Lumiere Du Thabor41 Dieu Dans La Creation

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LUMIRE DU THABORBulletin des Pages Orthodoxes La Transfiguration Numro 41 Dcembre 2011

Lumire du Thabor

Numro 35 Octobre 2008

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LA CONTEMPLATION DE DIEU DANS LA CRATION_______________________________________________________________________

PAR LA CRATION AU CRATEURLA CONTEMPLATION DE DIEU DANS LA CRATION

par Mgr Kallistos Ware Ne blessez ni la terre, ni la mer, ni les arbres. (Ap 7, 3.) Aimez les arbres. Sur la Sainte Montagne de lAthos, les moines placent parfois des signaux en bordure des sentiers de la fort, prodiguant au plerin qui chemine des encouragements ou des avertissements. Un de ces criteaux, que lon voyait souvent dans les annes 1970, me procurait un plaisir particulier. Clair et laconique, il disait : Aimez les arbres. Le pre Amphiloque (+1970), le gerontas ou ancien de lle de Patmos lors de mon premier sjour, aurait t compltement daccord. Il disait : Savez-vous que Dieu nous a donn un commandement de plus, qui nest pas mentionn dans lcriture ? Il nous dit : "Aimez les arbres." Celui qui naime pas les arbres naime pas Dieu, croyait-il en soulignant : Lorsque vous plantez un arbre, vous plantez de lespoir, la paix, lamour, et vous recevrez la bndiction de Dieu. cologiste bien avant la mode de lcologie, il avait coutume de donner pour pnitence aux fermiers locaux quil entendait en confession la tche de planter un arbre. Le pre Amphiloque ntait nullement le premier pre spirituel dans la tradition grecque moderne reconnatre limportance des arbres. (suite page 2). _______________________________________________________________________Nouveau aux Pages Orthodoxes La Transfiguration (www.pagesorthodoxes.net) Acathistes et Canons La prire dans la vie chrtienne (8 textes) tre chrtien dans le monde aujourd'hui : Le ministre du pre Cyrille Argenti. La vie chrtienne dans le monde (4 textes) Prparation la Divine Liturgie par larchimandrite Aimilianos de Simonos Petra. La Vie spirituelle du chrtien par Mgr Alexandre Semenoff-Tian-Chansky. L'Icne, irruption du Royaume dans le monde (10 textes) Le message de la Prire du Seigneur par Igor I. Sikorsky Les Mnes (en format Word) projet en prparation : visitez le site. 37 / Livres recommands Nos remerciements Valre De Pryck et Monique Valle

1 / Par la Cration au Crateur par Mgr Kallistos Ware 7 / Le moine et la nature par Fabian da Costa 11 / La beaut divine par Jean Breck 7 / Un cur misricordieux Saint Isaac le Syrien 14 / La pit cosmique par Lev Gillet 18 / La sagesse de celui qui marche par Lanza del Vasto 18 / Lmerveillement par Marie-Madeleine Davy 19 / Lhomme et le cosmos par Olivier Clment 26 / Lhomme, prtre de la Cration 27 Un cur misricordieux Saint Isaac le Syrien 28 / Cantique des cratures Saint Franois dAssise 28 / La rencontre avec le cosmos par Nicolas Berdiaev 29 / La contemplation de Dieu dans la cration par Dumitru Staniloae 32 / La messe sur le monde Teilhard de Chardin 33 / Lmerveillement 34 / Fte de la protection de lenvironnement

Les saints embrassent de leur amour le monde entier. Saint Silouane lAthonite (+1938).

Deux sicles plus tt, le moine athonite saint Cosmas ltolien, martyris en 1779, plantait des arbres lorsquil voyageait dans toute la Grce en tourne missionnaire. Dans lune de ses prophties , il disait : Les gens resteront pauvres, parce quils naiment pas les arbres1. Cette prophtie sest, hlas ! ralise dans de trop nombreuses parties du monde. Une autre parole lui est attribue, pas propos des arbres, mais tout aussi actuelle : Le temps viendra o le diable se mettra luimme dans une bote et commencera crier ; et ses cornes vont dpasser des toits de tuiles2. Cela me revient souvent en mmoire, lorsque jobserve la ligne des toits Londres, avec ses rangs serrs dantennes de tlvision. Aimer les arbres. Mais pourquoi ? Y a-t-il vraiment un rapport entre lamour des arbres et lamour de Dieu ? Dans quelle mesure est-il vrai que le fait de ne pas respecter et honorer notre environnement naturel les animaux, les arbres, la terre, le feu, lair et leau est aussi, dune manire immdiate et destructrice pour lme, ne pas respecter et honorer le Dieu vivant ? Commenons par deux visions de larbre. Le monde comme sacrement : un conte de deux arbres. Navons-nous pas tous, certains moments de notre vie, lu avec un tonnement soudain des paroles dun pome ou dun texte en prose, qui sont demeures graves lumineuses dans notre mmoire ? Jai prouv cela lge de dix-huit ans, alors que je lisais lanthologie magique de Walter de la Mare, Behold, this Dreamer, en tombant sur un passage du livre dEdward Carpenter (1844-1929), Pagan and Christian Creeds : Quelquun dentre nous a-t-il jamais vu un Arbre ? Je pense que non, ou alors trs superficiellement. Et il continue ainsi : Lobservateur pntrant et naturaliste Henry D. Thoreau nous raconte quil prenait souvent rendez-vous avec un certain arbre, des kilomtres plus loin, mais sans dire jamais ce quil voyait ou qui il voyait une fois sur place. Lcrivain Walt Whitman, galement un observateur perspicace, mentionne quil vit, en plein rve extatique, ses arbres favoris sortir et se promener en long et en large, trs curieusement . Une fois, jai eu moi-mme une vision particulire dun arbre. Ctait un htre un peu lcart et toujours sans feuilles au dbut du printemps. Soudain je ralisai ses bras tendus vers le ciel et ses doigts tourns vers le haut, comme si une vie1

vivifiante (ou quelque lectricit) coulait travers eux pour se rpandre dans les espaces du ciel ; ses racines plongeaient dans la terre et puisaient les mmes nergies den bas. Le temps tait calme et les branches immobiles ; cependant, ce moment, larbre ntait plus un organisme spar ou sparable, mais un vaste tre se ramifiant loin dans lespace, partageant et unissant la vie de la terre et du ciel, et plein de lactivit la plus saisissante3. Deux choses surtout sont remarquables dans la vision superficielle dEdward Carpenter. Dabord, larbre est vivant, frmissant de ce quil appelle des nergies ou de l lectricit ; il est plein de lactivit la plus saisissante. Ensuite, larbre est cosmique, dans ses dimensions : ce nest pas un organisme spar ou sparable , mais il est vaste et englobe tout, se ramifiant loin dans lespace [...] unissant la vie de la terre et du ciel . On y trouve la vision dun joyeux miracle, inspire par un sens sous-jacent du mystre. Larbre est devenu un symbole qui se dpasse lui-mme, un sacrement qui recle un secret profondment enfoui au cur de lunivers. Le mme sens du miracle et du mystre du caractre symbolique et sacramentel du monde est particulirement manifeste dans Peaks and Lamas, le chef-duvre de ce montagnard spirituel quest Marco Pallis. La vision de larbre de Carpenter a cependant certaines limites. Il ne dchiffre pas, en termes spcifiquement personnels, le mystre auquel larbre renvoie. Il ne tente pas de remonter par la cration jusquau Crateur. Cette vision na rien de directement thiste ; elle ne fait aucune rfrence ni Dieu, ni Jsus-Christ. Tournons-nous maintenant vers une seconde vision de larbre, qui est, au contraire, explicitement personnelle et thophanique : Mose faisait patre le petit btail de Jthro son beaupre, prtre de Madian ; il lemmena par-del le dsert et parvint la montagne de Dieu, lHoreb. LAnge de Yahv lui apparut, dans une flamme de feu, du milieu dun buisson. Moise regarda : le buisson tait embras, mais il ne se consumait pas. Mose dit : Je vais faire un dtour pour voir cet trange spectacle, et pourquoi le buisson ne se consume pas. Yahv vit quil faisait un dtour pour voir et Il lappela du milieu du buisson. Mose, Mose ! dit-Il, et celui-ci rpondit : Me voici. Il dit : Napproche pas dici, retire tes sandales de tes pieds, car le lieu o tu te tiens est une terre sainte. Et Il dit : Je suis le Dieu de tes pres, le3

Markos A. GKIOLIAS, O Kosmas Aitolos kai i epokhi tou, Athnes, 1972, p. 434, 96 ; voir aussi p. 93-94. 2 Theophilos SIMOPOULOS, Kosmas o Aitolos (1714-1779), Athnes, 1979, p. 203.

Walter DE LA MARE, Behold, This Dreamer, Londres, 1942, p. 529.

Lumire du Thabor Dieu dAbraham, le Dieu dIsaac et le Dieu de Jacob. Alors Mose se voila la face, car il craignait de fixer son regard sur Dieu (Ex 3, 1-6). Si lon compare lexprience de Mose celle de Carpenter, on peut observer trois choses. Premirement, la vision dcrite au livre de lExode dpasse le domaine de limpersonnel. Le buisson ardent lHoreb agit comme le locus, le lieu dune rencontre interpersonnelle, face--face, un dialogue entre deux sujets. Dieu appelle Mose par son nom : Mose, Mose ! , et celui-ci rpond : Me voici. Par la cration au Crateur dans et travers le buisson quil contemple, Mose entre en communion avec le Dieu vivant. Mais ce nest pas tout. Selon linterprtation adopte par lglise orthodoxe, la rencontre personnelle doit tre comprise en des termes plus spcifiques. Mose rencontre non seulement Dieu, mais le Christ. Toutes les thophanies de lAncien Testament sont des manifestations non pas de Dieu le Pre, que nul na jamais vu (Jn 1, 18), mais du Christ pr-incarn, Dieu le Logos ternel. Celui qui a visit la basilique Saint-Marc de Venise se rappellera que sur les mosaques du plafond et du narthex, dcrivant lhistoire du premier chapitre de la Gense, la face de Dieu le Crateur porte indubitablement les traits du Christ. De mme, lorsque Isae voit Dieu sigeant dans le Temple, sur le trne haut et lev (Is 6, 1), et lorsquzchiel voit au milieu des roues et des quatre cratures vivantes quelque chose qui semblait comme une forme humaine (z 1, 26), cest le Christ, le Logos, que tous les deux contemplent. Deuximement, non seulement Dieu apparat Mose, mais Il lui commande dter les sandales de ses pieds. Selon les Pres grecs, comme saint Grgoire de Nysse (+ vers 394), les sandales ou les chaussures faites avec la peau danimaux morts sont une chose sans vie , inerte, morte et terrestre ; elles symbolisent la lourdeur, la fatigue et la mortalit qui assaillent notre nature humaine du fait de la chute1. te tes sandales peut alors se comprendre comme : Dpouille-toi de la torpeur de la familiarit et de lennui ; libre-toi de ce qui est sans vie, trivial, mcanique, rptitif ; veille-toi, ouvre les yeux, nettoie les portes de ta perception, regarde et vois. Enfin, en troisime lieu, quarrive-t-il lorsque nous nous dpouillons ainsi des peaux mortes de lennui et de la trivialit ? Nous ralisons immdiatement la vrit des paroles que Dieu adresse ensuite Mose : Le lieu o tu te tiens est une terre sainte. Librs de la torpeur spirituelle, rveills du sommeil, ouvrant nos yeux 1

