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maitrise
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1
UNIVERSITE DU MAINE UFR LETTRES MODERNES
LA MORT ET LA QUTE DE LABSOLU DANS LOEUVRE DE
REN DAUMAL
KARINE GUIHARD
SOUS LA DIRECTION DE M. LE PROFESSEUR PATRICK BESNIER
MEMOIRE DE MAITRISE DE LETTRES MODERNES
SEPTEMBRE 1997
2
Je ne reconnatrais jamais le droit dcrire ou de peindre
qu des voyants. Cest--dire des hommes parfaitement et
consciemment dsesprs qui ont reu le mot dordre "Rvlation-
Rvolution", des hommes qui nacceptent pas, dresss contre tout,
et qui, lorsquils cherchent lissue, savent pertinemment quils ne la
trouveront pas dans les limites de lhumain.
Roger Gilbert-Lecomte, Sima, la peinture et le Grand Jeu , Oeuvres compltes I, prose. Paris, Gallimard, 1977, p.139.
3
ABRVIATIONS 5
INTRODUCTION 6
I. LE POETE FACE A LA MORT. 11
I.1. PEUR DE LA MORT 12 I.2. LEXPERIENCE FONDAMENTALE 15 I.3. ATTRAIT DE LA MORT 18 I.4. UNE PHILOSOPHIE DE LA MORT INSPIREE DU BOUDDHISME ET DE LHINDOUISME 24
II. LA MORT ET LE MONDE DU CONTRE-CIEL 28
II.1. UN MONDE ILLUSOIRE, DESOLE ET MALADE 29 II.2. UN MONDE A LENVERS 33 II.3. LE MONDE DE LA NUIT 36 1. LA NUIT METAPHORE DE LA MORT 36 2. UN MONDE SOUTERRAIN 39 II.4. LA SOLITUDE ET LE RIRE 41
III. LE DOUBLE, LA FEMME ET LA MORT 45
III.1. LE DOUBLE 46 III.2. LES FIGURES FEMININES DE LA MORT 54 1. LA MORT AMANTE 54 2. LA MORT MERE 58 3. LA GEANTE 62 4. CONCLUSION : ELLE 69
IV. LE MONDE DE LENTRE-DEUX 67
IV.1. LA VILLE 68 1. LA VILLE ONIRIQUE 68 2. LE BARDO: LE MONDE DE L'ENTRE-DEUX 71 IV.2. NECESSITE DE L'ASCESE (MERITER SA MORT) 74 1. L'ASCESE PAR LA DESTRUCTION ET LA NEGATION 74 2. L'ASCESE PAR LA POESIE 81 3. NECESSITE DE L'EVEIL 83 IV.3. L'INDICIBLE, L'OUBLI ET L'ECHEC : LA RENAISSANCE INEVITABLE ET PERPETUELLE 88 1. L'INDICIBLE: LA PAROLE IMPRONONABLE 88 2. L'OUBLI 91 3. L'ECHEC: LE RETOUR A LA CONSCIENCE INDIVIDUELLE 94
4
CONCLUSION 109
BIBLIOGRAPHIE 115
TABLE DES ILLUSTRATIONS 119
5
ABRVIATIONS
CC Le Contre - Ciel suivi de Les dernires Paroles du pote. Paris,Gallimard,1990. Collection posie M Mugle. Montpellier, Fata Morgana,1995. C I Correspondance I. 1915-1928. Paris, Gallimard,1992. C II Correspondance II. 1928-1932. Paris, Gallimard,1993. C III Correspondance III. 1933-1944. Paris, Gallimard, 1996.. EA LEvidence absurde. Essais et notes I 1926-1934. Paris,Gallimard,1993. PP Les Pouvoirs de la parole. Essais et notes II. 1935-1943. Paris,Gallimard,1993. GB La Grande Beuverie. Paris,Gallimard,1994 178 p.(collection LImaginaire ). MA Le Mont Analogue. Paris,Gallimard,1993 177 p. (collection LImaginaire ). T Tu tes toujours tromp. Paris, Mercure de France, 1970.
6
INTRODUCTION
7 INTRODUCTION
Luvre de Ren Daumal tourne toute entire autour dun mme centre : la qute de
lAbsolu cest--dire de lUnit primordiale perdue par la chute dans lexistence humaine
illusoire, la recherche du point unique des mystiques o toutes les contradictions seront
rsolues.
Cette qute est, dans la premire partie de luvre de Daumal cest--dire jusquen
1932, date laquelle il embarque pour les Etats-Unis laissant derrire lui Le Grand Jeu
agonisant indissociablement lie au thme de la Mort et ses corollaires : la destruction, la
rvolte, la nuit, la douleur.
Cette partie de luvre de Daumal sinscrit dans le contexte du Grand Jeu, groupe et
revue quil fonda Paris en 1928 avec ses amis du lyce de Reims, Roger Vailland et Roger
Gilbert-Lecomte, dans la ligne surraliste mais avec la volont daller encore plus loin.
On a longtemps considr le Grand Jeu comme une frange dissidente et obscure du groupe
surraliste, groupe dadolescents rvolts. Aujourdhui encore, bien que groupe plus engag,
8 INTRODUCTION
plus violent, plus mtaphysique, il demeure masqu aux yeux du public par lhgmonie
surraliste des annes 30.
Enthousiasms par Rimbaud, marqus par le surralisme, la dialectique hglienne et la
pense de Ren Gunon et des grands mystiques, les jeunes membres du Grand Jeu se
donnaient pour but de faire dsesprer les hommes deux-mmes et de la socit1 .
Farouchement opposs aux notions de littrature et dart, la raison, la pense occidentale et
toute institution quelle quelle soit, ils prnaient la rvolte totale, la ngation et la destruction
systmatiques2 pour accder lUnit primordiale, seule ralit.
Cette philosophie se retrouve bien sr dans la premire partie de luvre personnelle
de Ren Daumal, que ce soit dans ses essais, dans le rcit Mugle, dans le recueil Le Contre-
Ciel ou dans sa correspondance. Dans cette optique de ngation et de destruction
transcendantes, la qute de lAbsolu est insparable de celle de la Mort, terme qui, nous le
verrons recouvre un sens particulier dans la pense de Daumal.
Nous nous proposons, dans ce travail, de nous interroger sur la conception de la Mort,
sur son rle et sur les liens qui lunissent la recherche de lAbsolu dans la pense et dans
luvre de Daumal, essentiellement jusquen 1932 et plus particulirement dans le recueil Le
Contre-Ciel. Il nous semble que la restriction de cette tude cette priode limite (1925-
1932) se justifie par le fait que Daumal changera beaucoup aprs sa rencontre avec Alexandre
de Salzmann en 1930 et avec lchec du Grand Jeu. Il adoptera alors une attitude plus rsign,
plus constructrice et moins sombre. La Mort perdra alors son importance, son caractre
transcendant et son rle dans la qute de lAbsolu.
1 Circulaire du Grand Jeu , Cahiers de lHerne n10 spcial Le Grand Jeu , Paris, Minard , 1968, p.18. 2 voir Mise au point ou casse-dogme , texte de Daumal et Gilbert-Lecomte, Le Grand Jeu n2, pages 1 3, ditions Jean-Michel Place, 1977
9 INTRODUCTION
De plus, il nous semble que si limportance de la Mort dans son uvre a t maintes
fois note, elle na jamais t tudie directement et en elle-mme.
Dans une premire partie au caractre relativement introductif et global, nous nous
intresserons aux sentiments et aux ractions de Daumal face au problme de la Mort, aux
circonstances qui ont pu provoquer cette obsession et ce qui a le mener la rattacher la
qute de lAbsolu. Nous nous efforcerons de dterminer sa conception de la Mort et sa porte
dans son uvre.
Dans une deuxime partie presque exclusivement consacre au Contre-Ciel, nous
mettrons en lumire les liens qui unissent le monde voqu par ces pomes avec la Mort ainsi
que les lments qui le prsentent comme un passage oblig pour atteindre le monde de
lAbsolu.
Nous nous intresserons ensuite aux figures de la Mort et de linconscient qui peuplent
le monde du contre-ciel et jouent un rle dans le qute de la transcendance : le double et la
femme.
Enfin, nous nous attarderons sur le monde de lEntre-Deux, monde de la mort o se
droule la qute initiatique du pote, vritable descente aux enfers visant mriter sa Mort.
Nous tenterons de montrer que la notion reprsente par le contre-ciel dpasse largement le
cadre du recueil pour se retrouver dans toute luvre de Daumal jusqu La Grande Beuverie.
Nous esprons pouvoir apporter au lecteur, par ce travail, une vision globale mais
nanmoins complte de la Mort et de ses rapports avec la qute de lUnit dans luvre de
Ren Daumal.
10
11
I. Le pote face la mort.
Peur de la mort - Lexprience fondamentale - Attrait de la mort - Une philosophie de la mort inspire du bouddhisme et de lhindouisme
Le pote face la mort.
12
I.1. Peur de la mort
Le premier sentiment que ressentit Ren Daumal face la mort fut une peur terrible.
Trs tt, ds lge de six ans, il commena penser la mort, la mort quil identifiait avec
terreur au nant, nayant reu aucune ducation religieuse de la part de ses parents. Le pre de
Daumal, en effet, instituteur lac et rpublicain acquis aux ides socialistes, laissa toujours son
fils libre de ses opinions et ne chercha pas lui inculquer une foi que lui-mme navait sans
doute pas. Daumal enfant se trouva donc priv de la consolante foi en limmortalit de lme,
de lespoir dune vie nouvelle aprs la mort et de la conception rassurante de la mort comme
simple passage, comme dplacement. Il se retrouva prcocement confront au problme de la
mort sans personne pour lui apporter les rconfortantes rponses de la religion.
La peur quprouvait le jeune Daumal face la pense de la mort nest autre que
langoisse de lhomme moderne cest--dire loccidental athe tel que le dfinissent Ren
Gunon3 ou Mircea Eliade4 devant le nant, lanantissement inconcevable et dfinitif de la
conscience de soi, la perte dindividualit5. Pour les cultures primitives ou religieuses, par
contre, la mort nest pas le nant, la fin absolue, cest un rite de passage, une initiation
ncessaire pour atteindre un nouvel tat, celui de limmortalit. La mort est certainement
angoissante mais elle nest pas sentie comme absurde, immotive et injuste6. Prive de cette
rassurante conception, lhomme moderne se heurte au caractre inconcevable du nant de la
mort, langoisse devant linconnu et linconnaissable. Comment concevoir lannihilation
3 Ren Gunon, La crise du monde moderne. Paris, Gallimard, 1946. 4 Mircea Eliade, Mythes, rves et mystres. Paris, Gallimard, p.66. 5 Edgar Morin, Lhomme et la mort. Paris, Seuil, 1970. 6 Mircea Eliade, op cit., p.65-66.
