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Domaine ALBERT MANN LA GRANDE ALCHIMIE Une centaine de parcelles, 7 cépages, 5 grands crus et 4 personnalités bien tranchées : voici la formule d’un domaine au sommet de la hiérarchie alsacienne. Dans les vignes en biodynamie, dans les vins en harmonie avec leur sol, on retrouve la même exigence, des blancs aux grands pinots noirs en passant par les nectars les plus nobles. PAR LÉA DELPONT PHOTOS LEIF CARLSSON Marie-Thérèse, Jacky, Marie- Claire et Maurice. AUTOMNE 2017 Vigneron 81 CET ARTICLE EST PARU DANS LE N°30 - AUTOMNE 2017 V IGNERON

Magazine Vigneron - Domaine Albert Mann€¦ · qui n’ont que quelques gouttes de nectar à délivrer, transfigu - rées par le Botrytis cinerea (il arrive que la cage à vérin

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Domaine ALBERT MANN

LA GRANDE ALCHIMIE

Une centaine de parcelles, 7 cépages,5 grands crus et 4 personnalités bien tranchées : voici la formule

d’un domaine au sommet de la hiérarchie alsacienne.

Dans les vignes en biodynamie, dans les vins en harmonie

avec leur sol, on retrouve la mêmeexigence, des blancs aux grands

pinots noirs en passant par les nectars les plus nobles.

PAR LÉA DELPONTPHOTOS LEIF CARLSSON

Marie-Thérèse,Jacky, Marie-Claire et Maurice.

AUTOMNE 2017 Vigneron 81

CET ARTICLE EST PARU DANSLE N°30 - AUTOMNE 2017

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Al’image du terroir alsacien, le domaine Albert Mannest une mosaïque. Non seulement par la centainede parcelles égrenées sur le Piémont vosgien, deWettolsheim à Kientzheim. Mais aussi humaine,avec quatre personnalités bien tranchées (deuxfrères et deux belles-sœurs) tenant chacune ferme-

ment un coin de la quadrature du cercle de l’harmonie. AlbertMann n’est plus, décédé en 1994. Son domaine de 6 hectaresest passé progressivement aux mains de la famille Barthelmépar le mariage de Marie-Claire, fille d’Albert, avec Maurice en1984. Le frère de ce dernier, Jacky, l’a rejoint en 1989 avec sesvignes. Elles ont permis de doubler la propriété, devenueicône alsacienne grâce à la force de travail et au génie vignerondéployés par l’improbable quatuor complété par l’arrivée deMarie-Thérèse en 1991. “Jamais nous n’imaginions travailler en-semble un jour ”, reconnaissent du haut de leur double mètre lesdeux frères, géants aux tempéraments opposés et aux parcoursde vie qui ne sont pas faits pour assouplir les caractères.Maurice était commando de marine à 19 ans en Nouvelle-

Calédonie, puis garçon boucher, avant de se mettre aux coursdu soir et de devenir un sage de la biodynamie. Mesuré, pru-dent, il cultive ses vignes avec l’endurante patience du mara-thonien qu’il est, préparant des raisins majestueux pour lescuves de son frère. Jacky, le vinificateur, est resté un peu pluslongtemps dans le giron du domaine Blanck, où leur pèreétait associé. Il a joué dix-huit ans dans l’équipe de basket deKaysersberg, en nationale 2. Il en a gardé un esprit de compé-tition exacerbé qui lui dicte “cette envie, en tout cas cette direction,d’être le meilleur”. Impulsif, créatif, il déborde d’idées que sonfrère prend le temps de peser, évaluant les risques et les coûts.Il serait simpliste d’écrire que la famille est le cocon fécond

d’une œuvre collective. Pas facile de travailler ensemblequand on est frères, ou divorcés (Marie-Thérèse et Jacky). Etpourtant, la passion et l’exigence communes à tous les quatrecréent l’alchimie d’un domaine au sommet du vignoble.Comme si les discussions et les contradictions contribuaientfinalement à choisir toujours la ligne la plus juste. C’est dansles vins, qui finissent par rassembler tout le monde autour dela table de ferme, dans l’ancienne écurie, que s’exprime la per-sonnalité complexe du domaine Albert Mann. Dans des bou-teilles minérales et profondes, capables de jouer toute la parti-tion des 7 cépages et des myriades de terroirs. Au faîte de la hiérarchie, les 5 grands crus : Schlossberg,

Furstentum, Steingrubler, Hengst et Pfersigberg, reconnais-sables à leur étiquette rouge. Tous en monocépage, la seulereligion de Jacky Barthelmé. Ils sont marqués de manière

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Le Clos de la Faille, unmonopole d’un hectareadossé à une zonebiotope classée, délivrede grands pinots noirs.

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Mosaïque, à l’image du vignoble alsacien, le domaine Albert Mannjoue la partition des 7 cépages sur des myriades de terroirs.

indélébile du sceau de la roche, ici granitique, là calcaire, ouencore marno-calcaro-gréseuse. Un vrai patchwork aux cou-tures brutales provoquées par des millions d’années d’ébouliset d’effondrements sur le socle primaire. Puis vient la série des“Vins de terroirs” sur l’Altenbourg, le Rosenberg, et la cuvéespéciale Albert dans laquelle sont assemblés les autres lieux-dits – dans le but de simplifier un peu la classification locale,empreinte de la culture germanique de la déclinaison. Enfin lagamme Tradition, dont il faut profiter dans les cinq ans pourse délecter de son fruité aromatique.