Numro 41 Dcembre 2011 Page 4 lextrieur et lintrieur, nous regardons le monde autour de nous dune manire diffrente. Tout nous apparat comme lenfant Traherne : Nouveau et trange [...] indiciblement rare, dlicieux et merveilleux2. Nous dcouvrons que toute chose est vitale et vivante, nous reconnaissons la vrit de la parole clbre de William Blake, reprise par Philip Sherrard comme titre de lune de ses confrences : Tout ce qui vit est saint3. Ainsi, nous entrons dans la dimension de lespace sacr et du temps sacr. Nous distinguons le grand dans le petit, lextraordinaire dans lordinaire, un monde dans un grain de sable [ ... ] et lternit dans une heure , pour citer Blake une fois de plus. Cet endroit o je suis, cet arbre, cet animal, cette personne qui je parle, ce moment de ma vie que je suis en train de vivre, chacune de ces choses est sainte, unique et non rptable, chacune a donc une valeur infinie. Combinant ces deux visions larbre vivant qui unit le ciel et la terre selon Edward Carpenter, et le buisson ardent de Mose nous voyons merger une conception prcise et caractristique de lunivers. La nature est sacre. Le monde est un sacrement de la divine prsence, un moyen de communion avec Dieu. Lenvironnement consiste non pas en la matire morte, mais en la relation vivante. Le cosmos tout entier est un vaste buisson ardent, pntr par le feu de la puissance et de la gloire divine. La terre et le ciel se fondent ; Le plus petit arbuste est un buisson ardent, Mais seul le Voyant te ses sandales ; Les autres sasseyent en rond Ou cueillent des mres alentour4. Cueillir des mres nest certes pas mauvais en soi. Mais comme nous jouissons des fruits de la terre, regardons aussi au-del de notre plaisir immdiat pour discerner le mystre plus profond qui nous entoure de tous cts. Essence et nergies, Logos et logoi. Une telle approche nous mne-t-elle au panthisme ? Pas ncessairement. En tant que chrtien dans la tradition orthodoxe, je ne peux accepter aucune vision du monde qui identifie Dieu et lunivers ; pour cette raison, je ne peux tre un panthiste. Mais je ne trouve aucune difficult assumer le panenthisme , cest--dire la position qui affirme non pas que Dieu est tout et tout est2 3

GRGOIRE DE NYSSE, Vie de Moise, I, 20 et II, 22, Paris, d. du Cerf, p. 61 et 119.

Thomas TRAHERNE, Centuries of Meditation, III, 2. Philip SHERRARD, For Every Thing that Lives is Holy, Londres, Temenos Academy, 1995. Philip Sherrard, Anglais de souche devenu orthodoxe, vcut longtemps en Grce, puis enseigna la thologie orthodoxe pendant de nombreuses annes au Kings College de Londres (NdT). 4 Elizabeth BARRETT BROWNING, Aurora Leigh, livre VII.

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Lumire du Thabor Dieu , mais bien que Dieu est prsent en tout et que toute chose est en Dieu . Autrement dit, Dieu est la fois immanent et transcendant, prsent dans toutes choses, mais en mme temps au-dessus et au-del delles. Il est ncessaire de mettre laccent simultanment sur les deux parties du paradoxe quaimait le pote Charles Williams : Ceci aussi est Toi ; pourtant, ceci nest pas Toi1. Soutenant ce point de vue panenthiste , le grand thologien byzantin saint Grgoire Palamas (1296-1359) sauvegardait la fois laltrit et la proximit de lternel, en oprant une distinction dans lunit entre lessence de Dieu et ses nergies. Dans son essence, Dieu est infiniment transcendant, radicalement inconnaissable, absolument au-del de tout tre cr, au-del de toute comprhension et de toute participation de lhomme. Mais dans ses nergies, il est inpuisablement immanent, le noyau de toute chose le cur de son cur plus prs du cur de chaque chose que le propre cur de celle-ci. Ces divines nergies, selon lenseignement de Palamas, ne sont pas un intermdiaire entre Dieu et le monde, ni un don cr quIl nous confre, mais elles sont Dieu luimme en action ; chaque nergie incre est Dieu dans son indivisible totalit : non pas une partie de Lui, mais Lui tout entier. En vertu de sa distinction entre essence et nergies, Palamas peut affirmer sans se contredire : Ceux qui en sont dignes jouissent dune union avec Dieu qui est la cause de tout [...] : Dieu, tout en demeurant tout entier en Lui-mme, habite tout entier en nous et nous communique non pas sa nature, mais sa propre gloire et son clat2. De cette manire, Dieu est la fois rvl et cach : rvl dans ses nergies, cach dans son essence : Tout entier Il se manifeste et pourtant ne se manifeste pas ; tout entier Il est conu et inconcevable par lintelligence ; tout entier Il est particip et imparticipable3 Telle est la formule antinomique du vritable panenthiste : Dieu est tre et non-tre ; Il est partout et nulle part ; Il a de nombreux noms et Il est in-nommable ; Il est en perptuel mouvement et immuable ; il est absolument tout et rien de ce qui est4. Ce que saint Grgoire Palamas cherche exprimer travers la distinction entre lessence et les nergies, saint Maxime le Confesseur (+ 662) le dit en termes de Logos1

Numro 41 Dcembre 2011 Page 5 et logoi, mme si ses proccupations spcifiques et le contexte dans lequel il crit ne sont pas absolument identiques ceux de Palamas. Selon Maxime, le Christ, le Logos-Crateur, a implant dans chaque chose cre un logos caractristique, une pense ou une parole qui est la prsence divine en cette chose, lintention de Dieu envers elle, lessence intrieure de cette chose, qui la rend distinctivement elle-mme et qui, en mme temps, lattire vers Dieu. Par la vertu de ces logoi intrinsques aux choses, chaque chose cre nest pas simplement un objet, mais une parole personnelle adresse nous par le Crateur. Le Logos divin, la deuxime Personne de la Trinit, la Sagesse et la Providence de Dieu, constitue la fois la source et le but des logoi particuliers ; Il agit ainsi comme une prsence cosmique unifiante et englobant tout. Anticipant Palamas, Maxime parle de ces logoi comme des nergies5 ; en mme temps, il les compare des oiseaux dans les branches dun arbre : Le Logos de Dieu est pareil au grain de snev : il parat bien petit avant dtre cultiv, mais quand il a t cultiv comme il faut, il se montre si grand que les principes (logoi) les plus nobles des cratures sensibles et intelligibles viennent comme des oiseaux sy reposer. Car le Logos embrasse les raisons ou essences intrieures (logoi) de tous les tres, mais Lui-mme, aucun tre ne peut le contenir6 Selon linterprtation de Maxime, larbre cosmique est donc le Christ, le Logos-Crateur, tandis que les oiseaux dans les branches sont les logoi de vous et moi, et de toutes les choses cres. Le Logos englobe tous les logoi, mais nest pas lui-mme englob ou circonscrit par eux. Maxime cherche ici comme le fait Palamas lorsquil se sert de la distinction essences-nergies sauvegarder la double vrit de la transcendance de Dieu et de son immanence. Que nous parlions, comme saint Maxime, des logoi intrinsques ou que nous prfrions utiliser le terme palamite d nergies nous pouvons naturellement aussi choisir demployer les deux notre sens5

Charles WILLIAMS, Seed of Adam , Collected Plays, Londres, 1963, p. 160. 2 Triades, d. et trad. Jean Meyendorff, I, 3, 33, Louvain, 1960, p. 158. 3 Jean MEYENDORFF, Introduction ltude de Grgoire Palamas, Seuil, 1959, p. 294, avec le texte grec en note 62. 4 Ibid., p. 288 et texte grec en note 38.

Ambigua 22 (PG 91, 1257AB) ; voir trad. dEmmanuel Ponsoye, Paris, d. de lAncre, 1994, p. 258-259. Cest un passage obscur, difficile interprter. Voir Lars THUNBERG, Man and the Cosmos : The Vision of Saint Maximus the Confessor, New York, 1985, p. 137-143. 6 Centuries sur la thologie , II, 10, La Philocalie, trad. Jacques Touraille, t. I, Descle de Brouwer/J.-Cl. Latts, 1995, p. 439. Nous gardons ici les interprtations donnes dans La Philocalie en traduction anglaise (The Philokalia : The Complete Text, t. II, Londres-Boston, 1981, p. 139-140), laquelle Kallistos Ware a beaucoup contribu. Jacques Touraille traduit Logos par Parole (NdT). Voir galement Mt 13, 31.

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Lumire du Thabor fondamental et notre intention demeurent inchangs : toute la nature est thophanique. Chaque personne et chaque chose cre est un point de rencontre avec lAudel qui est au milieu de nous , pour reprendre une expression de Dietrich Bonhoeffer. Nous devons voir Dieu en tout et tout en Dieu. O que nous soyons et quoi que nous fassions, nous pouvons, par la cration, remonter au Crateur. Aprs avoir cout nos deux tmoins orientaux, Maxime et Grgoire Palamas, prtons maintenant loreille une prophtesse occidentale, sainte Hildegarde de Bingen (1098-1179), qui est tout aussi explicite sur le caractre panenthiste de lunivers. Dans le Livre des uvres divines, elle affirme : Toutes les cratures vivantes sont en quelque sorte des tincelles vivantes et ardentes qui clairent le visage de Dieu, et ces tincelles mergent de Dieu la manire des rayons du soleil.1 Plus loin, dans le mme trait, elle note les paroles remarquables que le Saint-Esprit lui adresse : Cest moi lnergie suprme, lnergie igne. Cest moi qui ai enflamm chaque tincelle de vie. Rien de mortel en moi ne fuse. [...] Je suis la vie igne de lessence divine. Mes flammes dominent la beaut des campagnes. Je pntre les eaux de ma lumire, je suis ardeur dans le soleil et dans la lune et les toiles. Mon souffle, invisible vie, mainteneur universel, veille lunivers la vie. Car lair et le vent maintiennent tout ce qui pousse et tout ce qui mrit, les eaux coulent, comme vivantes. Mme le soleil est vivant dans sa propre lumire [...] Moi, lnergie igne, suis cache dans ces choses et leur souffle procde de moi, tout comme lhomme est continuellement m par sa respiration et comme le feu contient la flamme vive. Toutes ces choses vivent par leur propre essence et ne connaissent pas la mort puisque je suis la Vie. Je suis la vie tout entire : la vie na pas t arrache des pierres, na pas bourgeonn des branches et nest pas enracine dans le pouvoir gnrant du mle. Mais toute chose vivante est enracine en Moi2. Lapproche quadoptent Palamas, Maxime et Hildegarde a deux consquences importantes pour notre faon de comprendre la puissance cratrice de Dieu. Tout dabord, lorsque nous disons que Dieu a cr le monde, nous devons lenvisager non pas comme un acte unique dans le pass, mais comme une prsence qui continue, ici et1