Le pote face la mort.
13
totale du moi, comment se concevoir comme nexistant plus ? Et quoi sert-il dtre si lon ne
sera plus ? La mort comme la vie sont alors dpourvues de sens. La pense angoissante que la
mort est le plus rien du tout remplissait de terreur Daumal enfant, terreur quil ressentait
physiquement tous les soirs de son enfance, terreur lie la peur enfantine du noir, couleur du
nant. Daumal nous parle de cette peur de lenfance dans un certain nombre de textes :
Vers lge de six ans, aucune croyance religieuse ne mayant t inculque, le problme de la mort se prsenta moi dans toute sa nudit. Je passais des nuits atroces, griff au ventre et pris la gorge par langoisse du nant, du plus rien du tout7 . Pourtant quelque chose se crispe au creux de son estomac, comme autrefois dans son enfance, lorsquil pensait la mort8 Souviens-toi des soirs de terreur o la pense du nant te griffait le ventre et revenait toujours te le ronger, comme un vautour9 . Voici mon histoire. Une enfance sans foi religieuse ma mis prmaturment en face de la peur de la mort ; ctait une crispation du ventre, quune simple dtente des muscles abdominaux pouvait faire disparatre10 .
Cette terreur originelle, enfantine est sans doute lorigine de lobsession de la mort
qui poursuivra Daumal toute sa vie - du moins jusqu' sa rencontre avec Alexandre de
Salzmann en 1930 et avec lenseignement de Gurdjieff - et qui culminera dans son uvre avec
les pomes du Contre-Ciel composs pour la plupart entre 1925 et 1930. Langoisse de la mort
se retrouve dailleurs dans de nombreux pomes du recueil, recueil o le champ lexical de la
peur est des plus dvelopps11.
7 Le souvenir dterminant , dans PP, p.112. 8 Libert sans espoirs , dans EA, p.10. 9 Mmorables , CC, p.210. 10 La vie des Basiles , dans PP, p.41. 11 On y trouve les mots peur six fois, terreur six fois, dtresse quatre fois, horreur une fois, effroi trois fois, angoisse une fois.
Le pote face la mort.
14
Cette peur et cette obsession se retrouvent galement dans la correspondance de
Daumal, surtout entre 1927 et 1930. Il raconte Maurice Henry ses nuits peuples de
cauchemars, de dmons et de cadavres12.
Le jeune Daumal dpassa nanmoins assez tt cette terreur enfantine et mtaphysique
tout en en gardant un souvenir trs vif. Il russit, en effet, chasser la souffrance physique
cause par langoisse du nant grce des exercices de relaxation :
Vers onze ans, une nuit, relchant tout mon corps, japaisai la terreur et la rvolte de mon organisme devant linconnu, et un sentiment nouveau naquit en moi, esprance et avant-got dun imprissable13
Ctait une crispation du ventre, comme je finis par le voir, quune simple dtente des muscles
abdominaux pouvait faire disparatre. Ainsi je me dlivrai de cette peur du ventre, mais la crispation remonta dans la poitrine sous forme dune boule dangoisse ; la mme constatation et la mme opration de dtente fit se dissoudre cette peur de gorge14
Vaincue, ou du moins matrise, cette peur devint rvolte face labsurdit de la mort
conue comme terme dfinitif et absurde dune vie non moins absurde puisque prive de toute
finalit et de toute raison dtre. Cette rvolte et la curiosit poussrent Daumal refuser cette
conception matrialiste de la mort et sinterroger inlassablement sur la nature de celle-ci.
Cette interrogation lentrana dans de nombreuses spculations mtaphysiques mais Daumal ne
pouvait se satisfaire de rflexions abstraites et striles et, mettant en uvre sa conception
dune mtaphysique vcue, tenta dexprimenter la mort.
12 C I ; p.161 et 193. 13 Le souvenir dterminant , dans PP, p.112. 14 La vie des Basiles , dans PP, p.41.
Le pote face la mort.
15
I.2. Lexprience fondamentale
Daumal, obsd par la mort et ne pouvant se contenter des rponses apportes par les
religions et les sciences dcida en effet den faire lexprience lui-mme. Il le raconte dans
deux textes fondamentaux : Lasphyxie et lvidence absurde 15 crit en 1930 et surtout
Le souvenir dterminant 16 crit en 1943. Cette exprience se retrouvera dans toute son
uvre, pomes, rcits et essais. Selon Phil Powrie17, dont nous partageons lavis, cette
exprience fondamentale est la base de tout le systme daumalien, de toute son uvre.
A 15 ou 16 ans, Daumal commena ses recherches exprimentales sur le sommeil, la
mort, le double, lhypnose, avec ses amis Simplistes Robert Meyrat, Roger Vaillant et Roger
Gilbert-Lecomte Reims. Il commena par tudier son sommeil, supposant une analogie entre
celui-ci et la mort. Il tentait dentrer veill dans ltat de sommeil et de quitter son propre
corps pour errer sans entrave et retrouver le double astral de son ami Meyrat. Puis il dcida
dexprimenter la mort elle-mme tout en restant veill afin de pouvoir observer tout ce qui
se passerait. Il respirait jusqu la syncope du ttrachlorure de carbone (produit chimiquement
proche du chloroforme mais encore plus toxique, dont il se servait pour tuer les coloptres
quil collectionnait), moment auquel sa main retombait et o il pouvait nouveau respirer
aprs avoir frl la mort. Il rpta lexprience plusieurs fois et : le rsultat fut toujours
exactement le mme, cest--dire quil dpassa et bouleversa mon attente en faisant clater les
limites du possible et en me jetant brutalement dans un autre monde (PP 113).
15 EA, p51-56 16 PP, p112-120 17 Phil Powrie, Ren Daumal : tude dune obsession. Genve, Droz, 1990, chapitre 2.
Le pote face la mort.
16
Cette exprience indicible, mais quil tentera de dire toute sa vie, se droulait toujours
de la mme faon. Il ressentait dabord les phnomnes ordinaires de lasphyxie : sa vie
repassait sous ses yeux, il voyait des points lumineux inscrits les uns dans les autres dune
manire gomtriquement impossible, il perdait lusage de la parole et de la pense puis se
sentait prcipit vers un anantissement toujours imminent (PP 114) mais qui ne se
concrtisait jamais. Aprs un bref moment de syncope, Daumal revenait lui avec de violentes
migraines. De cette exprience ineffable, puisque se droulant sans mots, au-del des
catgories normales langagires ou autres, Daumal retira nanmoins une certitude qui ne le
quittera plus, la certitude de lexistence dautre chose, dun au-del, dun autre monde ou
dune autre sorte de connaissance (PP 114). Il eut lpouvante rvlation que sa vie ntait
quune illusion inconsistante (EA 51), un nant (PP 116 et 117).
Cette exprience dterminante rvla Daumal labsurdit de la conscience
individuelle, limite et dfinie par un corps, spare de la conscience universelle, absolue et
illimite. Dans Tu tes toujours tromp18, essai compos vers 1926, il crit : il est absurde de
penser quil existe une multitude de consciences, celui qui le croit nest quune ombre (p.39)
et toute existence dfinie est un scandale (p.48). De cette exprience terrible il retira la
conviction que la vie et la conscience individuelle sont illusoires, reflets dune conscience
universelle, unique et absolue, dun grand Tout indtermin et indterminable.
Au cours de lexprience fondamentale, Daumal se trouvait face ce Grand Tout, cet
Absolu quil sentait le happer, lattirer. Il crit :
Je voyais mon nant face face, ou plutt mon anantissement perptuel dans chaque instant, anantissement total mais non absolu : les mathmaticiens me comprendront si je dis "asymptotique" . (PP117).
18 Paris, Mercure de France, 1970
Le pote face la mort.
17
Daumal sentait donc sa conscience individuelle sans cesse sur le point de se dissoudre dans la
conscience absolue mais sans jamais que cela se ralise, il approchait de sa dissolution sans
jamais latteindre.
Cette exprience permit Daumal, son moi, de se distinguer de sa persona que Jung
dfinit comme une sorte de masque social19. Suite la rvlation de lvidence absurde, il
naura de cesse de rejeter ses diffrents masques pour atteindre son vritable soi.
Plus tard, aprs avoir renonc ses expriences qui lui avaient dtruit la sant et qui
abrgrent considrablement sa vie, Daumal regretta de ne pas stre assez prpar affronter
lAbsolu et davoir vcu cette exprience sur le mode de langoisse et de la fatalit au lieu de
la ressentir comme ncessit20 et occasion de se librer du carcan absurde de la conscience
individuelle. En effet, au cours de lexprience, au lieu de saisir sa chance de rintgrer
lAbsolu, Daumal tait saisi dune terrible angoisse devant la possibilit de dissolution de sa
conscience individuelle, devant la perte de son individualit, angoisse qui est la peur de la
mort. Or, il saperut plus tard que la rsorption dans lAbsolu tait le seul salut, la seule faon
de connatre et dchapper une vie absurde et illusoire puisque spare de la Vrit.
Tout le reste de sa vie, Daumal tentera de rendre compte de cette exprience qui
dtermina sa vie et son uvre. Toute sa vie il tentera de voir la Vrit en face, ft-ce au pril
de sa sant mentale et physique et mme de sa vie. La qute de labsolu entrevu fugitivement
devint son seul objectif.
Cette exprience le mena considrer la conscience individuelle comme une absurdit
et une illusion, lindividualit comme un vtement impur dont il faut se dfaire pour accder
19 C.G. Jung, Dialectique du moi et de linconscient, Paris, Gallimard, 1964, p.153. 20 EA, p54
Le pote face la mort.
18
lAbsolu, principe ineffable (lAbsolu, la Vrit, la Connaissance, lUniversel, lUnique, le
Vrai, le Bien) au-del de toute dtermination.
Lexprience fondamentale est lie la mort dabord parce quelle est ne dune
volont dexprimenter la mort, parce quelle se produit quand le corps est dans un tat proche
de la mort (asphyxie, syncope, sommeil profond21) et parce quelle entrane des risques
mortels. Ensuite parce que la Mort, cest--dire la mort de la conscience individuelle, son
anantissement, est en quelque sorte ce Grand Tout, cet Absolu. Cest la vie qui entrane
lindividualit et la dtermination. Cest la Mort qui les abolit.
Ainsi donc, la vie humaine, absurde et illusoire, tragiquement spare de lAbsolu,
cest la mort, la mort spirituelle. A linverse, la Mort (mort de la conscience individuelle) est la
seule vraie vie puisquelle permet au moi de rejoindre le Soi, puisquelle permet la
rconciliation des opposs. Daumal lui-mme ne dit pas autre chose : Vous voyez que je ne
chante pas ce que cette foule de fantmes appelle " la vie ", mais sa dissolution. Ah ! vous
navez pas encore fini de mourir de la vraie vie22 .