Du temps d’Albert Mann, la maison se distinguait déjà parson indépendance (mise en bouteille depuis 1947) et saclientèle particulière. Marie-Claire se souvient “du défilé

de voitures suisses et allemandes le week-end, qui venaient remplir lecoffre plusieurs fois par an”. C’était l’époque où l’on débouchaitune bouteille à chaque repas – mais où les vins étaient aussiplus légers. “La moitié du village était planté en chasselas”, rap-pelle Maurice. À son arrivée – vue d’un mauvais œil par lesgarçons du coin, qui lorgnaient la fille et les vignes –, le gail-lard de Kientzheim, alors âgé de 24 ans, a commencé par faireconnaissance avec des terroirs plus gras que ceux de son vil-lage. “Puis, par souci de t’améliorer, tu arrêtes de ramasser le raisinpar terre, tu tries, tu scindes des parcelles en cuvées, et tu essaies detrouver une autre clientèle pour les valoriser.”L’export a été la mis-sion de la flamboyante Marie-Thérèse, aux origines anda-louses, grâce à laquelle la maison Mann vend plus de 60% deson vin à l’étranger. Passionnée, elle est véhémente face à l’am-pleur des défis écologiques qui les attendent, admirative de lapatience infinie et méticuleuse de sa belle-sœur en charge de

la paperasse administrative. Les enfants arrivant à l’âge adulteet les vignerons ayant passé la cinquantaine, elle ne peut s’em-pêcher de penser à la suite : “On peut transmettre l’entreprise,mais pas la passion : ça, on l’a ou on l’a pas.”La curiosité de Maurice, colosse placide et cérébral, l’a amené

dans les années 1990 à écouter Pierre Masson parler de la bio-dynamie, puis à suivre durant deux ans des cours d’interpréta-tion du livre de Rudolf Steiner avec Jean-Michel Florin, et enfindes formations appliquées à la viticulture avec François Bou-chet, quand il s’est décidé à convertir les 5 grands crus en 1997,pour commencer. Il n’était pas son seul élève cette année-là, auxcôtés des Zusslin, Josmeyer, Humbrecht… Le domaine estcertifié en agriculture biologique depuis 2000 (“Aujourd’hui,c’est le minimum syndical pour tout vigneron qui se respecte”, lanceJacky) et en biodynamie depuis 2010. “C’est d’abord une penséespirituelle mais, pour rester pragmatique, c’est une approche globalede la plante dans son environnement, visant à recréer les équilibresdans le sol pour renforcer la résistance naturelle des plantes”, ex-plique Maurice, qui n’en a jamais fini d’approfondir sa compré-hension du cosmos. “Je lis, l’hiver surtout, quand la vigne se repose.Plus tu prends en compte de paramètres, plus tu peux t’améliorer.”S’améliorer, progresser, des mots qui reviennent inlassable-ment dans la bouche des deux frères, hantés par l’idée de per-fection. Intériorisée, tout en pudeur et modestie chez Maurice,revendiquée chez Jacky, un impulsif en compétition perma-nente contre lui-même. “Je n’ai qu’une allure, le galop.”Mais la bio-dynamie ne se décrète pas, c’est un cheminement philoso-phique. “On commence par cultiver son potager avant de se lancersur 23 hectares, dit Jacky, car malgré les recettes qui circulent, il n’y apas de manuel. Il faut apprendre – réapprendre – à observer son envi-ronnement, le ressentir comme un prolongement de soi-même.”La santé de leurs vignes raconte leurs convictions jusqu’au

bout de l’apex, non pas coupé mais enroulé sur le fil supérieur.Cette technique de diversion empêche les baguettes de prendrele large sur les côtés – et d’épaissir les rangs, qui doivent resteraérés. “Nos parcelles ont moins de maladies que des vignes conven-tionnelles, avec moins de traitements. Parce que les sols sont équili-brés”, assure Jacky, toujours dehors pour seconder son frèretant que le raisin est encore sur pied. Il l’observe d’un œilgourmand. “Je sais déjà quelles vignes feront les plus grands vinscette année”, dit-il en arpentant les rangs palissés très haut dans

Jacky, le vinificateur, et Maurice,l’homme des vignes, du haut de leur

double mètre dans le grand cruSchlossberg avec en toile de fond

le village de Kaysersberg…

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Au faîte de la hiérarchie, les 5 grands crus : Schlossberg, Furstentum,Steingrubler, Hengst et Pfersigberg, reconnaissables à leur étiquette rouge.

le vignoble alsacien, comme assortis aux clochers des villages.Au fil de l’inspection, il conclut inlassablement, tel un mantra :“Feuillage pas trop épais, assez pour faire un peu d’ombre, faiblecharge de grappes, beaux grains, c’est parfait.”Maurice le taiseuxest le gardien de cette viticulture saine, dans le respect de “la li-bre expression des sols”.

