden'étaient pas ceu x d'u n pape. Comme i l avait dû sou ffrirpou r avoir u ne tel le expression, mais i l avait dûnoblement s'élever au -dessu s de sa sou ffrance pou rdevenir ce prêtre parfai t entre tou s.

Et le cardinal de Bricassart considéra le fi l s qu 'i lne savait pas être le sien, l 'aimant, pensait-i l , parce qu 'i létai t l 'enfant de sa chère Meggie. S'i l avait eu u n fi l s, i lau rait sou haité qu 'i l fû t à l 'image de ce jeu ne homme,au ssi grand, d'u ne beau té au ssi saisissante, au ssigracieu x. Mais infiniment plu s satisfaisantes qu en'importe qu el attrait physiqu e se devinaient la beau té, lasimpl ici té de son âme. Il avait la force des anges etqu elqu e chose de leu r su bl imité. Lu i-même avait-i l étéainsi à dix-hu it ans? Il tenta de se sou venir, revit lesinnombrables événements d'u ne existence déjà bienavancée; non, i l n 'avait jamais été ainsi . Etait-ce parcequ e cet être venait réel lement à l 'Egl ise à la su ite de sonpropre choix? Pou r lu i , ça n 'avait pas été le cas, bien qu 'i lai t eu la vocation; de cela, i l étai t sû r.

— A ssieds-toi , Dane. A s-tu fai t ce qu e je t'aidemandé, commencé à apprendre l 'i tal ien?

— J'en su is arrivé au stade où je le parlecou ramment, mais sans encore maîtriser les expressions

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idiomatiqu es, et je le l is très bien. Le fai t qu 'i l s'agisse dema qu atrième langu e m'a probablement faci l i té leschoses. Je parais être dou é dans ce sens. Qu elqu essemaines de séjou r en Ital ie devraient me permettre de mefamil iariser avec la langu e popu laire.

— Ou i , je n 'en dou te pas. Moi au ssi j'ai le don deslangu es.

— Les langu es sont très u ti les, balbu tiagau chement Dane.

L'intimidante si lhou ette pou rprel 'impressionnait; sou dain, i l éprou vait des di fficu l tés àretrou ver en el le l 'homme en costu me de cheval montantle hongre alezan à Drogheda.

Le cardinal de Bricassart se pencha en avant,l 'observa.

Je te de mande de le pre ndre sous ta re sponsabilité ,Ralph, disait la le ttre de Me ggie . Je te confie son bie n-ê tre ,son bonhe ur. Ce que j'ai volé , je le re nds. On l'e xige de moi.Prome ts-moi se ule me nt de ux chose s e t j'aurai la ce rtitudeque tu as agi au mie ux de se s inté rê ts. Pre miè re me nt,prome ts-moi de t'assure r de la ré alité de sa vocation avantde le laisse r s'e ngage r dé finitive me nt. De uxiè me me nt, sie lle , e st bie n ré e lle , tu ve ille ras à ce qu'e lle ne vacille pas.S i e lle de vait faiblir, je ve ux qu'il me re vie nne . Car c'e st àmoi qu'il appartie nt e n pre mie r. C'e st moi qui le re me ts

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e ntre te s mains.

— Dane, es-tu vraiment sû r de ta vocation?— A bsolu ment.— Pou rqu oi?Les yeu x de Dane étaient cu rieu sement distants,

gênants par leu r expression famil ière, laqu el le, pou rtant,appartenait au passé.

— A cau se de l 'amou r qu e je porte à N otre-Seigneu r; je veu x Le servir, être Son prêtre ma vie du rant.

— Comprends-tu ce qu e Son service impl iqu e,Dane?

— Ou i .— Qu 'au cu n au tre amou r ne doit jamais

s'immiscer entre Lu i et toi? Qu e tu es sien exclu sivement,qu e tu renonces à tou t?

— Ou i .— Qu e Sa volonté doit être fai te en tou te chose,

qu 'en entrant à Son service tu abandonnes tapersonnal i té, ton individu al i té, l 'idée selon laqu el le tonêtre propre est important?

— Ou i .— Qu e si c'est indispensable tu dois faire face à la

mort, l 'emprisonnement, la faim en son nom? Qu e tu nedois rien posséder, n 'accorder de valeu r à rien qu i pu issetendre à amoindrir ton amou r pou r Lu i?

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— Ou i.— Es-tu fort, Dane?— Je su is u n homme, V otre Eminence. Je su is u n

homme avant tou t. Ce sera du r, je le sais. Mais je prie pou rqu 'i l me vienne en aide.

— Es-tu vraiment sû r de toi , Dane? Rien d'au trene pou rrait te combler?

— Rien.— Et si , par la su ite, tu devais changer d'avis, qu e

ferais-tu ?— Mais... je demanderais à partir, di t Dane,

su rpris. Si je changeais d'avis, ce serait u niqu ementparce qu e je me serais trompé su r ma vocation; i l nepou rrait y avoir d'au tres raisons. Donc, je demanderais àpartir. Je ne l 'en aimerais pas moins, mais je sau rais qu ece n 'est pas là la façon dont Il entend qu e je Le serve.

— Mais u ne fois tes vœu x prononcés et qu e tu serasordonné, tu te rends compte qu 'au cu n retou r en arrière nesera possible, qu 'au cu ne dispense ne te sera accordée, qu etu n 'au ras au cu n moyen de te l ibérer?

— Je le comprends, assu ra Dane avec patience. Ets'i l y a u ne décision à prendre, je l 'au rais prise avant.

Le cardinal de Bricassart s'adossa à son fau teu i l ,sou pira. A vait-i l jamais fai t preu ve d'u ne tel le certi tu de?A vait-i l jamais fai t preu ve d'u ne tel le force?

— Pou rqu oi es-tu venu à moi , Dane? Pou rqu oi

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sou haitais-tu venir à Rome? Pou rqu oi ne pas être resté enA u stral ie?

— Ma mère a pensé à Rome dont je rêvais depu islongtemps, mais je ne croyais pas qu e nou s ayons assezd'argent.

— Ta mère est très sage. T'a-t-el le mis au cou rant?— A u cou rant de qu oi , V otre Eminence?— Qu e tu disposes d'u n revenu annu el de cinq

mil le l ivres et qu e plu sieu rs dizaines de mil l iers de l ivresse sont déjà accu mu lées à la banqu e à ton nom?

Dane se raidit.— N on. El le ne m'en a jamais parlé.— C'est très sage de sa part. Mais l 'argent est là et

tu peu x rester à Rome si tu le désires. Le veu x-tu ?— Ou i .— En qu oi est-ce qu e je compte dans ton u nivers,

Dane?— V ou s incarnez l 'idée qu e je me fais du prêtre

parfait, V otre Eminence.Les trai ts du cardinal de Bricassart se crispèrent.— N on, Dane. Tu ne dois pas me considérer sou s ce

jou r. Je su is loin d'être u n prêtre parfai t. J'ai rompu tou smes vœu x, comprends-tu ? Il m'a fal lu apprendre ce qu e tusembles déjà savoir et de la façon la plu s dou lou reu se qu isoit pou r u n prêtre, en rompant mes vœu x. Car je merefu sais à admettre qu e j'étais tou t d'abord homme, mortel

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et, ensu ite seu lement, prêtre.— V otre Eminence, ça n 'a pas d'importance, di t

dou cement Dane. Ce qu e vou s me dites ne vou s diminu e enrien en regard de l 'idée qu e je me fais du prêtre parfait.J'ai l 'impression qu e vou s ne comprenez pas exactement lesens qu e je veu x donner à mes paroles, c'est tou t. Jen'entends pas u n au tomate, inhu main, au -dessu s desfaiblesses de la chair. Je vois en vou s u n homme qu i asou ffert, et grandi . Est-ce qu e je vou s paraisprésomptu eu x? Tel le n 'est pas mon intention, vraimentpas. Si je vou s ai offensé, je vou s en demande pardon. Ilm'est di ffici le d'exprimer mes pensées! Je sais qu e pou rdevenir u n prêtre parfai t, i l fau t laisser s'écou ler bien desannées, endu rer de terribles sou ffrances, et tou t cela sanscesser de garder les yeu x rivés su r u n idéal et N otre-Seigneu r.

La sonnerie du téléphone retenti t; le cardinaldécrocha d'u ne main u n rien tremblante et répondit enital ien.

— Ou i , merci . N ou s al lons venir immédiatement.(Il se leva.) C'est l 'heu re du thé. N ou s al lons le prendreavec l 'u n de mes vieu x, très vieu x amis. A près le Saint-Père, i l est probablement le prélat le plu s important del 'Egl ise. Je lu i ai annoncé ton arrivée, et i l a exprimé ledésir de te connaître.

— Merci , V otre Eminence.

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Ils empru ntèrent de nombreu x cou loirs, pu istraversèrent d'agréables jardins, très di fférents de ceu xde Drogheda, avec de hau ts cyprès, des peu pl iers, desrectangles de pelou se nettement dél imités, entou rés decloîtres au pavage mou ssu ; i l s passèrent devant desarches gothiqu es, sou s des ponts Renaissance. Dane serepaissait de cette vision, heu reu x. Un monde si di fférentde l 'A u stral ie, si ancien, si permanent!

Il leu r fal lu t u n qu art d'heu re en marchant d'u nbon pas pou r atteindre le palais; i l s y pénétrèrent etmontèrent u n grand escal ier de marbre flanqu é detapisseries inestimables.

V ittorio Scarbanza, cardinal di Contini-V erchese,avait soixante-six ans à présent, le corps partiel lementnou é par les rhu matismes, mais l 'esprit au ssi vi f et alertequ e jamais. Sa chatte actu el le, u ne bleu e de Ru ssienommée N atasha, ronronnait su r ses genou x. N e pou vantse lever pou r accu ei l l ir ses visi teu rs, i l se contenta d'u nlarge sou rire et d'u n signe de tête pou r les inviter àapprocher. Ses yeu x al lèrent du visage famil ier à celu i deDane O'N ei l l et s'élargirent, se rétrécirent,s'immobil isèrent su r le jeu ne homme. Il senti t le cœu r lu imanqu er, porta la main à sa poitrine en u n gesteinstincti f de protection, et demeu ra u n instant bou chebée, le regard fixé su r la jeu ne répl iqu e du cardinal deBricassart.

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— V ittorio, ça va? s'enqu it anxieu sement lecardinal de Bricassart en prenant le poignet fragi le entreses doigts pou r en chercher le pou ls.

— Bien sû r. Une peti te dou leu r passagère, sansplu s. A sseyez-vou s, asseyez-vou s!

— Tou t d'abord, je vou drais vou s présenter DaneO'N ei l l qu i , ainsi qu e je vou s l 'ai di t, est le fi l s d'u ne demes amies très chères. Dane, voici son Eminence, lecardinal di Contini-V erchese.

Dane s'agenou i l la, appu ya ses lèvres contrel 'anneau ; au -dessu s de la tête blonde penchée su r samain, le cardinal di Contini-V erchese chercha le visagede Ralph, en fou i l la les trai ts plu s attentivement qu 'i l nel 'avait fai t depu is bien des années. Il se détendit u n peu ;el le ne lu i avait donc jamais dit. Et, bien sû r, i l nesou pçonnerait pas ce qu e tou s ceu x qu i les verraientensemble su pposeraient immédiatement. Pas père-fi l s,bien sû r, mais u ne étroite parenté. Pau vre Ralph! Il nes'étai t jamais vu marcher, i l n 'avait jamais observé lesexpressions de son propre visage, jamais su rpris la façondont son sou rci l gau che se sou levait. V raiment, Dieufaisait preu ve de mansu étu de en rendant les hommes siaveu gles.

— A sseyez-vou s. Le thé va bientôt être servi .A insi , jeu ne homme, vou s vou lez être prêtre, et vou s vou sêtes placé sou s l 'ai le du cardinal de Bricassart?

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— Ou i, votre Eminence.— V otre choix étai t ju dicieu x. Sou s son ai le, i l ne

vou s arrivera rien de fâcheu x. Mais vou s paraissez u npeu nerveu x, mon fi l s. Est-ce le dépaysement?

Dane sou rit, du même sou rire qu e Ralph, sanspeu t-être la conscience du charme qu 'i l dégageait, maisressemblant tant à celu i de Ralph qu 'i l perçait le vieu xcœu r fatigu é comme le piqu ant d'u n fi l de fer barbelé.

— Je su is confondu , V otre Eminence. Je nem'attendais pas à être si impressionné en me trou vant enprésence de cardinau x. Je n 'avais même pas rêvé qu 'onpu isse venir me chercher à l 'aéroport ni qu e je prendraisle thé en votre compagnie.

— Ou i , c'est inhabitu el ... A h! voi là le thé!(Heu reu x, i l su ivi t des yeu x la sœu r qu i disposait tasses etassiettes; i l l eva le doigt pou r prévenir le geste de Ralph.)A h, non! C'est moi qu i vais jou er les maîtresses de maison.Comment aimez-vou s votre thé, Dan?

— Comme Ralph, répondit-i l précipitamment,pu is i l rou git. Excu sez-moi, V otre Eminence. Je n 'avaispas l 'intention de dire ça...

— A u cu ne importance, Dane, intervint Ralph. Lecardinal di Contini-V erchese ne vou s en tiendra pasrigu eu r. N ou s nou s sommes tou t d'abord rencontrés entant qu e Dane et Ralph, et nou s nou s connaissonsinfiniment mieu x ainsi , n 'est-ce pas? Le cérémonial est

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nou veau dans nos relations. Je préfère qu e nou s enrestions à Dane et Ralph en privé; Son Eminence n 'y verrapas d'inconvénient, n 'est-ce pas, V ittorio?

— N on. Je su is partisan de l 'u sage du nom debaptême. Mais, pou r en revenir à ce qu e je disais, su r lefai t d'avoir des amis hau t placés, mon fi l s, cette longu eamitié avec Ralph pou rra être gênante pou r vou s qu andvou s entrerez au séminaire qu e nou s vou s au rons choisi .Fou rnir continu el lement de longu es expl ications chaqu efois qu e vos rapports donneront l ieu à qu elqu e remarqu edeviendrait vi te fastidieu x. Parfois, N otre Seigneu rpermet u n pieu x mensonge, (Il sou rit; l 'or de ses dentsaccrocha la lu mière.) Et, pou r le bien de tou s, jepréférerais qu e nou s ayons recou rs à u ne peti te entorse àla véri té. S'i l est di ffici le d'expl iqu er de façonsatisfaisante les rapports d'amitié, i l est plu s aisé dementionner les l iens du sang. N ou s dirons donc à tou s qu ele cardinal de Bricassart est votre oncle, mon peti t Dane,et nou s en resterons là, acheva le cardinal di Contini-V erchese d'u n ton su ave.

Dane paru t choqu é, Ralph résigné.— N e soyez pas déçu par les grands, mon fi l s,

reprit gentiment le cardinal di Contini-V erchese. Il s ontau ssi des pieds d'argi le, et i l l eu r arrive de ménager leu rtranqu i l l i té par de pieu x mensonges. V ou s venezd'apprendre là u ne leçon très u ti le mais, à vou s voir, je

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dou te qu e vou s en profi tiez. Pou rtant, i l vou s fau tcomprendre qu e nou s au tres, cardinau x, sommes desdiplomates, et ju squ 'au bou t des ongles. En véri té, je nepense qu 'à vou s, seu lement à vou s, mon fi l s. La jalou sie etle ressentiment sévissent tou t au tant dans les séminairesqu e dans les insti tu tions sécu l ières. V ou s sou ffrirez u npeu parce qu 'on pensera qu e Ralph est votre oncle, le frèrede votre mère, mais vou s sou ffririez bien davantage sil 'on croyait qu 'au cu ne parenté ne vou s u nit. N ou ssommes des hommes avant tou t, et c'est à des hommes qu evou s au rez affaire, dans ce mil ieu comme dans les au tres.

Dane cou rba la tête, pu is i l se pencha dansl 'intention de caresser la chatte et s'immobil isa, maintendu e.

— Pu is-je? J'adore les chats, V otre Eminence.Rien ne pou vait lu i ou vrir plu s rapidement le

chemin de ce cœu r vieu x mais fidèle.— Ou i . J'avou e qu 'el le devient u n peu lou rde pou r

moi. El le est glou tonne, n 'est-ce pas, N atasha? V a versDane; va vers la nou vel le génération.

Il étai t impossible à Ju stine de passer avec armeset bagages de l 'hémisphère su d à l 'hémisphère nord au ssirapidement qu e Dane. Lorsqu e la saison théâtrales'acheva au Cu l loden et qu 'el le abandonna sans regretBothwel l Gardens, son frère se trou vait à Rome depu is

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deu x mois.— Comment diable ai-je pu accu mu ler u n tel

fou rbi? bou gonna-t-el le, entou rée de vêtements, depapiers, de boîtes.

Meggie leva les yeu x de l 'endroit où el le se tenaitagenou i l lée, u ne boîte d'éponges métal l iqu es à la main.

— Pou rqu oi as-tu fou rré ça sou s ton l i t?Une expression d'intense sou lagement jou a su r le

visage empou rpré de sa fi l le.— Oh, qu el le chance! El les étaient là? Je croyais

qu e le précieu x caniche de Mme Devine les avait bou ffées;je lu i trou vais u ne sale m ine depu is u ne semaine et jen 'avais pas le cou rage de parler des éponges métal l iqu esqu e je ne retrou vais pas. Je croyais qu e ce satané cabot lesavait avalées; i l est capable d'englou tir tou t ce qu i ne sedispose pas à le croqu er. Pou rtant, je ne peu x pas dire qu esa perte m'au rait cau sé u n chagrin éternel , ajou taJu stine, l 'air pensi f.

A ssise su r les talons, Meggie éclata de rire.— Oh, Ju s, qu e tu es drôle! (El le jeta la boîte su r le

l i t parmi u ne montagne d'au tres objets.) Tu ne fais pashonneu r à Drogheda. A près tou t ce qu e nou s avons fai tpou r t'incu lqu er des notions de propreté et d'ordre...

— V ou s perdiez votre temps. V eu x-tu emporter ceséponges métal l iqu es à Drogheda? Je sais qu 'en voyageantpar bateau je peu x faire su ivre au tant de bagages qu e je

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veu x, mais je su ppose qu e les éponges métal l iqu es ne sontpas u ne denrée rare à Londres.

Meggie pri t la boîte et la déposa dans u n grandcarton marqu é Mme D.

— Je crois qu e nou s ferions mieu x de les offrir àMme Devine. El le en au ra besoin pou r rendrel 'appartement habitable si el le veu t trou ver u n au trelocataire.

Des assiettes sales s'entassaient en pi les au bou tde la table, laissant apparaître d'affreu ses barbes demoisissu re.

— Est-ce qu 'i l t'arrive de laver tes assiettes detemps en temps? demanda Meggie.

Ju stine glou ssa, pas le moins du monderepentante.

— Dane sou tient qu e je ne les lave jamais, qu e jeme contente de leu r faire la barbe.

— Pou r cel les-ci , i l fau drait d'abord qu e tu leu rcou pes les cheveu x. Pou rqu oi ne les laves-tu pas au fu r età mesu re qu e tu t'en sers?

— Parce qu e ça m'obl igerait à me trimbaler u nefois de plu s ju squ 'à la cu isine, et comme je mangegénéralement après minu it, personne n 'appréciebeau cou p le bru it de mes peti ts petons dans les cou loirs.

— Passe-moi u n carton vide; je vais les descendreet m'en charger, proposa Meggie, résignée.

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El le se dou tait de ce qu i l 'attendait en venant àSydney au près de sa fi l le, mais el le n 'en sou haitai t pasmoins assister au déménagement. Il n 'étai t pas fréqu entqu e qu i qu e ce soit eû t la possibi l i té d'aider Ju stine à fairequ elqu e chose; chaqu e fois qu e Meggie s'y étai t essayée,l 'aventu re avait tou rné à son désavantage. Maisexceptionnel lement, pou r les qu estions ménagères, lasi tu ation était inversée; el le pou vait aider sa fi l le àsatiété sans avoir l 'air d'u ne imbéci le.

Finalement, tou t fu t bou clé; Ju stine et sa mèreprirent place dans le break avec lequ el Meggie étai t venu ede Gi l ly pou r gagner l 'hôtel Australia où el le étai tdescendu e.

— J'aimerais qu e la famil le se décide à acheteru ne maison à Palm Beach ou à A valon, mau gréa Ju stineen déposant sa val ise dans la deu xième chambre del 'appartement. Cet hôtel est épou vantablement si tu é; tu terends compte?... Ce doit être ru dement chou ette de pou voirse baigner directement sou s ses fenêtres... Est-ce qu e ça nevou s inciterait pas à prendre l 'avion u n peu plu s sou ventpou r qu itter Gi l ly?

— Personnel lement, je ne vois pas ce qu e jeviendrais faire à Sydney. Je n 'y ai séjou rné qu e deu x foisen sept ans... La première pou r assister au départ de Dane,maintenant au tien. Si nou s avions u ne maison ici , nou sne nou s en servirions jamais.

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— Fou taises!— Pou rqu oi?— Pou rqu oi? Parce qu 'i l y a au tre chose au monde

qu e ce satané Drogheda, bon Dieu ! Cette propriété me rendcinglée!

Meggie sou pira.— Crois-moi , Ju stine, i l v iendra u n moment où tu

aspireras à rentrer à Drogheda.— Et tu espères ça au ssi pou r Dane, hein?Si lence. Sans regarder sa fi l le, Meggie pri t son sac

su r la table.— N ou s al lons être en retard. Mme Rocher a dit 2

heu res. Si tu veu x qu e tes robes soient prêtes à temps,nou s ferions bien de nou s dépêcher.

— Charmante façon de me remettre en place,commenta Ju stine en sou riant.

— Comment se fai t-i l , Ju stine, qu e tu ne meprésentes au cu n de tes amis? Je n 'ai pas vu âme qu i viveau x Bothwel l Gardens à part Mme Devine, di t tou t à cou pMeggie alors qu 'el le et sa fi l le étaient instal lées dans lesalon de Germaine Rocher, observant les mannequ inslangu ides qu i évolu aient en minau dant.

— Oh, i l s sont u n peu timides... Ce tru c orange meplaît assez; pas toi?

— Pas avec tes cheveu x. Cantonne-toi au gris.— Peu h! J'estime qu e l 'orange va très bien avec

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mes cheveu x. En gris, j'au rais l 'air d'u ne sou ris ramenéepar u n chat, dégu eu lasse et à moitié pou rrie. Mets-toi augoû t du jou r, m'man. Les rou sses ne sont pas obl igées des'en tenir au blanc, gris, noir, vert émerau de, ou cettehorrible teinte qu e tu affectionnes tant... comments'appel le-t-el le déjà...? Cendres de roses? C'est victorien endiable!

— C'est bien le nom de la cou leu r, admit Meggie ense tou rnant vers sa fi l le pou r lu i faire face. Tu es u nmonstre, marmonna-t-el le, mais non sans affection.

Ju stine ne prêta au cu ne attention à la remarqu e.Ce n 'étai t pas la première fois qu 'el le l 'entendait.

— Je vais prendre l 'orange, la rou ge, l 'impriméeviolette, la vert mou sse et le tai l leu r bordeau x...

Chez Meggie, la colère le dispu tait au rire. Qu efaire avec u ne fi l le comme Ju stine?

L'Himalaya devait apparei l ler de Port Darl ingtrois jou rs plu s tard. C'était u n bon vieu x navire, bas su rl 'eau et tenant bien la m er, constru it à l 'époqu e où l 'onprenait le temps de vivre et où chacu n acceptait le fai t qu el 'A ngleterre fû t à qu atre semaines de l 'A u stral ie via lecanal de Su ez ou à cinq semaines par le cap de Bonne-Espérance. A présent, même les paqu ebots seconformaient à la mode de l 'hydrodynamiqu e avec desformes effi lées de torpi l leu r pou r arriver plu s vi te. Maisle résu l tat su r u n estomac sensible faisait frémir les

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marins les plu s endu rcis.— C'est marrant! s'exclama Ju stine en éclatant de

rire. N ou s avons u ne magnifiqu e équ ipe de footbal l enpremière classe. Le voyage ne sera pas au ssi ennu yeu xqu e je le craignais. Qu elqu es-u ns de ces gars sontsu perbes.

— A lors, tu ne regrettes plu s mon insistance à tefaire voyager en première?

— Peu t-être pas.— Ju stine, on dirait qu e tu t'ingénies à me pou sser

à bou t, et tu as tou jou rs été comme ça! lança Meggie d'u nevoix cou pante.

El le perdait son sang-froid devant ce qu 'el leprenait pou r de l 'ingrati tu de. En cette occasion, cettepeti te garce ne pou vait-el le pas au moins faire mine d'êtreattristée par la séparation?

— Bu tée, tête de cochon! mau gréa Meggie. Tu esd'u ne obstination exaspérante!

Su r le moment, Ju stine ne répondit pas; el ledétou rna la tête et paru t s'intéresser davantage au xmarins qu i demandaient au x visi teu rs de regagner lequ ai qu 'au x paroles de sa mère; ses dents interdirent u nemenace de frémissement à ses lèvres su r lesqu el les el leaccrocha u n sou rire éclatant.

— Je sais qu e je t'exaspère, di t-el le gaiement enfaisant face à sa mère. Ça n 'a pas d'importance. N ou s

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sommes ce qu e nou s sommes. A insi qu e tu le dis tou jou rs,je tiens de mon père.

El les s'embrassèrent gau chement avant qu eMeggie, dél ivrée, se mêlât à la fou le qu i se dirigeait versles passerel les. Ju stine gagna le pont su périeu r ets'appu ya au bastingage, tenant à la main des rou leau x deserpentins au x cou leu rs vives. Très au -dessou s d'el le, su rle qu ai , el le aperçu t la si lhou ette en robe et chapeau gris-rose qu i se rapprochait de l 'endroit convenu ,s'immobil isai t en mettant u ne main en visière. Bizarrequ 'à u ne tel le distance on pû t se rendre compte qu e m'manapprochait de la cinqu antaine. Encore u n peu de cheminà parcou rir, mais l 'âge se devinait déjà dans sa postu re.Un instant, el les s'adressèrent les gestes de rigu eu r, pu isJu stine lança le premier de ses serpentins dont Meggieattrapa adroitement l 'extrémité. Un rou ge, u n bleu , u njau ne, u n orange; tou rnant, virevol tant, portés par labrise.

Des jou eu rs de cornemu se étaient venu s sou haiterbon voyage à l 'équ ipe de footbal l ; i l s restaient plantés là,fanions au vent, plaids mou vants, jou ant u ne cu rieu seversion de « Maintenant, l 'Heu re est venu e ». Lespassagers se pressaient contre les bastingages, sepenchaient, tenant désespérément leu r extrémité desminces serpentins; su r le qu ai , des centaines depersonnes étiraient le cou , s'attardaient avidement su r

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les visages qu i s'en al laient si loin, des visages jeu nespou r la plu part, partant pou r voir à qu oi ressemblait lemoyeu de la civi l isation à l 'au tre bou t du monde. Il svivraient là-bas, travai l leraient, reviendraient peu t-êtredans deu x ans, ne reviendraient peu t-être plu s jamais. Etchacu n le savait, et chacu n de su ppu ter, de s'interroger.

Le ciel bleu se gonflai t de peti ts nu ages argentéstandis qu e sévissait le vent mordant de Sydney. Le solei lréchau ffai t les têtes levées et les omoplates de ceu x qu i sepenchaient; des chaînes de serpentins mu lticoloresrel iaient le navire au qu ai . Pu is, su bitement, u n fossé secreu sa entre le flanc du bateau et les pi lotis de la jetée;l 'air s'empl it de cris et de sanglots et, u n à u n, des mil l iersde serpentins se rompirent, voletèrent bru talement avantde retomber inanimés, meu blant la su rface de l 'eau detraînées emmêlées, se fondant au x pelu res d'orange etau x médu ses à la dérive.

Ju stine demeu ra obstinément à sa place, appu yéeau bastingage, ju squ 'à ce qu e la jetée ne représentât plu squ e qu elqu es l ignes ponctu ées de têtes d'épingle rosâtresdans le lointain. Les remorqu eu rs de Y Himalaya fi rentpivoter le navire, l 'entraînèrent sou s le tabl ier du grandpont de Sydney, vers le cou rant épu ré du flot ensolei l lé.

Cela n 'avait rien à voir avec u ne excu rsion ju squ 'àManly su r le ferry-boat, bien qu e le navire su ivî t le mêmechemin, passant à hau teu r de N eu tral Bay, pu is de Rose

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Bay, et de Cremorne et de V au clu se; certainement pas.Cette fois, on al lai t au -delà de Heads, au -delà des cru el lesfalaises et de la dentel le d'écu me brassée à leu rs pieds,vers l 'océan. Dou ze mil le mil les de mer ju squ 'à l 'au trebou t du monde. Et qu e les passagers revinssent chez eu xou non, i l s n 'appartiendraient ni à u n continent ni à u nau tre, car i l s au raient connu deu x modes de viedifférents.

L'argent, Ju stine s'en rendit compte, faisait deLondres u n endroit particu l ièrement attrayant. Pasqu estion pou r el le de mener u ne existence misérableaccrochée au x abords d'Earl 's Cou rt — « La V al lée desKangou rou s », ainsi l 'endroit étai t-i l su rnommé enraison des nombreu x A u stral iens qu i en avaient fai t leu rqu artier général ... Très peu pou r el le le destin habitu eldes A u stral iens en A ngleterre, s'entassant dans desau berges de jeu nesse, travai l lant pou r u ne misérablepitance dans qu elqu e bu reau , école ou hôpital ,frissonnant devant u n minu scu le radiateu r dans u nepièce froide et hu mide. A u l ieu de qu oi , Ju stine s'instal ladans u n appartement confortable de Kensington, prochede Knightsbridge, doté du chau ffage central , et trou va u nengagement dans la trou pe de Clyde Dal tinham-Roberts,la compagnie él isabéthaine.

Qu and vint l 'été, el le pri t le train à destination deRome. Par la su ite, el le serait amenée à sou rire en se

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sou venant du peu qu 'el le vi t lors de ce long voyage àtravers la France et l 'Ital ie; tou tes ses pensées s'axaientsu r ce qu 'el le devrait dire à Dane, s'efforçant de serappeler ce qu 'i l ne fau drait à au cu n prix ou bl ier. Il yavait tant à raconter qu e certains détai ls nemanqu eraient pas de lu i échapper.

Dane? Cet homme grand, blond su r le qu ai , étai t-i lDane? Il ne paraissait pas di fférent et n 'en était pas moinsdevenu u n inconnu . Il n 'appartenait plu s au monde deJu stine. Le cri qu 'el le s'apprêtait à pou sser pou r attirerson attention reflu a vers sa gorge; el le se rejeta u n peu enarrière su r son siège afin d'observer son frère car le trains'étai t immobil isé à qu elqu es mètres de l 'endroit où i l setenait, scru tant de ses yeu x bleu s les compartiments,sans hâte, sans angoisse. Les épanchements seraientu ni latérau x qu and el le lu i parlerait de la vie qu 'i l savaient menée depu is son départ car el le savait d'ores etdéjà qu 'i l n 'étai t pas désireu x de partager avec el le ce qu 'i lavait connu . Le diable l 'emporte! Il n 'étai t plu s son peti tfrère; la vie qu 'i l menait la tenait à distance, au ssi loinqu e si el le étai t à Drogheda. Oh, Dane! Qu e peu t-onressentir à vivre la même chose vingt-qu atre heu res su rvingt-qu atre?

— A h! Tu commençais à croire qu e je t'avais fai tfau x bond, hein? lança-t-el le en se gl issant derrière lu iavant qu 'i l ne l 'aperçû t.

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Il se tou rna, lu i étreignit les mains et la considéraen sou riant.

— Espèce de cloche, dit-i l tendrement.Il se chargea de la plu s lou rde des val ises et gl issa

son bras sou s le sien.— C'est bon de te revoir, mu rmu ra-t-i l au moment

où i l s sortaient de la gare.Il l 'aida à monter dans la Lagonda rou ge qu i étai t

de tou s ses déplacements. Dane avait tou jou rs été u nfanatiqu e des voitu res de sport; i l en avait possédé u nedepu is le jou r où i l avait passé son permis de. condu ire.

— Pou r moi au ssi , c'est bon de te voir. J'espère qu etu m'as dégoté u ne chou ette crèche parce qu e, tu sais, je neblagu ais pas dans mes lettres. Je me refu se à être parqu éedans u ne cel lu le du V atican au mil ieu d'u n trou peau deviei l les biqu es, di t-el le en riant.

— On ne t'au rait jamais admise au V atican, pasavec ta crinière diabol iqu e. Je t'ai retenu u ne chambredans u ne peti te pension pas très loin de l 'endroit où jeloge. On y parle l 'anglais; alors, tu n 'au ras pas àt'inqu iéter qu and je ne serai pas avec toi . D'ai l leu rs, àRome, on trou ve tou jou rs qu elqu 'u n qu i parle anglais.

— N 'empêche qu e je déplore de ne pas avoir ton dondes langu es. Mais je me débrou i l lerai , sois tranqu i l le. Jesu is u n mime de première et très forte pou r les charades.

— J'ai deu x mois de vacances, Ju ssy; tu ne trou ves

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pas ça épatant? Ça nou s permettra de visi ter la France etl 'Espagne et même de passer u n mois à Drogheda qu i , jedois l 'avou er, me manqu e.

— V raiment? (El le se tou rna vers lu i , regarda lesbel les mains qu i gu idaient la voitu re avec adresse dans letrafic insensé de Rome.) Moi , Drogheda ne me manqu e pasdu tou t. Londres est trop intéressant.

— Tu ne me donnes pas le change, ma viei l le. Jesais ce qu e Drogheda et m'man représentent pou r toi .

Ju stine croisa les mains su r ses genou x et nerépondit pas.

— Ça ne t'ennu ierait pas de prendre le thé avecqu elqu es-u ns de mes amis cet après-midi? s'enqu it-i lqu and i l s fu rent arrivés. Je me su is u n peu avancé enacceptant pou r toi . Il s désirent tel lement te connaître et,comme je ne serai vraiment en vacances qu e demain, jen 'ai pas pu refu ser.

— Cloche! Pou rqu oi est-ce qu e ça m'ennu ierait? Sinou s étions à Londres, je te noierais au mil ieu de mesamis, alors i l est normal qu e tu en fasses au tant. Je seraiheu reu se de voir à qu oi ressemblent tes camarades deséminaire, qu oi qu e ce ne soit pas très marrant pou r moi ,hein? Pas qu estion d'en agrafer u n.

El le s'approcha de la fenêtre, jeta u n cou p d'œil aupeti t squ are triste, au x deu x platanes étiqu es qu i sedressaient au mil ieu du pavage du qu adri latère, au x trois

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tables qu 'i l s abritaient et au pan de mu r d'u ne égl ise sansgrâce ni beau té architectu rale particu l ière, recou vertd'u n crépi lépreu x.

— Dane...— Ou i?— Je te comprends. Je te comprends vraiment.— Ou i , je sais. (Son sou rire s'effaça.) J'aimerais

qu e m'man comprenne au ssi , Ju s.— Pou r m'man, c'est di fférent. El le a le sentiment

qu e tu l 'as abandonnée; el le ne se rend pas compte qu 'i ln 'en est rien, mais ne t'inqu iète pas pou r el le. El le finirapar accepter.

— Je l 'espère. (Il ri t.) A u fai t, ce ne sont pas mescamarades de séminaire qu e tu vas rencontrerau jou rd'hu i . Jamais je ne vou drais vou s exposer à u netel le tentation, eu x et toi . C'est le cardinal de Bricassart.Je sais qu 'i l ne t'est pas sympathiqu e, mais promets-moid'être genti l le.

Une lu eu r mal icieu se bri l la dans les yeu x deJu stine.

— Je te le promets. Je baiserai même tou s lesanneau x qu i me seront présentés.

— Oh, tu t'en sou viens! J'étais fou de rage contretoi ce jou r-là... me faire honte en sa présence!

— Tu sais, depu is cette époqu e, j'en su is revenu e del 'hygiène, et j'ai embrassé beau cou p de choses bien moins

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propres qu 'u n anneau . Il y a u n horrible jeu ne typebou tonneu x au cou rs de comédie qu i repou sse du gou lotavec u n estomac en capi lotade et qu e je dois embrasser àvingt-neu f reprises, rien n 'est impossible. (El le se tapotales cheveu x, se regarda dans la glace.) A i-je le temps deme changer?

— Oh, tu es très bien comme ça!— Qu i y au ra-t-i l d'au tre?Le solei l étai t trop bas pou r réchau ffer le vieu x

squ are et les plaqu es d'écorce qu i se détachaient desplatanes commu niqu aient au x arbres u n air las,maladif. Ju stine frissonna.

— Le cardinal di Contini-V erchese sera là.Le nom ne lu i étai t pas inconnu , et el le ou vrit de

grands yeu x.— Hou h! Tu nages en plein gratin.— Ou i . J'essaie de mériter cet honneu r.— Est-ce qu e ça signifie qu e certaines personnes te

mettent des bâtons dans les rou es, Dane? s'enqu it-el le,laissant parler son intu ition.

— N on, pas vraiment. Peu importe ceu x qu e l 'onfréqu ente. Je n 'y pense jamais, et personne ne me reprochemes relations.

La sal le, les hommes en rou ge! Jamais de sa vieJu stine n 'avait été au ssi consciente de l 'inu ti l i té desfemmes dans la vie de certains hommes qu 'en entrant

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dans u n monde où l 'élément féminin n 'avait tou tsimplement au cu ne place, sinon en tant qu 'hu m blesservantes-nonnes. El le portait encore le tai l leu r de toi levert ol ive qu 'el le avait passé dans le train, froissé par levoyage, et el le avança su r le tapis moel leu x, écarlate, tou ten mau dissant la hâte de Dane, regrettant de n 'avoir pasinsisté pou r se changer.

Le cardinal de Bricassart se leva, sou riant; qu elbel homme, u n physiqu e de père noble.

— Ma chère Ju stine! l 'accu ei l l i t-i l avec chaleu r.Il lu i présenta son anneau avec u ne expression

mal icieu se, sou s-entendant qu 'i l se rappelaitparfaitement le jou r de leu r rencontre, et scru ta le visagede la jeu ne fi l le pou r y chercher qu elqu e chose qu i lu iéchappait.

— V ou s ne ressemblez pas du tou t à votre mère,reprit-i l .

Un genou à terre, baiser l 'anneau , sou rirehu mblement, se relever, sou rire moins hu mblement.

— N on, en effet. Je me serais volontiersaccommodée de sa beau té dans la profession qu e j'aichoisie mais, su r scène, ça s'arrange. En véri té, le visagecompte peu ; ce qu i importe, c'est ce qu 'on y met de soi et deson art pou r su bju gu er le pu bl ic.

Un peti t rire sec s'éleva d'u n fau teu i l ; u ne fois deplu s, el le s'avança pou r baiser l 'anneau ornant u ne

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viei l le main nou eu se mais, à cette occasion, son regardrencontra des yeu x sombres et, assez cu rieu sement, el le ylu t de l 'amou r. De l 'amou r pou r el le, pou r u ne personnequ 'i l n 'avait jamais vu e, dont i l avait à peine entendumentionner le nom. Mais le sentiment étai t réel . El len 'éprou vait pas davantage de sympathie pou r le cardinalde Bricassart qu e lorsqu 'el le avait qu inze ans; par contre,la vu e de ce viei l homme lu i réchau ffait le cœu r.

— A sseyez-vou s, ma chère enfant, invita lecardinal di Contini-V erchese en désignant u n fau teu i l àcôté de lu i .

— Bonjou r, minette, di t Ju stine en tendant lamain vers la chatte bleu -gris, lovée su r les genou xpou rpres de son maître. Comme el le est jol ie!

— Ou i , très.— Comment s'appel le-t-el le?— N atasha.La porte s'ou vrit, mais pas pou r l ivrer passage à la

table rou lante du thé. Un homme, Dieu merci vêtu d'u ncomplet veston; u ne seu le sou tane rou ge de plu s, pensaJu stine, et je me mets à mu gir comme u n tau reau .

Mais i l ne s'agissait pas d'u n homme ordinaire,même s'i l étai t laïqu e. Un règlement intérieu r doitrigou reu sement interdire l 'accès du V atican au x hommesordinaires, monologu a intérieu rement Ju stine, laissantl ibre cou rs à son impertinence. Pas vraiment peti t,

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pu issamment charpenté, i l paraissait plu s trapu qu 'i l nel 'étai t, épau les massives, torse démesu ré, grosse têteléonine, bras longs comme ceu x d'u n tondeu r. Du gori l ledans cet homme, sinon qu 'i l respirait l 'intel l igence et sedéplaçait avec l 'al lu re d'u n individu su sceptible des'emparer de ce qu 'i l vou lait avec u ne rapidité devançantla pensée. S'en emparer, et peu t-être l 'écraser, maisjamais fortu itement, jamais sans raison; avec finesse,réflexion. Il étai t bru n de teint, mais son épaisse crinièreavait exactement la cou leu r de la laine d'acier et à peuprès la même consistance, en admettant qu e les fibresmétal l iqu es se pl ient en minu scu les ondu lationsrégu l ières.

— Rainer, vou s arrivez à temps, dit le cardinal diContini-V erchese en indiqu ant l 'au tre fau teu i l flanqu antle sien. (Il continu ait à s'exprimer en anglais.) Ma chèreenfant, ajou ta-t-i l en se tou rnant vers Ju stine lorsqu el 'homme eu t baisé son anneau et se fu t relevé, j'aimeraisvou s présenter u n excel lent ami, Herr Rainer Moerl ingHartheim. Rainer, voici la sœu r de Dane, Ju stine.