I.3. Attrait de la mort
Sa terreur de la mort vaincue, Daumal en restera nanmoins obsd pendant toute
lpoque simpliste et celle du Grand Jeu jusqu sen dire amoureux : Cest le 1er aot 1929
que je me suis aperu que jtais amoureux de Ma Mort. Le 1er aot 1930, je lai nomme la
21 C II p.84, lettre Maurice Henry : Ds maintenant je puis faire de petites explorations l-dedans. Tu sais
comment : dans les profonds sommeils etc... 22 T, 46.
Le pote face la mort.
19
Nante23 . Cet amour pour la Mort se retrouve dans plusieurs pomes du Contre-Ciel, nous en
reparlerons dans notre dernire partie.
Cet amour, cette obsession pour la Mort, amante tant dsire, est un topos de la
littrature romantique. La Mort est lenvers de cette vie de douleur, vie dteste, matrialiste,
bourgeoise, rpugnante. Elle est sans compromissions, cest un absolu, le dernier refuge, une
porte vers Dieu, cest la dlivrance, la nuit (autre grand thme romantique). La Mort ne trompe
pas, elle est pure, elle nest pas souille par la vie. Elle est dsire car considre comme le
seul chemin menant lAbsolu.
Pour Daumal, le chemin de la connaissance et celui de la Mort sont un seul et mme
chemin (comme la montr lexprience fondamentale). Il faut mourir soi-mme, faire le
sacrifice de son individualit, pour accder la connaissance, lAbsolu.
Daumal voit la Mort (la mort de la conscience individuelle) comme un moyen
dchapper la douloureuse condition humaine. Il songea beaucoup au suicide comme porte
vers lAbsolu. Il en parle longuement Maurice Henry dans sa lettre du 5 mars 193024. Il
crit : "moi", cest lindividu humain, limit, ferm sur soi-mme, que je veux dtruire25 . Il
ajoute :
Lon se suicide pour chapper la douleur - de quelque ordre quelle soit - en dtruisant ltre limit dans lequel la pure volont est prisonnire. Si le suicide est capable de cela, il faut se tuer toute de suite26 .
Mais le suicide, dfini comme laction de se tuer soi-mme, nest pas une solution,
comme Daumal lexplique ensuite son ami. Tout dabord, dans la proposition "je me tue" il y
23 C II, p.142, lettre Ren Rolland de Renville, 31 aot 1930. 24 C II, p77-87 25 id. p78 26 id. p79
Le pote face la mort.
20
a une contradiction car "je" et "me" sont diffrents (Breton le disait dj dans sa rponse
lenqute sur le suicide dans La Rvolution Surraliste n2) : "je" est le sujet, lagissant, et
"me" est lobjet, le subissant. Lindividu est donc scind en deux : "je" tue "me" mais il reste
"je", lindividualit demeure puisque "je" nest pas mort (la conscience individuelle "je" survit
la mort). Pour Daumal, en se suicidant, on tue son corps physique ("me") mais la conscience
individuelle demeure, la Mort nest pas atteinte. Le suicide nest une solution que si lon meurt
de faon immdiate, sans la mdiation dun objet ou dun corps, par la seule volont. Ainsi on
ne se tue pas, on meurt, tout simplement. Lindividualit se dissout, sannihile. Cest la
doctrine bouddhiste du Karma, tout acte entrane une renaissance, seul le non-agir peut
entraner la Mort, cest--dire la dlivrance :
Tant que ma mort nest pas mon uvre, tant que je la subis seulement, elle nest que transitoire : je ne suis pas matre de me maintenir en elle, et, comme je suis encore englu dans les formes de pense individuelles, je renais comme individu. Je serai dlivr du cercle des renaissances ds linstant o jaccomplirai en toute conscience lacte de mourir27
Ainsi la seule mort utile pour obtenir la dlivrance (le retour la conscience
universelle) est la mort de la conscience individuelle et alors seulement ce moment-l ltre
ne renatra plus et rintgra lAbsolu.
Cette mort sans mdiation, acte de pure volont, doit se mriter par une longue ascse et un
difficile travail sur soi. Il faut se dpouiller de tous nos moi illusoires, cesser de se penser
comme un individu, arriver se concevoir en dehors de toute dtermination.
Pour cela il faut dj apprendre mourir :
La mort, toujours brutale et vulgaire, lvnement pur []. Ce nest pas une chose terrible. Crer une cole o lon apprenne mourir : cest--dire voir la mort toute nue, un choc ici ou l, une loque tombe et cest tout28 .
27 id. p83 28 C I, p120, lettre du 2 octobre 1927 Roger Lecomte.
Le pote face la mort.
21
La mort physique est une porte vers la Mort. La mort de chacune de nos individualits
(car nous sommes multiples, une multitude dindividualits cohabitent en chacun de nous) est
une petite victoire, un pas de plus sur le chemin de la Mort qui doit se prparer :
Je veux donc maccoutumer ds cette vie me penser dans la mort, penser le mort que je serai, le mort que je suis, pour avoir plus de chance, la prochaine fois29, que ce soit la bonne, que je me maintienne dans locan de la mort et le traverse jamais30 .
Ce nest rien de mourir, cest la porte de tout le monde mais il faut savoir profiter de
cette occasion et transformer la mort en la Mort. La qute de la Mort pour Daumal, cest la
recherche de lunit, la destruction de ltat individuel dhomme, laccession lUniversel,
labsolu 31. La Mort cest le Salut. A linverse, la vie est une damnation. Bien que ne se
considrant pas comme chrtien, Daumal emploie souvent le vocabulaire chrtien de la
Rdemption dans son uvre (Salut, Chute, perdition). Il crivait Maurice Henry en juin
1928 : Je crois en la Loi, en la Voie. Je crois en Dieu en trois personnes, je crois la
rincarnation et au statut final-initial. Je crois en lidentit des contradictoires. Je crois au
Messie.32
Les surralistes reprochrent beaucoup Daumal et aux membres du Grand Jeu cet
emploi du mot Dieu . Mais pour Daumal, Dieu est un concept mtaphysique dsignant
lindicible. Dans une lettre Maurice Henry, il explique quil emploie le mot Dieu pour
dire : lUnit ou plutt : ce qui nest pas plusieurs, ce qui nest pas DEUX 33. A linverse, le
diable cest la multiplicit34.
29 Daumal fait allusion ses prcdentes expriences pour approcher la mort 30 C II, p84 31 C II, p.131.lettre Maurice Henry, aot 1930. 32 C I, p255 33 C II, p129 34 ibid.
Le pote face la mort.
22
Dans le non dualisme de Spinoza 35 (1932), Daumal crit : A la limite [] "Dieu"
est une faon de ne pas dire lindicible extrmit o ltre embrasse la ralisation de tous les
possibles36 .
Daumal, qui hassait les dogmes, ne rvrait pas un Dieu prcis mais tait un individu
profondment spirituel, cest--dire croyant en une transcendance que, faute de mieux, il a
parfois appel Dieu , parfois aussi lAbsolu ou lUnique. Il dfinissait lui-mme sa foi en un
principe suprieur comme ternelle et sans nom 37.
Nous avons vu que, pour Daumal, par un renversement, la vie humaine cest la mort,
une illusion, un nant. La vraie Vie nest pas dans cette vie, nest pas sur cette terre et chaque
individu qui se croit tel nest quune ombre. La vie nest quun accident, une chute entre deux
morts. Les vivants ne sont que des morts en sursis. Daumal lui-mme nest rien dautre quun
mort38. La mort physique na pas dimportance39 en elle-mme mais seulement en tant que
porte vers la Mort. La mort est encore le meilleur moyen de Mourir (darriver la mort de la
conscience individuelle).
Dans sa hte daccder la Connaissance, le pote du Contre-Ciel se prsente parfois
comme un mort. Cest le cas notamment dans La fameuse surprise (CC 71) et la
dsillusion (CC 73). Dans ces deux pomes le pote narrateur se dit dj mort et sadresse
aux vivants avec une sorte de supriorit et de condescendance. La mort est un tat suprieur
la vie mais elle est pourtant dune facilit drisoire (CC 72) :
Attention, je vais vous apprendre mourir, fermez les yeux, serrez les dents, clac ! vous voyez, ce nest pas difficile,
35 EA, p81-96 36 id. p88 37 Critique des critiques , crit en collaboration avec Roger Gilbert-Lecomte, uvres compltes, p62. 38 le mort que je suis C II, p.84 39 les morts que je subis nont aucune importance , C II, p.84.
Le pote face la mort.
23
il ny a l rien dtonnant40 .
Dans un autre pome, Daumal nous parle de la facilit dsolante de mort 41. On
pourrait croire que le pote a atteint son but mais il nen est rien comme le laisse percevoir le
ton amer de ces pomes et le titre la dsillusion . La mort physique nest pas le but, elle
nest quune tape prliminaire qui ne conduit pas forcment la Mort comme le montre le
pome suivant Aprs (CC 75) qui commence par lamre prmonition :
Je vais renatre sans cur, toujours dans le mme univers, toujours portant la mme tte, les mmes mains
Il ne suffit pas de mourir, limportant est de pouvoir se maintenir dans ltat de mort
(dans locan de la mort42 ) pour viter la renaissance qui obligerait tout recommencer.
Rester dans ltat de mort est un acte difficile, douloureux. Le chemin qui mne de la mort la
Mort est long et semble-t-il infini comme le montre deux exclamations du Contre-Ciel cest
mon ternel cri de mourant (CC 74) et le jour de ma mort est interminable (CC 81). La
terrible dsillusion laquelle doit faire face le pote du Contre-Ciel (comme a d le faire
Daumal) est que la mort nest pas le terme. Elle nest que le dbut de lpreuve. En juin 1928,
Daumal crivait dailleurs Maurice Henry : Illusions, illusions. Je crois que le jour de notre
mort nous aurons une grande dsillusion43 . Cette dsillusion devient parfois rvolte et
amertume comme le montre la sentence du pote son double : tu recommenceras toujours
(CC 71). La qute de la Mort ressemble lpreuve de Sisyphe.
40 CC 73 41 CC 165 42 C II, p84
Le pote face la mort.
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I.4. Une philosophie de la mort inspire du bouddhisme et de
lhindouisme
Daumal sest intress trs jeune aux philosophies orientales. Il a lu de nombreux
textes sacrs dont la Bhagavad-Gta et le Livre des morts tibtains (le Bardo-Thdol) dont il
fit un compte-rendu pour Les Cahiers du Sud en juin 193444. Ds seize ans, il entreprit
lapprentissage du sanscrit afin de pouvoir lire les livres sacrs dans le texte, les traductions ne
lui apparaissant pas fiables. Il crivit de nombreux textes sur lart potique hindou et fit pour
diverses revues des comptes-rendus de nouvelles ditions de textes hindous45. Il entreprit
mme dcrire une grammaire sanscrite qui fait rfrence chez les spcialistes. En 1930, il fit
la connaissance dAlexandre de Salzmann qui lui fit dcouvrir lenseignement de Gurdjieff.