Numro 41 Dcembre 2011 Page 6 maintenant. En ce sens, il est lgitime de parler en termes de cration continue. Ensuite, et ce point est trs troitement li au premier, nous devrions penser que Dieu cre le monde non pas de lextrieur, mais bien de lintrieur. En premier lieu, lorsquil est dit : Au commencement, Dieu cra le ciel et la terre (Gn 1, 1), le mot commencement ne doit pas tre compris dans un sens temporel. La cration nest pas un vnement survenu une fois pour toutes dans un pass lointain, un acte initial qui constitue un point de dpart chronologique. Ce nest pas un vnement pass, mais une relation au prsent. Nous devons penser et parler non pas sur le mode de laoriste, mais du prsent. Nous devons dire non pas : Dieu a fait le monde un jour, il y a bien longtemps , mais Dieu est en train de faire le monde, ainsi que vous et moi dans le monde, ici et maintenant, en ce moment et toujours . Ds lors, au commencement (en arkh) ne signifie pas que Dieu a tout commenc il y a des milliards dannes, et que depuis Il a laiss les choses aller de leur propre mouvement. Cela veut dire, au contraire, que Dieu est chaque instant larkhe constant et incessant, la source, le principe, la cause et le soutien de tout ce qui existe. Cela signifie que si Dieu ne continuait pas exercer sa volont cratrice chaque fraction de seconde, lunivers basculerait immdiatement dans le vide du non tre. Sans la prsence active et ininterrompue du Christ le LogosCrateur travers le cosmos, rien nexisterait un seul instant. Deuximement, il ressort de cela que le Christ en tant que Logos-Crateur, doit tre envisag non pas de lextrieur, mais de lintrieur de toute chose. Cest une erreur frquente des crivains religieux de parler de lunivers cr comme sil sagissait de lartefact dun fabricant qui laurait produit de lextrieur ; dans cette perspective, Dieu le Crateur devient le cleste horloger qui met en mouvement le processus cosmique en remontant lhorloge, mais la laisse ensuite tourner au rythme propre de son tic-tac. Cela ne se passe pas ainsi. Il importe dviter ce genre dimages le divin architecte, constructeur ou ingnieur et de parler plutt en termes d inhabitation sans pour autant exclure la dimension de la transcendance divine. La cration nest pas quelque chose sur quoi Dieu agit de lextrieur, mais quelque chose par quoi Il sexprime de lintrieur. Transcendant, Il est aussi immanent ; au-dessus et au-del de la cration, Il en est aussi vritablement lintriorit, son endedans .

La quatrime vision , 11, trad. Bernard Gorceix, Paris, Albin Michel, 1982, p. 73. 2 La premire vision , 2, ibid., p. 6. Kallistos Ware cite ici, comme dans la note prcdente, ldition anglaise de Fiona Bowie et Oliver Davies, Hildegard of Bingen : An Anthology, Londres, 1990, p. 33. Chez Gorceix, certains passages, dont celui-ci, sont seulement rsums.

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Lumire du Thabor Double vision. Si nous adoptons la conception sacramentelle du monde dcoulant de notre conte des deux arbres , nous allons peu peu dcouvrir que notre contemplation de la nature est marque avant tout par deux qualits : le caractre particulier et la transparence. Dabord, le caractre particulier. Si nous considrons le monde comme un sacrement, cela signifie que nous allons, en premier lieu, dcouvrir le got distinctif et particulier de chaque chose cre. Nous allons percevoir et apprcier chaque chose en elle-mme et pour ellemme, la dtacher clairement du reste, apprcier ce qui dans la tradition zen est appel le Ah spcial de chaque chose, son tre en soi ou haeccitas. Cest ce qua exprim avec vigueur Gerard Manley Hopkins : Le martin-pcheur flambe et la libellule arde [...] Toute chose ici-bas fait une et mme chose [...] Savre, per-se-vre, incante et dit moi-mme Criant : Ce que je fais est moi : pour cela je vins1. Voir la nature comme sacre revient tout dabord reconnatre comment chaque chose est elle-mme et parle en son nom propre. Nous devons percevoir chaque martin-pcheur, chaque grenouille, chaque visage humain, chaque brin dherbe dans son unicit. Chaque crature doit tre relle pour nous, et immdiate. Nous devons explorer la varit et la particularit de la cration, ce que saint Paul appelle la gloire de chaque chose : Il y a une gloire du soleil, une autre de la lune et une autre gloire des toiles : en vrit chaque toile diffre des autres en gloire (1 Co 15, 41). Ensuite, la transparence. Ayant voqu et savour ltre propre de chaque chose, nous pouvons faire un second pas : nous pouvons regarder lintrieur et au-del de chaque chose, dcouvrir en elle et travers elle la prsence divine. Aprs avoir peru chaque martinpcheur, chaque grenouille, chaque visage humain, chaque brin dherbe dans son unicit, dans sa ralit pleine et immdiate, nous avons traiter chacune de ces cratures comme un moyen de communion avec Dieu. Ainsi, par la cration, nous remonterons jusquau Crateur. Car il est impossible de donner son sens au monde si nous ne regardons pas aussi au-del du monde ; le monde nacquiert son vrai sens que lorsquil est considr comme le reflet dune ralit qui le transcende. La premire tape est donc daimer le monde pour luimme, dans sa consistance et son intgrit propres. La seconde tape est de permettre au monde de devenir1

Numro 41 Dcembre 2011 Page 7 transparent, pour quil nous rvle linhabitation du Logos-Crateur. Alors, nous atteindrons la double vision de Blake : Car elle est double, la vision que voient mes yeux Et toujours une vision double maccompagne. Dieu nous garde De la vision simple et du sommeil de Newton2. Il est vital de ne pas tenter la seconde tape avant davoir entam la premire. Nous devons dabord reconnatre la solidit du monde avant de pouvoir discerner sa transparence ; nous devons nous rjouir de labondante varit de la cration avant de vrifier comment les choses trouvent leur unit en Dieu. De plus, le second niveau celui de la transparence thophanique nannule en aucune manire le premier, celui de la particularit et du caractre distinctif. Nous ne cessons pas dapprcier ltre propre de chaque chose parce que nous apprhendons la prsence divine en son sein. Au contraire, par un trange paradoxe, plus une chose devient transparente, plus elle est vue comme exceptionnellement elle-mme. Blake avait raison de parler prcisment dune double vision : la seconde vue que Dieu nous accorde ne masque pas, mais rehausse notre premire vision. La nature cre nest jamais plus belle que quand elle agit comme une envoye ou une icne de la beaut incre. Il ne faut pas croire que cette ascension travers la cration peut saccomplir facilement, dune manire dsinvolte ou automatique. Voir Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu demande de la persvrance, du courage et de limagination. Comme lexprime le prophte Isae : Tu es vraiment un Dieu qui se cache (Is 45, 45). Lorsque, enfants, nous jouions cache-cache, ne nous est-il pas arriv parfois de nous cacher dans un endroit merveilleusement secret, puis de constater, trs dus, que personne ne se souciait de nous chercher ? Aprs une longue attente, nous mergions dconfits de notre cachette, uniquement pour constater que tous les autres taient dj rentrs la maison. Comme le matre hassidique Rabbi Baroukh de Mezbij (Miedzyboj) lobserve, nous dcevons Dieu exactement de la mme manire : Je me cache, dit Dieu tout afflig, mais personne ne dsire me chercher3. Telle est donc la parole que Dieu nous adresse travers la cration : Explore-la ! Extrait de Kallistos Ware, Tout ce qui vit est saint, Cerf/Le sel de la terre, 2005.2

Gerard MANLEY HOPKINS, Pomes accompagns de proses et de dessins, Seuil, 1980, p. 126-127.

William BLAKE, uvres, t. II, Aubier-Flammarion, 1977, p. 96-101. 3 Martin BUBER, Les Rcits hassidiques, Seuil, t. I, Points Sagesses , 110, 1996, p. 158.

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Lumire du Thabor

Numro 41 Dcembre 2011 Page 8

LE MOINE ET LA NATURE DANS LA TRADITION ORTHODOXEpar Fabian da CostaLorsquon considre, ne serait-ce que dun il rapide, les exemples nombreux que fournit la littrature hagiographique sur les rapports entre les saints moines et lenvironnement naturel, on constate que le moine y est prsent comme lhomme qui a retrouv ltat adamique davant la chute, et vit en harmonie avec la cration entire. Comment ne pas rappeler, ce propos, ce lion qui, aprs avoir t guri par saint Grasime, ne mangeait plus que du pain et des lgumes ? Il conduisait par la bride lne du monastre sur les rives du Jourdain, et mourut mme de chagrin sur la tombe de son matre. Il conviendrait aussi dvoquer cet autre lion qui, surgi du dsert, vint assister saint Zosime pour enterrer sainte Marie lgyptienne ; ou dautres lions et btes froces qui partageaient leurs antres avec de saints ermites, comme saint Cyriaque. Les ours mmes, rputs pour leur voracit, oubliaient leur sauvagerie lapproche des hommes de Dieu. Les uns venaient prendre leur pitance des mains de saint Serge de Radonge, dautres tenaient compagnie saint Sraphin de Sarov et tant dautres ermites des forts de Russie, et des dserts dOrient et dOccident. Innombrables sont les exemples illustrant cette familiarit retrouve de lhomme spirituel avec les animaux sauvages. Ils participent sa prire, comme les boucs de saint Jean Koukouzle sarrtant de patre, remplis dune divine crainte, lorsque le saint chantait les louanges de Dieu. Dautres viennent le consoler dans ses afflictions, comme cet oiseau qui dissipa la tristesse dont saint Acace de Kavsokalyvia tait accabl, et lui donna un avant-got des biens clestes. Dautres encore apportent aux ermites leur nourriture dans le dsert, comme ce corbeau qui, pendant soixantedix ans, pourvoyait chaque jour saint Paul de Thbes dun demi-pain, mais qui amena double ration lorsque saint Antoine rendit visite ce dernier. Certaines btes leur procurent quelque adoucissement dans leur ascse, comme ces loutres qui venaient lcher les pieds de saint Cuthbert pour le rchauffer aprs des nuits passes dans leau glace. En retour, loin dexercer cette souverainet retrouve de manire tyrannique, le saint montre un respect infini pour toutes les cratures, et lon peut voir par exemple un saint Macaire dAlexandrie se plonger six mois dans un marais, dvor par les moustiques, pour avoir cras lun deux sans ncessit. lemprise sur les animaux sajoute le pouvoir des saints sur les lments naturels ils mettent fin aux scheresses, font jaillir des sources dans les endroits arides, arrtent les tremblements de terre et les pidmies, chassent les insectes et les animaux prdateurs. Ils deviennent tant pendant leur vie quaprs leur mort, par lintermdiaire de leurs saintes reliques les intendants de la Providence de Dieu pour les habitants de leur rgion, tel point que ces derniers se disputent pour garder parmi eux la prsence dun saint moine. Les exemples pourraient tre numrs indfiniment. Il faut cependant noter ce propos que cette autorit des saints sur la cration nest pas seulement une restauration de ltat adamique, mais quelle est aussi, et mme surtout, une anticipation de lre eschatologique dcrite par les prophtes : Alors le loup habitera avec lagneau, la panthre se couchera avec le chevreau. Le veau, le lionceau et la bte grasse iront ensemble, conduits par un petit garon (...) Le nourrisson jouera sur le repaire de laspic, sur le trou de la vipre le jeune enfant mettra la main. On ne fera plus de mal ni de violence sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance du Seigneur, comme les eaux couvrent le fond de la mer (Is 11, 8). Le moine vit au dsert comme le Christ, second Adam, y sjourna aprs son baptme en compagnie des btes sauvages et servi par les anges. Mais cette image idyllique, si elle tait prise de manire univoque pour montrer lamour des moines et leur respect pour la nature, pourrait conduire une grave dformation, de type romantique , de la place de la nature dans la spiritualit orthodoxe. Car, dans ces mmes vies de saints, on constate que ces soldats du Christ, ces martyrs volontaires, menaient aussi un combat titanesque contre la nature. Par les jenes jusqu lpuisement, par les veilles, les liens de fer, lexposition volontaire au froid et aux intempries, se tenant sur des colonnes, errant dans les dserts, les montagnes, les cavernes et les antres de la terre, que recherchaient-ils donc ? Pourtant, on est bien loin ici dune haine manichenne pour le corps et la matire. Cette lutte contre la nature apparat en fait comme le moyen dappliquer, de force, par la violence vanglique, la loi de la grce dans la nature humaine dchue, afin de lui faire acqurir, une fois limage de Dieu restaure, les biens qui sont au-dessus de la nature. La vie du moine, cest une violence continuelle faite la nature. La retraite du monde, cest une haine volontaire et

