L’homme qui plantait des arbres - xosea.files. · PDF fileIl y a environ une quarantaine d’années, je faisais une longue course à pied, sur des hauteurs absolument inconnues

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  • Jean Giono

    Lhomme qui plantait

    des arbres

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  • Jean Giono

    Lhomme qui plantait des arbres

    La Bibliothque lectronique du Qubec

    Collection Classiques du 20e sicle Volume 49 : version 1.01

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  • Pour que le caractre dun tre humain dvoile des qualits vraiment exceptionnelles, il faut avoir la bonne fortune de pouvoir observer son action pendant de longues annes. Si cette action est dpouille de tout gosme, si lide qui la dirige est dune gnrosit sans exemple, sil est absolument certain quelle na cherch de rcompense nulle part et quau surplus elle ait laiss sur le monde des marques visibles, on est alors, sans risque derreurs, devant un caractre inoubliable.

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  • Il y a environ une quarantaine dannes, je

    faisais une longue course pied, sur des hauteurs absolument inconnues des touristes, dans cette trs vieille rgion des Alpes qui pntre en Provence.

    Cette rgion est dlimite au sud-est et au sud par le cours moyen de la Durance, entre Sisteron et Mirabeau ; au nord par le cours suprieur de la Drme, depuis sa source jusqu Die ; louest par les plaines du Comtat Venaissin et les contreforts du mont Ventoux. Elle comprend toute la partie nord du dpartement des Basses-Alpes, le sud de la Drme et une petite enclave du Vaucluse.

    Ctaient, au moment o jentrepris ma longue promenade dans ces dserts, des landes nues et monotones, vers mille deux cents mille trois cents mtres daltitude. Il ny poussait que des lavandes sauvages.

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  • Je traversais ce pays dans sa plus grande largeur et, aprs trois jours de marche, je me trouvais dans une dsolation sans exemple. Je campais ct dun squelette de village abandonn. Je navais plus deau depuis la veille et il me fallait en trouver. Ces maisons agglomres, quoique en ruine, comme un vieux nid de gupes, me firent penser quil avait d y avoir l, dans le temps, une fontaine ou un puits. Il y avait bien une fontaine, mais sche. Les cinq six maisons, sans toiture, ronges de vent et de pluie, la petite chapelle au clocher croul, taient ranges comme le sont les maisons et les chapelles dans les villages vivants, mais toute vie avait disparu.

    Ctait un beau jour de juin avec grand soleil, mais, sur ces terres sans abri et hautes dans le ciel, le vent soufflait avec une brutalit insupportable. Ses grondements dans les carcasses des maisons taient ceux dun fauve drang dans son repas.

    Il me fallut lever le camp. cinq heures de

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  • marche de l, je navais toujours pas trouv deau et rien ne pouvait me donner lespoir den trouver. Ctait partout la mme scheresse, les mmes herbes ligneuses. Il me sembla apercevoir dans le lointain une petite silhouette noire, debout. Je la pris pour le tronc dun arbre solitaire. tout hasard, je me dirigeai vers elle. Ctait un berger. Une trentaine de moutons couchs sur la terre brlante se reposaient prs de lui.

    Il me fit boire sa gourde et, un peu plus tard, il me conduisit sa bergerie, dans une ondulation du plateau. Il tirait son eau excellente dun trou naturel, trs profond, au-dessus duquel il avait install un treuil rudimentaire.

    Cet homme parlait peu. Cest le fait des solitaires, mais on le sentait sr de lui et confiant dans cette assurance. Ctait insolite dans ce pays dpouill de tout. Il nhabitait pas une cabane mais une vraie maison en pierre o lon voyait trs bien comment son travail

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  • personnel avait rapic la ruine quil avait trouve l son arrive. Son toit tait solide et tanche. Le vent qui le frappait faisait sur les tuiles le bruit de la mer sur les plages.

    Son mnage tait en ordre, sa vaisselle lave, son parquet balay, son fusil graiss ; sa soupe bouillait sur le feu ; je remarquai alors quil tait aussi ras de frais, que tous ses boutons taient solidement cousus, que ses vtements taient repriss avec le soin minutieux qui rend les reprises invisibles.

    Il me fit partager sa soupe et, comme aprs je lui offrais ma blague tabac, il me dit quil ne fumait pas. Son chien, silencieux comme lui, tait bienveillant, sans bassesse.

    Il avait t entendu tout de suite que je passerais la nuit l ; le village le plus proche tait encore plus dune journe et demie de marche. Et, au surplus, je connaissais parfaitement le caractre des rares villages de cette rgion. Il y en a quatre ou cinq disperss

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  • loin les uns des autres sur les flans de ces hauteurs, dans les taillis de chnes blancs la toute extrmit des routes carrossables. Ils sont habits par des bcherons qui font du charbon de bois. Ce sont des endroits o lon vit mal. Les familles, serres les unes contre les autres dans ce climat qui est dune rudesse excessive, aussi bien lt que lhiver, exasprent leur gosme en vase clos. Lambition irraisonne sy dmesure, dans le dsir continu de schapper de cet endroit. Les hommes vont porter leur charbon la ville avec leurs camions, puis retournent. Les plus solides qualits craquent sous cette perptuelle douche cossaise. Les femmes mijotent des rancurs. Il y a concurrence sur tout, aussi bien pour la vente du charbon que pour le banc lglise, pour les vertus qui se combattent entre elles, pour les vices qui se combattent entre eux et pour la mle gnrale des vices et des vertus, sans repos. Par l-dessus, le vent galement sans repos irrite les nerfs. Il y a des pidmies

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  • de suicides et de nombreux cas de folie, presque toujours meurtrires.