Les surralistes reprochrent beaucoup Daumal son mysticisme oriental. Andr Thirion,
principal instigateur, selon ses propres dires, du "procs" du Grand Jeu, concdait personnalit
et talent Daumal et Roger Gilbert-Lecomte mais se moquait de ce quil appelait leur ct
mystagogue 46.
Il est clair que lon retrouve beaucoup demprunts la philosophie, la mythologie et
la religion hindoues et bouddhistes dans luvre de Daumal. Cest particulirement vrai dans
Le Contre-Ciel, notamment avec limage de la roue des renaissances mais aussi avec limage
du troisime il (lil de la Connaissance dont louverture permet la Libration de la roue et
laccs lAbsolu) et de la Kundalini-yoga (remonte de lnergie vitale le long de la moelle
pinire travers les sept chakras, centre psychiques, jusquau sommet du crne o lme de
43 C I, p.254. 44 PP, p.175-181. 45 Textes repris dans Bharata et Les Pouvoirs de la parole. 46 Andr Thirion, Rvolutionnaires sans rvolution, Paris, Laffont, 1972, p.190.
Le pote face la mort.
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lindividu se fond dans la pure nergie universelle47). Limage du cercle ou de la roue est
fondamentale dans Le Contre-Ciel, elle symbolise la roue du samsra, le cycle ternel des
morts et des renaissances auquel le pote voudrait tant chapper.
Daumal crivait Maurice Henry en juin 1928 (nous lavons dj cit) : je crois la
rincarnation et au statut final-initial 48 mais dans Bharata49, il crira un peu plus tard : le
symbolisme de la mtempsycose nest pris la lettre que par les ignorants
De plus dans le pome Aprs (CC 75), le pote dit quil va renatre avec la mme tte et
les mmes mains ce qui est impensable pour un hindou (on renat dans un autre corps,
homme dune caste plus ou moins leve ou animal selon le poids du Karma). La renaissance
dont parle sans cesse Daumal dans Le Contre-Ciel ne suit pas fidlement le modle hindou de
la mtempsycose et de la roue du samsra mais cette image, qui nest pas un dogme pour lui,
lui permet dexprimer sa conception tragique de lexistence comme cercle vicieux. Le concept
de cercle vicieux est en effet fondamental dans la pense de Daumal, il en parle notamment
dans lasphyxie et lvidence absurde50 , Le Souvenir dterminant51 , Tu tes toujours
tromp et dans le pome Feux volont (CC 89). Pour lui, lexistence humaine est un
cercle vicieux :
Ltre humain est une superposition de cercles vicieux. Le grand secret, cest quil tournent bien deux-mmes. Mais les centres de ces cercles sont eux-mmes sur un cercle ; lhomme sort du dernier pour rentrer dans le premier . (CC 89)
Cest dailleurs au cours de lexprience fondamentale que Daumal en aura la rvlation et
quil crira je ne suis pas autre chose moi-mme quun trs simple cercle vicieux52 .
47 CC 38, CC 155. 48 C I, p.255. 49 p.35 50 EA 51 PP 52 EA, p.53
Le pote face la mort.
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Lhomme erre de cercle en cercle, dans une vie de douleur et dignorance. Seuls les sages, par
une longue ascse, peuvent y chapper pour accder au nirvana. Mme si Daumal ne reprend
jamais ce terme son compte, on peut penser que sa conception de lAbsolu est assez proche
de la conception bouddhiste du nirvana.
Daumal partage galement avec le bouddhisme et lhindouisme la certitude que le moi
est illusoire et que le dsir et lignorance sont causes du cycle des renaissances. Leur dogme
principal est la ngation de lindividualit au profit dune seule ralit universelle,
indtermine et indterminable. La dlivrance (dissolution de la conscience individuelle
rintgre dans la conscience absolue) aura lieu quand lhomme aura compris que son moi est
illusoire et nest quun reflet du Grand Tout. Le corps nest quune prison, une limite
douloureuse.
De mme, Daumal considre que, comme le dit Kathleen Ferrick Rosenblatt la mort
peut constituer un passage un tat suprieur53 . Elle cite le philosophe indien Aruni :
Au moment de la mort, lhomme sabsorbe dans lesprit qui sabsorbe dans le souffle (prana) qui sabsorbe dans la lumire qui va elle-mme sabsorber dans la divinit. Si la Ralit absolue est au-del de lexistence et de la non-existence, alors le passage entre les deux (le moment mme de la mort) est le moment le plus favorable pour apprhender cette Ralit absolue.
Cest en effet dans le monde intermdiaire entre la vie et la mort (lexistence et la non-
existence, ltre et le non-tre) que lhomme a le plus de chance dchapper au cycle des
renaissances. Cest lenseignement que donne le Bardo-Thdol (le livre tibtain des morts ou
livre de la libration-par-lentendement dans lEntre-Deux tel que le traduit Daumal dans
son compte-rendu de ce texte54) et que Daumal reprend son compte dans le Contre-Ciel. Le
Bardo (Bar-do signifie entre-deux) de la mort (il existe six bardos) dure quarante-neuf jours
partir du moment du dcs et offre lhomme diverses occasions de sveiller. Sil russit, il
53 K. Ferrick-Rosenblatt, Ren Daumal, au-del de lhorizon. Paris, Jos Corti, 1992. p.160.
Le pote face la mort.
27
chappe au cycle des renaissances et parvient au nirvana (rappelons-nous que Bouddha signifie
lEveill), sil choue, il devra renatre. Nous aurons loccasion de montrer dans notre
troisime partie que le monde du Contre-Ciel est ce monde intermdiaire.
54 PP, p.175-181.
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II. La mort et le monde du contre-ciel
Un monde illusoire, dsol et malade - Un monde lenvers - Le monde de la nuit - La solitude et le rire
29 La mort et le monde du contre-ciel
II.1. Un monde illusoire, dsol et malade
Le monde o volue le pote du Contre-Ciel est un monde essentiellement illusoire,
faux, trompeur tant au niveau du macrocosme que du microcosme (lindividu, le pote lui-
mme).
Les mots qui suggrent lillusion, quelle soit visuelle (reflets, miroirs) ou auditive
(chos) sont nombreux. Le monde nest quun monstrueux fantme , un mauvais dcor de
thtre sur la scne duquel sagitent des pantins. Les palais sont des chteaux de cartes et
les maisons des carcasses de pltre . Les manges (images de la roue du samsra) sont en
pltre dor (CC 132). Cest un dcor tape lil, dcor de toc. Cest un monde de surface, un
dcor de faade o tout nest quartifice. Le cosmos est la mme image, le soleil est vide, le
ciel et le jour menteurs.(CC 141)
Les tres sont pas plus rels. Les termes qui suggrent lillusion individuelle sont
lgions : fantmes, bulles, doubles, statues, fumes, ombres. Ce monde est peupl de
poupe de pltre (CC 146), de sirnes la poitrine creuse (CC 132), de chimres
de carton peint , femmes mcaniques aux doigts de pltre, au bras et la bouche de carton
(CC 110-111). Les tres ne sont que des bulles issues de la Grande Mer, la grande matrice et
ces bulles ont la vanit de croire quelles ont une individualit, une ralit. Les corps ne sont
que des statues creuses (CC 165-168), des mannequins de pltre qui pu le moisi (CC
105)
Le pote choue dans sa qute de labsolu parce quil narrive pas comprendre que ce
quil voit nest quillusion, maya, parce quil se laisse prendre au pige des apparences. Il se
prcipite vers des reflets dabsolu, vers des fumes femelles, les rdeuses quun vrai regard
30 La mort et le monde du contre-ciel
dissipe (CC 64)55, reflets menteurs de la Mort. Mais parfois aussi, le pote ralise que son
individualit nest quillusion et dcide d assassiner les larves-reflets de [lui]-mme (CC
80). Il sadresse alors avec supriorit aux autres hommes en les nommant messieurs de la
fume et de lombre (CC 63). La seule faon daccder la Ralit, lAbsolu, est de
raliser que le monde phnomnal nest quillusion, projection de la conscience individuelle
elle aussi illusoire. Laccs la Ralit, qui est lenvers du dcor, qui est de lautre ct du
miroir, passe par la ngation du monde phnomnal et de lindividualit.
Le monde du Contre-Ciel nous prsente un paysage dsol, dsertique
Il ny avait rien, rien que la poussire des routes, rien que les routes de misre, rien que des reines mortes cloues des poutres
des dsert oscillaient sous mes pas (CC 122)
La pesanteur est telle quelle crase au sol les tres vivants, empchant tout espoir
symbolique dascension, dlvation vers lAbsolu. Les pieds des hommes sont souds la
terre (CC 66), les animaux sont crass au sol et les ailes des oiseaux deviennent de glaise et
les empchent de voler (CC 149). Les tres se transforment en arbres56 qui se transforment en
pierres :
Mais jai tari la pluie et le bois se fait pierre, les feuilles se font poussire, mon peuple minral poudre les grandes routes
et se rend tout entier la boue, ds le soir. (CC 76)
55 Voir aussi CC 80 : des fumes de toi-mme sont venues 56 ses orteils lancrent au sol./ses pieds sont les racines et ses poumons les branches / dune fort de famine (CC 76)
31 La mort et le monde du contre-ciel
Les tres comme le cosmos sont en tat de minralisation, les hommes deviennent pierres57, les
nuages se minralisent et tombent du ciel (CC 172). Leau et la terre se mlent pour devenir
des marcages, des sables mouvants o les tres senlisent pour pourrir avant de renatre (CC
147-148).
Tous les lments se figent, glent : les sources (CC 106), lair (CC 93), le jour (CC
134) et mme les flammes des bougies qui se figent en fleurs blanches , fleurs de glace (CC
119).
Le pote nchappe pas ce traitement, ses poings deviennent des pierres (CC 138), des
boulets entravent ses pas (CC 147), son sang solidifi ne coule plus dans ses veines (CC 143)
et ses larmes se figent sous ses yeux (CC 106).
Mais tout cela est de sa faute, il le dit lui-mme, il a chass toute vie de son royaume
(CC 77) et ce royaume cest le monde mais cest aussi son corps selon lanalogie macrocosme-
microcosme sur laquelle nous reviendrons plus tard.
Ce monde est un monde essentiellement minral, pesant, fig. Cest un monde
fondamentalement terrestre et lourd comme lindique son nom : le contre-ciel cest la terre et
mme lintrieur de la terre, ses entrailles. Dans ce monde dsol et dsertique, la vie est fige,
immobile58. Ce monde o lon senlise ne permet aucune lvation, aucune rdemption, il est
bien loin du ciel, bien loin du salut. Cest le monde de la chute, des enfers.