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Lumire du Thabor un reniement de la nature en vue de parvenir ce qui est au-dessus de la nature. La nature, chute et restauration. Quel est donc le statut de cette nature ? Quelle est sa relation avec lhomme spirituel pour la tradition monastique ? Pour le comprendre, il est ncessaire dvoquer la carrire spirituelle du moine, comme type du chrtien. Le modle nous en est donn le premier dimanche du Grand Carme, qui nous prsente Adam expuls du paradis et pleurant sa porte : Adam tait assis en face du paradis et, se lamentant sur sa nudit, il disait en pleurant : malheur moi qui, sduit par une perverse tromperie, ai t rejet et loign de la gloire ! Malheur moi qui, alors nu dans ma simplicit, suis maintenant dans le besoin. Oh ! Paradis, je ne jouirai plus de tes dlices, je ne verrai plus mon Seigneur, mon Dieu et mon Crateur... Chaque chrtien est donc appel, tous les ans, prendre conscience avec Adam quil est seul responsable de sa chute et de la perte de sa familiarit avec Dieu, qui a entran la mort et la corruption dans toute la nature sensible. Et il peut dire avec raison : Je suis devenu une souillure pour lair, pour la terre et pour les eaux. Ma vie spirituelle commence donc quand je prends conscience que cest moi-mme, et non un autre, qui suis la cause de la corruption dans la nature. Le pch a des consquences cosmiques, prcisment parce que lhomme avait t appel tre roi et prtre de la Cration. Tel est lapport majeur de la tradition monastique un appel la prise de conscience de notre responsabilit personnelle dans le procs de mort qui tyrannise la cration, un refus de se rfugier dans des accusations gnrales sur lhumanit fautive, la socit injuste, lconomie destructrice... Ce ne sont pas ces dernires, mais moi-mme qui perptue sans cesse la transgression dAdam et ruine lharmonie de la cration, en abandonnant le Crateur pour me livrer aux passions contre-nature ; et en retour la nature blesse, condamne porter dsormais des pines et des chardons, comme le dit la Gense, se rvolte contre moi. Daprs saint Symeon le Nouveau Thologien, lorsque Adam sortit du Paradis, toute la Cration tire par Dieu du nant refusait de se soumettre au transgresseur : le soleil ne voulait plus luire, la lune ne supportait pas de paratre, les astres hsitaient se faire voir, les sources nallaient plus jaillir, les fleuves refusaient de couler, lair mditait de se replier sur luimme et de ne plus donner 1e souffle au rvolt ; les fauves et tous les animaux de la terre, en le voyant

Numro 41 Dcembre 2011 Page 9 dpouill de sa gloire antrieure, le prirent en ddain et tournrent toute leur sauvagerie contre lui... . Le moine refuse de dtourner le vrai problme, en se proccupant dun contrle technique de cette nature rvolte, qui naurait dautre fin que de lui faire oublie la mort inluctable. Il dcide de sattaquer aux causes profondes de la corruption et de restaurer en lui-mme limage royale dforme, pour que la cration dchue en Adam soit restaure dans le Christ. Conversion et mtanoa. Le modle de cette restauration nous est encore donn au dbut du Grand Carme, lors du dimanche de la parabole du fils prodigue. Aprs avoir abandonn la maison paternelle pour se livrer la dbauche des passions, affam, dsespr lhomme pcheur prend conscience quil est devenu tout entier tranger lui-mme , quil a dilapid son trsor, limage de Dieu, et quil ny a plus de substance en lui. Se souvenant des biens dont il jouissait, il dcide alors dentamer son mouvement de retour vers Dieu. Le repentir, la mtanoa , nest autre que ce changement de perspective, qui nous fait raliser notre tat dexil et nous pousse la conversion. Cest le retour de ltat contre-nature ltat conforme la nature, et du diable Dieu, au moyen de lascse et des peines. Prenant sa croix pour revenir, par le Christ, vers le pre, et passer de la mort la vie et de la terre au ciel, le moine entrane avec lui dans ce mouvement pascal toute la cration, victime de sa chute. Le moine est avant tout un homme pratique : lexprience de la corruption est pour lui une exprience quotidienne, dont le repentir accuse le caractre douloureux. Il acquiert une sensibilit la souffrance de toute crature, dont il se sent responsable, et le combat pour la restauration quil mne dsormais avec les armes fournies par le Christ, le Matre du combat , est une lutte corps corps avec la loi du pch qui continue dagir en lui. Repentir et ascse.

Le changement du regard port sur le monde que procure le repentir sexprime par une transformation de mode de vie. Rompant le cercle vicieux du dsir de la possession goste des choses en vue dun plaisir qui aboutira ncessairement la douleur et de nouveaux dsirs, le moine fait de la souffrance volontaire, assume avec joie, la source dun dsir des choses de Dieu, durable et croissant linfini. Lascse, quon peut traduire par temprance ou matrise de soi , consiste moins faire des actions vertueuses et mritoires en soi qu exprimer un mode dexistence nouveau, se dtourner de lattrait des idoles pour se diriger vers Dieu. Si Adam avait gard la temprance, il naurait pas t chass du _______________________________________________________________________________________________

Lumire du Thabor paradis et la mort ne serait pas entre dans ce monde. Par consquent, cest en adoptant le jene et la mortification volontaire des plaisirs que nous pourrons retrouver le mode de vie paradisiaque et imiter autant quil est possible les anges incorporels. Pendant le temps du Carme, tous les chrtiens se font pour ainsi dire moines et adoptent plus ou moins ce mode dexistence du repentir. Lascse fait pntrer de force la loi de la nature, dans le corps marqu par la loi de la mort, et elle lui permet ainsi de retrouver le sens de lordre et de la beaut de la cration. Loin dtre une macration morbide, en soumettant la chair, elle allge lme, la libre de ses entraves et lui donne des ailes pour pouvoir monter au ciel par la prire. Tout entier tendu vers Dieu, le moine instaure un nouveau rapport avec son milieu naturel : non plus dexploitation pour lassouvissement de sa convoitise, mais une utilisation harmonieuse, dans la mesure des besoins ncessaires sa survie. La dfinition du terme besoin est certes fort variable selon les personnes, le lieu, lpoque, mais elle est nanmoins prcise avec une grande sagesse par saint Basile le lgislateur de la vie cnobitique : Que la meilleure dfinition et rgle de la temprance soit de ne regarder la chair ni pour le plaisir ni pour la mortification, mais de fuir de part et dautre la dmesure, afin quelle ne soit pas trouble en tant rendue paisse, mais quelle ne devienne pas non plus maladive et incapable dobserver les commandements. La temprance, et par l mme lusage des cratures, seront en fait rgls de manire dynamique et personnelle, dans la mesure des progrs spirituels du moine. Cest pourquoi certains pres, occups tout entier la prire, en oubliaient de manger et de satisfaire les besoins physiologiques lmentaires. Le disciple de pre Sisos disait souvent : Abba, lve-toi et mangeons. Navons-nous pas mang, mon enfant ? Non, pre. Si nous navons pas mang, apporte et mangeons. Dans les monastres cnobitiques, cette rgle de la temprance est applique avec discernement, pour que le plus grand nombre puisse mener le combat de la pratique des commandements. La nature est utilise pour la satisfaction des besoin avec les facilits que procure la technologie ; mais tous les moines ont un motif profond et personnel de limiter cet usage au strict ncessaire, et non pas en vue du profit, du luxe ou du plaisir. Cette limitation des besoins nest pas nanmoins produit dune dduction idologique, mais elle rsulte naturellement du repentir de la conversion de toutes les puissances de lme vers la rconciliation de lhomme avec Dieu.

Numro 41 Dcembre 2011 Page 10 Contemplation naturelle et dsir de Dieu. Le moine, progressivement libr, par le repentir et la temprance, de cet attachement charnel aux choses qui lui faisait considrer la cration comme une proie dvorer, rtablit avec elle une relation de collaboration et de dialogue. Cest sa conversion intrieure qui a la vertu de changer, pourrait-on dire, la nature des tres et de leur restituer leur dynamisme originel. Cest parce quil approche dsormais les tres crs de manire dsintresse, avec le dsir de Dieu, que ceux-ci retrouvent leur transparence. Car la grandeur et la beaut des cratures font, par analogie, contempler leur auteur. Renonant son arrogance, lhomme spirituel est dsormais prt couter et recevoir, et les tres sont perus par lui comme des paroles hypostasies, dont le Sujet unique est le Verbe de Dieu. Dans le silence, le moine apprend comprendre ce langage inarticul . Cest dans la mesure o il rentre en lui-mme pour concentrer toutes ses puissances psychiques dans son cur, que les cratures, perdant leur disparit, sont perues par lui comme le miroitement infini de lunit du Verbe. Dune connaissance rationnelle qui ne parvient qu lcorce de la nature, il pntre dsormais jusquaux racines ontologiques des cratures et acquiert lintelligence de leurs logoi, cest--dire des intentions pr-ternelles de Dieu sur la cration. Apprenant dchiffrer ces logoi par la prire, le moine redevient jardinier des plantes du Paradis, cest--dire des penses divines . Mais cette connaissance de la nature est si intimement lie au Verbe quelle ne peut tre pour lui quun moyen, quun tremplin vers la contemplation du Crateur Lui-mme, au-del de toute forme cre. Ayant got leau vive, il nen est que plus assoiff et dsire avec une ardeur ineffable boire la Source elle-mme, et sy plonger tout entier. Le mouvement de conversion, qui la conduit de la terre des passions au monastre, ne saurait sinterrompre l. Devenu mouvement dintriorisation, il est aussitt converti en un lan dascension, vers la rencontre personnelle avec lpoux de son me, dont les paroles ont enchant son cur. Il ny a pas pour lui dtat intermdiaire, pas question de flner dans les prairies de la contemplation naturelle des tres, mais lamour de Dieu exige quil place sans cesse de nouvelles ascensions dans son cur, en ajoutant, jour aprs jour, feu sur feu, ferveur sur ferveur, dsir sur dsir et zle sur zle .