L'homme s'incl ina, claqu a cérémonieu sement destalons, lu i adressa u n bref sou rire dénu é de chaleu r ets'assi t, u n peu trop loin su r le côté pou r continu er àdemeu rer dans son champ de vision. Ju stine pou ssa u nsou pir de sou lagement, su rtou t qu and el le vi t qu e Danes'était laissé tomber à terre, avec l 'aisance conférée par

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u ne longu e habitu de, à côté du fau teu i l du cardinal deBricassart, face à el le. Tant qu 'el le pou rrait poser leregard su r qu elqu 'u n qu 'el le connaissait et aimait, tou tirai t bien. Pou rtant, la sal le et les prélats en rou ge, etmaintenant cet homme au teint ol ivâtre commençaient àl 'i rri ter plu s qu e la présence de Dane ne l 'apaisait; el leétait froissée par la façon dont ces hommes l 'exclu aient.A u ssi se pencha-t-el le su r le côté pou r caresser denou veau la chatte, consciente qu e le cardinal di Contini-V erchese perçait ses réactions et s'en amu sait.

— Est-el le castrée? s'enqu it Ju stine.— Bien sû r.— Bien sû r! Je me demande bien pou rqu oi vou s

vou s êtes préoccu pé de cette qu estion. Le seu l fai t d'habiteren permanence de tels l ieu x devrait su ffire à dessécherles ovaires de n 'importe qu el le représentante de la gentféminine.

— A u contraire, ma chère, riposta le cardinal diContini-V erchese qu i s'amu sait beau cou p. Ce sont nou s,les hommes, qu i sommes psychologiqu ement desséchés.

— Permettez-moi d'être d'u n au tre avis, V otreEminence.

— A insi , notre peti t monde vou s hérisse?— Eh bien, disons qu e je me sens u n peu su perflu e.

V otre Eminence. Endroit agréable à visi ter, mais je nepou rrais pas y vivre.

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— Je vou s comprends. Je dou te même qu e vou sappréci iez beau cou p la visi te, mais vou s vou s habitu erezà nou s car j'espère qu e vou s viendrez sou vent nou s voir.

Ju stine sou rit.— J'ai horreu r de devoir me su rvei l ler, confia-t-

el le. Ça fai t su rgir ce qu 'i l y a de plu s mau vais en moi ... Jeperçois les transes dans lesqu el les j'ai plongé Dane sansavoir besoin de le regarder.

— Je me demandais combien de temps cela al lai tdu rer, di t Dane pas le moins du monde démonté. ChezJu stine, i l su ffi t de gratter le vernis et on décou vre larebel le. C'est pou r ça qu e je su is heu reu x de l 'avoir pou rsœu r. Je ne su is pas u n rebel le, mais je les admire.

Herr Hartheim déplaça son fau teu i l afin d'avoirJu stine dans son champ de vision, même lorsqu 'el le seredresserait après avoir caressé la chatte. A cet instant,l 'animal se lassa de l 'odeu r étrange de la femme et, sansse relever, passa dél icatement des genou x rou ges au xgenou x gris, se blottissant contre Herr Hartheim; celu i-cicaressa la chatte de sa main pu issante et el le se mit àronronner si fort qu e tou s éclatèrent de rire.

— V eu i l lez excu ser mon existence, di t Ju stine qu iappréciai t les plaisanteries même lorsqu 'el le en faisaitles frais.

— Son moteu r tou rne tou jou rs au ssi rond,remarqu a Herr Hartheim.

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La gaieté apportait d'étranges transformations àson visage. Il parlai t très bien anglais, presqu e sansaccent, mais avec des inflexions américaines; i l rou laitles R.

Le thé arriva avant qu e chacu n eû t repris sonsérieu x et, assez cu rieu sement, ce fu t Herr Hartheim qu ile servit; i l tendit u ne tasse à Ju stine avec u n regard plu samical qu e celu i qu 'i l lu i avait dédié lors desprésentations.

— Dans les mil ieu x bri tanniqu es, le thé de l 'après-midi représente le mei l leu r moment de détente de la;jou rnée, lu i di t-i l . On débat de bien des choses au -dessu sd'u ne tasse de thé, n 'est-ce pas? Probablement parce qu e lanatu re même de ce breu vage permet d'en boire à n 'importequ el moment entre 2 heu res et 5 heu res et demie, et parlerdonne soi f.

La demi-heu re qu i su ivi t paru t lu i donner raison,bien qu e Ju stine ne participât pas au débat. Laconversation rou la su r la santé précaire du Saint-Père,pu is su r la gu erre froide et, enfin, su r la récessionéconomiqu e; chacu n des qu atre hommes parlai t etécou tait avec u ne attention qu i captiva Ju stine; el leessayait de démêler les qu al i tés pou vant leu r êtrecommu nes, même chez Dane qu i lu i paraissait si cu rieu x,si étranger. Il contribu ait activement à la discu ssion, etel le remarqu a qu e ces trois hommes plu s âgés l 'écou taient

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avec u ne étonnante hu mil i té, voire u n certain respect.Ses commentaires n 'étaient ni dépou rvu s de fondement ninaïfs, mais i l s se révélaient di fférents, originau x, saints.Etait-ce à cau se de sa sainteté qu 'on lu i accordait u neattention au ssi sou tenu e? En raison de ce qu 'i l l 'abri tai t,et qu 'i l s en étaient dépou rvu s? Etait-ce réel lement u nevertu qu 'i l s admiraient, brû lant de la posséder? Etai t-el lesi rare? Trois hommes si di fférents les u ns des au tres, etpou rtant infiniment plu s l iés entre eu x qu e l 'u n d'eu x àDane. Comme i l étai t di ffici le de prendre Dane au sérieu xau tant qu 'i l s le faisaient! N on qu e, de bien des façons, i ln 'eû t agi comme u n frère aîné plu tôt qu e comme soncadet; non qu 'el le n 'eû t pas conscience de sa sagesse, deson intel l igence, ou de sa sainteté. Mais, ju squ 'alors, i lavait fai t partie de son monde à el le. Il lu i fal lai treconnaître qu e tel n 'étai t plu s le cas.

— Si vou s vou lez al ler faire vos dévotions, Dane, jerecondu irai votre sœu r ju squ 'à son hôtel , di t résolu mentHerr Hartheim.

Et el le se retrou va, mu ette, en train de descendrel 'escal ier de marbre en compagnie de cet homme trapu ,pu issant. Dehors, dans le miroitement jau nâtre ducou cher de solei l romain, i l la pri t par l 'épau le et la gu idavers u ne grosse Mercedes noire d'où jai l l i t le chau ffeu r.

— V ou s n 'al lez pas passer votre première soirée àRome seu le, et Dane est occu pé par ai l leu rs, di t-i l en

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s'instal lant à sa su ite dans la voitu re. V ou s êtes lasse etdésorientée; i l est donc préférable qu e vou s ayez de lacompagnie.

— V ou s ne paraissez pas me laisser le choix, HerrHartheim!

— Je préférerais qu e vou s m'appel iez Rainer.— V ou s devez être u n personnage important pou r

avoir u ne voitu re au ssi épou stou flante et u n chau ffeu r.— Je serai u n personnage encore plu s important

qu and je serai chancel ier de l 'A l lemagne de l 'Ou est.— Je su is étonnée qu e vou s ne le soyez pas déjà.— Impu dente! Je su is trop jeu ne.— V raiment?El le se tou rna su r le côté pou r le regarder plu s

attentivement, s'aperçu t qu 'au cu ne ride ne marqu ait sapeau ol ivâtre, qu e cel le-ci paraissait jeu ne, qu e les yeu x,profondément enfoncés dans les orbites, ne se logeaientpas au creu x de chairs flasqu es.

— Je su is gros et j'ai les cheveu x gris, mais je lesavais déjà comme ça à seize ans, et si je su is gros c'estparce qu e je n 'ai pas tou jou rs mangé à ma faim. Je n 'ai qu etrente et u n ans.

— Je vou s crois su r parole, di t-el le en sedébarrassant de ses chau ssu res. Mais, pou r moi , c'est tou tde même vieu x... je me vau tre dans la dou ceu r de mesvingt et u n ans.

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— V ou s êtes u n monstre, commenta-t-i l ensou riant.

— Il est probable qu e j'en su is u n. Ma mère dit lamême chose. Seu lement, je ne su is pas très certaine de cequ e vou s entendez par monstre l 'u n et l 'au tre; alors, al lez-y de votre version, je vou s en prie.

— V otre mère vou s a-t-el le déjà donné la sienne?— El le serait abominablement gênée si je la lu i

demandais.— N e pensez-vou s pas qu e vou s risqu ez de me

gêner au ssi?— Je vou s sou pçonne d'être u n monstre, vou s

au ssi , Herr Hartheim. A lors, je dou te qu e qu oi qu e ce soitvou s mette dans l 'embarras.

— Un monstre, répéta-t-i l entre ses dents. Eh bien!d'accord, miss O'N ei l l , je vais tenter de vou s donner ladéfinition de ce terme. Une personne qu i terri fie lesau tres, plane au -dessu s d'eu x, se sent si forte qu 'el le nepeu t être vaincu e qu e par Dieu , qu i n 'a au cu n scru pu le etse sou cie peu de la morale.

El le glou ssa.— Pas possible, vou s fai tes votre au toportrait! Je

crou le sou s la morale et les scru pu les pu isqu e je su is lasœu r de Dane.

— V ou s ne lu i ressemblez pas du tou t.— C'est d'au tant plu s dommage.

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— Son visage ne conviendrait pas à votrepersonnal i té.

— V ou s êtes certainement dans le vrai , mais avecson visage je me serais peu t-être fabriqu é u ne tou t au trepersonnal i té.

— Tou t dépend de ce qu i vient en premier, hein, lapou le ou l 'œu f? Remettez vos chau ssu res, nou s al lonsmarcher.

Il faisait chau d et le soir tombait; les lu mièresbri l laient et i l semblait y avoir fou le qu els qu e soient lesqu artiers où leu rs pas les entraînaient : scooters,minu scu les et agressives Fiat, tricycles à moteu rencombraient la chau ssée comme des cou lées degrenou i l les fu yant u n danger. Finalement, i ls'immobil isa dans u n peti t squ are au pavé u sé et pol i parles siècles et entraîna Ju stine dans u n restau rant.

— A moins qu e vou s ne préfériez al fre sco?proposa-t-i l .

— Du moment qu e vou s me nou rrissez, je memoqu e éperdu ment qu e ce soit à l 'intérieu r, à l 'extérieu rou entre les deu x.

— Pu is-je passer la commande pou r vou s?Les yeu x pâles cl ignèrent, avec u n peu de

lassi tu de peu t-être, mais encore combati fs.— Je ne crois pas qu e j'apprécie beau cou p votre

au torité su per-mascu l ine, laissa-t-el le tomber. A près

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tou t, comment pou vez-vou s connaître mes goû ts?— Sœu r A nne brandit sa bannière, mu rmu ra-t-i l .

Dans ce cas, di tes-moi ce qu e vou s aimez et vou s pou vezêtre tranqu i l le, vou s au rez satisfaction. Poisson? V eau ?

— Un compromis? D'accord, je ferai la moitié duchemin, pou rqu oi pas? Je prendrai du pâté, qu elqu esscampis et u ne énorme assiettée de sal timbocca; pou rfinir u ne cassata et u n cappu ccino. Débrou i l lez-vou s avecça pou r passer la commande.

— Je devrais vou s gi fler, remarqu a-t-i l sans sedépartir de sa bonne hu meu r.

Il passa la commande au garçon sans y apporterau cu ne variante. Il s'exprimait dans u n i tal ien trèsflu ide.

— V ou s avez prétendu qu e je ne ressemblais pasdu tou t à Dane; croyez-vou s vraiment qu e je ne lu iressemble en rien? demanda-t-el le d'u n ton u n peupathétiqu e au moment du café.

El le étai t restée si lencieu se tou t au long du repas,trop affamée pou r perdre du temps à parler.

Il lu i al lu ma u ne cigarette, gratta u ne al lu mettepou r la sienne et se rejeta contre le dossier de son siège,dans l 'ombre, afin de la mieu x observer tou t en évoqu antsa première rencontre avec Dane qu elqu es moisau paravant. Le cardinal de Bricassart avec qu arante ansde moins; i l s'en étai t rendu compte immédiatement, pu is

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i l avait appris qu 'i l s'agissait de l 'oncle et du neveu , qu e lamère de Dane et de Ju stine O'N ei l l étai t la sœu r ducardinal de Bricassart.

— Si , i l y a u ne certaine ressemblance, concéda-t-i l . Parfois même du visage. Davantage dans lesexpressions qu e dans les trai ts. A u tou r des yeu x et de labou che, dans la façon dont vou s levez les pau pières et dontvou s serrez les lèvres. Pou rtant, assez cu rieu sement, vou sne partagez pas ces trai ts commu ns avec votre oncle, lecardinal .

— Mon oncle, le cardinal? répéta-t-el le,abasou rdie.

— Le cardinal de Bricassart. N 'est-i l pas votreoncle? Je su is certain qu e c'est ce qu i m'a été dit.

— Ce vieu x vau tou r? Il n 'est pas de notre famil le,grâce au ciel ! C'étai t le prêtre de notre paroisse, i l y a desannées, longtemps avant ma naissance.

El le étai t très intel l igente, mais au ssi trèsfatigu ée. Pau vre peti te fi l le — c'est bien ce qu 'el le étai t,u ne peti te fi l le. Les dix ans qu i les séparaient s'étiraientju squ 'à en devenir cent. Le sou pçon entraîneraitl 'effondrement de son monde, et el le le défendait sivai l lamment. El le se refu serait probablement à ou vrirles yeu x, même si on l 'obl igeait à regarder les choses enface. Comment donner le change? En n 'insistant pas,évidemment, mais sans pou rtant changer trop

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rapidement de su jet.— Cela expl iqu e bien des choses, di t-i l avec

légèreté.— Expl iqu e qu oi?— Le fai t qu e la ressemblance de Dane avec le

cardinal se cantonne à des général i tés... tai l le, teint,statu re.

— Oh, ma grand-mère m'a expl iqu é qu e notre pèreressemblait assez au cardinal , déclara tranqu i l lementJu stine.

— V ou s n 'avez donc jamais vu votre père?— Pas même en portrait. Ma mère et lu i se sont

séparés définitivement avant la naissance de Dane. (El lefi t signe au garçon.) Un au tre cappu ccino, je vou s prie.

— Ju stine, vou s êtes u ne sau vage! Laissez-moipasser la commande pou r vou s!

— N on, bon Dieu , sû rement pas! Je su isparfaitement capable de penser par moi-même, et je n 'aipas besoin qu 'u n type qu elconqu e me dise tou jou rs ce qu eje veu x et qu and je le veu x. C'est compris?

— Grattez le vernis et vou s décou vrirez la rebel le...C'est ce qu e Dane a dit.

— Il a raison. Oh! si vou s saviez à qu el point j'aihorreu r d'être cajolée, dorlotée, chou chou tée! J'aime agirpar moi-même, et je n 'accepte pas qu 'on me dise ce qu e j'aià faire. Je ne demande pas de faveu rs, mais je n 'en accorde

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pas non plu s.— Je m'en aperçois, répl iqu a-t-i l sèchement.

Qu 'est-ce qu i vou s rend si intraitable, he rzche n? Est-ce defamil le?

— Franchement, je n 'en sais rien. Chez nou s, lesfemmes sont trop rares pou r qu 'on le sache avec certi tu de.Seu lement u ne par génération. Ma grand-mère, ma mèreet moi . Mais des tas d'hommes, par contre.

— Sau f dans votre génération. Il n 'y a qu e Dane.— Probablement parce qu e ma mère a qu itté mon

père. El le n 'a jamais semblé s'intéresser à qu i qu e ce soitd'au tre. Maman est femme d'intérieu r ju squ 'au bou t desongles; el le au rait adoré dorloter u n mari .

— V ou s ressemble-t-el le?— Je ne crois pas.— V ou s vou s aimez tou tes les deu x?— M'man et moi? (El le sou rit sans trace de

rancœu r, u n peu comme sa mère l 'au rait fai t si qu elqu 'u nlu i avait demandé si el le aimait sa fi l le.) Je ne su is pastrès sû re qu e nou s nou s aimions; mais i l y a qu elqu echose. Peu t-être s'agit-i l d'u n simple l ien biologiqu e, je nesais pas. (Ses yeu x s'assombrirent.) J'au rais tou jou rssou haité qu 'el le me parle comme el le parle à Dane et qu e jem'entende au ssi bien avec el le qu e mon frère. Mais i l y asans dou te u ne lacu ne chez l 'u ne ou l 'au tre...probablement chez moi . C'est u ne femme beau cou p mieu x

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qu e moi .— Je ne la connais pas; je ne peu x donc vou s

donner tort ou raison. Si cela peu t vou s réconforter lemoins du monde, vou s me plaisez tel le qu e vou s êtes. N on,je ne changerais rigou reu sement rien chez vou s, pasmême votre ridicu le agressivi té.

— Comme c'est genti l de votre part! Et après qu e jevou s ai insu l té, qu i plu s est. Je ne ressemble vraiment pasà Dane, n 'est-ce pas?

— Dane ne ressemble à personne en ce monde.— V ou s vou lez dire qu 'i l n 'appartient pas à ce

monde?— Ou i , peu t-être. (Il se pencha en avant, hors de

l 'ombre, vers la faible lu eu r dispensée par la bou giefichée dans u ne bou tei l le de ch ianti .) Je su is cathol iqu e etma rel igion est la seu le chose qu i ne m'ait jamais trahi . Jen'aime pas parler de Dane parce qu e, du fond du cœu r, jesais qu 'i l est préférable de ne pas aborder certains su jets.V ou s ne lu i ressemblez pas dans votre atti tu de envers lavie, ou envers Dieu . Si on en restait là, hein?

El le le dévisagea avec cu riosité.— Entendu , Rainer, si vou s vou lez. Je vais passer

u n pacte avec vou s... qu el qu e soit le su jet de nosdiscu ssions, nou s n 'évoqu erons jamais ni la natu re deDane ni la rel igion.

Bien des événements étaient intervenu s dans la

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vie de Rainer Moerl ing Hartheim depu is sa rencontreavec Ralph de Bricassart en ju i l let 1943. Une semaineaprès leu r entrevu e, son régiment avait été envoyé su r lefront de l 'est où i l passa le reste de la gu erre. Déchiré,désemparé, trop jeu ne pou r avoir été embrigadé dans lesJeu nesses h itlériennes avant le débu t de la gu erre, i l eu tle temps de réfléchir au x conséqu ences de l 'h i tlérisme, lespieds dans la neige, sans mu nitions, su r u n front sidému ni qu 'i l ne comptait gu ère qu 'u n soldat tou s les centmètres. Et la gu erre ne lu i laissa qu e deu x sou venirs :celu i d'u ne campagne atroce par u n froid atroce et levisage de Ralph de Bricassart. Horreu r et beau té, le diableet Dieu . A demi fou , à demi gelé, attendant sans lamoindre défense qu e les partisans ru sses se laissenttomber sans parachu tes des planeu rs volant à très basseal ti tu de pou r atterrir dans les congères, i l se frappait lapoitrine et marmottait des prières. Mais i l ne savait paspou r qu oi i l priai t : des bal les pou r son fu si l , échapper au xRu sses; son âme immortel le, l 'homme dans la basi l iqu e,l 'A l lemagne, u ne atténu ation de la dou leu r.

A u printemps de 1945, i l batti t en retraite àtravers la Pologne devant les Ru sses, animé, comme sescamarades, d'u n u niqu e objecti f — atteindre u ne zoneoccu pée par les Britanniqu es ou les A méricains. Car, s'i ltombait entre les mains des Ru sses, c'en serait fai t de lu i .Il déchira ses papiers et les brû la, enterra ses deu x Croix

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de Fer, vola qu elqu es vêtements et se présenta au xau torités bri tanniqu es à la frontière danoise. On l 'envoyadans u n camp pou r personnes déplacées en Belgiqu e. Là,pendant u n an, i l vécu t de pain et de bou i l l ie; c'étai t tou tce qu e les Britanniqu es, épu isés, pou vaient fou rnir pou rnou rrir les dizaines de mil l iers d'individu s dont i l savaient la charge, en attendant qu 'i l s finissent parcomprendre qu e la l ibération de ces malheu reu x serait entou s points préférable.

A deu x reprises, les responsables du camp leconvoqu èrent pou r le mettre au pied du mu r. Un navireattendait au mou il lage dans le port d'Ostende et chargeaitdes immigrants pou r l 'A u stral ie. On lu i remettrait despapiers et on l 'embarqu erait gratu itement pou r gagnercette nou vel le patrie. En compensation, i l devraiteffectu er deu x ans de travai l pou r le gou vernementau stral ien à la discrétion de celu i-ci . A près qu oi sa vie lu iappartiendrait en propre. Ce n 'étaient pas les travau xforcés; i l recevrait u n salaire normal , évidemment. Maislors de ces deu x occasions, à force d'éloqu ence, i l parvint àéviter cette forme d'émigration précipitée. Il avait haïHitler, pas l 'A l lemagne, et i l n 'avait pas honte d'êtreal lemand. A ses yeu x, l 'A l lemagne était son foyer; el leavait meu blé ses rêves depu is plu s de trois ans. La seu lepensée de se voir de nou veau perdu dans u n pays oùpersonne ne parlai t sa langu e, où i l ne comprendrait

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personne lu i faisait l 'effet d'u ne malédiction. A u ssi , audébu t de 1947, se retrou va-t-i l sans u n sou dans les ru esd'A achen, prêt à rassembler les morceau x de sonexistence avec u ne énergie farou che.

Lu i et son âme avaient su rvécu , mais pas pou rretou rner à la pau vreté, à l 'obscu rité. Car Rainer étai tplu s qu 'u n homme ambitieu x, u ne sorte de génie. Iltravai l la pou r Gru ndig, et étu dia la matière qu i l 'avaitpassionné depu is ses premiers contacts avec les radars :l 'électroniqu e. Il bou i l lonnait d'idées, mais i l refu sa de lesvendre à Gru ndig pou r u ne part infime de leu r valeu r. A ul ieu de qu oi , i l jau gea soigneu sement le marché, pu isépou sa la veu ve d'u n homme qu i étai t parvenu àconserver deu x peti ts atel iers de radio et se lança dans lesaffaires à son compte. Son intel l igence lu i avait conféré lamatu rité d'u n être beau cou p plu s âgé et le chaos del 'A l lemagne d'après-gu erre offrai t d'immensespossibi l i tés au x hommes jeu nes et entreprenants.

Etant donné qu 'i l avait contracté u n mariagecivi l , l 'Egl ise l 'au torisa à divorcer; en 1951, i l régla àA nnel ise Hartheim le dou ble de la valeu r des atel iers deson premier mari et reprit sa l iberté; pou rtant, i l ne seremaria pas.

Ce qu e le jeu ne homme avait endu ré dans laterreu r glacée de Ru ssie ne produ isi t pas u ne caricatu red'individu dénu é d'âme, mais cela étou ffa en lu i mol lesse

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et dou ceu r, exaspéra d'au tres qu al i tés — intel l igence,implacabi l i té, détermination. Un homme qu i n 'a rien àperdre à tou t à gagner, et u n homme insensible ne peu têtre blessé. C'est tou t au moins ce qu 'i l se répétait; en fai t,i l étai t cu rieu sement semblable à celu i qu 'i l avaitrencontré à Rome en 1943. Comme Ralph de Bricassart, i lcomprenait qu 'i l agissait mal au moment même où i laccompl issait l 'acte; non qu e la conscience du mal qu 'i labritai t l 'arrêtât le moins du monde, ne fû t-ce qu 'u neseconde; i l du t seu lement payer sa réu ssite matériel le parla dou leu r et le tou rment. Beau cou p de ses semblablesau raient estimé qu 'i l l 'avait payée trop cher mais, pou r sapart, i l ju geait qu 'el le valai t deu x fois la sou ffranceendu rée. Un jou r, i l serait à la tête de l 'A l lemagne et feraitde ce pays ce qu 'i l avait rêvé; i l su pprimerait le code aryenet lu thérien, le remplacerait par u n au tre infinimentplu s large. Sachant qu 'i l ne pou rrait promettre de ne pasretomber dans le péché, i l avait refu sé l 'absolu tion auconfessionnal à plu sieu rs reprises, mais sa personnal i téet sa rel igion finirent par s'accommoder et par former u ntou t ju squ 'à ce qu e l 'accu mu lation d'argent et de pou voirl 'eu ssent dépou i l lé peu à peu de sa cu lpabi l i té pou r qu 'i lpû t exprimer u n réel repentir et être absou s.

En 1955, devenu l 'u n des hommes les plu s richeset les plu s pu issants de la nou vel le A l lemagne de l 'Ou est,nou vel lement élu au parlement de Bonn, i l retou rna à

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Rome. Pou r chercher le cardinal de Bricassart et lu imontrer l 'u l time résu l tat de ses prières. Par la su ite, i l nepu t se sou venir de ce qu 'i l avait attendu de cette entrevu ecar, du débu t à la fin de l 'entretien, i l n 'eu t conscience qu ed'u ne seu le chose : i l décevait Ralph de Bricassart. Il avaitcompris pou rqu oi sans avoir besoin de poser la qu estion.Mais i l ne s'étai t pas attendu à la remarqu e du cardinalau moment où i l prenait congé :

— J'avais prié pou r qu e vou s soyez mei l leu r qu emoi, parce qu e vou s étiez si jeu ne. A u cu ne fin ne ju sti fietou s les moyens. Mais je su ppose qu e les graines de notreru ine sont semées avant notre naissance.

De retou r dans sa chambre d'hôtel , i l avait pleu ré,mais s'étai t calmé en réfléchissant : le passé est résolu ; àl 'avenir, je serai tel qu 'i l le sou haite. Et parfois, i l yparvenait, parfois i l échou ait, mais i l essayait. Sonamitié avec les prélats du V atican devint ce qu 'i l avait deplu s précieu x au monde, et i l s'envolait pou r Rome chaqu efois qu e son désespoir exigeait leu r réconfort. Le réconfort.Le leu r étai t d'u ne étrange sorte. Pas l 'imposition desmains ni la su avité des paroles. Plu tôt u n bau me venu del 'âme comme s'i l s comprenaient sa sou ffrance.

Et, tou t en marchant dans la chau de nu itromaine après avoir déposé Ju stine à sa pension, i lsongeait qu 'i l ne cesserait jamais d'être reconnaissant àla jeu ne fi l le. Car, en l 'observant pendant qu 'el le

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affrontait l 'épreu ve qu e représentait pou r el le l 'entrevu ede l 'après-midi , i l avait ressenti u n élan de tendresse àson endroit. Blessé, mais gardant la tête froide, le peti tmonstre. El le étai t capable de se mesu rer à eu x sans céderde terrain. S'en rendaient-i l s compte? Il avaitl 'impression d'avoir éprou vé ce qu e lu i au rait inspiré u nefi l le dont i l eû t été fier, mais i l n 'avait pas de fi l le. A u ssil 'avait-i l enlevée à Dane, emportée, afin d'observer sesréactions après l 'expérience accablante de cette synthèseecclésiastiqu e, renforcée par la présence d'u n frère qu i lu iétai t inconnu , le Dane qu i n 'étai t plu s, et ne pou rraitjamais plu s faire partie intégrante de sa vie.

Ce qu 'i l y avait d'agréable chez le Dieu personnelde Rainer, c'est qu 'i l pou vait tou t pardonner. Il pou vaitpardonner à Ju stine son athéisme foncier, et, à lu i , lafermetu re à dou ble tou r de son potentiel émotionnelju squ 'au moment où i l lu i conviendrait de le rou vrir.Pendant u n temps, i l avait cédé à l 'affolement, croyant enavoir perdu la clef à jamais. Il sou rit, jeta sa cigarette. Laclef... Eh bien, parfois les clefs peu vent adopter d'étrangesformes. Peu t-être qu e chaqu e bou cle de cette tête rou sseétait nécessaire pou r faire jou er la serru re; peu t-être qu e,dans u ne sal le pou rpre, son Dieu lu i avait tendu u ne clefdu même rou ge.

Une éphémère jou rnée disparu e en u ne seconde.Mais en consu l tant sa montre i l s'aperçu t qu 'i l étai t

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encore tôt; i l savait qu e l 'homme qu i détenait tant depou voir maintenant qu e le Sou verain Ponti fe approchaitde la mort serait encore évei l lé, habitu é qu 'i l étai t àpartager les mœu rs noctu rnes de sa chatte; Ces atroceshoqu ets qu i empl issaient la peti te pièce de CastelGandol fo, tordant le visage émacié, pâle, ascétiqu e qu iavait resplendi sou s la tiare depu is tant d'années; i ls'éteignait et c'étai t u n grand pape. Peu importe ce qu el 'on disait; i l étai t u n grand pape. S'i l avait aimé lesA l lemands, s'i l aimait entendre parler al lemand au tou rde lu i , cela changeait-i l qu oi qu e ce soit? Il n 'appartenaitpas à Rainer d'en ju ger.

Mais pou r ce qu e Rainer vou lait savoir à cetinstant, Castel Gandol fo ne pou vait lu i être d'au cu nsecou rs. Et de monter les marches condu isant à la sal lepou rpre afin de parler à V ittorio Scarbanza, cardinal diContini-V erchese. Qu i serait peu t-être le prochain pape,ou peu t-être pas. Depu is près de trois ans, i l avait observéles yeu x sagaces, tendres, sombres, se poser là où i l saimaient avant tou t se poser; ou i , mieu x valai t chercherla réponse chez lu i qu e chez le cardinal de Bricassart.

— Je ne croyais jamais m'entendre dire ça, maisDieu soit lou é! nou s partons pou r Drogheda, dit Ju stine,en refu sant de jeter u ne pièce dans la fontaine de Trevi .N ou s devions voyager en France et en Espagne, au l ieu de

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qu oi nou s sommes encore à Rome où je me sens au ssiinu ti le qu 'u n nombri l . Qu el le plaie!

— Hu m! A insi , vou s êtes convaincu e de l 'inu ti l i tédes nombri ls? remarqu a Rainer. Je crois me sou venir qu eSocrate partageait cette opinion.

— Socrate? Je ne m'en sou viens pas! Bizarre, jecroyais avoir lu presqu e tou tes les œu vres de Platon. El lese torti l la pou r lu i faire face et songea qu e les vêtementsbanals du tou riste à Rome lu i al laient infiniment mieu xqu e le sobre complet qu 'i l portait lors des au diences duV atican.

— Il étai t absolu ment convaincu de l 'inu ti l i té desnombri ls au point qu e, pou r prou ver le bien-fondé de sathèse, i l dévissa son propre nombri l et le jeta.

— Et qu e se produ isi t-i l? demanda-t-el le avec u nfrémissement des lèvres.

— Sa toge est tombée.— Qu el le blagu e! glou ssa-t-el le. D'ai l leu rs, on ne

portait pas de toge à A thènes à cette époqu e. Mais j'ai ladésagréable impression qu e votre h istoire contient u nemorale. (El le retrou va son sérieu x.) Pou rqu oi perdez-vou svotre temps avec moi , Rain?

— Espèce de tête de mu le! Cessez d'ampu ter monprénom de la sorte.

— A lors, vou s ne comprenez pas, marmonna-t-el leen regardant pensivement les scinti l lants fi lets d'eau , le

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bassin malpropre, criblé de pièces sales. Etes-vou s déjàal lé en A u stral ie?

Un frémissement parcou ru t les épau les deRainer.

— J'ai fai l l i y al ler par deu x fois, he rzche n, maisj'ai réu ssi à l 'évi ter.

— Eh bien, si vou s y étiez al lé, vou s comprendriez.V ou s avez u n nom magiqu e pou r les A u stral ienslorsqu 'on le prononce à ma façon Rain. V ou s savez bienqu 'en anglais rain signifie plu ie. La vie dans le désert.

Interdit, i l laissa gl isser sa cigarette.— Ju stine, vou s ne tombez pas amou reu se de moi?— Ce qu e les hommes peu vent être prétentieu x!

Désolée de vou s décevoir, mais c'est non. (Pu is, commepou r adou cir la du reté de ses paroles, el le gl issa la maindans la sienne, la serra.) C'est qu elqu e chose de bienmieu x.

— Qu 'est-ce qu i pou rrait être mieu x qu e de tomberamou reu se?

— Presqu e n 'importe qu oi , d'après moi . Je ne veu xpas avoir besoin d'u n être de cette façon. Jamais.

— Peu t-être avez-vou s raison. C'est certainementu ne entrave qu and ça vient trop tôt. A lors, qu 'est-ce qu i estmieu x?

— Trou ver u n ami. (El le lu i caressa la main.)V ou s êtes mon ami, n 'est-ce pas?

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— Ou i. (Le sou rire au x lèvres, i l jeta u ne piècedans la fontaine.) Là! J'ai dû lu i confier au moins mil ledeu tsche marks au fi l des ans, simplement pou r avoirl 'assu rance qu e je continu erai à sentir la chaleu r du su d.Parfois, dans mes cau chemars, je su is encore glacé.

— V ou s devriez sentir la chaleu r du vrai su d, ditJu stine. 45 degrés à l 'ombre... en admettant qu e l 'onpu isse en trou ver.

— Pas étonnant qu e vou s ne sentiez pas lachaleu r.

Ses lèvres s'écartèrent en u n rire si lencieu x,comme tou jou rs; emprise du temps passé qu and u n vrairire risqu ait de tenter le destin.

El le avait ôté ses chau ssu res, comme d'habitu de;terri fié, i l la regardait marcher pieds nu s su r le pavé etl 'asphal te assez chau d pou r qu 'on pû t y cu ire u n œu f.

— Sale gosse! Mettez vos chau ssu res.— Je su is au stral ienne. N os pieds sont trop larges

pou r être à l 'aise dans des sou l iers. C'est dû au fai t qu enou s n 'avons jamais de véri tables grands froids; nou smarchons pieds nu s chaqu e fois qu e nou s le pou vons. Jesu is capable de traverser u n enclos bou rré d'épines et deles retirer de mes pieds sans même les sentir, lança-t-el lefièrement. Je serais probablement capable de marchersu r des charbons ardents. (Pu is, bru squ ement, el lechangea de su jet.) A imiez-vou s votre femme, Rain?

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— N on.— V ou s aimait-el le?— Ou i . El le n 'avait au cu ne au tre raison de

m'épou ser.— La pau vre! V ou s vou s êtes servi d'el le et vou s

l 'avez laissé tomber.— Est-ce qu e ça vou s déçoit?— N on, je ne crois pas. En fai t, je ne vou s en

admire qu e davantage. Mais ça me peine pou r el le, et çarenforce ma résolu tion de ne jamais me laisserembarqu er dans u ne tel le connerie.

— V ou s m'admirez? demanda-t-i l d'u n ton u ni ,stu péfait.

— Pou rqu oi pas? Je ne cherche pas en vou s ce qu evotre femme a manifestement trou vé. J'éprou ve de lasympathie pou r vou s. V ou s êtes mon ami. El le vou saimait, vou s étiez son mari .

— Je crois, he rzche n, qu e les ambitieu x n 'ont riende très agréable pou r leu rs femmes, laissa-t-i l tomber,non sans tristesse.

— C'est parce qu 'i l s tombent généralement su r desfemmes du type carpette. Le genre « Ou i , mon chéri , non,mon chéri , qu 'est-ce qu e je peu x faire pou r toi , chéri ». Lagu igne, qu oi . Si j'avais été votre femme, je vou s au raisconsei l lé d'al ler vou s faire fou tre ai l leu rs, mais je pariequ 'el le ne vou s l 'a jamais dit.

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— N on, la pau vre A nnel ise, admit-i l , l èvresfrémissantes. El le étai t du genre martyre et ses armesétaient infiniment moins blessantes. En ou tre, el le nes'exprimait pas d'u ne façon au ssi directe etdél icieu sement châtiée.

Les larges ortei l s de Ju stine s'accrochaient aubord de la fontaine comme des doigts vigou reu x. El le serejeta en arrière et retomba su r ses pieds avec aisance.

— Enfin, i l fau t convenir qu e vou s vou s êtes biencondu it avec el le à la fin . V ou s vou s en êtes débarrassé.El le est infiniment plu s tranqu i l le sans vou s, bien qu 'el lene s'en rende probablement pas compte. Tandis qu e moi jepeu x vou s garder parce qu e je ne vou s au rai jamais dansla peau .

— V ou s êtes vraiment du re avec moi , Ju stine.Comment avez-vou s appris tou t ça su r mon passé?

— J'ai demandé à Dane. N atu rel lement, comme àson habitu de, i l s'est contenté d'énoncer les fai ts, sansplu s, mais j'en ai tiré mes dédu ctions.

— Grâce à l 'énorme somme d'expérience qu e vou savez accu mu lée, sans au cu n dou te. Qu el le blu ffeu se vou sfaites! On prétend qu e vou s êtes u ne excel lentecomédienne, mais j'ai du mal à le croire. Commentparvenez-vou s à exprimer des émotions qu e vou s n 'avezjamais connu es? En tant qu e femme vou s êtes plu sretardée su r le plan affecti f qu e la plu part des fi l les de

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qu inze ans.El le se laissa tomber du bord de la fontaine, s'assi t

su r le mu ret et se pencha pou r enfi ler ses chau ssu res;l 'air lu gu bre, el le agita encore ses ortei l s.

— Merde, j'ai les pieds enflés!A u cu ne réaction de hargne ou d'indignation ne

donnait à penser qu 'el le avait entendu ce qu e Rainervenait de lu i dire. A croire qu e les remontrances ou lescri tiqu es qu e l 'on pou vait lu i adresser étaient tou tsimplement neu tral isées par u n système occu l tant sesfacu l tés au ditives lorsqu e l 'envie lu i en prenait. Commeel le avait dû en entendre! Un vrai miracle qu 'el le nedétestât pas Dane.

— C'est u ne qu estion à laqu el le i l est di ffici le derépondre, di t-el le enfin. Je dois en être capable, sinon je neserais pas au ssi bonne, n 'est-ce pas? Mais c'est u n peucomme... u ne attente. Je veu x parler de ma vie hors descène. Je me réserve; on n 'a tou jou rs qu 'u n certain capitalà dépenser. N ou s sommes l imités dans ce qu e nou spou vons donner, vou s ne croyez pas? Et, su r scène, je nesu is pas moi , ou plu s exactement je su is u ne su ccession demoi. N ou s abritons tou s u ne profu sion de soi . Pou r moi ,jou er est avant tou t et essentiel lement intel lectu el ;l 'émotion ne vient qu 'après. L'u n l ibère l 'au tre et l 'affine.C'est tel lement plu s qu e simplement pleu rer, hu rler ous'extirper u n rire ju ste. C'est magnifiqu e, vou s savez, de

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s'imaginer dans la peau d'u n au tre soi , de qu elqu 'u n qu ej'au rais pu être si les circonstances l 'avaient vou lu . C'estlà le secret. Pas de devenir qu elqu 'u n d'au tre, maisd'assimiler le rôle au point qu e le personnage deviennesoi; et i l devient moi . (El le se remit bru talement su r piedcomme si la su rexcitation était trop grande pou r qu 'el ledemeu rât immobile.) Imaginez, Rain! Dans vingt ans, jepou rrai me dire j'ai commis des meu rtres, je me su issu icidée, je su is devenu e fol le, j'ai sau vé des hommes ou jeles ai ru inés. Oh! les possibi l i tés sont infinies.

— Et vou s les incarnerez tou tes; el les seront tou tesvou s. (Il se leva, lu i pri t de nou veau la main.) Ou i , vou savez raison, Ju stine. V ou s ne pou vez pas dépenser votrecapital en dehors de la scène. Chez n 'importe qu i d'au tre jecrois qu e ce serait possible, mais chez vou s je n 'en su is passi sû r.

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A vec u n peu d'imagination, les habitants deDrogheda au raient pu croire qu e Rome et Londresn'étaient pas plu s éloignés qu e Sydney et qu e, qu oiqu eadu ltes, Dane et Ju stine étaient encore des enfants enpension. Evidemment, i l s ne pou vaient revenir pou rpasser de cou rtes vacances comme jadis, mais u ne fois paran i l s débarqu aient pou r u n mois au moins.Généralement en aoû t ou septembre, et i l s ne paraissaientpas avoir beau cou p changé. Très jeu nes. Etait-i limportant qu 'i l s eu ssent qu inze et seize ans ou vingt-deu xet vingt-trois? Si les gens de Drogheda vivaient pou r cemois de débu t de printemps, i l s s'abstenaient résolu mentde phrases tel les qu e « Eh bien, plu s qu e qu elqu essemaines et i l s seront là », ou « Grand Dieu , i l n 'y a mêmepas u n mois qu 'i l s sont partis! ». Mais dès ju i l let, le pasdes u ns et des au tres devenait plu s alerte et des sou rirespermanents s'instal laient su r les visages. Des cu isinesau x enclos, en passant par le salon, on préparait cadeau xet réjou issances.

Entre-temps, i l y avait les lettres. Cel les-cireflétaient généralement la personnal i té de leu rsau teu rs, mais parfois el les se révélaient contradictoires.

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On au rait pu penser, par exemple, qu e Dane serait u ncorrespondant d'u ne régu lari té méticu leu se tandis qu eJu stine donnerait de ses nou vel les sporadiqu ement. Qu eFee n 'écrirait jamais. Qu e les frères Cleary enverraientdeu x lettres par an. Qu e Meggie enrichirait les postes enenvoyant des missives chaqu e jou r, tou t au moins à Dane.Qu e Mme Smith , Minnie et Cat expédieraient des cartes deN oël et d'anniversaire. Qu 'A nne Mu el ler écrirai t sou ventà Ju stine, jamais à Dane.