Les tres y sont peine vivants. Ils sont soit presque minraux, soit dmembrs ou en
tat de putrfaction. Ils ne sont ni vraiment vivants ni vraiment morts mais dans un entre-deux
57 voir CC 107 et Mugle p.28 58 Mme les vagues sont immobiles (CC 69)
32 La mort et le monde du contre-ciel
o rgne ltat de pourriture : Votre langue est pourrie et votre souffle froid (CC 65). Le
pote lui-mme se dcompose : Dans la baraque, elle pourrit, la loque / o ma vie palpitait
jadis (CC 57) ; Et maintenant jai dpouill la pourriture, / et tout blanc je viens en toi, / ma
peau nouvelle de fantme / frissonne dj dans ton air (CC 57), la pourriture est dans mon
souffle (CC 82). La pourriture qui provoque lhorreur et la terreur des vivants est finalement
bnfique puisquelle libre du corps mais malheureusement ce nest que provisoire car
comme nous lavons dj dit la mort est toujours suivie dune renaissance.
La pourriture atteint galement le cosmos (lanalogie microcosme-macrocosme se
poursuit). Le monde est malade, incapable de donner vie :
Tous les germes taient morts, morts dans leur descendance, lcorce tait le tombeau de la graine, la montagne achevait de saigner,
et la terre du sang tait pierre. (CC 94)
Il est lui-mme au bord de lagonie. Le pote annonce et souhaite sa mort :
[] le souffle faible de ce monde, le mourant ! car il agonise dans les trompettes, les pluies battantes, et quil crve, le gant faible, monde vieillard qui spoumone
dans le feu ple aurolant ta tte (CC 67)
Ce monde mort, mort-n, o toute vie avorte, o des tres pourrissent et o mme lespace et
le temps meurent (CC 66) nest-il pas le royaume de la mort ?
Silencieusement nat un triste royaume de croulements sans bruit et dagonies, toute une humanit de cadavres mobiles
dans la facilit dsolante de mort (CC 165)
Ce monde pourrit, se dcompose, se dissout comme atteint par une lpre inexorable
mais il contient en germe un contre-monde (CC 92), monde de lAbsolu auquel aspire le pote,
33 La mort et le monde du contre-ciel
monde oppos ce monde illusoire et malade, monde o toutes les contradictions seront
abolies et o la conscience individuelle se fondra dans la conscience universelle (il sagit du
monde dfini par Breton dans le Second manifeste du surralisme comme ce point de lesprit
do la vie et la mort, le rel et limaginaire, le pass et le futur, le communicable et
lincommunicable, le haut et le bas cessent dtre perus contradictoirement 59 )
Ainsi le monde malade du contre-ciel se dsagrge selon la premire phase du processus
alchimique (la dissolution des lments) pour renatre en un contre-monde, sorte de pierre
philosophale, monde pur et transcendant. Cest pour cela que le pote appelle sa destruction
par le feu ou par leau. A la fin de la Cavalcade (CC 110-111), le dluge se produit mais
sous la forme ironique dun flot de bire aigrie et deau de vaisselle . La phase finale est
encore bien loin.
II.2. Un monde lenvers
Le monde du Contre-Ciel est une sorte de monde intermdiaire entre le monde des
vivants, la surface terrestre, et le monde de la Mort, le contre-monde. Mme si ce monde est
illusoire, comme le monde des vivants dailleurs, il est une annonce du contre-monde quil
contient en lui.
Ce monde dillusion est reni, comme le dit Phil Powrie, par un systmatique
renversement de valeur60 : le soleil aplati se glisse dans la main du pote (CC 97) ou se
59 Andr Breton, Second manifeste du surralisme. Paris, Gallimard. 1988. Pliade , t.1, p.781. 60 Phil Powrie, op cit., p.59.
34 La mort et le monde du contre-ciel
trane dans la poussire des routes (CC 112) ; un taureau se retrouve rduit la taille dune
souris (CC 118). Ce monde aux cieux liquides (CC 134) et aux pierres ariennes (CC
141) est peupl de poisson clestes et d oiseaux rampeurs (CC 151).
Mais on peut aussi voir dans cette association de termes antonymes une amorce de
rsolutions des contraires, une approche du contre-monde o tous les opposs seront
rconcilis comme peut nous le laisser entendre cette description du Contre-Ciel par le pote :
dans cette nuit polaire aussi blanche que noire,
dans ce cur dvast aussi bien feu que glace (CC 79) Ce monde, en effet, laisse parfois deviner le contre-monde qui se profile derrire lui mais
comment dire ce monde ineffable, comment dire ce qui est au-del des catgories langagires
humaines, ce qui dpasse le langage et lentendement ? Comment dterminer
lindterminable ?
Daumal tente de remdier ce problme par lemploi dun certain nombre de formules
que nous allons tenter dexpliciter. Il qualifie et dcrit essentiellement par propositions
ngatives car comment approcher linconcevable sinon en disant quil nest pas ? Daumal se
rattache ainsi la thologie ngative, il emprunte une dmarche apophatique cest--dire quil
tente de cerner au plus prs une transcendance, un principe suprieur travers des propositions
ngatives. Si lon ne peut pas dire ce quest lAbsolu, on peut dire ce quil nest pas. La
prposition sans joue ce rle de description ngative notamment en ce qui concerne la
Mort-femme comme dans les propositions lendormeuse sans sommeil (CC 63), la
mangeuse sans repos et la nageuse sans repos (CC 68) ou encore Mre des formes,
sans formes ! (CC 80). De mme, le monde du contre-ciel est dcrit par les propositions
suivantes dans Le Grand Jour des morts (CC 58) : les caveaux sans espoir , le palais
35 La mort et le monde du contre-ciel
sans portes , le pays sans nuits , le pays sans silence , pays sans repos ou il est
encore dit :
ni blanc ni noir, ni feu ni glace
ni grain de plomb ni pur espace (CC 79)
Daumal emploie galement beaucoup de termes dnotant linversion, lopposition
comme : lanti-roi , lanti-moi de lautre face (CC 76), lAutre Roi (CC 77), les
grands anti-soleils noirs (CC 90) ou celui qui rit loppos (CC 77) , elle rgne
lenvers (CC 77), cest la Mre qui rgne linverse du jour (CC 77).
Ne pouvant dcrire directement ce quil voit ou pressent (parce que cest au-del des mots), le
pote est oblig de faire des dtours pour cerner au plus prs par des propositions
oppositionnelles ou ngatives ce quil veut exprimer.
De mme, il ne peut tenter de dfinir le Grand principe suprieur, Dieu de toutes les
contradictions rsolues entre quatre lvres (CC 89), que par des formules paradoxales
empruntes la tradition mystique comme Dieu blanc-noir (CC 89) ou la formule sanscrite
Lui-mme-non-ce-nest-pas-lui (CC 97). Daumal le dit, lAbsolu nest Rien-de-tout-
cela , il est indterminable, on ne peut lapprocher que par ce quIl nest pas.
Dans Le serment de fidlit , le pote dit la Mort son amante inaccessible Tu nes rien
de Ce que tu pourrais tre et sen rjouit car chappant toute dtermination, Elle est une des
formes de lAbsolu. Si Elle sincarnait, elle dchoirait en prenant une dtermination, une
forme, limite douloureuse.
Le contre-ciel cest Le monde lenvers o vont les morts et les rveurs selon les
croyance primitives, cest le moule en creux de ce monde 61. Cest ce que Roger Gilbert-
36 La mort et le monde du contre-ciel
Lecomte appelait, lui monde-en-creux, monde reflet 62. Il sagit certes dun monde illusoire
et faux puisque dtermin, spar mais il est une tape ncessaire avant daccder au contre-
monde, monde absolu qua parfois entrevu Daumal pendant lexprience fondamentale avant
de le perdre. On pourrait dire quil existe trois mondes : le monde que nous connaissons, la
Terre, monde des vivants ; le contre-ciel, monde sous la terre des morts-vivant ( nous en
reparlerons dans la partie suivante) et enfin le contre-monde, monde de la Mort, de lAbsolu.
Les deux premiers mondes fonctionnent en quelque sorte en circuit clos tel un cercle vicieux,
on passe de lun lautre, de la (re)naissance la mort. Les plus sages accdent la dlivrance
et au contre-monde, librs du cercle vicieux du samsra comme voudrait tant ltre le pote
du Contre-Ciel.
II.3. Le monde de la nuit
1. La nuit mtaphore de la mort
La deuxime partie de la premire version du Contre-Ciel sintitule lennemi du jour
et a, comme son nom lindique, pour thmes principaux la nuit, la lumire et leur opposition.
Le pote y insulte le soleil, le jour et la lumire quil accuse essentiellement dtre faux et
gnrateurs dillusions :
soleil vide, lumire imbcile, non, tu nclaires rien (CC 141) si jouvre les yeux ce nest pas pour te voir, jour fauss, ciel borgne (CC 143)
61 La pataphysique et la rvlation du rire , EA, p.22.
37 La mort et le monde du contre-ciel
Le jour est trompeur et inutile car il illumine le monde phnomnal et fait croire aux hommes
que ce quils voient est rel. Il ne rvle quun monde des apparences. Cest une clart
extrieure qui nclaire rien sinon lillusoire. Cest une lumire immanente (CC 92) bien loin
de la lumire transcendante de la rvlation de Dieu, une lumire qui loigne de la Vrit car
elle est un voile noir 63.
Le pote appelle mme la chute du roi Soleil, symbole de cette lumire immanente et
trompeuse : ne parlez plus de votre roi, lancien soleil, laissez-le se coucher et steindre en
boue noire (CC 65). Dans le pome la rvolution en t (CC 112), le pote voque la
chute du tyran soleil renvers par ses esclaves, les hommes, au cours dune clipse. Le mot
rvolution est bien sr prendre dans les deux sens du terme. A la fin, dchu, le soleil
pansu se trane dans la poussire des routes (CC 112). Mais les hommes ne sont pas dlivrs
pour autant, ils ne sont que des cadavres. Dans un autre pome, il est dit que les soleils sont
les petits allis des hommes (CC 90). On peut comprendre cette phrase dans le sens o le
soleil est lalli de lhomme dans sa vie de tous les jours : il lui permet de voir, de vivre
normalement, de cultiver etc. En ce sens, le soleil est un faux alli puisquil enfonce lhomme
dans la vie quotidienne et mcanique en lui cachant lessentiel, cest--dire la qute de
lAbsolu, pour ne lui faire voir que le monde phnomnal.