Lhorizon du moine athonite nest ni la mer qui se confond avec le ciel bleu, ni la montagne de marbre blanc qui perce les nuages et slance vers le ciel ; mais les tnbres de sa grotte, de sa cellule, et en dfinitive, le sanctuaire de son cur : _______________________________________________________________________________________________

Lumire du Thabor Laissez-moi seul, enferm dans ma cellule Renvoyez-moi avec Dieu, le seul Ami des hommes. Retirez-vous, loignez-vous, laissez-moi seul, mourir en prsence du Dieu qui ma faonn (...) Je ne veux plus voir la lumire de ce monde, car je regarde mon Matre, je regarde mon Roi, je regarde Celui qui est vraiment lumire et Crateur de toute lumire (...) Saint Symeon le Nouveau Thologien Un moine qui vivait dernirement dans le sud de lAthos avait coutume, chaque soir, de regarder pendant quelques instants le somptueux paysage qui stendait devant lui, puis il se retirait dans sa cellule pour y prier toute la nuit dans les tnbres, en ayant rassembl, disait-il, matire prire . Le cur bni de lhomme solidement fix dans la sobrit, ou qui sy efforce, devient un ciel intrieur avec son soleil, sa lune, ses astres, et le rceptacle de Dieu inaccessible par une ascension et une contemplation mystrieuses (Philothe le Sinate). Comme les saints pres lont soulign propos de la Transfiguration, la vision de la lumire divine irradiant du Seigneur ne fut pas le rsultat dun changement quelconque en son corps, difi ds sa conception, mais elle consista, pour les Aptres, dans le passage dune vision charnelle une vision spirituelle. De mme, pour le moine accompli, homme transfigur par la grce, ce nest pas le monde qui change pour devenir un immense buisson ardent, mais cest parce quil est pass dune relation charnelle et gocentrique avec les cratures, une relation spirituelle, par la purification de son me. Le changement de la droite du Trs-Haut (Ps 76, 11) opre en lui non seulement une transfiguration de ses facults de connaissance, de sa perception, mais aussi de son comportement lgard du cr. Tout tre chante dsormais avec lui la gloire de Dieu, en un cantique nouveau. Le respect de saints lgard de la nature, que

Numro 41 Dcembre 2011 Page 11 nous voquions au dbut, est en fait le rsultat de tout ce processus de purification et dascension spirituelle. Leur exemple nous montre que cet tat de batitude est accessible ds ici-bas, mais quon ne saurait parvenir sans effusion de sang, sans passer par la croix. Monachisme orthodoxe et mouvement cologique. Confronts lurgence et lampleur sans prcdent de la crise cologique, les moines orthodoxes ny voient que la confirmation de lenseignement des pres sur les consquences de la rvolte de lhomme contre Dieu. Mais au lieu den chercher une solution technique, ils prfrent, quant eux, rsoudre le problme de leur responsabilit personnelle dans ce forfait, en le replaant dans sa dimension sotriologique et spirituelle. Leur participation au mouvement pour la prservation de lenvironnement naturel consistera donc en un tmoignage silencieux par lexemple de leur vie de la possibilit de restaurer une relation harmonieuse avec la nature. La cration, place par Dieu pour tre au service de lhomme, compatit notre dchance, avec cependant lespoir que notre cur sera touch en voyant ses blessures et que, comprenant sa responsabilit, il dcidera de revenir en pleurant vers le pre. Les monastres, qui furent de tout temps pour les chrtiens des modles de vie vanglique et fraternelle, des signes prcurseurs du royaume de Dieu, sont les lieux privilgis o cette relation harmonieuse avec lenvironnement est applique tout naturellement ; non pas toutefois prise en elle-mme et isole de lensemble de la vie ecclsiale, mais plutt comme lclosion de cette dernire. Car les moines qui sont runis l au nom du Seigneur, ont des motifs personnels dy vivre selon les normes vangliques. Extrait de Fabian da Costa, Florilge du Mont Athos, Presses de la Renaissance, 2005.

Lhomme et le cosmosQuand je vois tes cieux, uvre de tes doigts, la lune et les toiles que tu as fixes, quest-ce que lhomme, pour que tu ten souviennes, et le fils de lhomme, pour que tu le visites ? Tu las abaiss un peu au-dessous des anges, Puis tu las couronn de gloire et dhonneur, et tu las tabli sur luvre de tes mains, tu as mis toutes choses sous ses pieds ; Les brebis et les bufs, tous ensemble, et mme les animaux des champs, Les oiseaux du ciel et les poissons de la mer, qui parcourent les sentiers des mers. Seigneur, notre Seigneur, que ton Nom est admirable par toute la terre ! Psaume 8, 4-10

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DE LA BEAUT DIVINEpar le pre Jean Breck Depuis la cration du monde , proclame laptre Paul, ses perfections invisibles (celles de Dieu), ternelle puissance et divinit, sont visibles dans ses uvres pour lintelligence (Rm 1, 20). ces qualits de puissance et de divinit, ajoutons la beaut divine. La beaut est un vocable densemble, un caractre universel synonyme de vrit et de bont . La beaut est vrit / la vrit beaut. / Voil tout ce que tu connais sur la terre / et tout ce que tu as besoin de connatre 1. Ladjectif grec (kalos) peut tre traduit la fois bon [/bien] et beau . Un des textes de premire importance de la spiritualit orthodoxe est ainsi appel la Philocalie, une appellation qui se traduit par amour de la Beaut et qui implique aussi lamour du Bien . Ce Bien est Dieu Lui-mme avec ce mme but pour tous quIl amena lexistence. Imprgns de lesprit de la Philocalie, les philosophes russes du XIXe sicle pouvaient proclamer que la beaut sauvera le monde . La beaut, ce niveau, nest pas du tout immuable, caractrisant simplement quelque chose quon ne peut quobserver ou admirer, mais possde un pouvoir intrinsque qui donne quelquun la possibilit de percevoir, lintrieur et au-del de son apparence extrieure, une dimension plus profonde de la ralit, mme au sein des objets les plus courants de tous les jours. Des gens de toute culture et religion ont vcu lexprience dune beaut ineffable et transcendante avec des personnes et des choses du monde cr. Ceci est vident, par exemple, dans le concept japonais du wabisabi, une expression composite combinant les thmes de lharmonie, de limmobilit, de la tranquillit et de la paix (wabi) avec la notion du vieillissement, vieillir dans la dignit et dans la grce (sabi). Ce concept est souvent dcrit comme la beaut de limperfection , puisque son esthtisme met laccent sur lventuel dfaut au sein dun objet ou dun systme sinon parfait : un clat la surface dune dlicate tasse de th en porcelaine, par exemple, ou une fleur fane dans un agencement dcoratif, ou le fait que toute chose vivante, en dernier recours, succombe la mort. Cependant, limperfection communique une ide errone. La vritable perfection, dans cette perspective, repose prcisment dans ces dtails dune ralit donne qui la peroivent comme univoque, ralit considre par certains comme une dficience mais par dautres comme des empreintes du naturel , dune1

ralit comme il en existe dans toute sa profondeur : simple, humble, pour autant paisible, lgante, bonne. Sous lordonnancement artificiel que lon impose au monde, il y a une beaut naturelle, une beaut perceptible seulement ceux qui peuvent percer les dehors des apparences et contempler lessence intrieure et la valeur des choses ainsi que des personnes. Pour de tels visionnaires, toute la ralit, chaque aspect de la cration, est potentiellement en mesure de rvler la beaut ultime, le bien ultime. Comme des Pres de lglise tels quAmbroise et Augustin lont affirm, chaque chose vritablement belle, comme chaque personne vritablement belle, est une piphanie de la beaut divine, une rvlation de Dieu. Selon lHexameron, le compte rendu de la cration au premier chapitre du livre de la Gense, aprs chaque jour o Dieu amena les lments du monde du nant ltre, Dieu vit que cela tait bon . la conclusion du sixime jour, Dieu embrassa du regard tout ce quIl avait fait, et voil, ctait trs bon (Gn 1, 31). Le mot que lon trouve ici est nouveau le terme (kalos), et il peut tre traduit par beau . La cration, montrant la beaut du Crateur, est elle-mme belle et bonne. Toutefois, sans doute dans lesprit du wabi-sabi, le rcit se poursuit au chapitre deux avec la rbellion dAdam contre le Seigneur crateur et son expulsion ultrieure du jardin du Paradis. La beaut de la cration fut abme par le pch humain. Luvre cratrice de Dieu embrasse nanmoins la personne dchue, ltre humain cr limage divine, avec cette ferme intention de le ramener la vie. La cration nest pas seulement significative du pouvoir de Dieu, de sa divinit et de sa beaut, mais rvle son but ultime : arracher le monde et la personne humaine de lempire des tnbres du pch, de la corruption et de lesclavage des pouvoirs dmoniaques et les transfrer dans le royaume du Fils de son amour (Col 1, 13). Depuis le tout dbut, le salut est implicite dans lacte de la cration. Ensemble, ils rconcilient le projet de Dieu , un projet, plus que tout autre, qui dcouvre lessence de la beaut et de la bont de Dieu. Dans la beaut de la cration, la fois du monde et du genre humain, survint une cassure dans sa perfection. Crs pour la vie, nous choismes la mort, dont les consquences eussent pu tre lternelle alination et la sparation du Crateur. Nous y introduismes un vice qui amena sa fatale dformation, lobscurcissement de la beaut primitive qui la diffrencia de ses origines. Pour nous librer des consquences de ce vice, de notre

2 John Keats, Ode on a Grecian Urn, in Arthur QuillerCouch, The Oxford Book of English Verse, 1919.

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Lumire du Thabor imperfection volontaire, Dieu sintroduisit dans sa cration avec une autre imperfection . En rponse notre aveuglement face la beaut naturelle et au mystre quelle tmoigne, Dieu, dans la personne du Fils divin, se soumit dessein limperfection ultime, loffense suprme contre la beaut divine et la bont. Il prit sur Lui-mme lhorreur et lagonie de la crucifixion. En cela, Il transforma la Croix dun symbole de torture et de mort quelle tait en un symbole final damour divin et de don de la vie divine. La cration fut dforme par limperfection du pch quon y introduisit ; elle fut renouvele et reconstitue par la mort et la rsurrection du Christ vers un bien encore plus grand, une beaut encore plus resplendissante que celle quelle connut au commencement . La beaut divine vient nous pardevers limperfection, cest--dire dans notre vie personnelle et dans le monde qui nous entoure. Si nous pouvons apprcier la beaut dans une feuille morte, une branche casse, un tapis us ou dans les rides dun aeul, alors nous ne sommes pas loin dun degr et dune qualit de perception ncessaire pour contempler, la fois dans les affaires mondaines de ce monde et les rencontres de la vie de tous les jours, la source de la beaut authentique. Nous ne sommes pas loin de pouvoir admirer dans les choses perues la bont, la splendeur et la beaut de Dieu. De la beaut divine (2). La chronique prcdente parlait de trouver la beaut dans les petites choses de la vie de tous les jours, y compris avec leurs imperfections. Dans certaines cultures, les enfants, ds la naissance, sont imprgns dune sensibilit visuelle lgard de linsolite et dune reconnaissance pour sa signification profonde. Dune fissure en dents de scie sur un vase ancien au sourire radieux dun enfant atteint du syndrome de Down, les ralits regardes par certains comme rprhensibles lvidence de limperfection peuvent rvler une beaut transcendante, une authentique perfection ceux qui ont des yeux pour voir. Ce genre de beaut invite une participation. Lorsque nous regardons pour la premire fois un tableau inconnu, certes merveilleusement rendu, ou que nous contemplons au microscope la symtrie qui sous-tend les systmes chaotiques, ou que nous dcouvrons un cristal au sein dune masse rocheuse et boueuse, nous avons tendance retenir notre souffle, merveills. La mme chose se produit dans nos obligations envers autrui : Jsus gurit un paralytique ou un aveugle, et toute la foule tait merveille . Cependant, une fois au-del de limpression externe, le regard dans les profondeurs dune chose ou dune rencontre, nous sommes mus par lexprience, frapps surtout par la beaut, lorsquelle existe, et cette beaut instille en nous-mmes un dsir dy