Dane avait d'excel lentes intentions et,effectivement, i l écrivait régu l ièrement. Par malheu r, i lou bl iai t sou vent de poster son cou rrier; au ssi i l arrivaitqu e l 'on n 'eû t au cu ne nou vel le pendant deu x ou troismois, pu is Drogheda recevait des dizaines de lettres enmême temps. La loqu ace Ju stine rédigeait de longu esmissives, reflu x de conscience, su ffisamment grossièrespou r faire rou gir, inqu iéter, mais absolu mentpassionnantes. Meggie n 'écrivait qu e tou s les qu inze jou rsà ses deu x enfants. Ju stine ne recevait jamais de lettres desa grand-mère; par contre i l en arrivait sou vent à Dane.Chacu n des oncles du jeu ne séminariste lu i donnaitrégu l ièrement des nou vel les de la terre, des mou tons, dela santé des femmes de Drogheda car tou s estimaient qu 'i létai t de leu r devoir de l 'assu rer qu e tou t al lai t bien à lamaison. Pou rtant, i l s n 'al laient pas ju squ 'à agir de mêmeenvers Ju stine, laqu el le en eû t d'ai l leu rs été absolu ment

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stu péfaite. Qu ant au x au tres, Mme Smith , Minnie, Cat etA nne Mu el ler, leu r correspondance était conforme à cequ 'on pou vait en attendre.

Il étai t agréable de l ire les lettres, et pénible de lesécrire. Pou r tou s, sau f Ju stine qu i étai t exaspérée de nejamais en recevoir du genre qu 'el le eû t sou haité —épaisses, longu es et franches. C'étai t par l 'entremise deJu stine qu e les gens de Drogheda recevaient desrenseignements su r la vie de Dane car les lettres de celu i-ci n 'entraient jamais dans le vi f du su jet contrairement àcel les de sa sœu r. A insi , écrivi t-el le à u ne occasion :

Rain e st arrivé à Londre s par avion aujourd'hui. I lm'a dit qu'il avait vu Dane à Rome la se maine de rniè re . I l levoit be aucoup plus souve nt que moi puisque Rome arrivee n tê te de liste de son carne t de voyage e t Londre s tout àfait e n bas de page . Aussi je dois avoue r que c'e ste sse ntie lle me nt à cause de Rain que je re trouve Dane àRome chaque anné e avant de partir pour che z nous. Daneaime bie n ve nir à Londre s, mais je m'oppose à ce qu'il sepointe ici quand Rain e st à Rome . Egoïsme . Vous n'imagine zpas à que l point j'aime me trouve r ave c Rain. C'e st l'une de srare s pe rsonne s que je connaisse qui soit capable de m'e ndonne r pour mon arge nt, e t je souhaite rais le voir plussouve nt.

S ur un ce rtain plan, Rain a plus de chance que moi.

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I l re ncontre de s camarade s de sé minaire de Dane , moipas. Je crois que Dane a l'impre ssion que je le s viole raissur place . A moins qu'il ne croie qu'e ux me saute raie ntde ssus. Ah! S i se ule me nt ils me voyaie nt dans mon costumede Charmian. I l e st se nsationne l, le s e nfants, vraime nt. Unesorte de vamp, une The da Bara au goût du jour. De ux pe titsbouclie rs de bronze pour le s nichons, de s tas, de s tas dechaîne s e t ce que j'imagine ê tre une ce inture de chaste té —e n tout cas, il faudrait un fame ux ouvre -boîte pour e n ve nirà bout. Ave c une longue pe rruque noire , du fond de te intsombre sur le corps e t me s pe tits morce aux de mé tal, jesuis du tonne rre .

... Où e n é tais-je ? Ah oui! Rain é tait la se mainede rniè re à Rome où il a re trouvé Dane e t se s camarade s.I ls sont tous partis e n viré e . Rain insiste toujours pourpaye r afin de ne pas gê ne r Dane . C'a é té une nuitmé morable . Pas de fe mme , naturlich, mais tout le re ste .Est-ce que vous pouve z imagine r Dane à ge noux dans unboui-boui de Rome e n train de dé bite r de s ve rs à un vasede jonquille s? Pe ndant dix minute s, il s'e st e fforcé de me ttrele s mots du poè me dans l'ordre , mais sans y parve nir;alors il a re noncé e t, une jonquille e ntre le s de nts. I l s'e stmis à danse r. Pouve z-vous se ule me nt imagine r Dane dansce tte situation? Rain pré te nd que c'e st inoffe nsif e tindispe nsable . Trop de travail e t pas de dé rivatifs, e tc. Le sfe mme s é tant hors de que stion, le mie ux e st une cuite

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carabiné e ; c'e st tout au moins ce que pré te nd Rain. Necroye z pas que ça arrive souve nt, ce n'e st pas le cas e t,d'aprè s ce que j'ai compris, quand ça se produit, c'e st Rainqui mè ne la danse . I l pe ut donc garde r à l'œil toute ce tteé quipe de gamins attardé s. Je dois avoue r que j'aibe aucoup ri e n imaginant l'auré ole de mon che r frè re e ntrain d'alle r valse r dans le s dé cors pe ndant qu'il dansait unflame nco, une jonquille e ntre le s de nts.

Dane passa hu it ans à Rome avant d'être ordonnéprêtre, et, au débu t de son séjou r, u n tel laps de tempsparaissait à tou s interminable. Pou rtant, ces hu it annéespassèrent plu s vi te qu 'au cu n des habitants de Droghedane l 'avait imaginé. Personne se savait exactement ce qu 'i lal lai t faire après son ordination, sinon qu e,vraisemblablement, i l rentrerait en A u stral ie. Seu lesJu stine et Meggie se dou taient qu 'i l désirerait demeu reren Ital ie et, pou r sa part, Meggie pou vait apaiser sesdou tes en se remémorant le contentement de son fi l s lorsde chacu n de ses séjou rs à Drogheda. Il étai t au stral ien, i lvou drait rentrer chez lu i . Pou r Ju stine, i l en al lai tdi fféremment. Personne n 'imaginait qu 'el le pû t revenirdéfinitivement. El le étai t comédienne et, en A u stral ie,c'en serait fai t de sa carrière, tandis qu e Dane pou rraitexercer son ministère n 'importe où avec le même zèle.

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— C'est u ne véri table fai l l i te, di t Meggie.— Pardon, qu e disiez-vou s, chérie? demanda

A nne.A ssises dans u n angle, chau d de la véranda, el les

l isaient, mais Meggie avait reposé son l ivre su r sesgenou x et, l 'air absent, observait le manège de deu xbergeronnettes su r la pelou se. Les plu ies avaient étéabondantes cette année; partou t des vers et des insectes, etles oiseau x replets et heu reu x s'en donnaient à cœu r joie.Pépiements et gazou i l l is meu blaient l 'air de l 'au be aucou cher du solei l .

— Je dis qu e c'est u ne véri table fai l l i te, répétaMeggie dans u ne sorte de croassement. Un fiasco. Tou tesces promesses! Qu i au rait pu s'en dou ter en 1921 qu andnou s sommes arrivés à Drogheda?

— Qu e vou lez-vou s dire?— Six fi l s au total , plu s moi , et l 'année d'après

deu x au tres garçons. A qu oi étai t-on en droit des'attendre? Des dizaines d'enfants, u ne cinqu antaine depeti ts-enfants? Et voyez où nou s en sommes. Hal et Stusont morts, au cu n de ceu x qu i restent ne semble avoir lamoindre intention de se marier et moi , qu i ne peu x légu erle nom des Cleary, j'ai été la seu le à donner des héri tiers àDrogheda. Et cela n 'a tou t de même pas comblé les dieu x.Un fi l s et u ne fi l le. On au rait pu imaginer plu sieu rspeti ts-enfants. Et qu e se passe-t-i l? Mon fi l s entre en

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rel igion, et ma fi l le a embrassé u ne carrière de femmel ibre. Décidément, Drogheda est marqu é.

— Je ne vois pas ce qu e la si tu ation a de tel lementétrange, répl iqu a A nne. A près tou t, qu e pou vait-onattendre de la part de vos frères? Parqu és ici comme deskangou rou s timides, comment au raient-i l s rencontré desfi l les su sceptibles de devenir leu rs épou ses? Qu ant à Jimset Patsy, i l s sont restés marqu és par la gu erre. Pou vez-vou s imaginer qu e Jims se marie en sachant qu e Patsy esttrop diminu é pou r convoler? Il s sont beau cou p tropproches l 'u n de l 'au tre pou r envisager u ne qu elconqu eséparation. Et d'ai l leu rs, la terre est exigeante, el le prendtou t des hommes, d'au tant qu 'i l s n 'ont pas grand-chose àdonner. J'entends su r le plan physiqu e. Est-ce qu e ça nevou s a jamais frappée, Meggie? V otre famil le n 'est pastrès portée su r le sexe pou r dire les choses bru talement. Etc'est d'ai l leu rs valable pou r Dane et Ju stine. Certainsindividu s ont des besoins impérieu x, mais ce n 'est pas lecas chez vou s tou s. Pou rtant, Ju stine finira peu t-être parse marier. Il y a Rainer, cet A l lemand, au qu el el le sembletrès attachée.

— V ou s avez mis le doigt dessu s, convint Meggiequ i n 'étai t pas d'hu meu r à être consolée. El le lu i sembletrès attachée. Sans plu s. A près tou t, el le le connaît déjàdepu is sept ans. Si el le avait vou lu l 'épou ser, ce serait fai tdepu is des années.

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— Croyez-vou s? Je connais bien Ju stine, réponditA nne à ju ste ti tre car el le-la connaissait mieu x qu equ iconqu e à Drogheda, y compris Meggie et Fee. J'ail 'impression qu 'el le est terri fiée à l 'idée de se jeter tête lapremière dans u n mariage d'amou r avec tou t ce qu e çaimpl iqu erait, et je dois dire qu e j'admire Rainer. Il sembletrès bien la comprendre. Oh! je n 'irais pas ju squ 'à direqu 'i l est amou reu x d'el le, je ne su is pas dans le secret desdieu x. Mais s'i l l 'est, i l a au moins l 'intel l igenced'attendre qu 'el le soit prête à faire le plongeon. (El le sepencha en avant; ou bl ié, son l ivre tomba su r lecarrelage.) Oh, écou tez cet oiseau ! Son chant enremontrerait à u n rossignol . (Pu is el le se décida àexprimer ce qu 'el le avait su r le cœu r depu is dessemaines.) Meggie, pou rqu oi n 'al lez-vou s pas à Romeassister à l 'ordination de Dane?

— Je n 'irai pas à Rome, dit Meggie, les dentsserrées. Je ne qu itterai plu s jamais Drogheda.

— Meggie, je vou s en prie! V ou s risqu ez de lu i fairetant de peine! A l lez-y , je vou s en su ppl ie. Sinon, i l n 'yau ra pas u ne femme de Drogheda pu isqu e vou s êtes laseu le qu i soit su ffisamment jeu ne pou r entreprendre levoyage par avion. Je vou s assu re qu e si je croyais qu e monvieu x corps pu isse su rvivre à cette expédition jen 'hésiterais pas u ne seconde.

— A l ler à Rome pou r voir Ralph de Bricassart

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faire ses simagrées? Je préférerais mou rir.— Oh, Meggie, Meggie! Pou rqu oi les accabler, lu i

et votre fi l s, de vos fru strations? V ou s l 'avez déjàreconnu ... c'est votre propre fau te. A lors, ou bl iez votreorgu ei l et partez pou r Rome, je vou s en prie.

— Ce n 'est pas u ne qu estion d'orgu ei l . (El lefrissonna.) Oh, A nne, j'ai peu r d'y al ler! Parce qu e je n 'ycrois pas. Je n 'arrive tou t simplement pas à y croire! J'enai la chair de pou le qu and j'y pense.

— Et avez-vou s songé qu 'i l pou rrait ne pas reveniren A u stral ie après avoir été ordonné prêtre? A vez-vou senvisagé cette éventu al i té? On ne lu i accordera plu s delongu es vacances comme qu and i l étai t au séminaire.A lors, s'i l décide de rester à Rome, vou s serez peu t-êtreobl igée d'al ler en Ital ie si vou s vou lez le voir. Partez pou rRome, Meggie.

— Je ne peu x pas. Si vou s saviez comme j'ai peu r!Ce n 'est pas u ne qu estion d'orgu ei l , n i de voir Ralphl 'emporter su r moi , ni au cu ne des raisons qu e je donne àtou s pou r mettre u n terme au x qu estions dont onm'assai l le. Dieu sait qu e mes deu x hommes me manqu enttant qu e je serais capable de faire le voyage à genou x si jepou vais penser, ne serait-ce qu 'u ne minu te, qu 'i l s ontbesoin de moi . Oh, Dane serait content de me voir, maisRalph? Il a ou bl ié ju squ 'à mon existence. Je meu rs depeu r, je vou s assu re. A u tréfonds de moi , je sais qu e si je

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vais à Rome i l arrivera qu elqu e chose. A u ssi je n 'irai pas.— Et qu e vou lez-vou s qu 'i l arrive?— Je ne sais pas... Si je le savais, j'au rais qu elqu e

chose à combattre, mais u ne impression... Comment peu t-on combattre u ne impression? Car i l s'agit de ça. Uneprémonition. Comme si les dieu x se rassemblaient.

A nne ri t.— V ou s viei l l issez sérieu sement, Meggie. A rrêtez!— Je ne peu x pas, je ne peu x pas! Et je su is u ne

viei l le femme.— Ridicu le. V ou s êtes dans la pleine force de l 'âge.

En excel lente santé et bien assez jeu ne pou r sau ter dansu n avion.

— Oh, laissez-moi tranqu i l le! s'emporta Meggie enramassant son l ivre.

Parfois, u ne fou le qu 'anime u n bu t précisconverge su r Rome. Pas pou r le tou risme, lacontemplation des gloires passées dans les rel iqu esactu el les; pas pou r occu per u n laps de temps entre A et Bavec Rome pou r étape. Il s'agit là d'u ne fou le u nie par u neseu le et même émotion; el le éclate de fierté car el le vientpou r voir fi l s, neveu , cou sin, ami ordonné prêtre dans lagrande basi l iqu e, l 'égl ise la plu s vénérée du monde. Sesmembres descendent dans d'hu mbles pensions, des hôtelsde lu xe, chez des amis ou parents. Mais i l s sont

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totalement u nis, en paix les u ns avec les au tres et avec lemonde. Il s entreprennent les tou rnées classiqu es avecdéférence : mu sée du V atican avec la chapel le Sixtinepou r cou ronner leu r endu rance; le Foru m, le Cotisée, lavoie A ppienne, la place d'Espagne, la cu pide fontaine deTrevi , le spectacle son et lu mière. Passant le temps dansl 'attente du grand jou r. On leu r accordera le privi lègeexceptionnel d'u ne au dience privée avec le Saint-Père et,pou r eu x, Rome n 'au ra rien de trop beau . Cette fois, cen 'étai t pas Dane qu i attendait Ju stine su r le qu ai commelors des occasions précédentes. Il faisait retraite. A saplace. Rainer Moerl ing Hartheim arpentait l 'asphal tesale comme u n gros animal . Il n 'accu ei l l i t pas Ju stineavec u n baiser; i l ne se l ivrait jamais à u ne tel ledémonstration, i l lu i passa seu lement u n bras au tou r desépau les et la pressa contre lu i .

— V ou s avez tou t de l 'ou rs, remarqu a Ju stine.— De l 'ou rs?— A u débu t, qu and je vou s ai connu , je pensais qu e

vou s incarniez u ne sorte de mai l lon manqu ant, mais j'aifini par comprendre qu e vou s teniez davantage de l 'ou rsqu e du gori l le. La comparaison avec le gori l le manqu aitde genti l lesse.

— Et les ou rs sont genti l s?— Eh bien, i l s mettent sans dou te leu rs victimes à

mort tou t au ssi rapidement, mais leu r étreinte est plu s

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dou ce. (El le passa le bras sou s le sien et calqu a son pas su rcelu i de l 'homme car el le étai t presqu e au ssi grande qu elu i .) Comment va Dane? L'avez-vou s vu avant qu 'i l entreen retraite? J'au rais volontiers tu é Clyde pou r ne pasm'avoir l ibérée plu s tôt.

— Pane est tou jou rs le même.— V ou s ne l 'avez pas débau ché?— Moi? Bien sû r qu e non. V ou s êtes en beau té,

he rzche n.— Je me su is mise su r mon trente et u n; j'ai rendu

visi te à tou s les cou tu riers de Londres. Ma nou vel le ju pevou s plaî t? On l 'appel le mini .

— Marchez devant moi et je vou s répondrai .L'ou rlet de la ju pe arrivait à peu près à mi-cu isse;

la soie tou rnoya qu and el le revint vers lu i .— Qu 'en pensez-vou s, Rain? Est-ce vraiment

scandaleu x? J'ai remarqu é qu 'à Paris on ne s'habi l lai t pasencore au ssi cou rt.

— He rzche n... avec des jambes au ssi bel les qu e lesvôtres, porter u ne ju pe plu s longu e d'u n mil l imètre seraitproprement scandaleu x. Je su is persu adé qu e lesRomains seront d'accord avec moi .

— A u trement dit, j'au rai le cu l plein de bleu s enu ne heu re au l ieu d'u ne jou rnée. Le diable les emporte!Pou rtant, i l y a qu and même qu elqu e chose d'étonnant,Rain…

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— Qu oi?— Je n 'ai jamais été pincée par u n prêtre. Tou t au

long de ces années, je su is entrée et sortie du V atican sanspou voir me targu er du moindre pinçon ecclésiastiqu e.A u ssi j'ai pensé qu 'en portant u ne mini ju pe j'avais encoreu ne chance d'être à l 'origine de la perte de qu elqu e pau vreprélat.

— V ou s pou rriez être ma perte, di t-i l en sou riant.— N on, vraiment? En orange? Je croyais qu e vou s

me détestiez en orange avec mes cheveu x orange.— Une cou leu r au ssi chau de enflamme les sens.— V ou s me taqu inez, marmonna-t-el le d'u n air

dégoû té en montant dans la l imou sine Mercedes dontl 'ai le s'ornait d'u n fanion. En qu el honneu r ce peti tdrapeau ?

— Il va de pair avec ma nomination augou vernement.

— Pas étonnant qu e j'aie eu droit à u n article dansle Ne ws of the World ! L'avez-vou s vu ?

— V ou s savez bien qu e je ne l is pas les torchons dece genre, Ju stine.

— Ma foi , moi non plu s. Qu elqu 'u n me l 'a montré(Sa voix se fi t hau t perchée et pri t des intonationssarcastiqu es.) Qu el le est l 'actrice au stral ienne en vogu eau x cheveu x carotte qu i entretient de très cordialesrelations avec u n membre du gou vernement ou est-

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al lemand?— Les jou rnal istes ne savent pas depu is combien

de temps nou s nou s connaissons, répl iqu a-t-i ltranqu i l lement en al longeant confortablement lesjambes.

Ju stine jeta u n cou p d'œil approbateu r au xvêtements de son compagnon; très lâches, très i tal iens.Lu i au ssi se conformait à la mode eu ropéenne, osantporter l 'u ne de ces chemises en fi let qu i permettaient au xmâles i tal iens d'exhiber la pi losi té de leu r poitrine.

— V ou s ne devriez jamais porter des complets avecchemises et cols, di t-el le tou t à trac.

— A h non? Pou rqu oi?— Le machinisme est décidément votre sty le...

exactement ce qu e vou s portez au jou rd'hu i , médai l le etchaîne d'or su r u ne poitrine velu e. Dans u n complet, ondirait qu e vou s avez du ventre, ce qu i n 'est pas le cas.

Un instant, i l la considéra avec su rprise, pu is sesyeu x se firent alertes, commu niqu ant à son visage cequ 'el le appelait son expression de « réflexion concentrée ».

— V oi là qu i est nou veau , grommela-t-i l .— Qu 'est-ce qu i est nou veau ?— Depu is sept ans qu e je vou s connais, vou s ne

vou s êtes jamais l ivrée au moindre commentaire su r monapparence, sau f peu t-être pou r la dénigrer.

— Oh, vraiment, vou s croyez? demanda-t-el le,

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l 'air u n peu honteu x. Dieu sait qu e j'y ai sou vent pensé etjamais pou r la dénigrer. (Pou r u ne raison qu elconqu e,el le ju gea bon d'apporter u n rapide correcti f.) Enfin, jeveu x dire à la façon dont vou s vou s habi l lez.

Il ne répondit pas, mais i l sou riai t comme si u nepensée extrêmement agréable lu i venait à l 'esprit.

Cette promenade en voitu re avec Rainerreprésenta le seu l moment de qu iétu de pendant plu sieu rsjou rs. Peu après leu r visi te au cardinal de Bricassart etau cardinal di Contini-V erchese, la l imou sine lou ée parRainer déposa le contingent de Drogheda à l 'hôtel . Du coinde l 'œi l , Ju stine observa la réaction de Rainer devant safamil le, consti tu ée exclu sivement d'oncles. Ju squ 'audernier moment, Ju stine avait espéré qu e sa mèrechangerait d'avis et viendrait à Rome. Le fai t qu 'el le se fû tabstenu e lu i portait u n ru de cou p; Ju stine ne savait pastrès bien si el le éprou vait de la peine pou r Dane ou si cetteabsence l 'affectait personnel lement. Mais qu oi qu 'i l ensoit, les oncles étaient là et i l lu i appartenait de lesrecevoir.

Oh, qu 'i l s étaient timides! Comment lesdistingu er les u ns des au tres? Plu s i l s viei l l issaient, plu si ls se ressemblaient. Et à Rome, i l s tranchaient comme...ma foi , comme des éleveu rs au stral iens en vacances àRome. Chacu n d'eu x portait l 'u niforme ci tadin des richescolons : demi-bottes à élastiqu e, pantalon neu tre, veste de

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sport bru ne fai te d'u ne laine très lou rde et bou clée, fendu esu r les côtés et renforcée par u ne profu sion de pièces decu ir, chemise blanche, cravate de laine tricotée, feu tregris à calotte plate et à large bord. Rien de très nou veaudans les ru es de Sydney à l 'occasion de l 'ExpositionA gricole de Pâqu es, mais assez insol i te à Rome à la fin del 'été.

Enfin, Rain est là! Grâces en soient rendu es àDieu . Comme i l est bon avec eu x. Je n 'au rais jamais cruqu elqu 'u n capable d'inciter Patsy à parler, mais i l yréu ssit. Il s caqu ettent tou s comme des pou les. Et où diablea-t-i l déniché de la bière au stral ienne à leu r intention? Illes trou ve sympathiqu es et s'intéresse à eu x, je su ppose.Tou t est bon pou r u n indu striel -pol i ticien al lemand.

Comment diable parvient-i l à conserver sa foi enétant ce qu 'i l est? Tu es u ne véri table énigme. RainerMoerl ing Hartheim. A mi de papes et de cardinau x, ami deJu stine O'N ei l l . Oh, si tu n 'étais pas si laid, jet'embrasserais tant je te su is reconnaissante. Seigneu r,j'imagine ce qu e ce serait d'être perdu e à Rome avec lesoncles sans la présence de Rain. Rain..., décidém ent,au ssi bienfaisant qu e la plu ie.

A dossé à son siège, i l écou tait Bob lu i parler de latonte et, n 'ayant rien de mieu x à faire pu isqu 'i l sechargeait de tou t si magistralement, Ju stine l 'observaitavec cu riosité. Généralement, el le remarqu ait su rtou t les

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particu lari tés physiqu es des individu s mais, de temps àau tre, sa vigi lance se relâchait et el le laissait des êtress'insinu er en el le, se tai l ler u ne place dans sa vie sansqu 'el le eû t fai t le premier pas, pou rtant essentiel à sesyeu x. Car si celu i-ci n 'avait pas été accompl i , parfoisplu sieu rs années s'écou laient avant qu 'u n individu fî t denou veau intru sion dans ses pensées en tant qu 'étranger.Comme à présent, en observant Rainer. Tou t étai t dû àleu r première rencontre, évidemment, entou rée qu 'el leétait d'hommes d'Egl ise, angoissée, craintive, bienqu 'essayant de crâner. El le avait pris conscience de sescaractéristiqu es évidentes : sa pu issante charpente, sescheveu x, son teint bistré. Pu is, qu and i l l 'avait emmenéedîner, la possibi l i té de recti fier son ju gement s'en étaital lée, car i l l 'avait obl igée à décou vrir en lu i infinimentplu s qu e son apparence physiqu e; el le avait été tropintéressée par ce qu e disait la bou che pou r regarder laforme des lèvres.

Il n 'est pas laid du tou t, se dit-el le en leconsidérant. Il a bien l 'air de ce qu 'i l est, peu t-être u nmélange du mei l leu r et du pire. Comme u n empereu rromain. Pas étonnant qu 'i l adore cette vi l le. El le est sonfoyer spiri tu el . V isage large au x pommettes hau tes etnéanmoins nez peti t et aqu i l in . Epais sou rci ls bru ns,droits au l ieu de su ivre la cou rbe des orbites. Très longsci ls noirs, presqu e féminins, et beau x yeu x sombres, le

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plu s sou vent voi lés pou r masqu er ses pensées. Son plu sbel attrait est indéniablement sa bou che, lèvres ni troppleines, ni minces, ni peti tes ni trop grandes, très bienformées, admirablement dessinées, ce qu i sou l igne encorela fermeté qu 'i l leu r commu niqu e; on dirait qu e s'i lrelâchait son emprise su r sa bou che, i l l ivrerait lessecrets de sa véri table personnal i té. Intéressant dedémonter u n visage déjà si connu , et pou rtant totalementinconnu .

El le émergea de sa rêverie pou r s'apercevoir qu 'i ll 'observait, ce qu i équ ivalait à être exposée nu e devantu ne fou le armée de pierres. Un instant, i l la dévisagea,yeu x grands ou verts et alertes, pas vraiment alarmés,mais intéressés. Pu is, son regard se reporta calmementvers Bob au qu el i l posa u ne qu estion pertinente su r lalaine. Ju stine se rappela à l 'ordre, se secou a, s'interdittou t vagabondage d'imagination. Mais c'étai t fascinantde voir tou t à cou p u n homme, u n ami de longu e date, sou sles trai ts d'u n amant possible. Et de ne pas se rebel ler lemoins du monde devant cette pensée.

El le avait donné de nombreu x su ccesseu rs àA rthu r Lestrange sans céder au fou rire. Oh, j'ai parcou ruu n long chemin depu is cette nu it mémorable, mais je medemande si je peu x me targu er du moindre progrès. Il esttrès agréable de partager son l i t avec u n compagnon, etqu e Dane ai l le au diable avec ses théories su r l 'homme

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u niqu e. Je ne veu x pas d'homme u niqu e; au ssi je necou cherai pas avec Rain; oh , non! Ça modifierait trop dechoses et je perdrais u n ami. J'ai besoin de mon ami, je nepeu x pas me permettre de me passer de lu i . Je le garderaicomme je garde Dane, u n être hu main du sexe mascu l insans importance physiqu e à mes yeu x.

L'Egl ise pou vait contenir vingt mil le fidèles, el len 'étai t donc pas comble. N u l le part au monde, on n 'aconsacré au tant de temps, de réflexion et de génie à lacréation d'u n temple de Dieu ; celu i-ci ravalait les œu vrespaïennes de l 'A ntiqu ité à l 'insignifiance.Indéniablement. Tant d'amou r, tant de su eu r. Labasi l iqu e de Bramante, la cou pole de Michel-A nge, lebaldaqu in du Bernin. Monu ment dédié non seu lement àDieu mais à la gloire de l 'homme. Devant l 'au tel , sou s leconfe ssio de Maderno, est le tombeau de saint Pierre; là,Charlemagne fu t cou ronné Empereu r. L'écho de voixanciennes paraissait chu choter parmi les éclats ténu s delu mière, des doigts morts pol issaient des rais de clartéderrière le hau t au tel et caressaient les colonnes torses,en bronze, du baldaqu in.

Il étai t étendu su r les marches, face contre terre,comme mort. A qu oi pensait-i l? A britai t-i l u ne dou leu rinterdite parce qu e sa mère n 'étai t pas venu e? Le cardinalde Bricassart le regarda à travers ses larmes et su t qu 'i l

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n'y avait pas de dou leu r. A vant, ou i ; après, certainement,mais maintenant pas de dou leu r. Tou t en lu i étai t projetédans l 'instant, le miracle. A u cu ne place en lu i pou r qu oiqu e ce soit qu i ne fû t Dieu . C'étai t le jou r d'entre les jou rs etrien ne comptait, sinon la tâche à accompl ir, consacrer savie et son âme à Dieu . Il pou vait probablement y parvenir,mais combien d'au tres y étaient réel lement parvenu s?Pas le cardinal de Bricassart, bien qu e celu i-ci se rappelâtsa propre ordination comme baignée d'u n saintémervei l lement. Il avait essayé de tou tes les fibres de sonêtre; pou rtant, i l ne s'étai t pas donné totalement.

Pas au ssi solennel le qu e cel le-ci , mon ordination,mais je la vis de nou veau à travers lu i . Je me demande qu ii l est réel lement pou r qu 'en dépit de nos craintes, i l ai t pupasser tant d'années parmi nou s sans se créer la moindreinimitié, sans parler d'u n véri table ennemi. Il est aimé detou s, et i l l es aime tou s. Il ne lu i vient pas à l 'esprit u nseu l instant qu e cet état de choses soit extraordinaire. Etpou rtant, qu and i l est venu à nou s au débu t, i l n 'étai t passû r de lu i ; nou s lu i avons insu fflé cette grâce, ce qu iju sti fie peu t-être nos existences. Il y a eu de nombreu xprêtres ordonnés en ces l ieu x, des mil l iers et des mil l iers,pou rtant, pou r lu i , cette cérémonie est particu l ière. Oh,Meggie! Pou rqu oi n 'es-tu pas venu e contempler le don qu etu as fai t à N otre-Seigneu r? Le don qu e je ne pou vais lu ifaire m'étant moi-même consacré à lu i . Et je su ppose qu e

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c'est pou r ça qu 'i l est ici au jou rd'hu i l ibre de dou leu r.Parce qu e, au jou rd'hu i , le pou voir de prendre sa dou leu rsu r moi m'a été conféré pou r l 'en l ibérer. Je verse seslarmes, je me lamente à sa place. Et c'est ainsi qu 'i l doit enêtre.

Un peu plu s tard, i l tou rna la tête, regarda vers larangée des gens de Drogheda en sombres vêtementsinsol i tes. Bob, Jack, Hu ghie, Jims, Patsy. Une chaise videpou r Meggie, pu is Frank. Les cheveu x flamboyants deJu stine atténu és par la manti l le de dentel le noire, laseu le femme présente du clan Cleary. Rainer à côté d'el le.Pu is de nombreu ses personnes qu 'i l ne connaissait pas,mais qu i commu niaient en cette jou rnée au ssipleinement qu e les gens de Drogheda. A u jou rd'hu i , tou tétait di fférent; au jou rd'hu i , c'étai t spécial pou r lu i .A u jou rd'hu i , i l avait presqu e le sentiment qu e lu i , au ssi ,avait u n fi l s à donner. Il sou rit et sou pira. Qu e pou vaitressentir V ittorio en ordonnant Dane prêtre?

Peu t-être parce qu e la présence de sa mère lu imanqu ait dou lou reu sement, Dane pri t Ju stine à part dèsle débu t de la réception qu e les cardinau x di Contini-V erchese et de Bricassart donnaient en son honneu r. Il estsplendide dans sa sou tane noire et son hau t col blanc,pensa-t-el le. Mais i l n 'a pas l 'air d'u n prêtre du tou t. Ilévoqu e davantage u n comédien jou ant le rôle d'u n prêtre

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ju squ 'au moment où on plonge dans ses yeu x. Et lalu mière intérieu re étai t là, ce reflet qu i transformait u ntrès bel homme en u n être u niqu e.

— Père O'N ei l l , mu rmu ra-t-el le.— Je ne m'y su is pas encore fai t. Ju s.— Ça n 'est pas très di ffici le à comprendre. Je ne me

su is jamais sentie très à l 'aise à Saint-Pierre. A lors,j'imagine ce qu e ça a été pou r toi .

— Ou i , tu dois pou voir l 'im aginer au fond de toi . Situ n 'en étais pas capable, tu ne serais pas u ne au ssi bonnecomédienne. Mais chez toi , Ju s, ça vient de l 'inconscient;ça n 'envahit pas ta pensée avant qu e tu n 'aies besoin del 'u ti l iser.

Il s étaient assis su r u n peti t canapé au fond de lasal le et personne ne vint les déranger.

— Je su is heu reu x qu e Frank soit venu , dit-i l aubou t d'u n moment en portant les yeu x su r Frank qu icau sait avec Rainer, visage animé comme jamais sa nièceet son neveu ne l 'avaient vu . Il y a u n vieu x prêtre, réfu giérou main, qu i a u ne façon bien à lu i de dire : « Oh, lepau vre homme! » avec u ne infinie compassion dans lavoix... A ssez cu rieu sement, c'est tou jou rs ainsi qu e jepense à Frank. Et pou rtant, je me demande pou rqu oi , Ju s.

Mais Ju stine ignora la digression et al la droit aucœu r du su jet.

— M'man est à tu er! dit-el le entre ses dents

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serrées. El le n 'avait pas le droit de te faire ça!— Oh, Ju s! Je la comprends. De ton côté, essaie de

la comprendre. Si el le avait agi par méchanceté, pou r mefaire du mal , je pou rrais en avoir de la peine, mais tu laconnais au ssi bien qu e moi . Tu sais qu e ce n 'est pas le cas.J'irai bientôt à Drogheda; je lu i parlerai alors. Je sau rai cequ i se passe.

— Je su ppose qu e les fi l les ne sont jamais au ssipatientes avec leu r mère qu e les fi l s. (Les commissu res deses lèvres s'affaissèrent bru squ ement; el le hau ssa lesépau les.) Peu t-être est-i l préférable qu e je sois tropindividu al iste pou r jamais m'imposer à qu elqu 'u n en tantqu e mère.

Les yeu x bleu s étaient très bons, très tendres;Ju stine senti t sa peau se hérisser en imaginant qu e Danela prenait en pitié.

— Pou rqu oi n 'épou ses-tu pas Rainer? demanda-t-i l bru squ ement.

Mâchoire affaissée, el le haleta.— Il ne me l 'a jamais demandé, dit-el le d'u ne voix

ténu e.— Uniqu ement parce qu 'i l croit qu e tu répondrais

non. Mais ça pou rrait s'arranger.Sans réfléchir, el le lu i saisi t l 'orei l le comme au

temps de leu r enfance.— N e te mêle pas de ça, espèce de cloche en col l ier

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de chien! Pas u n mot, tu m'entends? Je n 'aime pas Rain!C'est seu lement u n ami, et je tiens à ce qu e les choses enrestent là. Si jamais tu osais al lu mer u n cierge à cetteintention, je te ju re qu e je ne bou gerais plu s, je lou cheraiset te lancerais u ne malédiction... Tu te sou viens combiença te terrorisait, hein?

Il rejeta la tête en arrière et éclata de rire.— Ça ne marcherait pas, Ju stine! Ma magie est

plu s pu issante qu e la tienne à présent. Mais inu ti le de temettre dans cet état. Je me trompais, c'est tou t.J'imaginais qu 'i l y avait qu elqu e chose entre toi et Rain.

— N on, i l n 'y a rien. A u bou t de sept ans? Tu terends compte! V rai , les pou les au raient des dents. (El lelaissa passer u n temps, sembla chercher ses mots, pu is leregarda, presqu e timidement.) Dane, je su is si heu reu sepou r toi . Je crois qu e si maman était là el le éprou verait lemême sentiment. Il su ffirai t qu 'el le te voie, maintenant,là, tel qu e tu es. Tu verras, el le finira par comprendre.

Très dou cement, i l lu i pri t le visage entre lesmains, lu i sou rit avec tant d'amou r qu 'el le lu i saisi t lespoignets pou r prolonger le contact dans tou tes ses fibres.Comme si les années d'enfance revenaient, intactes.

Pou rtant, el le cru t deviner dans ses yeu x u neombre de dou te; non, dou te convenait mal ; de l 'anxiétéplu tôt. Il paraissait certain qu e sa mère finirait parcomprendre, mais i l n 'en était pas moins hu main, ce qu e

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tou s, sau f lu i , avaient tendance à ou bl ier.— Ju s, je vou drais qu e tu fasses qu elqu e chose pou r

moi, lu i di t-i l lorsqu 'el le lu i lâcha les poignets.— Tou t ce qu e tu vou dras, assu ra-t-el le avec

sincéri té.— On m'accorde u ne sorte de répit pou r réfléchir à

ce qu e je vais faire. Deu x mois. Et j'ai l 'intention de mel ivrer à ces profondes réflexions en chevau chant àDrogheda après avoir parlé à m'man... J'ai l 'impressionqu e je ne pou rrais pas prendre u ne décision avant de lu iavoir parlé. Mais au paravant... comment dire? Eh bien, i lfau t qu e je rassemble tou t mon cou rage avant de rentrer.Si tu en avais la possibi l i té, je vou drais qu e tum'accompagnes en Grèce pou r u ne qu inzaine de jou rs, qu etu me secou es sérieu sement et qu e tu me traites de lâcheju squ 'à ce qu e le seu l son de ta voix me rende malade aupoint de sau ter dans le premier avion pou r ne plu sl 'entendre. (Il lu i sou rit.) D'ai l leu rs, Ju ssy, je ne vou draispas qu e tu croies qu e je vais t'exclu re totalement de mavie, pas plu s qu e je n 'exclu rai m'man. Tu as besoin de lavoix de ta conscience de temps à au tre.

— Oh, Dane! Bien sû r qu e je t'accompagnerai!— Parfait, di t-i l . (Il sou rit de nou veau et la

considéra avec mal ice.) J'ai vraiment besoin de toi , Ju s.A voir à su pporter tes gu eu lantes me rappel lera le bonvieu x temps.

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— Eh, pas de grossièretés, père O'N ei l l !Il ramena les mains derrière sa nu qu e, s'adossa

au canapé avec satisfaction.— Eh ou i , père O'N ei l l ! C'est mervei l leu x, hein? Et

peu t-être qu 'après avoir vu m'man je pou rrai meconcentrer su r N otre-Seigneu r. Je crois qu e c'est à cela qu ej'aspire, tu sais. Simplement, penser à N otre-Seigneu r.

— Tu au rais dû choisir u n ordre, Dane.— J'en ai encore la possibi l i té. Je le ferai

probablement. J'ai tou te la vie; rien ne presse.

Ju stine qu itta la réception en compagnie deRainer au qu el el le exposa son projet de partir en Grèceavec Dane; de son côté. Rainer l 'informa qu 'i l lu i fal lai tregagner son poste à Bonn.

— Il serait grand temps, remarqu a-t-el le. Pou r u nministre, ce n 'est vraiment pas le travai l qu i vou s étou ffe.Tou s les jou rnau x vou s trai tent de play-boy et prétendentqu e vou s traînez avec u ne actrice au stral ienne au xcheveu x carotte. Espèce de vieu x débau ché!

Il lu i brandit u n poing massi f devant le nez.— Mes rares plaisirs me coû tent plu s qu e vou s ne

le sau rez jamais.— Ça vou s ennu ierait qu e nou s marchions, Rain?— Pas si vou s gardez vos chau ssu res.— J'y su is obl igée maintenant. Les mini ju pes ont

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certains désavantages; l 'époqu e des bas qu e l 'on pou vaitaisément ôter est révolu e. On a inventé u ne versionsimpl i fiée des col lants de théâtre dont on ne peu t sedépou i l ler en pu bl ic sans cau ser u n esclandre digne dufoin qu 'a sou levé l 'épisode de lady Godiva. A lors, à moinsqu e vou s ne vou l iez me voir gâcher u n col lant de cinql ivres, je su is prisonnière de mes chau ssu res.

— En tou t cas, vou s complétez mon édu cation su rles vêtements féminins, les dessou s y compris, remarqu a-t-i l su avement.

— A l lons donc! Je parie qu e vou s avez u nedou zaine de maîtresses et qu e vou s savez parfaitement lesdéshabi l ler.

— Une seu le, et comme tou tes les maîtressesdignes de ce nom, el le m'attend en négl igé.

— Dites-moi , je ne crois pas qu e nou s ayons jamaisévoqu é votre vie intime ju squ 'à présent. C'est fascinant.Comment est-el le?

— Blonde, bou ffie, blette dans ses qu arante ans,borborygmiqu e.

El le se figea.— Oh, vou s vou s fou tez de moi , grogna-t-el le d'u n

air pensi f. Je ne vou s vois pas avec u ne femme parei l le.— Pou rqu oi pas?— V ou s avez trop de goû t.— Chacu n son sale goû t, ma chère. Je n 'ai rien

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d'u n A donis... Qu 'est-ce qu i pou rrait vou s faire croire qu ej'aie été capable de sédu ire u ne femme jeu ne et bel le etd'en faire ma maîtresse?

— Parce qu e vou s le pou rriez! s'écria-t-el le,indignée. Bien sû r qu e vou s le pou rriez!

— A cau se de mon argent?— N on, pas pou r votre argent! V ou s me taqu inez,

comme tou jou rs! Rainer Moerl ing Hartheim, vou s avezparfaitement conscience de votre sédu ction, sinon vou s neporteriez pas de médai l le d'or su r u ne chemise en fi let. Labeau té n 'est pas tou t... sinon, j'en serais encore à medemander si je dois mettre le nez dehors.

— L'intérêt qu e vou s me portez est tou chant,he rzche n.