Si le jour et la lumire sont lis au mensonge et lillusion, linverse la nuit, pour le
pote du Contre-Ciel, est synonyme de vrit. Opposs aux soleils trompeurs, il existe
heureusement de grands anti-soleils noirs, puits de vrit (CC 90). La Vrit, en effet nest
pas dans ce monde- ci. Pour chapper au soleil du malheur (CC 148), au monstre jour
(CC 136), le pote va se cacher dans les nuits, dans les ventres dombre nue (CC 136). La
62 Roger Gilbert-Lecomte, uvres compltes I, prose, p.55.
38 La mort et le monde du contre-ciel
nuit est un refuge o se cacher du jour ennemi, o se protger de lillusion. Cest un ventre
maternel et accueillant, le retour la vie prnatale o tout tait encore indiffrenci. La nuit est
le Grand Tout originel, la matrice primordiale do tout est sorti. Elle est lie au chaos, ou elle
est une figure du chaos qui contient tout, o rien nest dtermin, spar, o il ny a ni reflets
ni ombres, illusions gnres par la lumire trompeuse. La nuit est le principe premier do
tout vient, o tout retourne et o le pote aspire se perdre.
La nuit, cest aussi le sommeil et celui-ci est une euphmisation de la mort. Rappelons
nous que tous ces principes sont lis dans la mythologie grecque : le Sommeil, Hypnos, est le
frre de la Mort, Thanatos, et tous deux sont les fils de la Nuit, Nyx, elle-mme fille du Chaos,
vide originel o tous les lments taient encore mls, indtermins.
La nuit, mort du jour et mre du jour (et donc lie au cercle vicieux ) est lie la Mort dont
elle est une annonce, une mtaphore. Cest une anticipation de la Mort et du contre-monde o
la conscience individuelle, enfin libre, rejoindra le Grand Tout indiffrenci. Ainsi, selon le
mme schma invers que pour la Mort et la vie, la nuit, pour le pote du Contre-ciel, est la
vritable lumire, et la lumire du jour nest que la nuit de lme. La nuit, cest la mort, la
Mort tant dsire parce que porte vers lAbsolu. Voil pourquoi les hommes rvent de nuit
ternelle (CC 148 ). La nuit est la vraie lumire comme la Mort est la vraie vie. Symboles de
la Vrit de Dieu, la Lumire des lumires et la nuit squivalent dans la plus importante des
conjonctions dopposs. Comme lAbsolu, elle est alors ineffable : la nuit de vrit nous
coupe la parole (CC 67) et il est extrmement difficile de latteindre car la vritable nuit est
dans le cur des fleurs, / de grandes fleurs noires qui ne souvrent pas (CC 142). La
traverse de la nuit, comme celle de la mort, est une preuve initiatique laquelle doit se
63 Tu tes toujours tromp, p.46.
39 La mort et le monde du contre-ciel
soumettre le pote pour atteindre la vrit : Javance dans le cur de la nuit, la nuit vritable
sans espoir de soleil, car le but infiniment loin est au cur de la nuit 64.
A linverse, le jour cest la vie illusoire, la renaissance, cest le mensonge car il fait croire
lindividualit des tres et des choses, il fait prendre aux ignorants les apparences pour la
ralit.
2. Un monde souterrain
Le contre-ciel, comme son nom lindique, est un monde loppos du ciel, sous la
terre. Cest une ville sans ciel (CC 69) comme nous le montrent les nombreuses images
lies aux souterrains : caves (CC 58-59, 113-114, 145, 165), tombeau (CC 71, 91, 165),
cavernes (CC 94, 96), lacs souterrains (CC 60), villes souterraines (CC 132),
puits (CC 58, 90, 103). Comme le dit Phil Powrie65, ce monde est un tombeau o gt
lhomme qui doit renatre . Cest une sorte de prison souterraine sans sortie donc sans
possibilit dlvation, daccs au ciel. Cest le monde souterrain des enfers o ltre attend sa
renaissance et o il retourne aprs chaque mort. Mais, comme le dit J.M. Agasse66, ce voyage
au centre de la terre demeure, de laveu mme des alchimistes, la seule faon davoir accs au
ciel . Cette descente aux enfers est une initiation mais le pote du Contre-Ciel nen attend pas
une renaissance, comme cest gnralement le cas dans les rites initiatiques, il espre au
contraire trouver la porte qui mne la Mort, lAbsolu. Tel Orphe, il descend sous la terre
la recherche de son Eurydice qui nest autre que la Mort ou la Connaissance.
64 Tu tes toujours tromp, p.46. 65 Phil Powrie, op.cit., p.59 66 J.M. Agasse, Lunivers potique de Ren Daumal ou la rintgration , Ren Daumal ou le retour soi.
Paris, lOriginel, 1981, p.139.
40 La mort et le monde du contre-ciel
Les cavernes, les caves sont des cavits maternelles o le pote va chercher refuge mais
ce quil recherche, ce nest pas le mre gnitrice, cest la mre originelle, le retour lobscurit
de la vie prnatale. La caverne reprsente bien ici labri absolu, le retour au sein maternel, le
refus de la (re)naissance, le plongeon dans lombre et le monde obscur de lindfini et de
lincr.
Ce monde souterrain, ce tombeau, cest aussi, toujours selon lanalogie macrocosme-
microcosme, le corps du pote. Le corps, nous lavons vu, est considr par Daumal comme
une limite douloureuse et absurde. Dans Le Contre-Ciel, il est considr comme une prison
(CC 59), un tombeau mouvant (CC 93), un cube sans portes (CC 155). Dans le pome
Le grand jour des morts , le pote dclare explicitement que le royaume souterrain dont il
parle dans Le Contre-Ciel nest autre que son corps : ce nest pas un pays, cest moi-mme /
cousu dans mon sac (CC 59). Cette conception se trouvait dj chez Platon et dans
lhindouisme.
Pour Carl Gustav Jung67, la caverne reprsente les tnbres et lisolement de
linconscient . Ainsi, la descente du pote dans les cavernes, au plus profond de la terre, est
aussi et surtout une descente en soi-mme travers les couches inconscientes de la psych la
recherche du soi, principe absolu o conscience et inconscient seront runis en correspondance
avec la Ralit absolue. La caverne est, en effet, le lieu qui symbolise le mieux le centre
spirituel du monde et de lhomme. La plus terrible des descentes aux enfers est sans doute la
descente en soi-mme la recherche de sa propre ralit et totalit afin de raliser lunion-
fusion avec lAbsolu.
67 C.G. Jung, Psychologie et alchimie. Paris, Buchet/Chastel, 1970, p.201.
41 La mort et le monde du contre-ciel
II.4. La solitude et le rire
Mais le pote est seul, seul dans sa descente aux enfers, seul sur le chemin de la Mort
dans ce pays dsol o les tres sont de pierres ou des fantmes. Cette solitude lui pse et il la
ressent douloureusement :
personne nentend, personne, personne ne tend le main [] personne ne vient, personne ne pleure sauf toujours le mme, la terreur
Toute tentative de communication est vaine, personne nest l pour lcouter ni mme
lentendre. Les autres ne sont que des fantmes ou des cadavres, des esclaves enchans au
monde des apparences et incapables de pressentir le contre-monde, cest comme sils
nexistaient pas :
Oh ! Vous nentendez pas, Vous nexistez pas, Je suis seul mourir (CC 74)
Trois pomes de la premire version du Contre-Ciel68 font allusion la perte dun ami
et la tristesse et la solitude qui sensuit pour le pote. Le pote se sent abandonn par cet
ami dans sa terrible preuve initiatique pour accder au contre-monde. On peut tablir un
rapport entre ces pomes et la vie de Daumal. Cet ami perdu pourrait alors tre soit Robert
Meyrat soit Roger Gilbert-Lecomte. Meyrat tait lun des quatre phrres simplistes avec
Ren Daumal, Roger Vailland et Roger Gilbert-Lecomte. Ils staient connus au lyce Reims
et avaient form une sorte de confrrie secrte attire par les exprimentations
parapsychiques : vision extra-rtinienne, hypnotisme, exprience du double astral.
42 La mort et le monde du contre-ciel
Robert Meyrat tait le plus dou des quatre phrres en ce qui concerne le double astral,
exprience qui lui tenait particulirement cur. Il quittait son corps pour rencontrer le double
de Daumal et errer avec lui dans la ville mystrieuse dont nous parlerons bientt et qui nest
autre que ce monde du contre-ciel69. Mais un jour, vers 1927, il a cess de venir et, sans
explications, sest loign de ses amis Simplistes la grande incomprhension et douleur de
ceux-ci. Daumal vcut mal cette dsaffection, dautant plus que Meyrat tait son meilleur
compagnon dans ses errances dans cette ville mystrieuse. De plus, la consolatrice (nomm
ainsi par drision) du pome du mme nom (CC 119) a la place des dents des morceaux de
chair rouge qui nous font songer aux gencives saignantes70 que Meyrat samusait
montrer ses camarades pour les effrayer.
Nous pouvons aussi penser que cet ami perdu est Roger Gilbert-Lecomte, ce grand ami
qui lui aussi avait vcu lexprience fondamentale et savait donc de quoi parlait Daumal71
Celui-ci crivait en effet Gilbert-Lecomte en octobre 1927 une lettre o il se plaignait de son
indiffrence son gard :
Et toi, toi qui ma voulu mage ou ange, quand je vais vers toi je ne trouve que les papiers huils de la nuit, les trous dombre sur les chemins. [] Je ne ten aimerais pas moins si je devais ne pas tre attrist de ta fuite72.
Mais il est plus probable encore que cet ami du Contre-Ciel fasse la fois la fois rfrence
Robert Meyrat et Roger Gilbert-Lecomte. Ces trois pomes ont fort bien pu tre crit vers
1927, cette poque o Daumal se sentait abandonn de ses amis, vivait douloureusement
lloignement des phrres Simplistes (lui-mme et Vailland suivaient hypokhgne Paris alors
68 La consolatrice CC 119, Labandon CC 122 et Lautre abandon CC 124 69 voir Nerval le nyctalope , EA p.39-41. 70 Id., p.41. 71 EA, p.55. 72 C I, p.197.
43 La mort et le monde du contre-ciel
que Meyrat et Lecomte demeuraient Reims), dsesprait de voir un jour paratre la revue du
groupe.
Mais cette solitude est sans doute ncessaire car linitiation se droule en chacun, le
pote doit suivre seul son chemin et trouver seul, en lui-mme, son tre propre pour trouver
labsolu. Cest un travail sur soi, en soi, qui ncessite lisolement.
De toutes faons, quand le pote nest pas seul soit il ne rencontre que des fantmes
pitoyables, soit il est lobjet de moqueries, de drisions cosmiques qui le renvoient son
propre nant, son inexistence. Cest effectivement un rire du cosmos entier, le rire de tous les
lments qui semblent se moquer du pote : lespace crie et rit de solitude (CC 142).
Le silence est tiss de rire muets (CC 61).et les escaliers interminables de la ville
mystrieuse aspirent les pas de leur ricanement (CC 115). Les animaux, la mort, le soleil,
les cadavres, tous ponctuent de leurs rires les tentatives et les checs du pote. Ce sont des
rires sarcastiques, moqueurs, tueurs ( le crne fendu dun seul coup de votre rire , CC 105).