Numro 41 Dcembre 2011 Page 13 prendre part, dy pntrer et de la connatre dans sa totalit. La beaut vritable incite au mouvement de lme et montre au-del delle-mme, invitablement, sa source dans la beaut divine, la bont et la gloire de Dieu. Les traducteurs (nous pourrions mme dire les auteurs ) de la traduction grecque de la Bible hbraque notre Ancien Testament taient profondment conscients de ce mouvement de beaut inspire. Dans lune de leurs divergences les plus frappantes du texte hbreu, ils transformrent entirement un passage de la fin du livre de la Gense. Au chapitre 49, verset 14, le fils de Jacob, Issakar, est compar dun il favorable un ne, une bte de somme fidle et sur laquelle on peut compter. Les Soixante-dix qui, selon la tradition, tablirent la version grecque, liront le verbe hamad ( dsirer ) pour le substantif hamor ( ne, baudet ). Par ce moyen, ils transformrent une description physique en une description spirituelle, dclarant : Issakar rechercha [rva du] le bien (to kalon epthumsen). Dans son commentaire sur ce passage, Hippolyte nous offre une lecture symbolique : Le texte, de faon mtaphorique et allgorique, montre le Sauveur travers Issakar. Mais ce dernier [parmi les fils de Jacob], souhaitait en fait le bien depuis son enfance1 . Une fois de plus, le terme-cl est kalos, qui signifie la fois bon et beau . Pour les traducteurs de la Septante, Issakar est une figure typologique qui pointe vers le Christ, le Sauveur, et elle le fait avec un dsir, pas simplement pour regarder vers le Christ, mais pour se joindre Lui et au salut quIl offre. Hippolyte comprend lobjet du dsir dIssakar, selon un motif hellnistique familier et repris par les premiers thologiens chrtiens, comme tant le bien ultime, la beaut ultime de Dieu. Cette beaut, comme le prtend saint Maxime le Confesseur, est extatique. Elle se meut au-del dellemme et embrasse toute la cration. La cause de toute chose, travers la beaut, la bont et la profusion de Son amour intense pour tout ce qui est, mane de Lui-mme et de Son attention providentielle pour lentiret de la cration2. Ailleurs, saint Maxime se rfre Mose et lascension du Mont Sina, compris par les Pres de lglise comme le symbole de lentre de lme dans les tnbres divines, un royaume immatriel et sans forme de connaissance spirituelle . L, Mose obtint la connaissance des prototypes de toutes les choses cres . La personne spirituelle, dclare saint Maxime, peut faire la mme chose. Cette personne, dans lacquisition dune telle connaissance notique, comme Mose, se1

Hippolyte, On the Blessings of Isaac and Jacob, Ancient Christian Commentary on the Scriptures, n21, Vol. II (Gn 1250), InterVarsity Press, 2002, p. 337. 2 La Philocalie II, Fifth Century of Various Texts, n86, trad. Palmer, Sherrard, Ware, Londres : Faber & Faber, 1981, p. 281.

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Lumire du Thabor reprsente en elle-mme la beaut de lexcellence divine , devenant une copie fidle de la beaut archtypale1. Ainsi, la personne spirituelle peut devenir un exemple pour ceux qui dsirent limiter. En recevant la connaissance exprientielle de la beaut divine, une telle personne est transforme par cette beaut et devient un exemple et un tmoin de ses pouvoirs salutaires. Le divin, continue saint Maxime, est sujet au mouvement ; et celui qui est intensment dsir et aim, attire [ou embrasse] tout ce qui est rceptif cette force et cet amour En dautres termes, [le divin] meut autrui et se meut lui-mme puisquil se languit dtre ardemment convoit, quil aspire tre dsir et aime tre aim2. La qualit dynamique de la beaut divine et de ltre divin est telle quelle ne peut jamais tre conue comme immobile , entendue comme mouvement indiffrent . La beaut va activement au-del dellemme pour remplir toute la cration, et elle sattire tous ceux qui la cherchent, les transformant dans sa propre splendeur. Ainsi, saint Grgoire le Sinate peut parler de la vie anglique travers laquelle le pouvoir de lEsprit, avec laide du Logos, fit de ta chair ta glaise dans sa forme naturelle une image flamboyante et resplendissante de la beaut divine3. Finalement, on peut se rappeler des paroles de saint Grgoire Palamas qui citait le commentaire de saint1 2

Numro 41 Dcembre 2011 Page 14 Basile le Grand. Palamas disait que la Lumire incre du Mont Thabor, les disciples ayant t tmoins de la Transfiguration, est la beaut de Dieu, seule contemple par les saints dans le pouvoir de lEsprit divin. Cette beaut, continue-t-il, est le Christ qui manifesta ses disciples ce quIl tait vraiment. Il est la vraie lumire (Jn 1, 9), la beaut de la gloire divine. Et cette lumire, cette gloire, est la beaut des sicles venir4. Tout comme Barlaam, Grgoras et Akindynos, adversaires de Palamas, la plupart dentre nous sommes incapable de voir cette lumire ou den sonder son origine divine. Toutefois, sa beaut demeure dynamique et dans un mouvement constant pour y embrasser et y transfigurer dans sa propre gloire nous-mmes et le monde cr. Cette beaut, cette luminosit qui transfigure, cest le Christ Lui-mme qui reflte la gloire de Dieu et porte lempreinte de sa nature (Hbreux 1, 3). Il est la beaut personnifie, la lumire du monde que Palamas dcrit en termes lyriques empreints de leur propre beaut. Cest la lumire divine et inexpressible, la divinit et le royaume de Dieu, la beaut et le resplendissement de la nature divine, la vision et la jouissance des saints dans les sicles sans fin, le rayon naturel de la gloire de la divinit5. Traduit de langlais par F.P.U. Site de lglise orthodoxe en Amrique (www.oca.org), mars 2009.4

Ibid., p. 133. Ibid., pp. 180-81. 3 La Philocalie IV, On Commandments and Doctrines, 221.

La Philocalie IV, Natural and Theological Science et Declaration of the Holy Mountain, 1995, pp. 415-22. 5 Ibid., p. 415.

_______________________________________________________________________________________________ PSAUME 18/19 (vv. 2-5) Les cieux racontent la gloire de Dieu, et luvre de ses mains, le firmament lannonce. Le jour au jour proclame la Parole, et la nuit la nuit annonce la connaissance. Ce ne sont ni des discours, ni des paroles dont la voix ne puisse entendre. Leur son a retenti par toute la terre, et leurs paroles jusquaux extrmits du monde. PSAUME 23 (vv, 1-6) Au Seigneur est la terre et sa plnitude, lunivers et tous ceux qui lhabitent, car cest lui qui la fonde sur les mers, et qui la tablie sur les fleuves. Qui montera la montagne du Seigneur, et qui se tiendra dans son lieu saint ? Lhomme aux mains innocentes, au cur pur, celui qui na pas jur pour tromper son prochain. Celui-l obtiendra la bndiction du Seigneur et la misricorde de Dieu son Sauveur. Telle est la race de ceux qui le cherchent, qui cherchent la face du Dieu de Jacob.

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Lumire du Thabor

Numro 41 Dcembre 2011 Page 15

LA PIT COSMIQUEpar le pre Lev Gillet Mditation du pre Lev Gillet la VIIe Assemble gnrale de Syndesmos, Rttvik, Sude, 20-26 juillet 1968. Cette transcription de lenregistrement des remarques de pre Lev garde toute la fracheur et la spontanit de ses interventions orales. Au commencement tait le Verbe Toutes choses ont t faites par lui, et rien de ce qui a t fait na t fait sans lui (Jn 1, 1-3). Le Christ, ds le moment de la cration tait, il demeure, le lieu universel entre toutes les cratures et tous les phnomnes, non seulement les phnomnes humains, mais les phnomnes cosmiques. On disait hier justement dans nos runions quil sagissait dlargir, dapprofondir notre pit jusqu ce que lappel, les dimensions cosmiques du Christ dpassent ce quon pourrait appeler notre pit infinie, nos dvotions personnelles. Ne les supprimons pas mais largissons-les aux dimensions du Christ. Que notre pit embrasse la cration entire ! Je disais hier que Dieu, que lessence divine est un Amour sans limites. Un Amour qui sexprime non seulement dans les hommes, la cration des hommes, mais dans le monde total, dans le monde des animaux, dans le monde des plantes, des fleurs, des minraux, les toiles, les galaxies. Je crois quil y a l un aspect que nous oublions bien vite et que nous oublions de manire dautant plus trange que les orthodoxes parlent trs souvent, prcisment, de leur pit cosmique ; ils parlent de lunivers, de la terre, mais quelle est la place de cette pit cosmique dans leur vie personnelle, dans leur spiritualit personnelle ? de prendre dans leur main une fleur, et dtre capable, pendant une heure, den faire un objet de mditation et dunion avec Dieu. De quelle manire ? Il y aurait dabord un procd trs simple que connaissent bien tous ceux qui pratiquent la prire de Jsus . On peut essayer de prononcer le nom de Jsus non seulement sur les hommes, mais aussi sur les animaux, les chiens familiers, sur les animaux sauvages, les tigres et les lions, mais aussi prononcer le nom de Jsus sur les pierres, sur les fleurs, sur les fruits, sur la neige, sur la pluie, sur le soleil, sur la lune. Nous trouvons tout cela dans lAncien Testament, et surtout dans ce psaume 103, et rappelez-vous aussi le cantique des enfants dans la fournaise appelant le vent, la pluie bnir le Seigneur. Je vous disais que nous pourrions prendre une pierre, une fleur dans notre main, et que pourrions-nous faire avec cela ; eh bien tout dabord on peut mettre dans cette fleur, dans cette pierre, la prsence divine ; Dieu partout, non seulement la prsence divine, mais la prsence, laction divine qui maintient la crature dans son tre. Il ny a pas une fleur, il ny a pas une feuille qui ne soir lobjet dune attention, dune sollicitude divine. Il faudrait, si nous prenons dans notre main cette feuille ou cette fleur, adorer cette intention divine que nous ne connaissons pas ou que nous connaissions dune manire si imparfaite. Il nous faudrait, sil y a de la beaut (et en ralit il y a de la beaut dans chaque crature, mme celle qui nous paratrait premire vue la plus hideuse), il faudrait que nous prenions la fleur dans notre main, il faudrait tre capable de remercier, de nous perdre dans un sentiment de reconnaissance envers Dieu pour cette beaut, pour le reflet de Dieu lui-mme dans cette fleur. Remercier Dieu et remplir un ministre dinterprte au nom de cette nature muette. Cette nature qui ne peut pas parler ; mais nous pouvons parler pour elle.