— Comment se fai t-i l qu e, chaqu e fois qu e je metrou ve en votre compagnie, on dirait qu e je cou rscontinu el lement pou r vou s rattraper sans jamais yparvenir? (Sa bru squ e hargne fondit; l 'air du bitati f, el lele regarda.) V ou s ne parlez pas sérieu sement, n 'est-cepas?

— Qu 'est-ce qu e vou s croyez? Pensez-vou s qu e jesois sérieu x?

— N on! V ou s n 'êtes pas vaniteu x, mais vou s savezcombien vou s êtes sédu isant.

— Qu e je le sache ou pas importe peu ; ce qu icompte, c'est qu e vou s me trou viez sédu isant.

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El le fai l l i t dire : bien sû r qu e vou s l 'êtes; i l n 'y apas si longtemps, je vou s imaginais sou s les trai ts d'u namant, pu is j'ai ju gé qu e ça ne marcherait pas et qu e jepréférais vou s garder comme ami. Si el le avait exprimé sapensée, i l au rait peu t-être conclu qu e le temps n 'étai t pasvenu et agi di fféremment. En l 'occu rrence, avant qu 'el lepû t proférer les mots, i l la pri t dans ses bras etl 'embrassa. Pendant u ne bonne minu te, el le demeu raimmobile, mou rante, déchirée, écrasée, sentant lapu issance qu 'el le abritai t se déchaîner, hu rler de joie endécou vrant u ne pu issance égale à la sienne. Sa bou che...magnifiqu e! Et ses cheveu x, incroyablement épais, pleinsde vie, qu 'el le pou vait sau vagement explorer de ses doigts.Pu is i l lu i pri t le visage entre les mains, et la regarda,sou rit.

— Je vou s aime, dit-i l .El le leva les mains vers ses poignets, mais pas

pou r se refermer dou cement su r eu x, comme avec Dane;ses ongles s'enfoncèrent, entamèrent sau vagement lachair; el le recu la de deu x pas, ramena l 'avant-bras contresa bou che, yeu x élargis par la peu r, haletante.

— Ça ne marcherait pas, marmonna-t-el le, lesou ffle cou rt. Ça ne pou rrait jamais marcher, Rain.

Et de retirer ses chau ssu res; el le se baissaprestement pou r les ramasser, pu is se retou rna ets'enfu it; et, en qu elqu es secondes, le froissement léger de

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ses pieds su r l 'asphal te mou ru t.N on qu 'i l ai t eu l 'intention de la su ivre, bien

qu 'el le eû t paru le croire. Ses deu x poignets saignaient,lu i faisaient mal . Il appl iqu a son mou choir d'abord su rl 'u n, pu is su r l 'au tre, hau ssa les épau les, remit le carré debatiste dans sa poche et demeu ra immobile, concentrantses pensées su r ses légères blessu res. A près u n temps, i lsorti t son étu i à cigarettes, en pri t u ne, l 'al lu ma et se mitlentement en marche. A u cu n passant n 'au rait pu décelersu r son visage ce qu 'i l ressentait. Tou t ce qu 'i l vou lait àportée de sa main... La prendre dans ses bras, la perdre.Idiote. Qu and se déciderait-el le à grandir? Sentir, réagir,et ne pas le reconnaître.

Mais i l étai t jou eu r et du genre pru dent. Il avaitattendu sept longu es années avant de tenter sa chance,ayant enfin perçu u n changement en el le lors del 'ordination. Pou rtant, apparemment, i l avait agi trop tôt.Eh bien, i l y au rait tou jou rs demain — ou , connaissantJu stine, l 'année su ivante ou cel le qu i su ivrait. En tou tcas, i l n 'avait pas l 'intention d'abandonner. S'i ll 'observait attentivement, u n jou r, i l serait plu s heu reu x.

Un rire mu et frémit en lu i ; blonde, bou ffie, blettedans ses qu arante ans, borborygmiqu e. Il ignorait ce qu il 'avait pou ssé à brosser ce portrait, sinon qu e son ex-femme lu i avait débité ces qu al i ficati fs, les qu atre B,traits classiqu es des bi l ieu x. El le avait sou ffert de calcu ls

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bi l iaires, la pau vre A nnel ise, bien qu 'el le fû t bru ne,maigre, dans la cinqu antaine, refermée su r el le-mêmecomme u n génie dans u ne bou tei l le. Comment se fai t-i lqu e je pense à A nnel ise en ce moment? Ma patientecampagne de plu sieu rs années transformée en dérou te, etje ne trou ve rien de mieu x qu 'évoqu er cette pau vreA nnel ise. Eh bien, à nou s deu x, Frau lein Ju stine O'N ei l l !N ou s verrons bien.

De la lu mière bri l lai t au x fenêtres du palais; i lmonterait qu elqu es minu tes pou r cau ser avec le cardinalde Bricassart qu i semblait bien vieu x ces temps-ci .Mau vaise mine. Peu t-être devrait-i l le persu ader de su biru n examen médical . Rainer se senti t le cœu r serré, paspou r Ju stine, el le étai t jeu ne, rien ne pressait. Pou r lecardinal , qu i avait vu ordonner prêtre son propre fi l s, etsans le savoir.

Il étai t encore tôt et la fou le se pressait dans lehal l de l 'hôtel . Chau ssu res au x pieds, Ju stine gagnarapidement l 'escal ier et monta les marches en cou rant,tête penchée. Pu is, u n instant, ses doigts tremblants neparvinrent pas à trou ver la clef de sa chambre dans sonsac et el le songea qu 'i l lu i fau drait descendre, braver lacohu e devant la réception. Mais la clef étai t là; el le avaitdû l 'effleu rer plu s de dix fois.

Enfin à l 'intérieu r, el le s'approcha du l i t à tâtons,se laissa tomber su r le bord et accu ei l l i t progressivement

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des pensées cohérentes. El le se répétait qu 'el le étai trévol tée, horri fiée, déçu e; ses yeu x regardaient sans levoir le grand rectangle de lu mière pâle qu e formait le cielnoctu rne à travers la fenêtre, en proie à u ne fol le envie detempêter, de pleu rer. Ce ne serait plu s jamais la mêmechose, et c'étai t là u ne tragédie. La perte de l 'ami le plu scher. Une trahison.

Mots vides, fau x; sou dain, el le compritparfaitement ce qu i l 'avait tant effrayée, obl igée à fu irRain comme s'i l avait tenté de l 'assassiner et non del 'embrasser. La véri té! L'impression d'u n chez-soi , alorsqu 'el le rejetai t au ssi bien le foyer qu e la responsabi l i té del 'amou r. Le foyer équ ivalai t à fru stration, l 'amou r au ssi .Et ce n 'étai t pas tou t; même si l 'aveu en était hu mil iant,el le n 'étai t pas certaine de pou voir aimer. Si el le en étaitcapable, sa garde serait sû rement tombée u ne fois oudeu x; u ne fois ou deu x, el le au rait certainement ressentiu n élan plu s violent qu 'u ne affection tolérante envers sesamants épisodiqu es. Il ne lu i vint pas à l 'esprit qu 'el lechoisissait dél ibérément des amants peu su sceptibles deconsti tu er u ne menace à l 'encontre du détachementqu 'el le s'étai t volontairement imposé, devenu à tel pointpartie intégrante d'el le-même qu 'el le le considéraitcomme absolu ment natu rel . Pou r la première fois de savie, el le ne pou vait s'étayer su r au cu n précédent. Jamais,dans son passé, el le n 'avait tiré le moindre réconfort de

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ses l iaisons ou ne s'étai t sentie engagée envers ses amantsinconsistants. Personne à Drogheda ne sau rait non plu slu i être d'au cu ne aide pu isqu 'el le s'étai t tou jou rs tenu e enmarge de sa famil le.

El le avait dû fu ir Rain. Dire ou i , s'engager enverslu i , pu is devoir assister à son repl iement qu and i l au raitpris la mesu re de tou tes les lacu nes qu 'el le abritai t?...Insu pportable! Il apprendrait ce qu 'el le étai t réel lement etcette connaissance étou fferait son amou r pou r el le.Intolérable de dire ou i et, finalement, d'être repou ssée àjamais. Mieu x valai t qu 'el le s'infl igeât el le-même u netel le rebu ffade. A insi , son orgu ei l serait sau f et Ju stinepartageait la fierté inébranlable de sa mère. Rain nedevait jamais décou vrir ce qu i se cachait sou s sadésinvol tu re garçonnière.

Il étai t tombé amou reu x de la Ju stine qu 'i l voyait;el le ne lu i avait laissé au cu ne possibi l i té de devinerl 'abîme de dou tes qu i l 'habitai t. Seu l , Dane sou pçonnaitleu r existence — non, i l savait.

El le se pencha, posa le front su r la fraîcheu r de latable de chevet, le visage ru isselant de larmes. C'étai tpou r cela qu 'el le aimait Dane à ce point, évidemment. Ilsavait ce qu 'était la véri table Ju stine et i l continu ait àl 'aimer. Les l iens du sang jou aient, tou t comme u ne vie desou venirs, de problèmes, de peines, de joies partagés.A lors qu e Rainer étai t u n étranger, pas l ié à el le comme

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l 'étai t Dane, ou même les au tres membres de sa fam il le.Rien n 'obl igeait Rainer à l 'aimer.

El le renifla, se passa la main su r la figu re,hau ssa les épau les et entreprit l 'opération di ffici leconsistant à repou sser ses ennu is, dans qu elqu e sombrerepl i de son cerveau où i l s étaient étou ffés, ou bl iés. El lesavait en être capable; tou te sa vie, el le s'étai t employée àperfectionner cette techniqu e. Mais cel le-ci impl iqu aitu ne activi té incessante, u ne assimilation continu el le detou t ce qu i l 'entou rait. El le tendit la main et fi t jou erl 'interru pteu r de la lampe de chevet.

L'u n des oncles avait dû déposer la lettre dans sachambre car l 'enveloppe bleu pâle, ornée d'u n timbre àl 'effigie de la reine El isabeth II, trônait su r la table dechevet.

Justine ché rie , é crivait Clyde Daltinham-Robe rts,re vie ns au be rcail, on a be soin de toi! Immé diate me nt! I l ya un rôle qui n'e st pas distribué dans le ré pe rtoire de lasaison prochaine , e t mon pe tit doigt m'a dit qu'il se raitsusce ptible de t'inté re sse r. Que dirais-tu de joue rDe sdé mone , ché rie ? Ave c Marc S impson dans le rôled'Othe llo? Le s ré pé titions ave c le s principaux inte rprè te scomme nce nt la se maine prochaine , ce ci au cas où tu se raisinté re ssé e .

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Si el le étai t intéressée? Desdémone! Jou erDesdémone à Londres! Et avec Marc Simpson dans le rôled'Othel lo! La chance d'u ne vie. Son enthou siasme montaen flèche au point qu e la scène avec Rain perdait tou tesignification, ou plu tôt revêtait u ne au tre signification.Peu t-être, si el le se montrait très, très pru dente, pou rrait-el le conserver l 'amou r de Rain; u ne actrice fol lementacclamée était trop occu pée pou r accorder u ne large partde sa vie à ses amants. Le jeu en valai t la chandel le. S'i lparaissait devoir décou vrir la véri té, el le pou rraittou jou rs recu ler u ne fois de plu s. Pou r garder Rain danssa vie, su rtou t ce nou veau Rain, el le étai t prête à tou t,sau f à mettre bas le masqu e.

En attendant, u ne tel le nou vel le méritai t d'êtrefêtée. El le ne se sentait pas encore la force de faire face àRain, mais d'au tres pou rraient partager sa joie. El le mitdonc ses chau ssu res, s'engagea dans le cou loir ju squ 'ausalon commu n des oncles et, qu and Patsy lu i ou vrit laporte, el le se dressa su r le seu i l , bras écartés, rayonnante.

— Sortez les godets, je vais être Desdémone!annonça-t-el le.

Un instant plana u n si lence, pu is Bob s'exclamaavec chaleu r :

— V oi là qu i est bien de Ju stine!Le plaisir de Ju stine ne s'émou ssa pas; au l ieu de

qu oi , i l se transforma en u ne exal tation incontrôlable. En

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riant, el le s'affala dans u n fau teu i l et dévisagea sesoncles. Qu els hommes charmants! Evidemment lanou vel le qu 'el le leu r apprenait n 'avait gu ère de sens pou reu x. Il s n 'avaient pas la moindre idée de ce qu 'étaitDesdémone. Si el le étai t venu e leu r annoncer sonmariage, la réponse de Bob eû t été à peu près la même.

Depu is qu 'el le étai t en âge d'avoir des sou venirsi l s avaient fai t partie de sa vie et, malheu reu sement, el leles avait écartés avec le même mépris qu e tou t ce qu itou chait à Drogheda. Les oncles, plu ral i té n 'ayant au cu nrapport avec Ju stine O'N ei l l . Simples membres d'u n clanqu i entraient et sortaient de la maison, lu i sou riaienttimidement, l 'évi taient si la rencontre menaçait de seterminer par u ne conversation. N on qu 'el le leu r déplû t,el le s'en rendait compte à présent, mais i l s la devinaientétrangère et cela les gênait. Pou rtant, dans ce monderomain qu i , lu i au ssi , leu r étai t étranger alors qu 'i l lu iétai t famil ier, el le commençait à les mieu x comprendre.

En proie à u n élan vers eu x qu i au rait pu êtrequ al i fié d'amou r, el le considéra l 'u n après l 'au tre lesvisages bu rinés, sou riants. Bob, la force vive de l 'u nité, lepatron de Drogheda, mais de façon si discrète; Jack,l 'ombre de Bob, peu t-être parce qu e tou s deu xs'entendaient si bien; Hu ghie qu i abritai t u n sou pçon demal ice inconnu e chez les deu x au tres et qu i , pou rtant,leu r ressemblait tant; Jims et Patsy, envers et endroit

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d'u n tou t se su ffisant à lu i-même; et le pau vre Frank,éteint, le seu l qu i semblât en proie à la peu r et àl 'insécu rité. Tou s, sau f Jims et Patsy, grisonnaient àprésent. Bob et Frank avaient même les cheveu x blancs,mais i l s ne paraissaient pas très di fférents du sou venirqu 'el le gardait d'eu x, remontant à son enfance.

— Je ne sais pas si je devrais te servir u n verre, di tBob, l 'air du bitati f, u ne bou tei l le de bière au stral ienne,bien glacée, à la main.

La remarqu e l 'au rait considérablement irri tée lavei l le encore, mais à cet instant, el le étai t trop heu reu sepou r s'en formal iser.

— Ecou te, mon chou , je sais qu 'i l ne te seraitjamais venu à l 'idée de m'offrir u n verre tou t au long denos conversations avec Rain mais, crois-moi , je su is u negrande fi l le maintenant et je peu x parfaitement boire u nebière. Je te ju re qu e ce n 'est pas u n péché, acheva-t-el le ensou riant.

— Où est Rainer? demanda Jims en prenant desmains de Bob u n verre plein pou r le lu i tendre.

— Je me su is col letée avec lu i .— A vec Rainer?— Eh bien, ou i . Mais c'étai t ma fau te. J'i rai le

trou ver u n peu plu s tard pou r lu i dire qu e je regrette.A u cu n des oncles ne fu mait. Bien qu 'el le n 'eû t

jamais demandé u n verre au paravant, lors de précédentes

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occasions el le avait fu mé par bravade pendant qu 'i l sbavardaient avec Rain; à présent, i l lu i au rait fal lu faireappel à u n cou rage dont el le ne se sentait pas capable pou rsortir son paqu et de cigarettes; au ssi se contenta-t-el le demarqu er u n point avec u n verre de bière; el le mou raitd'envie de le vider avidement, mais el le devait tenircompte des regards braqu és su r el le. Bois à peti tesgorgées, comme u ne dame, Ju stine, même si tu te sensplu s sèche qu 'u n sermon rassis.

— Rainer est u n type épatant, di t Hu ghie, les yeu xétincelants.

Etonnée, Ju stine comprit tou t à cou p pou rqu oi el leavait pris tant d'importance au x yeu x des oncles : el leavait mis la main su r u n homme qu 'i l s aimeraientaccu ei l l i r dans la famil le.

— Ou i , laissa-t-el le tomber sèchement avant dechanger de su jet. Qu el le bel le jou rnée c'a été, hein?

Tou tes les têtes opinèrent avec u n bel ensemble,même cel le de Frank, mais au cu n des hommes nesemblait vou loir s'étendre su r la cérémonie. El le vi t qu 'i l sétaient très fatigu és, pou rtant el le ne regretta pasl 'impu lsion qu i l 'avait pou ssée à leu r rendre visi te. Ilfal lai t u n certain temps au x sens et au x sentiments qu asiatrophiés pou r réapprendre à fonctionner normalem ent,et les oncles lu i fou rnissaient u n terrain propice. C'étai tlà l 'inconvénient de vivre dans u ne î le; on finissait par

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ou bl ier qu e le monde existai t au -delà de ses côtes.— Qu i est cette Desdémone? demanda Frank

depu is le coin d'ombre où i l se dissimu lait.Ju stine se lança dans u ne expl ication alerte,

ravie de leu r horreu r qu and el le leu r apprit qu 'el lefinirait par être étranglée, et el le ne se rappela leu rfatigu e qu 'u ne demi-heu re plu s tard, qu and Patsy bâi l la.

— Il fau t qu e je m'en ai l le, di t-el le en posant sonverre vide. Merci d'avoir écou té tou tes mes bêtises.

A u cu n d'eu x ne lu i avait offert u ne deu xièmebière; apparemment, u n verre étai t la l imite pou r lesdames.

A la grande su rprise et à la confu sion de Bob, el lel 'embrassa pou r lu i sou haiter u ne bonne nu it; Jackessaya de s'esqu iver, mais el le le rattrapa aisément, etHu ghie accepta le baiser de sa nièce avec empressement.Jims vira au rou ge, endu rant l 'épreu ve stoïqu ement.Qu ant à Patsy, i l eu t droit à u ne étreinte assortie d'u nbaiser, parce qu e, en soi , i l pou vait être considéré commeu n fragment de l 'î le. Et pou r Frank, pas le moindre baisercar i l détou rna la tête; pou rtant, qu and el le passa les brasau tou r de lu i , el le perçu t le léger écho d'u ne intensité qu imanqu ait totalement au x au tres. Pau vre Frank. Pou rqu oiétait-i l ainsi?

La porte de leu r appartement refermée derrièreel le, el le s'appu ya u n instant au mu r. Rain l 'aimait. Mais

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qu and el le essaya de le joindre par téléphone, lastandardiste l 'informa qu 'i l avait qu itté l 'hôtel pou rregagner Bonn.

A u cu ne importance. Peu t-être valai t-i l mieu xqu 'el le attende de se retrou ver à Londres avant de le voir.Des excu ses contri tes par cou rrier et u ne invitation àdîner la prochaine fois qu 'i l se trou verait en A ngleterre.El le ignorait bien des choses su r Rain, mais el le nedou tait pas de l 'u ne de ses qu al i tés; i l v iendrait parce qu 'i lne recelai t pas la moindre parcel le de rancu ne. Depu isqu 'i l s'occu pait des A ffaires étrangères, l 'A ngleterre étai tdevenu e l 'u n de ses principau x ports d'attache.

— A ttends, tu verras, mon gars, sol i loqu a-t-el le ense regardant dans la glace où el le su rprit le visage deRainer à la place du sien. Je ferai de l 'A ngleterre le centrede tes A ffaires étrangères, ou je ne m'appel le plu s Ju stineO'N ei l l !

Il ne lu i étai t pas venu à l 'esprit qu e son nom étaitpeu t-être au cœu r de la qu estion en ce qu i concernaitRainer. El le avait u ne fois pou r tou tes réglé sa vie et lemariage n 'y tenait au cu ne part. L'idée qu e Rain pû tsou haiter la voir devenir Ju stine Hartheim ne l 'effleu ramême pas, trop occu pée qu 'el le étai t à se rappeler lasaveu r dès son baiser et à rêver de ceu x qu i su ivraient.

Restait u n devoir à accompl ir : dire à Dane qu 'el lene l 'accompagnerait pas en Grèce, mais cela ne

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l 'inqu iétait gu ère. Dane comprendrait; i l comprenaittou jou rs. N éanmoins, el le songea qu 'el le ne lu i donneraitpas tou tes les raisons qu i l 'empêchaient de partir avec lu i .Malgré l 'amou r qu 'el le portait à son frère, el le répu gnait àécou ter u n de ses sermons bien sentis. Il sou haitai t la voirépou ser Rain et, si el le lu i faisait part de ses intentions àl 'égard de ce dernier, i l l 'obl igerait à le su ivre en Grèce,même s'i l devait recou rir à la force. Son cœu r ne pou vaitsaigner de ce qu 'i l ignorait.

Mon che r Rain (ainsi comme nçait le pe tit mot), jesuis navré e de m'ê tre sauvé e comme une chè vree ffarouché e l'autre soir; je ne sais pas ce qui m'a pris. Lajourné e é puisante e t tout ce qui s'e nsuit, pe ut-ê tre . Je vouse n prie , pardonne z-moi de m'ê tre conduite comme unesotte . J'ai honte d'avoir fait une cathé drale d'une vé tille . Etje suppose que la cé ré monie e t le re ste vous avaie nt aussié puisé , alors, de là ce s mots d'amour. Aussi, je vouspropose de me pardonne r, e t de mon côté , je vouspardonne rai. S oyons amis, je vous e n prie . Je ne pe ux passupporte r l'idé e d'ê tre e n froid ave c vous. La prochaine foisque vous vie ndre z à Londre s, je vous atte nds pour dîne rche z moi e t nous é tablirons un traité de paix e n bonne e tdue forme .

Comme à l 'accou tu mée, le mot étai t simplement

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signé « Ju stine ». Pas la moindre formu le affectu eu se,el le n 'en u sait jamais. Sou rci ls froncés, i l étu dia lesphrases banales, écri tes en hâte, cherchant à percer leu rvéri table sens, à deviner l 'état d'esprit de Ju stine qu andel le les avait tracées. Sans au cu n dou te, u n appel àl 'amitié, mais qu oi d'au tre? Probablement pas grand-chose, pensa-t-i l en sou pirant. Il l 'avait effrayée; le fai tqu 'el le lu i gardât son amitié prou vait qu 'i l lu i étai t cher,mais i l dou tait qu 'el le démêlât exactement ce qu 'el leressentait à son endroit. A près tou t, maintenant, el lesavait qu 'i l l 'aimait. Si , après u n examen de conscience,el le s'étai t rendu compte qu 'el le au ssi l 'aimait, el le lu iau rait fai t part de ses sentiments dans sa lettre.Pou rtant, pou rqu oi étai t-el le retou rnée à Londres au l ieud'accompagner Dane en Grèce? Il savait qu 'i l ne pou vaitespérer qu e ce fû t à cau se de lu i mais, en dépit de sesdou tes, l 'espoir s'ingénia à colorer ses pensées siagréablement qu 'i l appela sa secrétaire. Il étai t 10 heu resG.M.T., le mei l leu r moment pou r la trou ver chez el le.

— Demandez-moi l 'appartement de miss O'N ei l l àLondres, di t-i l .

Il attendit la commu nication, sou rci ls froncés.— Rain! s'exclama Ju stine, apparemment

enchantée. V ou s avez reçu ma lettre?— A la minu te.A près u ne cou rte pau se, el le reprit :

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— Et vou s viendrez bientôt dîner chez moi?— Je serai en A ngleterre vendredi et samedi . Est-

ce qu e je ne vou s préviens pas u n peu tard?— Pas si samedi soir vou s convient. Je répète le

rôle de Desdémone, alors c'est rayé pou r vendredi .— Desdémone?— C'est vrai , vou s ne savez pas! Clyde m'a écri t à

Rome pou r me proposer le rôle. Marc Simpson jou eOthel lo. Clyde met lu i-même en scène. C'est magnifiqu e,hein? Je su is rentrée à Londres par le premier avion.

Il porta la main à ses yeu x, heu reu x qu e sasecrétaire se trou vât dans u n au tre bu reau et qu 'el le nepû t voir son visage.

— Ju stine, he rzche n, ce sont des nou vel lesmervei l leu ses! parvint-i l à articu ler avec enthou siasme.Je me demandais ce qu i vou s avait pou ssée à regagnerLondres.

— Oh! Dane a très bien compris, assu ra-t-el le aveclégèreté. Dans le fond, je crois qu 'i l étai t heu reu x de partirseu l . Il avait fignolé tou te u ne h istoire en prétendant qu 'i lavait besoin de sa garce de sœu r pou r le tarabu ster avantde rentrer en A u stral ie, mais je crois su rtou t qu 'i lagissait ainsi afin qu e je ne me sente pas exclu e de sa viemaintenant qu 'i l est prêtre.

— V raisemblablement, convint-i l pol iment.— A lors, à samedi soir, enchaîna-t-el le. V ers 6

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heu res. A insi , nou s au rons tou t le temps d'établ ir notretraité de paix avec l 'aide d'u ne bou tei l le ou deu x, et je vou sservirai à dîner dès qu e nou s serons parvenu s à u ncompromis satisfaisant. D'accord?

— Ou i , bien sû r. A u revoir, he rzche n.La commu nication fu t cou pée bru talement par le

bru it du récepteu r de Ju stine retombant su r son su pport.Un instant, i l garda le com biné en main, pu is hau ssa lesépau les et raccrocha. A u diable Ju stine! El le commençaità s'immiscer dangereu sement entre lu i et son travai l .

El le continu a à s'immiscer entre lu i et son travai lau cou rs des qu elqu es jou rs qu i su ivirent, bien qu e celapassât inaperçu , même pou r ses plu s prochescol laborateu rs. Et le samedi soir, u n peu après 6 heu res, i lse présenta chez el le, les mains vides comme àl 'accou tu mée car i l étai t di ffici le de faire des cadeau x àJu stine. El le n 'appréciai t gu ère les fleu rs, ne mangeaitjamais de su creries et el le au rait jeté dans u n coin u nprésent plu s dispendieu x, le vou ant à l 'ou bl i . Les seu lscadeau x au xqu els Ju stine paraissait attacher de lavaleu r provenaient de Dane.

— Du Champagne comme apériti f? s'étonna-t-i l .— Eh bien, c'est le jou r ou jamais, non? C'étai t

notre première ru ptu re et nou s al lons fêter notreréconci l iation, rétorqu a-t-el le, assez logiqu ement.

El le lu i désigna u n fau teu i l confortable et el le se

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laissa gl isser à terre, su r u ne cou vertu re de peau x dekangou rou s, lèvres entrou vertes, comme si el le avaitpréparé les répl iqu es à tou t ce qu 'i l étai t su sceptible de lu idire.

Mais i l ne tenait pas à entamer la conversation,qu el le qu 'el le fû t, avant d'avoir réu ssi à percer l 'hu meu rde Ju stine; au ssi , l ’observa-t-i l en si lence. Ju squ 'à ce qu 'i ll 'eû t embrassée, i l lu i avait été faci le de garder u necertaine distance mais, maintenant, en la revoyant pou rla première fois depu is cet épisode, i l comprit qu 'à l 'aveniri l éprou verait beau cou p plu s de di fficu l tés, à persisterdans son atti tu de.

Même lorsqu 'el le serait très âgée, el le conserveraitvraisemblablement qu elqu e chose d'enfantin dans levisage et le maintien, comme si l 'essence de la féminité nedevait jamais l 'effleu rer. Son cerveau froid, égocentriqu e,logiqu e, semblait dominer totalement sa personnal i té;pou rtant, el le exerçait su r lu i u ne fascination sipu issante qu 'i l pensait ne jamais pou voir lu i su bsti tu eru ne au tre femme. Pas u ne seu le fois, i l ne s'étai t posé laqu estion de savoir si el le ju sti fiai t cette longu e lu tte.Peu t-être pas du point de vu e phi losophiqu e. Qu el leimportance? El le représentait u n bu t, u ne aspiration.

— V ou s êtes très en beau té, he rzche n, di t-i l enfin.Il leva son verre de Champagne, à demi pou r

esqu isser u n toast, à demi pou r reconnaître en el le u n

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adversaire.Un feu de coke rou geoyait, sans la protection d'u n

écran, dans la peti te gri l le victorienne au centre de lacheminée, mais Ju stine ne semblait pas craindre lachaleu r, blottie contre le montant, les yeu x fixés su rRainer. Pu is el le posa bru yamment son verre su r lemarbre du foyer et se pencha en avant, bras nou és au tou rdes genou x, pieds nu s cachés dans les pl is fou rnis de sarobe noire.

— J'ai horreu r de tou rner au tou r du pot, di t-el le.Etiez-vou s sincère, Rain?

Su bitement, i l se détendit vraiment, s'adossa àson siège.

— Sincère? A qu el su jet?— Ce qu e vou s m'avez dit à Rome... qu e vou s

m'aimiez.— A h! c'est de cela qu 'i l est qu estion, he rzche n?El le se détou rna, hau ssa les épau les, reporta les

yeu x vers lu i et opina.— Mais évidemment.— Pou rqu oi remettre ça su r le tapis? V ou s m'avez

dit ce qu e vou s pensiez et j'avais cru comprendre qu el 'invitation de ce soir n 'étai t pas prévu e pou r ressasser lepassé mais bien plu tôt pou r parler d'avenir.

— Oh, Rain! V ou s vou s condu isez comme si jefaisais des h istoires! En admettant même qu e ce soit le

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cas, vou s devez comprendre pou rqu oi .— N on, absolu ment pas. (Il posa son verre et se

pencha pou r l 'observer plu s attentivement.) V ou s m 'avezdonné à entendre de la façon la plu s formel le qu e vou srepou ssiez mon amou r, et j'espérais au moins qu e vou sau riez le bon goû t de vou s abstenir d'en discu ter.

El le n 'avait pas pensé qu e cette entrevu e, qu el qu efû t son dénou ement, pou rrait se révéler au ssi éprou vante;après tou t, c'est lu i qu i s'étai t placé dans la position desu ppl iant et i l au rait dû attendre hu mblement qu 'el lerevînt su r sa décision; au l ieu de qu oi , i l paraissait avoiradroitement retou rné la si tu ation. El le avait l 'impressiond'être u ne sale gosse devant répondre de qu elqu e ridicu leincartade.

— Soyez beau jou eu r, c'est vou s qu i avez changé lestatu quo, pas moi! Je vou s ai invité ce soir pou r implorermon pardon après avoir blessé l 'ego transcendantal dugrand Hartheim!

— Su r la défensive, Ju stine?El le se torti l la avec impatience.— Ou i , bon Dieu ! Comment diable arrivez-vou s à

me manœu vrer de la sorte, Rain? Oh, comme jesou haiterais qu 'au moins u ne fois vou s me donniez la joied'avoir le dessu s!

— Si je vou s le permettais, vou s me rejetteriezcomme u ne viei l le chau ssette, di t-i l en sou riant.

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— Ça, je peu x encore le faire, mon vieu x!— Ridicu le! Si vou s ne l 'avez pas fai t ju squ 'ici

vou s ne le ferez jamais. V ou s continu erez à me voir parcequ e je vou s tiens en haleine... vou s ne savez jamais à qu oivou s attendre de ma part.

— Est-ce pou r ça qu e vou s avez prétendu m'aimer?demanda-t-el le blessée. S'agissait-i l simplement d'u neastu ce pou r me tenir en haleine?

— Qu 'en pensez-vou s?— Je pense qu e vou s êtes u n salau d de la plu s bel le

eau ! s'écria-t-el le d'u ne voix si fflante. (El le avança àgenou x su r la fou rru re ju squ 'à ce qu 'el le fû tsu ffisamment proche de lu i pou r qu 'i l pû t pleinementbénéficier de sa colère.) Répétez qu e vou s m'aimez, espècede gros Teu ton mal léché, et je vou s crache à la figu re!

Lu i au ssi étai t en colère.— N on, je ne vou s le répéterai pas! Ça n 'est pas

pou r ça qu e vou s m'avez demandé de venir, hein? Messentiments ne vou s regardent en rien, Ju stine. V ou sm'avez invité afin de mettre vos propres sentiments àl 'épreu ve et i l ne vou s est pas venu à l 'idée de vou sdemander si c'étai t correct à mon égard.

A vant qu 'el le ne pû t s'éloigner, i l se pencha, lu isaisi t les bras à hau teu r des épau les et lu i coinça le bu steentre ses jambes, la maintenant fermement. La hargne ladéserta instantanément; el le plaqu a ses pau mes su r les

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cu isses massives et leva le visage. Mais i l ne l 'embrassapas. Il lu i lâcha les bras, se détou rna pou r éteindre lalampe derrière lu i , pu is écarta les genou x, la l ibérant, etrejeta la tête contre le dossier du fau teu i l ; ainsi , el le nepou vait savoir s'i l avait plongé la pièce dans la pénombre,trou ée seu lement par le rou geoiement du foyer, afin de sel ivrer à des travau x d'approche avant de la posséder, ousimplement pou r lu i cacher son expression. Perplexe,craignant de se voir repou ssée sans ménagement, el leattendit qu 'i l lu i indiqu ât ce qu 'i l sou haitai t d'el le. El leau rait dû se rendre compte plu s tôt qu 'on ne pou vait pasmanœu vrer u n homme de la trempe de Rain. Il étai t au ssiinvincible qu e la mort.

Pou rqu oi ne posait-el le pas la tête su r ses genou xen disant : Rain, aime-moi, j'ai tel lement besoin de toi etje m'en veu x tant! Oh! sans au cu n dou te, si el leréu ssissait à ce qu 'i l lu i fî t l 'amou r sans plu s tergiverser,leu r étreinte ou vrirait les vannes, l ibérerait tou t...

Tou jou rs repl ié su r lu i-même, lointain, i l lu ilaissa ôter sa veste et sa cravate, mais lorsqu 'el lecommença à lu i débou tonner sa chemise, el le su t qu e çane marcherait pas. Le genre d'adresse érotiqu e tou tinstinctive, capable de rendre excitante l 'opération laplu s banale, ne faisait pas partie de son répertoire. C'étai ttel lement important, et el le gâchait tou tlamentablement. Ses doigts hésitèrent, u ne grimace lu i

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tordit la bou che. El le éclata en sanglots.— Oh non! He rzche n, lie bche n, ne pleu rez pas! (Il

l 'attira su r ses genou x, lu i nicha la tête contre son épau le,l 'enlaça.) Je su is désolé, he rzche n, je n 'avais pasl 'intention de vou s faire pleu rer.

— Maintenant, vou s savez, balbu tia-t-el le entredeu x sanglots. Je ne su is qu 'u ne pau vre ratée; je vou savais bien dit qu e ça ne marcherait pas! Rain, je vou laistant vou s garder, mais je savais qu e ça ne marcherait passi vou s vou s rendiez compte à qu el point je su is minable!

— N on, évidemment, ça ne pou vait pas marcher.Comment au rait-i l pu en être au trement? Je ne vou saidais pas, he rzche n. (Il lu i pri t la tête pou r amener sonvisage à hau teu r du sien, lu i embrassa les pau pières, lesjou es tou t hu mides, les commissu res des lèvres.) C'est mafau te, he rzche n, pas la vôtre. Je vou s rendais la monnaiede votre pièce; je vou lais savoir ju squ 'où vou s iriez sansencou ragement de ma part. Mais je me su is trompé su rvos mobiles, nicht wahr? (Sa voix étai t devenu e plu srau qu e, plu s germaniqu e.) Et si c'est là ce qu e vou s vou lez,vou s l 'au rez, mais pas l 'u n sans l 'au tre.

— Je vou s en prie, Rain, laissons tomber! Je nesu is pas à la hau teu r; vou s seriez déçu .

— Oh si , vou s êtes à la hau teu r, he rzche n ! Je l 'aicompris en vou s voyant su r scène. Comment pou vez-vou sdou ter de vou s-même qu and vou s êtes avec moi?

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La ju stesse de la remarqu e sécha ses pleu rs.— Embrassez-moi comme vou s l 'avez fai t à Rome,

mu rmu ra-t-el le.Mais cela ne ressembla en rien au baiser de Rome.

Celu i-ci avait été bru tal , révélateu r, explosi f; le baiser deLondres fu t très langou reu x, très prolongé; l 'occasion degoû ter, de sentir, de ressentir, de s'aventu rer peu à peudans la volu pté. El le laissa ses doigts retou rner au xbou tons tandis qu e ceu x de Rainer tâtonnaient su r lafermetu re à gl issière de sa robe, pu is i l lu i pri t la main etla gl issa sou s sa chemise, contre la poitrine à la toisondou ce et fine. En sentant le bru squ e du rcissement de labou che contre sa gorge, Ju stine réagit si v iolem mentqu 'el le cru t défai l l i r; el le eu t l 'impression de tomber ets'aperçu t qu e tel étai t bien le cas; el le se retrou va étendu esu r le tapis de fou rru re, Rain se profi lant au -dessu sd'el le. Il avait ôté sa chemise, peu t-être s'étai t-i l dépou i l léde ses au tres vêtements; el le ne pou vait qu e voir le refletdu feu su r les épau les penchées au -dessu s d'el le, et labou che, bel le, sévère. Résolu e à rédu ire à jamais cettesévérité, el le lu i gl issa les doigts dans les cheveu x etl 'obl igea à l 'embrasser encore, fort, plu s fort!

Et la sensation qu 'i l lu i commu niqu ait! Il lu isemblait arriver au port en explorant chaqu e parcel le delu i , s'aidant de sa bou che, de ses mains, de son corps, à lafois fabu leu x et étranger. Tandis qu e le monde sombrait,

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se résu mait à la minu scu le langu e de feu qu i lapaitl 'obscu rité, el le s'ou vrit à ce qu 'i l vou lait, décou vrit cequ 'i l lu i avait tou jou rs dissimu lé depu is qu 'el le leconnaissait; i l avait dû la posséder par l 'imagination àd'innombrables reprises. Son expérience et u ne intu itionnou vel lement éclose le lu i disaient. El le étai t totalementdésarmée. A vec n 'importe qu el au tre homme cetteintimité et cette stu péfiante sensu al i té l 'au raientatterrée, mais i l l 'obl igeait à voir en el les ce qu 'el le seu leavait le pou voir de faire naître. Et el le les fi t naître.Ju squ 'à ce qu 'el le le su ppl iât d'en finir, l 'entou rant sifortement de ses bras qu 'el le décou vrait la forme mêmedes os de l 'homme.

Les minu tes s'écou lèrent, drapéesd'assou vissement, de paix. Il s étaient retombés dans u nrythme de respiration identiqu e, lent, aisé; i l gardait latête nichée contre l 'épau le dou ce, el le laissait sa jambereposer en travers du corps mu scu leu x. Peu à peu ,l 'étreinte pu issante par laqu el le el le l 'enlaçait se relâcha,se mu a en u ne caresse rêveu se, circu laire. Il sou pira, seretou rna et inversa la position dans laqu el le i l s étaientcou chés, invitant inconsciemment sa compagne às'enfoncer plu s profondément dans le plaisir de saprésence. El le lu i appl iqu a la pau me su r le flanc pou rsentir la textu re de sa peau , gl issa la main su r le mu scletiède et ses doigts se formèrent en cou pe pou r recevoir la

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masse dou ce et lou rde, nichée au creu x de l 'aine. Sentirles cu rieu x mou vements, vi fs, indépendants, qu ianimaient cette chair palpitante lu i commu niqu ait u neimpression totalement neu ve; ses amants précédents nel 'avaient jamais su ffisamment intéressée pou r qu 'el le eû tsou haité prolonger sa cu riosi té sensu el le ju squ 'à cettecaresse langu ide, désintéressée. Pou rtant, su bitement,el le cessa d'être langu ide et désintéressée pou r devenir siexcitante qu 'el le qu émanda u ne nou vel le étreinte.

El le n 'en fu t pas moins su rprise qu and i l lu igl issa les bras derrière le dos, lu i pri t la tête entre lesmains et la maintint su ffisamment proche de lu i pou rqu 'el le se rendît compte qu e sa bou che avait perdu tou tesévérité, qu 'el le se formait u niqu ement par el le, et pou rel le. Tendresse et hu mil i té naqu irent l i ttéralement enel le à cet instant. Ces sentiments neu fs du rent se reflétersu r son visage car i l la regardait avec des yeu x devenu s sibri l lants qu 'el le ne pou vait su pporter leu r éclat, et el le sepencha pou r lu i écraser la bou che de la sienne. Pensées etsens se confondaient enfin, mais le cri qu 'el le pou ssas'assou rdit, gémissement inarticu lé du bonheu r qu il 'envahissait si profondément qu 'el le perdit conscience detou t ce qu i n 'étai t pas désir, esprit l ibéré sou s la pressionde l 'u rgence instinctive. Le monde acheva son u l timecontraction, se repl ia su r lu i-même, et disparu ttotalement.

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Rainer avait dû entretenir le feu car, lorsqu e lapâle lu mière du jou r londonien jou a à travers les pl is desrideau x, u ne dou ce températu re régnait encore dans lapièce. Cette fois, qu and i l remu a, Ju stine en eu tconscience et, craintive, lu i saisi t le bras.

— N e t'en va pas!— Je ne m'en vais pas, he rzche n. (Il attira à lu i u n

au tre cou ssin du divan, le gl issa derrière sa tête et serapprocha d'el le en sou pirant dou cement.) Tu es bien?

— Ou i .— Tu n 'as pas froid?— N on, mais si toi tu as froid, nou s pou vons nou s

mettre au l i t.— A près avoir fai t l 'amou r pendant des heu res su r

u n tapis de fou rru re? Qu el le déchéance! Même si tu as desdraps de soie noire.

— Ils sont tou t bêtement en coton et blancs. Cemorceau de Drogheda est agréable, n 'est-ce pas?