Cest un rire omniprsent, gnral, qui semble poursuivre le pote o quil aille, rire dun
monde hostile et cruel qui le renvoie sa solitude, son nant et qui dchire ses espoirs. Une
Vnus qui rappelle la Vnus Anadyomne de Rimbaud73 raille lespoir de ses dents gtes
(CC 172). Le pote semble tre un objet de divertissement pour ce cosmos cruel. Il semble
aussi y avoir de la part du pote une sorte de paranoa semblable celle qui faisait dire
Nerval dans Aurlia on semblait autour de moi me railler de mon impuissance .
Apprciation que Daumal reprend son compte dans Nerval le nyctalope 74.
73 Arthur Rimbaud, Posies, Paris, Flammarion, 1989, p.82. 74 EA, p.44.
44 La mort et le monde du contre-ciel
Mais le rire, parfois, peut tre du ct des hommes, du ct du pote. Cest un rire qui
clate dans leurs ttes sonores (CC 66), un rire qui cre des toiles nouvelles, / que nous
ne verrons pas (CC 66). Cest un rire sans joie, sans gaiet, rire sardonique, de folie, de
dsespoir face labsurde dualit du monde, au scandale de la conscience individuelle spare
de la conscience absolue. Dans La pataphysique et la rvlation du rire 75, Daumal qualifie
ce rire de rire pataphysique et le dfinit comme une gifle dabsolu , une vague
dangoisse et damour panique .Cest un rire de divorce davec le monde, de refus, de rejet.
Cest la conscience vive dune dualit absurde et qui crve les yeux ( EA 20), la seule
expression humaine du dsespoir (EA 20).Ce rire a un rle librateur, cathartique. Cest la
seule raction valable face la rvlation de labsurde. Dans Lasphyxie et lvidence
absurde , Daumal dit que la vision de labsurde, la rvlation de lexprience fondamentale
provoque un rire atroce 76. Ce rire est une tentative dexplosion, de dissolution dans le
chaos mais la peau, ce sac lastique rduit lexplosion une secousse de rire77. Cest
lexpression dune suprme lucidit quant la condition humaine. Cest un rire dvastateur et
ngateur qui rejette lillusion de la multiplicit, cest la seule expression humaine de
lidentit des contraires (EA 20).
75 EA, p.19-29. 76 Id., p.55. 77 La pataphysique et la rvlation du rire , EA p.19-20.
45
III. Le double, la femme et la mort
Le double - Les figures fminines de la mort
46 Le double, la femme et la mort
III.1. Le double
Comme nous en avons parl prcdemment, le double est pour Daumal une exprience
vcue. Ainsi quil le raconte dans Nerval le nyctalope , il pouvait sortir de son corps
endormi et devenu tranger lui-mme et se dplacer librement. Cette exprience dangereuse,
quil appelle jeu de mort (EA 40) entrane une division de la personnalit : je marchais, et
immobile, je me voyais en mme temps marcher (EA 40). L'individu est la fois objet et
sujet et l'on peut se demander qui marche et qui voit (ce que se demandait sans doute
galement Daumal). L'individu lui-mme ne sait plus gure o et qui il est. Le danger le plus
grand est que la dissociation entre l'individu et son corps astral se fasse totale et dfinitive.
Michel Random78 rapporte qu'un jour Daumal dit Monny de Boully (camarade du Grand jeu)
qu' la suite d'une exprience de ddoublement il s'aperut qu'il ne pouvait plus rintgrer son
corps :
Sa conscience tait extraordinairement lucide, il raisonnait absolument comme s'il avait t veill, en mme temps cet tat de dissolution provoquait en lui une frayeur insurmontable car il savait que l'heure n'tait pas venue. La vision simultane du double et du corps, du plan visible et de l'invisible et la permanence de la conscience non libre c'est donc cela l'enfer .
Cet enfer est celui vcu par le pote du Contre-Ciel qui se retrouve sans cesse face
son double : enfer de la dualit, de la multiplicit, du moi fragment et doublement spar du
Grand Tout.
D'un autre ct, Daumal a toujours paru avoir besoin d'un alter ego, d'une sorte de
double, d'un matre, d'un compagnon, sans doute pour l'appuyer dans sa terrible descente aux
78 Michel Random, Le Grand Jeu, t.1. Paris, Denol, 1970. P.130.
47 Le double, la femme et la mort
enfers. Ce furent d'abord Meyrat et Gilbert-Lecomte79 puis Alexandre de Salzmann. Dans ses
rcits, Mugle, La Grande Beuverie, Le Mont Analogue, on retrouve toujours un couple form
par le narrateur et un homme plus g, plus expriment et plus sage.
Le thme du double et de la multiplicit se retrouve galement dans les pomes de
Daumal, nous allons tenter de comprendre ce que le double peut reprsenter, symboliser,
exprimer, non seulement pour Daumal mais aussi plus globalement.
Le double est un mythe cr par l'homme primitif pour chapper l'angoisse du nant
de la mort. Il avait originellement pour fonction de nier la mort en garantissant la survie du
Moi, de l'individualit aprs la mort corporelle80. L'ombre, le reflet, le double sont les formes
primitives de l'me (qui n'en est que l'amlioration intriorise) immortelle oppose au corps
mortel. Dans Le Contre-Ciel, ce ne sont que des illusions malfiques puisqu'impliquant la
multiplication de l'individualit.
Le double est galement le rvlateur de l'individualit et de son absurdit. C'est
travers son double que l'homme, selon Edgar Morin81, dcouvre son existence individuelle,
permanente, ses contours, ses formes, sa ralit, il se voit "objectivement" . C'est lui (l'ombre,
le reflet) qui fait prendre conscience l'homme de son individualit, de son existence spare,
or, la prise de conscience de l'individualit entrane l'angoisse de sa perte donc la peur de la
mort :
En effet l'homme va mettre dans son double toute la force potentielle de son affirmation individuelle. C'est le double qui dtient le pouvoir magique; c'est le double qui est immortel [...].
79 voir les pomes "la Consolatrice", "l'abandon" et "l'autre abandon". Cet ami perdu est aussi le double disparu. 80 voir Otto Rank, Don Juan et le double et Edgar Morin, LHomme et la mort. 81 Edgar Morin, op. cit., p.113.
48 Le double, la femme et la mort
Etre magique, tre absolument objectif, tre absolument subjectif, on dirait presque transcendant, le double "possde" l'individu. Et ce double, c'est son individualit triomphant de la vie et la mort, son individualit encore trop grande pour lui82
Le double c'est l'individualit personnifie et immortelle, c'est la permanence de
l'individualit. Si, pour les hommes, le double est un espoir, une consolation, pour Daumal et
le pote du Contre-Ciel, c'est l'obstacle majeur abattre pour mourir. A l'oppos des hommes
pour qui la perte de l'individualit, le nant, est la pire angoisse, Daumal aspire la Mort, au
nant, l'anantissement de sa conscience individuelle dans le Grand Tout. C'est le double
investi du rle de prserver l'individualit qui provoque la renaissance et fait tourner la roue
perptuellement. Voil pourquoi, dans Le Contre-Ciel, une lutte mort s'engage entre le pote
(qui veut mourir) et son double (qui refuse son anantissement et n'est autre que l'instinct de
survie du pote) qui veut lui drober sa mort.
Le double, symbole de la dualit, a une fonction ngative dans Le Contre-Ciel puisqu'il
signifie la multiplicit oppose l'Unit primordiale. Souvenons nous de ce que Daumal
crivait Maurice Henry en aot 1930 :
Si je consens employer le mot "Dieu" pour dire :
l'Unit ou plutt:
ce qui n'est pas plusieurs,
ce qui n'est pas DEUX
[...] le diable, ce serait la multiplicit, le divers, la dualit, et ce qui aboutit la sparation entre objets83 .
Le double est un reflet du monde phnomnal, une illusion comme le montrent tous ses
corollaires : fantmes, bulles, reflets, ombres, statues. Il est malfique parce qu'il empche
82 ibid. 83 C II, p.129.
49 Le double, la femme et la mort
l'unit en soi, parce qu'il reprsente la dispersion du moi, la dualit alinante. Il fragmente ou
multiplie, en tous cas il s'oppose l'unit ncessaire pour atteindre l'Unique, l'Absolu.
Avoir un double, un reflet, c'est tre la fois objet et sujet, c'est tre duel et cela est
inacceptable, absurde pour Daumal. Le double, la fois soi-mme et autre, identique et
diffrent, va entraner la confusion dans l'esprit du pote et l'empcher de trouver son propre
centre, son soi. Analogiquement, il va l'empcher de trouver le centre du labyrinthe puisqu'il
sera en plusieurs endroits la fois, ici et l, jusqu' ce qu'il ne sache plus s'il est le double ou
l'original :
Je vis et je vais m'interrogeant de la vie,
et l'image mconnaissable de moi-mme
[...] o suis-je ?
(Non, non ce n'est pas une devinette,
hlas ce n'est pas une devinette,
que ce soit ici ou ailleurs,
je ne me reconnais plus.)
[...]
Une voix dit : o suis-je ? Qui suis-je ?
Est-ce ma voix dans ce dsert ? (CC 139)
Le pote va tenter de surmonter la dualit alinante soit par le meurtre soit par la
fusion. Le Contre-Ciel fourmille de scnes o le double tente d'assassiner le pote et vice-
versa.
Toi qui t'es oubli dans ce tombeau mouvant,
c'est moi que je parle et mon double me tue (CC 93)
et me voici devant mon couteau, mon regard
dans le miroir au coin de la rue,
devant l'assassin mon double (CC 174)
50 Le double, la femme et la mort
Mais, ces meurtres-suicides sont inefficaces et ne servent qu' donner un nouveau tour de roue.
La mort de la conscience individuelle ne peut s'obtenir que par la volont et l'ascse. Le pote
et son double renaissent toujours et leur lutte continue.
De toutes faons, si le pote russissait tuer son double il serait amput d'une partie
de lui-mme, il ne serait pas Un. La solution consiste plutt tenter de fusionner avec le
double pour recrer l'unit primordiale en soi et ainsi rintgrer l'Absolu. Cette fusion semble
un instant atteinte dans le pome Brve rvlation sur la mort et le chaos (CC 93) :
Lorsque le ciel sera ml l'ocan,
le sel dans l'eau partout sans membres distingus
et sans cur et sans nom, tendu - est-ce moi ?
est-ce toi, la bulle l'air rendue sans sa peau d'argent ?
Une voix dernire, la ntre,
pour vider toutes les larmes d'un seul coup,
et ni toi ni moi, attention :
LA BOUCHE AURA MANGE L'OREILLE, LA VOIX VERRA.