Si nous voulons comprendre quelle pourrait tre une telle pit, je vous engage lire attentivement le psaume 104, en particulier les trente premiers versets de ce psaume ; voyez dailleurs, comment, en gnral, les livres de lAncien Testament nous font participer tout lacte crateur. Dans ce psaume 103/104 cest le monde entier des animaux, depuis les poissons jusquau quadrupdes, jusquau loup, qui entre en jeu. Ils nous sont reprsents comme tant lobjet dune sollicitude divine. Nous Qui pourra dire cette aspiration des choses inanimes vers retrouvons dailleurs ceci dans lvangile, il narrive rien Dieu, une aspiration qui ne trouvera son accomplissement un oiseau, un pinson, qui ne soit permis par Dieu. La qu la fin des temps ? Nous pouvons ds maintenant en bont de Dieu stend chacune de ses cratures. Eh discuter. Nous pouvons reconnatre dans chaque chose bien, est-ce quil est jamais arriv tous ces orthodoxes inanime une phase, un pisode du mouvement qui parlent si volontiers de leur pit envers la terre et de dvolution qui emporte vers Dieu tout ce qui est, qui leur conscience cosmique, est-ce quil leur est jamais emporte tout ce qui est vers le Christ, conclusion de arriv, par exemple, de prendre dans leur main une pierre, lvolution. Il y a l peut-tre aussi un danger. Cest _______________________________________________________________________________________________

Lumire du Thabor davoir une conscience si vive, une conscience enthousiaste et enivre en quelque sorte, des potentialits de la matire et du mouvement de toutes choses vers Dieu que nous risquerions doublier une autre chose aussi importante : la patience de Dieu envers lhomme dans la nature humaine, sa patience envers lhomme, sa condescendance, sa bont. Il ne sagit pas seulement dadmirer ce splendide essor de lunivers entier vers le point omga, comme lcrit Teilhard de Chardin, mais de saisir tout ce que cette descente, cette condescendance de Dieu implique damour pour nous. Cest lamour sans limites qui agit dans toute lvolution physique, chimique, biologique, dans ce monde de molcules, dans ce monde dnergie dont nous sommes devenus maintenant les matres. Car nous devons tre reconnaissants Dieu, admirer ce don qui nous a t fait, un don qui date de ces premires annes du vingtime sicle. Dieu nous a, en ce vingtime sicle, dots dune matrise inoue sur la matire, sur les lments constitutifs de la matire ; nous participons plus quaucune autre gnration avant nous na t capable de le faire lacte de la cration divine. Il sagit donc pour nous dtre des interprtes et de nous rappeler ce que dit Saint Paul dans son ptre aux Romains au chapitre 8 : La cration elle aussi attend la rvlation du fils de Dieu avec lesprance quelle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption pour avoir part la libert de la gloire des enfants de Dieu. Or nous savons que jusqu ce jour la cration soupire, dans les douleurs de lenfantement. Comme ceci est magnifique et pathtique, nest-ce pas ? Nous voyons le monde entier qui voudrait revivre ltat de spontanit et damour o il tait avant le pch originel, le monde maintenant accabl, ce monde souffrant, ce monde qui soupire, ce monde qui ne peut pas sexprimer et que nous sommes chargs dexprimer, nous qui pouvons parler au nom des animaux, au nom des plantes, au nom des minraux, au nom des toiles, au nom du soleil, au nom des galaxies. Est-ce que nous aimons les toiles ? (Voil une partie importante de notre pit personnelle). Avez-vous jamais eu un sentiment personnel damour pour une toile en vous disant que cette toile a t voulue spcialement par Dieu ? Je ne sais pas quelle est lintention de Dieu sur cette toile, mais je sais quil y avait une intention de Dieu et je munis cette intention quelle quelle ait t. Et quand nous pensons, quand nous savons que notre univers, trs probablement, est un univers en expansion, quil y a de nouveaux systmes en cration, nous ne savons pas quoi tout cela correspond exactement, mais nous pouvons, nous devons aussi entrer dans lintention divine que nous ne connaissons pas et nous unir avec sympathie ces astres, ces galaxies. Et

Numro 41 Dcembre 2011 Page 16 puis nous ne savons pas les limites du monde, des cratures de Dieu. Ces mondes sont peut-tre peupls, nous le savons pas ; peut-tre ces mondes cherchent-ils mme en ce moment, communiquer avec nous. Il y a surtout les anges, nous croyons aux anges, nous croyons au ministre des anges dans lunivers entier, dans le cosmos et l encore il y a une voie dlargissement de notre pit personnelle. Au commencement tait la Parole [Jn 1, 1] : la parole, la communication, est un don essentiel de lamour sans limites. Toute parole humaine est un reflet de la parole divine. En prononant une parole humaine, un mot humain quelconque nous les posons sur un arrire fond et avec des ouvertures qui dpassent lhomme. Prenons par exemple nos mots les plus usuels, les verbes de notre action quotidienne, de notre vie de chaque jour. Derrire chacun de ces mots, nous trouvons, dabord, quil y a un certain moyen de les intensifier et de voir au-del deux un aboutissement divin. Prenez par exemple le mot aller . Dans ce verbe aller , vous avez lide de sortir dun certain endroit, dexode, terme spirituel trs important. Un exode qui nest pas arbitraire. Aller vers quelque chose ou vers quelquun, aller cest avoir une mission, cest tre envoy : si lon va, cest quon est envoy, si nous allions quelque part, il sagirait de reconnatre que Dieu nous envoie quelque part. Si nous employons le verbe venir nous ajoutons quelque chose. Dans lide de venir il y a lide dun accueil, lide que nous sommes attendus dune certaine manire, lide que nous savons o nous allons. Et ceci sapplique toutes nos alles et venue quotidiennes. En allant, par exemple, vers cette porte, jaccomplis une partie du plan divin, du programme de Dieu sur moi, et comme tout ce qui me concerne est partie du programme de Dieu sur lunivers entier, en allant vers cette force jaccomplis un acte cosmique. Ralisons bien que toutes les actions de notre vie font partie dun plan divin. Si nous avons t crs cest un grand privilge. Dieu aurait pu ne pas nous appeler la vie, appeler un autre notre place. Pourquoi nous a-t-il choisi ? Parce quil avait en vue quelque chose de spcial pour nous ; et ceci sapplique au souverain dune nation comme un balayeur de rue. Dieu en quelque sorte a fait comme cet homme dont parle lvangile, qui avant de construire une tour sest assis et a calcul sil avait le matriel ncessaire, si cela valait la peine. Eh bien, Dieu dune certaine manire sest assis avant de nous crer, Il a regard ce que nous serions, ce que nous pouvions tre et Il a dcid que cela valait la peine. Mais prenez autre chose, prenez par exemple laction de voir. Si nous voyons quelquun au-del de ce quelquun, nous voyons Dieu, finalement. Si vraiment vous voyez,

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Lumire du Thabor vous arrivez regarder. Parler, cest la mme chose. Si vous parlez quelquun, au-del de votre propre parole il y une parole divine. Toutes nos paroles sont en quelque sorte des paroles divines. Lorsque Dieu appela Mose et lui donna sa vocation, Mose dit : Je ne sais pas parler, je ne peux pas parler , et Dieu, du Livre de lExode, lui fit cette rponse merveilleuse : Je mettrai des mots dans ta bouche [cf. Ex 10-15], Dieu met les mots dans notre bouche si nous lui demandons des mots. Prenez encore dautres actions quotidiennes, dautres verbes, par exemple recevoir , prenez couter , prenez entendre , il y a l toujours une intensification entre entendre et couter, il y a une grande diffrence et si nous intensifions encore au-del de lcoute, cest Dieu que nous entendons, que nous coutons et dont nous recevons la parole. couter cest une chose si importante, je dirais plus importante que de parler. Le grand service que nous pouvons rendre aux hommes la plupart du temps, cest de savoir les couter simplement, de ne pas rpondre mais recevoir avec sympathie, avec comprhension. Prenez maintenant un verbe comme le verbe donner , comme le verbe recevoir : quest-ce que cela implique ? Si nous recevons quelque chose de quelquun, celui qui donne ne donne pas partiellement, on ne donne pas partiellement, on ne peut vraiment donner, si lon ne se donne au mme moment. Tout don, tout acte de donner implique de la part de celui qui donne daller jusquau bout de son action. Cest un engagement de lui-mme. Recevoir est aussi un engagement. Notre prire pourrait consister se mettre quelques fois devant Dieu, sans paroles, simplement dans cette attitude, les mains tendues, prts recevoir ce qui nous serait envoy, nous ne demandons pas quelque chose mais nous sommes prts recevoir dans notre main tendue ce qui sera envoy. Dieu est le don, voil pourquoi le verbe donner a une telle importance.

Numro 41 Dcembre 2011 Page 17 Mais la lumire nous dpasse, dpasse notre personnalit, il sagit pour nous darriver voir le monde entier dans la lumire divine. Cette lumire divine qui na pas de forme, qui na pas de couleur, mais qui donne chaque chose sa forme et sa couleur, cette lumire divine qui met chaque chose sa place et (ce qui est trs important) nous met nous-mmes notre place. Elle nous fait nous vader la fois de lorgueil et dune fausse humilit. Si nous voyons les choses, et nous-mmes, dans la lumire divine, je me vois tel que je suis ; cela dtruit en moi beaucoup despoirs, mais ceci me donne aussi beaucoup de force. Cette lumire divine est la fois une lumire accablante et une lumire misricordieuse. Une lumire accablante si nous ne voulons pas voir nos pchs, notre dtresse spirituelle : alors cette lumire crue va se projeter et mettre nos fautes en relief. Une lumire misricordieuse, aussi. De cette lumire nous pourrions dire ce que dit lptre de saint Jean : Si notre cur nous condamne, Dieu est plus grand que notre cur [1 Jn 3, 20]. Voil une parole immense, trs difficile comprendre. On pourrait la comprendre autrement : si mon cur me condamne, Dieu qui est infiniment misricordieux et compatissant ne me condamnera pas de la mme manire. Les deux interprtations sont vraies. Si Dieu me condamne Dieu est plus grand que mon cur, et il me condamnera davantage, si je ne me reconnais pas pcheur. Mais je me reconnais pcheur alors je puis dire que Dieu est plus grand que mon cur. Je trouverai en lui la misricorde que je nai pas le droit de maccorder moi-mme. Je continue dans cette ide de lumire qui nest pas seulement la lumire qui nous guide mais la lumire qui met chaque chose sa place ; nous rejoignons une des proccupations essentielles du monde moderne et jajouterais de la jeunesse moderne : la proccupation dauthenticit.