    Le berger qui ne fumait pas alla chercher un petit sac et dversa sur la table un tas de glands. Il se mit les examiner lun aprs lautre avec beaucoup dattention, sparant les bons des mauvais. Je fumais ma pipe. Je me proposai pour laider. Il me dit que ctait son affaire. En effet : voyant le soin quil mettait ce travail, je ninsistai pas. Ce fut toute notre conversation. Quand il eut du ct des bons un tas de glands assez gros, il les compta par paquets de dix. Ce faisant, il liminait encore les petits fruits ou ceux qui taient lgrement fendills, car il les examinait de fort prs. Quand il eut ainsi devant lui cent glands parfaits, il sarrta et nous allmes nous coucher.

    La socit de cet homme donnait la paix. Je lui demandai le lendemain la permission de me reposer tout le jour chez lui. Il le trouva tout naturel. Ou plus exactement, il me donna

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  • limpression que rien ne pouvait le dranger. Ce repos ne mtait pas absolument obligatoire, mais jtais intrigu et je voulais en savoir plus. Il fit sortir son troupeau et il le mena la pture. Avant de partir, il trempa dans un seau deau le petit sac o il avait mis les glands soigneusement choisis et compts.

    Je remarquai quen guise de bton, il emportait une tringle de fer grosse comme le pouce et longue denviron un mtre cinquante. Je fis celui qui se promne en se reposant et je suivis une route parallle la sienne. La pture de ses btes tait dans un fond de combe. Il laissa le petit troupeau la garde du chien et il monta vers lendroit o je me tenais. Jeus peur quil vnt pour me reprocher mon indiscrtion mais pas du tout : ctait sa route et il minvita laccompagner si je navais rien de mieux faire. Il allait deux cents mtres de l, sur la hauteur.

    Arriv lendroit o il dsirait aller, il se mit planter sa tringle de fer dans la terre. Il

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  • faisait ainsi un trou dans lequel il mettait un gland, puis il rebouchait le trou. Il plantait des chnes. Je lui demandai si la terre lui appartenait. Il me rpondit que non. Savait-il qui elle tait ? Il ne savait pas. Il supposait que ctait une terre communale, ou peut-tre, tait-elle la proprit de gens qui ne sen souciaient pas ? Lui ne se souciait pas de connatre les propritaires. Il planta ainsi cent glands avec un soin extrme.

    Aprs le repas de midi, il recommena trier sa semence. Je mis, je crois, assez dinsistance dans mes questions puisquil y rpondit. Depuis trois ans il plantait des arbres dans cette solitude. Il en avait plant cent mille. Sur les cent mille, vingt mille tait sortis. Sur ces vingt mille, il comptait encore en perdre la moiti, du fait des rongeurs ou de tout ce quil y a dimpossible prvoir dans les desseins de la Providence. Restaient dix mille chnes qui allaient pousser dans cet endroit o il ny avait rien auparavant.

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  • Cest ce moment l que je me souciai de lge de cet homme. Il avait visiblement plus de cinquante ans. Cinquante-cinq, me dit-il. Il sappelait Elzard Bouffier. Il avait possd une ferme dans les plaines. Il y avait ralis sa vie. Il avait perdu son fils unique, puis sa femme. Il stait retir dans la solitude o il prenait plaisir vivre lentement, avec ses brebis et son chien. Il avait jug que ce pays mourait par manque darbres. Il ajouta que, nayant pas doccupations trs importantes, il avait rsolu de remdier cet tat de choses.

    Menant moi-mme ce moment-l, malgr mon jeune ge, une vie solitaire, je savais toucher avec dlicatesse aux mes des solitaires. Cependant, je commis une faute. Mon jeune ge, prcisment, me forait imaginer lavenir en fonction de moi-mme et dune certaine recherche du bonheur. Je lui dis que, dans trente ans, ces dix mille chnes seraient magnifiques. Il me rpondit trs simplement que, si Dieu lui prtait vie, dans trente ans, il en

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  • aurait plant tellement dautres que ces dix mille seraient comme une goutte deau dans la mer.

    Il tudiait dj, dailleurs, la reproduction des htres et il avait prs de sa maison une ppinire issue des faines. Les sujets, quil avait protgs de ses moutons par une barrire en grillage, taient de toute beaut. Il pensait galement des bouleaux pour les fonds o, me dit-il, une certaine humidit dormait quelques mtres de la surface du sol.

    Nous nous sparmes le lendemain. Lanne daprs, il y eut la guerre de 14 dans

    laquelle je fus engag pendant cinq ans. Un soldat dinfanterie