— Ce morceau de Drogheda?— Le tapis. Ce sont des peau x de kangou rou s de

Drogheda, expl iqu a-t-el le.— C'est loin d'être su ffisamment exotiqu e et

érotiqu e. Je vais te commander u ne peau de tigre duBengale.

— Oh! Ça me rappel le u n peti t poème qu e j'ai

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entendu u ne fois.Croyez-vou s qu e jamais on vou s dénigreSi avec la bel le El inor GlynV ou s péchiez su r dou ce palatinePlu tôt qu e su r tiède peau de tigre?Ou préférez-vou s commettre fau te charnel leSu r mil le dépou i l les d'agi les gazel les?— Décidément, he rzche n, je crois qu 'i l est grand

temps qu e tu retrou ves ta lu cidité. Entre les exigencesd'Eros et de Morphée, tu as ou bl ié ton impertinencefoncière pendant tou te u ne demi-jou rnée, remarqu a-t-i len sou riant.

— Je n 'en éprou ve pas le besoin pou r le moment,dit-el le en lu i rendant son sou rire. (El le lu i pri t la main,la gl issa entre ses jambes.) Je n 'ai pas pu résister au x versde mirl i ton concernant la peau de tigre; i l s al laient tropbien dans le tableau , mais je n 'ai plu s u n seu l cadavredans mes placards, alors l 'impertinence ne serait pas demise, tu ne crois pas? (El le renifla, prenant su bitementconscience d'u ne légère odeu r de poisson qu i flottai t dansla pièce.) Grand Dieu , tu n 'as même pas dîné, etmaintenant i l est l 'heu re du peti t déjeu ner! Tu ne peu xqu and même pas vivre d'amou r et d'eau fraîche!

— Pas si tu exiges des prou esses amou reu ses au ssiexténu antes, en tou t cas.

— A l lons donc! Tu n 'as pas laissé ta part au chat.

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— Sû rement pas. (Il sou pira, s'étira, bâi l la.) Tu nepeu x pas savoir à qu el point je su is heu reu x.

— Je crois qu e si , laissa-t-el le tomberpaisiblement.

Il s'appu ya su r u n cou de pou r la mieu x regarder.— Dis-moi , le rôle de Desdémone était-i l l 'u niqu e

raison de ton retou r à Londres?El le lu i saisi t le lobe de l 'orei l le, le tordit

dou cement.— Maintenant, c'est à mon tou r de te faire payer

tes qu estions de maître d'école! Qu 'est-ce qu e tu crois?Il lu i pri t les doigts, dégagea aisément son orei l le

et sou rit.— Si tu ne me réponds pas, he rzche n, je

t'étranglerai , et d'u ne manière infiniment plu s définitivequ e cel le de Marc dans son rôle d'Othel lo!

— Je su is rentrée à Londres pou r jou er Desdémonemais au ssi à cau se de toi . Je n 'ai pas été capable de mecondu ire normalement depu is qu e tu m'as embrassée àRome, et tu le sais très bien. V ou s êtes u n homme trèsintel l igent, Rainer Moerl ing Hartheim.

— Su ffisamment intel l igent pou r avoir su qu e jete vou lais pou r femme dès l 'instant où je t'ai rencontrée.

— Pou r femme? fi t-el le en se redressant vivement.— Ou i , pou r épou se. Si j'avais sou haité faire de toi

ma maîtresse, je t'au rais prise depu is pas mal d'années, et

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j'au rais très bien pu . Je sais comment fonctionne toncerveau ; c'eû t été relativement faci le. L'u niqu e raison qu im'en ait empêché, c'est qu e je te vou lais pou r femme, tou ten sachant qu e tu n 'étais pas prête à accepter l 'idée d'u nmari .

— Je ne su is pas certaine de l 'être maintenant, di t-el le tou t en s'imprégnant de la nou vel le.

— Eh bien, tu peu x commencer à faire tonapprentissage en préparant le peti t déjeu ner. Si j'étaischez moi , je te ferais les honneu rs, mais ici c'est toi lacu isinière.

— Je ne vois au cu n inconvénient à te préparer lepeti t déjeu ner ce matin, mais de là à m'engager ju squ 'àmon dernier jou r... (El le secou a la tête.) Je ne crois pas qu ece soit mon lot, Rain.

Même visage d'empereu r romain, tou t au ssiimpérial , impertu rbable devant les menacesd'insu rrection.

— Ju stine, i l ne s'agit pas d'u n jeu , et je ne su is pasu n homme avec lequ el on jou e. N ou s avons tou t le temps.Tu es bien placée pou r savoir à qu el point je su is patient.En ce qu i nou s concerne, le mariage est l 'u niqu e solu tionqu i pu isse être envisagée; sors-toi tou te au tre idée de latête. Je n 'ai pas l 'intention de tenir au près de toi u n rôleplu s effacé qu e celu i de mari .

— Je ne renoncerai pas au théâtre! s'écria-t-el le,

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agressive.— V erflu chte kiste, te l 'ai -je demandé? Il est temps

qu e tu grandisses, Ju stine! A t'entendre, on dirait qu e jeveu x te condamner à perpétu ité au ménage et à la cu isine!N ou s sommes loin d'être au x abois, tu sais. Tu pou rrasdisposer d'au tant de domestiqu es qu e tu vou dras, denu rses pou r les enfants, de tou t ce qu i te plaira.

— Beu rk! fi t Ju stine qu i n 'avait pas songé au xenfants.

Il rejeta la tête en arrière et éclata de rire.— Oh, he rzche n, c'est ce qu 'on appel le la vengeance

du lendemain matin! Je me condu is comme u n idiot en temettant si v i te en face des réal i tés, je le sais. Mais, à cestade, tou t ce qu e je te demande est d'y penser. Pou rtant, jete préviens charitablement... en prenant ta décision,n 'ou bl ie pas qu e, si je ne peu x pas t'avoir pou r épou se, je nete veu x pas du tou t.

El le lu i jeta les bras au tou r du cou , s'y accrochadésespérément.

— Oh, Rain! N e me rends pas les choses sidi ffici les! s'écria-t-el le.

A u volant de sa Lagonda, seu l , Dane traversait lenord-est de l 'Ital ie; i l passa Pérou se, Florence, Bologne,Ferrare, Padou e, préféra éviter V enise et fi t étape àTrieste. Il aimait cette vi l le, au ssi demeu ra-t-i l deu x

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jou rs de plu s su r la côte adriatiqu e avant de s'engager su rles rou tes de montagne condu isant à Lju bl jana; au treétape à Zagreb. Descente de la grande val lée de la Saveparmi les champs bleu s de fleu rs de chicorée ju squ 'àBelgrade, pu is N is où i l s'arrêta pou r la nu it. Ensu ite, laMacédoine et Skopje, tou jou rs en ru ine après letremblement de terre intervenu deu x ans plu s tôt. Et Tito-V eles, la vi l le de vacances, bizarrement tu rqu e avec sesmosqu ées et minarets. Tou t au long de son voyage enY ou goslavie, i l avait mangé de façon fru gale, trop gêné àl 'idée de s'instal ler devant u ne grande assiette de viandealors qu e les au tochtones devaient se contenter de pain.

La frontière grecqu e à Evzone, au -delàThessaloniqu e. Les jou rnau x i tal iens commentaientlongu ement les menaces de révolu tion qu i cou vaient enGrèce. Debou t devant la fenêtre de sa chambre d'hôtel , i lobservait les mil l iers de torches qu i al laient et venaient,s'agitaient sans cesse dans la nu it de Thessaloniqu e; i létai t heu reu x qu e Ju stine ne l 'ai t pas accompagné.

« Pap-an-dre-ou ! Pap-an-dre-ou ! Pap-an-dre-ou ! »scandait la fou le qu i opéra flu x et reflu x entre les torchesju squ e passé minu it.

La révolu tion était u n phénomène propre au xvi l les, au x concentrations denses de popu lation et depau vreté; par contre, le paysage de Thessal ie, qu i portaitles cicatrices de nombreu x confl i ts, devait encore

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ressembler à celu i qu e les légions de César avaienttraversé au mil ieu des champs brû lés pou r al lertriompher de Pompée à Pharsale. Les bergers dormaient àl 'abri de tentes de peau x, les cigognes se tenaient su r u nepatte au centre des nids coi ffant de peti ts bâtimentsblancs; partou t, u ne terri fiante aridité. Les vastessu perficies bru nes, sans arbres, sou s le ciel clair, lu irappelaient l 'A u stral ie. Il respira profondément, sou rit àla pensée de rentrer bientôt chez lu i . M'man comprendraitqu and i l lu i parlerait.

A u -dessu s de Larissa, la mer se décou vrit à lu i ; i larrêta la voitu re et descendit. La mer d'Homère, sombrecomme le vin, se teintant d'u n dél icat ou tremer àproximité des plages, tachée d'u n pou rpre de raisin,s'étendait ju squ 'à la cou rbe de l 'horizon. Une prairie verte,très loin au -dessou s de lu i , entou rait u n minu scu letemple à colonnes, très blanc dans le solei l et, su r u neéminence, derrière lu i , u ne rébarbative forteresseremontant au x croisés avait triomphé des épreu ves dutemps. Grèce, qu e tu es bel le, plu s bel le qu e l 'Ital ie qu ej'aime tant! Mais ici est le berceau , le berceau éternel .

Impatient d'atteindre A thènes, i l reprit la rou te,engagea rapidement la voitu re de sport su r les montagnesru sses du col Domokos et descendit de l 'au tre côté, enBéotie, où s'offri t à lu i u n stu péfiant panoramad'ol iveraies, de col l ines rou sses, de montagnes. En dépit

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de sa hâte, i l s'arrêta pou r contempler le bizarremonu ment, presqu e hol lywoodien, érigé à la gloire deLéonidas et de ses Spartiates au x Thermopyles : « Passant,va dire à Sparte qu e nou s sommes tou s morts ici pou robéir à ses lois. » Les mots évei l lèrent en lu i u n cu rieu xécho, presqu e comme s'i l l es avait entendu s dans d'au trescirconstances; i l frissonna et reparti t rapidement.

Il s'arrêta au -dessu s de Kamena V ou ra, se baignadans les eau x claires, face au détroit d'Eu bée; de là étaientpartis à destination de Troie les mil le vaisseau x ayantapparei l lé d'A u l is. Le cou rant étai t fort, portait vers lelarge; les hommes n 'avaient pas dû avoir à peserbeau cou p su r leu rs avirons. Les rou cou lades et œil ladesde la viei l le mégère vêtu e de noir, qu i su rvei l lai tl 'établ issement de bains, le gênèrent. Il s'enfu itpromptement. Les gens ne se l ivraient plu s à desremarqu es concernant la beau té de son visage, au ssi laplu part du temps lu i étai t-i l faci le de l 'ou bl ier. Prenantseu lement le temps d'acheter deu x énormes gâteau x à lacrème, i l continu a sa rou te le long de la côte attiqu e etarriva à A thènes au moment où le solei l se cou chait,revêtant d'or le prestigieu x roc et sa précieu se cou ronne decolonnades.

Mais l 'ambiance d'A thènes étai t tendu e,hargneu se, et la franche admiration des femmes lemorti fia; les Romaines se montraient plu s blasées, plu s

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su bti les.L'agitation régnait au sein de la fou le, relent

d'émeu te, farou che détermination de la popu lation deporter Papandreou au pou voir. N on, A thènes ne tenaitpas ses promesses, mieu x valai t al ler ai l leu rs. Il remisala Lagonda dans u n garage et s'embarqu a à bord d'u nbateau partant pou r la Crète.

Et là, enfin, parmi les ol iviers, le thym sau vage etles montagnes, i l trou va sa paix. A près u n long voyage encar au mil ieu de volai l les rassemblées par les pattes, qu iprotestaient avec véhémence, et u n fort relent d'ai l , i ldécou vrit u ne minu scu le au berge peinte en blanc, sou sdes arcades, avec trois tables mu nies de parasols àl 'extérieu r près desqu el les battaient des carrés d'étoffecolorés, su spendu s en feston comme des lanternes. Làs'agitaient sou s la brise poivriers et eu calyptu sau stral iens, exi lés dans u n sol trop aride pou r les arbresdu continent eu ropéen. Stridu lations des cigales.Pou ssière s'élevant en tou rbi l lons rou ges.

La nu it, i l dormait dans u ne peti te chambre qu itenait de la cel lu le, volets grands ou verts. Dans le si lencedu peti t matin, i l célébrait u ne messe sol i taire, sepromenait dans la jou rnée. Personne ne l 'importu nait, i ln 'importu nait personne. Mais su r son passage, les yeu xsombres des paysans le su ivaient avec étonnement etchaqu e visage se bu rinait d'u n sou rire. Il faisait chau d,

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tou t étai t tranqu i l le, endormi. Paix parfaite. Les jou rssu ivaient les jou rs, sans à-cou ps, comme les grainsd'ambre gl issant entre les doigts nou eu x d'u n paysancrétois.

Si lencieu sement, i l priai t; u ne émotion, u nprolongement de son intériori té, pensées qu i s'égrenaientcomme u n chapelet, jou rs qu i s'égrenaient comme u nchapelet. Seigneu r, je su is véri tablement Tien. Soisremercié de tant de bénédictions. Pou r le grand cardinal ,son aide, son amitié sincère, son amou r sans fai l le. Pou rRome et la chance d'être dans Ton cœu r, de m'êtreprosterné devant Toi dans Ta propre basi l iqu e, d'avoirsenti la pierre de Ton Egl ise en moi . Tu m'as béni au -delàde mes mérites. Qu e pu is-je faire pou r Toi afin de teprou ver ma reconnaissance? Je n 'ai pas assez sou ffert, mavie n 'a été qu 'u ne longu e joie, absolu e, depu is qu e je su isentré à Ton service. Je dois sou ffrir et Tu le sais, Toi qu i assou ffert. Ce n 'est qu e par l 'entremise de la sou ffrance qu eje pou rrai m'élever au -dessu s de moi-même, Te mieu xcomprendre. Car. c'est là ce qu 'est cette vie : u n passagemenant à la compréhension de Ton mystère. Plonge talance dans ma poitrine, enfonce-la si profondément qu e jene pu isse l 'en retirer. Fais-moi sou ffrir... Pou r Toi , jerenonce à tou s les au tres, même à ma mère, à ma sœu r etau cardinal . Toi seu l es ma dou leu r, ma joie. Hu mil ie-moiet je chanterai Tes lou anges. Détru is-moi et je me

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réjou irai . Je T'aime. Toi , Toi , seu l ...Il étai t arrivé à la peti te plage où i l aimait se

baigner, croissant jau ne encastré dans les falaisesimposantes, et i l s'immobil isa u n instant le regard perdu ,à travers la Méditerranée vers l 'endroit où devait setrou ver la Libye, loin au -delà de l 'horizon. Pu is i ldescendit par bonds légers les marches condu isant à laplage, se débarrassa de ses chau ssu res, les ramassa etmarcha su r le sable sou ple ju squ 'à l 'endroit où i labandonnait généralement sandales, chemise et short.Deu x jeu nes A nglais parlaient avec u n fort accentd'Oxford, étendu s au solei l comme des langou stes sortantdu cou rt-bou i l lon; u n peu plu s loin, deu x femmeséchangeaient des propos langu issants en al lemand. Daneleu r jeta u n cou p d'œil et, gêné, tira su r son mail lot debain, se rendant compte qu 'el les avaient interrompu leu rconversation et s'étaient redressées pou r se tapoter lescheveu x et lu i sou rire.

— Ça va? demanda-t-i l au x A nglais.Intérieu rement, i l l es su rnommait pommies,

comme le font tou s les A u stral iens. Ces deu x-làparaissaient faire partie du décor pu isqu 'i l s venaientchaqu e jou r su r la plage.

— Magnifiqu ement, mon vieu x! Faites attentionau cou rant... i l est trop fort pou r nou s. Il doit y avoir u netempête qu elqu e part au large.

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— Merci , répondit Dane en sou riant.Il cou ru t en direction des vagu elettes qu i venaient

lécher innocemment la plage et, en excel lent nageu r,plongea avec maestria dans l 'eau peu profonde.

Stu péfiant; combien l 'eau calme pou vait êtretrompeu se! Il sentait le cou rant perfide le tirer par lesjambes pou r l 'emporter vers le fond, mais i l étai t trop bonnageu r pou r s'en inqu iéter. Tête à demi immergée, i lfendait dou cement l 'eau , savou rant la fraîcheu r,l 'impression de l iberté. Lorsqu 'i l s'immobil isa et regardaen direction de la plage, i l v i t les deu x A l lemandesassu jettir leu rs bonnets et se précipiter vers les vagu es enriant.

Il mit les mains en porte-voix et, en al lemand,leu r consei l la de rester là où el les avaient pied à cau se ducou rant. A vec de grands éclats de rire, el les lu iadressèrent des signes lu i donnant à penser qu 'el lesavaient compris. La tête à demi dans l 'eau , i l recommençaà nager et cru t entendre u n cri . Il continu a encore u n peu ,pu is s'arrêta et se maintint à la su rface par u n simplebattement de pieds à u n endroit où le cou rant n 'étai t pastrop fort. Il s'agissait bien de cris. En se retou rnant, i l v i tles femmes qu i se débattaient, le visage crispé par la peu r,hu rlant. Les mains en l 'air, l 'u ne d'el les cou lait. Su r laplage, les deu x A nglais s'étaient levés et, sans grandempressement, s'approchaient de l 'eau .

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Il se remit à nager su r le ventre et fendit l 'eau , serapprocha de plu s en plu s. Des bras affolés se tendirentvers lu i , s'accrochèrent à lu i , l 'entraînèrent sou s le flot; i lréu ssit à saisir l 'u ne des femmes au tou r de la tai l le et àl 'étou rdir d'u n rapide cou p de poing au menton, pu is i lagrippa l 'au tre par la bretel le de son mail lot, lu i enfonçabru talement le genou dans la colonne vertébrale, ce qu ilu i cou pa le sou ffle. En tou ssant, car i l avait avalé del 'eau , i l se tou rna su r le dos et se mit en devoir deremorqu er ses deu x fardeau x rédu its à l 'impu issance.

Les deu x A nglais piétinaient su r place, l 'eau leu rarrivant au x épau les, trop effrayés pou r s'aventu rer plu sloin, ce qu e Dane comprit fort bien. Ses ortei l s effleu rèrentenfin le sable; i l pou ssa u n sou pir de sou lagement.Epu isé, i l déploya u n effort su rhu main et entraîna lesdeu x femmes vers le rivage. El les reprenaientrapidement conscience et el les recommencèrent à hu rleret à battre frénétiqu ement l 'eau . Haletant, Dane parvint àsou rire. Il avait fai t sa part; maintenant les A nglaispou rraient prendre la su ite. Pendant qu 'i l se reposait, àbou t de sou ffle, le cou rant l 'aspirait de nou veau , ses piedsne tou chaient plu s le fond, même lorsqu e ses ortei l sessayaient de s'y agripper. Il s'en étai t fal lu de peu . S'i ln 'avait pas été là, les femmes se seraient certainementnoyées; les jeu nes A nglais n 'avaient ni la force nil 'entraînement nécessaires pou r les sau ver. Mais, lu i

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disait u ne voix, el les ne se sont mises à l 'eau qu e pou r êtreplu s proches de toi ; avant de t'avoir vu , el les n 'avaientau cu ne intention de se baigner. C'est ta fau te si el les ontcou ru u n danger. Ta fau te.

Tandis qu 'i l flottai t dou cement, u ne terribledou leu r lu i éclata dans la poitrine, au ssi atroce qu e cel lequ e cau serait u ne lance, u n dard rou gi à blanc;sou ffrance insou tenable, déchirante. Il cria, leva les brasau -dessu s de la tête, se raidit, mu scles convu lsés; mais ladou leu r s'ampl i fia, l 'obl igea à baisser les bras, à ramenerles poings sou s ses aissel les, à remonter les genou x. Moncœu r! J'ai u ne crise cardiaqu e. Je su is en train de mou rir!Mon cœu r! Je ne veu x pas mou rir! Pas encore, pas avantd'avoir entamé ma tâche, pas avant d'avoir fai t mespreu ves! Dou x Seigneu r, viens à mon aide! Je ne veu x pasmou rir, je ne veu x pas mou rir!

Les convu lsions désertèrent le corps qu i sedétendit; Dane se mit su r le dos, laissa flotter ses braslargement écartés, flasqu es, malgré la dou leu r. A traversses ci l s hu mides, i l regarda la voû te céleste loin, très loin,hau t, très hau t. Eh bien, nou s y voi là; c'est Ta lance, cel lequ e mon orgu ei l Te su ppl iai t de m'envoyer i l n 'y a pas u neheu re. Donne-moi la chance de sou ffrir, disais-je. Fais-moi sou ffrir. Maintenant qu e la sou ffrance est là, jerésiste, incapable du parfait amou r. Dou x Seigneu r, Tadou leu r! Je dois l 'accepter, je ne dois pas la combattre, je

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ne dois pas combattre Ta volonté. Ta main est tou te-pu issante et c'est là Ta dou leu r. Cel le qu e Tu as dû endu rersu r la Croix. Mon Dieu , mon Dieu , mon Dieu , je su is à Toi!Si c'est Ta volonté, qu e Ta volonté soit fai te. Comme u nenfant, je me remets entre Tes mains tu télaires. Tu as tropde bonté pou r moi . Qu 'ai-je fai t pou r tant mériter de Tapart, et de la part de ceu x qu i m'aiment plu s qu e tou tau tre? Pou rqu oi m'as-Tu tant donné alors qu e je ne su ispas digne de Tes bontés? La sou ffrance, la sou ffrance! Tues tel lement bon pou r moi . Fasse qu e ce ne soit pas troplong, T'avais-je demandé; ça n 'a pas été long. Masou ffrance sera brève, rapidement terminée. Bientôt, jeverrai Ton visage; mais maintenant, alors qu e je su isencore en vie, je Te remercie. La dou leu r! Mon dou xSeigneu r, Tu es trop bon pou r moi . Je T'aime!

Un immense su rsau t convu lsa le corps inerte, enattente. Ses lèvres remu èrent, mu rmu rèrent u n nom,essayèrent de sou rire. Pu is les pu pi l les se di latèrent,chassant à jamais le bleu de ses yeu x. Enfin en sécu ritésu r la plage, les deu x A nglais déposèrent leu rs fardeau xen larmes su r le sable et se retou rnèrent pou r le chercherdes yeu x. Mais la mer placide, bleu e, profonde, étai t vide,infinie. Les vagu elettes venaient lécher la grève et seretiraient. Dane s'en étai t al lé.

L'u n des baigneu rs pensa à la base américaine del 'A rmée de l 'A ir tou te proche, et se précipita pou r

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demander de l 'aide. Moins de trente minu tes après qu eDane eu t disparu , u n hél icoptère décol la, batti tfrénétiqu ement l 'air et décrivi t des cercles s'élargissantsans cesse depu is la plage, fou i l lant l 'eau . Les sau veteu rsne s'attendaient pas à retrou ver le corps. Les noyéscou lent à pic et ne remontent pas avant plu sieu rs jou rs.Une heu re passa; pu is, à u ne qu inzaine de mil les aularge, i l s repérèrent Dane qu i flottai t paisiblement,étreint par le flot, bras écartés, face tou rnée vers le ciel .Un instant, les sau veteu rs le cru rent vivant et pou ssèrentdes cris de joie, mais lorsqu e l 'apparei l descenditsu ffisamment bas pou r cau ser des remou s su r la mer, i l scomprirent qu 'i l étai t mort. La radio de l 'hél icoptère lançales coordonnées; u ne vedette fu t rapidement dépêchée su rles l ieu x et, trois heu res plu s tard, rentra.

La nou vel le s'étai t répandu e. Les Cretois aimaientle voir passer, aimaient échanger qu elqu es mots timidesavec lu i . L'aimaient sans le connaître. Il s se précipitèrentnombreu x vers la mer, femmes tou tes vêtu es de noir, telsde sombres oiseau x; hommes en vieu x pantalonsbou ffants, chemises ou vertes, manches relevées. Il s setenaient par grou pes si lencieu x, attendaient.

Lorsqu e la vedette arriva, u n sergent corpu lentsau ta su r le sable, se retou rna pou r prendre dans les brasu ne forme enveloppée d'u ne cou vertu re. Il avança dequ elqu es pas su r la plage et, aidé d'u n homme, déposa son

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fardeau . La cou vertu re s'écarta; u n mu rmu re bru issaparmi les Cretois. Il s vinrent entou rer le corps, pressantdes cru ci fix su r leu rs lèvres u sées, les femmes selamentant en u n gémissement monotone, inarticu lé,presqu e u ne l igne mélodiqu e, et el les restèrent là,endeu i l lées, patientes, terrestres, femel les.

Il étai t 5 heu res de l 'après-midi; le solei lpartiel lement caché par la falaise menaçante gl issaitdans l 'ou est, mais i l étai t encore assez hau t pou r éclairerle peti t grou pe sombre su r la plage, la longu e forme inerteà la peau dorée, au x yeu x clos, au x longs ci l s hérissés degrains de sel , au x lèvres bleu ies su r lesqu el les flottai t u nvagu e sou rire. Une civière fu t apportée, pu is tou s, Cretoiset soldats américains, emportèrent Dane.

L'agitation régnait à A thènes, des émeu tessecou aient la Grèce, mais le colonel de l 'armée de l 'air desU.S.A . parvint à joindre ses su périeu rs su r u ne fréqu enceradio mil i taire; i l tenait à la main le passeport au stral iende Dane. Comme tou s les docu ments de ce genre, i ln 'apportait au cu ne lu mière su r son propriétaire. Sou s lamention profession, se trou vait le simple mot « étu diant »et, au dos, sou s la ru briqu e « proches parents » étai t portéle nom de Ju stine et son adresse à Londres. Sans sepréoccu per de la signification légale du terme, Dane avaitmentionné le nom de sa sœu r parce qu e Londres étai tinfiniment plu s proche qu e Drogheda. Dans sa peti te

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chambre, à l 'au berge, la val ise noire qu i contenait lesobjets du cu l te n 'avait pas été ou verte; el le attendait avecses bagages qu e l 'on reçû t des directives pou r l 'adresser àqu i de droit.

Qu and la sonnerie du téléphone retenti t, à 9heu res du matin, Ju stine se tou rna su r le dos, ou vrit u nœil vagu e et demeu ra étendu e, mau dissant l 'infernaleinvention, se ju rant de faire su spendre cette saloperie del igne. Sou s prétexte qu e le reste du monde considéraitcomme normal et logiqu e de commencer à s'agiter dès 9heu res du matin, pou rqu oi su pposer qu 'i l en al lai t demême pou r el le?

Mais la sonnerie persistai t sans discontinu er.Peu t-être étai t-ce Rain; cette pensée fi t pencher labalance vers le retou r à la vie, et Ju stine se leva, ti tu ba endirection de la sal le de séjou r. Le Parlement al lemandtenait u ne session extraordinaire; el le n 'avait pas vuRain depu is u ne semaine et ne pensait pas avoir lachance de le retrou ver pendant encore au moins hu itjou rs. Mais peu t-être la crise étai t-el le su rmontée et i lappelait pou r lu i annoncer son arrivée.

— A l lô?— Miss Ju stine O'N ei l l?— El le-même à l 'apparei l .— Ici la Maison de l 'A u stral ie à A ldwych.

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La voix au x inflexions anglaises donna u n nomqu 'el le étai t trop abru tie pou r comprendre, d'au tantqu 'el le remâchait sa déception depu is qu 'el le avaitcompris qu e son correspondant n 'étai t pas Rain.

— Bon. La Maison de l 'A u stral ie, et alors?En bâi l lant, el le se tint su r u n pied qu 'el le se

gratta avec la plante de l 'au tre.— A vez-vou s u n frère, u n certain M. Dane O'N ei l l?Les yeu x de Ju stine s'ou vrirent.— Ou i , en effet.— Se trou ve-t-i l actu el lement en Grèce, miss

O'N ei l l?Ses deu x pieds se posèrent su r le tapis, s'y

enfoncèrent.— Ou i , en effet. Il ne lu i vint pas à l 'idée de

recti fier en expl iqu ant à son correspondant qu 'i ls'agissait du père O'N ei l l , et non de monsieu r.

— Miss O'N ei l l , je su is au regret de devoir vou sfaire part d'u ne mau vaise nou vel le.

— Une mau vaise nou vel le? Une mau vaisenou vel le? Qu 'est-ce qu e c'est? Qu 'est-ce qu i se passe?Qu 'est-ce qu i est arrivé?

— J'ai le regret de vou s informer qu e votre frère, M.Dane O'N ei l l , s'est noyé h ier en Crète, dans descirconstances héroïqu es, d'après mes renseignements. Ensau vant qu elqu 'u n en di fficu l té au bord de la mer.

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Cependant, ainsi qu e vou s devez le savoir, la Grèce est enproie à la révolu tion, et les informations dont nou sdisposons sont très fragmentaires, peu t-être mêmeinexactes.

L'apparei l téléphoniqu e se trou vait su r u ne table,près du mu r au qu el Ju stine s'appu ya; ses genou x sedérobaient sou s el le. El le commença à gl isser lentementvers le sol , se retrou va en bou le su r le plancher. El leémettait des bru its qu i tenaient à la fois du rire et despleu rs, des halètements au dibles. Dane noyé. Halètement.Dane mort. Halètement. Crète, Dane, noyé. Halètement.Mort. Mort.

— Miss O'N ei l l? V ou s êtes là, miss O'N ei l l?demanda la voix avec insistance.

Mort. N oyé. Mon frère!— Miss O'N ei l l , répondez-moi!— Ou i , ou i , ou i , ou i! Je su is là, bon Dieu !— D'après ce qu e je comprends, vou s êtes sa plu s

proche parente. N ou s devons donc vou s demander vosinstru ctions qu ant à ce qu 'i l y a l ieu de faire du corps.Miss O'N ei l l , êtes-vou s là?

— Ou i , ou i .— Qu e vou lez-vou s qu 'on fasse du corps, miss

O'N ei l l?Le corps! Il étai t u n corps, et on ne disait même pas

son corps, mais le corps. Dane, mon Dane. Il est u n corps.

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— Sa plu s proche parente? s'entendit-el ledemander d'u ne voix ténu e entrecou pée de halètements.Je ne su is pas la plu s proche parente de Dane; je su pposequ e c'est plu tôt ma mère.

Il y eu t u ne pau se.— Ceci est très ennu yeu x, miss O'N ei l l . Si vou s

n'êtes pas sa plu s proche parente, nou s avons perdu u ntemps précieu x. (La voix compatissante se laissait al ler àl 'impatience.) V ou s ne semblez pas comprendre qu 'i l y au ne révolu tion en Grèce et qu e l 'accident s'est produ it enCrète, î le avec laqu el le i l est encore plu s di ffici le decorrespondre. Les commu nications avec A thènes sontpratiqu ement impossibles, et nou s avons reçu l 'ordre defaire connaître les intentions du plu s proche parent en cequ i concerne le corps. V otre mère est-el le là? Pu is-je lu iparler, je vou s prie?

— Mais ma mère n 'est pas là; el le est en A u stral ie.— En A u stral ie? Grand Dieu , ça va de mal en pis!

N ou s al lons être obl igés d'envoyer u n câble en A u stral ie;encore du retard. Si vou s n 'êtes pas sa plu s procheparente, miss O'N ei l l , pou rqu oi votre frère a-t-i l portévotre nom sou s la ru briqu e réservée à cet effet dans sonpasseport?

— Je ne sais pas, di t-el le, et el le se rendit comptequ 'el le riai t.

— Donnez-moi l 'adresse de votre mère en

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A u stral ie; nou s al lons lu i télégraphier immédiatement.Il fau t absolu ment qu e nou s sachions ce qu 'i l convient defaire du corps! L'échange de câbles va occasionner u nretard d'au moins dou ze heu res. Je vou drais qu e vou s lecompreniez. Les choses sont déjà assez di ffici les sans cecontretemps.

— Téléphonez-lu i alors. N e perdez pas de tempsavec des télégrammes.

— N otre bu dget ne nou s permet pas de lancer desappels téléphoniqu es internationau x, miss O'N ei l l ,déclara son correspondant d'u n ton acerbe. Pou vez-vou sme donner le nom et l 'adresse de votre mère, je vou s prie.

— Mme Meggie O'N ei l l . Drogheda. Gi l lanbone.N ou vel le-Gal les du Su d. A u stral ie.

El le débita les noms comme u ne l i tanie, épelantceu x qu i devaient paraître insol i tes à son correspondant.

— Je vou s présente à nou veau mes sincèrescondoléances, miss O'N ei l l .

A près u n cl iqu etis s'éleva du récepteu rl 'interminable et monotone tonal i té de la l igne. Ju stines'assi t su r le sol , laissa gl isser le combiné su r ses genou x.Il y avait u ne erreu r, tou t cela ne tarderait pas às'éclaircir. Dane noyé, alors qu 'i l nageait comme u npoisson? N on, impossible. Mais c'est la véri té, Ju stine, tule sais; tu ne l 'as pas accompagné pou r le protéger et i ls'est noyé. Tu étais sa protectrice depu is l 'époqu e où i l étai t

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bébé et tu au rais dû être là. Si tu n 'avais pu le sau ver, tuau rais dû être là pou r te noyer avec lu i . Et tu ne l 'as pasaccompagné u niqu ement parce qu e tu vou lais rentrer àLondres pou r faire l 'amou r avec Rain.

Diffici le dépenser. Tou t étai t di ffici le. Rien nesemblait fonctionner, pas même ses jambes. El len 'arrivait pas à se lever; el le ne se lèverait jamais plu s.Pas de place dans son esprit pou r qu iconqu e en dehors deDane, et ses pensées tou rnoyaient en cercles de plu s enplu s étroits au tou r de Dane. Ju squ 'à ce qu 'el le pensât à samère, à la famil le, à Drogheda. Oh, Dieu ! Les nou vel lesarriveraient là-bas, la tou cheraient, les tou cheraient.M'man n 'avait même pas eu la joie de contempler u nedernière fois son visage extatiqu e à Rome. Le câble seraprobablement expédié à la pol ice de Gi l ly , songea-t-el le.Et le vieu x sergent Ern grimpera dans sa voitu re etparcou rera le long trajet ju squ 'à Drogheda pou r annoncerà ma mère qu e son fi l s est mort. Pas l 'homme qu i convientpou r ce genre de tâche, presqu e u n étranger. MadameO'N ei l l , je vou s présente mes condoléances les plu s ému es,votre fi l s est mort. Mots de pu re forme, pol is, v ides... N on!Je ne peu x pas permettre ça, el le est au ssi ma mère! Pas decette façon, pas de la façon dont je l 'ai appris.

El le posa l 'apparei l su r ses genou x, porta lerécepteu r à son orei l le et forma le nu méro des appelsinternationau x.

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— A l lô, je vou drais passer u n appel international ,je vou s prie. A l lô? Une commu nication u rgente pou rl 'A u stral ie. Gi l lanbone, 12,12. Et je vou s en su ppl ie, fai tesvite!

Meggie répondit el le-même au téléphone. Il étai ttard. Fee étai t al lée se cou cher. Depu is qu elqu e temps, el lese retirai t de plu s en plu s tôt, préférant rester assise dansson l i t à écou ter les gri l lons et les grenou i l les, somnolersu r u n l ivre, se sou venir.

— A l lô?— Un appel de Londres, madame O'N ei l l , di t Hazel

depu is le standard de Gi l ly .— A l lô, Ju stine? dit Meggie sans appréhension.Ju ssy téléphonait de temps en temps pou r prendre

des nou vel les.— M'man? C'est toi , m'man?— Ou i , c'est moi , di t Meggie d'u ne voix dou ce,

percevant la détresse de sa fi l le.— Oh, m'man! Oh, m'man! (Un son se répercu ta,

halètement ou sanglot.) M'man, Dane est mort. Dane estmort!

Un gou ffre s'ou vrit sou s les pieds de Meggie. El les'enfonçait, s'enfonçait sans cesse et l 'abîme n 'avait pasde fond. El le gl issait, sentait la fai l le se refermer au -dessu s d'el le, et el le comprit qu 'el le ne referait jamais

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su rface au ssi longtemps qu 'el le vivrait. Qu 'est-ce qu e lesdieu x pou vaient faire de plu s? El le ne l 'avait pas su enposant la qu estion. Comment avait-el le pu la poser,comment avait-el le pu ne pas savoir? N e tentez pas lesdieu x, i l s n 'attendent qu e ça. En se refu sant à al ler àRome pou r partager le plu s beau moment de sa vie, el leavait cru payer le tribu t. Dane en serait l ibéré, et l ibéréd'el le. En s'infl igeant la peine de ne pas revoir le visagequ i lu i étai t le plu s cher au monde, el le paierait. L'abîmese referma, su ffocant. Et Meggie se tenait là, comprenantqu 'i l étai t trop tard.

— Ju stine, ma chérie, calme-toi , consei l la Meggied'u ne voix u nie, dénu ée de la moindre al tération. Calme-toi , et expl iqu e-moi. En es-tu sû re?

— La Maison de l 'A u stral ie m'a appelée... i l scroyaient qu e j'étais sa plu s proche parente. Un typeatroce qu i demandait sans cesse ce qu e je vou lais qu 'onfasse du corps. Il appelait constamment Dane « le corps ».Comme s'i l n 'avait pas droit à au tre chose, comme s'i ln 'étai t personne. (Un sanglot lu i échappa.) Seigneu r! Jesu ppose qu e le pau vre diable ne rempl issait pas sa tâchede gaieté de cœu r. Oh, m'man, Dane est mort!

— Dans qu el les circonstances, Ju stine? Où ? ARome? Pou rqu oi Ralph ne m'a-t-i l pas appelée?

— N on, pas à Rome. Le cardinal n 'estprobablement même pas au cou rant. En Crète. Celu i qu i

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m'a téléphoné m'a dit qu 'i l s'étai t noyé en sau vantqu elqu 'u n qu i se baignait. Il étai t en vacances, m'man. Ilm'avait demandé de l 'accompagner, mais je ne l 'ai pasfait. Je vou lais jou er Desdémone. Je vou lais être avecRain. Si seu lement j'avais été avec lu i ! Si j'avais été prèsde lu i , i l ne serait peu t-être rien arrivé. Oh, mon Dieu , qu efaire?

— A rrête, Ju stine! intima sévèrement Meggie. N eressasse pas ce genre de pensées, tu m'entends? Daneau rait horreu r de ça. Tu le sais. Le malheu r s'abat et nou sne savons pas pou rqu oi . Maintenant, i l fau t qu e tu tereprennes. Je ne vou s ai pas perdu s tou s les deu x. Tu estou t ce qu i me reste à présent. Oh, Ju ssy, Ju ssy! C'est siloin. Le monde est trop vaste, trop vaste. Rentre àDrogheda, je ne veu x pas te savoir seu le.

— N on. Il fau t qu e je travai l le. Le travai l est maseu le planche de salu t. Si je ne travai l lais pas, jedeviendrais fol le. Je ne veu x voir personne, je ne veu x pasde réconfort. Oh, m'man! (El le se remit à sangloter.)Comment al lons-nou s vivre sans lu i? Ou i , comment?Etait-ce là la vie? Dieu t'a donné la vie et Dieu te lareprend. Tu es pou ssière et tu retou rneras en pou ssière.V ivre est le lot de ceu x d'entre nou s qu i ont échou é. Dieucu pide qu i rassemble les mei l leu rs, laissant le mondeau x au tres pou r qu 'i l s y pou rrissent.

— Ce n 'est pas à nou s qu 'i l appartient de dire

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combien de temps nou s devrons su pporter notre fardeau ,dit Meggie. Ju ssy, merci de m'avoir annoncé la nou vel letoi-même, de m'avoir téléphoné.

— Je ne pou vais pas su pporter l 'idée qu e tul 'apprennes par u n étranger, m'man. Pas comme ça, paru n inconnu . Qu e vas-tu faire? Qu e peu x-tu faire?

Meggie rassembla tou te sa volonté pou r s'efforcerde faire franchir à l 'immense distance qu i les séparaitchaleu r et réconfort afin d'aider sa fi l le qu e minait ladou leu r. Son fi l s étai t mort, sa fi l le vivait. Il fal lai tqu 'el le se sou de en u n être total . En admettant qu e ce fû tpossible. De tou te sa vie, Ju stine semblait n 'avoir aiméqu e Dane. Personne d'au tre, pas même el le.

— Ju stine chérie, ne pleu re pas. Essaie de ne pasavoir de chagrin. Il ne l 'au rait pas vou lu , tu le sais.Reviens à la maison et ou bl ie. N ou s ramènerons Danechez lu i , à Drogheda. Légalement, i l est de nou veau à moi;l 'Egl ise ne peu t pas m'en empêcher, i l ne lu i appartientpas. Je vais téléphoner à la Maison de l 'A u stral ieimmédiatement et à l 'ambassade à A thènes, si lacommu nication peu t passer. Il fau t qu 'i l revienne chezlu i! Je ne vou drais pas qu 'i l repose ai l leu rs qu 'à Drogheda.C'est ici qu 'i l doit être. Il fau t qu 'i l revienne. V iens aveclu i , Ju stine.

Mais, assise par terre, Ju stine secou ait la têtecomme si sa mère pou vait la voir. Rentrer à la maison?

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El le ne retou rnerait jamais chez el le. Si el le avaitaccompagné Dane, i l ne serait pas mort. Rentrer et devoircontempler le visage de sa mère pendant le restant de sesjou rs? N on, el le n 'en su pportait même pas la pensée.