Le pote aperoit un instant (ce n'est qu'une "brve" rvlation, comme l'a t celle de
l'vidence absurde) l'Absolu indiffrenci : les lments sont mls, le ciel et l'ocan sont
rconcilis, tout est indtermin (sans nom). On ne distingue plus le toi du moi runis en une
seule voix, l'individualit est abolie (elle tait la peau d'argent qui empchait l'tre de rejoindre
le cosmos). L'Absolu c'est cela, le chaos o tous les contraires sont rconcilis, o les sens sont
sans distinction. Malheureusement, ce retour au Grand Tout indtermin est relgu au futur.
Dans Mugle, le vieux Mugle est explicitement le double du narrateur : leurs mains ne
forment plus qu'un bloc de chair qui souffre (M 35), les mains du vieux Mugle et les
miennes taient runies en une seule sphre de pur diamant (M 25). La sphre et le diamant
sont des symboles de la totalit et de l'Absolu, malheureusement seules leurs mains, symboles
51 Le double, la femme et la mort
de lcriture, sont runies. Tous deux sont lis par une amiti intense mais celle-ci est
considre comme nfaste car elle s'interpose entre eux. Elle les accompagne, elle ne les runit
pas en un seul mais fait qu'ils sont trois84. Elle rvle et entretient leur altrit, leur dualit en
faisant de chacun d'eux la fois un sujet (j'aime l'autre) et un objet (je suis aim par l'autre). Ils
vont alors vouloir dtruire leur amiti, ce beau dmon . Mais l'union n'est pas pour autant
faite et la confusion s'installe :
Quel est donc cet affreux jeu de cache-cache o l'on vient se dissimuler jusque dans les recoins de moi-mme pour chapper mes propres yeux? Dans la nuit, un autre lutte avec moi et avec lui-mme (M 44)
Pour transcender la dualit ils vont avoir recours au meurtre. Mugle tente plusieurs reprises
d'trangler le narrateur (et vice-versa)85 mais l'un et l'autre renaissent toujours, accompagns de
l'image familire de la rincarnation86 , la limace, la larve. Leurs tentatives pour atteindre la
conscience absolue en surmontant l'altrit chouent toujours. A la fin, l'un et l'autre sont
irrmdiablement spars : Ce fut moi-mme que je rencontrais d'abord; Mugle tait parti en
emportant ce qu'il avait cr (M 70), Non, le vieux Mugle ne m'a rien pris; il est parti, et j'ai
refus d'tre encore son dmon familier (M 73)
Le choix de l'tranglement comme mode de meurtre n'est pas un hasard, il rappelle
l'asphyxie accompagnant l'exprience fondamentale et son chec et se retrouve dans Le
Contre-Ciel, comme nous le verrons bientt.
Par contre, la fusion russit dans l Histoire des hommes creux et de la rose
amre 87. Les hommes-creux sont les reflets des hommes de notre monde, ce sont les hommes
84 voir Mugle, p.47-49. 85 Voir Mugle, chapitres VIII, X, XIV. 86 Phil Powrie, op. cit., p.106 et Mugle, p.44-45. 87 Ren Daumal, Le Mont Analogue, pp.99-105.
52 Le double, la femme et la mort
du contre-ciel, "moule en creux" de notre monde. La rose amre, fleur inaccessible qui donne
le savoir, symbolise l'Absolu. Deux frres jumeaux, Mo et Ho sont chargs par leur pre d'aller
cueillir la rose amre. Celui qui lui ramnera le premier lui succdera. Mo part le premier mais
par mgarde il tue un homme-creux (un habitant du contre-ciel, un mort) et doit prendre sa
place. Ho part sa recherche et sur les conseils de son pre, s'engouffre dans le corps de son
frre. Et il s'entend dire des paroles dans une langue qu'il n'a jamais parle. Il sent qu'il est
Ho, et qu'il est Mo en mme temps (MA 104). Les deux frres ne sont plus qu'un seul tre
indivisible, Moho, qui peut sans difficult cueillir la fleur, cl du contre-monde. Ces deux
frres, dont l'un tait le double de l'autre, ont russi recrer l'unit en eux, devenir l'homme
total (HoMo) en rconciliant les opposs : les hommes et les hommes creux, le monde des
vivants et le monde des morts (contre-ciel), la conscience et l'inconscient, le corps et l'me.
L'tre qui refait l'unit en lui peut alors rejoindre facilement l'Un (la rose amre) car le soi
(l'tman des hindoues) est identique au Soi (le Brhman).
Le double se rencontre de l'autre ct, que l'on peut appeler la ville mystrieuse, le
contre-ciel, le rve, la mort, l'inconscient. On le rencontre au cours de la descente aux enfers
en soi-mme. Pour Jung88, le double est la personnification de l'inconscient personnel. Selon
lui, la confrontation avec la moiti obscure de la personnalit, l'ombre, se produit d'elle-
mme dans tout traitement [psychothrapique] tant soit peu pouss 89. Le double serait alors
notre moi cach, sombre, spar du moi conscient; leur rencontre se produisant invitablement
lors de la descente du moi conscient dans les couches inconscientes de la psych. Toujours
selon Jung90, le premier stade de luvre alchimique, la nigredo, correspond
88 C.G. Jung, Mtamorphoses de lme et ses symboles, livre de poche, p.434. 89 C.G. Jung, Psychologie et alchimie, p.45. 90 id., p.54.
53 Le double, la femme et la mort
psychologiquement la rencontre de l'ombre. La partie consciente et la partie inconsciente (le
double) entrent d'abord en conflit (d'o les meurtres du Contre-Ciel) avant de se rsoudre, dans
le meilleur des cas, dans une coincidentia oppositorum (concidence des contraires) pour
devenir le soi, l'homme total et indivisible, la pierre philosophale des alchimistes. Mais ce
processus, que Jung appelle processus d'individuation, n'est pas sans danger pour la conscience
qui risque de s'teindre d'elle-mme, d'tre totalement subjugue, dvore par les forces de
l'inconscient. Le risque encouru est alors celui de la dsintgration de la personnalit, de la
schizophrnie dont de nombreux potes adeptes de la descente en soi-mme, Nerval, Nietzche,
ont t atteints.
Ceci se traduit dans Le Contre-Ciel (et dans Aurlia) par la peur d'tre tu ou supplant
par le double assassin, d'tre dpossd de ce quoi on tient le plus : et ce drame toujours
recommenc ! Cette prsence du Double qui agit, sans qu'on y puisse rien, en votre nom, qui
vous vole le feu de votre vie, et cette impuissance de votre colre ! (EA 44)
Dans Le Contre-Ciel, le double vole sa mort au pote qui se retrouve destitu de
[son] rle d'toile par un fantme (CC 175), dans Aurlia il pouse Aurlia, la bien-aime de
Grard.
Cette peur du double est peur de soi-mme, peur des forces de l'inconscient et sans doute une
certaine forme de schizophrnie ou paranoa. Elle traduit une nostalgie de l'unit et l'incapacit
de la recrer en soi.
54 Le double, la femme et la mort
III.2. Les figures fminines de la mort
1. La Mort amante
Plusieurs pomes du Contre-Ciel sadressent une femme, la Nante, la Seule,
laveugle morte plus voyante que vos yeux de btes (CC 60). Femme de lautre monde,
femme transcendante, elle dtient la Connaissance, elle est la Connaissance (ses prunelles sont
les cercles de tout savoir , CC 60). Elle est la Reine du contre-ciel, celle qui rgne
lenvers (CC 77) et connat la Parole qui ouvre la porte du contre-monde91. Elle est un tre
suprieur et omniscient ; contrairement au pote, elle connat le contre-monde et y a accs :
O je nai pas dil elle voit - que ce soient les seules visions !
O je nai pas doreille elle entend - que ce soient les seules charmes !
O je nai pas de narine elle respire - que ce soient les seuls parfums !
O je nai pas de langue elle gote - que ce soient les seules saveurs !
O je nai pas de peau elle touche - que ce soient les seules caresses ! (CC 77)
Matresse de la peur , matresse de la fin (CC 62), elle prside la roue des renaissances
et dcide des morts et des renaissances de chacun. Elle est Persphone, matresse du devenir
des hommes, desse de la mort, des enfers, du contre-ciel. Elle existe depuis toujours et
jamais : sa chair est sans ge / ptrie dinsectes millnaires / et de calices de fleurs futures
(CC 62). Elle est un tre cosmique, libr de la prison corporelle ; sans dimensions et libre
de frontires (CC 80), immensment tendue dans le Profond Sommeil sans fin (EA 49).
Elle est un avatar du Grand Tout, une personnification fminine du principe absolu auquel
aspire Daumal. Elle est surtout et finalement la Mort comme le pote le laisse chapper dans
un soupir : lendormeuse sans sommeil, / la veilleuse de la fin ma mort ! (CC 63). Cest
55 Le double, la femme et la mort
elle qui permet laccs au contre-ciel en accordant la Mort ses amants. Comme telle, le pote
la vnre et recherche son amour. Le 31 aot, Daumal crivait dailleurs Rolland de
Rnville :
Cest le 1er aot 1929 que je me suis aperu que jtais amoureux de Ma Mort. Le 1er aot 1930, je lai nomme la Nante []. Un autre pome rcent est un Serment de fidlit. Je Laime exclusivement. Avec toutes les folies, les rites secrets, les tortures, les dlires de tout amour92 .
La qute des faveurs de cette amante divine, qute de la Mort, est un chemin sem
dpreuves terribles. Dans tous ces pomes, le pote cherche se faire pardonner une faute par
un cheminement expiatoire et sanglant, la fois serment de fidlit et gage dallgeance pour
mriter lamour de cette femme et donc sa Mort. La faute du pote est pour commencer
celle du pch originel, pch dexistence. Il est fautif davoir consenti tre homme, davoir
nourri des dsirs qui ont caus sa chute et son errance de vies en vies, de morts en morts. Il est
coupable davoir eu un mauvais got dbile pour cette vie (CC 163), donc davoir trahi son
amante, la Mort. Il est coupable davoir t infidle, de lavoir trompe avec reflets delle-
mme, de ne pas avoir su la distinguer des lunes fantmes93 . Il est galement coupable
davoir voulu la possder dans cette vie, sans la mriter, coupable davoir voulu la contraindre
prendre forme humaine. Il a compris maintenant quon ne connat pas la Vrit (que Daumal
assimile la Mort) sans avoir auparavant reni et quitt le monde phnomnal par un long
processus de purification. Pour expier toutes ces fautes qui lont loign de son amante, le
pote va devoir une ranon de douleur infinie (CC 80), se purifier par une longue et
douloureuse ascse rdemptrice. Nouvel Orphe, il doit descendre aux enfers la recherche de
son Eurydice perdue, elle quil avait peine eu le temps dapercevoir pendant lexprience
fondamentale et ses errances dans la ville mystrieuse avant de la perdre par son manque de