Je crois que les gnrations montantes sont trs dsireuses davoir des situations authentiques, de reconnatre le mal l o il est, de reconnatre le bien l o il est, de ne pas Nous avons considr ici un aspect du verbe, de la Parole, essayer de ruser, de ne pas essayer dtablir des de la pense divine du Christ dans la cration. Et nous quivoques, de ne pas se placer dans une pose repentante. avons vu que le dbut de lvangile selon saint Jean Il sagit denlever les masques. Eh bien, cest la lumire associe lide de lumire cela. Je suis la lumire du divine seule qui peut ainsi nous rvler la ralit de monde [cf. Jn 1, 9]. Lvangile dit aussi que Jsus est chaque homme et de chaque chose. Cest cette lumire cette lumire qui, en venant, claire tout homme. divine qui donne une place chaque tre. Nous pouvons Remarquez que le Christ-lumire nest pas seulement la faire lgard de la lumire divine ce que nous pouvons lumire des hommes, il est la lumire du monde. Questfaire lgard de llectricit : nous pouvons tourner le ce que cela veut dire ? Que le monde entier vient de lui et bouton, nous pouvons interrompre le courant, mais nous est comprhensible dans sa lumire. Il faut dpasser ne pouvons contredire la lumire, nous ne pouvons pas limage individuelle du Christ pour aboutir lessence faire quelle nexiste pas ; nous pouvons la fuir, mais divine. Certes le Christ est la lumire personnelle et nous ne pouvons pas discuter avec elle : on ne discute pas intrieure qui doit nous guider. Ce fait est essentiel. avec la lumire ; on voit ou on ne voit pas. La lumire est Chaque homme doit tre fidle la mesure de lumire qui un acte damour, cest une manifestation de lamour sans lui est donne, doit agir selon cette mesure de lumire. limite. De quelle manire ? Parce que la lumire divine _______________________________________________________________________________________________

Lumire du Thabor qui claire le monde entier, qui nous montre chaque chose telle quelle est, cette lumire divine est une promesse desprance, dintgrit. Dieu nous donne de voir les choses dans la lumire pour que nous puissions raliser notre tre, essayer de nous identifier avec cette image relle de nous-mmes que Dieu porte en lui ds sa premire pense. Encore une chose : lvangile selon saint Jean dit : Il est la lumire qui claire tout homme venant dans ce monde , ou suivant une autre version : qui, en venant dans ce monde, claire tout homme [Jn 1, 9]. Une lumire qui nest donc pas limite une rvlation dtermine, une lumire qui illumine les pleurs des millions et des millions de non-chrtiens, des hindous, des bouddhistes, des juifs, des musulmans, des confucianistes. Il ne faut pas dire que tout cela soit quivalent. Mais tout ce quil y a de bon, de beau, tout ce quil y a de vrai dans une croyance quelconque, tout cela est authentiquement du Christ, du Christ invisible, du Christ que lon ne reconnat pas, mais que lon peut nanmoins possder, car on peut possder la ralit du Verbe, la ralit de la lumire, la ralit de la pense divine sans tre capable de lui donner un nom. Il y a ceux qui possdent la ralit et qui ne savent pas la nommer, il y a ceux qui ne possdent pas la ralit mais qui la nomment, cest la situation la plus misrable. Il y a enfin ceux qui possdent et qui peuvent nommer la ralit divine. Je voudrais que nous pensions avec affection, avec intensit, avec ferveur tous ceux qui en ce moment, en dehors du christianisme, possdent une ralit divine, une lumire divine, un don divin, mais qui ne savent pas comment le nommer. Pensons-y avec sympathie et demandons que par sa force interne, par sa force immanente, cette ralit se dveloppe. Ce matin, donc, jai essay de vous mettre en prsence du Christ plus que cosmique. Car ce que jai essay datteindre nest pas seulement le Christ dans le cosmos, mais le Christ dans la plus intime profondeur de lessence divine, de la ralit divine, le Christ expression de cet

Numro 41 Dcembre 2011 Page 18 amour sans limites dont je parlais hier. Est-ce que cela ne peut pas produire une certaine impression de gne, car le Christ a de telles dimensions, que devient notre pit personnelle, notre dialogue intime avec lui ? Ne sont-ils pas diminus ? Pouvons-nous encore tre en terme dintimit personnelle avec cette puissance qui dpasse tous les mondes, toutes les galaxies ? Eh bien je crois que la rponse ceci, et cest ainsi que je conclurai, se trouve au dbut du livre de lApocalypse. Nous lisons au chapitre premier de lApocalypse de saint Jean : Je me retournai pour connatre quelle tait la voix qui me parlait. Je vis sept chandeliers dor, et au milieu des sept chandeliers quelquun qui ressemblait au Fils de lhomme vtu dune longue robe serre la taille par une ceinture dor. Sa tte et ses cheveux taient blancs comme de la neige ou de la laine blanche, ses yeux taient une flamme de feu, ses pieds taient semblables de lairain ardent comme lorsquil a t chauff dans une fournaise, et sa voix tait comme le bruit des grandes eaux. Il avait dans sa main droite sept toiles, de sa bouche sortait une pe aigu deux tranchants, et son visage tait comme le soleil lorsquil brille dans toute sa force. Et quand je le vis je tombai ses pieds comme un mort. Il posa sur moi sa main droite disant : ne crains point [Ap 1, 12-17]. Voil la situation. Nous croyons un Christ qui porte dans sa main toutes les toiles, nous croyons un Christ dont la parole est un glaive double tranchant, nous croyons un Christ qui est comme le soleil lorsquil brille dans sa force. Et nanmoins ce mme Christ, dans sa puissance, ne cesse de venir nous, humble, tendre, misricordieux, dans lintimit de notre me. Et ce Christ qui porte dans sa main si facilement, si lgrement, toutes les toiles, il pose sur moi son autre main et Il dit : Ne crains rien . Une autre version de cette mditation parat dans Contacts, XXI, 66 (1969) ; repris dans Au Cur de la fournaise (Le sel de la terre/Cerf, 1998).

Par le Verbe du Seigneur le cieux ont t affermis, et par lEsprit de sa bouche, toute leur puissance. Il rassemble comme dans une outre les eaux de la mer, il retient dans des rservoirs les abmes. Que toute la terre craigne le Seigneur, que tous les habitants de lunivers tremblent devant lui ! Car il a dit, et tout a t fait, il a command, et tout a t cr. (Psaume 32/33, 6-9) _______________________________________________________________________________________________

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La sagesse de celui qui marche par Lanza del VastoO allons-nous par cette route o nous marchons depuis des temps si long sans demander personne o elle mne ? Tel va pour tenter la fortune, tel pour chasser le souci, tel en qute de savoir, tel pour rentrer chez soi. Nous allons faire toutes ces choses la fois : nous allons retourner lvidence. * * * Il nest pas arriv celui qui marche. Le plerin nest pas un sage, nest pas un saint, cest un ami de la sagesse, un chercheur de saintet. La vrit que tu cherches nest pas au bout de la route. Elle est partout, elle est en toi. Cest toi-mme que tu cherches, fou, et tu vas te chercher au loin. Oui mon corps qui trane dans le monde extrieur ignore encore la vrit que mon intelligence a vue. Je veux mettre mes pieds dans les pas de ma pense, je veux tter avec mes mains ce que sait mon savoir, je veux peser mon poids sur la terre promise des certitudes spirituelles. Va, fou, mets-toi donc en marche avec toute ta vie, et que la route fasse chanter ton corps de roseau sec et tes jambes de vent ! Si tu fermes la main, le monde restera ferm comme un poing. Si tu veux que le monde souvre toi, ouvre dabord la main. * * * Efforce-toi de faire ce que nul, hormis toi, ne peut faire. Efforce-toi de dsirer ce que chacun, comme toi, peut avoir. Distingue-toi par ce que tu es, non par ce que tu as. * * * Prie, ami, dans le premier matin tintant de gouttes et de trilles limpides car les bues qui montent dans la lumire qui monte emporteront ta voix. Si ta prire est demande, ne demande pas pour recevoir mais pour purifier ton dsir. Prie Dieu, plutt, quil te purifie de tout dsir. Oui, ne prie pas pour demander, mais prie pour rendre grce et chanter gloire. Prie pour prendre part la pousse des arbres, aux feuilles dans le vent, aux travaux des plantes illustres, lextase des astres tablis pour toujours dans la vrit. Extrait de Lanza del Vasto, Principes et prceptes du retour l'vidence, Denol-Gonthier, 1973.

Lmerveillementpar Marie-Madeleine DavyParler aujourdhui dmerveillement peut sembler provenir dune douce folie. Nous nous sommes loigns de lancienne Grce et de ses sages qui savaient manifester leur enchantement. Les hommes du Moyen ge, en particulier ceux du XIIe sicle, smerveillaient en voquant la Nature reflet du monde invisible. La liturgie des ftes engendrait un ruissellement de jubilations successives. Une constante louange, ne dans le cur, jaillissait des lvres. Considre les merveilles de Dieu , dira Job (Jb 37, 14). Et le Psalmiste : Je raconterai toutes tes merveilles, ternel ! (Ps 89, 6). Parmi les splendeurs de lunivers, la vision de la montagne provoque ladmiration. Celle-ci sexprime de deux faons, par des exclamations ou encore en plongeant dans un total silence. La beaut tablit une communication avec linvisible qui sengouffre dans la bance suscite par ltonnement. La fascination suppose la fois lveil du regard intrieur et aussi de loue. Un tat de vacance, cest--dire de repos, favorise la joie. Lapprhension de la beaut peut se faire lentement ou dune faon immdiate. Une disponibilit se trouve requise. tre press, dcrire rapidement, par manque de temps, laccs une montagne, ne permet pas den savourer la splendeur. La solitude apparat ncessaire pour certains tempraments. Le ravissement collectif risque dtre surajout, de provenir dune contagion. Lmerveillement envahit ltre dans sa totalit. Rien de sentimental. Lmotion ressentie produit un tressaillement et un changement de niveau. Ainsi lmerveillement fait monter, oriente vers un sommet. Lorsquil nest plus prouv, des traces de son passage demeurent, telle la brlure du soleil. Brlure quil est impossible de localiser. Lhomme devient une flamme : il rougeoie, prend feu ; le voici devenu incandescent. Lmerveillement est-il communicable ? Lorsquil rsulte dune exprience singulire, il apparat quasi impossible de le faire partager. Cest pourquoi il demeure secret. Toutefois, il colore lexistence. Dans le mystre de lternit, lexprience dune batitude, mme passagre, stend sur tous les tres humains : ceux du pass, du prsent et du futur. Extrait de Marie-Madeleine Davy, La Montagne et sa symbolique, Albin Michel, 1996.

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LHOMME ET LE COSMOSpar Olivier ClmentLe mystre de ltre cr. Pour le christianisme, le monde nest pas orphelin; il nest pas davantage une simple manation de labsolu. Il jaillit neuf des mains du Dieu vivant, et le voici, voulu par Dieu, jubilant de cette allgresse adorante que dcrivent les psaumes et le livre de Job o les constellations crient de joie, une ordonnance musicale , un hymne merveilleusement compos , disait saint Grgoire de Nysse dans son commentaire des Psaumes (PG 44, 441B). La crature, passage perptuel du nant ltre dans laimantation de linfini, est ce mouvement dans lequel sont simultanment donns le temps, lespace, les structures de la matire : Ce monde est un semi-tre toujours fluent, en devenir et vibrant : et, au-del, loreille sensible