— N on, m'man, dit-el le le visage inondé de larmesbrû lantes. (Qu i diable a pu prétendre qu e les grandesdou leu rs ne s'accompagnent pas de pleu rs? Un crétinignorant tou t de la qu estion.) Je resterai ici et jetravai l lerai . Je reviendrai à la maison avec Dane mais,ensu ite je rentrerai . Je ne peu x pas vivre à Drogheda.

Pendant trois jou rs, tou s attendirent dans u nesorte de vacu ité aveu gle, Ju stine à Londres, Meggie et lafamil le à Drogheda, al lant ju squ 'à meu bler le si lenceofficiel d'u n espoir ténu . Oh, on n 'al lai t sû rement pastarder à s'apercevoir qu 'i l y avait u ne erreu r, sinon i l sau raient déjà eu des nou vel les! Dane frapperait à la portede Ju stine, le sou rire au x lèvres, et expl iqu erait qu 'i ls'agissait d'u ne stu pide méprise. La Grèce étai t enébu l l i tion; tou tes sortes de fau sses nou vel les avaient dûêtre colportées. Dane passerait la porte et éclaterait de rireà l 'idée de sa mort; i l se dresserait grand et fort, et vivant,et i l rirai t. L'espoir commença à se renforcer et s'accru tavec chaqu e minu te d'attente. Perfide, horrible espoir. Iln 'étai t pas mort, non! Pas noyé, pas Dane qu i étai tsu ffisamment bon nageu r pou r braver n 'importe qu el lemer, et vivre. Et i l s attendaient, n 'admettant pas

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l 'inélu ctable, mu s par l 'espoir d'apprendre enfin qu 'i ls'agissait d'u ne erreu r. Par la su ite, on au rait tou t letemps d'avertir tou t le monde, de prévenir Rome.

Le matin du qu atrième jou r, Ju stine reçu t lemessage. Comme u ne très viei l le femme, el le sou leva denou veau le récepteu r et demanda l 'A u stral ie.

— M'man?— Ju stine?— Ou i , m'man. Il a déjà été enterré; nou s ne

pou vons pas le ramener à la maison. Qu 'al lons-nou sfaire? Les au torités sont incapables de me dire qu oi qu e cesoit, sinon qu e la Crète est u ne î le très vaste, le nom duvi l lage inconnu . Qu and le câble est arrivé, i l avait déjàété emporté et inhu mé. Il repose qu elqu e part dans u netombe qu i ne porte au cu ne inscription! Je ne peu x pasobtenir de visa pou r la Grèce; personne ne veu t m'aider,c'est le chaos. Qu 'al lons-nou s faire, m'man?

— Retrou ve-moi à Rome, Ju stine, di t Meggie.Tou s, à l 'exception d'A nne Mu el ler,

s'agglu tinaient au tou r du téléphone, encore sou s l 'effetdu choc. Les hommes paraissaient avoir viei l l i de vingtans en trois jou rs et Fee, ratatinée comme u n oiseaumalade, pâle et revêche, arpentait la maison en répétant :

— Pou rqu oi ne su is-je pas morte à sa place?Pou rqu oi est-ce qu 'i l fal lai t qu e ce soit lu i? Je su is viei l le,si viei l le! Ça au rait été si simple pou r moi de partir.

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Pou rqu oi fal lai t-i l qu e ce soit lu i? Pou rqu oi pas moi? Jesu is si viei l le!

A nne s'étai t effondrée, et Mme Smith , Minnie etCat versaient des larmes en marchant, en dormant.

Meggie les regarda en si lence et raccrocha. V oi là àqu oi se résu mait Drogheda, tou t ce qu i restait. Un peti tgrou pe d'hommes et de femmes âgés, stéri les, brisés.

— Dane est perdu , dit-el le. Personne ne peu t letrou ver. Il a été enterré qu elqu e part en Crète. C'est si loin!Comment pou rrait-i l reposer si loin de Drogheda? Je vaisal ler à Rome, voir Ralph de Bricassart. Il est le seu l qu ipu isse nou s venir en aide.

Le secrétaire du cardinal de Bricassart entra dansla pièce.

— V otre Eminence, je su is désolé de vou sdéranger, mais u ne dame insiste pou r vou s voir. Je lu i aiexpl iqu é qu 'i l se tenait u n conci le, qu e vou s étiez trèsoccu pé et qu e vou s ne pou viez voir personne. Mais el leaffirme qu 'el le restera assise devant votre porte ju squ 'à cequ e vou s pu issiez la recevoir.

— A -t-el le des ennu is, père?— De gros ennu is, V otre Eminence. C'est visible.

El le m'a demandé de vou s dire qu 'el le s'appel le MeggieO'N ei l l .

Le cardinal de Bricassart se leva vivement; son

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visage se vida de tou te cou leu r, devint au ssi blanc qu e sescheveu x.

— V otre Eminence! V ou s ne vou s sentez pas bien?— N on, père. Je su is très bien, merci . A nnu lez

tou s mes rendez-vou s ju squ 'à nou vel ordre et introdu isezMme O'N ei l l immédiatement. N ou s ne devons pas êtredérangés, à moins qu 'i l ne s'agisse du Saint-Père.

Le prêtre s'incl ina et sorti t. O'N ei l l ! Bien sû r!C'étai t le nom du jeu ne Dane. Il au rait dû s'en sou venirmais dans les appartements du cardinal tou t le monde secontentait de l 'appeler Dane. A h! i l avait commis u negrave erreu r en faisant attendre cette pau vre femme. SiDane était le neveu bien-aimé de Son Eminence, alorsMme O'N ei l l étai t sa sœu r bien-aimée.

Qu and Meggie entra, Ralph la reconnu t à peine. Ilne l 'avait pas revu e depu is treize ans; el le avaitcinqu ante-trois ans et lu i soixante et onze. Tou s deu xétaient vieu x à présent, au l ieu qu 'i l fû t seu l à l 'être. Levisage de Meggie avait moins changé qu 'i l ne s'étai t figé,et dans u n mou le n 'ayant au cu n rapport avec celu i qu 'i llu i avait accolé dans son imagination. L'intransigeances'étai t su bsti tu ée à la dou ceu r, la du reté à la tendresse;el le évoqu ait u ne martyre vigou reu se, âgée et volontaireplu tôt qu e la sainte résignée et contemplative de ses rêves.Sa beau té demeu rait au ssi frappante qu e jamais, ses yeu xgardaient leu r cou leu r gris argenté, mais i l s s'étaient

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du rcis, et ses cheveu x éclatants étaient devenu s d'u nbeige terne, u n peu de la teinte de ceu x de Dane, mais sansvie. Et, plu s déconcertant encore, el le se refu sait à leregarder assez longtemps pou r qu 'i l pû t satisfaire sacu riosité avide et aimante.

Incapable d'accu ei l l i r cette nou vel le Meggie avecnatu rel , i l lu i désigna u n siège, ne retrou va pas letu toiement d'au trefois.

— Je vou s en prie, asseyez-vou s.— Merci , di t-el le, tou t au ssi gu indée.Une fois assise, el le lu i apparu t enfin dans son

ensemble, et i l remarqu a combien el le avait les pieds etles chevi l les enflés.

— Meggie! s'écria-t-i l . Tu es venu e directementd'A u stral ie... sans t'arrêter en cou rs de rou te? Qu e sepasse-t-i l?

— Ou i , je su is venu e d'u ne seu le trai te, acqu iesça-t-el le. Pendant les vingt-neu f heu res qu i viennent des'écou ler, je su is restée assise dans u ne su ccessiond'avions entre Gi l ly et Rome, sans au tre chose à faire qu 'àregarder les nu ages à travers les vi tres et à réfléchir.

— Qu e se passe-t-i l? répéta-t-i l , impatient,anxieu x, angoissé.

El le leva les yeu x, le regarda fixement.Il y avait qu elqu e chose d'atroce dans ses yeu x;

qu elqu e chose de si sinistre et glacial qu 'i l senti t les poi ls

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de sa nu qu e se hérisser et machinalement, i l y porta lamain.

— Dane est mort, di t Meggie.La main ornée de l 'anneau cardinal ice gl issa,

retomba comme cel le d'u ne pou pée de son su r les genou xécarlates tandis qu 'i l s'effondrait dans son fau teu i l .

— Mort? demanda-t-i l lentement. Dane, mort?— Ou i . Il s'est noyé i l y a six jou rs en Crète en

portant secou rs à des femmes qu e le cou rant emportait.Il se pencha en avant, ses mains montèrent à la

rencontre de son visage.— Mort? balbu tia-t-i l . Dane? (Pu is i l se mit à

sol i loqu er indistinctement.) Dane, mort? Ce mervei l leu xgarçon... Il ne peu t pas être mort! Dane... le prêtre parfai t,tou t ce qu e je ne pou vais être... Il avait tou t ce qu i memanqu ait... (Sa voix se brisa.) Il l 'avait tou jou rs eu .., nou sle savions tou s... nou s tou s qu i ne sommes pas des prêtresparfaits. Mort? Oh! dou x Seigneu r!

— N e vou s inqu iétez pas de votre dou x Seigneu r,Ralph! lança l 'étrangère assise en face de lu i . V ou s avezmieu x à faire. Je su is venu e pou r vou s demander votreaide... pas pou r être témoin de votre chagrin. Du ranttou tes ces heu res de vol , je n 'ai cessé de me répéter lesparoles qu e je vou s dirais pou r vou s apprendre lanou vel le... tou tes ces heu res pendant lesqu el les je nepou vais qu e regarder les nu ages à travers la vi tre,

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sachant qu e Dane était mort. A près cette épreu ve, je n 'aiqu e faire de votre dou leu r.

Pou rtant, qu and i l leva le visage d'entre sesmains, le cœu r mort, froid de Meggie bondit, se vri l la,tressau ta. C'étai t le visage de Dane su r lequ el s'inscrivaitu ne sou ffrance qu e la mort interdisait à Dane de jamaiséprou ver. Oh, grâces soient rendu es à Dieu ! Grâces à Dieu ,i l est mort; i l ne pou rra jamais connaître les épreu ves parlesqu el les cet homme est passé, cel les qu e j'ai endu rées.Mieu x vau t être mort qu e de sou ffrir de la sorte.

— En qu oi pu is-je t'aider, Meggie? demanda-t-i ld'u n ton u ni , réprimant son émotion pou r se gl isser dansla peau du consei l ler spiri tu el .

— La Grèce est en pleine révolu tion. On a enterréDane qu elqu e part en Crète, et je ne sais ni où , ni qu and, nicomment. Je su ppose seu lement qu e mes instru ctionsdemandant qu e son corps soit ramené par avion ont étéinterminablement retardées par la gu erre civi le et qu 'enCrète i l fai t au ssi chau d qu 'en A u stral ie. V oyant qu epersonne ne le réclamait les au tori tés locales ont dûcroire qu 'i l étai t seu l au monde et l 'ont enterré. (El le sepencha en avant su r son siège, tendu e.) Je veu x qu 'on merende mon enfant, Ralph. Je veu x qu 'on le retrou ve etqu 'on le ramène chez lu i pou r qu 'i l repose dans sa terre àDrogheda. J'ai promis à Jims qu 'i l sera enterré à Droghedaet i l le sera, même si je su is obl igée de parcou rir à genou x

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tou s les cimetières de Crète. Jamais je ne le laisseraiinhu mer dans u n qu elconqu e tombeau de prêtres à Rome,Ralph. Pas tant qu e j'au rai u n sou ffle de vie pou r engageru ne batai l le légale. Il doit rentrer à la maison.

— Personne ne te dénie ce droit, Meggie, di t-i ldou cement. L'Egl ise exige seu lement qu 'i l repose en terreconsacrée. Moi au ssi j'ai demandé à être enterré àDrogheda.

— Je n 'ai pas de temps à perdre en formal i téslégales, reprit-el le sans tenir compte de sa réponse. Je neparle pas grec et je n 'ai ni pou voir ni influ ence. A u ssi , jesu is venu e pou r qu e vou s u siez des vôtres. Rendez-moimon fi l s, Ralph.

— N e t'inqu iète pas, Meggie, nou s te le rendrons,mais ça demandera peu t-être du temps. La gau che est aupou voir à présent et el le est très anticléricale. Pou rtant, jene manqu e pas d'amis en Grèce et ce sera fai t. Laisse-moimettre les choses en branle immédiatement et ne tetou rmente pas. Il s'agit d'u n prêtre appartenant à l 'Egl isecathol iqu e; on nou s le rendra.

Il tendit la main vers le cordon de sonnette mais,sou s le regard glacé de Meggie, i l su spendit son geste.

— V ou s ne comprenez pas, Ralph. Je ne demandepas qu e les choses soient mises en branle. Je veu xreprendre mon fi l s... pas la semaine prochaine ou le moisprochain, mais tou t de su ite. V ou s parlez grec et i l vou s

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sera faci le d'obtenir des visas pou r vou s et pou r moi . Jeveu x qu e vou s m'accompagniez en Grèce maintenant etqu e vou s m'aidiez à retrou ver mon. fi l s.

Le regard de Ralph reflétai t bien des sentiments :tendresse, compassion, émoi , chagrin. Mais c'étai t au ssicelu i d'u n prêtre, calme, logiqu e, raisonnable.

— Meggie, j'aime ton fi l s comme s'i l avait été lemien, mais je ne peu x pas qu itter Rome actu el lement. Jene su is pas l ibre d'agir à ma gu ise... tu devrais le savoirmieu x qu e qu iconqu e. Qu el qu e soit ce qu e j'éprou ve pou rtoi , qu el le qu e soit ma peine, je ne peu x qu itter Rome enplein conci le. Je dois aider le Saint-Père.

El le se rejeta en arrière, abasou rdie, ou tragée,pu is el le secou a la tête, esqu issa u n peti t sou rire comme siel le assistai t au x bou ffonneries d'u n objet inanimé qu 'i ln 'étai t pas en son pou voir d'influ encer; el le se mit àtrembler, se passa la langu e su r les lèvres, paru t prendreu ne décision, et se dressa, droite, raide.

— A imiez-vou s réel lement mon fi l s comme s'i létai t le vôtre, Ralph? demanda-t-el le. Qu e feriez-vou spou r votre propre fi l s? Pou rriez-vou s rester assis, là, etdire à sa mère : « N on, je su is désolé; i l m 'est impossible deme l ibérer. » Pou rriez-vou s dire ça à la mère de votre fi l s?

Les yeu x de Dane, qu i pou rtant n 'étaient pas ceu xde Dane, la regardaient, affolés, débordants de dou leu r,impu issants.

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— Je n 'ai pas de fi l s, di t-i l . Mais le vôtre m'aappris, parmi bien d'au tres choses, qu 'en dépit des piresdifficu l tés ma seu le et u niqu e al légeance va à Dieu .

— Dane était au ssi votre fi l s, laissa tomberMeggie.

Il posa su r el le u n regard vide d'expression.— Qu oi?— J'ai di t qu e Dane était au ssi ton fi l s. Qu and j'ai

qu itté Matlock, j'étais enceinte, Dane est ton fi l s, pas celu ide Lu ke O'N ei l l .

— Ce... ce n 'est... pas vrai !— Je n 'ai jamais eu l 'intention de te le dire, même

maintenant. Crois-tu qu e je mentirais?— Pou r reprendre Dane? ou i , di t-i l d'u ne voix

ténu e.El le s'avança, vint se tenir au -dessu s de la masse

effondrée dans le fau teu i l de brocart rou ge, pri t la mainmaigre, parcheminée, dans la sienne, se pencha et baisal 'anneau ; son sou ffle ternit le ru bis.

— Par ce qu e tu as de plu s sacré, Ralph, je ju re qu eDane était ton fi l s. Il n 'étai t pas et n 'au rait pas pu êtrecelu i de Lu ke. Je te le ju re. Je te le ju re su r sa mémoire.

S'éleva u n gémissement, la plainte d'u ne âmepassant les portes de l 'enfer. Ralph de Bricassart gl issa deson fau teu i l et pleu ra, effondré su r le tapis pou rpre,masse écarlate à l 'égal du sang frais, v isage caché entre

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ses bras repl iés, doigts crispés dans ses cheveu x.— Ou i , pleu re! s'écria Meggie. Pleu re maintenant

qu e tu sais! Il est ju ste qu e l 'u n des parents pu isse verserdes larmes su r lu i . Pleu re, Ralph. Pendant vingt-six ans,j'ai eu ton fi l s, et tu ne savais même pas qu 'i l étai t tien. Tune le voyais même pas, tu ne te rendais pas compte qu 'i létai t toi , u n nou veau toi ! Qu and ma mère l 'a tiré hors demoi pou r le mettre au monde, el le l 'a su instantanément,mais toi jamais. Tes mains, tes pieds, ton visage, toncorps. Seu le la cou leu r de ses cheveu x était sienne; tou t lereste étai t toi . Comprends-tu à présent? Qu and je l 'aienvoyé ici , je t'ai di t dans ma lettre : « Ce qu e j'ai volé, je lerends. » Tu te sou viens? N ou s l 'avons volé tou s les deu x,Ralph. N ou s avons volé ce qu e tu avais vou é à Dieu , etnou s avons dû payer tou s les deu x.

El le retou rna s'asseoir dans son fau teu i l ,implacable, impitoyable, et observa la forme écarlategémissant su r le sol .

— Je t'aimais, Ralph, mais tu n 'as jamais étémien. Ce qu e j'ai eu de toi , j'ai dû le voler. Dane était mapart, tou t ce qu e je pou vais obtenir de toi . J'avais ju ré qu etu ne le sau rais jamais, qu e tu n 'au rais jamais lapossibi l i té de le reprendre. Et pu is, i l s'est donné à toi , desa propre volonté. Il te considérait comme l 'image duprêtre parfai t. J'ai bien ri ! Mais pou r rien au monde je net'au rais donné u ne arme en t'avou ant qu 'i l étai t ton fi l s.

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Sau f pou r ça. Sau f pou r ça! Il a fal lu ça pou r qu e je te ledise. Bien qu e ça n 'ai t probablement plu s beau cou pd'importance maintenant. Il n 'appartient plu s à au cu n denou s. Il appartient à Dieu .

Le cardinal de Bricassart lou a u n avion privé àA thènes; lu i , Meggie et Ju stine ramenèrent Dane chez lu i ,a Drogheda; les vivants assis si lencieu sement, le mortétendu si lencieu sement dans son cercu ei l , n 'exigeantplu s rien de cette terre.

Je dois dire cette messe, ce requ iem pou r mon fi l s.Chair de ma chair, mon fi l s. Ou i , Meggie, je te crois. Dèsqu e j'ai retrou vé mon sou ffle, je t'ai cru ; je t'au rais cru emême sans ton terrible serment. V ittorio l 'a su dèsl 'instant où i l a posé les yeu x su r Dane et, au fond de moncœu r, moi au ssi , j'ai dû le savoir. Ton rire s'élevantderrière le bu isson de roses montant du jeu ne garçon... tesyeu x levés vers moi , tels qu 'i l s devaient être au temps demon innocence. Fee savait, A nne Mu el ler savait. Mais pasnou s, les hommes. N ou s n 'étions pas dignes del 'apprendre. A insi pensez-vou s, vou s les femmes; vou schoyez vos mystères, prenant votre revanche pou r lepréju dice qu e Dieu vou s a infl igé en ne vou s créant pas àson image. V ittorio savait, mais la féminité qu 'i l abritelu i a l ié la langu e. Un chef-d'œu vre de vengeance.

Profère les mots, Ralph de Bricassart, ou vre labou che, impose les mains pou r la bénédiction, entonne les

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psau mes latins pou r l 'âme du trépassé. Qu i étai t ton fi l s.Qu e tu aimais plu s qu e tu n 'aimais sa mère. Ou i , plu s! Cari l étai t toi , u n nou veau toi , cou lé dans u n mou le parfait.

In Nomine Patris, e t Filii, e t S piritus S ancti...La chapel le étai t comble; tou s ceu x qu i pou vaient

être présents se trou vaient là. Les King, les O'Rou rke, lesDavies, les Pu gh, les MacQu een, les Gordon, lesCarmichael , les Hopeton. Et les Cleary, les gens deDrogheda. Espoir fané, lu mière morte. Et là, devantl 'au tel , dans u n grand cercu ei l plombé, le père DaneO'N ei l l , recou vert de roses. Pou rqu oi les roses étaient-el les tou jou rs en plein épanou issement à chacu n de sesretou rs à Drogheda? On était en octobre, au cœu r duprintemps. Evidemment, el les éclataient. Le pleinmoment.

S anctus... S anctus... S anctus...Sache qu e le Saint des Saints est su r toi . Mon

Dane, mon mervei l leu x fi l s. C'est mieu x ainsi . Je n 'au raispas vou lu qu e tu en arrives à ça, à ce qu e je su is déjà. Je nesais ce qu i me pou sse à te dire ces paroles. Tu n 'en as pasbesoin, tu n 'en as jamais eu besoin. Ce qu e je cherche àtâtons, tu l 'as trou vé d'instinct. Ce n 'est pas toi qu i esmalheu reu x, c'est nou s tou s ici , nou s qu i restons. A iepitié de nou s et, qu and le moment viendra pou r nou s,aide-nou s.

Ite , Missa e st... Re quie scat in pace ...

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Dehors, à travers la pelou se, passé les eu calyptu s,les poivriers, vers le cimetière. Dors, Dane, seu ls les élu smeu rent jeu nes. Pou rqu oi nou s affl iger? Tu as eu lachance d'avoir échappé à cette vie épu isante si tôt. Peu t-être est-ce là l 'enfer, u ne longu e sentence d'esclavageterrestre. Peu t-être sou ffrons-nou s notre enfer envivant...

La jou rnée s'écou la; ceu x qu i étaient venu s au xobsèqu es s'en al lèrent, les habitants de Drogheda segl issaient fu rtivement dans la maison, s'évitant les u nsles au tres; le regard du cardinal de Bricassart s'étai t poséu n moment su r Meggie, mais i l n 'eu t pas le cou rage derencontrer ses yeu x de nou veau . Ju stine parti t encompagnie de Jean et Boy King afin de prendre l 'avion del 'après-midi à destination de Sydney qu i assu rait lacorrespondance avec le vol de nu it pou r Londres. Lecardinal ne se rappelait pas avoir entendu la voix rau qu eet ensorcelante de Ju stine, ni avoir rencontré ses cu rieu xyeu x pâles depu is le moment où el le étai t venu e lesretrou ver, Meggie et lu i , à A thènes, ju squ 'à l 'instant oùel le étai t repartie avec Jean et Boy King. El le n 'avait cesséde se déplacer comme u n fantôme, se refermantétroitement sou s u ne sorte d'enveloppe imperméable.Pou rqu oi n 'avait-el le pas appelé Rainer Hartheim pou rlu i demander de l 'accompagner? El le devait savoir à qu elpoint i l l 'aimait, combien i l eû t sou haité être avec el le en

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de tels moments. Mais l 'esprit fatigu é du cardinal nes'étai t pas appesanti su r cette pensée su ffisammentlongtemps pou r qu 'i l appelât Rainer lu i-même bien qu 'i ll 'eû t envisagé à plu sieu rs reprises avant de qu itter Rome.Cu rieu x, ces gens de Drogheda. Il s ne cherchaient pas lacompagnie dans la peine; i l s préféraient rester seu ls avecleu r dou leu r.

Seu les, Fee et Meggie s'assirent dans le salon avecle cardinal après u n dîner laissé intact. Personne nedisait mot. Su r le dessu s de la cheminée de marbre, lapendu le dorée égrenait son tic-tac qu i résonnait avec u nbru it de tonnerre et du hau t de son portrait, de l 'au tre côtéde la pièce, le regard figé de Mary Carson adressait u n défià la grand-mère de Fee. Fee et Meggie étaient assises,épau le contre épau le, su r u n sofa crème. Le cardinal ne serappelait pas les avoir vu es si proches l 'u ne de l 'au tre.Mais el les ne disaient rien, n 'échangeaient pas u n regard,et leu rs yeu x ne se fixaient pas su r lu i .

Il tenta de comprendre en qu oi i l étai t cou pable.Cou pable su r trop de plans. Orgu ei l , ambition, u n certainmanqu e de scru pu les. Et son amou r pou r Meggie s'étai tépanou i su r ce fu mier. Mais i l n 'avait jamais connu lecou ronnement de cet amou r. Qu el le di fférence celaau rait-i l fai t s'i l avait su qu e Dane était son fi l s? Lu iau rait-i l été possible d'aimer davantage cet êtred'exception? A u rait-i l su ivi u ne au tre voie s'i l avait été

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au cou rant au su jet de son fi l s? Ou i! criai t son cœu r. N on!persi flai t sa raison.

Il s'adressa de véhéments reproches. Idiot! Tuau rais dû savoir qu e Meggie était incapable de retou rnerà Lu ke. Tu au rais dû savoir immédiatement de qu i étai tDane. El le étai t si fière de lu i ! Tou t ce qu 'el le pou vaitobtenir de toi , c'est ce qu 'el le t'a di t à Rome. Bien, Meggie...en lu i , tu as eu le mei l leu r. Dou x Seigneu r, Ralph,comment as-tu pu être assez aveu gle pou r ne pas voir qu 'i létai t ton fi l s! Tu au rais dû t'en rendre compte au momentoù i l est venu te trou ver, u ne fois devenu homme, sinonavant. El le attendait qu e tu le voies; el le brû lait qu e tu levoies. Si seu lement tu l 'avais compris, el le serait tombée àtes genou x. Mais tu étais aveu gle. Tu ne vou lais pas voir.Ralph, Raou l , cardinal de Bricassart, c'est là ce qu e tuvou lais être; plu s qu e l 'avoir el le, plu s qu 'avoir ton fi l s!

La pièce s'étai t empl ie de cris ténu s, debru issements, de chu chotements; la pendu le égrenait sessecondes au même rythme qu e son cœu r. Pu is lesbattements se dissocièrent. Intervenait u n décalage.Meggie et Fee nageaient en se redressant, dérivaient avecdes faces effrayées, noyées dans u ne bru me inconsistante,proférant des paroles qu i ne l 'atteignaient pas.

— A aaah! fi t-i l dans u n cri .Et i l comprit.Il avait à peine conscience de la dou leu r, tant son

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attention se concentrait su r les bras de Meggie qu il 'étreignaient, su r la façon dont sa tête s'affaissait contreel le. Mais i l parvint à se tou rner ju squ 'à ce qu 'i lrencontrât les yeu x gris, et i l la regarda. Il tenta de dire «pardonne-moi » et vi t qu 'el le l 'avait pardonné depu islongtemps. El le savait qu 'el le avait eu la mei l leu re partde lu i . Il sou haita prononcer des phrases si parfai tesqu 'el le en serait éternel lement consolée, et i l se renditcompte qu e ça non plu s n 'étai t pas nécessaire. Qu el qu e fû tson fardeau , el le pou vait le su pporter. El le pou vaitsu pporter n 'importe qu oi . N 'importe qu oi! A u ssi ferma-t-i l les yeu x pou r s'abandonner, chercher, u ne u l time fois,l 'ou bl i en Meggie.

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LIV RE V II

1965 – 1969

JUSTINE

19

A ssis à son bu reau , à Bonn, devant u ne tasse decafé matinale, Rainer apprit par son jou rnal la mort ducardinal de Bricassart. La crise pol i tiqu e des dernièressemaines perdait de son acu ité, au ssi s'étai t-i l instal léconfortablement pou r l ire, réjou i de l 'idée de voir Ju stinesou s peu et pas le moins du monde inqu iet devant lesi lence de la jeu ne femme. Il considérait sa réactioncomme typiqu e; el le étai t encore loin d'admettre la gravitéde l 'engagement qu i la l iai t à lu i .

Mais la nou vel le de la mort du cardinal éloignatou te pensée relative à Ju stine. Dix minu tes plu s tard, i létai t au volant d'u ne Mercedes 280 SL, rou lant endirection de l 'au torou te. Ce pau vre cher V ittorio devaitêtre si seu l , d'au tant qu e son fardeau restaitinvariablement lou rd même qu and tou t al lai t pou r lemieu x. Plu s vi te par la rou te; avant d'en avoir terminéavec les al lées et venu es d'u n aéroport à l 'au tre pou rtrou ver u ne place dans u n vol à destination de Rome, i l

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serait déjà arrivé au V atican. Et c'étai t là u ne actionpositive qu i lu i permettait de se contrôler, considérationtou jou rs importante pou r u n homme tel qu e lu i .

Du cardinal di Contini-V erchese, i l apprit tou tel 'h istoire; i l en fu t si bou leversé qu e, tou t d'abord, i l ne sedemanda pas pou rqu oi Ju stine ne l 'avait pas prévenu .

— Il est venu me trou ver et m'a demandé si jesavais qu e Dane était son fi l s, expl iqu a le cardinal de savoix dou ce en caressant le dos gris-bleu de N atasha.

— Et qu 'avez-vou s répondu ?— Je lu i ai di t qu e je l 'avais pressenti . Je ne

pou vais rien ajou ter de plu s. Mais qu el bou leversementpou r lu i ! Qu el bou leversement! J'ai pleu ré devant sonvisage ravagé.

— Ça l 'a tu é, évidemment. La dernière fois qu e jel 'ai vu , je lu i ai trou vé mau vaise mine, mais i l a éclaté derire qu and je lu i ai consei l lé de consu l ter u n médecin.

— La volonté de Dieu s'est accompl ie. Je crois qu eRalph de Bricassart étai t l 'u n des hommes les plu stou rmentés qu 'i l m 'ait jamais été donné de connaître.Dans la mort, i l trou vera la paix qu 'i l a vainementcherchée su r terre.

— Et Dane, V ittorio! Qu el le tragédie!— Le croyez-vou s? Je pense, au contraire, qu e c'est

u ne bénédiction. Je ne peu x pas croire qu e Dane n 'ai t pasbien accu ei l l i la mort, et i l n 'est pas su rprenant qu e N otre

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Dou x Seigneu r l 'ai t rappelé à Lu i . Je su is affl igé, bien sû r,mais pas pou r Dane. Pou r sa mère, qu i doit tant sou ffrir.Et pou r sa sœu r, ses oncles, sa grand-mère. N on, je nem'affl ige pas pou r lu i . Le père O'N ei l l a vécu dans u nepu reté presqu e totale d'âme et d'esprit. Qu e pou vaitreprésenter la mort pou r lu i sinon l 'occasion à la vieéternel le?

De retou r à son hôtel , Rainer expédia u n câble àLondres dans lequ el i l ne pou vait se permettre d'exprimersa colère, sa dou leu r, ni sa déception. Il étai t simplementainsi l ibel lé : OBLIGE RETOURN ER BON N MA IS SERA ILON DRES WEEK EN D STOP POURQUOI CE SILEN CEDOUTEZ V OUS MA TEN DRESSE RA IN .

Su r la table de son bu reau , à Bonn, l 'attendaientu ne lettre express de Ju stine et u n paqu et recommandéprovenant du notaire de Ralph de Bricassart à Rome. Ill 'ou vrit en premier et apprit qu 'au x termes desdispositions testamentaires de Ralph de Bricassart, i ldevrait ajou ter u ne au tre société à la l iste déjàconsidérable des affaires qu 'i l administrait. MicharLimited Et Drogheda. Exaspéré, et néanmoins tou ché, i lcomprit qu e c'étai t là la façon dont le cardinal tenait à lu idire qu e, tou t bien pesé, i l l e ju geait digne, qu e ses prièrespendant les années de gu erre avaient porté leu rs fru its. Ilremettait entre les mains de Rainer l 'avenir matériel deMeggie O'N ei l et des siens. Ou , tou t au moins, c'est ainsi

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qu e Rainer interpréta le geste car les form u lestestamentaires du cardinal étaient très impersonnel les.Comment au rait-i l pu en être au trement?

Il posa le paqu et dans le réparti teu r destiné àrecevoir la correspondance non confidentiel le, exigeantu ne réponse immédiate, et décacheta la lettre de Ju stine.El le commençait sèchement, sans la moindre formu leamicale.

Me rci pour le câble . Vous n’ imagine z pas combie nje suis he ure use que nous n'ayons pas é té e n rapport aucours de ce s de ux de rniè re s se maine s parce que jen'aurais pas supporté de vous avoir à me s côté s. S ur lemome nt, à chaque fois que je pe nsais à vous, je re me rciaisle Cie l que vous ne soye z pas au courant. Ce la vous paraîtrape ut-ê tre difficile à compre ndre , mais je ne ve ux pas vousavoir auprè s de moi. Le chagrin n'e st pas be au àconte mple r, Rain, e t si vous é tie z té moin du mie n, vous nepourrie z le soulage r. On pourrait alle r jusqu'à dire que cemalhe ur m'a prouvé combie n je vous aime pe u. S i je vousaimais ré e lle me nt, je me tourne rais instinctive me nt ve rsvous. Or, je m'ape rçois que je me dé tourne .

Aussi je pré fé re rais de be aucoup que nous e nre stions là, e t dé finitive me nt, Rain. Je n'ai rie n à vousdonne r, e t je ne ve ux rie n de vous. Ce qui s'e st passé m'aappris combie n la pré se nce d'un ê tre pe ut ê tre chè re quand

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e lle s'e st poursuivie pe ndant vingt-six ans. Je ne pourraissupporte r de trave rse r une fois de plus une te lle é pre uve ,e t vous l'ave z dit vous-mê me , vous vous souve ne z? Lemariage ou rie n. Eh bie n, je choisis rie n.

Ma mè re m'appre nd que le vie ux cardinal e st mortque lque s he ure s aprè s mon dé part de Droghe da. C'e stdrôle . Maman a é té trè s affe cté e par sa mort. Non qu'e llem'e n ait dit quoi que ce soit, mais je la connais. Jen'arrive rai jamais à compre ndre pourquoi e lle , Dane e tvous l'aimie z tant. Moi, j'aurais é té incapable de lui voue r lamoindre sympathie ; pour moi, il é tait e ncore plus faux je tonque je ne saurais le dire . Opinion que je maintie ns, mê meaprè s sa mort.

Et voilà. Tout e st dit. Je suis sincè re , Rain. J'aichoisi, je ne ve ux rie n de vous. Mé nage z-vous.

El le avait signé « Ju stine » de son écri tu reincisive, tracée à l 'encre noire avec le nou veau stylo àpointe feu tre qu 'el le avait accu ei l l i avec tant de joie qu andi l le lu i avait offert, objet su ffisamment massi f, sobre etpositi f pou r la satisfaire.

Il ne pl ia pas la lettre, ne la mit pas dans sonportefeu i l le, ne la brû la pas; i l la trai ta comme le reste ducou rrier n 'exigeant pas de réponse — directement dans ledéchiqu eteu r électriqu e fixé su r le dessu s de sa corbei l le àpapier, dès qu 'i l en eu t achevé la lectu re. Il pensait qu e la

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mort de Dane avait effectivement mis u n terme à l 'évei lémotionnel de Ju stine et i l en éprou vait infiniment depeine. Ce n 'étai t pas ju ste. Il avait attendu si longtemps.

Pendant le week-end, i l n 'en pri t pas moinsl 'avion pou r Londres, mais pas pou r lu i rendre visi te bienqu 'i l la vî t effectivement. A u théâtre, incarnant l 'épou sebien-aimée du Mau re, Desdémone. Formidable. Il n 'yavait rien qu 'i l pû t faire pou r el le; son art la comblait,tou t au moins pou r le moment. V oi là qu i est bien. Tu esu ne bonne peti te fi l le. Déverse tou t ce qu e tu as en toi su rla scène.

Mais el le ne pou vait tou t déverser su r scène; el leétait trop jeu ne pou r jou er Hécu be. Le théâtre étai tsimplement l 'u niqu e endroit où el le trou vait paix etou bl i . El le pou vait seu lement se dire : le temps cicatrisetou tes les blessu res — tou t en n 'en croyant rien. El le necessait de se demander pou rqu oi sa peine demeu rait au ssivive. Qu and Dane était vivant, el le ne pensait gu ère à lu ilorsqu 'i l étai t loin d'el le et, u ne fois adu l tes, leu rsvocations respectives les avaient presqu e opposés. Mais saperte avait cau sé u n vide tel lement immense qu 'el ledésespérait de jamais le combler.

Le cou p qu 'el le su bissait chaqu e fois qu 'el le devaitse ressaisir à l 'occasion d'u ne réaction spontanée — i l nefau t pas qu e j'ou bl ie de parler de ça à Dane, ça le ferabicher — lu i cau sait u ne dou leu r déchirante. Et la

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répéti tion constante de ce choc prolongeait son chagrin. Siles circonstances entou rant la mort de son frère avaientété moins horribles, el le s'en serait peu t-être remise plu srapidement, mais le cau chemar de ces qu elqu es jou rs sepou rsu ivait; Dane lu i manqu ait affreu sement; el leretou rnait sans cesse dans sa tête l 'incroyable réal i té, lamort de Dane. Dane qu i ne reviendrait jamais.

Et pu is l 'accablait le remords de ne pas l 'avoirsu ffisamment aidé. Tou s, sau f el le, paraissaient leconsidérer comme parfait, exempt des angoissescommu nes au x au tres hommes, mais Ju stine savait qu 'i lavait été harcelé par le dou te, tou rmenté par sonindignité, se demandant ce qu e les au tres pou vaient voiren lu i au -delà du visage et du corps. Pau vre Dane qu isemblait ne jamais comprendre qu e les au tres aimaienten lu i sa bonté. Terrible de constater qu 'i l étai t trop tardpou r l 'aider.

El le éprou vait au ssi de la peine pou r sa mère. Si lamort de Dane l 'affectait, el le, au ssi profondément, qu el ledevait être la sou ffrance de m'man? Cette pensée l 'incitai tà désirer fu ir en hu rlant et en criant loin de la mémoire etde la conscience. L'image des oncles à Rome pendantl 'ordination, bombant la poitrine fièrement comme despigeons-paons. C'étai t là le pire, imaginer le vide, ladésolation de sa mère et des au tres habitants de Drogheda.

Sois franche, Ju stine. Etait-ce là vraiment le

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pire? N 'y avait-i l pas u n au tre facteu r infiniment plu slancinant? El le ne pou vait repou sser la pensée de Rain nide ce qu 'el le estimait être sa trahison envers Dane. Pou rsatisfaire ses propres désirs, el le avait laissé Dane partiren Grèce seu l , alors qu e le fai t de l 'accompagner lu i au raitpeu t-être sau vé la vie. Impossible de voir les choses sou su n au tre angle. Dane était mort à cau se de son égoïsteobsession de Rain. Trop tard à présent pou r ramener sonfrère, mais si en revoyant jamais Rain el le pou vait seracheter d'u ne façon qu elconqu e, l 'inassou vissement et lasol i tu de ne seraient pas trop cher payés.

A insi s'écou lèrent les semaines, pu is les mois. Etu n an, deu x ans. Desdémone, Ophél ie, Portia, Cléopâtre.Dès le débu t, el le s'étai t flattée de se comporterextérieu rement comme si rien n 'étai t venu détru ire sonmonde; el le s'efforçait de s'exprimer avec infiniment desoin, de rire, d'entretenir des relations tou t à fai tnormales avec ses semblables. S'i l y avait changement, i lfal lai t le chercher dans sa nou vel le compréhension de lapeine des au tres qu 'el le avait tendance à considérercomme la sienne propre. Mais, dans l 'ensemble, el ledonnait bien l 'impression d'être la même Ju stine —impertinente, exu bérante, cau stiqu e, désinvol te, acerbe.

A deu x reprises, el le essaya de se rendre àDrogheda; la deu xième fois, el le al la même ju squ 'àprendre son bi l let d'avion. A chaqu e occasion, u ne raison

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de dernière minu te, d'u ne importance vi tale, l 'empêchade partir mais, au fond d'el le-même, el le savait qu e levéri table moti f n 'étai t au tre qu 'u n mélange de cu lpabi l i téet de lâcheté. El le n 'avait tou t simplement pas le cou ragede faire face à sa mère; si el le la revoyait, tou te cettemalheu reu se h istoire reviendrait à la su rface,vraisemblablement avec u ne bru yante explosion dechagrin qu 'el le étai t, ju squ e-là, parvenu e à éviter. Leshabitants de Drogheda, su rtou t sa mère, devaientcontinu er à avoir la certi tu de qu e, au moins, Ju stineal lai t bien, qu e Ju stine avait su rmonté l 'épreu ve sanstrop de dommages. A lors, mieu x valai t rester loin deDrogheda. C'étai t infiniment préférable.

Meggie se su rprit à exhaler u n sou pir, el lel 'étou ffa. Si ses os ne lu i étaient pas si dou lou reu x, el leau rait peu t-être sel lé u n cheval et galopé à travers lesenclos mais, ce jou r-là, cette seu le pensée lu i étai tpénible. Une au tre fois, peu t-être, qu and son arthritismerelâcherait u n peu sa cru el le emprise.

El le entendit u ne voitu re, le heu rtoir de bronzerésonner contre la porte d'entrée. El le su rprit u nmu rmu re de voix, les inflexions de sa mère, u n bru it depas. Ce n 'étai t pas Ju stine, alors à qu oi bon?

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— Meggie, di t Fee en apparaissant su r la véranda.N ou s avons u n visi teu r. V eu x-tu entrer, je te prie?

Le visi teu r, u n homme à l 'al lu re distingu ée, dansla force de l 'âge, pou vait fort bien être plu s jeu ne qu 'i l nele paraissait. Très di fférent de tou t au tre homme qu 'el leeû t jamais vu , sinon qu 'i l possédait ce même genre depu issance et de confiance en soi qu i animait Ralph. Qu iavait animé Ralph. Qu i avait animé. Le passé le plu sdéfiniti f, maintenant réel lement définiti f.

— Meggie, je te présente M. Rainer Hartheim, ditFee, debou t à côté de son fau teu i l .