Son dévouement est sans limites. Comme la capacité deJacky à “se compliquer la vie”en cave pour ciseler des micro-cuvées de 150 litres, si l’envie lui en prend devant

quelques caisses de vendanges tardives ou de grains nobles. Ila acheté un petit pressoir vertical pour ces fruits de l’automnequi n’ont que quelques gouttes de nectar à délivrer, transfigu-rées par le Botrytis cinerea (il arrive que la cage à vérin hydrau-lique accueille des cassis et des framboises pour les confituresde son amie Christine Ferber). Il est toujours très attentif à lapropagation du champignon dans le lieu-dit de l’Altenbourg,son terroir témoin pour les millésimes à liquoreux. Un ge-wurztraminer 1994 récolté en surmaturité sur le grand cru deSteingrubler, élixir doré-cuivré parfumé à la pivoine et auxépices, dérive lentement, après 23 ans de garde, vers desarômes de fruits secs et de sous-bois, frottant sa puissancearomatique et ses accents célestes à un munster coulant. Lemême cépage en sélection de grains nobles – encore plusconcentrés – sur le grand cru de Furstentum en 1998 garde lafraîcheur d’un fruit juteux, plein de soleil et d’étincelles. Letemps n’a pas encore entamé son cristal acidulé. “C’est dom-mage de boire ces vins en fin de repas quand on est saturé”, soupireMarie-Thérèse, qui opte pour un dimanche après-midi enjouant aux cartes. Pour Maurice, “c’est avec les copains, quand onne parle pas d’argent”. Et pour Jacky, “c’est du pipi de petit Jésus àboire dans le nombril d’une femme”.Et voilà un grain noble de pinot gris, Le Tri 2010, venu de

l’Altenbourg : éclatant de salinité derrière la concentration,laissant transparaître de fines notes de thé sous le fruit. C’estMarie-Thérèse qui l’a choisi pour accompagner la tarte auxabricots de Claire, la veuve d’Albert, toujours prête à mettre lamain à la pâte quand il s’agit de recevoir. Ses notes de confitureet de pépins de framboise relancent intensément, magistrale-ment, les parfums de l’abricot passé au four. “Trop jeune, pas à sonapogée”, grogne Jacky, qui pleure les années de vieillissement

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« La biodynamie, c’est d’abord une pensée spirituelle. Il faut ressentirson environnement comme un prolongement de soi-même. »

dont on le prive. “Accord parfait”, réplique son frère, qui prendle parti de la gastronomie sur celui du vinificateur. Illustrationdes incessantes chamailleries familiales… “Le plus frustrant,c’est de ne jamais pouvoir satisfaire les deux frères en même temps”,soupire Marie-Thérèse dans un sourire.

Dans cette grande région de blanc, la maison Mann se dis-tingue aussi par ses 4 cuvées – pas moins – de pinot noir.“Mon père croyait déjà beaucoup au rouge, et notamment sur

des terroirs calcaires. Il avait eu l’audace d’en planter dans deuxgrands crus”, raconte Marie-Claire. La vision d’Albert a ren-contré la passion de Jacky, qui a dû naître bourguignon dansune autre vie. C’est son cépage de prédilection, trié à la vigne(“Contrairement au blanc, là il n’est pas question d’accepter ungrain de pourriture, même noble”), choyé en petites caissettes, pascomplètement égrappé, vinifié en petites cuves bois. Il effectueses remontages à la main et ses pigeages au pied, de préférence.Et l’entonne en barriques d’un an, dont pas plus de 10 à 20% defûts neufs, “pour ne pas l’engraisser”. Il l’élève jusqu’au terme dudeuxième hiver. Avec les vignes d’Albert, Jacky a créé lesSaintes Claires, hommage aux Claire de la famille et d’un an-cien couvent de clarisses. Mais il a aussi défriché son proprecoin à Wintzenheim, contre le grand cru Hengst. Le Clos de laFaille, monopole d’un hectare adossé à une zone biotope clas-sée, délivre des pinots de fruits rouges éclatants de finesse et deconcentration, amples, souples et délicatement toastés. “Je faisdu vin avec du raisin et un peu de soufre”, résume l’Alsacien, prô-nant le naturel mais pas les vins dits “nature”. Parmi ses faits d’armes, on pourrait citer l’adoption de la

capsule à vis pour les blancs à partir de 2004, après avoir étéconvaincu – à son corps défendant – par des tests à l’aveugleen Nouvelle-Zélande et en Suisse. Bourguignon pour lesrouges, tout bois, il se revendique allemand pour les blancs,tout inox. Le cadet des Barthelmé n’étant jamais à courtd’idées, il avait commencé à défricher un ravin au-dessus duSchlossberg, malgré l’adage local : un litre de sueur pour unlitre de vin. Ses velléités de planter du riesling ont été contra-riées par un arrêté préfectoral. Les taillis ont repris le dessusaprès le passage de la pelle mécanique. Il reste, suspendue au-dessus du vide, une cabane pour boire un coup les soirs d’été.Et pour continuer à rêver. e (Bon à savoir, page 184)