— Oh! s'exclama involontairement Meggie, trèssu rprise par le physiqu e de ce Rain au trefois si sou ventmentionné dans les lettres de Ju stine. Je vou s en prie,asseyez-vou s, monsieu r Hartheim, invita-t-el le,retrou vant son sens de l 'hospital i té.

Lu i au ssi la dévisageait avec étonnement.— V ou s ne ressemblez pas du tou t à Ju stine, di t-i l ,

décontenancé.— En effet, convint-el le en s'asseyant en face de

lu i .— Je vais te laisser avec M. Hartheim, Meggie,

pu isqu 'i l m 'a dit qu 'i l désirait te voir en particu l ier,annonça Fee. Qu and tu seras prête pou r le thé, tu pou rrassonner.

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Su r qu oi , el le qu itta la pièce.— V ou s êtes l 'ami al lemand de Ju stine,

évidemment, marmotta Meggie, u n peu perdu e.Il tira son étu i à cigarettes de sa poche.— Pu is-je?— Je vou s en prie.— A ccepteriez-vou s u ne cigarette, madame

O'N ei l l?— N on, merci . Je ne fu me pas. (El le l issa sa robe.)

V ou s êtes bien loin de chez vou s, monsieu r Hartheim. V osaffaires vou s appel lent-el les en A u stral ie?

Il sou rit, se demandant qu el le serait la réaction decette femme si el le savait qu 'en fai t i l étai t le maître deDrogheda. Mais i l n 'avait pas l 'intention de le lu i dire; i lpréférait qu e tou s les habitants du domaine continu ent depenser qu e leu r bien-être dépendait u niqu ement del 'administrateu r, rigou reu sement impersonnel , qu 'i lu ti l isai t en tant qu 'intermédiaire.

— Je vou s en prie, madame O'N ei l l , appelez-moiRainer, proposa-t-i l tou t en songeant qu e cette femmen'u serait pas de son prénom avant u n certain temps. N on,je n 'ai pas d'affaires officiel les à trai ter en A u stral ie,mais je n 'en avais pas moins de bonnes raisons pou r fairece voyage. Je vou lais vou s voir.

— Me voir? moi? demanda-t-el le, su rprise. (A finde masqu er sa su bite confu sion, el le aborda

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immédiatement u n su jet plu s sû r.) Mes frères parlentsou vent de vou s. V ou s avez été bon à leu r endroitlorsqu 'i l s étaient à Rome pou r l 'ordination de Dane. (El leprononça le nom de Dane sans la moindre al tération dansla voix, comme si el le l 'u ti l isai t fréqu emment.) J'espèrequ e vou s pou rrez rester qu elqu es jou rs, ce qu i leu rpermettra de vou s voir.

— V olontiers, madame O'N ei l l , répondit-i ltranqu i l lement.

Pou r Meggie, l 'entrevu e inattendu e avait qu elqu echose de gênant. Cet inconnu lu i annonçait qu 'i l avaitparcou ru dix-hu it mil le ki lomètres simplement pou r lavoir, et i l ne paraissait nu l lement pressé de lu i faire partde l 'objet de sa visi te. El le pensait qu 'el le finirait par letrou ver sympathiqu e, mais i l l 'intimidait u n peu . Peu t-être n 'étai t-el le pas habitu ée à ce genre d'homme et c'estpou r cela qu 'i l la déconcertait. Ju stine lu i apparu tsou dain sou s u n jou r très neu f : sa fi l le étai t réel lementcapable d'entretenir des relations aisées avec u n hommetel qu e Rainer Moerl ing Hartheim! El le imagina enfinJu stine comme u ne vraie femme, u ne égale.

Malgré son âge et ses cheveu x blancs, el le estencore très bel le, songea-t-i l pendant qu 'el le l 'enveloppaitd'u n regard pol i ; i l étai t encore su rpris qu 'el le n 'eû tau cu ne simil i tu de de trai ts avec Ju stine, alors qu e Daneavait si fortement ressemblé au cardinal . Comme el le

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devait se sentir seu le! Pou rtant, i l ne parvenait pas à laplaindre à la façon dont i l plaignait Ju stine; el le avait sucomposer avec el le-même.

— Comment va Ju stine? demanda-t-el le.— Malheu reu sement, je ne le sais pas. Ma dernière

rencontre avec el le remonte à avant la mort de Dane.El le ne paru t pas su rprise.— Moi-même, je ne l 'ai pas revu e depu is

l 'enterrement de Dane, dit-el le avec u n sou pir. J'espéraisqu 'el le reviendrait à la maison, mais je crois qu e je meberce d'i l lu sions.

Il émit qu elqu es mots apaisants qu 'el le ne semblapas entendre car el le continu a à parler, mais d'u n tondifférent qu i tenait du sol i loqu e.

— Drogheda ressemble à u ne maison de retraitemaintenant, marmotta-t-el le. N ou s avons besoin de sangjeu ne, et celu i de Ju stine est le seu l qu i nou s reste.

La pitié le déserta; i l se pencha vivement enavant, les yeu x bri l lants.

— V ou s parlez d'el le comme si el le appartenaitcorps et âme à Drogheda, dit-i l d'u n ton du r. Je vou savertis, madame O'N ei l l , i l n 'en est rien.

— De qu el droit vou s permettez-vou s de ju ger de cequ 'est ou de ce qu e n 'est pas Ju stine? demanda-t-el le aveccolère. A près tou t, vou s m'avez avou é qu e votre dernièrerencontre avec el le remonte à avant la mort de Dane, et

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cela fai t deu x ans!— Ou i , vou s avez raison. Ça fai t deu x ans passés.

(Il s'exprima d'u ne voix plu s dou ce, prenant de nou veauconscience de ce qu e devait être la vie de cette femme.)V ou s acceptez bien, madame O'N ei l l .

— V raiment? fi t-el le en s'efforçant de sou rire, lesyeu x rivés su r ceu x de son visi teu r.

Sou dain, i l commença à comprendre ce qu e lecardinal avait dû voir en el le pou r tant l 'aimer. Ju stineen était exempte, mais lu i-même n 'étai t pas le cardinal ; i lrecherchait au tre chose.

— Ou i , vou s acceptez bien, répéta-t-i l .El le comprit immédiatement ce qu 'i l sou s-

entendait et accu sa le cou p.— Comment êtes-vou s au cou rant au su jet de Dane

et de Ralph? demanda-t-el le d'u ne voix al térée.— Je l 'ai deviné. N e vou s inqu iétez pas, madame

O'N ei l l , personne d'au tre ne s'en dou te. Je l 'ai deviné parcequ e je connaissais le cardinal longtemps avant d'avoirrencontré Dane. A Rome, tou s croyaient qu e le cardinalétait votre frère, l 'oncle de Dane, mais Ju stine m'en adissu adé le jou r même où je l 'ai connu e.

— Ju stine? Oh, pas Ju stine! s'écria Meggie.Il se rapprocha pou r lu i prendre la main avec

laqu el le el le se frappait frénétiqu ement le genou .— N on, non, non, non! madame O'N ei l l ! Ju stine ne

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sou pçonne absolu ment pas la véri té, et je prie pou r qu 'el lel 'ignore tou jou rs! El le a remis les choses au point sanss'en rendre compte, croyez-moi.

— V ou s êtes sû r?— Ou i , je vou s le ju re.— A lors, au nom du Ciel , pou rqu oi n 'est-el le pas

revenu e ici? Pou rqu oi n 'est-el le pas venu e me voir?Pou rqu oi n 'ose-t-el le pas paraître devant moi?

N on seu lement ses paroles, mais au ssi ledésespoir qu i perçait dans sa voix lu i apprirent ce qu iavait tortu ré la mère de Ju stine devant l 'absence de cel le-ci au cou rs des deu x dernières années. L'importance de sapropre mission s'amenu isait; à présent, i l lu i enincombait u ne nou vel le : dissiper les craintes de Meggie.

— C'est moi qu i su is à blâmer, di t-i l d'u n toncatégoriqu e.

— V ou s? s'enqu it Meggie, stu péfaite.— Ju stine avait prévu d'accompagner Dane en

Grèce, et el le est persu adée qu e si el le avait donné su ite àson projet Dane serait encore vivant.

— Ridicu le! s'exclama Meggie.— A bsolu ment. Mais bien qu e nou s sachions qu e

c'est ridicu le, Ju stine ne voit pas les choses sou s cet angle.C'est à vou s qu 'i l appartient de lu i faire entendre raison.

— A moi? V ou s ne comprenez pas, monsieu rHartheim. Ju stine ne m'a jamais écou tée de tou te sa vie et

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le peu d'influ ence qu e j'ai pu avoir su r el le au trefois atotalement disparu . El le ne veu t même pas me revoir.

La défaite perçait sou s son ton sans tou tefoislaisser entrevoir la déchéance.

— Je su is tombée dans le même piège qu e ma mère,reprit-el le tranqu i l lement. Drogheda est ma vie... lamaison, les registres... Ici , on a besoin de moi , ma vie aencore u n sens. Il y a des gens qu i comptent su r moi . Teln 'a jamais été le cas pou r mes enfants, vou s savez, jamais.

— C'est inexact, madame O'N ei l l . Si vou s ne vou strompiez pas, Ju stine pou rrait revenir à vou s sans lemoindre remords. V ou s sou s-estimez l 'amou r qu 'el le vou sporte. Qu and je dis qu e c'est moi qu i su is à blâmer pou r lecalvaire qu e gravit Ju stine, j'entends qu 'el le est restée àLondres à cau se de moi , pou r être avec moi , mais c'est pou rvou s qu 'el le sou ffre, par pou r moi .

Meggie se raidit.— El le n 'a pas à sou ffrir pou r moi! Qu 'el le sou ffre

pou r son propre compte si el le doit porter sa croix, maispas pou r moi . Jamais pou r moi!

— A lors, vou s me croyez qu and je vou s affirmequ 'el le n 'a pas le moindre sou pçon su r les l iens qu iu nissaient Dane et le cardinal?

L'atti tu de de Meggie se modifia, comme si sonvisi teu r lu i rappelait qu 'i l y avait au tre chose en jeuqu 'el le perdait de vu e.

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— Ou i, répondit-el le, je vou s crois.— Je su is venu vou s trou ver parce qu e Ju stine a

besoin de votre aide et el le ne peu t vou s la demander,expl iqu a-t-i l . Il fau t qu e vou s la persu adiez de rassemblertou tes ses forces éparses pou r qu 'el le pu isse continu er àvivre... pas de Drogheda, mais pou r mener sa propre viequ i n 'a rien à voir avec Drogheda.

Il s'adossa à son fau teu i l , croisa les jambes etal lu ma u ne au tre cigarette.

— Ju stine a endossé u ne sorte de ci l ice pou r desraisons fal lacieu ses, continu a-t-i l . Si qu elqu 'u n estcapable de lu i faire comprendre, c'est vou s. Mais je vou spréviens qu e si vou s vou s décidez à le faire, el le nerentrera jamais à Drogheda, tandis qu e si el le continu edans cette voie i l est fort possible qu 'el le finisse parrevenir ici , et définitivement.

« La scène ne su ffi t pas à u ne femme commeJu stine, reprit-i l après u n si lence. Et le jou r approche oùel le s'en rendra compte. A lors, i l lu i fau dra opter... soitpou r sa famil le et Drogheda, soit pou r moi . (Il lu i dédia u nsou rire compréhensif.) Mais ceu x qu i l 'entou reront nesu ffiront pas non plu s à Ju stine, madame O'N ei l l . SiJu stine me choisi t, el le pou rra pou rsu ivre sa carrièrethéâtrale. C'est là u ne prime qu e Drogheda ne peu t lu ioffrir. (Son expression changea; i l la considéra avecsévérité comme s'i l avait affaire à u n adversaire.) Je su is

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venu vou s demander de vou s assu rer qu 'el le me choisira.Mes paroles peu vent vou s paraître cru el les, mais j'ai plu sbesoin d'el le qu e vou s.

La raideu r reprit possession de Meggie.— Drogheda n 'est pas u n si mau vais choix, contre-

attaqu a-t-el le. V ou s en parlez comme si ce devait être u nenterrement, mais ce ne serait rien de tel , vou s savez. El lepou rrait continu er à faire du théâtre. Ici , nou s formonsu ne véri table commu nau té. Même si el le épou sait BoyKing, comme son grand-père et moi l 'avons espérépendant des années, ses enfants seraient au ssi biensoignés pendant ses absences qu e si el le devenait votrefemme. Ici , c'est son foyer. El le connaît et comprend la viequ e nou s y menons. Si el le la choisissait, el le au raitparfaitement conscience de ce qu 'el le impl iqu e. Pou vez-vou s en dire au tant pou r le genre de vie qu e vou s lu ioffririez?

— N on, convint-i l , flegmatiqu e. Mais Ju stine estavide de su rprises. A Drogheda, el le stagnerait.

— Ce qu e vou s entendez, c'est qu 'el le seraitmalheu reu se ici .

— N on, pas exactement. Je ne dou te pas qu e si el lechoisissait de revenir ici , d'épou ser ce Boy King... A u fai t,qu i est ce Boy King?

— L'héritier d'u n domaine voisin, u n de ses amisd'enfance qu i sou haiterait devenir plu s qu 'u n ami. Son

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grand-père vou drait le voir marié pou r perpétu er le nom;de mon côté, je serais favorable à cette u nion parce qu ej'estime qu e c'est ce dont Ju stine a besoin.

— Je vois. Eh bien, si el le revenait et épou sait BoyKing, el le apprendrait à être heu reu se. Mais le bonheu rest u n état relati f. Je ne pense pas qu 'el le connaîtraitjamais le genre de satisfaction qu 'el le trou verait avecmoi. Parce qu e, madame O'N ei l l , c'est moi qu e Ju stineaime, pas Boy King.

— A lors, el le a u ne façon bien cu rieu se de lemontrer, remarqu a Meggie en al lant tirer le cordon desonnette pou r demander qu 'on servît le thé. D'ai l leu rs,monsieu r Hartheim, ainsi qu e je vou s le disais, je croisqu e vou s su restimez mon influ ence su r el le. Ju stine n 'ajamais tenu compte de mes recommandations et encoremoins de ma volonté.

— V ou s ne me donnez pas le change, madameO'N ei l l , riposta-t-i l . V ou s savez très bien qu e vou s êtescapable de l 'influ encer si vou s le vou lez. Je vou s dem andeseu lement de réfléchir à ce qu e je vou s ai di t. Prenez tou tvotre temps, rien ne presse. Je su is patient.

— Dans ce cas, vou s appartenez à u ne espèce envoie de disparition, dit Meggie en sou riant.

Il ne revint pas su r le su jet, pas plu s qu 'el led'ai l leu rs.

A u cou rs de la semaine qu 'i l passa à Drogheda, i l

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se condu isi t comme n'importe qu el au tre invité, bien qu eMeggie eû t le sentiment qu 'i l faisait en sorte de lu imontrer l 'homme qu 'i l étai t. La sympathie qu e lu ivou aient ses frères ne pou vait être mise en dou te; dèsl 'instant où la nou vel le de son arrivée s'étai t propagéedans les enclos, i l s rentrèrent tou s à la maison et ydemeu rèrent ju squ 'à son départ pou r l 'A l lemagne.

Il plaisait au ssi à Fee; sa vu e ne lu i permettaitplu s de tenir les registres, mais el le étai t loin d'êtreséni le. Mme Smith était morte dans son sommeil l 'h iverprécédent et, plu tôt qu e d'infl iger u ne nou vel legou vernante à Minnie et Cat, tou tes deu x âgées maisencore d'u ne santé florissante et sol ides au poste, Feeavait transmis la tenu e des l ivres à Meggie et su pervisaitel le-même les besognes ménagères. Ce fu t Fee qu i , lapremière, pri t conscience du fai t qu e Rainer avait étéétroitement l ié à cette phase de la vie de Dane qu epersonne, à Drogheda, n 'avait eu la possibi l i té departager; au ssi lu i demanda-t-el le de leu r en parler. Ilsou scrivi t avec plaisir à son désir, d'au tant qu 'i l avaitremarqu é qu 'au cu n des habitants de Drogheda nerépu gnait à évoqu er Dane et qu e tou s éprou vaient u ne joieréel le en écou tant de nou veau x récits le concernant.

Sou s des dehors pol is, Meggie ne pou vaits'empêcher de penser à ce qu e Rainer lu i avait di t,s'appesantissant sou vent su r le choix qu 'i l lu i avait

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proposé. Depu is longtemps, el le avait abandonné tou tespoir de voir revenir Ju stine, et voi là qu e cet homme lu igarantissait pratiqu ement le retou r de sa fi l le àDrogheda, al lant même ju squ 'à admettre qu e Ju stinepou rrait y être heu reu se. Par ai l leu rs, el le éprou vait u neimmense reconnaissance à son endroit; i l avait écarté lescraintes qu 'el le nou rrissait, redou tant qu e, d'u ne façonqu elconqu e, Ju stine eû t décou vert les l iens qu i u nissaientDane el Ralph.

Qu ant au mariage avec Rain, Meggie ne voyaitpas de qu el le façon el le pou rrait amener Ju stine à ysou scrire pu isqu 'el le ne semblait pas vou loir l 'envisager.Ou Meggie se refu sait-el le à l 'admettre? El le avait fini paréprou ver beau cou p de sympathie pou r Rain, mais lebonheu r de celu i-ci ne pou vait évidemment pas revêtir lamême importance à ses yeu x qu e le bien-être de sa fi l le,des habitants de Drogheda, et l 'avenir du domaine. Laqu estion cru ciale étai t de savoir ju squ 'à qu el point lebonheu r fu tu r de Ju stine passait par cet homme. D'aprèslu i , Ju stine l 'aimait, mais Meggie ne se sou venait pas qu esa fi l le eû t jamais dit qu oi qu e ce soit su sceptibled'indiqu er qu e Rain revêtî t u ne importance analogu e àcel le qu e Ralph avait eu e pou r Meggie.

— Je su ppose qu e, tôt ou tard, vou s verrez Ju stine,dit-el le à Rainer en le condu isant à l 'aéroport. Et, à cemoment, je préférerais qu e vou s ne mentionniez pas votre

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visi te à Drogheda.— Comme vou s vou drez, répondit-i l . Je vou s

demande seu lement de penser à ce qu e je vou s ai di t, etprenez tou t votre temps.

Mais, au moment où i l exprimait sa requ ête, i l eu tl 'impression qu e Meggie avait retiré infiniment plu s deprofi t de sa visi te qu e lu i .

Lorsqu e vint la mi-avri l , soit deu x ans et demiaprès la mort de Dane, Ju stine se senti t tenai l lée par u neenvie irrésistible de voir au tre chose qu e des rangées demaisons et u n flot de gens tristes. Su bitement, par cettebel le jou rnée printanière et ensolei l lée, la vi l le lu i paru tintolérable. El le pri t le train pou r se rendre au x jardinsde Kew, heu reu se qu e ce fû t u n mardi , ce qu i lu ipermettrait de jou ir de la beau té des l ieu x en tou tetranqu i l l i té. Il y avait relâche ce soir-là et, si le cœu r lu ien disait, el le pou rrait arpenter les al lées ju squ 'àépu isement.

El le connaissait bien le parc, évidemment. Pou rqu iconqu e venait de Drogheda, Londres étai t u ne joie avecses innombrables massi fs fleu ris, mais Kew dégageait u ncharme particu l ier. A u débu t de son séjou r en A ngleterre,el le avait pris l 'habitu de de s'y rendre d'avri l à fin octobrecar chaqu e mois offrai t u ne nou vel le disposition florale.

La mi-avri l étai t son époqu e préférée; cel le des

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jonqu i l les, des azalées et des arbres en fleu rs. El le avaitdécou vert u n endroit qu i , d'après el le, offrai t l 'u ne desplu s ravissantes vu es du monde, à u ne échel le rédu ite,intime; au ssi s'assi t-el le su r la terre hu mide, seu lespectatrice, pou r s'en repaître. A perte de vu e s'étendaitu n tapis de jonqu i l les; à mi-distance, le flot de peti tesclochettes jau nes enserrait u n grand amandier en fleu rdont les branches alou rdies, épanou ies, se cou rbaient enarcs au ssi parfai ts et immobiles qu e s'i l s figu raient su ru ne estampe japonaise. La paix. Si di ffici le à trou ver.

Et pu is, comme el le rejetai t la tête en arrière pou rmieu x s'imprégner de la beau té absolu e de l 'amandier enfleu r au mil ieu de sa mer dorée et ondoyante, qu elqu echose d'infiniment moins beau vint gâcher le paysage.Rainer Moerl ing Hartheim, en personne, se frayant u nchemin avec précau tion à travers les tou ffes de jonqu i l les,sa masse abritée de l 'air frais par l 'inévitable manteau decu ir al lemand, le solei l accrochant ses cheveu x argentés.

— V ou s al lez prendre mal au x reins, di t-i l enôtant son manteau qu 'i l étendit su r le sol afin qu e tou sdeu x pu issent s'y asseoir.

— Comment m'avez-vou s trou vée ici? demanda-t-el le en se gl issant su r u n coin de dou blu re bru ne.

— Mme Kel ly m'a dit qu e vou s étiez partie pou rKew. Le reste étai t faci le. Je me su is contenté de marcherju squ 'à ce qu e je vou s trou ve.

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— Et vou s vou s attendez probablement à ce qu e jevou s sau te au cou comme u ne viei l le médai l le, hein!

— En avez-vou s l 'intention?— Tou jou rs fidèle à vou s-même, hein, Rain? V ou s

répondez à u ne qu estion par u ne qu estion. N on, je ne su ispas spécialement heu reu se de vou s voir. Je croyais qu evou s vou s étiez retiré sou s votre tente définitivement.

— Il est di ffici le à u n brave type de se retirer sou ssa tente définitivement. Comment al lez-vou s?

— Bien.— A vez-vou s su ffisamment léché vos plaies?— N on.— Je devais m'y attendre. Mais j'ai fini par

comprendre qu 'après m'avoir congédié vou s neparviendriez jamais à mu seler su ffisamment votre fiertépou r faire le premier pas vers la réconci l iation. Tandisqu e moi , he rzche n, je su is assez avisé pou r savoir qu e lafierté est u ne compagne de l i t qu i vou s confine à lasol i tu de.

— N e vou s fai tes pas d'i l lu sions. Si vou s comptezla virer à grands cou ps de pied de mon l i t pou r vou smettre à sa place, je vou s préviens, Rain, je n 'ai pasl 'intention de vou s voir reprendre ce rôle.

— Je ne veu x plu s reprendre ce rôle.La vivacité de sa réponse agaça Ju stine, mais el le

prit u n air sou lagé et di t :

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— V raiment?— Si c'étai t le cas, croyez-vou s qu e j'au rais

su pporté d'être éloigné de vou s si longtemps? Cetintermède n 'a jamais été qu 'u n incident de parcou rs, maisje continu e à penser à vou s comme à u ne amie très chèreet, sou s cet aspect, vou s me manqu ez.

— Oh, Rain, vou s me manqu ez au ssi !— Parfait. A lors pu is-je me considérer comme

votre ami?— Bien sû r.Il s'étendit su r le manteau , ramena les bras

derrière sa tête, sou rit paresseu sement.— Qu el âge avez-vou s? Trente ans? Dans ces

vêtements épou vantables, vou s avez plu tôt l 'air d'u neécol ière mal fagotée. Si vou s n 'avez pas besoin de moi dansvotre vie pou r d'au tres raisons, Ju stine, je vou s su isindiscu tablement indispensable en tant qu 'arbitre desélégances.

El le ri t.— Je reconnais qu 'à l 'époqu e où je pensais qu e vou s

pou viez à tou t moment sortir de votre tanière, je soignaisbeau cou p plu s mon apparence. Mais, si j'ai trente ans, devotre côté vou s n 'avez rien du pou let de grain. V ou s devezavoir au moins qu arante ans. Maintenant, la di fférencene semble pas au ssi énorme, hein? V ou s avez maigri ;vou s n 'êtes pas malade, Rain?

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— Je n 'ai jamais été gras, seu lement u n peu fort, etle fai t de rester assis derrière u n bu reau m'a ratatiné.

El le se laissa gl isser u n peu plu s bas, se tou rnasu r le ventre, approcha son visage du sien, sou rit.

— Oh, comme c'est bon de vou s voir! Personned'au tre ne m'en donne au tant pou r mon argent.

— Pau vre Ju stine! Et vou s en avez tantmaintenant, n 'est-ce pas?

— D'argent? (El le opina.) Cu rieu x qu e le cardinalm'ait légu é tou te sa fortu ne personnel le... Enfin, la moitiépou r moi , la moitié pou r Dane mais, évidemment, sa partm'est revenu e. (Malgré el le, son visage se crispa. El ledétou rna la tête et fi t mine de s'absorber dans lacontemplation d'u ne jonqu i l le ju squ 'à ce qu 'el le parvînt denou veau à contrôler sa voix.) V ou s savez, Rain, jedonnerais cher pou r savoir exactement ce qu ereprésentait le cardinal pou r ma famil le. Un ami,seu lement u n ami? Certainement plu s qu e ça, d'u ne façonqu elconqu e. Je ne sais pas exactement qu oi . J'aim eraisbien percer ce mystère.

— Il n 'y en a pas. (Il se remit vivement su r pied etlu i tendit la main.) V enez, he rzche n, je vais vou semmener dîner dans u n endroit à la mode où tou tel 'assistance pou rra constater qu e le fossé qu i séparaitl 'actrice au stral ienne au x cheveu x carotte d'u n membredu gou vernement al lemand est comblé. Ma répu tation de

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play-boy a beau cou p sou ffert depu is qu e vou s m'avezécarté de votre vie.

— Il fau dra la rétabl ir, mon cher ami. On ne mequ al i fie plu s d'actrice au stral ienne au x cheveu x carotte...Maintenant, je su is la mervei l leu se, la su perbe actricebritanniqu e au x cheveu x blond vénitien, cela grâce àmon immortel le interprétation de Cléopâtre. V ou s n 'al lezpas prétendre ignorer qu e les cri tiqu es voient en moi laCléopâtre la plu s exotiqu e qu i ai t sévi depu is bien desannées?

El le imprima à ses bras et mains u ne posefigu rant u n h iéroglyphe égyptien.

Une lu eu r traversa les yeu x de Rain.— Exotiqu e? demanda-t-i l d'u n ton du bitati f.— Ou i , exotiqu e, répéta-t-el le, catégoriqu e.

Le cardinal di Contini-V erchese étant mort, Rainn'al lai t presqu e plu s à Rome. Il préférait se rendre àLondres chaqu e fois qu 'i l le pou vait. A u débu t, Ju stineétait tel lement enchantée qu 'el le se contenta de l 'amitiéqu 'i l lu i offrai t mais, au fi l des mois, alors qu 'i ls'abstenait tou jou rs de faire al lu sion par la parole ou leregard à leu rs relations amou reu ses, son indignation,tou t d'abord légère, devint de plu s en plu s obsédante. N onqu 'el le sou haitât renou er avec cet aspect du passé, ainsiqu 'el le se le répétait constamment; el le en avait fini avec

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ce genre de choses, el le n 'en avait ni besoin ni désir. Pasplu s qu 'el le n 'au torisait ses pensées à s'appesantir su ru ne image de Rain, si bien ensevel ie qu 'el le neresu rgissait qu 'à l 'occasion de rêves perfides.

Les premiers mois ayant su ivi la mort de Daneavaient été atroces. Il lu i avait fal lu résister au désir de seprécipiter vers Rain, de l 'étreindre de tou t son corps, detou t son esprit, sachant très bien qu 'i l se laisserait al ler siel le le vou lait vraiment. Mais el le ne pou vait se lepermettre alors qu e le visage de Rain était obscu rci parcelu i de Dane. Il étai t ju ste de l 'écarter, ju ste de lu tter afind'obl i térer en el le ju squ 'au moindre reflet de désir pou r cethomme. Et, au fi l du temps, i l semblait qu 'i l dû t resterhors de sa vie définitivement; alors son corps s'instal ladans u ne torpeu r qu e rien n 'évei l lai t, et el le discipl inason esprit, le forçant à l 'ou bl i .

Mais maintenant qu e Rain était de retou r, leschoses devenaient de plu s en plu s di ffici les. El le gri l lai tde lu i demander s'i l se rappelait leu rs étreintes —comment au rait-i l pu les ou bl ier? Bien sû r, de son côté,el le en avait fini avec ce genre de choses, mais c'eû t étéu ne satisfaction qu e d'apprendre qu 'i l n 'en al lai t pas demême pou r lu i . Cela, évidemment, à condition qu e ce nefû t qu 'à l 'égard de Ju stine, et u niqu ement à l 'égard deJu stine.

Rêves fu meu x. Rain ne donnait pas l 'impression

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d'u n homme qu i se consu mait pou r u n amou r nonpartagé, mental ou physiqu e, et i l ne montrait jamais lamoindre vel léi té de reprendre cette phase de leu r vie. Il lavou lait en tant qu 'amie, étai t heu reu x avec el le en tantqu 'amie. Parfait! C'est ce qu 'el le sou haitai t au ssi . Mais...pou vait-i l avoir ou bl ié? N on, ça n 'étai t pas possible. Maisle diable l 'emporte s'i l avait ou bl ié!

Un soir, l 'obsession de Ju stine atteignit u n telparoxysme qu e le rôle de lady Macbeth qu 'el le interprétaitse teinta d'u ne sau vagerie tou t à fai t étrangère à samanière de jou er habitu el le. A près qu oi , el le ne dormitpas très bien et, le lendem ain matin, el le reçu t u ne lettrede sa mère qu i lu i commu niqu a u ne impression demalaise.

M'man n 'écrivait plu s très sou vent, sans dou te u nsymptôme de la longu e séparation qu i les affectait tou tesles deu x, et ses rares lettres étaient gu indées, pâles. Il enal lai t tou t au trement pou r la dernière en date qu icontenait u n lointain m u rmu re de viei l lesse; u nelassi tu de sou s-jacente se devinait dans les qu elqu es motsqu i crevaient la su rface des banal i tés, comme la partieémergée de l 'iceberg. Ju stine n 'aimait pas ça. V iei l le.M'man, viei l le!

Qu e se passait-i l à Drogheda? Maman essayait-el le de lu i cacher des ennu is sérieu x? Grand-mère était-el le malade? Ou l 'u n des oncles? Ou m'man el le-même?

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Mon Dieu , su rtou t pas ça! Il y avait trois ans qu 'el len 'avait vu au cu n des habitants de Drogheda, et bien desévénements pou vaient su rvenir en trois ans, même sirien n 'intervenait dans la vie de Ju stine O'N ei l l . Du fai tqu e sa propre existence était stagnante et terne, el le nedevait pas croire qu 'i l en al lai t de même chez les au tres.

Ce soir-là, i l y avait relâche et i l ne restait qu 'u neseu le représentation de Macbeth avant la fin de la saison.La jou rnée s'étai t traînée lamentablement et laperspective d'u n dîner avec Rain ne lu i commu niqu aitpas le même plaisir qu 'à l 'accou tu mée. N otre amitié estinu ti le, fu ti le, statiqu e, se dit-el le en enfi lant u ne robeexactement de l 'orange qu 'i l détestait le plu s. V ieu xcrou lant conservateu r! Si el le ne plaisait pas à Rain tel lequ 'el le étai t, i l n 'avait qu 'à al ler se faire cu ire u n œu f!Pu is, en faisant bou ffer les volants du corsage échancrésu r sa maigre poitrine, el le su rprit ses yeu x dans lemiroir et ri t tristement. Oh, qu el le tempête dans u n verred'eau ! El le agissait exactement comme le genre defemmes qu 'el le méprisait tant. C'étai t probablement trèssimple. El le étai t déprimée, avait besoin de repos. Dieusoit lou é pou r la fin de lady M! Mais qu e pou vait bien avoirm'man?

Ces derniers temps, Rain prolongeait de plu s enplu s ses séjou rs à Londres et Ju stine s'émervei l lai t devantla faci l i té avec laqu el le i l al lai t et venait entre Bonn et

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l 'A ngleterre. Sans dou te, l 'avion privé faci l i tai t leschoses, mais ce devait être épu isant.

— Pou rqu oi venez-vou s me voir si sou vent? lu idemanda-t-el le sans raison. Tou s les jou rnal istes en malde potins s'en réjou issent, mais je dois avou er qu e je medemande parfois si je ne vou s sers pas simplementd'excu se pou r d'au tres activi tés qu e vou s mèneriez àLondres.

— Il est exact qu e vou s me servez de cou vertu re detemps à au tre, reconnu t-i l calmement. En fai t, j'ai puainsi jeter de la pou dre au x yeu x à pas mal de gens. Maisi l ne m'est pas pénible d'être avec vou s parce qu e j'aimevotre compagnie. (Ses yeu x sombres s'appesantirentpensivement su r le peti t visage qu i lu i faisait face.) V ou sêtes bien calme ce soir, herzchen. A u riez-vou s desennu is?

— N on, pas vraiment. (El le écarta l 'assiette de sondessert au qu el el le n 'avait pas tou ché.) Enfin, ce n 'estqu 'u ne bêtise. N ou s ne nou s écrivons plu s chaqu esemaine, maman et moi ... N ou s ne nou s sommes plu svu es depu is si longtemps et nou s n 'avons plu s grand-chose à nou s dire... mais, au jou rd'hu i , j'ai reçu d'el le u nelettre bizarre; el le ne lu i ressemble pas du tou t.

Rain senti t le cœu r lu i manqu er; Meggie avaiteffectivement pris son temps pou r réfléchir; i l compritinstinctivement qu 'el le s'étai t décidée à agir, mais pas en

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sa faveu r. El le commençait le siège de sa fi l le pou r laramener à Drogheda, perpétu er la dynastie.

Il tendit la main à travers la table pou r prendrecel le de Ju stine. La matu rité lu i va bien, songea-t-i l . El leest plu s bel le qu e jamais en dépit de cette robe atroce. Deminu scu les rides conféraient u ne certaine dignité à cevisage gamin, qu i en avait le plu s grand besoin, et u ncaractère qu i , pou rtant, avait tou jou rs été excédentairechez Ju stine. Mais ju squ 'où al lai t cette matu rité desu rface? C'étai t là ce qu i péchait chez Ju stine; el len 'essayait même pas de s'interroger.

— He rzche n, votre mère se sent seu le, di t-i l ,brû lant ses vaisseau x.

Si c'étai t là ce qu e vou lait Meggie, commentpou vait-i l persister à croire qu 'i l étai t dans le vrai etqu 'el le se trompait? Ju stine étai t sa fi l le; el le devait laconnaître infiniment mieu x qu e lu i .

— Ou i , peu t-être, marmonna Ju stine en fronçantles sou rci ls. Mais je ne peu x pas m'empêcher de penserqu 'i l y a au tre chose. A près tou t, el le est seu le depu is desannées. A lors, pou rqu oi ce changement? Je n 'arrive pas àmettre le doigt dessu s, Rain, et c'est peu t-être ce qu im'inqu iète le plu s.

— El le prend de l 'âge, ce qu e vou s avez tendance àou bl ier, me semble-t-i l . Il est possible qu e certaineschoses lu i soient plu s di ffici les à su pporter qu 'au trefois.

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(Ses yeu x paru rent su bitement lointains, comme s'i l seconcentrait su r u ne pensée n 'ayant rien à voir avec sesparoles.) Ju stine, i l y a trois ans, el le a perdu son fi l su niqu e. Croyez-vou s qu e le chagrin s'amenu ise au fi l dutemps? Je pense qu 'i l doit s'accroître. Il est parti et,maintenant, el le doit croire qu e vou s êtes partie au ssi .A près tou t, vou s n 'êtes même pas al lée lu i rendre visi te.

El le ferma les yeu x.— J'irai , Rain, j'i rai ! Je vou s promets qu e j'i rai la

voir, et bientôt! V ou s avez raison, évidemment. V ou s aveztou jou rs raison. Je ne pensais pas qu e Drogheda pu issejamais me manqu er mais, ces derniers temps, j'ail 'impression qu 'i l m 'est plu s cher. Comme si j'en faisaispartie, malgré tou t.

Tou t à cou p, i l consu l ta sa montre, esqu issa u nsou rire contri t.

— Je crains qu e cette soirée ne soit l 'u ne desoccasions où je me su is servi de vou s, he rzche n. Je su isnavré d'avoir à vou s demander de rentrer seu le mais,dans moins d'u ne heu re, je dois retrou ver u n gentlemantrès important en u n l ieu u l tra-secret qu 'i l me fau tgagner dans ma propre voitu re, condu ite par Fri tz, monchau ffeu r, qu i a passé avec brio le triple examen desservices de sécu rité.

— Si lence et manteau cou leu r de mu rai l le!s'exclama-t-el le gaiement, dissimu lant sa peine.

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Maintenant, je comprends! Moi , je peu x être confiée à u nvu lgaire chau ffeu r de taxi , mais pas l 'avenir du MarchéCommu n, hein? Eh bien, pou r vou s prou ver qu e je n 'aibesoin ni d'u n taxi ni de votre Fri tz agréé par les servicesde sécu rité, je vais prendre le métro pou r rentrer. Il estencore très tôt.

Les doigts de Rainer reposaient tou jou rs su r ceu xde Ju stine; el le lu i saisi t la main, la porta à sa jou e etl 'embrassa.

— Oh, Rain, je ne sais pas ce qu e je ferais sansvou s!

Il enfonça la main dans sa poche, se leva,contou rna la table et saisi t le dossier de la chaise deJu stine.

— Je su is votre ami, di t-i l . Et c'est ainsi avec lesamis, on ne peu t pas se passer d'eu x.

Dès qu 'i l l 'eu t qu ittée, Ju stine regagna sonappartement d'u ne hu meu r très pensive qu i se mu abientôt en u n état dépressi f. Ce soir, la conversation avaitpris u n tou r plu s personnel qu 'à l 'accou tu mée, mais i ln 'en était rien sorti , sinon qu 'i l croyait sa mère très seu le,viei l l issante, et qu 'el le ferait bien de rentrer à Drogheda.Il avait parlé d'u ne visi te, mais el le ne pou vaits'empêcher de se demander s'i l n 'entendait pas u n retou rdéfiniti f. Son atti tu de semblait indiqu er qu e, qu els qu efu ssent les sentiments qu 'i l avait au trefois éprou vés pou r

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el le, ceu x-ci faisaient bel et bien partie du passé, et i l nesou haitai t pas les ramener à la vie.

Jamais au paravant, el le ne s'étai t demandé s'i l nela considérait pas comme u ne gêneu se, u ne partie de sonpassé qu 'i l préférait voir relégu ée à u ne saine obscu rité,dans u n endroit tel qu e Drogheda; après tou t, peu t-êtreétait-ce le cas. Mais alors, pou rqu oi avait-i l resu rgi danssa vie neu f mois plu s tôt? Parce qu 'i l éprou vait de la pitiéà son égard? Parce qu 'i l avait le sentiment de lu i êtreredevable d'u ne façon qu elconqu e? Parce qu 'i l avaitl 'impression qu 'i l lu i fal lai t la secou er pou r qu 'el leretou rnât vers sa mère, qu 'i l le devait à la mémoire deDane? Il avait beau cou p aimé Dane, et comment savoir dequ oi i l s avaient parlé tou s deu x en son absence pendantles longu es visi tes de Rain à Rome? Peu t-être Dane lu iavait-i l demandé de garder l 'œi l su r el le, et i l s'acqu ittai tde cette mission. A près avoir attendu pendant u ne périodeconvenable afin de s'assu rer qu 'el le ne le rembarreraitpas, i l s'étai t de nou veau manifesté pou r tenir u nepromesse fai te à Dane. Ou i , c'étai t vraisemblablement làla réponse. Il n 'étai t certainement plu s amou reu x d'el le.Qu el le qu e fû t l 'attirance qu 'el le avait pu exercer su r lu i àu ne époqu e, el le s'étai t depu is longtemps dissipée; aprèstou t, el le l 'avait trai té abominablement. El le ne pou vaits'en prendre qu 'à el le.

Le brassage de ces pensées déclencha les larmes;

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el le pleu ra lamentablement, pu is el le parvint à seressaisir et se tança pou r sa sottise. Et de se tou rner, de seretou rner, de bou rrer son orei l ler de cou ps de poing dansson infru ctu eu se qu ête de sommeil ; enfin, vaincu e, el leresta étendu e et essaya de l ire u n manu scri t. A prèsqu elqu es pages, les mots dansèrent devant ses yeu x,s'emmêlèrent; el le avait beau essayer de recou rir à saviei l le méthode consistant à accu ler le désespoir dansqu elqu e recoin de son cerveau , i l fini t par la su bmerger.Et, tandis qu e la morne lu eu r de l 'au be fi l trai t à traversles rideau x, el le s'assi t à son bu reau , transie, écou tant lebru it lointain et sou rd du trafic, percevant de tou s sessens l 'hu midité, l 'aigreu r du peti t matin. Su bitement,l 'idée de Drogheda paraissait mervei l leu se. L'air pu r etdou x, u n si lence rompu seu lement par des élémentsnatu rels. La paix.

El le saisi t l 'u n de ses sty los à pointe de feu trenoire et commença à écrire à sa mère; ses larmesséchaient au fu r et à mesu re qu 'el le traçait ses mots.

J'e spè re que tu compre nds pourquoi je ne suis pasre ve nue de puis la mort de Dane mais, que l que soit ce quetu pe nse s de me s raisons, je sais que tu se ras he ure used'appre ndre que je compte ré pare r ce tte abse nce e nre ntrant dé finitive me nt.

Oui, tu as bie n lu. Je vais re ntre r à la maison pour

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de bon, m'man. Tu avais raison, le mome nt e st ve nu oùDroghe da me manque . J'ai voulu vole r de me s propre saile s e t je me suis re ndu compte que ça ne rimait pas àgrand-chose . A quoi bon traîne r d'une scè ne à l'autrepe ndant le re stant de me s jours? Et qu'e xiste -t-il pour moiici e n de hors du thé âtre ? J'ai be soin de que lque chose desûr, de pe rmane nt, de durable , alors je re ntre à Droghe daqui m'offre tout ça. Plus de rê ve s fume ux. Oui sait? Pe ut-ê treé pouse rai-je Boy King s'il ve ut e ncore de moi; finale me nt,ma vie pourra pre ndre un se ns, par e xe mple e n donnant lejour à toute une tribu de pe tits broussards du Nord-Oue st.Je suis fatigué e , m'man, si fatigué e que je ne sais pas ce queje dis, e t je souhaite rais ê tre capable de te faire part de ceque je re sse ns.

Enfin, je m'attaque rai à ce problè me une autre fois.Le s re pré se ntations de lady Macbe th sont te rminé e s, e t jen'ai e ncore rie n signé pour la prochaine saison; donc, si jetire ma ré vé re nce au thé âtre , pe rsonne n'e n pâtira.Londre s grouille de comé die nne s. Clyde pe ut mere mplace r e n que lque s minute s, toi pas. Je suis dé solé equ'il m'ait fallu arrive r à tre nte e t un ans pour lecompre ndre .

S i Rain ne m'avait pas aidé e à voir clair e n moi, çaaurait pu de mande r e ncore plus longte mps, mais c'e st untype trè s intuitif. I l ne te connaît pas, e t pourtant il se mblemie ux te compre ndre que moi. Evide mme nt, on pré te nd

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que le spe ctate ur voit mie ux l'e nse mble du je u. C'e stce rtaine me nt vrai pour lui, mais j'e n ai marre de le voirsupe rvise r ma vie du haut de son Olympe . On dirait qu'ile stime avoir une sorte de de tte e nve rs Dane ou qu'il ve utte nir une prome sse qu'il lui aurait faite , e t il m'e mbê te e nsurgissant constamme nt dans ma vie ; mais j'ai fini parcompre ndre que je suis une gê ne use à se s ye ux. S i jere tourne à Droghe da, sa de tte ou sa prome sse s'é te indra,n'e st-ce pas? En tout cas, il de vrait ê tre he ure ux que je luié pargne d'ince ssants va-e t-vie nt e n avion.

Dè s que je me se rai organisé e , je t'é crirai denouve au pour t'annonce r la date de mon arrivé e . Enatte ndant, rappe lle -toi qu'à ma façon bizarre je t'aime .

El le signa sans apporter à son paraphe leshabitu el les fiori tu res, u n peu comme le « Ju stine » qu iapparaissait au bas des lettres écri tes comme u n pensu mau pensionnat sou s l 'œi l perçant de la sœu r préposée à lacensu re. Pu is el le pl ia les feu i l lets, les gl issa dans u neenveloppe et traça l 'adresse. El le posta sa lettre en serendant au théâtre pou r l 'u l time représentation deMacbeth .

El le entreprit de se préparer à qu itterl 'A ngleterre. Qu and el le lu i fi t part de sa décision, Clydeexplosa, hu rla, lu i adressa des reproches si véhémentsqu 'el le en fu t bou leversée, pu is le lendemain i l opéra u n

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revirement complet et céda avec u ne bonne grâce bou rru e.La cession du bai l de son appartement ne présentaitau cu ne di fficu l té car el le habitai t u n qu artier trèsrecherché; en fai t, dès qu e la nou vel le se propagea, letéléphone sonna tou tes les cinq minu tes ju squ 'à ce qu 'el ledécrochât. Mme Kel ly , au service de Ju stine depu isl 'époqu e lointaine de son arrivée à Londres, erraittristement au mil ieu d'u n fou i l l is de fibre de bois et decaisses, gémissant su r son sort et raccrochantsu brepticement le récepteu r dans l 'espoir qu e qu elqu 'u nayant le pou voir de faire revenir Ju stine su r sa décisiontéléphonerait.

Effectivement, au mil ieu de cette agitation,qu elqu 'u n ayant ce pou voir téléphona, mais pas pou r lapersu ader de changer d'avis; Rain n 'étai t même pas aucou rant de son départ. Il lu i demanda simplement devenir tenir le rôle de maîtresse de maison à l 'occasiond'u n dîner qu 'i l donnait dans sa résidence de Park Lane.

— Comment ça, votre maison de Park Lane?demanda Ju stine étonnée, d'u ne voix hau t perchée.

— Eh bien, avec la participation croissante del 'A ngleterre dans la Commu nau té économiqu eeu ropéenne, je passe tant de temps à Londres qu 'i l devientplu s pratiqu e pou r moi d'y avoir u ne sorte de pied-à-terre,et j'ai lou é u ne maison à Park Lane, expl iqu a-t-i l .

— Tu dieu , Rain, vou s êtes u n beau salau d, u n

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cachottier! Depu is combien de temps avez-vou s cettemaison?

— Environ u n mois.— Et vou s m'avez laissé débloqu er l 'au tre soir sans

rien m'en dire? Le diable vou s emporte!El le étai t en proie à u ne tel le colère qu 'el le en

bafou i l lai t.— Je comptais vou s l 'annoncer, mais vou s m'avez

tel lement réjou i en pensant qu e j'effectu ais de constantsva-et-vient par avion qu e je n 'ai pas résisté à l 'envie deprolonger le qu iproqu o, dit-i l d'u n ton rieu r.

— Oh, je vou s tu erai! grinça-t-el le entre ses dents,refou lant ses larmes.

— N on, he rzche n, je vou s en prie! N e vou s mettezpas en colère! V enez jou er les maîtresses de maison etvou s au rez tou t loisir d'inspecter les l ieu x.

— Chaperonnée par u ne flopée d'invités, bien sû r!Qu 'est-ce qu i se passe, Rain? A vez-vou s peu r de vosréactions en étant seu l avec moi? Ou seraient-ce lesmiennes qu e vou s redou tez?

— V ou s ne serez pas u ne invitée, di t-i l , répondantà la première partie de la tirade. V ou s serez la maîtressede maison, ce qu i est très di fférent. A cceptez-vou s?

El le essu ya ses larmes d'u n revers de main.— Ou i , fi t-el le d'u n ton bou gon.La soirée se révéla plu s agréable qu 'el le n 'eû t osé

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l 'espérer; la maison de Rain était réel lement très bel le etlu i d'u ne hu meu r si enjou ée qu e Ju stine ne pu ts'empêcher de la partager. El le arriva à l 'heu re, vêtu ed'u ne façon u n peu trop flamboyante au goû t du maître decéans mais, après u ne grimace involontaire de celu i-ci àla vu e des chau ssu res de satin rose pou r le moins osées, i lla pri t par le bras et lu i fi t v isi ter les l ieu x avant l 'arrivéedes invités. Il eu t u ne atti tu de parfaite au cou rs de lasoirée, la trai tant avec u ne intimité prîme-sau tière qu idonna à Ju stine l 'impression d'être à la fois u ti le etappréciée. Les invités tenaient u ne si hau te place dans lemonde pol i tiqu e qu 'el le préférait ne pas penser au genrede décisions qu 'i l leu r appartenait de prendre. Des gens siordinaires. Ce qu i rendait les choses encore pires.

— Ça m'au rait moins ennu yée si u n seu l d'entreeu x avait eu l 'al lu re qu i convient à des gens si hau tplacés, lu i di t-el le après leu r départ, heu reu se de seretrou ver seu le avec lu i et se demandant s'i l ne larenverrait pas trop vi te chez el le. V ou s savez, commeN apoléon ou Chu rchi l l . Il est bon de croire qu 'on est élupar le destin qu and on est u n homme d'Etat. V ou sconsidérez-vou s comme u n homme élu par le destin?

Il accu sa le cou p.— V ou s pou rriez mieu x choisir vos qu estions

qu and vou s interrogez u n A l lemand, Ju stine. N on, cen'est pas le cas, et i l n 'est pas bon qu e les pol i ticiens

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s'estiment choisis par le destin. Ça peu t être satisfaisantpou r certains d'entre eu x, bien qu e j'en dou te, mais lagrande majorité de tels hommes cau se à eu x-mêmes et àleu rs pays bien des ennu is.

El le ne sou haitai t pas approfondir la qu estion.Cel le-ci avait été u ti le pou r entamer la conversation; el lepou vait changer de su jet sans qu e cela paraisse tropévident.

— Il y avait de tou t dans le lot des épou ses, hein?fi t-el le assez maladroitement. La plu part d'entre el lesétaient infiniment moins présentables qu e moi , même sivou s ne dél irez pas d'enthou siasme devant le roseéclatant. Mme Untel n 'étai t pas trop mal et Mme Machinse confondait avec la tapisserie, mais Mme Mac-mu cheétait tou t simplement abominable. Comment son mariarrive-t-i l à la su pporter? Mais les hommes sonttel lement bêtes dans le choix de leu rs épou ses!

— Ju stine! Qu and apprendrez-vou s à retenir lesnoms? Heu reu sement qu e vou s m'avez écondu it; qu el lemervei l leu se femme de pol i ticien vou s au riez été! Je vou sai entendu e marmotter qu and vou s vou s adressiez àqu elqu 'u n dont vou s aviez complètement ou bl ié le nom.Bien des hommes nantis d'épou ses abominables ont fortbien réu ssi , et nombre d'au tres, pou vant se prévaloir defemmes parfaites, ne sont pas parvenu s à percer. A longterme, ça n 'a pas d'importance car c'est la valeu r de

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l 'homme qu i compte. Rares sont ceu x qu i se marient pou rdes raisons pu rement pol i tiqu es.

Sa viei l le propension à la remettre en placepou vait encore la heu rter; el le lu i dédia u ne cou rbettemoqu eu se pou r cacher son visage et se laissa gl isser su r letapis.

— Oh, je vou s en prie, levez-vou s, Ju stine!En u n geste de défi , el le ramena ses pieds sou s

el le, s'appu ya au jambage de la cheminée et caressaN atasha. A son arrivée, el le avait décou vert qu e Rainavait recu ei l l i la chatte du cardinal di Contini-V ercheseaprès la mort de celu i-ci ; i l paraissait lu i vou er u ne réel leaffection bien qu e la bête fû t âgée et assez capricieu se.

— V ou s ai-je dit qu e je rentrais à Droghedadéfinitivement? demanda-t-el le, tou t à trac.

Il prenait u ne cigarette dans son étu i ; les mainsvigou reu ses n 'hésitèrent pas, ne tremblèrent pas. Lesdoigts achevèrent tranqu i l lement leu r geste.

— V ou s savez parfaitement qu e vou s ne m'en avezrien dit.

— Eh bien, alors je vou s l 'annonce.— Qu and avez-vou s pris cette décision?— Il y a cinq jou rs. J'espère pou voir partir à la fin

de la semaine. Je gri l le d'impatience.— Je vois, commenta-t-i l .— Et c'est là tou t ce qu e vou s trou vez à dire?

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— Qu e pou rrais-je dire d'au tre, sinon qu e jesou haite votre bonheu r, qu el les qu e soient vos décisions.

Il s'exprimait avec u ne tel le maîtrise qu 'el le enfu t blessée.

— Eh bien, je vou s remercie, laissa-t-el le tomber,très désinvol te. Etes-vou s heu reu x à la perspective d'êtredébarrassé de moi?

— V ou s ne m'embarrassez pas, Ju stine, rétorqu a-t-i l .

El le abandonna N atasha, saisi t le tisonnier ets'attaqu a assez sau vagement au x bû ches calcinées,devenu es charbonneu ses; cel les-ci s'effondrèrent avecu ne gerbe d'étincel les et la chaleu r du feu diminu abru squ ement.

— Ce doit être le démon de la destru ction qu e nou sabritons qu i nou s pou sse à anéantir ce qu i reste d'u n feu .Ça ne fai t qu 'en hâter la fin . Mais qu el le bel le fin , hein,Rain?

A pparemment, i l ne s'intéressait gu ère à ce qu edevenait le feu qu and on le tisonnait de la sorte car i ldemanda simplement :

— A la fin de la semaine, vraiment? V ou s neperdez pas de temps.

— A qu oi bon remettre à plu s tard?— Et votre carrière?— J'en ai par-dessu s la tête de ma carrière.

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D'ai l leu rs, après lady Macbeth , qu e me reste-t-i l àinterpréter?

— Oh, Ju stine, cessez de vou s condu ire en enfant!J'ai envie de vou s secou er qu and vou s proférez de tel lesinepties! Pou rqu oi ne pas simplement avou er qu e vou s nevoyez plu s u n défi dans le théâtre et qu e vou s avez lanostalgie de Drogheda?

— Bon, bon, bon! J'en ai rien à fou tre de la façondont vou s voyez les choses! V ou s voyez, j'ai retrou vé magrossièreté habitu el le. Désolée de vou s avoir offensé! (El lese remit su r pied d'u n bond.) Bon Dieu , où sont meschau ssu res? Où est passé mon manteau ?

Fritz se matérial isa, porteu r des deu x articlesvestimentaires et la recondu isi t chez el le. Rain lu idemanda de l 'excu ser de ne pou voir l 'accompagner,prétendant qu 'i l avait encore à travai l ler, mais qu and el lel 'eu t qu itté, i l s'assi t devant le feu après l 'avoir al imentéd'u ne nou vel le bû che, N atasha su r les genou x; i l neparaissait pas avoir à faire face à u ne soirée de travai l .

— Enfin, di t Meggie à sa mère, j'espère qu e nou savons bien manœu vré.

Fee la considéra, opina.— Oh ou i! j'en su is sû re. L'ennu i , avec Ju stine,

c'est qu 'el le est incapable de prendre u ne tel le décision.A u ssi , nou s n 'avons pas le choix. Il nou s fau t la prendre à

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sa place.— Je n 'aime pas beau cou p jou er les de us e x

machina. Je crois savoir ce qu 'el le sou haite réel lementmais, même si je le lu i disais en face, el le trou verait lemoyen de biaiser.

— La fierté des Cleary, commenta Fee avec u nléger sou rire. El le se fai t jou r même chez ceu x qu i nou sparaissent le moins su sceptibles de l 'abri ter.

— A l lons donc, ce n 'est pas u niqu ement la fiertédes Cleary; i l s'y mêle au ssi u ne pointe de cel le desA rmstrong.

Mais Fee secou a la tête.— N on. Qu el le qu e soit la raison de mes actes, la

fierté n 'y tenait pas grand-place. V ois-tu , l 'âge nou sconfère certaines prérogatives, Meggie, en nou s donnantle temps de sou ffler pou r nou s permettre de comprendreles raisons de nos actes.

— A condition qu e la séni l i té ne nou s en rende pasincapables, répl iqu a sèchement Meggie. N on qu e tucou res ce danger, pas plu s qu e moi , je su ppose.

— La séni l i té est peu t-être u ne grâce accordée àceu x qu i sont incapables de faire face à leu r passé.N 'importe comment, tu n 'es pas encore assez âgée pou rsou tenir qu e tu as évité la séni l i té. A ttends encore u nevingtaine d'années.

— Une vingtaine d'années! répéta Meggie,

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consternée. Oh, ça paraît si long!— Eh bien, ces vingt années pou rraient être moins

sol i taires si tu le vou lais, laissa tomber Fee en continu antà tricoter avec acharnement.

— Ou i , si je le vou lais. Mais est-ce qu e ça envau drait la peine, m'man? Le crois-tu vraiment? (Du bou tde son aigu i l le à tricoter, el le tapota la lettre de Ju stine;u n très léger dou te s'insinu a dans sa voix.) J'ai assezperdu de temps comme ça depu is la visi te de Rainer,espérant qu e je n 'au rais pas à agir, qu e la décision neviendrait pas de moi . Pou rtant, i l avait raison. En fin decompte, c'étai t à moi qu 'i l appartenait de faire le premierpas.

— Tu pou rrais peu t-être reconnaître qu e je t'y aiaidée, protesta Fee, blessée. En tou t cas, dès l 'instant oùton orgu ei l ne t'a plu s interdit de m'en parler.

— Ou i , tu m'as aidée, convint gentiment Meggie.La viei l le pendu le égrenait ses secondes; les

qu atre mains continu aient sans relâche à faire cl iqu eterles aigu i l les d'écai l lé.

— Dis-moi , m'man?... demanda tou t à cou pMeggie. Pou rqu oi t'es-tu effondrée après la disparition deDane alors qu e tu avais résisté au départ de papa, deFrank et de Stu ?

— Effondrée? (Les mains de Fee s'immobil isèrent;el le posa ses aigu i l les. El le tricotait encore au ssi bien qu 'à

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l 'époqu e où el le y voyait parfaitement.) Comment ça,effondrée?

— On au rait di t qu e ça t'avait anéantie.— Tou tes ces disparitions m'ont anéantie, Meggie.

Seu lement, lors des trois premières, j'étais plu s jeu ne etj'avais su ffisamment d'énergie pou r mieu x cacher mapeine. Plu s de raisons au ssi . Tou t comme toi à présent.Mais Ralph savait ce qu e j'ai ressenti à la mort de Paddy etde Stu . Tu étais trop jeu ne pou r t'en apercevoir. (El lesou rit.) J'adorais Ralph, tu sais. Il étai t... tel lement àpart. Terriblement comme Dane.

— Ou i , en effet. Je n 'avais jamais compris qu e tut'en étais aperçu e, m'man... je veu x dire de leu r natu re.C'est drôle. Pou r moi , tu es u n personnage vraimentimpénétrable. Il y a tant de choses qu e j'ignore de toi .

— Heu reu sement! s'exclama Fee, ponctu ant le motde son cu rieu x rire, mains tou jou rs inertes. Pou r enrevenir à nos mou tons... si tu réu ssis ça maintenant pou rJu stine, Meggie, je crois qu e tu au ras retiré plu sd'avantages de tes ennu is qu e moi des miens. Je n 'étaispas prête à agir comme Ralph me l 'avait demandé, envei l lant su r toi . Je m'accrochais à mes sou venirs... Rienne comptait, hormis mes sou venirs. Tandis qu e toi , tu n 'aspas le choix. Tu n 'as rien d'au tre qu e des sou venirs.

— Ils sont d'u n certain réconfort qu and le chagrins'atténu e. Tu ne crois pas? J'ai profi té de Dane pendant

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vingt-six ans et, depu is, je n 'ai cessé de me répéter qu e cequ i s'est produ it étai t ce qu i pou vait arriver de mieu x, qu ecela lu i avait évité qu elqu e affreu se épreu ve qu 'i l n 'au raitpeu t-être pas eu la force de su rmonter. Comme Franck,sans dou te. Mais pas de la même natu re. Il y a des destinsqu i sont pires qu e la mort, nou s le savons tou tes deu x.

— N 'es-tu pas aigrie? demanda Fee.— Oh! au débu t je l 'étais, mais, pou r leu r bien, j'ai

fai t en sorte de ne plu s l 'être.Fee reprit son tricot.— A insi , qu and nou s partirons, i l n 'y au ra plu s

personne, dit-el le dou cement. Drogheda n 'existera plu s.Oh! on lu i attribu era u ne l igne dans l 'h istoire du pays, etqu elqu e jeu ne homme enthou siaste viendra à Gi l ly pou rinterroger les personnes su sceptibles de se sou venir afinde l 'aider dans la rédaction de l 'ou vrage qu 'i l au ral 'intention d'écrire su r Drogheda. Le dernier despu issants domaines de la N ou vel le-Gal les du Su d. Maisau cu n de ses lecteu rs ne sau ra jamais ce qu 'étai tréel lement Drogheda, parce qu e c'est impossible. Il au raitfal lu qu 'i l s en fassent partie.

— Ou i , approu va Meggie qu i n 'avait pas cessé detricoter. Il au rait fal lu qu 'i l s en fassent partie.

Faire ses adieu x à Rain dans u ne lettre, anéantiequ 'el le étai t par le chagrin et l 'émotion, s'étai t révélé

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faci le; el le y avait même pris u n certain plaisir car, à sontou r, el le s'étai t fai te cinglante — je sou ffre, i l est doncju ste qu e tu sou ffres au ssi . Mais, cette fois, Rain ne s'étai tpas placé dans u ne position où u ne banale lettre d'adieupou vait su ffire. Il fal lai t donc al ler dîner à leu rrestau rant favori . Il n 'avait pas proposé la maison dePark Lane, ce qu i la déçu t mais ne la su rprit pas. Sansau cu n dou te, i l avait l 'intention de prendre congé d'el lesou s l 'œi l indifférent de Fri tz. Il ne vou lait pas cou rir lemoindre risqu e.

Exceptionnel lement, el le pri t soin de s'habi l lerselon les goû ts de Rain; le démon qu i la pou ssait à desfalbalas orange semblait avoir relâché son emprise.Pu isqu e Rain appréciai t le sty le simple, el le passa u nerobe tombant ju squ 'à terre en jersey de soie bou rgogne, aucol resserré et à manches longu es. El le ajou ta u n largecol l ier d'or torsadé enchâssant des perles et des grenats,orna ses poignets de deu x bracelets assortis. Qu elshorribles, horribles cheveu x! Il s n 'étaient jamais assezdiscipl inés au goû t de Rain. El le força u n peu su r lemaqu il lage pou r masqu er sa mine défaite. V oi là. Ça feraitl 'affaire s'i l n 'y regardait pas de trop près.

Il ne paru t pas percer l 'arti fice; en tou t cas, i l ne sel ivra à au cu n commentaire su r la fatigu e, u ne maladiepossible, ni même les tracas d'u n déménagement. Cela nelu i ressemblait gu ère. Et, après u n temps, el le éprou va

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u ne sensation étrange, comme si le monde arrivait à sonterme tant i l étai t di fférent de son personnage habitu el .

Il ne l 'aida pas en cherchant à faire de ce dîneru ne réu ssite, le genre d'événement au qu el i l s pou rraientfaire al lu sion dans leu rs lettres avec plaisir etamu sement. Si seu lement el le pou vait se convaincre qu 'i létai t le moins du monde ému par son départ, el le en eû téprou vé u ne certaine joie, mais ce n 'étai t pas le cas. Ilaffichait u n calme impertu rbable. Il étai t si distantqu 'el le avait l 'impression d'être assise devant u ne effigieen papier léger, attendant le premier sou ffle de brise pou rs'envoler loin d'el le. Un peu comme s'i l lu i avait déjà fai tses adieu x et qu e cette rencontre fû t su perflu e.

— A vez-vou s déjà eu u ne réponse de votre mère?s'enqu it-i l pol iment.

— N on, mais à vrai dire je n 'en attends pas. El leest probablement à cou rt de mots pou r me dire sa joie.

— V ou lez-vou s qu e Fritz vou s accompagne àl 'aéroport demain?

— Merci , je peu x prendre u n taxi , répondit-el lesèchement. Je ne vou drais pas vou s priver de ses services.

— J'ai des réu nions tou te la jou rnée. Je vou sassu re qu e ça ne me cau serait pas le moindredérangement.

— Je vou s ai di t qu e je prendrai u n taxi !— Inu ti le de crier, Ju stine, di t-i l avec u n

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froncement de sou rci ls. Je me pl ierai à vos désirs.Il ne l 'appelait plu s he rzche n ; ces derniers temps,

el le avait remarqu é qu 'i l u sait de moins en moins de ceterme et, ce soir, i l n 'avait pas eu recou rs u ne seu le fois àce mot tendre. Oh, qu el dîner, morne et déprimant!V ivement qu e ce soit fini ! El le s'aperçu t qu 'el le gardait lesyeu x braqu és su r les mains de Rain tou t en s'efforçant dese rappeler les sensations qu 'el les lu i avaientcommu niqu ées, mais el le n 'y parvint pas. Pou rqu oi la vien 'était-el le pas nette et bien organisée, pou rqu oi desépreu ves, comme cel le de Dane, devaient-el les intervenir?Peu t-être du fai t qu 'el le pensait à Dane, son hu meu rs'exaspéra au point qu 'el le ne pu t su pporter de resterassise u n instant de plu s; el le posa les mains su r lesaccotoirs de son fau teu i l .

— Ça ne vou s ennu ierait pas qu e nou s partions?demanda-t-el le. J'ai u n mal de tête épou vantable.

Parvenu s au coin du bou levard et de l 'impasse oùse si tu ait l 'appartement de Ju stine, Rain donna ordre àFritz de faire le tou r du pâté de maisons et la pri tcou rtoisement par le cou de pou r la gu ider, ne l 'effleu rantqu e de façon très impersonnel le. Dans l 'hu midité glacialedu crachin londonien, i l s avancèrent lentement su r lespavés, faisant naître alentou r les échos de leu rs bru its depas. Bru its de pas tristes, sol i taires.

— Eh bien, Ju stine, nou s al lons nou s dire adieu ,

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laissa-t-i l tomber.— A u revoir plu tôt, répondit-el le avec entrain. Ça

n'a rien de définiti f, vou s savez. Je reviendrai de temps àau tre et j'espère qu e vou s trou verez le temps de nou srendre visi te à Drogheda.

Il secou a la tête.— N on, c'est u n adieu , Ju stine. Je ne pense pas qu e

nou s ayons encore besoin l 'u n de l 'au tre.— V ou s vou lez dire qu e vou s n 'avez plu s besoin de

moi, recti fia-t-el le avec u n rire relativementconvaincant. Ça n 'a pas d'importance, Rain! Inu ti le de meménager, je sais encaisser!

Il lu i pri t la main, s'incl ina pou r y déposer u nbaiser, se redressa, sou rit en l 'enveloppant d'u n longregard et s'éloigna.

Une lettre de sa mère l 'attendait su r le pai l lasson.Ju stine se baissa pou r la ramasser, laissa tomber sac etmanteau su r le sol , se débarrassa de ses chau ssu res etpassa dans la sal le de séjou r. El le s'affala lou rdement su ru ne caisse d'embal lage, se mordit pensivement la lèvre,se figea avec u ne expression à la fois consternée etdérou tée, porta les yeu x su r u ne magnifiqu e étu de pou ru n portrait de Dane, exécu tée le jou r de son ordination.Pu is, el le se su rprit à caresser de ses ortei l s nu s le tapis dekangou rou , rou lé et ficelé; ses trai ts se tirèrent en u negrimace de dégoû t et el le se leva vivement.

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Une peti te promenade ju squ 'à la cu isine; voi là cequ 'i l lu i fal lai t. El le gagna donc la cu isine, ou vrit leréfrigérateu r, en tira u n pot de crème et pri t dans lecongélateu r u ne boîte de café fi l tre. Une main posée su r lerobinet afin de laisser cou ler u n fi let d'eau froide su r lecafé sol idi fié, el le regarda au tou r d'el le, écarqu i l lant lesyeu x, comme si el le n 'avait jamais vu la pièceau paravant. El le considéra les cassu res du papier peint,le phi lodendron béat dans son panier qu i pendait duplafond, le révei l représentant u n chat noir qu i remu aitla qu eu e et rou lait des yeu x devant le spectacle du tempssi frivolement émietté. EMBA LLER BROSSES ACHEV EUX, rappelait le tableau noir en lettresmaju scu les. Su r la table, u ne esqu isse au crayon de Rainqu 'el le avait tracée qu elqu es semaines plu s tôt. Et u npaqu et de cigarettes. El le en pri t u ne, l 'al lu ma, posa labou i l loire su r la cu isinière, et se rappela la lettre de samère qu 'el le tenait encore à la main. A u tant la l i rependant qu e l 'eau chau fferait. El le s'assi t devant la tablede cu isine, balaya le dessin de Rain qu i tomba su r le soloù el le le fou la des deu x pieds. V a te faire fou tre au ssi ,Rainer Moerl ing Hartheim! Tu vois qu e je m'en tamponne,espèce de Teu ton dogmatiqu e à manteau de cu ir! Tu n 'asplu s besoin de moi , hein? Eh bien, moi non plu s! El le sepencha su r la lettre de Meggie.

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Ma chè re Justine .Comme toujours, tu agis sans doute sous le coup

d'une impulsion e t ave c ta pré cipitation habitue lle ; aussi,j'e spè re que ce mot te touche ra à te mps. S i, dans me sde rniè re s le ttre s, que lque chose t'a poussé e à pre ndrece tte dé cision brutale , je t'e n prie , pardonne -moi. Je n'avaispas l'inte ntion de provoque r une ré action aussi radicale . Jesuppose que je che rchais simple me nt un pe u de ge ntille sse ,mais j'oublie toujours que sous ton e nve loppe coriace secache be aucoup de douce ur.

Oui, je suis se ule , te rrible me nt se ule ; pourtant, cen'e st pas e n re ntrant que tu pourrais y change r quoi que cesoit. S i tu ve ux bie n y ré flé chir un instant, tu te re ndrascompte que je dis vrai. Qu'e spè re s-tu ré alise r e n re ntrant àla maison? I l n'e st pas e n ton pouvoir de me re ndre ce quej'ai pe rdu, e t tu ne pe ux rie n ré pare r non plus. Ce tte pe rten'e st pas se ule me nt la mie nne ; e lle e st aussi la tie nne , e tce lle de grand-mè re e t de tous le s autre s. I l se mble que tue ntre tie nne s une idé e , tout à fait ine xacte , se lon laque lle tue n se rais, tout au moins e n partie , re sponsable . Tonimpulsion soudaine me fait l'e ffe t d'une sorte d'acte decontrition. C'e st là de l'orgue il e t de la pré somption, Justine .Dane é tait un adulte , pas un bé bé impuissant. Je l'ai bie nlaissé partir, moi. S i, comme toi, je m'é tais abandonné e auxre mords, je me dé battrais dans une torture me ntale e n mere prochant de l'avoir autorisé à me ne r la vie qu'il

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souhaitait. Mais je ne re ste pas là à me blâme r sans ce sse .Aucun de nous n'e st Die u, e t je crois que la vie m'a ré se rvéplus de possibilité s de le compre ndre que toi.

En re ntrant à la maison, tu m'offre s ta vie e nsacrifice . Je n'e n ve ux pas. Je ne l'ai jamais voulu. Etmainte nant, je le re fuse . Tu n'e s pas à ta place à Droghe da,tu ne l'as jamais é té . S i tu n'e s pas e ncore parve nue àsavoir où e st ta place , je te propose de t'asse oirimmé diate me nt e t de comme nce r à y ré flé chirsé rie use me nt. Parfois, tu e s vraime nt d'une insondablesottise . Raine r e st un homme trè s bie n, mais je n'ai jamaise ncore re ncontré pe rsonne qui puisse ê tre aussi altruisteque lui. En mé moire de Dane , ce sse de te conduire commeune e nfant, Justine .

Ma ché rie , une lumiè re s'e st é te inte . Pour noustous, une lumiè re s'e st é te inte , e t tu n'y pe ux absolume ntrie n, le compre nds-tu? Je ne che rche pas à te trompe r e npré te ndant que je suis parfaite me nt he ure use . La conditionhumaine ne le pe rme t pas. Mais si tu crois qu'ici, àDroghe da, nous passons nos jours à ple ure r e t à gé mir, tuas tort. Nous savourons nos jours e t l'une de s raisons de ce té tat de chose s e st que notre lumiè re brille e ncore pour toi.La lumiè re de Dane a disparu à jamais. Je t'e n prie , machè re Justine , e ssaie de le compre ndre e t de l'acce pte r.

Re vie ns à Droghe da si le cœur t'e n dit; nous se rionsravis de te re voir. Mais pas dé finitive me nt. Tu ne se rais

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jamais he ure use si tu re stais ici pour toujours. Ce ne se raitqu'un sacrifice de ta part, inutile e t sans obje t.

Dans le ge nre de carriè re que tu as e mbrassé e , tude vrais paye r trè s che r ton é loigne me nt du thé âtre , se rait-il limité à une se ule anné e . Re ste à ta place , fais digne me ntton che min dans le monde que tu as choisi.

La dou leu r. C'étai t comme au cou rs des qu elqu esjou rs ayant su ivi la mort de Dane. Même dou leu r fu ti le,dévastatrice, inévitable. Même impu issance angoissée.N on, évidemment, el le n 'y pou vait rien. A u cu n, moyen deréparer, au cu n moyen.

Gu eu le u n bon cou p! La bou i l loire si fflai t déjà.Chu t, bou i l loire, chu t! Qu el effet ça fai t d'être l 'enfantu niqu e de maman, bou i l loire? Demande à Ju stine, el le lesait. Ou i , Ju stine sait ce qu 'est u n enfant u niqu e. Mais jene su is pas l 'enfant qu 'el le veu t, cette pau vre viei l lefemme fanée, cloî trée dans le lointain domaine. Oh,m'man! Oh, m'man... Crois-tu qu e si c'étai t hu mainementpossible, je ne le vou drais? Des lampes neu ves pou rremplacer les viei l les, ma vie pou r la sienne! Ce n 'est pasju ste qu e Dane ai t été celu i qu i devait mou rir... El le araison. Mon retou r à Drogheda ne changerait rien au fai tqu e lu i ne pou rra jamais revenir. Bien qu 'i l y repose àjamais, i l ne reviendra jamais. Une lu mière s'est éteinte,et je ne peu x pas la ral lu mer. Mais je comprends ce qu 'el le

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veu t dire. Ma lu mière bri l le tou jou rs en el le. Mais pas àDrogheda.

Fritz vint ou vrir, dépou i l lé de sa bel le l ivrée dechau ffeu r bleu marine, sanglé dans u n élégant gi let demaître d'hôtel . Pendant qu 'i l sou riai t, s'incl inaitrapidement et claqu ait des talons à la bonne viei l le modeal lemande, u ne pensée traversa Ju stine : avait-i l au ssideu x fonctions à Bonn?

— Etes-vou s seu lement l 'hu mble domestiqu e deHerr Hartheim, Fri tz, ou son chien de garde? demanda-t-el le en lu i tendant son manteau .

Fritz demeu ra impassible.— Herr Hartheim est dans son bu reau , miss

O'N ei l l .A ssis, i l contemplait le feu , u n peu penché en

avant, N atasha dormait devant l 'âtre. Qu and la portes'ou vrit, i l l eva les yeu x, mais ne dit mot, ne paru t pasheu reu x de la voir.

Ju stine traversa la pièce, s'agenou i l la devant lu iet lu i posa la tête su r les genou x.

— Rain, je su is désolée d'avoir gâché tou tes cesannées, mu rmu ra-t-el le. Et je ne peu x pas réparer.

Il ne se leva pas, ne l 'attira pas à lu i ; i ls'agenou i l la à côté d'el le, su r le sol .

— Un miracle, di t-i l .

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— V ou s n 'avez jamais cessé de m'aimer, n 'est-cepas? s'enqu it-el le en sou riant.

— N on, he rzche n, jamais.— J'ai dû vou s faire beau cou p sou ffrir.— Pas comme vou s le pensez. Je savais qu e vou s

m'aimiez et je pou vais attendre. J'ai tou jou rs cru qu 'u nhomme patient étai t obl igé de gagner en fin de compte.

— A lors, vou s avez décidé de me laisser medébattre tou te seu le. V ou s n 'étiez pas le moins du mondeinqu iet qu and je vou s ai annoncé qu e je rentrais àDrogheda, n 'est-ce pas?

— Oh, qu e si ! S'i l s'étai t agi d'u n au tre homme,j'au rais pu combattre. Mais Drogheda? Un adversaireredou table. Oh, si , j'étais inqu iet!

— V ou s saviez qu e je devais partir avant qu e jevou s en parle, n 'est-ce pas?

— Clyde a vendu la mèche. Il m'a téléphoné à Bonnpou r me demander si je pou vais vou s faire revenir su rvotre décision d'u ne façon qu elconqu e. Je lu i ai consei l léde vou s donner le change pendant u ne semaine ou deu xpou r me laisser le temps de voir ce qu e je pou rrais faire.Pas dans son intérêt, he rzche n. Dans le mien. Je n 'ai riend'u n al tru iste.

— C'est ce qu e maman prétend. Mais cette maison!L'aviez-vou s déjà i l y a u n mois?

— N on, d'ai l leu rs el le n 'est pas à moi . Pou rtant,

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pu isqu e nou s au rons besoin d'u ne maison à Londres sivou s devez pou rsu ivre votre carrière théâtrale, je feraisbien d'essayer de l 'acheter. Enfin... à condition qu 'el levou s plaise. Je vou s laisserai même vou s charger de sadécoration, si vou s me promettez formel lement de ne pasla barioler en rose et orange.

— Je ne m'étais jamais rendu compte qu e vou saviez l 'esprit tortu eu x à ce point! Pou rqu oi ne m'avez-vou spas tou t simplement dit qu e vou s m'aimiez encore? Je lesou haitais tant!

— N on. C'étai t assez évident pou r qu e vou s vou s enrendiez compte par vou s-même. Il fal lai t qu e vou s vou s enaperceviez tou te seu le.

— Je dois être aveu gle; je n 'ai rien vu tou te seu le, i lm'a fal lu de l 'aide. Ma mère a fini par m'obl iger à ou vrirles yeu x. Une lettre d'el le m'attendait chez moi; el le meconsei l lai t de ne pas rentrer.

— V otre mère est u ne femme mervei l leu se.— Je sais qu e vou s l 'avez rencontrée, Rain...

Qu and?— Je su is al lé la voir i l y a environ u n an.

Drogheda est u n domaine magnifiqu e, mais qu i ne vou sconvient pas, he rzche n. Le bu t de mon voyage étai t de lefaire comprendre à votre mère. V ou s n 'imaginez pas àqu el point je su is heu reu x qu 'el le ai t fini par s'enapercevoir, bien qu e je ne pense pas avoir trou vé des

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argu ments très convaincants.El le leva les doigts, les lu i posa su r la bou che.— Moi au ssi , je dou tais, Rain. J'ai tou jou rs dou té.

Peu t-être dou terai-je tou jou rs.— Oh, he rzche n, j'espère qu e non! Pou r moi , i l ne

pou rra jamais y avoir u ne au tre femme. Seu lement vou s.Le monde entier le sai t depu is des années. Mais les motsd'amou r n 'ont au cu n sens. J'au rais pu vou s les crier àperdre haleine sans pou r au tant dissiper vos dou tes.A u ssi n 'ai-je pas clamé mon amou r, Ju stine, je l 'ai vécu .Comment pou viez-vou s dou ter des sentiments de votreplu s fidèle cheval ier servant? (Il sou pira.) Enfin, aumoins, ça n 'est pas venu de moi . Peu t-être continu erez-vou s à vou s satisfaire de la parole de votre mère.

— Je vou s en prie, ne dites pas ça, pas su r ce ton!Mon pau vre Rain, j'ai dû u ser votre patience ju squ 'à lacorde. N e soyez pas blessé si c'est venu de m'man. Ça n 'apas d'importance! Je me su is agenou i l lée devant vou savec hu mil i té.

— Dieu merci , l 'hu mil i té ne du rera pas! dit-i lgaiement. V ou s retomberez su r vos pieds demain.

La tension commença à la déserter; le plu sdiffici le étai t passé.

— Ce qu i me plaît le plu s chez vou s, Rain, c'est qu evou s m'en donnez tant pou r mon argent qu e je ne vou srattrape jamais tou t à fai t.

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— Eh bien, considérez l 'avenir ainsi , he rzche n. Lefait de vivre sou s le même toit qu e moi vou s donnera peu t-être la possibi l i té de comprendre comment vou s pou rrez yarriver. (Il lu i embrassa les sou rci ls, les jou es, lespau pières.) Je ne vou s vou drais pas au trement qu e vou sêtes, Ju stine. N e changez pas d'u n iota, ni d'u ne tache derou sseu r ni d'u ne cel lu le de votre cerveau .

El le lu i gl issa les bras au tou r du cou , enfonça lesdoigts dans la masse compacte des cheveu x argentés.

— Oh, si vou s saviez combien j'ai attendu cemoment! mu rmu ra-t-el le. Je n 'ai jamais ou bl ié.

Le câble étai t ainsi rédigé : SUIS DEV EN UEMA DA ME RA IN ER MOERLIN G HA RTHEIM STOPCEREMON IE PRIV EE V A TICA N STOP BEN EDICTION SPON TIFICA LES A GOGO STOP V IV E LES MA RIESEXCLA MA TION V IEN DRON S POUR LUN E DE MIELRETA RDEE DES QUE POSSIBLE MA IS DESORMA ISFOY ER EN EUROPE STOP TEN DRESSES A TOUS ET DERA IN A USSI STOP JUSTIN E.

Meggie posa le formu laire su r la table et sonregard al la se perdre au -delà de la fenêtre, vers les rosesau tomnales qu i s'épanou issaient à profu sion dans lejardin. Parfu m des roses, vibrations des roses. Et leshibiscu s, les bu ddleias, les eu calyptu s, les

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bou gainvi l lées qu i regardaient le monde de si hau t, lespoivriers. Comme le jardin était beau , vivant. V oir lesbou rgeons et bou tons se développer, éclater, se flétrir; etde nou vel les promesses arriver pou r continu er le mêmecycle sans fin , incessant.

C'en était fini de Drogheda. Ou i , i l étai t temps,grand temps. Qu e le cycle se renou vel le avec desinconnu s. Je me su is tou t infl igé à moi-même, je ne peu xblâmer personne. Et je ne regrette rien.

L'oiseau à la poitrine percée d'u ne épine su it u neloi immu able; i l ne sait pas ce qu i l 'a pou ssé à s'embrocheret i l meu rt en chantant. A l 'instant même où l 'épine lepénètre, i l n 'a pas conscience de la mort à venir; i l secontente de chanter et de chanter encore ju squ 'à ce qu 'i ln 'ai t plu s de vie pou r émettre u ne note de plu s. Mais nou s,qu and nou s nou s enfonçons des épines dans la poitrine,nou s savons. N ou s comprenons. Et pou rtant, nou s lefaisons. N ou s le faisons.

FIN

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